(1870) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices par Gustave Merlet,... à l'usage de tous les établissements d'instruction. Cours moyens, grammaire et enseignement spécial. Première partie : prose
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(1870) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices par Gustave Merlet,... à l'usage de tous les établissements d'instruction. Cours moyens, grammaire et enseignement spécial. Première partie : prose
Extraits
des
classiques français
Dix-septième, dix-huitième
et
dix-neuvième siècles
Accompagnés de notes et notices
par Gustave Merlet
professeur de rhétorique au lycée impérial Louis-le-Grand
A l’usage de tous les établissements d’instruction
cours moyens
grammaire et enseignement spécial
Première partie : prose
Paris
Librairie Classique de Ch. Fouraut et Fils
47, Rue Saint-André-des-Arts, 47
1870

Préface

On a publié, sous des titres divers, bien des recueils analogues au nôtre, et l’on en publiera beaucoup d’autres encore ; car, outre que ces anthologies sont indispensables à la jeunesse, il est besoin, pour entretenir leur fraîcheur, de les renouveler avec les générations qui passent sur les bancs de nos écoles. Je n’en veux pour preuve que l’air un peu fané de tel gros bouquet cueilli jadis, vers le commencement du siècle, dans des terrains réputés classiques, et où l’ivraie pourtant ne manquait pas. Sans déprécier un ouvrage qui compte d’honorables services, il est permis de dire qu’il ne suffit plus à notre goût littéraire ; car en lisant ces pages, où apparaît comme un revenant habillé à la mode du premier Empire, on est parfois tenté de croire que des morceaux choisis ne sont pas toujours des morceaux de choix.

Puisse-t-on ne point adresser ce reproche à nos essais, qui composent une collection de modèles appropriés à tous, les degrés de l’enseignement ! Ce n’est pas que cette publication prétende faire oublier les travaux consciencieux qui lui ont ouvert la voie ; mais elle espère se recommander, elle aussi, par l’expérience que donne à son auteur une longue pratique du professorat, et surtout par son désir sincère d’être utile à l’enfance.

Notre intention a été de n’admettre ici que les maîtres et leurs chefs-d’œuvre. Si quelques noms secondaires se sont glissés dans cette galerie, nous ne leur avons fait que des emprunts proportionnés à leur importance ; ils n’ont qu’un buste ou un médaillon, à distance respectueuse des statues qui les dominent. La liste de ces élus nous était imposée par les suffrages de la postérité. Elle commence au dix-septième siècle, et va jusqu’à nos jours. Remonter au-delà de Malherbe et de Balzac, c’eût été s’engager dans une époque où il faut un philologue pour guide ; s’arrêter aux frontières de notre âge, serait s’assujettir à des scrupules vraiment trop pusillanimes.

En dépouillant toute une bibliothèque pour en condenser la substance ou la fleur, nous n’avons pas songé surtout, comme un autre recueil fort estimable, à former les aptitudes oratoires du rhétoricien. Il nous a paru préférable de butiner dans toutes les provinces de notre littérature, et de faire appel à toutes les facultés de l’intelligence. Embrassant donc l’histoire, l’éloquence, la philosophie, la critique, la morale, la poésie, en un mot toutes les formes de la pensée, nos extraits comprennent les genres essentiels qui ont leur raison d’être, et dont la variété peut solliciter ou animer un esprit curieux.

Mais nous avons proscrit impitoyablement bien des fragments qui jusqu’à ce jour avaient eu droit de cité dans les répertoires classiques, à savoir tout ce qui est amplification, tirade et œuvre de rhéteur. En revanche, notre plus vif plaisir a été de signaler les pages où l’homme se montre sous l’écrivain, où le style est la personne même trahissant son caractère, et laissant parler son cœur avec ce naturel, cet abandon, cette bonne foi qui ne sent ni l’encre ni le papier.

Voilà pourquoi nous avons souvent puisé dans ces correspondances intimes où l’être moral se découvre tout entier, sans le vouloir et sans le savoir. Il y a là des beautés voisines de nous, et qui sont pour la plume une excellente école. Elles lui apprennent à aimer par-dessus tout la franchise, et à chercher ses ressources dans l’accent sincère d’un sentiment ou d’une conviction, plus que dans ces procédés artificiels dont l’emploi indiscret finit par gâter des mains novices.

La même raison nous a conseillé d’adopter l’ordre chronologique pour le classement de nos textes, et de ne point les ranger d’après la distinction des genres. En nous affranchissant de ces cadres qui, trop étroits ou trop larges, ont le tort de paraître ou d’être arbitraires, nous avons évité la monotonie d’une routine fastidieuse qui risquait d’imposer à chaque groupe de morceaux choisis une étiquette de convention. Oui, mieux valait dérouler sous les yeux un tableau qui a son unité, sa suite et ses rapports logiques. L’ensemble de ces modèles, qui s’enchaînent, se continuent et s’expliquent les uns les autres, devient ainsi l’abrégé d une histoire agissante et vivante, qui nous permet de suivre les progrès ou les transformations de la langue nationale, comme on descend le cours d’un beau fleuve dont les eaux s’abandonnent à leur pente, et reflètent les paysages de leurs rives.

Pour rendre plus efficaces les leçons que comporte cette méthode, il convenait d’avertir l’attention du lecteur par des commentaires qui provoqueront ses propres réflexions.

C’est l’objet des notices qui accompagnent ici chaque nom d’auteur. Il ne nous a pas semblé suffisant de les réduire à des faits ou à des dates. De jeunes esprits sont rebutés par la sécheresse de ces sommaires qui traînent partout et n’ont aucune empreinte personnelle ; or l’ennui sera toujours un mauvais professeur. Aussi avons-nous essayé d’esquisser des portraits, ou du moins (car ce mot serait trop ambitieux) d’indiquer avec choix ce qu’il y a de plus expressif dans la physionomie littéraire ou morale de chaque écrivain. Des préambules substantiels, où la biographie éclaire la critique, offriront donc, comme en miniature, tous les traits saillants d’un caractère ou d’un talent. Ce sera le livret raisonné de notre musée.

Quant aux notes, elles ont eu principalement pour objet d’épargner la peine d’autrui, sans faire valoir la nôtre. J’entends par là que nous nous sommes interdit toute ostentation de vaine science, pour remplir le rôle modeste d’interprète et de guide, expliquant ce qui est douteux ou obscur, soulignant les beautés sans pallier les défauts, traduisant certaines nuances dont la délicatesse peut échapper à des regards trop rapides, se défiant également d’une admiration superstitieuse et d’un purisme trop raffiné, visant surtout soit à économiser le temps précieux du maître par des recherches qui préviendront les siennes, soit à stimuler l’intelligence de l’élève par des aperçus qui éveilleront ses idées propres. De là vient que nous avons multiplié ces occasions de rapprochements et de comparaisons qui habituent l’œil à voir juste, à distinguer les styles, à reconnaître la facture d’un maître, à ne pas appliquer à la diversité des talents les lieux communs d’une appréciation vague et anonyme, en un mot, à devenir connaisseur. Et pourtant, quoique nous ayons disséminé au bas de nos pages beaucoup de citations ou de remarques dont la nouveauté peut avoir son prix, nous savons bien que le meilleur commentaire de nos extraits sera celui de nos collègues, c’est-à-dire les impressions spontanées d’une analyse orale, à laquelle rien ne supplée. Qu’il nous suffise d’avoir eu la bonne volonté d’aider les jeunes gens à mieux lire, et à juger par eux-mêmes, sous la conduite du cicérone qui, sans les importuner ou gêner leur initiative, les arrête à propos et discrètement devant les bons endroits1 !

Il ne nous reste plus qu’à dire deux mots de l’hospitalité offerte ici pour la première fois à ces renommées contemporaines, qui jusqu’à présent ont été tenues en dehors du sanctuaire classique. Si, contre toute vraisemblance, on nous reprochait cette tentative opportune, nous pourrions invoquer en sa faveur l’autorité d’un programme officiel que consacrent déjà plusieurs années de pratique. En effet, puisque l’Histoire contemporaine s’enseigne dans toute la France, pourquoi hésiterions-nous à en détacher un chapitre qui intéresse éminemment notre patriotisme, et ne sera peut-être pas le moins précieux pour la postérité ? M. Nisard, qui est le fervent gardien de la tradition, n’a-t-il pas écrit dans la dernière page de sa belle histoire littéraire : « Les soixante premières années du dix-neuvième siècle sont plus de la moitié d’un grand siècle ? » Ne soyons donc pas, comme le disait Voltaire, « semblables à ces avares qui ne veulent point convenir de « leurs richesses, et crient sans cesse que les temps sont bien durs. » Sachons plutôt concilier le culte du passé avec la justice due au présent qui sera le patrimoine de l’avenir. N’ayons pas l’air de rougir de ce qui nous honorera plus tard ; et, en attendant les arrêts de la postérité, qui commence dès aujourd’hui pour plus d’un nom illustre, tirons des œuvres qui nous ont charmés le plaisir ou le profit que le tact d’un goût prudent peut mettre à la portée de la jeunesse. Outre qu’il lui est impossible de ne pas respirer l’air qui nous entoure, ne donnons pas l’attrait du fruit défendu à des livres qu’un engouement irréfléchi lira sans critique, si l’on s’obstine à les proscrire des écoles, au lieu d’apprendre, par une direction tout ensemble libérale et sévère, à séparer le mort du vif, c’est-à-dire à discerner les qualités des défauts, et l’excellent du mauvais ou du médiocre.

Les réserves mêmes que nous venons d’indiquer seront une garantie de la circonspection qui nous a constamment inspiré, dans le choix des pages que nous soumettons au jugement bienveillant de nos collègues. Est-il besoin d’ajouter aussi en terminant que notre premier souci fut d’allier l’enseignement moral à l’agrément littéraire ? Oui, nous pouvons, en toute sécurité, nous rendre ce témoignage que le fond des idées nous a préoccupé à l’égal de la forme ; nous serons donc récompensé d’un travail souvent pénible, si les jeunes lecteurs de notre recueil comprennent bien cette leçon écrite à toutes ses pages, à savoir que le goût et la conscience se confondent, et que les pensées dignes de vivre procèdent toujours d’un caractère élevé, d’une volonté vaillante, d’un cœur honnête, d’un esprit droit et d’une âme saine.

GUSTAVE MERLET.

 

EXTRAITS

DES

CLASSIQUES FRANÇAIS

(COURS MOYENS)

PREMIÈRE PARTIE

PROSE

Balzac
1596-1655

Né à Angoulême, Jean-Louis Guez de Balzac, membre de l’Académie française, passa presque toute sa vie sur les bords de la Charente, au fond de son château, dans un isolement superbe, qui, loin de nuire à sa renommée, donnait à ses écrits l’autorité d’oracles impatiemment attendus. Il entretenait de loin la ferveur de ses fidèles par des épîtres et des dissertations que se disputaient les familiers de l’hôtel de Rambouillet.

Esprit brillant, belle imagination, il fut le Malherbe de la prose : il a l’ampleur de la période, l’éclat du discours ; il sait choisir et ordonner les mots ; il orne de grandes pensées par des expressions magnifiques dont l’harmonie soutenue enchante l’oreille. Mais on voit trop en lui le bel esprit qui ne vise qu’à se produire, n’aime que lui-même, sourit avec effort, plaisante sans gaieté, et pousse la solennité jusqu’à l’emphase. Il donne l’idée d’un beau corps auquel l’âme fait défaut, et les artifices de son noble langage laissent le cœur indifférent. Aussi, la postérité n’a-t-elle pas partagé l’engouement de ses contemporains ; toutefois, il fut pour la langue française un excellent professeur de rhétorique2.

Les ruines de Rome

A Rome, vous3 marcherez sur des pierres qui ont été les dieux de César et de Pompée : vous considérerez les ruines de ces grands ouvrages dont la vieillesse est encore belle, et vous vous promènerez tous les jours parmi les histoires et les fables. Mais ce sont les amusements d’un esprit qui se contente de peu, et non pas les occupations d’un homme qui prend plaisir de naviguer dans l’orage4, et qui n’est pas venu au monde pour le laisser en oisiveté. Quand vous aurez vu le Tibre, au bord duquel les Romains ont fait l’apprentissage de leurs victoires et commencé ce long dessein qu’ils n’achevèrent qu’aux extrémités de la terre ; quand vous serez monté au Capitole, où ils croient que Dieu était aussi présent que dans le ciel, et qu’il avait enfermé le destin de la monarchie universelle ; après que vous aurez passé au travers de ce grand espace qui était dédié aux plaisirs du peuple5 et où le sang des martyrs a été souvent mêlé avec celui des criminels et des bêtes, je ne doute point qu’après avoir encore regardé beaucoup d’autres choses, vous ne vous lassiez à la fin du repos et de la tranquillité de Rome, qui sont deux choses beaucoup plus propres à la nuit et aux cimetières qu’à la cour et à la lumière du monde6. Toutefois, ce n’est pas mon dessein de vous dégoûter d’un voyage que le Roi7 vous a commandé de faire et duquel j’espérais être le guide, si mon méchant corps suivait le mouvement de ma volonté.

L’enfant Jésus

Une étable, une crèche, un bœuf et un âne ! quel palais, bon Dieu, et quel équipage8 ! Cela ne s’appelle pas naître dans la pourpre, et il n’y a rien ici qui sente la grandeur d’un empire. Pourtant ne soyons pas honteux de l’objet de notre adoration : nous adorons un enfant ; mais cet enfant est plus ancien que le temps. Il se trouva à la naissance des choses ; il eut part à la structure de l’univers ; et rien ne fut fait sans lui, depuis le premier trait de l’ébauchement d’un si grand dessin9 jusqu’à la dernière pièce de sa fabrique. Cet enfant fit taire les oracles, avant qu’il commençât à parler. Il ferma la bouche aux démons, étant encore dans les bras de sa mère. Son berceau a été fatal aux temples et aux autels, a ébranlé les fondements de l’idolâtrie, a renversé le trône du prince du monde. Cet homme promis à la nature, demandé par les prophètes, attendu des nations, cet homme enfin, descendu du ciel, a chassé, a exterminé les dieux de la terre10.

Lettre de recommandation

A M. De Priezac11
Pour une demoiselle qui a un procès

Monsieur,

La demoiselle qui vous rendra cette lettre m’a assuré que je suis votre favori12, et se promet de grandes choses de ma faveur, si je vous recommande son procès. Pour moi, je crois volontiers ce que je désire extrêmement, et il ne faut pas beaucoup d’éloquence à me persuader que vous me faites l’honneur de m’aimer. Si cela est, Monsieur, je vous supplie de témoigner à cette pauvre plaideuse que votre amitié n’est pas un bien inutile, et que ma recommandation ne gâte pas non plus une bonne cause. Elle est tourmentée par le plus fameux chicaneur de notre province, et je ne pense pas que la Normandie en ait jamais porté 13 un si redoutable. Son seul nom fait trembler les veuves, et met en fuite les orphelins. Il n’y a pièce de près ni de vigne à trois lieues de lui qui soit assurée à celui qui la possède. Il pense faire grâce aux enfants quand il se contente de vouloir partager avec eux la succession de leur père14. Il habite les parquets 15 et les autres lieux destinés à l’exercice de la discorde ; et, s’il vous plaît que je me serve des termes de notre bon Plaute16, « on le voit en ces lieux-là plus souvent que le préteur. » Voulez-vous que j’achève son éloge ? c’est Attila17 en petit, c’est « le fléau de Dieu » dans son voisinage ; la plus cruelle persécution qu’ait soufferte le monde, et que raconte l’histoire, est venue peut-être d’un moindre principe de tyrannie. Vous ferez une œuvre méritoire ou plutôt une action de charité héroïque, si vous contribuez18 quelque chose au châtiment de cet ennemi public. Vous obligerez en une seule personne mille personnes intéressées ; mais je ne laisserai pas de vous en avoir autant d’obligation que si vous ne considériez que moi, qui vous en supplie, et qui suis passionnément, Monsieur, votre très-humble serviteur.

Les victoires du christianisme

Il ne paraît rien ici de l’homme, rien qui porte sa marque et qui soit de sa façon19. Je ne vois rien qui ne me semble plus que naturel20 dans la naissance et dans le progrès de cette doctrine : les ignorants l’ont persuadée aux philosophes ; de pauvres pêcheurs ont été érigés en docteurs des rois et des nations, en professeurs de la science du ciel. Ils ont pris dans leurs filets les orateurs et les poëtes, les jurisconsultes et les mathématiciens.

Cette république naissante s’est multipliée par la chasteté et par la mort, bien que ce soient deux choses stériles et contraires au dessein de multiplier. Ce peuple choisi s’est accru par les pertes et par les défaites ; il a combattu, il a vaincu étant désarmé. Le monde, en apparence, avait ruiné l’Église, mais elle a accablé le monde sous ses ruines. La force des tyrans s’est rendue au courage des condamnés. La patience de nos pères a lassé toutes les mains, toutes les machines21, toutes les inventions de la cruauté.

Chose étrange et digne d’une longue considération ! en ce temps-là il y avait de la presse22 à se faire déchirer, à se faire brûler pour Jésus-Christ. L’extrême douleur et la dernière infamie attiraient les hommes au christianisme ; c’étaient les appâts et les promesses de cette nouvelle secte. Ceux qui la suivaient et qui avaient faveur à la cour avaient peur d’être oubliés dans la commune persécution ; ils allaient s’accuser eux-mêmes, s’ils manquaient de délateurs. Le lieu où les feux étaient allumés et les bêtes-déchaînées s’appelait, en la langue de la primitive Église, la place où l’on donne des couronnes.

Voilà le style de ces grandes âmes, qui méprisaient la mort comme si elles eussent eu des corps de louage et une vie empruntée. Bien davantage23, et sans rien donner à la licence de la rhétorique, si c’eût été le sang d’autrui, et non pas le leur, ils n’en eussent pas fait si bon marché ; car la charité les eût retenus.

C’était donc dans les joies et dans les plaisirs qu’ils disaient à Dieu : C’est assez, et qu’ils lui demandaient des trêves et du relâche, et non pas dans les supplices et dans les tourments. O mon âme, que d’honneur et de gloire !

O mon imagination, que de délices et de douceurs ! s’écriaient-ils au milieu des flammes. En cet état-là, pour parler encore le langage de la primitive Église, ils étaient pleins, ils étaient possédés de Jésus-Christ. Jésus-Christ avait pris la place de leur esprit et de leur raison : ils n’étaient plus animés que de Jésus-Christ ; ils ne songeaient plus qu’à lui ; ils ne se souvenaient plus que de lui, il leur tenait lieu de toutes choses. Ce n’était plus amour ni constance, c’était une aliénation24 de sens, une maladie surnaturelle, une sainte, une divine fureur.

Aussi les païens s’en étonnaient-ils, et en faisaient des proverbes. Ils parlaient des chrétiens comme de personnes travaillées d’une mélancolie incurable, tentées par le désespoir, ennemies du jour et de la lumière. A leur dire, c’étaient des gens qui voulaient périr, qui s’ennuyaient en ce monde, qui se dévouaient, qui se précipitaient à la mort.

Nous sommes descendus de ces gens-là, quoique- apparemment ils ne dussent point laisser de postérité, quoiqu’ils fissent tout ce qu’il faut faire pour ne pas durer. De leurs cendres et de leurs ruines s’est élevée la grandeur et la souveraineté de notre Église. Le corps s’est trouvé entier dans la dissipation25 de ses membres.

Le sang des martyrs a été fertile, et la persécution a peuplé le monde de chrétiens. Les premiers persécuteurs, voulant éteindre la lumière qui naissait et étouffer l’Église au berceau, ont été contraints d’avouer leur faiblesse après avoir épuisé leurs forces. Les autres qui l’attaquèrent depuis ne réussirent pas mieux en leur entreprise. Et, bien qu’ils se soient vantés d’avoir purgé la terre de la nation des chrétiens, d’avoir aboli le nom chrétien en toutes les parties de l’empire, l’expérience nous a fait voir qu’ils ont triomphé à faux, et leurs marbres ont été menteurs. Ces superbes inscriptions sont aujourd’hui des monuments de leur vanité, et non pas de leur victoire. L’ouvrage de Dieu n’a pu être défait par la main des hommes. Et disons hardiment à la gloire de notre Jésus-Christ et à la honte de leur Dioclétien : « Les tyrans passent, mais la vérité demeure. »

(Socrate chrétien, Disc, iii, Balzac26.)

Les réformateurs

N’est-il pas vrai que dans les États il y a des pièces si caduques27 et si ébranlées que si on les touche on les renverse ? Il y a des corps qui ne peuvent plus souffrir les remèdes et qui ne sont plus capables de guérison. Il faut les laisser en l’état où on les trouve, de peur de les briser en les remuant. Un petit effort, un mouvement même sans violence, le passage d’un lit à un autre28, est quelquefois mortel à ces mauvais corps. Ils ne laissent29 pourtant pas de durer pourvu qu’on ne les tourmente pas, et qu’on les remette aux soins et à la conduite de la nature. Ils se conservent dans un repos de corruption, et parmi des maux connus et accoutumés. Et si on voulait les réveiller, si on les tournait seulement d’un autre côté qu’ils ne le sont, leur vie étant enfermée dans leur assoupissement, ce réveil, ce changement leur serait fatal. Voilà comme quoi30 il y a des changements dangereux, et quand notre jeune ami aura autant vécu que nous, il n’aura pas meilleure opinion que nous de ceux qui veulent réformer le monde. Qu’il lise les histoires de tous les siècles, il verra que ce zèle de réformation a toujours fait naître de nouveaux désordres au lieu de faire cesser les anciens31.

Description de son désert

A M. De Lamotte-Aigron32

Monsieur,

Il fit hier un beau jour sans soleil. Enfin, je n’eus jamais tant de plaisir à m’entretenir moi-même33, et quoique je me promenasse en une campagne toute nue, et qui ne saurait servir à l’usage des hommes que pour être le champ d’une bataille, néanmoins l’ombre que le ciel faisait de tous côtés m’empêchait de désirer celle des grottes et des forêts. La paix était générale depuis la plus haute région de l’air jusque sur la face de la terre ; l’eau de la rivière paraissait aussi plate que celle d’un lac ; et si, en pleine mer, un tel calme surprenait pour toujours les vaisseaux, ils ne pourraient jamais ni se sauver ni se perdre34. Je vous dis ceci afin que vous regrettiez un jour si heureux que vous avez perdu à la ville, et que vous descendiez35 quelquefois de votre Angoulême, où vous allez de pair avec nos tours et nos clochers, pour venir recevoir les plaisirs des anciens rois, qui se désaltéraient dans les fontaines et se nourrissaient de ce qui tombe des arbres.

Nous sommes ici dans un petit rond36 tout couronné de montagnes, où il reste encore quelques grains de cet or37 dont les premiers siècles ont été faits. Certainement, quand le feu s’allume aux quatre coins de la France, et qu’à cent pas d’ici la terre est toute couverte de troupes, les armées ennemies, d’un commun consentement, pardonnent toujours à notre village, et le printemps, qui commence les sièges ou les autres entreprises de la guerre, ne nous fait jamais rien voir de nouveau que des violettes et des roses. Notre peuple ne se conserve dans son innocence ni par la crainte des lois ni par l’étude de la sagesse ; pour bien faire, il suit simplement la bonté de sa nature, et tire plus d’avantages de l’ignorance du vice que nous n’en avons de la connaissance de la vertu. De sorte qu’en ce royaume de demi-lieue on ne sait tromper que les oiseaux et les bêtes, et le style du Palais38 est une langue aussi inconnue que celle de l’Amérique ou de quelque autre nouveau monde. Les choses qui nuisent à la santé des hommes, ou qui offensent leurs yeux, en sont généralement bannies. Il ne s’y vit jamais de lézards ni de couleuvres, et, de toutes les sortes de reptiles39, nous ne connaissons que les melons et les fraises.

Je ne veux pas vous faire le portrait d’une maison dont le dessin n’a pas été conduit selon les règles de l’architecture, et dont la matière n’est pas si précieuse que le marbre et le porphyre. Je vous dirai seulement qu’à la porte il y a un bois où en plein midi il n’entre de jour que ce qu’il en faut pour n’être pas nuit, et pour empêcher que toutes les couleurs ne soient noires. Tellement que, de l’obscurité et de la lumière, il se fait un troisième temps40, qui peut être supporté des yeux malades et cacher les défauts des femmes qui sont fardées. Les arbres y sont verts jusqu’à la racine, tant de leurs propres feuilles que de celles du lierre qui les embrasse ; et pour41 le fruit qui leur manque, leurs branches sont chargées de faisans en toutes les saisons de l’année. De là j’entre en une prairie, où je marche sur les tulipes et les anémones, que j’ai fait mêler avec les autres fleurs… Je descends aussi quelquefois dans cette vallée qui est la plus secrète partie de mon désert, et qui jusqu’ici n’avait été connue de personne. C’est un pays à souhaiter42 et à peindre, que j’ai choisi pour vaquer à mes plus chères occupations et passer les plus douces heures de ma vie. L’eau et les arbres ne le laissent jamais manquer de frais et de vert. Les cygnes, qui couvraient autrefois toute la rivière, se sont retirés en ce lieu de sûreté, et vivent dans un canal qui fait rêver les plus grands parleurs aussitôt qu’ils s’en approchent, et au bord duquel je suis toujours heureux.

Pour peu que je m’y arrête, il me semble que je retourne en ma première innocence. Le soleil envoie bien de la clarté jusque-là, mais il n’y fait jamais aller de chaleur ; le lieu est si bas, qu’il ne saurait recevoir que les dernières pointes de ses rayons, qui sont d’autant plus beaux qu’ils ont moins de force, et que leur lumière est toute pure… Par quelque porte que je sorte du logis, et de quelque part que je tourne les yeux en cette agréable solitude, je rencontre toujours la Charente, dans laquelle les animaux qui vont boire voient le ciel aussi clairement que nous faisons43. Mais cette belle eau aime tellement cette belle terre, qu’elle se divise en mille branches et fait une infinité d’îles et de détours afin de s’y amuser davantage, et quand elle se déborde, ce n’est que pour rendre l’année plus riche et pour nous faire prendre ses truites et ses brochets, qui valent bien les crocodiles du Nil et le faux or44 de toutes les rivières des poëtes45.

Descartes
1596-1650

Né à la Haye (Indre-et-Loire), élève des Jésuites de la Flèche, René Descartes passa les douze premières années de sa vie dans le monde et dans les camps, où il servit sous les ordres de Maurice de Nassau et du duc de Bavière (1617-1619). Jaloux de son indépendance, il quitta Paris en 1629 pour se retirer en Hollande, où il séjourna vingt ans. C’est là qu’il publia son Discours de la Méthode (1637), ses Méditations (1641), et les Principes de la philosophie (1644). Des tempêtes théologiques suscitées par un docteur protestant le réduisirent à chercher un refuge à Stockholm (1649), où l’appelait l’amitié de la reine Christine. Quelques mois après, il y succombait à la rigueur du climat. Ses restes, rapportés en France en 1667, reposent à Paris, dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont.

De tous les grands esprits qu’a produits la France, nul n’a régné plus souverainement sur son siècle. Sa vie tout entière fut dévouée à la vérité ; mais son principal titre à la reconnaissance de l’avenir est le Discours de la Méthode, où il porta la prose française à sa perfection. C’est un modèle de netteté, de justesse et d’exactitude. Son langage, naïf et viril, sévère et hardi, excelle par la clarté. Il a inauguré l’éloquence des idées. Nous lui devons autant qu’à Corneille ; car il a donné à tous les penseurs un instrument capable de suffire aux plus hautes spéculations.

Règles de conduite

Ma première maxime était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant46 constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés47 de ceux avec lesquels j’aurais à vivre ; car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés.

Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, imitant les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt48, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que49 le hasard seul les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt.

Contre les rumeurs brouillonnes  et inquiètes

Je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n’étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire toujours en idée50 quelque nouvelle réformation ; et si je pensais qu’il y eût la moindre chose en cet écrit par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serais très-marri51 de souffrir qu’il fût publié. Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si mon ouvrage m’ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n’est pas, pour cela, que je veuille conseiller à personne de l’imiter

Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut-être des desseins plus relevés ; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doive suivre52.

Reconnaissance53

Mon Révérend Père,

Je juge bien que vous n’aurez pas retenu les noms de tous les disciples que vous aviez il y a vingt-trois ou vingt-quatre ans, lorsque vous enseigniez la philosophie à la Flèche. Je suis sans doute du nombre de ceux qui sont effacés de votre mémoire54; mais je n’ai pas cru pour cela devoir effacer de la mienne les obligations que je vous ai, ni n’ai pas perdu le désir de les reconnaître, bien que je n’aie aucune occasion de vous en rendre témoignage, sinon qu’ayant fait imprimer ces jours passés le volume que vous recevrez avec cette lettre, je suis bien aise de vous l’offrir, comme un fruit qui vous appartient, et duquel vous avez jeté les premières semences en mon esprit, comme je dois aussi à ceux de votre ordre tout le peu de connaissance que j’ai des bonnes lettres. Que si vous prenez la peine de lire ce livre55, ou que vous le fassiez lire par ceux des vôtres qui en auront le plus de loisir, je vous prie de remarquer les fautes, qui sans doute s’y trouveront en très-grand nombre. Si vous voulez bien me faire la faveur de m’en avertir, et ainsi de continuer encore de m’enseigner, je vous en aurai une très-grande obligation, et ferai tout le mieux qui me sera possible pour les corriger56 suivant vos bonnes instructions. Cependant57 je prie Dieu qu’il vous conserve, et je serai, toute ma vie,

Votre très-humble58 et très-acquis serviteur.

Le séjour d’Amsterdam59

A M. de Balzac

Monsieur, j’ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point, lorsque j’ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici, et maintenant encore je n’ose me réjouir60 de cette nouvelle que comme si je l’avais seulement songée. Toutefois je ne trouve pas fort étrange qu’un esprit grand et généreux comme le vôtre ne se puisse accommoder à ces contraintes serviles auxquelles on est obligé dans la cour ; et puisque vous m’assurez tout de bon que Dieu vous a inspiré de quitter le monde, je croirais pécher contre le Saint-Esprit si je tâchais à vous détourner d’une si sainte résolution61 ; même vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite, et de préférer cette ville, je ne dirai pas seulement à tous les couvents des capucins et des chartreux, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie62.

Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités qui ne se trouvent que dans les villes ; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal63 qui fasse rêver les plus grands parleurs, une vallée si solitaire qu’elle puisse leur inspirer du transport et de la joie ; mais malaisément se peut-il faire que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris64. Au contraire, dans la ville, où je suis, n’y ayant65 aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise66, chacun est tellement attentif à son projet que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées ; et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y passent67 ; le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait68 celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y aie manqué d’aucune chose69.

Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et à y être dans l’abondance jusqu’aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe ? Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste70 du monde, où les commodités de la vie et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées soient si faciles à trouver qu’en celui-ci ? Quel autre pays où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de restes de l’innocence de nos aïeux ! Je ne sais comment vous pourriez tant aimer l’air d’Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable71, la fraîcheur du soir malsaine, et où l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur72, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici d’avoir froid. Au reste, je vous dirai que je vous attends ici avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables ; et, soit que vous veniez ou que vous ne veniez pas, je serai toujours, passionnément, votre dévoué serviteur73.

L’indépendance et la retraite

A M. De Balzac

Je ne suis plus en humeur de rien mettre par écrit, ainsi que vous m’y avez autrefois vu disposé. Ce n’est pas que je ne fasse grand état74 de la réputation, lorsqu’on est certain de l’acquérir bonne et grande, comme vous avez fait75. Mais pour une médiocre et incertaine, telle que je la pourrais espérer, je l’estime beaucoup moins que le repos et la tranquillité d’esprit que je possède. Je dors ici76 dix heures toutes les nuits, et sans que jamais aucun soin me réveille. Après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans des bois, des jardins et des palais enchantés77, où j’éprouve tous les plaisirs qui sont imaginés dans les fables, je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m’aperçois d’être éveillé, c’est seulement afin que mon contentement soit plus parfait, et que mes sens y participent : car je ne suis pas si sévère78     que de leur refuser aucune chose qu’un philosophe leur puisse permettre, sans offenser sa conscience.

La Touraine et la Suède

A M. Chanut79

4 avril 1649.

Monsieur, on n’a point trouvé étrange qu’Ulysse ait quitté les îles enchantées de Calypso et de Circé, où il pouvait jouir de toutes les voluptés imaginables, et qu’il ait aussi méprisé le chant des sirènes, pour aller habiter un pays pierreux et infertile80, d’autant que c’était le lieu de sa naissance ; mais, je l’avoue, un homme qui est né dans les jardins81 de la Touraine et qui est maintenant en une terre où, s’il n’y a pas tant de miel qu’en celle que Dieu avait promise aux Israélites, il est croyable qu’il y a plus de lait, ne peut pas si facilement se résoudre à la quitter pour aller vivre au pays des ours82, entre des rochers et des glaces. Toutefois, à cause que ce même pays est aussi habité par des hommes, et que la reine qui leur commande a toute seule plus de savoir, plus d’intelligence et plus de raison que tous les doctes produits par la fertilité des pays où j’ai vécu, je me persuade que la beauté du lieu n’est pas nécessaire pour la sagesse, et que les hommes ne sont pas semblables aux arbres, qu’on observe ne croître pas si bien lorsque la terre où ils sont transplantés est plus maigre que celle où ils avaient été semés, Vous direz que je ne vous rends ici que des imaginations et des fables pour les importantes et véritables nouvelles dont il vous a plu me faire part ; mais ma solitude ne produit pas à présent de meilleurs fruits, et l’aise que j’ai de savoir que la France a évité le naufrage en une très-grande tempête83  emporte tellement mon esprit que je ne puis rien dire ici sérieusement, sinon que je suis votre humble et dévoué serviteur.

Voiture
1598-1648

Fils d’un fermier des vins qui fut échevin d’Amiens, protégé par son condisciple le comte d’Avaux, recherché des grands qu’il amusait en les flattant, devenu la merveille de l’hôtel de Rambouillet, maître de cérémonies chez Gaston d’Orléans, favori tour à tour de Richelieu et de Mazarin, interprète des ambassadeurs près de la reine, reçu à l’Académie française qui porta officiellement son deuil, Voiture fut un bel esprit, heureux et habile, dont le souvenir est inséparable de la société polie au milieu de laquelle s’épanouirent ses agréments.

Il y représente la poésie légère, au lendemain de Malherbe, et le badinage frivole près du solennel Balzac. Lui laissant la gravité, la noblesse et la pompe, il fut son rival dans le genre épistolaire, qui était alors un jeu de salon : il s’y montra coquet, sémillant, joli, précieux, et passa toute sa vie à broder des gentillesses galantes, à voltiger sur des pointes d’aiguille, à enfler des bulles de savon, à distribuer des compliments comme des dragées dans une bonbonnière, en un mot à charmer par des bagatelles souvent prétentieuses les coteries et les ruelles où lion se disputait comme des faveurs ses moindres billets. Idole et victime de la mode, il porta la livrée de son temps, et la postérité l’a puni d’avoir plus songé au présent qu’à l’avenir. Toutefois, bien qu’il ait « placé sa fortune en viager84, » on ne saurait lui refuser la grâce, le caprice, l’étincelle, le don de l’à-propos, l’art de rendre des riens agréables. Il a même prouvé qu’il était supérieur à l’emploi qu’il fit de son talent, et il a droit à un médaillon dans le temple de Mémoire85.

Remercîment

Au Duc de la Trémouille

Monseigneur,

Je n’ai pas peur que vous vous lassiez jamais de me bien faire86; mais j’ai peur que vous ne vous lassiez de mes remercîments. J’en ai tant eu à vous adresser depuis quelque temps, qu’à moins d’user de redites, je ne vois pas qu’il me reste plus rien à dire sur un sujet où vos bontés m’ont déjà obligé87 de m’épuiser. Je me bornerai donc à vous supplier très-humblement de vous souvenir des grâces. que vous m’avez faites avec tant de facilité, des lettres gracieuses dont il vous a plu les accompagner, et de la civilité88 avec laquelle, en m’obligeant, vous n’avez pas voulu perdre l’occasion de me faire encore tout l’honneur que je pouvais recevoir. Vous ressouvenant, Monseigneur, de toutes ces choses, imaginez-vous, s’il vous plaît, ma reconnaissance là-dessus, et jugez si, joignant tant d’obligations à la passion extrême que j’ai toujours eue de vous honorer, je puis jamais manquer d’être, avec toute sorte de fidélité et de respect, Monseigneur, votre très-humble serviteur89.

Aventures de voyage

A Mademoiselle de Rambouillet 90

Mademoiselle, je voudrais que vous m’eussiez pu voir aujourd’hui dans un miroir, en l’état où j’étais. Vous m’eussiez vu dans les plus effroyables montagnes du monde, au milieu de douze ou quinze hommes les plus horribles que l’on puisse voir, dont le plus innocent en a tué quinze ou vingt autres92, qui sont tous noirs comme des diables, et qui ont des cheveux tombant jusqu’à la moitié du corps, chacun deux ou trois balafres sur le visage, une grande arquebuse sur l’épaule, deux pistolets et deux poignards à la ceinture. Ce sont des bandits qui vivent dans les montagnes des confins du Piémont et de Gênes. Vous eussiez eu peur, sans doute, Mademoiselle, de me voir entre ces messieurs-là, et vous eussiez cru qu’ils m’allaient couper la gorge. De peur d’en être volé, je m’en étais fait accompagner93 ; j’avais écrit dès le soir à leur capitaine de me venir accompagner et de se trouver en mon chemin, ce qu’il a fait, et j’en ai été quitte pour trois pistoles. Mais je voudrais que vous eussiez vu la mine de mon neveu94 et de mon valet, qui croyaient que je les avais menés à la boucherie.

Au sortir de leurs mains, je suis passé par deux lieux où il y avait garnison espagnole ; et là, sans doute, j’ai couru plus de danger. On m’a interrogé ; j’ai dit que j’étais Savoyard, et afin de passer pour cela, j’ai parlé le plus qu’il m’a été possible comme M. de Vaugelas95. Sur mon mauvais accent, ils m’ont laissé aller. Regardez si je ferai jamais de beaux discours qui me valent tant, et s’il n’eût pas été mal à propos qu’en cette occasion, sous ombre que je suis de l’Académie, je me fusse piqué de parler bon français.

Au sortir de là, je suis arrivé à Savone96, où j’ai trouvé la mer un peu plus émue qu’il ne fallait pour le petit vaisseau que j’avais pris, et néanmoins je suis, Dieu merci, arrivé ici à bon port.

Voyez, s’il vous plaît, Mademoiselle, combien de périls j’ai courus en un jour. Enfin je suis échappé des bandits, des Espagnols et de la mer : tout cela ne m’a point fait de mal, et vous m’en faites, et c’est pour vous que je cours le plus grand danger que je courrai en ce voyage. Vous croyez que je me moque ; mais je veux mourir si je puis plus résister au déplaisir de ne point voir madame votre mère et vous. Je vous avoue franchement qu’au commencement j’étais en doute, et que je ne savais si c’était vous ou les chevaux de poste qui me tourmentiez. Mais il y a six jours que je ne cours plus, et je ne suis pas moins fatigué ; cela me fait voir que mon mal est d’être éloigné de vous, et que ma plus grande lassitude est que je suis las de ne vous point voir97 ; et cela est si vrai, que si je n’avais point d’autres affaires que celles de Florence, je crois que je m’en retournerais d’ici ; oui, je n’aurais pas le courage de passer outre, si.je n’avais à solliciter votre procès de Rome. Sachez-moi gré, s’il vous plaît, de cela ; car je vous assure qu’il en est encore plus que je n’en dis, et que je suis autant que je dois votre très-respectueux serviteur98.

Corneille
1606-1684

Né à Rouen, élevé au collège des Jésuites, Pierre Corneille, qui se destinait au barreau, n’entra pas de prime abord dans sa voie. Durant un noviciat de sept années (1629-1636), il subit l’influence du mauvais goût qui régnait autour de lui, et multiplia des essais qui n’intéressent aujourd’hui que la curiosité littéraire (Mélite, Clitandre, la Galerie du Palais, la Veuve, la Suivante, la Place Royale, l’illusion comique). Toutefois, dans Médée (1134) son génie s’était déjà révélé par des notes superbes et des tirades hautaines, quand parut le Cid, en 1636. De ce chef-d’œuvre date pour ainsi dire la création du premier homme et de la première femme dignes de figurer à jamais sur la scène française, aux applaudissements de la postérité, en compagnie d’Horace, de Cinna, de Polyeucte et de Pompée. A partir de Rodogune, qui en 1642 ouvrit à Corneille les portes de l’Académie, son astre ne fit plus que pâlir, tandis que se levait à l’horizon la gloire de Racine, dont l’ombrageuse rivalité attrista sa vieillesse pauvre, fière et indépendante.

L’héroïsme est le principal ressort de son théâtre. Il nous propose des vertus altières et de grands caractères, dans une langue nerveuse et concise qui exprime par de sublimes accents le triomphe du devoir sur la passion. Il élève l’homme au-dessus de lui-même, et nous ravit par l’enthousiasme. Aussi ses personnages excitent-ils l’admiration plus que la terreur ou la pitié. On sait d’avance qu’ils sont incapables de faiblir ; chacun d’eux pourrait dire avec Chimène :

Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mon âme.

Aux peintures généreuses du cœur humain, il sut allier le sens historique. Chez lui revit l’Espagne féodale et Rome républicaine ou impériale. Ses acteurs ont l’âme, les mœurs, l’esprit, le langage de l’époque à laquelle ils appartiennent.

N’oublions pas que, dans quelques scènes du Menteur (1642), Corneille inaugura la haute comédie, et prépara la route à Molière.

Dédicace de Rodogune99

Au Prince de Condé

Monseigneur,

Rodogune se présente à Votre Altesse avec une sorte de confiance. C’est à votre illustre suffrage qu’elle est obligée de tout ce qu’elle a reçu d’applaudissement ; et les favorables regards dont il vous plut fortifier la faiblesse de sa naissance lui donnèrent tant d’éclat et de vigueur, qu’il semblait que vous eussiez pris plaisir à répandre sur elle un rayon de cette gloire qui vous environne, et à lui faire part de cette facilité de vaincre qui vous suit partout. Après cela, Monseigneur, quels hommages peut-elle rendre à Votre Altesse qui ne soient au-dessous de ce qu’elle lui doit ? Si elle tâche à lui témoigner quelque reconnaissance par l’admiration de ses vertus, où trouvera-t-elle des éloges dignes de cette main qui fait trembler tous nos ennemis, et dont les coups d’essai furent signalés par la défaite des premiers capitaines de l’Europe ?

Votre Altesse sut vaincre avant qu’ils se pussent imaginer qu’elle sût combattre100 ; et ce grand courage, qui n’avait encore vu la guerre que dans les livres, effaça tout ce qu’il y avait lu des Alexandre et des César, sitôt qu’il parut à la tête d’une armée. La générale consternation où la perte de notre grand monarque nous avait plongés101 enflait l’orgueil de nos adversaires en un tel point, qu’ils osaient se persuader que du siège de Rocroy dépendait la prise de Paris ; et l’avidité de leur ambition dévorait déjà le cœur d’un royaume dont ils pensaient avoir surpris les frontières102. Cependant les premiers miracles de votre valeur renversèrent si pleinement toutes leurs espérances, que ceux-là mêmes qui s’étaient promis tant de conquêtes sur nous, virent terminer la campagne de cette même année par celles que vous fîtes sur eux. Ce fut par là, Monseigneur, que vous commençâtes ces grandes victoires qui ont honoré deux règnes tout à la fois, comme si c’eût été trop peu pour Votre Altesse d’étendre les bornes de l’État sous celui-ci, si elle n’eût en même temps effacé quelques-uns des malheurs qui s’étaient mêlés aux longues prospérités de l’autre. Thionville, Philisbourg103 et Norlinghen étaient des lieux funestes pour la France : elle n’en pouvait entendre les noms sans gémir ; elle ne pouvait y porter sa pensée sans soupirer ; et ces mêmes lieux, dont le souvenir lui arrachait des gémissements, sont devenus les éclatantes marques de sa nouvelle félicité, les dignes occasions de ses feux de joie, et les glorieux sujets des actions de grâces104 qu’elle a rendues au ciel pour les triomphes que votre courage invincible en a obtenus.

Dispensez-moi, Monseigneur, de vous parler de Dunkerque ; j’épuise toutes les forces de mon imagination, et je ne conçois rien qui réponde à la dignité de ce grand ouvrage, qui nous vient d’assurer l’Océan par la prise de cette fameuse retraite de corsaires. Tous nos havres 105 en étaient comme assiégés ; il ne pouvait échapper un vaisseau qu’à la merci de leurs brigandages, et nous en avons vu souvent de pillés à la vue des mêmes ports d’où ils venaient de faire voile ; or maintenant, par la conquête d’une seule ville, je vois d’un côté, nos mers libres, nos côtes affranchies, notre commerce rétabli, la racine de nos maux publics coupée ; d’autre côté, la Flandre106 ouverte, l’embouchure de ses rivières captive, la porte de son secours fermée, la source de son abondance en notre pouvoir ; et ce que je vois n’est rien encore au107 prix de ce que je prévois, sitôt que Votre Altesse y reportera la terreur de ses armes. Dispensez-moi donc, Monseigneur, de profaner des effets si merveilleux et des attentes si hautes, par la bassesse de mes idées, et par l’impuissance de mes expressions ;108 mais trouvez bon que, demeurant dans un respectueux silence, je n’ajoute rien ici qu’une protestation très-inviolable d’être toute ma vie109,

Monseigneur,

De Votre Altesse,

Le très-humble, très-obéissant et très-passionné serviteur,

P. Corneille.

Préface de l’Imitation

Je n’invite point à cette lecture ceux qui ne cherchent dans la poésie que la pompe des vers :110 ce n’est ici qu’une traduction fidèle, où j’ai tâché de conserver le caractère et la simplicité de l’auteur. Ce n’est pas que je ne sache bien que l’utile a besoin de l’agréable111, pour s’insinuer dans l’amitié des hommes ; mais j’ai cru qu’il ne fallait pas l’étouffer sous les enrichissements, ni lui donner des lumières qui éblouissent, au lieu d’éclairer. Il est juste de lui prêter quelques grâces, mais de celles qui lui laissent toute sa force, qui l’embellissent sans le déguiser, et l’accompagnent sans le dérober à la vue. Autrement, ce n’est plus qu’un effet ambitieux, qui fait plus admirer le poëte qu’il ne touche le lecteur. Ici, je l’espère, on trouvera cette raisonnable médiocrité112, que demande une morale chrétienne, qui a pour but d’instruire, et ne se met pas en peine de chatouiller113 les sens. Il est hors de doute que les curieux ne seront pas charmés ; mais peut-être qu’en récompense,114 de bonnes intentions y seront goûtées : ceux qui aimeront les choses qui y sont dites, supporteront la façon dont elles y sont dites, et ce qui pénétrera le cœur ne blessera point les oreilles115.

La Rochefoucauld
1613-1680

Grand seigneur, homme d’intrigue, mêlé à toutes les cabales de la Régence et de la Fronde, ambitieux trompé par ses espérances, malheureux à la guerre, dupe de ses amis, et victime de ses ennemis, trahi, méconnu dans ses affections et son dévouement, échappé du naufrage avec une fortune compromise et une santé détruite, n’ayant plus de ressources que du côté de l’esprit, le duc de la Rochefoucauld consola ses disgrâces par un livre où ses ressentiments lui inspirent la misanthropie d’une morale pessimiste.

Aigri par ses souffrances, il voit dans toutes les actions humaines l’amour-propre, le calcul, le déguisement ; pas une vertu ne trouve grâce devant son humeur chagrine qui désenchante la vie, calomnie l’homme et Dieu. Mais peut-être y faut-il moins chercher un parti pris que le résumé d’une expérience amère, et les souvenirs d’un temps où l’esprit de faction ouvrit carrière à des intérêts égoïstes, et coalisés par la mauvaise foi.

Né avec des instincts chevaleresques, auxquels les événements infligèrent de cruelles déceptions, galant homme, modèle de politesse, de bravoure et de probité, la Rochefoucauld réfuta lui-même ses Maximes par son caractère ; au lieu de juger l’homme d’après le philosophe, il est plus sûr de s’en rapporter au témoignage de madame de Sévigné qui lui prouva son estime par son amitié.

L’écrivain est supérieur ; fin, poli, profond, il excelle par la science du monde, le persiflage élégant, la raillerie délicate, l’épigramme mordante, et la concision expressive.

Son portrait par lui-même116

Sa physionomie

Je suis d’une taille médiocre, libre117 et bien proportionnée. J’ai le teint brun, mais assez uni ; le front élevé, et d’une raisonnable grandeur ; les yeux noirs, petits et enfoncés ; les sourcils épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché118 de dire de quelle sorte j’ai le nez fait ; car il n’est ni camus, ni aquilin, ni gros, ni pointu, au moins à ce que je crois : tout ce que je sais, c’est qu’il est plutôt grand que petit, et qu’il descend un peu trop bas. J’ai la bouche forte, et les lèvres assez rouges d’ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J’ai les dents blanches, et passablement bien rangées. On m’a dit autrefois que j’avais un peu trop de menton : je viens de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu’en119 juger. Pour le tour du visage, est-il ou carré, ou en ovale ? il me serait fort difficile de le dire. Mes cheveux noirs sont naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre120  en belle tête.

J’ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine121 : cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J’ai l’action122 fort aisée, et même un peu trop, et jusqu’à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au dehors. J’en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait.

Son caractère

Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et à un point que, depuis trois ou quatre ans, à peine m’a-t-on vu rire trois ou quatre fois123. J’aurais pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si elle ne procédait que de mon tempérament ; mais il m’en vient tant d’ailleurs124, et elle me remplit de telle sorte l’imagination, que, la plupart du temps, ou je rêve sans dire mot, ou je n’ai presque point d’attache125 à ce que je dis. Je suis fort resserré126 avec ceux que je ne connais pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connais. C’est un défaut, je le sais bien, et je ne négligerai rien pour m’en corriger.

Son esprit

J’ai de l’esprit, et je ne fais point difficulté de le dire ; car à quoi bon façonner127 là-dessus ? Tant biaiser128, et tant apporter d’adoucissement pour dire les avantages que l’on a, c’est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous une modestie apparente, et se servir d’une manière bien adroite, pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l’on n’en dit.

La conversation des honnêtes129 gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. J’aime qu’elle soit sérieuse, et que la morale130 en fasse la plus grande partie. Cependant je sais la goûter aussi, lorsqu’elle est enjouée ; et si je ne dis pas beaucoup de petites choses pour rire, ce n’est pas du moins que je ne connaisse pas ce que valent les bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette manière de badiner, où il y a certains esprits prompts et aisés qui réussissent si bien. J’écris bien en prose, je fais131 bien en vers ; et si j’étais sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu’avec peu de travail je pourrais m’acquérir assez de réputation.

J’aime la lecture, en général ; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner132 l’esprit et fortifier l’âme est celle que j’aime le plus. Surtout j’ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d’esprit ; car, de cette sorte, on réfléchit à tout moment sur ce qu’on lit, et des réflexions que l’on fuit il se forme une conversation la plus agréable du monde et la plus utile.

Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que l’on me montre ; mais j’en dis peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu’il y a encore de mal en moi, c’est que j’ai quelquefois une critique trop sévère. Je ne hais pas entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans la dispute ; mais je soutiens d’ordinaire mon opinion avec trop de chaleur, et lorsqu’on défend un parti injuste contre moi, quelquefois, à force de me passionner pour la raison, je deviens moi-même fort peu raisonnable.

Son cœur

J’ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d’être tout à fait honnête homme, que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m’avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connaissent un peu particulièrement, et qui ont eu la bonté do me donner quelquefois des avis là-dessus, savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable, et toute la soumission d’esprit que l’on saurait désirer.133

J’aime mes amis, et je les aime d’une façons134 que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs. J’ai de la condescendance pour eux ; je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs :135 seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n’ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence.

Le naturel

Il y a un air qui convient à la figure, et aux talents de chaque personne ; on perd toujours, quand on le quitte pour en prendre un autre. Il faut essayer de connaître celui qui nous est naturel, n’en point sortir, et le perfectionner autant qu’il nous est possible.

Ce qui’ fait que la plupart des petits enfants plaisent, c’est qu’ils sont encore renfermés dans cet air et ces manières que la nature leur a donnés, et qu’ils n’en connaissent point d’autres. Ils les changent et les corrompent, quand ils sortent de l’enfance ; ils croient qu’ils peuvent imiter ce qu’ils voient faire aux autres : or il y a toujours quelque chose d’incertain et de faux dans toute imitation136 ; chacun veut alors être un autre, et n’être pas ce qu’il est ; ils cherchent une contenance hors d’eux-mêmes, et un autre esprit que le leur137.

La valeur

L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode, agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes.138

La parfaite valeur, et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l’on arrive rarement. L’espace qui est entre deux est vaste, et contient toutes les espèces de courage.

Il n’y a pas moins de différence entre elles qu’il y en a entre les visages et les humeurs. Il y a des hommes qui s’exposent139 volontiers au commencement d’une action140 et qui se relâchent, et se rebutent aisément par la durée ; il y en a qui sont assez contents, quand ils ont satisfait à l’honneur du monde, et qui sont fort peu de chose au-delà141. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres de leur peur ; d’autres se laissent quelquefois entraîner à des terreurs générales142 ; d’autres vont à la charge, parce qu’ils n’osent demeurer dans leurs postes. Il s’en trouve que l’habitude des moindres périls prépare à s’exposer à de plus grands. Bref, on ne voit point d’homme qui fasse tout ce qu’il serait capable de faire, dans une occasion, s’il était assuré d’en revenir. Il est visible donc que la crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur.

La parfaite valeur, c’est de faire sans témoins ce qu’on serait capable de faire devant tout le monde.143

L’intrépidité est une force extraordinaire de l’âme qui l’élève au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue des grands périls pourrait exciter en elle. C’est par cette force que les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l’usage libre de leur raison, dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles.

Les hommes et les animaux

Il y a autant de diverses espèces d’hommes qu’il y a de diverses espèces d’animaux...

Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage, et par leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n’entendent jamais ce qu’ils disent !144 Combien de pies et de corneilles, qui ne s’apprivoisent que pour dérober145 ; combien d’oiseaux de proie qui ne vivent que de rapine ! combien d’animaux paisibles et tranquilles, qui ne servent qu’à nourrir d’autres animaux  !146

Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours ; il y a des vipères dont la langue est venimeuse… Il y a des hiboux qui craignent la lumière.

Combien de chevaux, qu’on emploie a tant d’ouvrages, et qu’on abandonne quand ils ne servent plus !147 Combien de bœufs qui travaillent toute leur vie, pour enrichir celui qui leur impose le joug ; de cigales qui passent leur vie a chanter ; de lièvres qui ont peur de tout ; d’hirondelles qui suivent toujours le beau temps ; de hannetons inconsidérés et sans dessein ; de papillons qui cherchent le feu où ils se brûleront ! Combien d’abeilles qui respectent leur chef, et se maintiennent avec tant de règle et d’industrie ! Combien de frelons, vagabonds et fainéants, qui cherchent à s’établir aux dépens des abeilles ! Combien de fourmis, dont la prévoyance et l’économie soulagent tous leurs besoins ! Combien de crocodiles qui feignent de se plaindre pour dévorer ceux qui sont touchés de leurs plaintes148 ! Et combien d’animaux qui sont assujettis, parce qu’ils ignorent leur force149.

Badinage

A Mademoiselle de Sillery150

Il me semble que vous vous mariez bravement, sans me rien dire ; j’avais cependant d’assez sages conseils à vous donner ; mais la bonté de votre naturel, et l’éducation de ma sœur vous ont appris, sans doute, tout ce que vous aviez à faire, dans une telle occasion. J’aurais cependant fort souhaité de pouvoir être témoin de votre conduite ; je m’attends que vous m’en rendrez compte. Car, sans cela, au lieu de prospérités, je vous souhaite : les jalousies réciproques, l’incompatibilité d’humeur, une belle-mère acariâtre, des beaux-frères querelleurs, des belles-sœurs ennuyeuses, et aimant lire de mauvais romans, de la fumée en hiver, des moustiques en été, des fermiers qui paient mal, de fâcheux voisins, des procès à foison, des valets qui vous volent, un méchant cuisinier, une femme de chambre maladroite, un carosse mal attelé, un cocher ivrogne, de l’eau trouble, du vin vert, du pain de Beauce,151 des Créanciers impatients, un bailli152 chicaneur, des lévriers au coin du feu, des chats sur votre lit, un curé qui prêche mal et longtemps, un vicaire mauvais poëte. Je me tais pour n’aller pas trop loin. Venez donc me voir quand ce sera fait, pour éviter tous ces malheurs, et pour vous rendre digne des biens que vous méritez, si vous faites votre devoir.

Retz
1614-1679

Destiné malgré lui à l’Église, d’abord coadjuteur, et plus tard archevêque de Paris, Paul de Gondi avait plus de vocation pour les affaires politiques que pour un ministère ecclésiastique. Déterminé comme César à n’être le second en rien, il rêva de bonne heure le rôle de conspirateur grandiose ; et ce goût d’ambitieuses aventures éclate déjà dans son récit de la conjuration de Fiesque. La mort de Richelieu, et l’anarchie d’une régence ouvrirent carrière à son génie turbulent, qui, dans un moment de faveur, réussit à surprendre le chapeau de cardinal. Ligueur, frondeur, séditieux, tour à tour allié du parlement, de la cour et du peuple, il aima l’intrigue pour l’intrigue, sans avoir ni vues supérieures, ni suite dans ses desseins. Il expia les fautes d’une vie agitée et stérile par des disgrâces suivies d’un exil, et d’une retraite qu’honora son repentir, et que consolèrent des amitiés choisies, entre autres celle de madame de Sévigné.

Ses Mémoires nous plaisent par leur vivacité dramatique. Son style est plein de feu. Gaie, pittoresque, fière et fougueuse, l’expression est telle sur papier qu’elle serait sur les lèvres d’un causeur. Il esquisse, en se jouant, des portraits bien vivants qui nous parlent. Ses discours ont grand air. Son récit intéresse comme une comédie. Il eut l’éloquence de César, mais paraîtrait un Catilina, si, par la pénitence, il n’avait pas expié ses scandales.

Le chef de parti153

Y a-t-il une action plus grande au monde que la conduite d’un parti ? Celle d’une armée a, sans comparaison, moins de ressorts ; celle d’un État en a davantage ; mais les ressorts n’en sont, à beaucoup près, ni si fragiles, ni si délicats ; enfin je suis persuadé qu’il faut plus de grandes qualités pour former un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers, et que, dans le rang des qualités qui le composent, la résolution marche de pair avec le jugement. Je dis, avec le jugement héroïque, dont le principal usage est de distinguer l’extraordinaire de l’impossible.

Madame de Longueville

« Madame de Longueville154 a naturellement bien du fond d’esprit, mais elle a encore plus le fin155, et le tour. Sa capacité, qui n’a pas été aidée par sa paresse, n’est pas allée jusqu’aux affaires dans lesquelles la haine contre monsieur le Prince l’a portée. Elle avait une langueur dans les manières qui touchait plus que le brillant de celles qui étaient plus belles : elle en avait une même dans l’esprit qui avait ses charmes, parce qu’elle avait des réveils 156 lumineux et surprenants. Elle eût eu peu de défauts, si ses faiblesses ne lui en eussent donné beaucoup. Comme sa passion l’obligea à ne mettre sa politique qu’en second, dans sa conduite d’héroïne d’un grand parti, elle en devint l’aventurière. La grâce a rétabli ce que le monde ne lui pouvait rendre157.

Les fantômes

Nos conférences se terminaient assez souvent par des promenades dans le jardin. Feu Madame de Choisi en proposa une à Saint-Cloud, et dit en badinant à Madame de Vendôme, qu’il fallait donner la comédie à M. de Lisieux. Le bonhomme, qui admirait les pièces de Corneille, répondit qu’il ne faisait aucune difficulté158, pourvu que ce fût à la campagne, et qu’il y eût peu de monde ; l’on convient qu’il n’y aurait que Madame et Mademoiselle de Vendôme, Madame de Choisi et M. de Turenne, M. de Brion. Voiture et moi. Brion se chargeait de la comédie, et des violons, et moi je me chargeais de la collation.159

Nous allâmes à Saint-Cloud, chez M. l’archevêque ; mais les comédiens, qui jouaient le soir à Ruel chez M. le Cardinal,160 n’arrivèrent qu’extrêmement tard. M. de Lisieux prit plaisir aux violons ; Madame de Vendôme ne se lassait point de voir danser mademoiselle sa fille,161 qui dansait pourtant toute seule ; enfin, l’on s’amusa tant, que la petite pointe162 du jour, (c’était dans les plus grands jours d’été), commençait à paraître, quand on fut au bas de la descente des Bonshommes. Justement au pied, le carrosse s’arrêta tout court.

Comme j’étais à l’une des portières avec Mademoiselle de Vendôme, je demandai au cocher pourquoi il s’arrêtait, et il me répondit avec une voix fort étonnée : « Voulez-vous que je passe par-dessus tous les diables qui sont là devant moi ? » Je mis la tête hors de la portière, et comme j’ai toujours eu la vue fort basse,163 je ne vis rien. Madame de Choisi, qui était à l’autre portière avec M. de Turenne, fut la première qui aperçut du carrosse la cause de la frayeur du cocher ; je dis du carrosse, car cinq ou six laquais, qui étaient derrière, criaient : « Jésus Maria ! » et tremblaient déjà de peur. M. de Turenne se jeta en bas du carrosse aux cris de Madame de Choisi. Je crus que c’étaient des voleurs. Je sautai aussitôt hors du carrosse, je pris l’épée d’un laquais 164, je la tirai, et j’allai joindre de l’autre côté M. de Turenne, que je trouvai regardant fixement quelque chose que je ne voyais point. Je lui demandai ce qu’il regardait, et il me répondit, en me poussant au bras, et assez bas : « Je vous le dirai, mais il ne faut pas épouvanter ces dames,165 » qui, dans la vérité, hurlaient plutôt qu’elles ne criaient. Vous connaissez peut-être les cris aigus de Madame de Choisi ; Mademoiselle de Vendôme disait son chapelet, Madame de Vendôme voulait se confesser à M. de Lisieux, qui lui disait : « Ma fille n’ayez point do peur, vous êtes en la main de Dieu. » Le comte de Brion avait entonné bien dévotement, à genoux, avec tous nos laquais, les litanies de la Vierge.

Tout cela se passa, comme vous pouvez vous imaginer, en même temps, et en moins de rien. M. de Turenne, qui avait une petite épée à son côté, l’avait aussi tirée, et après avoir regardé un peu, comme je vous ai déjà dit, il se tourna vers moi de l’air dont il eût demandé son dîner, ou de l’air dont il eût donné une bataille, et me dit ces paroles : « Allons voir ces gens-là !166  » — « Quelles gens ? » lui répondis-je, et dans la vérité, je croyais que tout le monde avait perdu le sens. Il me répondit : « Effectivement, je crois que ce pourraient bien être des diables.167 »

Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions par conséquent plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose ; et ce qui m’en parut, fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avait donné à M. de Turenne ; mais, en réfléchissant que j’avais longtemps cherché des esprits, et qu’apparemment j’en trouvais en ce lieu, je fis deux ou trois sauts vers la procession168 ; les gens du carrosse, qui croyaient que nous étions aux mains avec tous les diables, firent un grand cri, et ce ne fut pourtant pas eux qui eurent le plus de peur.

Les pauvres augustins169 réformés et déchaussés, que l’on appelle capucins noirs, qui étaient nos diables d’imagination, voyant venir à eux deux hommes qui avaient l’épée à la main, eurent grand peur, et l’un d’eux, se détachant de la troupe, nous cria : « Messieurs, nous sommes de pauvres religieux, qui ne faisons de mal à personne, et qui venons nous rafraîchir un peu dans la rivière pour notre santé. »

Nous retournâmes en carrosse ; M. de Turenne et moi, avec des éclats de rire, que vous pouvez vous imaginer170.

Molière
1622-1673

Jamais vocation ne fut plus irrésistible que la sienne. Fils et petit-fils d’un tapissier du roi, élevé au collège de Clermont, puis dirigé vers l’étude du droit, Jean-Baptiste Poquelin suivit son étoile, et, sous le nom de Molière, devint directeur d’une troupe ambulante, sans se laisser tenter par la faveur du prince de Conti, son condisciple, qui lui offrait une charge de cour. Dans le noviciat de cette vie nomade, où il fit provision d’expérience, il essaya sa verve par des esquisses déjà puissantes, où s’annonce comme en germe la merveilleuse fécondité d’un génie créateur.

Il a peint avec une vérité saisissante tous les types de la physionomie humaine ; il met en scène la cour, la ville et la province, bourgeois et nobles, marchands, médecins et hommes de lois, pédants, fâcheux, fanfarons, fripons, servantes, valets et maîtres, sans compter tous les ridicules et tous les vices, bel esprit, faux savoir, avarice, prodigalité, faiblesse, égoïsme, entêtement, malveillance, vanité, sottise, jalousie, libertinage, misanthropie, irréligion, hypocrisie, en un mot, son siècle, et avec lui l’humanité tout entière. Ses personnages ont une physionomie si distincte qu’ils s’imposent invinciblement à la mémoire, et bien qu’ils soient contemporains du poëte, tous les âges se reconnaissent en eux ce sont des types qui demeureront à jamais.

En résumé, Molière a suffi aux plaisirs et à l’enseignement des plus raffinés. Il n’eut ni débuts ni déclin, et ses premiers croquis sont aussi étonnants que ses tableaux les plus achevés. Sa verve provoque et cette hilarité bruyante dont les éclats réjouissent le cœur, et cette gaieté réfléchie qui est le sourire de l’esprit. Original jusque dans ses imitations, il a l’air, quand il emprunte, de prendre son bien où il le trouve, et fait oublier les sources auxquelles il puise. La farce même, il l’élève jusqu’à lui. Non moins habile à nouer une intrigue, à exciter la surprise, à combiner des situations qu’à représenter toutes les variétés de la vie, il possède, dans une proportion parfaite, l’imagination, la sensibilité et la raison ; car, si le comique est la forme de son génie, le bon sens en est le fonds et la substance. Bien qu’il s’oublie lui-même pour être, tour à tour, chacun de ses acteurs, il nous découvre aussi pourtant, sous ses œuvres, la cordialité d’une âme généreuse, éclairée, tolérante, indulgente, digne de n’avoir jamais eu d’autres ennemis que les envieux et les vicieux. En admirant le philosophe que Boileau surnomma le Contemplateur, on aime le comédien qui mourut victime de son art et de sa bienfaisance.

Que dire de son style ? C’est la nature même parlant naïvement selon le caractère, la passion, la condition. Sa langue vive, franche, nette, vigoureuse, hardie, rappelle Rabelais, Régnier, Saint-Simon. Ses brusques audaces ont la fierté de la fresque.

Car la fresque est pressante et veut sans complaisances,
Qu’un peintre s’accommode à ses impatiences.

L’Académie française a pu lui appliquer ce vers :

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

L’Avare donnant à dîner

harpagon. Allons, venez çà tous171, que je vous distribue mes ordres pour tantôt, et règle à chacun son emploi.. Approchez, dame Claude : commençons par vous. Bon, vous voilà les armes à la main172. Je vous commets173 au soin de nettoyer partout, et surtout, prenez garde de frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le souper, au gouvernement174 des bouteilles, et s’il s’en écarte quelqu’une, et qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages.

maître jacques, à part. Châtiment politique !

harpagon. Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la charge175 de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non pas suivant la coutume de certains impertinents de laquais qui viennent provoquer les gens et les faire aviser de176 boire, lorsqu’on n’y songe pas. Attendez qu’on vous en demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d’eau.

maître jacques, à part. Oui, le vin pur monte à la tête.

la merluche. Quitterons-nous nos souquenilles177, monsieur ?

harpagon. Oui, quand vous verrez venir les personnes et gardez bien de gâter vos habits.

brindavoine. Vous savez bien, monsieur, qu’un des devants de mon pourpoint178 est couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.

la merluche. Et moi, monsieur, j’ai mon haut-de-chausses179 tout troué, si bien que, révérence parler…

harpagon. Paix ! rangez cela adroitement du côté de la muraille. Tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez180.

Maître Jacques

harpagon. Valère, aide-moi à ceci. Or çà ! maître Jacques, approchez-vous : je vous ai gardé pour le dernier.

maître jacques. Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre.

harpagon. C’est à tous les deux.

maître jacques. Mais à qui des deux le premier ?

harpagon. Au cuisinier.

maître jacques. Attendez donc, s’il vous plaît.

Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.

harpagon. Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?

maître jacques. Vous n’avez qu’à parler.

harpagon. Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper181.

maître jacques, a part. Grande merveille !

harpagon. Dis-moi un peu, nous feras-tu182 bonne chère ?

maître jacques. Oui, si vous me donnez bien de l’argent.

harpagon. Que diable ! toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient rien autre chose à dire ! de l’argent ! de l’argent ! de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! de l’argent ! Toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de chevet183 ; de l’argent !

valère. Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l’argent ! C’est la chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît autant. Mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.184

maître jacques. Bonne chère avec peu d’argent !

valère. Oui.

maître jacques, A Valère. Par ma foi, monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien vous mêlez-vous céans185 d’être le factotum.186 4

harpagon. Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?

maître jacques. Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.

harpagon. Ah ! je veux que tu me répondes.

maître jacques. Combien serez-vous de gens à table ?

harpagon. Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

Valère. Cela s’entend.

maître jacques. Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes… Potages… Entrées.

harpagon. Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière !

maître jacques. Rôt...

Harpagon, mettant la main sur la bouche de maître Jacques, Ah ! traître, tu manges tout mon bien.

maître jacques. Entremets...

Harpagon, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.

Encore !

Valère, à maître Jacques. Est-ce que vous avez envie de faire crever187 tout le monde ? et monsieur a-t-il invité les gens pour les assassiner à force de mangeaille ! Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.

harpagon. Il a raison.

v alère. Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes188 ; que, pour bien se montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne, et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

harpagon. Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie : Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?

v alère. Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vitre pour manger.

Harpagon, à maître Jacques. Oui, entends-tu ? A Valère. Qui est le grand homme qui a dit cela ? v alère. Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

harpagon. Sou viens-toi de m’écrire ces mots. Je veux les faire graver en lettres d’or189 sur la cheminée de ma salle.

v alère. Je n’y manquerai pas ; et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire, je réglerai tout cela comme il faut.

harpagon. Fais donc.

maître jacques. Tant mieux ! J’en aurai moins de peine.

harpagon, à Valère. Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord : quelque bon haricot ! 190 bien gras, avec quelque pâté en pot, bien garni de marrons. Là ! que cela foisonne !

v alère. Reposez-vous sur moi.

Le cocher

harpagon. Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

maître jacques. Attendez. Ceci s’adresse au cocher. Maitre Jacques remet sa casaque. Vous dites ?.,.

harpagon. Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire…

maître jacques. Vos chevaux, monsieur ! Ma foi, ils ne sont point en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière : les pauvres bêtes n’en ont point191, et ce serait fort mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

harpagon. Les voilà bien malades ! ils ne font rien.192

maître jacques. Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, travailler beaucoup et manger de même. Cela me fend le cœur,193 de les voir ainsi exténués ; car enfin, j’ai une telle tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m’ôte tous les jours, pour eux, les choses de la bouche ; et c’est être, monsieur, d’un naturel trop dur que de n’avoir nulle pitié de son prochain.194

harpagon. Le travail ne sera pas grand d’aller jusqu’à la foire.

maître jacques. Non, je n’ai point le courage de les mener, et je ferais195 conscience de leur donner des coups de fouet en l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’ils traînent un carrosse ? ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes. 196

Valère. Monsieur, j’obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire ; aussi bien197 nous fera-t-il ici besoin, pour apprêter le souper.

maître jacques. Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que la mienne.

Valère. Maître Jacques fait bien le raisonnable.

maître jacques. Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire !

HARPAGON. Paix.

maître jacques. Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ;198et je vois que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle ne sont rien que pour vous gratter199, et vous faire sa cour. J’enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit de vous ; car, enfin, je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j’en aie, et, après mes chevaux, vous êtes la personne que j’aime le plus.

L’opinion publique

harpagon. Pourrais-je savoir, maître Jacques, ce que l’on dit de moi ?

maître jacques. Oui, monsieur, si j’étais assuré que cela ne vous fâchât point.

harpagon. Non, en aucune façon.200

maître jacques. Pardonnez-moi ? je sais fort bien que je vous mettrais en colère.

harpagon. Point du tout. Au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.

maître jacques. Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards 201 à votre sujet, et que l’on n’est point plus ravi que de faire sans cesse des contes de votre lésine.202 L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste de gigot de mouton ; celui-ci, que l’on vous surprit une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux, et que votre cocher, qui était celui d’avant moi, vous donna, dans l’obscurité, je ne sais combien de coups de bâton dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? on ne saurait aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder203 de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde, et jamais on ne parle de vous que sous les noms d’avare, de ladre, de vilain et de fesse-Mathieu 204.

harpagon, en battant maître Jacques. Vous êtes un sôt, un maraud, un coquin et un impudent.

maître jacques. Hé bien ! ne l’avais-je pas deviné  ?205 Vous ne m’avez pas voulu croire. Je vous avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité.

harpagon. Apprenez à parler.

(Act. III, sc. v, l’Avare.)

Lamentations d’Harpagon qui a perdu son trésor

Harpagon 206, criant au voleur dès le jardin. Au voleur ! au Voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête, a lui-même se prenant par le bras. Rends-moi mon argent, coquin 207… Ah ! c’est moi… Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi ! et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie, tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde ? Bans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait ; je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veut me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ?208 Euh ? que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître209 de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison, à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi ;..210 Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur ? Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? 211 est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là, parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes212, des potences et des bourreaux. Je veux faire pondre tout le monde, et, si je ne retrouve pas mon argent, je me pendrai moi-même après.

(Act. IV, sc. vii, l’Avare.)

Un créancier et son débiteur

Don Juan, M. Dimanche.

don juan. Ah ! monsieur Dimanche213, approchez. Que je suis ravi de vous voir !214 et que je veux du mal à mes gens de ne pas vous faire entrer d’abord ! J’avais donné ordre qu’on ne me fît parler à personne ; mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

m. dimanche. Monsieur, je vous suis fort obligé.

Don Juan, parlant à la Violette et à Ragotin215 . Parbleu ! coquins, je vous apprendrai à laisser M. Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connaître les gens.

m. dimanche. Monsieur, cela n’est rien.

don juan, à m. Dimanche, Comment ! vous dire que je n’y suis pas, à monsieur Dimanche, au meilleur de mes amis !

m. dimanche. Monsieur, je suis votre serviteur. J’étais venu…

don juan. Allons, vite ! un siège pour monsieur Dimanche.

m. dimanche. Monsieur, je suis bien comme cela.

don juan. Point, point ; je veux que vous soyez assis comme moi.

m. dimanche. Cela n’est point nécessaire.

don juan. Otez ce pliant, et apportez un fauteuil216.

m. dimanche. Monsieur, vous vous moquez, et…

don juan. Non, non, je sais ce que je vous dois, et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.

m. dimanche. Monsieur…

don juan. Allons, asseyez-vous.

m. dimanche. Il n’est pas besoin, monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étais…

don juan. Mettez-vous là, vous dis-je.

m. dimanche. Non, monsieur ; je suis bien. Je viens pour…

don Juan. Non, je ne vous écoute point217, si vous n’êtes point assis.

M. dimanche. Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je…

don juan. Parbleu ! monsieur dimanche, vous vous portez bien218.

m. dimanche. Oui, monsieur, pour vous rendre service219. Je suis venu…

don juan. Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.

m. dimanche. Je voudrais bien…

don juan. Comment se porte madame Dimanche, votre épouse ?

m. dimanche. Fort bien, monsieur, Dieu merci.

don juan. C’est une brave femme.

M. dimanche. Elle est votre servante, monsieur. Je venais,..

don juan. Et votre petite, Claudine, comment se porte-t-elle ?

M. dimanche. Le mieux du monde.

don juan. La jolie petite fille que c’est ! je l’aime de tout mon cœur220.

m. dimanche. C’est trop d’honneur que vous lui faites, monsieur. Je vous…

don juan. Et le petit Colin… fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

m. dimanche. Toujours de même, monsieur. Je…

don juan. Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?

m. dimanche. Plus que jamais, monsieur, et nous ne saurions en chevir 221.

don juan, lui tendant la main.. Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille ; car j’y prends beaucoup d’intérêt.

m. dimanche. Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je222

don juan. Touchez donc là, monsieur Dimanche. Êtes-vous bien de mes amis ?

m. dimanche. Monsieur, je suis votre serviteur.

don juan. Parbleu ! je suis à vous de tout mon cœur.

m. dimanche. Vous m’honorez trop. Je…

don juan. Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.

m. dimanche. Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

don juan. Et cela, sans intérêt, je vous prie de le croire.

m. dimanche. Je n’ai point mérité cette grâce, assurément. Mais monsieur…

don juan. Oh çà ! monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?

m. dimanche. Non, monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je…

don juan, se levant. Allons, vite, un flambeau pour conduire M. Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter223.

m. dimanche, se levant aussi. Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais… Sganarelle ôte les sièges promptement.

don juan. Comment ! je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et, de plus, votre débiteur.

m. dimanche. Ah ! monsieur…

don juan. C’est une chose que je ne cache pas, je le dis à tout le monde.

m. dimanche. Si…

don juan. Voulez-vous que je vous reconduise ?

M. dimanche. Ah ! monsieur, vous vous moquez. Monsieur…

don juan. Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie, encore une fois, d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne lisse pour votre service, Il sort.224

(Act. IV, sc. iii, le Festin de Pierre.)

La fatuité

Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveaux de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité : de ces gens qui décident toujours225, et parlent hardiment de toutes choses sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne bougeront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un morceau de musique, blâment de même, et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Hé ! morbleu ! messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a point donné connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler ; et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens226.

M. Jourdain refusant sa fille à Cléonte, parce qu’il n’est pas gentilhomme

Cléonte, M. Jourdain, Madame Jourdain, Nicole.

c léonte. Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite depuis longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; et. sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.

m. Jourdain. Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme227.

c léonte. Monsieur, la plupart des gens sur cette question n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot228 aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage, aujourd’hui, semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments sur cette matière un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer, aux yeux du monde, d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables : je me suis acquis dans les armes l’honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avant tout cela, je ne veux pas me donner un nom où d’autres en ma place croiraient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme229.

m, Jourdain. Touchez là, monsieur, ma fille n’est pas pour vous230.

c léonte. Comment ?

m. Jourdain. Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez point ma fille.

m adame Jourdain. Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis231 ?

m. Jourdain. Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.

m adame Jourdain. Descendons-nous tous deux que232 de bonne bourgeoisie ?

m. Jourdain. Voilà pas le coup de langue233 ?

m adame Jourdain. Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?

m Jourdain. Peste soit de la femme ! elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais, pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

m adame Jourdain. Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.

Nicole 234. Cela est vrai. Nous avons le fils d’un gentilhomme de notre village qui est le plus grand malitorne235 et le plus dadais que j’aie jamais vu.

m, Jourdain, à Nicole. Taisez-vous, impertinente ; vous vous fourrez236 toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je veux la faire marquise.

m adame Jourdain. Marquise ?

M. Jourdain. Oui, marquise.

m adame Jourdain. Hélas ! Dieu m’en garde !

m. Jourdain. C’est une chose que j’ai résolue.

m adame Jourdain. C’est une chose, moi, où je ne consentirai point237. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse reprocher à ma fille ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. S’il fallait qu’elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, dirait-on, cette « madame la marquise qui fait tant la glorieuse ? c’est la « fille de M. Jourdain qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la Porte-Saint-Innocent. « Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils payent « maintenant peut-être bien cher en l’autre monde238 ; et « l’on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. » Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi239.

m. Jourdain. Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage ; ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde, et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse240.

(Act. III, sc. xii, le Bourgeois Gentilhomme.)

La muse tragique et comique

La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau, quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas ; car enfin je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche pas la ressemblance, et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature ; on veut que ces portraits ressemblent, et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres : il y faut bien plaisanter, et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens241.

La leçon de philosophie

Le Maitre de philosophie, M. Jourdain, un laquais.

le maître de philosophie, raccommodant son collet242. Venons à notre leçon.

m. Jourdain. Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés !

l e maître de philosophie. Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses, et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?

m. Jourdain. Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant, et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étais jeune243. l e maître de philosophie. Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrinà, vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute ?

m. Jourdain. Oui244 ; mais faites comme si je ne savais pas ; expliquez-moi ce que cela veut dire.

l e maître de philosophie, Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque l’image de la mort. m. Jourdain. Ce latin-là a raison.

l e maître de philosophie. N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?

m. Jourdain. Oh ! oui, je sais lire et écrire.

l e maître de philosophie. Par où vous plaît-il que nous commencions245 ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?

m. Jourdain. Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

le maître de philosophie. C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit246.

m. Jourdain. Qui sont-elles ces trois opérations de l’esprit ?

l e maître de philosophie. La première, la seconde, et la troisième. La première est de concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger par le moyen des catégories, et la troisième de bien tirer une conséquence, par le moyen des figures : Barbara, celarent, Darii, ferio baralipton, etc.247

m. Jourdain. Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs248. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

l e maître de philosophie. Voulez-vous apprendre la morale ?

m. Jourdain. La morale ?

Le maître de philosophie. Oui.

m. Jourdain. Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?

l e maître de philosophie. Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…

m. Jourdain. Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne ; je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.

l e maître de philosophie. Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?

m. Jourdain. Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?

l e maître de philosophie. La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous météores, l’arc en ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons249.

m. Jourdain. Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini.

l e maître de philosophie. Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?

m. Jourdain. Apprenez-moi l’orthographe250.

le maître de philosophie. Très-volontiers.

M. Jourdain. Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point251.

l e maître de philosophie. Soit ; pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres et de la différente manière de les prononcer toutes. Et, là-dessus, j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix, A, E, I, O, U.

m. Jourdain. J’entends tout cela.

l e maître de philosophie. La voix A se forme en ouvrant fort la bouche, A.

m. jourdain. A, A. Oui.

l e maître de philosophie. La voix E se forme, en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut, A, E.

m. Jourdain. A, E, A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !

l e maître de philosophie. Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles ; A, E, I.

m. Jourdain. A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !

l e maître de philosophie. La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas ; O.

m. jourdain. O, O. Il n’y rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O, I, O.

l e maître de philosophie. L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.

m. Jourdain. O, O, O. Vous avez raison. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose252 !

l e maître de philosophie. La voix U se forme en rapprochant les joues entièrement, en allongeant les deux lèvres en dehors, et les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait ; U.

m. Jourdain. U, U. Il n’y a rien de plus véritable : U.

l e maître de philosophie. Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue, d’où vient que, si vous vouliez la faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.

m. Jourdain. U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt pour savoir tout cela253 !

l e maître de philosophie. Demain nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes254.

m. Jourdain. Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?

l e maître de philosophie. Sans doute. La consonne D, par exemple, en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut ; DA.

m. Jourdain. DA, DA. Oui. Ah ! les belles choses ! les belles choses !

l e maître de philosophie. L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous ; FA.

m. Jourdain. FA, FA. C’est la vérité ! Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal255 !

l e maître de philosophie. Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais ; de sorte qu’étant frôlée256 par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement.

m. jourdain. R, R, RA, R, R, R, R, R, RA.  Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes, et que j’ai perdu de temps 257 ! R, R, R, RA.

l e maître de philosophie. Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.

La prose et les vers

m. Jourdain. Il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez258 à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

l e maître de philosophie. Fort bien !

m. Jourdain. Cela sera galant259, oui.

le maître de philosophie. Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?

m. Jourdain. Non, non, point de vers.

le maître de philosophie. Vous ne voulez que de la prose.

m. Jourdain. Non ; je ne veux ni prose, ni vers260.

l e maître de philosophie. Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.

m. jourdain. Pourquoi ?

l e maître de philosophie. Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.

m. Jourdain. Il n’y a que la prose ou les vers ?

l e maître de philosophie. Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose.

m. Jourdain. Et comme l’on parle, qu’est-ce donc que cela.

l e maître de philosophie. De la prose.

M. Jourdain. Quoi ! quand je dis : Nicole261, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit, c’est de la prose ?

l e maître de philosophie. Oui, monsieur.

M. Jourdain. Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien262; et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.

l e maître de philosophie. Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendre ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un263

m. Jourdain. Non, non, non ; je ne veux point tout cela264. Je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

l e maître de philosophie. Il faut bien étendre un peu la chose.

m. Jourdain. Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées, comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.

l e maître de philosophie. On peut les mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien ; D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos beaux yeux, belle marquise, d’amour, mourir.

m. Jourdain. Mais, de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure.

l e maître de philosophie. Celle que vous avez dite265 : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

m. Jourdain. Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait tout cela du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et je vous prie de venir demain de bonne heure.

l e maître de philosophie. Je n’y manquerai pas.

(Act. II, sc. ii, le Bourgeois Gentilhomme,)

Un bon jeune homme

m. diafoirus. Monsieur, ce n’est pas parce que je suis son père266; mais je puis dire que j’ai sujet d’être content de mon fils, et que tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon267 qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns ; mais c’est par-là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire268, qualité requise pour l’exercice de notre art269. Lorsqu’il était petit, il n’a jamais été ce que l’on appelle mièvre270 et éveillé ; on le voyait toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire271; et il avait neuf ans qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. Bon ! disais-je en moi-même, les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps, et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination est la marque d’un bon jugement à venir.

Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se roidissait contre les difficultés ; et les régents le louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu à avoir ses licences272 ; et je puis dire, sans vanité, que, depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre école. Il s’y est rendu redoutable ; il ne s’y passe point d’acte273 où il n’aille, argumenter à outrance pour la proposition contraire274. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique ; mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang275, et autres opinions de même farine276.

(Act. II, sc. vi, le Malade imaginaire.)

Lettre de condoléance

A Monsieur de La Motte Le Vayer277

Aux larmes, le Vayer, laisse tes yeux ouvers.

Ton deuil est raisonnable, encor278 qu’il soit extrême,

Et lorsque pour toujours on pert ce que tu pers,

La Sagesse, croy-moy, peut pleurer elle-mesme.

On se propose à tort cent préceptes divers,

Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on ayme ;

L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,

Et c’est brutalité plus que vertu suprême.

On sait bien que les pleurs ne ramèneront pas

Ce cher fils que t’enlève un imprévu trépas ;

Mais la perte par là n’en est pas moins cruelle.

Ses vertus de chacun le faisoyent révérer ;

Il avoit le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle ;

Et ce sont des sujets279 à toujours le pleurer.

Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin qu’on suit d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoyé n’est rien moins qu’une consolation. Mais j’ay creû qu’il falloit en user de la sorte avec vous, et que c’est consoler un philosophe que lui justifier ses larmes, et mettre sa douleur en liberté. Si je n’ay pas trouvé d’assez fortes raisons pour affranchir vostre tendresse des sévères leçons de la philosophie, et pour vous obliger à pleurer sans contrainte, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme qui ne saurait persuader ce qu’il sait si bien faire280.

Pascal
1623-1662

Né à Clermont-Ferrand dans une famille où l’intelligence s’alliait à la vertu, élevé librement par un père qui fut un homme supérieur, Blaise Pascal manifesta dès l’enfance des dons merveilleux. On sait que, sans le secours d’aucun livre, il trouva seul, à l’âge de douze ans, les trente-deux propositions d’Euclide. D’autres découvertes précoces prouvèrent qu’en tout ordre de connaissances son regard avait une intuition divinatrice. Il lui était plus facile d’inventer que d’apprendre. Sereine et austère, malgré l’essor d’un cœur ardent, sa jeunesse ne connut que les troubles de la pensée.

Mis en relation avec les religieux de Port-Royal, devenu leur disciple candide, et bientôt leur intrépide avocat, il composa pour les défendre contre leurs adversaires les Lettres de Louis de Montalte à un provincial de ses amis (1656-57). Bien que cette querelle ait perdu son à-propos, la verve d’une ironie éloquente, des principes d’éternelle morale, la dialectique d’un bon sens convaincu, et les beautés d’un art supérieur assurent un intérêt durable à ce pamphlet, qui demeure comme une date impérissable de notre littérature. Il y fixe la langue que parleront les maîtres.

Ses Pensées sont inspirées par une âme chrétienne, éprise du vrai, et dévouée au bien de l’humanité. Il avait conçu l’ambition de donner aux vérités de la foi la rigueur de la certitude scientifique ; mais, frappé à mort par un mal que développèrent les excès du travail, il ne put que jeter sur le papier des aperçus, des éclairs. Bien que l’édifice n’ait pas été construit, ses matériaux ont la beauté de ruines imposantes.

Son éloquence porte, dans la défense de la religion, cette angoisse et cette haute mélancolie que d’autres ont rencontrées dans le doute. Il s’attache à la croix, comme un naufragé à la planche du salut. Au sentiment de notre grandeur et de notre misère, il associe l’accent d’un cœur qui a souffert. De là, ce style incomparable qui se colore, s’échauffe, rayonne, allie l’audace à la simplicité, le raisonnement et la logique la plus pressante, à l’imagination et à la sensibilité. On s’élève, on se purifie dans les heures qu’on passe en tête à tête avec cet athlète, ce héros, ce martyr du monde moral et invisible281.

L’imagination

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature, sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon282 où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l’ardeur de la charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître : si la nature lui a donné une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je pane la perte de la gravité de notre sénateur.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté 283, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer 284.

Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l’écrasement d’un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds285 ? Le ton de voix impose aux plus sages, et change un discours et un poème de face 286.

Les vaines apparences

L’affection ou la haine changent la justice de face ; et combien un avocat bien payé par avance, trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ! combien son geste hardi le fait-il paraître meilleur aux juges, dupés par cette apparence ! Plaisante raison, qu’un vent manie, et à tout sens !

Je ne veux pas rapporter tous les effets de l’imagination ; je rapporterais presque toutes les actions des hommes, qui ne branlent287 presque que par ses secousses.

Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillottent en chats fourrés288, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés, et des robes trop amples de quatre parties289, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre290 si authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle : ils s’établissent par la force, les autres par la grimace.

C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes : ces trognes291 armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et les légions qui les environnent, font trembler les plus fermes292. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires293.

S’ils avaient la véritable justice, si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés : la majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais, n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments, qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là en effet ils s’attirent le respect.

Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance294.

L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, dell’ Opinione, regina del mondo 295. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal, s’il y en a296.

Du divertissement297

On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable298 d’affaires, de l’apprentissage des langues et des sciences, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux ; ainsi on leur donne des charges et des affaires, qui les font travailler dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont 299, d’où, ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner ; et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer et à s’occuper toujours tout entiers.

Quand je m’y suis mis300 quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls, et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouvera insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche la conversation et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison301, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective302 , qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant, qu’on s’imagine un roi accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent 303 des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait eh effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit dans l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert.

L’ennui et ses effets304

Ceux qui font les philosophes, et qui croient que le monde305 est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort, et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit. Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils cherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient, comme ils devraient le faire306 s’ils y pensaient bien, qu’ils ne cherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient, leurs adversaires sans repartie307. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes308; ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non la prise309, qu’ils recherchent.

L’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion310 ; et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffit pour le divertir.

Mais, direz-vous, quel objet311 a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi312, les autres suent313, dans leur cabinet, pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici ; et tant d’autres s’exposent aux derniers périls, pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise314, et aussi sottement à mon gré. Et enfin, les autres se tuent315 pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent ; et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus, s’ils avaient cette connaissance.

Le jeu

Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour316, à la charge317 qu’il ne joue point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il cherche l’amusement du jeu, et non le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffe pas318, et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche : un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe 319 lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion, et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé320.

La chasse

D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique321, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage : l’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si l’on peut gagner sur lui322 de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là.

Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion, ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin323 et malheureux. Sans divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition324, qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez-y garde. Qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes325 ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les envoie à leurs maisons des champs326, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leurs besoins, ils ne laissent pas327 d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

L’homme et l’univers

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet328, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi329 comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d’en sortir. Et sur cela330, j’admire331 comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi, d’une semblable nature : je leur demande S’ils sont mieux instruits que moi ; ils me disent que non, et sur cela, ces misérables égarés332, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants333, s’y sont donnés, et s’y sont attachés. Pour moi, je n’ai pu y prendre d’attache, en considérant combien il y a plus d’apparence334 qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai recherché si ce Dieu n’a pas laissé quelques marques de soi335.

Le roseau pensant

L’homme n’est qu’un roseau336 le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

La vérité

C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaye d’opprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puis-santé détruit la moindre ; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge ; mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins337 que les choses338 soient égales ; car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque ; au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu339.

Epitaphe D’Étienne Pascal
Composée par son fils Blaise Pascal340

Ci-gît, Etienne Pascal.

Illustre par son grand savoir qui a été reconnu des savants de toute l’Europe ; plus illustre encore par sa grande probité, qu’il a exercée dans les charges341 et les emplois dont il a été honoré ; mais beaucoup plus illustre par sa piété exemplaire, il a goûté de la bonne et de la mauvaise fortune, afin qu’il fût reconnu en tout pour ce qu’il était. On l’a vu modéré dans la prospérité, et patient dans l’adversité. Il a eu recours à Dieu dans le malheur, et lui a rendu grâces dans le bonheur. Son cœur a été tout entier342 à son Dieu, à son roi, à sa famille et à ses amis. Il a eu du respect pour les grands, et de l’amour pour les petits343 ; et il a plu à Dieu de couronner toutes les grâces de la nature qu’il lui avait départies, d’une grâce divine qui a fait que son grand amour pour Dieu a été le fondement, le soutien et le comble de toutes ses autres vertus.

Toi qui vois344, dans cet abrégé, la seule chose qui nous reste d’une si belle vie, admire345 la fragilité de toutes les choses présentes ; pleure la perte que nous avons faite ; rends gloire à Dieu d’avoir laissé quelque temps à la terre la jouissance de ce trésor, et prie sa bonté de combler de sa gloire éternelle celui qu’il avait comblé ici-bas de plus de grâces et de vertus que l’étendue d’une épitaphe ne permet d’en écrire.

Ses enfants, accablés de douleur, ont fait poser cette épitaphe en ce lieu, qu’ils ont composée de l’abondance du cœur, pour rendre hommage à la vérité, et ne paraître pas ingrats envers Dieu346.

Parabole

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine347 de trouver leur roi, qui s’était perdu, et ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut348 enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas le roi que ce peuple cherchait, et que le royaume ne lui appartenait pas. Ainsi, il avait une double pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que 349 ce n’était que le hasard qui l’avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l’autre : c’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec lui-même350.

Nicole
1625-1695

Né à, Chartres, fils d’un avocat au Parlement, professeur de belles lettres à Port-Royal, associé aux traverses et aux épreuves de l’indomptable docteur janséniste, le grand Arnauld, dont il partagea l’exil, Pierre Nicole fut laborieux, résigné, pieux, soumis, indulgent, modeste, soucieux avant tout du repos et de la paix, aussi pressé de fuir la gloire que d’autres le sont de la rechercher. Il se vit emporté malgré lui dans l’orageuse destinée de ses amis, et la fortune prit comme un malin plaisir à le jeter dans les controverses d’une polémique qui répugnait à son caractère.

Ses Essais de morale sont le miroir de son âme tendre et recueillie. Si l’on n’y trouve ni la vivacité piquante de la Bruyère, ni l’énergie de Pascal, ni l’enjouement de Montaigne, on y goûte la chaleur sympathique d’une raison sereine qui tend à maîtriser les passions en affermissant les croyances. C’est nourrissant, pratique, juste, clair et proportionné. « Je le lis, disait madame de Sévigné, avec un plaisir qui m’enlève ? il faudrait en faire du bouillon pour l’avaler. » Conseillons Nicole aux esprits qui ont besoin d’être mis à un régime sain et substantiel351.

L’esprit de dispute

Il est difficile de ne pas perdre de vue la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a guère d’action qui excite plus les passions. Nous entrons en inimitié premièrement contre les raisons 352, et puis contre les personnes. Nous n’apprenons à disputer que pour contredire, et, chacun contredisant et étant contredit, il en arrive que le fruit de la dispute est d’anéantir la vérité. L’un va en Orient, et l’autre en Occident353. On perd le principal354, et l’on s’écarte dans la presse des incidents ; au bout d’une heure de tempête, on ne sait ce qu’on cherche : l’un est en bas, l’autre est en haut, l’autre à côté ; l’un se prend à un mot, l’autre à une similitude355 l’autre n’écoute et n’entend plus 356 ce qu’on lui oppose357  !

(Logique de Port-Royal.)

Les vertus

Il y a des vertus qui brillent et qui éclatent, et il y en a qui sont cachées, mais qui sont très-réelles. Il se trouve dans certaines âmes une plénitude de volonté358 qui renferme l’essence de toutes les vertus. Elles sont pénitentes, charitables, patientes, pauvres, sans avoir eu d’occasions extérieures de pratiquer ces vertus, et lors même que, par leur état, elles sont dans l’impuissance d’en faire les actions. Il y a des pauvres vraiment riches, et des riches vraiment pauvres359. Il y a des martyrs devant Dieu, qui ne le sont point devant les hommes360, comme il y a des martyrs devant les hommes, qui ne le sont pas devant Dieu. C’est ce qui fait voir qu’il n’y a que Dieu qui soit le véritable juge de la vertu, et que nous ne pouvons en avoir que des conjectures souvent trompeuses et toujours incertaines361: ce qui doit nous porter d’une part à nous défier de nos meilleures actions, parce que nous ne savons pas de quelle disposition elles naissent, fausse ou vraie, imparfaite ou parfaite, faible ou forte ; et de l’autre, à ne nous préférer jamais à personne, à cause de ces actions, parce que peut-être ceux qui ne les ont jamais faites en possèdent en perfection les dispositions, ce qui est ce que Dieu regarde le plus362.

La lecture

Il faut considérer que l’étude est la culture et la nourriture de notre esprit363. Ce que nous lisons entre dans notre mémoire, et y est reçu comme un aliment qui nous nourrit, et comme une semence qui produit dans les occasions des pensées et des désirs364. Si l’on ne prend point indifféremment toute sorte d’aliments, et si l’on évite avec soin tous ceux qui nous peuvent nuire ; si l’on ne sème pas dans ses terres toutes sortes de semences, mais seulement celles qui sont utiles, combien doit-on encore apporter plus de discernement à ce qui sert de nourriture à notre esprit, et ce qui doit être la semence de nos pensées365 ? car ce que nous lisons aujourd’hui avec indifférence se réveillera366 dans les occasions, et nous fournira, sans même que nous nous en apercevions, des pensées qui seront une source de bien ou de mal. Mais, dans la nourriture du corps, l’on distingue d’ordinaire par le goût même ce qui nuit à la santé. Il n’en est pas de même dans les aliments de l’âme. Nous n’avons point naturellement de goût spirituel, qui distingue les bons aliments des mauvais. Nous trouvons même quelquefois les poisons plus agréables que les meilleures nourritures, tant notre goût spirituel est corrompu367. Et ainsi il faut suppléer par une attention toute particulière à cette corruption de notre esprit, et c’est une des manières dont nous devons pratiquer cet avertissement du Sage 368 :

« Appliquez-vous avec tout le soin possible à la garde de votre cœur ; » ce qui nous doit porter à veiller avec soin sur tout ce qui entre dans un vase si précieux369.

Les beautés de la nature

Ceux qui savent estimer les choses leur juste prix ne trouvent point de lieux laids ; car on voit en tous lieux le ciel et la terre, qui sont des spectacles capables de les remplir d’admiration370. Ils ne se mettent guère en peine d’y ajouter les embellissements de l’art, parce qu’ils y trouvent peu de beauté, en comparaison de ces grands objets qui les occupent, et qui leur suffisent. Ils se plaisent même davantage dans un bois sauvage et épais, que371 dans les lieux les plus ornés, parce qu’ils n’y voient rien qui les fasse souvenir des hommes, et rien qui ne les fasse souvenir de Dieu372.

Les gens du monde, au contraire, ne se plaisent que dans les ouvrages des hommes. Un lieu sauvage leur paraît hideux et insupportable. Il leur faut des parterres bien dressés, des palissades bien taillées, des allées bien droites, et d’autres bagatelles de cette nature373. Ils ne savent pas se consulter eux-mêmes, et apprendre de leur cœur que toutes ces choses n’ajoutent rien d’elles-mêmes à leur plaisir, et que tout ce qu’elles y contribuent ne vient que de leur vanité ; car la raison pour quoi les gens du monde aiment tous les ornements de l’art, et sont si peu touchés des beautés de la nature, c’est qu’ils voient bien que ceux qui ne sont pas riches comme eux ne sont pas capables de les avoir ; ainsi, ces choses artificielles les distinguent du commun du monde. Il est permis à chacun de demeurer dans un bois ; mais il n’y a que les riches qui puissent avoir des parterres374.

Dieu et la vérité

La vérité étant Dieu même, et ayant une force invincible, contre laquelle tous les efforts des hommes ne peuvent rien, elle n’a pas besoin de leur secours, elle subsiste par elle-même, elle les soutient, et n’est point soutenue par eux375. Ce n’est donc que par charité, que Dieu a obligé les hommes de confesser et de défendre la vérité ; c’est un honneur infini376 qu’il leur a fait ; mais ils s’en rendent bien indignes, s’ils se fâchent377 des occasions de confesser la vérité qui se présentent, s’ils sont en colère contre ceux qui les y engagent, s’ils le font avec chagrin, avec crainte, avec tristesse, et non pas avec cette joie spirituelle que nous doit donner la promesse que Jésus-Christ nous fait, qu’il confessera devant son père ceux qui l’auront confessé en ce monde378.

La solitude

Les hommes aiment à penser à eux d’une certaine manière, en jugeant qu’on les estime, qu’on les honore, qu’ils sont grands, puissants. C’est pourquoi la conversation et la vue du monde est si agréable ; car cela vient de ce qu’elle excite des pensées de cette nature379.

Au contraire, la solitude est désagréable à la plupart des gens, parce qu’elle ne leur fournit pas assez de pensées qui leur plaisent. La nature est déplaisante à beaucoup de monde, parce que les images qu’elle fournit, n’étant pas aidées de la voix et de mille autres circonstances qui accompagnent la parole, elles380 sont trop sombres et trop obscures381.

Pour se plaire donc dans les forêts, il faut entendre le langage des forêts ; car toutes les créatures ont un langage, c’est-à-dire qu’elles peuvent exciter des pensées. Ceux en qui elles en excitent suffisamment peuvent se plaire dans la solitude, et ils s’y plaisent d’autant plus innocemment, que ces images qu’elle leur fournit leur représentent plutôt la grandeur de Dieu que leur propre grandeur, et qu’elles leur parlent peu d’eux-mêmes et beaucoup de Dieu : c’est l’avantage de la solitude 382.

L’ambition383

Quand on marche dans la campagne, la vue se borne par un certain cercle. On a beau avancer384 par un endroit, le cercle avance comme nous, et l’on voit toujours autant d’espace devant soi. Les enfants s’imaginent qu’en allant, ils parviendront au bout de ce cercle ; mais les hommes sages se rient de leur simplicité. Les ambitieux, de même, s’imaginent que, quand ils seront arrivés à un certain état, ils ne désireront plus rien ; ils se trompent comme les enfants. Le cercle se reculera, ils verront toujours de nouvelles grandeurs à acquérir, et ils croiront le pouvoir faire ; mais en considérant l’ambition dans chaque partie du temps, elle est bornée par un certain hémisphère385, comme notre vue.

Le prisme

Les objets extérieurs ne sont colorés que quand les rayons qui nous les font voir passent par le prisme386, et qu’ils se brisent en passant, ce qu’on appelle réfraction. C’est le milieu par où ils passent qui leur donne cet éclat, et sans cela, ils nous paraîtraient387 à l’ordinaire. Rien de même ne paraît vif et agréable à notre esprit que ce qui passe par notre cœur. Le cœur388  est ce milieu qui altère la couleur naturelle des objets, et qui nous les fait paraître autres qu’ils ne sont en effet. Et cela est vrai à l’égard de toutes choses ; car comme un prisme colore toutes sortes d’objets, et aussi bien les plus difformes que les plus beaux ; que389 rien n’est affreux quand on le voit par ce milieu qui change la boue en pierres précieuses ; de même les plus indignes objets passant par notre cœur y peuvent avoir un éclat et une couleur trompeuse qui nous les peut rendre agréables390.

Madame de Sévigné
1626-1696

Née à Paris, orpheline à six ans, élevée par son oncle l’abbé de Livry, instruite par Chapelain et Ménage qui lui enseignèrent le latin, l’espagnol et l’italien, Marie de Rabutin-Chantal épousa le marquis de Sévigné qui, tué en duel, la laissa veuve à vingt-cinq ans. Réparer les brèches d’une fortune compromise, établir son fils, adorer sa fille, madame de Grignan, se lamenter sur son éloignement, voir et revoir la chère absente, lui raconter ses tendresses et les nouvelles du jour dans toute leur primeur, les commenter avec une verve étincelante, depuis le procès de Fouquet jusqu’à la disgrâce de M. de Pomponne, depuis la mort de Turenne jusqu’à celle de Vatel, sans oublier la pluie et le beau temps, en un mot laisser causer son esprit et son cœur : voilà toute sa vie.

Ses lettres sont le chef-d’œuvre du genre épistolaire, et lui assurent une gloire sur laquelle on a épuisé toutes les formes de la louange. Tendre, enjouée, rêveuse, malicieuse, compatissante, pathétique et parfois sublime, sans y penser, elle est aussi prompte au sourire qu’aux larmes ; elle raille sans amertume, elle badine sans licence comme sans pruderie, elle prend le ton des sujets les plus divers avec une souplesse qui ravit » et un abandon qui défie l’art le plus accompli. Parmi les Françaises illustres dont la postérité se souvient, nulle ne lui est supérieure par l’imagination, la sensibilité, la verve d’une gaieté qui coule de source, la franchise d’un naturel parfait, enfin par les qualités brillantes qui sont l’ornement d’une raison solide.

Son cœur valut son esprit. Ame chevaleresque, elle resta fidèle à l’infortune trop méritée de Fouquet, et à la vieillesse assombrie de Corneille que désertait l’ingratitude publique. Les effusions passionnées de l’amour maternel furent sa seule et charmante folie.

Lettre de regrets

A Madame De Grignan

Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre ; je ne l’entreprendrai pas391 aussi. J’ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu’elle fait l’éloignent de moi. Je m’en allai donc à Sainte-Marie392, toujours pleurant, et toujours mourant : il me semblait qu’on m’arrachait le cœur393 et l’âme ; et en effet, quelle rude séparation ! Je demandai la liberté d’être seule ; on me mena dans la chambre de Madame du Housset, on me fit du feu ; Agnès me regardait sans me parler, c’était notre marché394 ; j’y passai jusqu’à cinq heures sans cesser de sangloter : toutes mes pensées me faisaient mourir.

J’écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton ; j’allai ensuite chez Madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par la part qu’elle y prit. Elle était seule, et malade, et triste de la mort d’une sœur religieuse ; elle était comme je la pouvais désirer395. M. de la Rochefoucauld y vint ; on ne parla que de vous, de la raison que j’avais d’être touchée396, et du dessein de parler comme il faut à Melusine397. Je vous réponds qu’elle sera bien relancée.

Je revins enfin à huit heures ; mais en entrant ici, bon Dieu ! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j’entrais toujours, hélas ! j’en trouvai les portes ouvertes ; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris ? Les réveils de la nuit ont été noirs398, et le matin, je n’étais point avancée d’un pas pour le repos de mon esprit. L’après-dînée se passa avec Madame de la Tronche à l’Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre qui me remit dans les premiers transports, et, ce soir, j’achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j’apprendrai des nouvelles ; car, pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici ; toute ma lettre serait pleine de compliments, si je voulais399.

L’automne

Au Comte de Bussy-Rabutin

Je suis venue ici achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles ; elles sont encore toutes aux arbres, elles n’ont fait que changer de couleur : au lieu d’être vertes, elles sont aurore, et de tant de sortes d’aurore400, que cela compose un brocart401 d’or riche et magnifique que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer 402. Je suis logée à l’hôtel de Carnavalet. C’est une belle et grande maison ; je souhaite d’y être longtemps, car le déménagement m’a beaucoup fatiguée. J’ai reçu ici votre lettre403 de Bussy. Vous me parlez fort bien en vérité de Racine et de Despréaux404. Le roi leur a dit, il y a quatre jours : « Je suis fâché que vous ne soyez pas venus à cette dernière campagne ; vous auriez vu la guerre, et votre voyage n’eût pas été long. » Racine lui répondit : « Sire, nous sommes deux bourgeois qui n’avons que des habits de ville, nous en commandâmes de campagne ; mais les places que vous attaquiez furent plus tôt prises que nos habits ne furent faits405. » Cela fut reçu agréablement. Ah ! que je connais un homme de qualité406 à qui j’aurais bien plutôt fait écrire mon histoire qu’à ces bourgeois-là407, si j’étais son maître. C’est cela qui serait digne de la postérité !...

Sur la campagne et la Fontaine

A Madame de Grignan

Je partis hier assez matin de Paris ; j’allai dîner à Pomponne ; j’y trouvai notre bonhomme408  qui m’attendait : je n’aurais pas voulu manquer à lui dire adieu. Je le trouvai dans une augmentation de sainteté qui m’étonna : plus il approche de la mort, plus il s’épure. Il me gronda très sérieusement, et, transporté de zèle et d’amitié pour moi, il me dit que j’étais folle de ne point songer à me convertir ; que j’étais une jolie païenne409 ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur ; que cette sorte d’idolâtrie était aussi dangereuse qu’une autre410, quoiqu’elle me parût moins criminelle ; qu’enfin je songeasse à moi : il me dit tout cela si fortement, que je n’avais pas le mot à dire. Enfin, après six heures de conversation très-agréable, quoique très-sérieuse, je le quittai, et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai411 : le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le printemps dans nos forêts ; je m’y suis promenée tout le soir, toute seule ; j’y ai trouvé toutes mes tristes pensées ; mais je ne veux plus vous en parler. J’ai destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où je suis étourdie412 de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Ce soir, je m’en retourne à Paris pour faire mon paquet413, et vous l’envoyer.

Je vais toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne414 ; il est vrai que nous ferons des vies bien différentes, je serai troublée dans la mienne par les États, qui me viendront tourmenter à Vitré, sur la fin du mois de juillet ; cela me déplaît fort. Votre frère n’y sera plus en ce temps-là. Ma fille, vous souhaitez que le temps marche pour nous revoir ; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée415 ; il vous obéira trop exactement, et, quand vous voudrez le retenir, vous n’en serez plus la maîtresse416. J’ai fait autrefois les mêmes fautes que vous ; je m’en suis repentie, et, quoique le temps ne m’ait pas fait tout le mal qu’il fait aux autres, il ne laisse pas de m’avoir ôté mille petits agréments, qui ne laissent que trop de marques de son passage417.

Vous418 trouvez donc que vos comédiens ont bien de l’esprit de dire des vers de Corneille. En vérité, il y en a de bien transportants419 ; j’en ai apporté ici un tome qui m’amusa fort hier au soir. Mais n’avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de la Fontaine qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés ? Nous en étions ravis, l’autre jour, chez M. de la Rochefoucauld ; nous apprîmes par cœur420 celle du Singe et du Chat.

D’animaux malfaisants c’était un très-bon plat :
Ils n’y craignaient tous deux aucun, quel qu’il pût être.
Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
L’on ne s’en prenait point aux gens du voisinage :
Bertrand dérobait tout ; Raton de son côté,
Etait moins attentif aux souris qu’au fromage.

Et le reste. Cela est peint ; et la Citrouille, et le Rossignol ; cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles. Que dites-vous, mon enfant, de l’infinité de cette lettre ? si je voulais, j’écrirais jusqu’à demain. Conservez-vous, c’est ma ritournelle421 continuelle ; ne tombez point, gardez quelquefois le lit. Depuis que j’ai donné à ma petite422 une nourrice comme celle du temps de François Ier, je crois que vous devez honorer tous mes conseils. Votre portrait triomphe423 sur ma cheminée ; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à Paris, et à la cour, et à Livry ; enfin, ma fille, il faut bien que vous soyez ingrate ; le moyen de rendre tout cela424 ? Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c’est toujours la même chose. J’embrasserais ce fripon de Grignan, si je n’étais fâchée contre lui.

Maître Paul mourut il y a huit jours ; notre jardin en est tout triste425.

La table au Château de Grignan426

Au Comte de Coulanges

Parlons un peu de la cruelle et continuelle chère427 que l’on fait, en ce temps-ci ; ce ne sont pourtant que les mêmes choses qu’on mange partout : des perdreaux, cela est commun ; mais il n’est pas commun qu’ils soient tous comme lorsque à Paris chacun les approche de son nez, en faisant une certaine mine, et criant : « Ah, quel fumet428 ! sentez un peu ; » nous supprimons tous ces étonnements ; ces perdreaux sont tous nourris de thym, de marjolaine, et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets 429. Il n’y a point à choisir ; j’en dis autant de nos cailles grasses, dont il faut que la cuisse se sépare du corps à la première semonce430 ; elle n’y manque jamais, et des tourterelles, toutes parfaites aussi, comme les melons, les figues et les muscats. Si nous voulions, par quelque bizarre fantaisie, trouver un mauvais melon, nous serions obligés de le faire venir de Paris, il ne s’en trouve point ici ; les figues sont blanches et sucrées431, les muscats comme des grains d’ambre432 que lion peut croquer, et qui vous feraient fort bien tourner la tête, si vous en mangiez sans mesure, parce que c’est comme si l’on buvait à petits traits du plus exquis vin de Saint-Laurent433. Mon cher cousin, quelle vie ! vous la connaissez sous de moindres degrés de soleil : elle ne fait point du tout souvenir de celle de la Trappe434. Voyez dans quelle sorte de détails je me suis jetée : c’est le hasard qui conduit nos plumes435 ; je vous rends ceux que vous m’avez mandés436, et que j’aime tant ; cette liberté est assez commode ; on ne va pas chercher bien loin le sujet de ses lettres,

L’incendie

Je vous avoue que j’ai une extraordinaire envie de savoir de vos nouvelles ; songez, ma chère bonne, que je n’en ai point eu depuis la Palisse ; je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu’à Lyon, ni de votre route jusqu’en Provence : je me dévore437, en un mot ; j’ai une impatience qui trouble mon repos. Je suis bien assurée qu’il me viendra des lettres ; je ne doute point que vous ne m’ayez écrit ; mais je les attends, et je ne les ai pas : il faut se consoler, et s’amuser en vous écrivant.

Vous saurez, ma petite, qu’avant-hier, mercredi, après être revenue de chez Madame de Coulanges, je songeai à me coucher : cela n’est pas extraordinaire ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’à trois heures après minuit, j’entendis crier au voleur, au feu, et ces cris si près de moi et si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici ; je crus même entendre qu’on parlait de ma petite fille ; je ne doutai pas438 qu’elle ne fût brûlée. Je me levai, dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement439 qui m’empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement, qui est le vôtre ; je trouvai tout dans une grande tranquillité ; mais je vis la maison de Guitaut tout en feu440 ; les flammes passaient par-dessus la maison de Madame de Vauvineux. On voyait, dans nos cours441, une clarté qui faisait horreur : c’étaient des cris, c’était une confusion, c’étaient des bruits épouvantables, des poutres et des solives qui tombaient442.

Je fis ouvrir ma porte, je dépêchai mes gens au secours. M. de Guitaut m’envoya une cassette de ce qu’il y a de plus précieux ; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour bâiller443 comme les autres. J’y trouvai M. et Madame de Guitaut quasi nus, Madame de Vauvineux, l’ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite de Vauvineux qu’on portait tout endormie chez l’ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d’argent qu’on sauvait chez lui. Madame de Vauvineux faisait démeubler. Pour moi, j’étais comme dans une île444; j’avais grand’pitié de mes pauvres voisins. Madame Guéton et son frère donnaient de très-bons conseils ; nous étions tous dans la consternation : le feu était si allumé qu’on n’osait en approcher, et l’on n’espérait la fin de cet embrasement qu’avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut.

Il faisait pitié ; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage ; sa femme s’attachait à lui, qui le retenait avec violence445 ; il faisait pitié. Enfin il me pria de tenir sa femme, je le fis : il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme, et qu’elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers ; il ne put approcher du lieu où ils étaient. Enfin il revint à nous dans cette rue où j’avais fait asseoir sa femme. Des capucins446 pleins de charité et d’adresse, travaillèrent si bien qu’ils coupèrent le feu. On jeta de l’eau sur le reste de l’embrasement, et enfin « le combat finit faute de combattants447, » c’est-à-dire, après que le premier et le second étage de l’antichambre, et de la petite chambre, et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été entièrement consumés.

Vous m’allez demander comment le feu s’était mis à cette maison : on n’en sait rien ; il n’y en avait point dans l’appartement où il a pris. Mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n’aurait-on point faits de l’état où nous étions tous 448 ! Guitaut était nu en chemise, avec des chausses ; Madame de Guitaut était nu-jambes, et avait perdu une de ses mules de chambre ; Madame de Vauvineux était en petite jupe, sans robe de chambre : tous les valets, tous les voisins en bonnets de nuit. L’ambassadeur était en robe de chambre, et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la Sérénissime 449 ; mais son secrétaire était admirable : vous parlez de la poitrine d’Hercule ; vraiment celle-ci était bien autre chose ; on la voyait tout entière ; elle est blanche, grasse, potelée, et surtout sans aucune chemise, car le cordon qui la devait attacher avait été perdu à la bataille. Voilà les tristes nouvelles de notre quartier. Je prie M. Deville450 de faire tous les soirs une ronde pour voir si le feu est éteint partout ; on ne saurait trop avoir de précaution pour éviter ce malheur. Je souhaite que l’eau vous ait été favorable, et je prie Dieu qu’il vous garantisse de tous les maux.

Une noce

A sa fille

J’ai été à cette noce de Madame de Louvois. Que vous dirai-je ? magnificence, illumination, toute la France, habits rebattus et brochés d’or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués451 ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce que l’on dit, les civilités sans savoir à qui l’on parle, les pieds entortillés dans les queues ; du milieu de tout cela, il sortit quelque question de notre société, à quoi ne m’étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l’ignorance et dans l’indifférence de ce qui est. O vanité des vanités452 !

Un courtisan pris au piège

Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers453 ; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comme il faut s’y prendre. Il fit l’autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli454. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : « Monsieur le maréchal, je vous prie, lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu’on sait que depuis peu j’aime les vers, on m’en apporte de toutes les façons. » Le maréchal, après avoir lu, dit au Roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement de toutes choses455 ; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. » Le Roi se mit à rire, et lui dit : « N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat ? — Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom. — Oh bien ! dit le Roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement ; c’est moi qui l’ai fait. — Ah ! Sire, quelle trahison ! que Votre Majesté me le rende ; je l’ai lu brusquement. — Non. Monsieur le maréchal ; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. » Le Roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l’on puisse faire à un vieux courtisan456. Pour moi qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le Roi en fit là-dessus, et qu’il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité 457.

La mort de Vatel458

Il est dimanche, 26 avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ceci n’est pas une lettre, c’est une relation que vient de me faire Moreuil à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly, touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé459  ; voici l’affaire en détail : Le Roi arriva jeudi au soir ; la chasse, les lanternes, le clair de lune, la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa : il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où460 l’on ne s’était point attendu. Cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville461 : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu’il put.

Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du Roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à la tête. Gourville le dit à M. le Prince ; M. le Prince alla jusque dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien, rien n’était si beau que le souper du Roi. » Il dit : « Monseigneur, votre bonté m’achève 462 ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit M. le Prince, ne vous fâchez point, tout va bien. » La nuit vient, le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage463 ; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée ; il lui demanda : « Est-ce là tout ? » Il lui dit : « Oui, Monsieur. » Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Il attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne viennent point ; sa tête s’échauffait, il croit qu’il n’aura point d’autre marée ; il trouve Gourville, et lui dit : « Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci464; j’ai de l’honneur, de la réputation à perdre. » Gourville se moqua de lui.

Vatel monta à sa chambre, met son épée contre la porte et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient pas mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang ; on court à M. le Prince qui fut au désespoir. M. le Duc pleura ; c’était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne465 . M. le Prince le dit au Roi fort tristement. On dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière ; on le loua fort, on loua, et on blâma son courage. Le Roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu’il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout le reste ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi ; mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel.

Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel ; elle le fut466 : on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquille, tout était enchanté467. Hier, qui était samedi, on fit encore de même ; et le soir, le Roi alla à Liancourt, où il doit demeurer aujourd’hui. Voilà ce que m’a dit Moreuil pour vous le mander. Je jette mon bonnet par-dessus le moulin, et je ne sais rien du reste468.

La douleur de Madame de Longueville
apprenant la mort de son fils

A Madame De Grignan

Il m’est impossible de me représenter l’état où vous avez été, ma chère enfant, sans une extrême émotion ; et, quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci ! je ne puis tourner les yeux sur le passé sans une horreur qui me trouble. Hélas ! que j’étais mal instruite d’une santé qui m’est si chère ! qui m’eût dit dans ce temps-là : Votre fille est plus en danger que469 si elle était à l’armée ? j’étais bien loin de    le    croire. Faut-il    donc que je me    trouve    cette    tristesse    avec tant d’autres    qui sont présentement    en    mon cœur ? Le péril extrême où se trouve mon fils, la guerre qui s’échauffe470 tous les jours, les courriers qui n’apportent plus que la mort de quelqu’un de nos amis ou de nos connaissances, et qui peuvent apporter pis ; la crainte que l’on a des mauvaises nouvelles, et la curiosité qu’on a de les apprendre ; la désolation de ceux qui sont outrés471 de douleur, et avec qui je passe une partie de ma vie ; l’inconcevable état de ma tante472 et l’envie que j’ai de vous voir, tout cela me déchire, me tue et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu’en vérité il faut que j’aie une bonne santé pour y résister. Vous n’avez jamais vu Paris comme il est ; tout le monde pleure, ou craint de pleurer ! L’esprit tourne à la pauvre madame de Nogent473; madame de Longueville474 fait fendre le cœur, à ce qu’on dit ; je ne l’ai point vue, mais voici ce que je sais :

Mademoiselle de Vertus475 était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours ; on est allé la quérir, avec M. Arnauld, pour dire cette terrible nouvelle. Mademoiselle de Vertus n’avait qu’à se montrer ; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu’elle parut : « Ah ! mademoiselle ! comment se porte monsieur mon frère ? » Sa pensée n’osa aller plus loin. — « Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu un combat… Et mon fils ? » On ne lui répondit rien476. — « Ah ! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort ? — Madame, je n’ai point de parole pour vous répondre. — Ah ! mon cher fils ! Est-il mort sur-le-champ ? n’a-t-il pas eu un seul moment ? Ah ! mon Dieu ! quel sacrifice ! » Et là-dessus, elle tombe sur son lit, et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle prend des bouillons477, parce que Dieu le veut ; elle n’a aucun repos ; sa santé, déjà très-mauvaise, est visiblement altérée ; pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu’elle puisse vivre après une telle perte478.

Un grand seigneur

L’archevêque de Reims revenait hier fort vite de Saint-Germain : c’était comme un tourbillon479; il croit bien être grand seigneur, mais ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra ; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare. Ce pauvre homme veut se ranger ; son cheval ne veut pas ; et enfin le carrosse et les six « chevaux renversent l’homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus que le carrosse en fut versé et renversé. En même temps, l’homme et le cheval, au lieu de s’amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l’un sur l’autre, s’enfuient, et courent encore, pendant que les laquais de l’archevêque, et le cocher, et l’archevêque même, se mettent à crier : Arrête, arrête ce coquin ; qu’on lui donne cent coups. L’archevêque, en racontant ceci, disait : « Si j’avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras, et coupé les oreilles480. »

Une nouvelle de cour

A Madame de Grignan

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie481; enfin une chose dont on ne trouve qu’un exemple dans les siècles passés ; encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon ? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame d’Hauterive ; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue482 ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne ne puis me résoudre à la dire, devinez-la, je vous le donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun483 épouse dimanche, au Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit : Voilà qui est bien difficile à deviner ; c’est madame de La Vallière ? Point du tout, madame. C’est donc mademoiselle de Retz ? Point du tout, vous êtes bien provinciale. Vraiment nous sommes bien bêtes, dites-vous, c’est mademoiselle Colbert ? Encore moins. C’est assurément mademoiselle de Créqui ? Vous n’y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire : il épouse dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de...

Mademoiselle… devinez le nom : il épouse Mademoiselle, ma foi ! par ma foi ! ma foi jurée ! Mademoiselle, la grande Mademoiselle ; Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; mademoiselle d’Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur 484. Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu’on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer ; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison : nous en avons fait autant que vous. Adieu ; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

La fenaison

A M. de Coulanges

Savez-vous ce que c’est que faner ? il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde ; c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement ; le seul Picard485 me vint dire qu’il n’irait pas, qu’il n’était pas entré à mon service pour cela, que ce n’était pas son métier, et qu’il aimait mieux s’en aller à Paris486. Ma foi ! la colère m’a monté à la tête ; je songeai que c’était la centième sottise qu’il m’avait faite ; qu’il n’avait ni cœur, ni affection : en un mot, la mesure était comble. Je l’ai pris au mot, et quoi qu’on m’ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C’est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne le blâmez point, et songez que c’est le garçon du monde qui aime le moins à faner487, et qui est le plus indigne qu’on le traite bien,

La vie et la mort

Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie : je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvois retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement488 qui m’embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte, cela m’assomme489. Et comment en sortirai-je ? par où ? par quelle porte490 ? quand sera-ce ? en quelle disposition ? souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? aurai-je un transport au cerveau ? mourrai-je d’un accident ? comment serai-je avec Dieu ? qu’aurai-je à lui présenter ? La crainte, la nécessité feront-elles mon retour vers lui ? n’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? que puis-je espérer ? suis-je digne du paradis ? suis-je digne de l’enfer ? Quelle alternative ! quel embarras ! Rien n’est si fou que de mettre son salut dans l’incertitude491; mais rien n’est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre : je m’abîme492 dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène que par493 les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement : point du tout ; mais, si on m’avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice ; cela m’aurait ôté bien des ennuis, et m’aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément. Mais parlons d’autre chose494.

Bossuet
1627-1704

Né à Dijon, dans une ville qui donna saint Bernard à la France, Jacques-Bénigne Bossuet fut promis à l’Église dès le berceau. Écolier extraordinaire, il allait d’instinct vers les intelligences royales, vers les plus divins des poëtes : Homère et Virgile furent ses maîtres, avant le jour où, dans la Bible, il reconnut le livre par excellence, la source même de son propre génie. On sait les exploits qui signalèrent en lui, dès l’abord, un de ces élus qui font miracle par un don de nature. Applaudi à l’hôtel de Rambouillet, admiré en Sorbonne par le grand Condé, il n’eut aucune impatience de se produire, et se déroba volontairement aux tentations de la faveur mondaine. Archidiacre de Metz, il se prépara pendant six années (1652-1659), à l’ombre du sanctuaire, aux triomphes que lui réservait l’avenir.

C’est de cette époque que date son essor. Familiarité hardie, pathétique ingénu, poésie de l’expression, brusques saillies d’imagination, élans impétueux, je ne sais quoi de vif et de soudain, tel est le caractère de ses premiers sermons : ils ont le feu de la jeunesse, et une grâce de nouveauté qui ravit. Il deviendra plus égal, plus châtié, plus maître de lui ; mais jamais souffle plus inspiré ne l’animera.

Ce fut en 1659, à l’âge de 32 ans, qu’il entra dans la sphère du règne mémorable dont il devait être le docteur, l’arbitre et l’oracle. Le carême du Louvre inaugura ces trente années, pendant lesquelles il se soutint dans la perfection par des coups d’éclat où son génie se renouvela sans cesse.

Louis XIV et Bossuet se reconnurent comme étant faits l’un pour l’autre. Dès lors, l’illustre prélat devint l’âme de son siècle, et mérita ce titre de Père de l’Église que la Bruyère lui décerna de son vivant. Théologien, philosophe, historien, polémiste, orateur, il est supérieur à toutes les louanges, et plus on étudie ses œuvres, plus on y découvre de profondeur.

Nulle parole humaine n’eut plus d’autorité. C’est que sa vie et ses discours se confondent : l’une ajoute aux autres la force des exemples. Tous ses écrits furent des actes par lesquels il se dévouait à l’accomplissement d’un devoir. Jamais il n’eut souci de l’éloge. Édifier, éclairer, diriger les âmes fut son unique ambition, et c’est de lui qu’on peut dire : « Il ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. » Dans cette éloquence si saine, si substantielle et si forte, on voit rayonner la beauté d’un caractère. Charmés par sa simplicité, transportés par ses accents sublimes, étonnés par ses hardiesses, nous aimons en même temps sa candeur, sa modération, sa droiture, sa bonté, sa raison et son bon sens. L’homme est égal à l’écrivain, et sa gloire si pure doit rester toujours une des religions de la France.

La royauté

Certes, ce ne sont ni les trônes, ni les palais, ni la pourpre, ni les richesses, ni les gardes qui environnent le prince, ni cette longue suite de grands seigneurs, ni la foule des courtisans, non495, non, ce ne sont pas. ces choses que j’admire le plus dans les rois. Mais quand je considère cette infinie multitude de peuples qui attend de leur protection son salut et sa liberté ; quand je vois que, dans un état policé, si la terre est bien cultivée, si les mers sont libres, si le commerce est riche et fidèle, si chacun vit dans sa maison doucement et avec assurance496, c’est un effet des conseils497 et de la vigilance du prince ; quand je vois que, comme un soleil, sa munificence porte sa vertu jusque dans les provinces les plus reculées, que ses sujets lui doivent, les uns leur honneur et leurs charges, les autres leur fortune et leur vie, tous la sûreté publique et la paix, de sorte qu’il n’y en a pas un seul qui ne doive le chérir comme un père : c’est ce qui me ravit, chrétiens ; c’est en quoi la majesté des rois me semble entièrement admirable ; c’est en cela que je les reconnais pour les vivantes images de Dieu, qui se plaît de remplir le ciel et la terre des marques de sa bonté, ne laissant aucun endroit de ce monde vide de ses bienfaits et de ses largesses498.

(Sermon sur Jésus-Christ, roi et pontife, Metz, 1654.)

L’homme et la nature

Il serait superflu de vous raconter comment l’homme sait ménager les éléments, après tant de sortes de miracles qu’il fait faire tous les jours aux plus intraitables, je veux dire au feu et à l’eau, ces deux grands ennemis, qui s’accordent néanmoins à nous servir dans des opérations si utiles et si nécessaires. Quoi plus499 ? il est monté jusqu’aux cieux ; pour marcher plus sûrement, il a appris aux astres à le guider dans ses voyages ; pour mesurer plus également sa vie, il a obligé500 le soleil à rendre compte, pour ainsi dire, de tous ses pas501. Mais laissons à la rhétorique cette longue et scrupuleuse énumération, et contentons-nous de remarquer en théologiens que Dieu ayant formé l’homme, dit l’oracle de l’Écriture, pour être le chef de l’univers, d’une si noble institution, quoique changée par son crime, il lui a laissé un certain instinct de chercher ce qui lui manque dans toute l’étendue de la nature. C’est pourquoi, si je l’ose dire, il fouille partout hardiment, comme dans son bien, et il n’y a aucune partie de l’univers où il n’ait signalé son industrie502.

Pensez maintenant, messieurs, comment aurait pu prendre un tel ascendant une créature si faible et si exposée, selon le corps, aux insultes de tous les autres, si elle n’avait eu son esprit, une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l’Esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance : non, non, il ne se peut503 autrement. Si un excellent ouvrier a fait quelque rare machine, aucun ne peut s’en servir que par les lumières qu’il donne. Dieu a fabriqué le monde comme une grande machine que sa seule sagesse pouvait inventer, que sa seule puissance pouvait construire. O homme ! il t’a établi pour t’en servir ; il a mis, pour ainsi dire, en tes mains toute la nature, pour l’appliquer à tes usages ; il t’a même permis de l’orner, et de l’embellir par ton art ; car qu’est-ce autre chose que l’art, sinon l’embellissement de la nature ? Tu peux ajouter quelques couleurs pour orner cet admirable tableau ; mais comment pourrais-tu faire remuer tant soit peu une machine si forte et si déli-cate ; ou de quelle sorte pourrais-tu faire.seulement un trait convenable dans une peinture si riche, s’il n’y avait en toi-même, et dans quelque partie de ton être, quelque art dérivé de ce premier art, quelques fécondes idées tirées de ces idées originales, en un mot quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque portion de cet esprit ouvrier504 qui a fait le monde505 ? Que s’il en est ainsi, chrétiens, qui ne voit que toute la nature conjurée ensemble n’est pas capable d’éteindre un si beau rayon de la puissance qui la soutient ; et qu’ainsi notre âme, supérieure au monde et à toutes les vertus qui le composent, n’a rien à craindre que de son auteur506 ?

Le néant des grandeurs

Comme les fleuves, quelque inégalité qu’il y ait dans leur course, sont en cela tous égaux, qu’ils viennent d’une source petite, de quelque rocher, ou de quelque motte do terre, et qu’ils perdent tous leurs eaux dans l’Océan ; là on ne distingue plus ni le Rhin, ni le Danube dans les petites rivières et les plus inconnues : ainsi les hommes commencent de même, et après avoir achevé leur course, après avoir fait, comme des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres, ils sont tous enfin confondus dans ce gouffre infime de la mort et du néant, où l’on ne trouve plus ni César, ni Alexandre, ni tous ces grands noms qui nous étonnent, mais la corruption et les vers, la cendre et la poussière qui nous égalent507.

(Précis d’un sermon pour la Nativité.)

Le temps passe

Cette verte jeunesse ne durera pas ; cette heure fatale viendra qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence ; la vie nous manquera, comme un faux ami508, au milieu de nos entreprises. Là, tous nos beaux desseins tomberont par terre509 ; là, s’évanouiront toutes nos pensées. Les riches de la terre, qui, durant cette vie, jouissent de la tromperie d’un songe agréable, et s’imaginent avoir de grands biens, s’éveillant tout à coup dans ce grand jour510 de l’éternité, seront tout étonnés de se trouver les mains vides. La mort, cette fatale ennemie, entraînera avec elle tous nos plaisirs, et tous nos honneurs dans l’oubli et dans le néant. Hélas ! on ne parle que de passer le temps : le temps passe, en effet, et nous passons avec lui ; et ce qui passe à mon égard par le moyen du temps qui s’écoule, entre dans l’Éternité qui ne passe pas, et tout se ramasse dans le trésor de la sagesse divine qui subsiste toujours. O Dieu éternel ! quel sera mon étonnement, lorsque le juge sévère qui préside dans l’autre siècle, où celui-ci nous conduit, nous représentant en un instant toute notre vie, nous dira d’une voix terrible : « Insensés que vous êtes, qui avez tant estimé les plaisirs qui passent, et qui n’avez pas considéré la suite qui ne passe pas. »

(Panégyrique de saint Bernard, 1655.)

La mort

C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses511. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement, de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c’est que l’homme ! Et celui qui le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s’applique rien, oublieux de sa destinée ; ou s’il passe dans son esprit quelque désir volage de s’y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées ; et je puis dire, messieurs, que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort, que d’enterrer les morts mêmes512.

La gloire

L’homme pauvre et indigent au dedans tâche de s’enrichir et de s’agrandir comme il peut ; et comme il ne lui est pas possible de rien ajouter à sa taille et à sa grandeur naturelle, il s’applique ce qu’il peut par le dehors513. Il pense qu’il s’incorpore514, si vous me permettez de parler ainsi, tout ce qu’il amasse, tout ce qu’il acquiert, tout ce qu’il gagne. Il s’imagine croître lui-même avec son train qu’il augmente, avec ses appartements qu’il rehausse, avec son domaine qu’il étend. Aussi, à voir comme il marche, vous diriez que la nature ne le contient plus ; et sa fortune enfermant en soi tant de fortunes particulières, il ne peut plus se compter pour un seul homme. Et, en effet, pensez-vous, messieurs, que cette femme vaine et ambitieuse puisse se renfermer en elle-même, elle qui a non-seulement en sa puissance, mais qui traîne sur elle, en des ornements, la subsistance d’une infinité de familles ; qui porte, dit Tertullien, en un petit fil autour de son cou des patrimoines entiers, et qui tâche d’épuiser au service d’un seul corps toutes les inventions de l’art, et toutes les richesses de la nature. Ainsi l’homme, petit en soi et honteux de sa petitesse, travaille à s’accroître, et à se multiplier dans ses titres, dans ses possessions, dans ses vanités : tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils, et ainsi du reste ; toutefois, qu’il se multiplie tant qu’il lui plaira : il ne faut toujours, pour L’abattre, qu’une seule mort. Mais il n’y pense pas, et dans cet accroissement infini que notre vanité s’imagine, il ne s’avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul néanmoins le mesure au juste515.

(Sermon sur la vaine gloire.)

La vanité littéraire

L’homme est vain de plus d’une sorte. Ceux-là pensent être les plus raisonnables, qui sont vains des dons de l’intelligence, les savants, les gens de littérature, les beaux esprits. A la vérité, chrétiens, ils sont dignes d’être distingués des autres, et ils font l’un des plus beaux ornements du monde516. Mais qui les pourrait supporter lorsque, aussitôt qu’ils se sentent un peu de talent, ils fatiguent toutes les oreilles de leurs faits et de leurs dits ? Et parce qu’ils savent arranger des mots, mesurer un vers, ou arrondir une période, ils pensent avoir droit de se faire écouter sans fin, et de décider de tout souverainement517. O justesse dans la vie, ô égalité dans les mœurs, ô mesure dans les passions, riches et véritables ornements de la nature raisonnable, quand est-ce que nous apprendrons à vous estimer ? Mais laissons les beaux esprits dans leurs disputes de mots, dans leur commerce518 de louanges, qu’ils se vendent les uns aux autres à pareil prix, et dans leurs cabales tyranniques, qui veulent usurper l’empire de la réputation et des lettres. Je voudrais n’avoir que ces plaintes ; je ne les porterais pas dans cette chaire. Mais dois-je dissimuler leurs délicatesses519 et leurs jalousies ? Leurs ouvrages leur semblent sacrés : y reprendre seulement un mot, c’est leur faire une blessure mortelle. C’est là que la vanité, qui semble naturellement n’être qu’enjouée, devient cruelle et impitoyable520. La satire sort bientôt des premières bornes, et d’une guerre de mots elle passe à des libelles diffamatoires, à des accusations outrageuses contre les mœurs et les personnes. Là on ne regarde plus combien les traits sont envenimés, pourvu qu’ils soient lancés avec art, ni combien les plaies sont mortelles à l’honneur, pourvu, que les morsures soient ingénieuses : tant il est vrai, chrétiens, que la vanité corrompt tout, jusqu’aux exercices les plus innocents de l’esprit, et ne laisse rien d’entier dans la vie humaine !

(Sermon sur l’honneur.)

Les beaux esprits

On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période, en un mot, à rendre agréables des choses non-seulement inutiles, mais encore dangereuses, comme521 à chanter un amour feint ou agréable, et à remplir l’univers des folies de leur jeunesse égarée.. Aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des autres ; ils tâchent, parmi les grands, dont ils flattent les erreurs et les faiblesses, de gagner des suffrages pour leurs vers. S’ils remportent, ou 522 qu’ils s’imaginent remporter l’applaudissement du public, enflés de ce succès, ou vain ou imaginaire, ils apprennent à mettre leur félicité dans des voix confuses, dans un bruit qui se fait dans l’air523, et prennent rang parmi ceux à qui le Prophète adresse ce reproche : « Vous qui vous réjouissez dans le néant. »

Que si quelque critique vient à leurs oreilles, avec un dédain apparent et une douleur véritable, ils se font justice à eux-mêmes524 ; de peur de les affliger, il faut bien qu’une troupe d’amis flatteurs prononce pour eux et les assure du public. Attentif à son jugement, où le goût, c’est-à-dire ordinairement la fantaisie et l’humeur, a plus de part que la raison, ils ne songent pas à ce sévère jugement où la vérité condamnera l’inutilité de leur vie, la vanité de leurs travaux, la bassesse de leurs flatteries, et à la fois le venin de leurs mordantes satires ou de leurs épigrammes piquantes, plus que tout cela, les douceurs et les agréments qu’ils auront versés sur le poison de leurs écrits ennemis de la piété et de la pudeur. Si leur siècle ne leur paraît pas assez favorable à leurs folies, ils attendront la justice de la postérité, c’est-à-dire qu’ils trouveront beau et heureux d’être loués parmi les hommes pour des ouvrages que leur conscience aura condamnés avec

Dieu même, et qui auront allumé autour d’eux un feu vengeur. O tromperie ! ô aveuglement ! ô vain triomphe de l’orgueil525.

(Sermon sur l’orgueil.)

La sagesse humaine

Que l’on mette au milieu d’une assemblée de philosophes un homme ignorant de ce qu’il aurait à faire en ce monde ; qu’on ramasse526, s’il se peut, en un même lieu tous ceux qui ont jamais eu la réputation de sagesse ; quand est-ce que ce pauvre homme se résoudra, s’il attend que de leurs conférences il résulte enfin quelque conclusion arrêtée ? Plus tôt on verra le froid et le chaud cesser de se faire la guerre, que les philosophes convenir entre eux de la vérité de leurs dogmes. « Nous nous semblons insensés les uns aux autres, » disait autrefois saint Jérôme527. Non, je ne le puis, chrétiens, je ne puis jamais me fier à la seule raison humaine ; elle est si variable et si chancelante ; elle est tant de fois tombée dans l’erreur, que c’est se commettre528 à un péril manifeste que de n’avoir point d’autre guide qu’elle. Quand je regarde quelquefois en moi-même cette mer si vaste et si agitée, des raisons529 et opinions humaines, je ne puis découvrir dans une si vaste étendue, ni aucun lieu si calme, ni aucune retraite si assurée, qui ne soit illustre par le naufrage de quelque personnage célèbre. Si bien530 que le prophète Job, déplorant, dans la véhémence de ses douleurs, les diverses calamités qui affligent la vie humaine, a eu juste sujet de se plaindre de notre ignorance à peu près en cette manière : « O vous qui naviguez sur les mers, vous qui trafiquez dans les terres lointaines, et qui nous en rapportez des marchandises si précieuses, dites-nous : n’avez-vous point reconnu où réside l’intelligence, et dans quelle bienheureuse province la sagesse s’est retirée531 ? » Certes, elle s’est cachée 532 des yeux de tous les vivants ; les oiseaux mêmes du ciel, c’est-à-dire les esprits élevés, n’ont pu découvrir ses vestiges. La mort et la corruption, c’est-à-dire l’âge caduc et la décrépite vieillesse, qui, courbée par les ans, semble déjà regarder sa fosse533, la mort donc et la corruption nous ont dit : Enfin, après de longues enquêtes et plusieurs rudes expériences, nous en avons ouï quelque bruit confus, mais nous ne pouvons vous en rapporter de nouvelles bien assurées. »

Donc, ô sagesse incompréhensible, agitée de cette tempête de diverses opinions pleines d’ignorance et d’incertitude, je ne vois de refuge que vous ; vous serez le port assuré où se termineront mes erreurs… Comment ne voyons-nous pas « qu’étant d’une race divine, » comme dit l’apôtre saint Paul, il faut prendre de bien plus haut la règle de nos affaires ?

(Sermon sur la Loi de Dieu.)

   L’orgueil.

« Voyez cet orgueilleux, comme il se contemple, avec quelle complaisance il se considère de toutes parts ! l’orgueil le fait rentrer en soi-même. Et n’est-ce pas l’orgueil, chrétiens, qui a retiré tant de philosophes du milieu de la multitude ? Nous voulons, disaient-ils, vaquer534 à nous-mêmes : et certes, ils disaient vrai ; c’était en eux-mêmes qu’ils voulaient s’occuper à contempler leurs belles idées, à se contenter de leurs beaux et agréables raisonnements, à se former à leur fantaisie une image de vertu, de laquelle ils faisaient leur idole. Ils ne reconnaissaient pas comme il faut ce grand Dieu duquel toutes leurs lumières étaient découlées ; superbes et arrogants qu’ils étaient, ils ne songeaient qu’à se plaire à eux-mêmes dans leurs subtiles inventions535. C’est là tout le désordre, c’est la vraie source du déréglement. Qui donc nous ramènera utilement en nous-mêmes, nous retirant de tant d’objets inutiles dans lesquels notre âme s’est elle-même si longtemps dissipée ? Ce sera sans doute la loi de Dieu et l’humilité chrétienne.

Les railleurs

Hommes doctes et curieux, si vous voulez discuter la religion, apportez-y du moins et la gravité et le poids que la matière536 demande. Ne faites pas les plaisants mal à propos dans des choses si sérieuses et si vénérables537. Ces importantes questions ne se décident pas par vos demi-mots et par vos branlements de tête, par ces fines railleries que vous nous vantez et par ce dédaigneux souris. Pour Dieu, comme disait cet ami de Job, ne pensez pas être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans votre esprit, dont vous nous vantez la délicatesse. Vous qui voulez pénétrer les secrets de Dieu, çà538 paraissez, venez en présence, développez-nous les énigmes de la nature ; choisissez ou ce qui est loin, ou ce qui est près, ou ce qui est à vos pieds, ou ce qui est bien haut suspendu sur vos têtes : quoi ! partout votre raison demeure arrêtée ! partout, ou elle gauchit539, ou elle s’égare, ou elle succombe ! Cependant vous ne voulez pas que la foi vous prescrive ce qu’il faut croire540 ! Aveugles, chagrins et dédaigneux, vous ne voulez pas qu’on vous guide, et qu’on vous donne la main. Pauvre541 voyageur égaré et présomptueux, qui croyez savoir le chemin, qui vous refusez la conduite, que voulez-vous qu’on vous fasse ? Quoi ! voulez-vous donc qu’on vous laisse errer ? Mais vous irez vous engager dans des détours infinis, dans quelque chemin perdu ; vous vous jetterez dans quelque précipice. Voulez-vous qu’on vous fasse entendre clairement toutes les vérités divines ? Mais considérez où vous êtes, et en quelle basse région du monde vous avez été relégué. Voyez cette nuit profonde, ces ténèbres épaisses qui vous environnent, la faiblesse, l’imbécillité542, l’ignorance de votre raison. Concevez que ce n’est pas ici543 la région de l’intelligence. Pourquoi ne voulez-vous donc pas qu’en attendant que Dieu se montre à découvert ce qu’il est, la foi vienne à votre secours et vous apprenne du moins ce qu’il faut en croire ?

(Sermon sur la divinité de la religion.)

Les philosophes

Qui voit Pythagore, ravi d’avoir trouvé les carrés544 des côtés d’un certain triangle, avec le carré de sa base, sacrifier une hécatombe en actions de grâces ; qui voit Archimède, attaché à quelque nouvelle découverte, en oublier le boire et le manger ; qui voit Platon célébrer la félicité de ceux qui contemplent le beau et le bon, premièrement dans les arts, secondement dans la nature, et enfin dans leur source et leur principe qui est Dieu ; qui voit Aristote louer ces heureux moments où l’âme n’est possédée que de l’intelligence de la vérité, et juger une telle vie seule digne d’être éternelle, et d’être la vie de Dieu ; mais surtout qui voit les saints tellement ravis de ce divin exercice de connaître, d’aimer et de louer Dieu, qu’ils ne le quittent jamais, et qu’ils éloignent, pour le continuer durant tout le cours de leur vie, tous les désirs sensuels ; qui voit, dis-je, toutes ces choses reconnaît dans les opérations intellectuelles un principe et un exercice de vie éternellement heureux545.

La parole de dieu

Oui, mes frères, c’est aux auditeurs de faire546 les prédicateurs. Ce ne sont pas les prédicateurs qui se font eux-mêmes. Ne vous persuadez pas qu’on attire du ciel quand on veut cette divine parole. Ce n’est ni la force du génie, ni le travail assidu, ni la véhémente contention 547 qui la font descendre. On ne peut pas la forcer548 ; il faut qu’elle se donne elle-même549. Dieu n’a pas résolu de parler toujours quand il plaira à l’homme de lui commander. « Il souffle où il veut, » quand il veut, et la parole de vie qui commande à nos volontés ne reçoit pas la loi de leurs mouvements. Voulez-vous savoir, chrétiens, quand Dieu se plaît de parler ? quand les hommes sont disposés à l’entendre. Cherchez en vérité550 la saine doctrine, Dieu vous suscitera des prédicateurs. Que le champ soit bien préparé : ni le bon grain, ni le laboureur, ni la rosée du ciel ne manqueront pas. Que si551, au contraire, vous êtes de ceux qui détournent leur oreille de la vérité et qui demandent des fables et d’agréables rêveries, Dieu commandera à ses nuées, il retirera la saine doctrine de la bouche des prédicateurs. Ce sont les auditeurs fidèles qui font les prédicateurs évangéliques, parce que les prédicateurs étant faits pour les auditeurs, les uns reçoivent d’en haut ce que méritent les autres : Aimez donc la vérité, chrétiens, et elle vous sera annoncée ; ayez appétit de ce pain céleste, et il vous sera présenté.

Toute créature a sa loi

C’est un effet admirable de la Providence qui régit le monde, que toutes les créatures vivantes et inanimées portent leurs lois en elles-mêmes. Et le ciel, et le soleil, et les astres, et les éléments, et les animaux, et enfin toutes les parties de cet univers ont reçu leurs lois particulières, qui, ayant toutes leurs secrets rapports avec cette loi éternelle qui réside dans le créateur, font que tout marche en concours et en unité, suivant l’ordre immuable de sa sagesse. S’il est ainsi, chrétiens552, que toute la nature ait sa loi, l’homme a dû aussi recevoir la sienne, mais avec cette différence que les autres créatures du monde visible l’ont reçue sans la connaître, au lieu qu’elle a été inspirée à l’homme par un esprit raisonnable et intelligent, afin que la voyant il l’aime, et que l’aimant il la suive par un mouvement volontaire553.

(Sermon sur la haine de la vérité.)

Le spoliateur du pauvre

Vous554 avez dépouillé cet homme pauvre, et vous êtes devenu un grand fleuve engloutissant les petits ruisseaux ; mais vous ne savez pas par quels moyens, ni je ne me soucie pas de le pénétrer. Soit que ce soit en levant les bondes (des) digues, soit par quelque machine plus délicate, enfin vous avez mis cet étang à sec, et il vous redemande ses eaux. Que m’importe, ô grande rivière qui regorges de toutes parts, en quelles manières et par quels détours ses eaux ont coulé en ton sein ? Je vois qu’il est desséché, et que vous l’avez dépouillé de son peu de bien.

Le mauvais riche au lit de mort

En cette fatale555 maladie, que serviront ces amis556 qu’à vous affliger par leur présence, ces médecins qu’à vous tourmenter, ces serviteurs qu’à courir de çà et de là dans votre maison avec un empressement inutile ? Il vous faut d’autres amis, d’autres serviteurs ; ces pauvres que vous avez méprisés sont les seuls capables de. vous secourir. Que n’avez-vous pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui maintenant vous tendraient les bras, afin de vous recevoir dans les tabernacles éternels !

Ah ! si vous aviez soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur désespoir, si vous aviez écouté leurs plaintes, vos miséricordes prieraient Dieu pour vous. Leurs côtés revêtus, leurs entrailles557 rafraîchies, leurs forces rassasiées vous auraient béni. Vous avec eu un cœur de fer, et le ciel sera de fer sur votre tête.

La charité

Combien de malades dans Metz ! Il semble que j’entends tout autour de moi un cri de misère. Ne voulez-vous pas avoir pitié ? Leur voix est lasse parce qu’elle est infirme 558 ; moins je les entends, plus ils me percent le cœur. Mais si leur voix n’est pas assez forte, écoutez Jésus-Christ qui se joint à eux : « Ingrat, déloyal, vous dit-il, tu manges559 et tu te reposes à ton aise ; et tu ne songes pas que je suis souffrant en cette maison, que j’ai la fièvre en cette autre, et que partout je meurs de faim, si tu ne m’assistes560. »

(Premier sermon pour la Toussaint, 1657.)

De l’esprit des romains

Qui peut mettre dans l’esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation et l’amour de la patrie, peut se vanter d’avoir la constitution d’État la plus propre à produire de grands hommes. C’est sans doute les grands hommes qui font la force d’un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés ; mais il faut aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentiments forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l’un à l’autre. Qu’est-ce qui rend notre noblesse si fière dans les combats, et si hardie dans les entreprises ? c’est l’opinion reçue dès l’enfance et établie par le sentiment unanime de la nation, qu’un gentilhomme sans cœur se dégrade lui-même, et n’est plus digne de voir le jour. Tous les Romains étaient nourris dans ces sentiments, et le peuple disputait561 avec la noblesse à qui agirait le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les bons temps de Rome, l’enfance même était exercée par des travaux : on n’y entendait parler d’autre chose que de la grandeur du nom romain. Il fallait aller à la guerre quand la république l’ordonnait, et là travailler sans cesse, camper hiver et été, obéir sans résistance, mourir ou vaincre. Les pères qui n’élevaient pas leurs enfants dans ces maximes, et comme il fallait pour les rendre capables de servir l’État, étaient appelés en justice par les magistrats, et jugés coupables d’un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres ; et si Rome en a plus porté qu’aucune autre ville qui eût été avant elle, ce n’a point été par hasard, mais c’est que l’État romain, constitué de la manière que nous avons vu, était, pour ainsi parler, du tempérament qui devait être le plus fécond en héros.562

Bataille de Rocroi

Dieu avait choisi le duc d’Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi, vers les premiers jours de son règne, à l’âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein où563 les vieillards expérimentés ne purent atteindre ; mais la victoire le justifia devant Rocroi564. L’armée ennemie est plus forte, il est vrai ; elle est composée de ces vieilles bandes wallones, italiennes et espagnoles, qu’on n’avait pu rompre jusqu’alors ; mais pour combien fallait-il compter le courage qu’inspiraient à nos troupes le besoin pressant de l’État, les avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire565 dans ses yeux !

Don Francisco de Mellos l’attend de pied ferme ; et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des marais566, pour décider leur querelle, comme deux braves567, en champ clos. Alors que ne vit-on pas ! Le jeune prince parut un autre homme : touchée d’un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière ; son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit, qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier : mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d’un si grand jour, et, dès la première bataille, il est tranquille568, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre.

Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire, ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants569 ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés570, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois571 le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise572, et, malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime ; mais enfin il faut céder.

C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés ; le prince l’a prévenu ; les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat. Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les nôtres en furie ; on ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions573 comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux qu’entre les bras du vainqueur ! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ? Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte    de    Fontaines !    mais    il se trouva par terre, au milieu de    ces    milliers de    morts    dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devait achever le reste dans les plaines de Lens.

Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le prince fléchit le    genou, et dans le champ de bataille, il rend au Dieu    des    armées la    gloire    qu’il lui envoyait ; là on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau commencé par un si heureux présage574. L’armée commença l’action de grâces : toute la France suivit ; on y élevait jusqu’au ciel le coup d’essai du duc d’Enghien : c’en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne ; mais, pour lui, c’est le premier pas de sa course575.

Le cheval dompté

Voyez ce cheval ardent et impétueux, pendant que son écuyer le conduit et le dompte ; que de mouvements irréguliers ! C’est un effet de son ardeur, et son ardeur vient de sa force, mais d’une force mal réglée. Il se compose576, il devient plus obéissant sous l’éperon, sous le frein, sous la main qui le manie à droite et à gauche, le pousse, le retient comme elle veut. A la fin il est dompté : il ne fait que ce qu’on lui demande ; il sait aller le pas, il sait courir, non plus avec cette activité qui l’épuisait, par laquelle son obéissance était encore désobéissante. Son ardeur s’est changée en force, ou plutôt, puisque cette force était en quelque façon dans cette ardeur, elle s’est réglée. Remarquez : elle n’est pas détruite, elle se règle ; il ne faut plus d’éperon, presque plus de bride ; car la bride ne fait plus l’effet de dompter l’animal fougueux ; par un mouvement, qui n’est que l’indication de la volonté de l’écuyer, elle l’avertit plutôt qu’elle ne le force, et le paisible animal ne fait plus, pour ainsi dire, qu’écouter : son action est tellement unie à celle de celui qui le mène, qu’il ne s’ensuit plus qu’une seule et même action 577.

Méditations sur l’Évangile.

Image de la vie humaine 578

La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est portée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner en arrière : Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraînent ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent, et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non, il faut marcher, il faut courir ; telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que, de temps en temps, on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : Marche ! marche ! Et cependant, on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! Inévitable ruine ! On se console parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : Enchantement ! Illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer, les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantés, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires ; tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente. On commence à sentir l’approche du gouffre fatal ; mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher, on voudrait retourner en arrière, plus de moyens ! tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé579 !

Sermon pour le jour de Pâques.

Les passions

Aveugle, où allez-vous ? quelle malheureuse route enfilez-vous ? Hélas ! hélas ! revenez pendant que vous voyez encore le chemin. Il580 avance. Ah ! quel labyrinthe, et combien de fallacieux et inévitables détours va-t-il rencontrer ! Il est perdu : je ne le vois plus ; il ne se connaît plus lui-même, et ne sait où il est ; il marche pourtant toujours, entraîné par une espèce de fatalité malheureuse, et poussé par des passions qu’il a rendues indomptables. Revenez : il ne peut plus ; il faut qu’il avance. Quel abîme lui est réservé ! quel précipice l’attend ! de quelle bête sera-t-il la proie ? Sans secours, sans guide, que deviendra-t-il ? Hélas ! hélas581 !

L’enfer

Nous portons en nos cœurs l’instrument de notre supplice. Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui dévore tes entrailles : je ne l’enverrai point de loin contre toi ; il prendra582 dans ta conscience, et ses flammes s’élanceront du milieu de toi. Le coup est lâché ; l’enfer n’est pas loin de toi ; ses ardeurs éternelles nous touchent de près, puisque nous en avons en nous-mêmes et en nos propres péchés la source féconde. Comprends, ô pécheur, que tu portes ton enfer en toi-même583.

(Sur la nécessité de la pénitence.)

Un hôpital

Pour vous enflammer à la charité, entrez, Messieurs, dans ces grandes salles, et contemplez-y attentivement le spectacle de l’infirmité humaine. Là vous verrez en combien de sortes la maladie se joue de nos corps ; là elle étend, là elle retire ; là elle tourne, là elle disloque ; là elle relâche, là elle engourdit ; là sur le tout, là sur la moitié ; là elle cloue un corps immobile, là elle le secoue par le tremblement. Pitoyable vanité, chrétiens ! c’est la maladie qui se joue, comme il lui plaît, de nos corps, que le péché a donné en proie à ses cruelles bizarreries ; et la fortune, pour être également ombrageuse, ne se rend pas moins féconde en événements fâcheux.

Regarde, ô homme, le peu que tu es, considère le peu que tu vaux ; viens, apprends la liste funèbre des maux dont ta faiblesse est menacée. Si tu n’en es pas encore attaqué, regarde ces misérables avec compassion ; quelque superbe distinction que tu tâches de mettre entre toi et eux, tu es tiré de la même masse, engendré des mêmes principes, formé de la même boue : respecte en eux la nature humaine si étrangement maltraitée ; adore humblement la main qui t’épargne, et pour l’amour de celui qui te pardonne, aie pitié de ceux qu’il afflige584.

(Serm. pour la Nativité.)

L’attention

Ne croyez pas, monseigneur585, qu’on vous reprenne si sévèrement, pendant vos études, pour avoir simplement violé les règles de la grammaire en composant. Il est sans doute honteux à un prince, qui doit avoir de l’ordre en tout, de tomber en de telles fautes ; mais nous regardons plus haut, quand nous en sommes si fâchés ; car nous ne blâmons pas tant la faute elle-même, que le défaut d’attention, qui en est la cause. Ce défaut d’attention vous fait maintenant confondre l’ordre des paroles ; mais si nous laissons vieillir et fortifier cette mauvaise habitude, quand vous viendrez à manier586, non plus les paroles, mais les choses mêmes, vous en troublerez tout l’ordre. Vous parlez maintenant contre les lois de la grammaire ; alors vous mépriserez les préceptes de la raison. Maintenant vous placez mal les paroles ; alors vous placerez mal les choses ; vous récompenserez au lieu de punir ; vous punirez quand il faudra recompenser ; enfin vous ferez tout sans ordre, si vous ne vous accoutumez dès votre enfance à tenir votre esprit attentif, à régler ses mouvements vagues et incertains, et à penser sérieusement en vous-mêmes à ce que vous avez à faire.

Prière de Bossuet parlant pour la première fois devant le roi

O Dieu ! donnez efficace à votre parole ! O Dieu, vous voyez en quel lieu je prêche, et vous savez, ô Dieu, ce qu’il y faut dire. Donnez-moi des paroles sages ; donnez-moi des paroles puissantes ; donnez-moi la prudence ; donnez-moi la force ; donnez-moi la circonspection ; donnez-moi la simplicité. Vous savez, ô Dieu vivant, que le zèle ardent qui m’anime pour le service de mon roi, me fait tenir à honneur d’annoncer votre Évangile à ce grand monarque, digne de n’entendre que de grandes choses, digne, par l’amour587 qu’il a pour la vérité, de n’être jamais déçu.

Sire, c’est Dieu qui doit parler dans cette chaire ; qu’il fasse donc par son Saint-Esprit, car c’est lui seul qui peut un tel ouvrage, que l’homme n’y paraisse pas588.

A Mignard, premier peintre du roi, sur la mort de sa fille

Je ne puis vous dire, Monsieur, combien je suis sensiblement ému de la perte que vous avez faite. Comment donc vous a été ravie cette chère fille, dont j’ai plutôt appris fa mort que la maladie589 ? Je prie Dieu qu’il vous donne ses consolations. C’est là, monsieur, qu’il faut regarder. Nos vues sont trop courtes pour savoir absolument ce qui nous est propre590. Il faut se reposer sur celui qui fait tout pour notre bien, par rapport à ses fins cachées. L’innocence de cette chère et aimable enfant lui a fait trouver dans la mort la félicité éternelle. Consolez-vous, monsieur, avec Dieu, et croyez que je suis touché au vif de votre malheur591.

Bossuet au maréchal de Bellefonds592

Votre silence est trop long ; je vous prie de me donner de vos nouvelles. Je crois, sans que vous me le disiez, que vous goûtez encore plus la solitude que vous n’avez fait après votre première disgrâce. Une nouvelle expérience du monde fait trouver quelque chose de nouveau dans la retraite, et enfonce l’âme plus profondément dans les vues de la Foi. Il me souvient de David, qui, touché vivement de l’esprit de Dieu, lui adresse cette parole : « O Seigneur ! votre serviteur a trouvé son cœur pour vous faire cette prière. » Heureux celui qui trouve son cœur, qui retire de çà et de là les petites parcelles593 de ses désirs épars de tous côtés ! C’est alors que, se ramassant en soi-même, on apprend à se soumettre à Dieu tout entier, et à pleurer ses égarements.

Puissiez-vous donc, Monsieur, trouver votre cœur, et sentir pour qui il est fait ; et que sa véritable grandeur, c’est d’être capable de Dieu ;594 et qu’il s’affaiblit, et qu’il dégénère et se ravilit quand il descend à quelque autre objet ! Oh ! que le Seigneur est grand ! Par combien de détours, par combien d’épreuves, par combien de dures expériences nous fait-il mener pour redresser nos égarements ! La croix de Jésus-Christ comprend tout : là est notre gloire, là est notre force.

Qu’avons-nous affaire du monde, et de ses emplois, et de ses folies, et de ses empressements insensés, et de ses actions toujours turbulentes ? Considérons, dans l’ancienne loi, Moïse, et, dans la nouvelle, Jésus-Christ : le premier, destiné à sauver le peuple de la tyrannie des Égyptiens, et à faire luire sur Israël la lumière incorruptible de la loi, passe quarante ans entiers à mener paître les troupeaux de son beau-père, inconnu aux anciens et à lui-même, ne sachant pas à quoi Dieu le préparait par une si longue retraite ; et Jésus-Christ, trente ans obscur et caché, n’ayant pour tout exercice que l’obéissance, et n’étant connu au monde que comme le fils d’un charpentier. Oh ! quel secret, oh ! quel mystère, oh ! quelle profondeur, oh ! quel abîme ! Oh ! que le tumulte du monde, que l’éclat du monde est enseveli et anéanti !

Tenez-vous ferme, Monsieur, embrassez Jésus-Christ et sa retraite ; goûtez combien le Seigneur est doux : laissez-vous oublier du monde ; mais ne m’oubliez pas dans vos prières : je ne vous oublierai jamais devant Dieu595.

Dieu voit tout

Les méchants ont beau se cacher : la lumière de Dieu les suit partout ; son bras va les atteindre jusqu’au haut des cieux, et jusqu’au fond des abîmes. « Où irai-je devant votre esprit et où fuirai-je devant votre face ? Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je me jette au fond des enfers, je vous y trouve ; si je me lève le matin, et que j’aille me retirer sur les mers les plus éloignées, c’est votre main qui me mène-là, et votre main droite me tient. Et j’ai dit : Peut-être que les ténèbres me couvriront ; mais la nuit a été un jour autour de moi. Devant vous les ténèbres ne sont pas ténèbres : la nuit est éclairée comme le jour ; l’obscurité et la lumière ne sont qu’une    même    chose.    »

Les méchants trouvent Dieu partout, en    haut    et en    bas, nuit et jour : quelque matin qu’il se lève, il les prévient ; quelque loin qu’ils s’écartent, sa main est sur eux596.

La pénitence

Bossuet à Louis XIV597

Sire,

Le jour de la Pentecôte approche, où Votre Majesté a résolu de communier. Quoique je ne doute pas qu’elle ne songe sérieusement à ce qu’elle a promis à Dieu, comme elle m’a commandé598 de l’en faire souvenir, voici le temps que je me sens le plus obligé de le faire. Songez, sire, que vous ne pouvez être véritablement converti si vous ne travaillez à ôter de votre cœur non-seulement le péché, mais la cause qui vous y porte599. La conversion véritable ne se contente pas seulement d’abattre les fruits de mort, comme parle l’Écriture, c’est-à-dire les péchés ; mais elle va jusqu’à la racine, qui les ferait repousser infailliblement si elle n’était arrachée. Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour, je le confesse ; mais plus cet ouvrage est long et difficile, plus il y faut travailler. Votre majesté ne croirait pas s’être assurée d’une place rebelle600 tant que l’auteur des mouvements y demeurerait en crédit ; ainsi, jamais votre cœur ne sera paisiblement à Dieu tant que cet amour violent, qui vous a si longtemps séparé de lui, y régnera.

Cependant, Sire, c’est ce cœur que Dieu demande. Votre Majesté a vu les termes avec lesquels il nous commande de le lui donner tout entier : elle m’a promis de les lire et de les relire souvent. Je vous envoie encore souvent, Sire, d’autres paroles de ce même Dieu, qui ne sont pas moins pressantes, et que je supplie Votre Majesté de mettre avec les premières. Je les ai données à Mme de Montespan601, et elles lui ont fait verser beaucoup de larmes. Et certainement, Sire, il n’y a point de plus juste sujet de pleurer que de sentir qu’on a engagé à la créature un cœur que Dieu veut avoir. Qu’il est malaisé de se retirer d’un si malheureux et si funeste engagement !602 mais cependant, Sire, il le faut, ou il n’y a point de salut à espérer. Jésus-Christ, que vous recevrez, vous en donnera la force, comme il vous en a déjà donné le désir.

Tournez votre cœur à Dieu ; pensez souvent à l’obligation que vous avez de l’aimer de toutes vos forces, et au malheureux état d’un cœur qui, en s’attachant à la créature, par là se rend incapable de se donner tout à fait à Dieu, à qui il se doit.

J’espère, Sire, que tant de grands objets qui vont tous les jours de plus en plus occuper Votre Majesté, serviront beaucoup à la guérir603. On ne parle que de la beauté de vos troupes, et de ce qu’elles sont capables d’exécuter sous un aussi bon conducteur ; et moi, Sire, pendant ce temps, je songe secrètement en moi-même à une guerre bien plus importante, et604 à une victoire bien plus difficile que Dieu vous propose.

Méditez, Sire, cette parole du Fils de Dieu ; elle semble être prononcée pour les grands rois et pour les conquérants : « Que sert à l’homme, dit-il, de gagner le monde, si cependant il perd son âme ? et quel gain pourra le récompenser605 d’une perte si considérable ? Que vous servirait, Sire, d’être redouté et victorieux au dehors, si vous êtes au dedans vaincu et captif ? Priez donc Dieu qu’il vous affranchisse ; je l’en prie sans cesse de tout mon cœur. Mes inquiétudes redoublent de jour en jour, parce que je vois tous les jours de plus en plus quels sont vos périls.

Sire, accordez-moi une grâce : ordonnez au père de La Chaise 606 de me mander quelque chose de l’état où vous vous trouvez. Je serai heureux, Sire, si j’apprends de lui que l’éloignement et les occupations commencent à faire le bon effet que nous avons espéré. C’est ici un temps précieux. Loin du péril et des occasions, vous pouvez plus tranquillement consulter vos besoins, former vos résolutions et régler votre conduite. Dieu veuille bénir Votre Majesté ! Dieu veuille lui donner la victoire, et par la victoire, la paix au dedans et au dehors ! Plus votre Majesté donnera sincèrement son cœur à Dieu, plus elle mettra en lui son attache et sa confiance, plus aussi elle sera protégée de sa main toute-puissante607.

Je vois, autant que je puis, Mme de Montespan, comme Votre Majesté me l’a commandé. Je la trouve assez tranquille elle s’occupe beaucoup aux bonnes œuvres, et je la vois fort touchée des vérités que je lui propose, qui sont les mêmes que je dis aussi à Votre Majesté. Dieu veuille vous les mettre à tous deux dans le fond du cœur, et achever son ouvrage, afin que tant de larmes, tant de violences, tant d’efforts que vous avez faits sur vous-mêmes, ne soient pas inutiles !

Je ne dis rien à Votre Majesté de Monseigneur le Dauphin ; M. de Montausier lui rend un compte fidèle de l’état de sa santé, qui, Dieu merci, est parfaite. On exécute bien ce que Votre Majesté a ordonné en partant, et il me semble que Monseigueur le Dauphin a dessein, plus que jamais, de profiter de ce qu’elle lui a dit. Dieu, Sire, bénira608 en tout Votre Majesté, si Elle lui est fidèle.

Je suis, avec un respect et une soumission profonde,

Sire,

de Votre Majesté,

le très-humble, très-obéissant, et très-fidèle sujet et serviteur,

J. Bénigne.

Fléchier
1632-1710

Né à Pernes, dans le comtat d’Avignon, Fléchier appartient à cette génération de beaux esprits dont l’hôtel de Rambouillet fut le centre, qu’enchanta la lecture de l’Astrée, et qui portèrent aux nues Balzac et Voiture. Admis dans la congrégation de la Doctrine chrétienne, puis professeur de rhétorique à Narbonne, où il brilla par d’ingénieuses bagatelles que couronnaient des académies de province, il attira l’attention de Conrart, qui se plaisait à produire les talents, et, grâce à son patronage, il devint précepteur chez M. de Caumartin, qui lui fit connaître la société la plus choisie. Des vers latins adressés à Mazarin sur la paix des Pyrénées, des sermons qui eurent un succès mondain, et l’oraison funèbre de la duchesse de Montausier lui firent une réputation qui lui ouvrit les portes de l’Académie en 1675. Promu aux évêchés de Lavaur et de Nîmes, il honora l’épiscopat par ses vertus, comme il avait charmé les salons par ses agréments.

La postérité doit estimer en lui une éloquence ornée sans recherche, pompeuse sans emphase, et fleurie sans fadeur. Un feu pur et doux l’anime ; une imagination réglée la colore. Il sait assortir les nuances du sentiment et de la pensée, caresser l’oreille et charmer l’esprit par l’heureux choix des mots et l’harmonie d’une période savante. Mais son talent coquet et compassé vise trop aux applaudissements : il fait montre de son art, et l’on retrouve dans tous ses discours l’abbé disert qui avait enseigné la rhétorique.

Le cœur de Fléchier jugé par lui-même609

Son cœur a de la grandeur et de la générosité ; aucun intérêt ne le touche, et il ne voudrait avoir du bien que pour être en état d’en faire. Son plus sensible plaisir, c’est de pouvoir obliger ses amis, ou de pouvoir reconnaître les obligations qu’il leur a. Il aimerait pourtant mieux avoir des grâces à faire, que d’en recevoir. Il a toujours cru que le mérite pouvait se passer de la fortune610. Il s’est contenté de l’un, et ne s’est point inquiété pour l’autre.

Rien n’est tant contre son humeur, que d’être à charge à qui que ce soit. Dans ses besoins, il n’a recours qu’à sa patience ; et quand il serait plus éloquent611 qu’il n’est, il ne sait plus parler quand il s’agit de demander. Tous les honneurs du monde lui paraîtraient trop612 achetés, s’ils lui avaient coûté quelque bassesse. Il n’aime pas à contredire, mais il aime encore moins flatter. Quoiqu’il n’y ait guère d’homme qui sache mieux louer que lui, il n’a jamais voulu vendre, ni même donner mal à propos ses louanges.

Il sait, quand il le faut, jeter quelque grains d’encens odoriférant, qui récrée et qui n’étourdit pas ; aussi n’en reçoit-il pas qui ne soit aussi fin que celui qu’il donne613.

Il a de l’ambition ; non pas de celle qui s’empresse et qui s’agite pour parvenir, mais de celle qui attend paisiblement 614 la justice qu’on doit lui rendre, qui ne cherche pas les voies les plus courtes, mais les plus honorables, et qui veut toujours mériter longtemps avant que d’obtenir ce qu’il peut raisonnablement prétendre… Il se console aisément de n’être pas heureux, pourvu que le public l’en juge digne, et il travaille à se faire considérer par lui-même plûtôt que par l’état615  où on l’aura mis.

Il n’envie la gloire de personne, mais il aime à jouir de la sienne. Quoiqu’il n’ignore pas les talents qu’il a, il estime ceux que les autres616 ont ; ainsi, il a le plaisir que donne l’honneur, sans faire souffrir aux autres les incommodités que donne l’orgueil. Il est sensible aux approbations sincères et désintéressées ; un homme qui le loue sans le connaître, un auditeur qui s’écrie, un passant qui le montre et qui dit : C’est lui ; ce sont les éloges qui le touchent davantage617. Quand on l’élève, il se tient dans une honnête modération, et sa pudeur est embarrassante ; mais si l’on veut l’abaisser, il prend une fierté618 qui le met au-dessus de tout ; il est facile, populaire, officieux à ceux qui sont au-dessous de lui, commode à ses égaux. Pour les grands qui se prévalent de ce qu’ils sont, il les respecte de loin, et les abandonne à leur propre grandeur.

Il est de bonne foi, et il croit aisément que tout le monde est de même. Mais si l’on vient à lui manquer, on ne regagne plus619 sa confiance ; ainsi, il ne trompe jamais personne, et n’est jamais trompé qu’une fois. S’il a donné quelque sujet de plainte à quelqu’un, il n’oublie rien pour le satisfaire ; mais si l’on se plaint de lui sans raison, il a une innocence fière qui ne descend pas aux éclaircissements et aux justifications, et rien ne lui coûte tant que de faire son apologie. Quand on l’offense, il a le ressentiment vif, mais il ne dure pas longtemps. L’envie lui déplaît, mais elle ne l’afflige pas ; il souffre avec peine une injustice, mais.il la pardonne. Mais l’infidélité d’un ami est le péché irrémissible pour lui. Lorsqu’on en use mal à son égard, il y a peu d’excuses qui le satisfassent, et il a d’autant plus de peine à se réconcilier avec ceux qui l’ont fâché, qu’il prend plus de précaution pour ne fâcher personne,

Il n’a pas de grands attachements au monde ; et, comme il n’a pas beaucoup à gagner ni beaucoup à perdre, il n’a ni de grands chagrins ni de grandes joies. Les devoirs extérieurs et les bienséances de la vie lui620 sont à charge. Les visites qu’on se rend, les lettres qu’on s’écrit, et le commerce de société inévitable entre gens indifférents, sont des contraintes de sa part et des importunités de la part des autres ; il ne compte avoir vécu que le temps qu’il a passé avec ses amis ou avec lui même, et ses meilleures heures sont celles de ses entretiens familiers, ou de ses libres rêveries. Le nombre de ses amis est comme celui des élus621, fort petit, il ne les choisit pas légèrement, mais il les ménage et il les conserve soigneusement quand une fois il les a choisis ; et s’il en a peu, du moins a-t-il cet avantage, qu’il n’en perd point. Il est avec eux gai sans emportement, libre sans indiscrétion, familier sans incivilité, complaisant sans faiblesse, et sage sans austérité. C’est ainsi qu’il est fait pour ses amis, et c’est ainsi qu’il souhaite que ses amis soient faits pour lui622.

Le parlement arrive a Clermont pour tenir les assises des grands jours 623

Le lendemain, nous partîmes pour Clermont, où tous les messieurs des grands jours se rendirent avec beaucoup de bruit et autant de magnificence qu’ils purent624. Ces deux villes625 sont éloignées de deux lieues l’une de l’autre, mais le chemin en est si beau, qu’il peut passer pour une longue allée de promenade ; il est bordé de faux626 des deux côtés, plantés à égale distance, qui sont arrosés continuellement de deux ruisseaux d’une eau fort claire et fort vive, qui se font comme deux canaux naturels, pour divertir la vue de ceux qui passent, et pour entretenir la fraîcheur et la verdure des arbres. On découvre en éloignement les montagnes de Forez d’un côté, et une grande étendue de prairies qui sont d’un vert bien plus frais et bien plus vif que celui des autres pays. Une infinité de petits ruisseaux serpentent dedans, et font voir un beau cristal qui s’écoule à petit bruit dans un lit de la plus belle verdure du monde627. On voit de l’autre les montagnes d’Auvergne fort proches, qui bornent la vue si agréablement que les yeux ne voudraient point aller plus loin ; car elles sont revêtues d’un vert mêlé qui fait un fort bel effet, et d’ailleurs d’une grande fertilité.

Tout le peuple de Clermont et de Montferrand était sorti de leurs villes pour voir passer cette troupe de magistrats qui venaient leur rendre justice ; tous les corps assemblés étaient venus au-devant, et les derniers attendaient, d’espace en espace, le temps de débiter leurs harangues en pleine campagne, remplies, pour la plupart, de lune et de soleil, de grands et de petits jours. Après avoir essuyé toutes ces mauvaises rencontres628, nous entrâmes dans la ville, où il fallut encore entendre des harangueurs qui ne voulurent rien perdre de toutes leurs études passées, et qui prétendirent se mettre en réputation par une ostentation fort ennuyeuse629 de leur méchante éloquence ; après quoi chacun se retira bien fatigué dans la maison qu’on lui avait préparée. M. Talon alla d’abord visiter les prisons, pour voir si elles étaient sûres et capables de contenir autant de criminels qu’il espérait630 en faire arrêter, il fut ensuite au palais pour le faire disposer, et prit tous les soins nécessaires pour mettre la justice en état de se faire craindre.

Le samedi et le dimanche, car nous étions arrivés le vendredi, se passèrent à considérer un peu la ville, ou à entendre une infinité de compliments particuliers des principaux officiers des justices voisines, qui venaient s’humilier devant celle de Paris, et des religieux de différentes couleurs qui venaient en corps citer saint Paul et saint Augustin et comparer les grands jours au jugement universel. Un jésuite à la tête de son collège, et un capucin, le plus vénérable de sa province, se signalèrent entre les autres à citer les plus beaux endroits des saints Pères à la louange des grands jours, et firent voir que saint Augustin et saint Ambroise avaient prophétisé ce qui se passe présentement en Auvergne631.

Qu’est-ce qu’une armée ?

Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes, qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ; c’est une troupe d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un chef, dont ils ne savent pas les intentions632 ; c’est une multitude d’âmes, pour la plupart mercenaires633, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants ; c’est un assemblage confus de libertins634 qu’il faut assujettir à l’obéissance, de lâches qu’il faut mener au combat, de téméraires qu’il faut retenir, d’impatients qu’il faut accoutumer à la constance. Quelle prudence ne faut-il pas pour conduire, et réunir au seul intérêt public tant de vues et de volontés différentes ? Comment se faire craindre, sans se mettre en danger d’être haï, et bien souvent abandonné ? Comment se faire aimer sans perdre un peu de l’autorité, et relâcher de la discipline nécessaire ?635

L’esprit636

Qu’est-ce que l’esprit, dont les hommes paraissent si vains ? Si nous le considérons selon la nature, c’est un feu qu’une maladie et qu’un accident amortissent sensiblement ; c’est un tempérament délicat qui se dérègle, une heureuse conformation d’organes qui s’usent, un assemblage et un certain mouvement d’esprits637 qui s’épuisent et qui se dissipent ; c’est la partie la plus vive et la plus subtile de l’âme qui s’appesantit, et qui semble vieillir avec le corps ; c’est une finesse de raison qui s’évapore, et qui est d’autant plus faible et plus sujette à s’évanouir, qu’elle est plus délicate et plus épurée. Si nous le considérons selon Dieu, c’est une partie de nous-mêmes, plus curieuse que savante, qui s’égare dans ses pensées ; c’est une puissance orgueilleuse qui est souvent contraire à l’humilité et à la simplicité chrétienne, et qui, laissant souvent la vérité pour le mensonge, n’ignore que ce qu’il faudrait savoir, et ne sait que ce qu’il faut ignorer638.

Lettre de premier de l’an

Fléchier, Évêque De Nîmes, A Madame C***

Quand je vous souhaite, Madame, au commencement de cette année, une longue suite de jours heureux, j’entends des jours de salut et de bénédictions spirituelles. Les années finissent si tôt, et les prospérités humaines valent si peu, qu’elles ne méritent pas nos premiers vœux, ni notre principale attention. Ce n’est pas que je ne demande pour vous au Seigneur ce repos qui fait qu’on le sert plus tranquillement, cette joie qui est le fruit d’une bonne conscience, ces biens qui sont la matière de vos charités, et toutes les douceurs de la vie qui peuvent contribuer à votre sanctification. Je ne puis mieux répondre aux bontés que vous me témoignez, ni vous marquer plus efficacement la reconnaissance et l’attachement avec lequel je suis, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur639.

Lettre de consolation

Fléchier, Évêque De Nîmes, A ***, Évêque De Montauban
Sur la mort de son frère640

Que je vous plains, Monseigneur, d’avoir perdu un frère que vous aimiez, et qui était estimé de tout le monde ! Il est difficile que les personnes de son courage, et de son application au service, échappent toujours aux dangers d’une guerre aussi vive et aussi longue que celle-ci. Leur vie est si précieuse à l’État, que leur mort est une perte publique, et le regret universel pourrait servir de consolation particulière. Mais il y a des douleurs que la religion seule peut soulager, et vous ne pouvez tirer que de vous-même, et du fonds de votre sagesse et de votre piété, le sacrifice que vous faites de votre affliction. Je ne puis qu’y compatir, que vous offrir641 mes petites prières, et vous renouveler, dans cette triste occasion, l’attachement et le respect sincère avec lequel je suis, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Un naufrage sur le Rhône

Lettre narrative

Votre lettre, Monsieur, est arrivée aussitôt que moi, et j’ai reçu avec plaisir les marques de votre amitié. J’avais fait un voyage par un fort beau temps, et sans accidents, jusqu’à la dernière journée. J’allais642 de barque à Beaucaire, à quatre lieues de Nîmes, après avoir été trois jours sur le Rhône. La barque de mon équipage643 venait après moi, à l’entrée de la nuit ; et soit que le patron fût ivre, soit qu’il n’eût pas bien pris sa route, il fut entraîné par le cours de cette rivière que les pluies avaient notablement grossie ce jour-là, et je le vis faire naufrage au port.

La barque alla donner contre le pont, et se fracassa. Vous jugez bien quel spectacle ce fut. Cependant, tous les gens eurent le temps de se sauver, et onze chevaux s’étant jetés dans l’eau, malgré la rapidité du fleuve, gagnèrent tous les bords, à la faveur des feux qu’on y avait fait allumer aux endroits où ils pouvaient prendre port. Mon carrosse même avait été lié avec des cordes, et presque élevé sur le pont ; mais quelques-uns de ceux qui le tiraient ayant lâché les câbles, il tomba dans le fond de l’eau et se perdit.

Je viens d’apprendre qu’on l’a péché et retiré en partie, le train encore entier, et les places mêmes intactes, mais l’impériale brisée, et le reste bien fracassé, et bien bourbeux. On dit que j’ai couru moi-même un grand danger, mais je n’en sais rien644. Voilà, Monsieur, le récit de mon naufrage. Si l’on vous annonce que je suis noyé, n’en croyez rien, et laissez demander mon évêché à ceux qui le croiront vacant645. Aimez-moi toujours.

Bourdaloue
1632-1704

Durant trente-quatre ans, et jusqu’à la veille de sa mort, Bourdaloue ne cessa pas de distribuer aux humbles comme aux grands le pain quotidien de la parole évangélique. Voilà toute sa vie : c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. Né à Bourges, fils d’un avocat, tourmenté dès l’enfance par le désir de se consacrer à Dieu, il se déroba aux vœux de sa famille, qui le destinait à la robe, et se jeta dans le noviciat des Jésuites (1648) à l’âge de seize ans. Dix-huit années de préparation studieuse à laquelle s’ajouta l’expérience du monde nourrirent sa forte éloquence, qui, à partir de 1669, se multiplia sans relâche, pour semer le bon grain. Il monta dans la chaire quand Bossuet en descendit. Son succès fut prodigieux, et jamais prédicateur plus grave ne passionna plus vivement de meilleurs juges, dans une société brillante et voluptueuse qu’il exhortait à la foi et à la pénitence.

Nous admirons en lui un accent convaincu, la beauté des plans, une exposition sévère, le tissu serré des développements, une logique inflexible qui va droit au but, l’ardente ferveur d’un apôtre, et une austérité chrétienne que tempère l’onction d’une âme évangélique.

Écrivain juste, clair, exact, uni, probe comme sa pensée, il a l’expression ferme, nette, appropriée, simple sans bassesse, noble sans recherche ; il songe à instruire plus qu’à plaire, et nous émeut par la force pénétrante de la vérité.

Les préventions de la haine

Comment jugeons-nous d’un ennemi ? il s’est attiré notre disgrâce : c’est assez. Avec cela, en vain il ferait des prodiges : ses prodiges même ne serviraient qu’à nous le rendre et à nous le faire paraître plus odieux ; en vain il posséderait toutes les vertus, les vertus les plus éclatantes prennent dans notre imagination la teinture et la couleur des vices : s’il est dévot, nous l’accusons d’hypocrisie 646 ; s’il ne l’est pas, nous le soupçonnons d’impiété ; s’il est humble, nous regardons son humilité comme une faiblesse ; s’il est généreux ; nous appelons son courage orgueil et fierté ; s’il est discret et réservé, c’est dans notre opinion un homme artificieux et fourbe ; s’il est ouvert et sincère, nous le traitons d’imprudent et d’évaporé. Les autres ont beau le combler d’éloges, cet intérêt qui nous préoccupe nous fait croire que ces éloges sont autant de flatteries, et de mensonges647.

L’hypocrisie

Quand je parle de l’hypocrisie, ne pensez pas que je la borne à cette espèce particulière qui consiste dans l’abus de la piété, et qui fait les faux dévots ; je la prends dans un sens plus étendu, et d’autant plus utile à votre instruction que peut-être, malgré vous-mêmes, serez-vous obligés de convenir que c’est un vice qui ne vous est que trop commun ; car j’appelle hypocrite quiconque, sous de spécieuses apparences, a le secret de cacher les désordres d’une vie criminelle. Or, en ce sens, on ne peut douter que l’hypocrisie ne soit répandue dans toutes les conditions, et que parmi les mondains il ne se trouve encore bien plus d’imposteurs et d’hypocrites que parmi ceux que nous nommons dévots.

En effet, combien dans le monde de scélérats travestis en gens d’honneur ? combien d’hommes corrompus et pleins d’iniquité, qui se produisent avec tout le faste et toute l’ostentation de la probité ? combien de fourbes insolents à vanter leur sincérité ? combien de traîtres, habiles à sauver les dehors de la fidélité et de l’amitié ? combien de sensuels, esclaves des passions les plus infâmes, en possession d’affecter la pureté des mœurs, et de la pousser jusqu’à la sévérité  ?648 Au contraire, combien de justes faussement accusés et condamnés ? combien de serviteurs de Dieu, par la malignité du siècle, décriés et calomniés ? combien de dévots de bonne foi traités d’hypocrites, d’intrigants et d intéressés ? combien de vraies vertus contestées ? combien de bonnes œuvres censurées ? combien d’intentions droites mal expliquées, et combien de saintes actions empoisonnées ?

Sermon sur le jugement de Dieu.

L’oubli et l’abandon des pauvres

Combien de pauvres sont oubliés ! combien demeurent sans secours et sans assistance ! Oubli d’autant plus déplorable, que, de la part des riches, il est volontaire, et par conséquent criminel. Je m’explique : combien de malheureux réduits aux dernières rigueurs de la pauvreté et que l’on ne soulage pas, parce qu’on ne les connaît pas, et qu’on ne veut point les connaître ! Si l’on savait l’extrémité de leurs besoins, on aurait pour eux, malgré soi, sinon de la charité649, au moins de l’humanité. A la vue de leur misère, on rougirait de ses excès, on aurait honte de ses délicatesses, on se reprocherait ses folles dépenses, et l’on s’en ferait avec raison des crimes. Mais parce qu’on ignore ce qu’ils souffrent, parce qu’on ne veut pas s’en instruire, parce qu’on craint d’en entendre parler, parce qu’on les éloigne de sa présence, on croit en être quitte en les oubliant, et quelque extrêmes que soient leurs maux, on y devient insensible.

Combien de véritables pauvres, que l’on rebute comme s’ils ne l’étaient point, sans qu’on se donne et qu’on veuille se donner la peine de discerner s’ils le sont en effet ! Combien de pauvres dont les gémissements sont trop faibles pour venir jusqu’à nous, et dont on ne peut pas s’approcher pour se mettre en devoir de les écouter ! Combien de pauvres abondonnés650 ! Combien de désolés dans les prisons ! Combien de languissants651 dans les hôpitaux ! Combien de honteux dans les familles particulières ! Parmi ceux qu’on connaît pour pauvres, et dont on ne veut ni ignorer, ni même oublier le douloureux état, combien sont négligés ! combien sont durement traités ! combien manquent de tout, pendant que le riche est dans l’abondance, dans le luxe, dans les délices ! S’il n’y avait point de jugement dernier, voilà ce que l’on pourrait appeler le scandale de la Providence, la patience des pauvres outragés par la dureté et par l’insensibilité des riches652.

L’ambitieux

Un homme livré à l’ambition se laisse-t-il rebuter par les difficultés qu’il trouve sur son chemin ? il se refond 653, il se métamorphose, il force son naturel, et l’assujettit à sa passion. Né fier et orgueilleux, on le voit, d’un air timide et soumis, essuyer les caprices d’un ministre, mériter par mille bassesses la protection d’un subalterne en crédit, et se dégrader jusqu’à vouloir être redevable de sa fortune à la vanité d’un commis ou à l’avarice d’un esclave ; vif et ardent pour le plaisir, il consume ennuyeusement, dans des antichambres et à la suite des grands, des moments qui lui promettaient ailleurs mille agréments. Ennemi du travail et de l’embarras, il remplit des emplois pénibles, prend non-seulement sur ses aises, mais encore sur son sommeil et sur sa santé, de quoi y fournir ; enfin, d’une humeur serrée654 et épargnante, il devient libéral, prodigue même ; tout est inondé de ses dons, et il n’est pas jusqu’à l’affabilité et aux égards d’un domestique, qui ne soient le prix de ses largesses.655

Un déguisement de la vanité

On veut pratiquer le christianisme dans sa sévérité, mais on en veut avoir l’honneur. On se retire du monde, mais on est bien aise que le monde le sache, et, s’il ne le devait pas savoir, je doute qu’on eût le courage et la force de s’en retirer. On renonce à certains divertissements que la religion condamne ; mais on se soutient par la gloire d’y avoir renoncé. On quitte le luxe des habits, mais on a pour soi-même autant ou plus de complaisance que les plus mondains. On ne se soucie plus de sa beauté, mais on est entêté656 de son esprit et de son propre jugement. On se retranche657, on s’abstient, on se mortifie en secret, mais on fait si bien que ce secret cesse bientôt d’être secret ; et l’on a cent biais658 pour le rendre public, en sauvant même les dehors et les apparences de la modestie.

Or je soutiens que ce levain et cette enflure de l’orgueil, non-seulement corrompt le mérite de la sévérité chrétienne, mais qu’il en détruit même la substance. Qu’il en corrompe le mérite, vous n’en doutez pas ; car quel peut être devant Dieu le mérite d’un homme superbe ? Avec quel front osera-t-il dire après659 saint Paul : « J’attends de mon Dieu la couronne de justice qui m’est réservée ? » Quel droit le Sauveur du monde n’aura-t-il pas de lui répondre, comme dans l’Évangile660: « Vous vous promettez une récompense, et vous ne faites par réflexion que vous l’avez déjà reçue, » ou plutôt que vous vous l’êtes déjà donnée ? Vous vouliez vous satisfaire, vous complaire en vous-même, et de quelles secrètes complaisances n’avez-vous pas été rempli ! combien avez-vous été satisfait de votre personne ! Vous voilà donc récompensé, et je ne vous dois plus rien, que le châtiment de votre vanité et de votre orgueil.661

L’athée

L’athée croit qu’un État ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince ; il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et l’économie d’un père de famille ; il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote, et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille bien réglée, ce royaume dans l’ordre et dans la paix, il conclut, sans hésiter, qu’il y a un esprit, une intelligence qui y président662. Mais il prétend raisonner tout autrement à l’égard du monde entier, et il veut que, sans providence, sans prudence, sans intelligence, par un pur effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l’ordre merveilleux où nous le voyons. N’est-ce pas aller contre ses propres lumières et contredire sa raison  ?663

(Serm. sur la Providence.)

Vœux de retraite

Lettre au supérieur de la compagnie

Mon très-révérend Père, Dieu m’inspire et me presse d’avoir recours à votre paternité, pour la supplier très-humblement, mais très-instamment, de m’accorder ce que je n’ai pu, malgré tous mes efforts, obtenir du révérend père provincial664. Il y a cinquante-deux ans que je vis dans la compagnie, non pour moi, mais pour les autres, du moins, plus665 pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent et m’empêchent de travailler, autant que je le voudrais, à ma perfection, qui néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille, c’est-à-dire plus régulière et plus sainte, Je sens que mon corps s’affaiblit et tend vers sa fin. J’ai achevé ma course, et plut à Dieu que je pûsse ajouter : J’ai été fidèle ! Qu’il me soit permis, je vous en conjure, d’employer constamment pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par là à mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu’il plaise au supérieur sera le lieu de mon repos. Là, oubliant toutes les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les œuvres de ma vie dans l’amertume de mon âme666.

Madame de Maintenon
1635-1719

Élevée dans le calvinisme667 qu’elle abjura sans contrainte, réduite à la condition la plus précaire par la mort de ses parents, mademoiselle d’Aubigné, petite-fille de l’énergique champion de la réforme, épousa en 1642 le poëte Scarron, qu’avaient touché ses infortunes. Veuve en 1660, elle allait retomber dans la détresse, quand Louis XIV lui confia le soin d’élever les fils de madame de Montespan, alors toute-puissante. Son dévouement, le charme de ses entretiens, la solidité de son esprit, et l’estime qu’elle inspira peuvent expliquer le crédit insensible qui l’achemina par degrés vers le trône d’un souverain devenu enfin soucieux de sa dignité. On sait qu’un an après le décès de la reine, en 1684, il s’unit à la marquise de Maintenon par un mariage secret.

Cette subite grandeur lui suscita bien des ennemis, et l’on ne saurait nier que ses incontestables vertus ressemblent parfois au talent de se rendre nécessaire ; mais si elle ne fut pas étrangère à toute arrière-pensée d’ambition, s’il est plus facile de la respecter que de l’aimer, on doit pourtant reconnaître qu’elle n’a jamais séparé l’honnêteté de l’habileté. Elle excelle par la tenue, la justesse, la mesure et le bon sens pratique ; elle porta simplement une haute fortune, et s’en servit pour faire le bien, surtout lorsqu’elle fonda Saint-Cyr (1685), création qui suffirait à honorer son nom. Toutefois, ajoutons qu’elle était née pour gouverner une maison d’éducation plutôt qu’un État. C’était sa vocation. Aussi se dévoua-t-elle à son œuvre avec un cœur vraiment maternel ; elle fut la plus accomplie des institutrices.

Sa correspondance, et ses entretiens sur l’éducation mêlent le judicieux à l’agréable, ou du moins à la distinction d’un esprit poli. Si elle n’eut pas comme madame de Sévigné, l’intimité, l’enjouement, le caprice, l’éloquence expansive et primesautière, elle a l’aisance, le naturel, la délicatesse et l’autorité que donne l’expérience du cœur humain, j’allais dire la science de la direction.

Le bonheur

A M. Charles D’aubigné, son frère

On n’est malheureux que par sa faute : ce sera toujours mon texte668 et ma réponse à vos lamentations. Songez, mon cher frère, au voyage d’Amérique, aux malheurs de notre père, aux malheurs de notre enfance, à ceux de notre jeunesse, et vous bénirez la Providence au lieu de murmurer contre la fortune. Il y a dix ans que nous étions bien éloignés l’un et l’autre du point où nous sommes aujourd’hui. Nos espérances étaient si peu de chose que nous bornions nos vœux à trois mille livres de rente. Nous en avons quatre fois plus, et nos souhaits ne seraient pas encore remplis ! Nous jouissons de cette heureuse médiocrité que vous vantiez si fort. Soyons contents. Si les biens nous viennent, recevons-les de la main de Dieu ; mais n’ayons pas de vues trop669 vastes. Nous avons le nécessaire et670 le commode ; tout le reste n’est que cupidité. Tous ces désirs de grandeur partent du vide671 d’un cœur inquiet. Toutes vos dettes sont payées ; vous pouvez vivre délicieusement sans en faire de nouvelles. Que désirez-vous de plus ? Faut-il que des projets de richesse et d’ambition vous coûtent la perte de votre repos et de votre santé ! Lisez la vie de saint Louis ; vous verrez combien les grandeurs de ce monde sont au-dessous des désirs du cœur de l’homme672 ; il n’y a que Dieu qui puisse le rassassier.

La tolérance

Lettre à M. D’Aubigné

On m’a porté sur votre compte des plaintes qui ne vous font pas honneur. Vous maltraitez les huguenots ; vous en cherchez les moyens, vous en faites naître les occasions, cela n’est pas d’un homme de qualité673. Ayez pitié des gens plus malheureux que coupables. Ils sont dans des erreurs où nous avons été nous-mêmes, et dont la violence ne nous aurait jamais tirés. Henri IV a professé la même religion, et plusieurs grands princes. Ne les inquiétez-donc point. Il faut, attirer les hommes par la douceur et la charité. Jésus-Christ nous en donné l’exemple, et telle est l’intention du roi. C’est à vous à contenir tout le monde dans l’obéissance ; c’est aux évêques et aux curés à faire des conversions par la doctrine et par l’exemple. Ni Dieu, ni le roi ne nous ont donné charge d’âmes. Sanctifiez la vôtre, et soyez sévère pour vous seul674.

Conseils à Madame la duchesse de Bourgogne675

La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse, et l’amour de Dieu est l’accomplissement de la loi.

Tel est, madame, l’oracle du Saint-Esprit dans un livre que vous ne devez point vous lasser de lire. Les livres profanes inspirent l’orgueil, et nourrissent une curiosité dangereuse, à mesure qu’ils étendent les connaissances ; au lieu que l’Ecriture sainte inspire l’humilité à ceux qu’elle instruit. Mais ce n’est pas assez que l’esprit soit vaincu, il faut que le cœur soit séduit par le goût de la piété.

Vous aimez la joie, le repos, le plaisir : croyez-moi, j’ai goûté de tout ; il n’y a de joie, de repos, de plaisir qu’à servir Dieu.

N’espérez pas un parfait bonheur ; il n’y en a point sur la terre, et, s’il y en avait, il ne serait pas à la cour.

La grandeur a ses peines, et souvent plus cruelles que celles des particuliers. Dans la vie privée, on se fait aux chagrins ; à la cour, on ne s’y habitue pas.

Parlez, écrivez, agissez, pensez comme si vous aviez mille témoins.

Ne confiez à personne rien qui puisse vous nuire, s’il676 est redit ; comptez que les secrets les mieux gardés ne le sont que pour un temps, et qu’il n’est point de pays où il y ait plus d’indiscrétion que celui-ci677.

Aimez vos enfants, voyez-les souvent : c’est l’occupation la plus honnête qu’une princesse et qu’une paysanne678 puissent avoir. Jetez dans leurs cœurs les semences de toutes les vertus ; et en les instruisant songez que de leur éducation dépend le bonheur d’un peuple qui mérite d’être aimé de ses princes.

Exposez-vous au monde selon la bienséance de votre état ; si vous êtes inaccessible, vous ne serez pas aimée.

Détruisez, autant que vous le pourrez, la vanité, le luxe, et encore plus les calomnies, les médisances, les railleries offensantes, et tout ce qui est contraire à la charité.

N’épousez les passions de personne ; c’est à vous à les modérer, et non pas à les suivre. Regardez comme vos véritables amis ceux qui vous porteront toujours à la douceur, à la paix, au pardon des injures ; et, par la raison contraire, craignez et n’écoutez pas ceux qui voudront vous exciter contre les autres, sous quelque apparence de zèle et de raison qu’ils couvrent leurs intérêts ou leurs ressentiments.

Défiez-vous des personnes intéressées, vaines, ambitieuses, vindicatives : leur commerce ne peut que vous nuire.

N’ayez jamais tort ; donnez toujours de bons conseils, si vous osez en donner. Excusez les absents, et n’accusez personne. Encore une fois, n’entrez point dans les passions des courtisans : vous leur plairez moins dans le temps de leur fureur ; ils vous estimeront quand l’accès sera passé. Une princesse ne doit être d’aucun parti, mais établir partout la paix.

Sanctifiez toutes vos vertus, en leur donnant pour motif l’envie de plaire à Dieu.

Aimez l’Etat, aimez la noblesse, qui en est le soutien ; aimez les peuples ; protégez les campagnes à proportion du crédit que vous aurez ; soulagez-les autant que vous pourrez

Aimez vos domestiques679, portez-les à Dieu, faites leur fortune, mais ne leur en faites jamais une grande ; ne contentez ni leur vanité, ni leur avarice, et que votre sagesse mette à leurs désirs la modération qu’ils devraient y mettre eux-mêmes. En protégeant quelqu’un qui vous est connu, songez au tort que vous faites à un homme de mérite que vous ne connaissez pas.

Soyez tendre aux prières des malheureux. Dieu ne vous a fait naître dans ce haut rang que pour vous donner le plaisir de faire du bien. Le pouvoir de rendre service, et de faire des heureux est le vrai dédommagement des fatigues, des désagréments, de la servitude 680 de votre état.

Soyez en garde contre le goût que vous avez pour l’esprit. Trop d’esprit humilie ceux qui en ont peu ; l’esprit vous fera haïr du plus grand nombre, et peut-être mésestimer des personnes sages.

C’est une marque visible de prédestination de passer de souffrance en souffrance, et de porter sa croix chaque jour. Si cela est, madame, vous êtes prédestinée ; car vous avez beaucoup à souffrir. Vous êtes la première femme du monde ; mais il ne faut point vous flatter : quoi que vous fassiez, vous serez, par cela même, la plus malheureuse681.

Sur les malheurs de la guerre

A M. Le Duc de Noailles

J’ai à répondre à deux lettres de vous, mon cher duc. l’une du 11, l’autre du 17, et toutes deux aussi tristes qu’il convient à notre état présent682. Je ne pourrais le supporter, si je ne regardais d’où il nous vient, et683 que les hommes ne sont que des instruments entre la main de Dieu, pour affliger un royaume trop heureux, et pour humilier un roi trop grand. Il ne faut point raisonner avec le maître des événements, en disant que les rois qu’il paraît abandonner sont pieux, et que nos ennemis sont la plupart hérétiques. Dieu ne nous doit point rendre compte de sa conduite, et il est bien sûr qu’il est juste, et, au milieu de sa colère, plein de bonté. D’ailleurs, ce ne sont point les opinions qui prennent les villes, ou gagnent les batailles. Nos ennemis sont pleins de prudence et d’habileté, et nos généraux sont malhabiles, et notre soldat découragé. Voilà, mon cher neveu, puisque votre amitié pour moi vous fait aimer ce nom, ce que je pense dans ce que saint François de Sales appelle la fine pointe de l’esprit, tandis que tout le reste de ce qui est en moi est dans la tristesse, dans l’abattement, et dans un serrement de cœur qui devrait bien terminer cette misérable et trop longue vie.

Pas de népotisme

À Madame de Caylus 684

Vous me parlez pour le gouvernement de Valenciennes, au moins indirectement. M. de Sainte-Hermine m’a prié de le demander pour lui, et madame de Mailly le désire pour faire le mariage de sa fille. Ce qui m’arrive en cette occasion n’est point ce qui me détermine à faire à mes proches la déclaration que vous trouverez ici, qui est que je suis résolue à ne plus rien demander pour eux. Je les prie d’un user comme ils feront après ma mort ; ils s’adresseront aux ministres, ils feront agir leurs amis ; en un mot, ils seront dans le cas des autres gens de leur sorte. J’aurais cru en être quitte685 en vous mettant tous en état d’achever ce que j’avais commencé pour votre fortune686 mais je vois madame de Mailly bien persuadée que je dois marier ses filles ; ses garçons viendront ensuite au nombre de trois : le vôtre sera bientôt en état de parler pour lui. Madame de Vilette pense à marier sa fille ; les petits de Murçay croissent ; le père prétend à tout ce qui vaque ; madame de Sainte-Hermine me présente tristement une grande fille que j’ai grand tort de ne pas établir, et qui sera suivie de cinq autres. M. de Sainte-Hermine n’est pas assez établi : il lui faut une femme, et un gouvernement687. Le petit de Vilette viendra, et je commence à craindre d’avoir à marier mesdemoiselles de la Vrillière.

Considérez, ma chère nièce, avec un peu de raison, ce que ce serait que mon personnage auprès du roi, ayant tous les jours de nouvelles grâces à lui demander. S’il me les accorde, il en aura peu de reste à disposer ; s’il me les refuse, il m’affligera ; s’il m’afflige, il a trop de bonté pour moi pour n’en être pas fâché, et je serai donc la tristesse de sa vie ; croyez-vous que Dieu ait eu ce dessein en m’approchant de lui ? Voilà, ma chère nièce, les raisons de ma résolution : j’en sens déjà la liberté688 et le repos. Je vous verrai tous avec plus de plaisir, n’ayant plus à craindre vos propositions ; je les saurai par le roi : je lui dirai ce que je pourrai pour vous servir, et je le ferai plus hardiment et peut-être plus utilement quand il ne me croira pas prévenue. Quoi qu’il en soit, je ne changerai pas de dessein, parce que je le crois très-raisonnable, et que je ne l’ai pris qu’après y voir bien pensé689.

Description de la ville de Dinan690

Imaginez-vous, madame, qu’hier, après avoir marché six heures dans un assez beau chemin, nous vîmes un château bâti sur un roc qui nous parut inaccessible, et si peu étendu que nous ne comprenions pas que nous prissions y loger, quand même on nous y aurait guindés ;691 nous en approchions fort près sans y voir aucun chemin habité, et nous vîmes enfin, au pied de ce château, dans un abîme, et comme on verrait à peu près dans un puits fort profond, les toits d’un certain nombre de petites maisons qui nous parurent des poupées, et environnées de tous côtés de rochers affreux par leur hauteur et par leur couleurs ; ils paraissent de fer, et sont tout à fait escarpés ; il faut descendre dans cette horrible habitation par un chemin plus rude que je ne puis le dire : tous les carosses faisaient des sauts à rompre tous les ressorts, et les dames se tenaient à tout ce qu’elles pouvaient692. Nous descendîmes après un quart d’heure de ce tourment, et nous nous trouvâmes dans une ville composée d’une rue qui s’appellera Grande, et où deux carosses ne peuvent passer de front ; il y en a de petites où deux chaises à porteurs ne peuvent tenir ; on n’y voit goutte, les maisons sont effroyables, et madame de Villeneuve y aurait quelques vapeurs.

L’eau y est mauvaise, le vin rare, les boulangers ont ordre de ne cuire que pour l’armée, de sorte que les domestiques ne peuvent trouver du pain ; les poulets en plumes valent trente sous, la viande huit sous la livre et très mauvaise ; on porte tout au camp693. Il pleut à verse depuis que nous y sommes, et on nous assure que, si le chaud vient, il est insupportable par la réverbération des rochers. Je n’ai encore vu que deux églises : elles sont au premier étage, et on n’y saurait entrer694 que, par civilité, on ne vous dise un salut avec une très-mauvaise musique, et un encens si parfumé, si abondant et si continuel, qu’on ne se voit plus par la fumée, et il y a peu de têtes qui y puissent résister695. D’ailleurs la ville est crottée à ne pouvoir s’en tirer, et le pavé pointu à piquer les pieds ; Suzon696 assure que le Roi a grand tort de prendre de pareilles villes, et qu’il faudrait ne les pas plaindre697 aux ennemis.

Le siège de Namur va fort bien ; on avance, et jusqu’à cette heure on tue très-peu de monde. On espère que la ville sera prise vers le 4 ou le 5 de ce mois… Après cette belle description, ne soyez pas en peine de moi ; je me porte fort bien, je suis des mieux logées, très-bien servie, et voulant bien être où Dieu me met. Je vous embrasse, mes chères filles, toutes en général et en particulier698. Il y a d’ici quatre cents degrés pour monter au château dont je vous ai parlé.

Louis XIV
1638-1715

Louis XIV mérite une place dans le voisinage des écrivains qui ont le plus contribué à sa gloire. Il fut digne de donner son nom au siècle qu’ils illustrèrent. D’unanimes témoignages s’accordent du moins à reconnaître la solidité de son esprit, et la délicatesse de son jugement. A un bon sens supérieur il alliait « le don de l’élocution, » et Bossuet put dire avec sincérité : « La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments. Ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une douceur suprême lui ouvre les cœurs, et donne je ne sais comment un nouvel, éclat à la majesté qu’elle tempère. » Dans ses mémoires on sent la présence d’un maître. Tout y est simple et digne ; tout s’y déroule avec calme et suite. Ses idées sont d’une netteté parfaite. Si son style n’a pas la brièveté impérieuse de Napoléon, et l’entrain gascon d’Henri IV, il excelle par la tenue et la solidité.

Une remontrance à un ministre de 25 ans

A Letellier, Archevêque de Reims

Je sais ce que je dois à la mémoire de M. de Louvois699. Mais si votre neveu ne change pas de conduite, je serai forcé de prendre un parti. J’en serais fâché ; mais il le faudra. Il a des talents, et il n’en fait pas bon usage. Il donne trop souvent à souper aux princes, au lieu de travailler. II néglige les affaires pour ses plaisirs ; il fait attendre trop longtemps les officiers dans son antichambre ; il leur parle avec hauteur, et quelquefois avec dureté. Il faut que tout cela change.

Lettre à Madame de Maintenon sur la Duchesse de Bourgogne700

Je suis arrivé ici701 avant cinq heures. La princesse n’est venue qu’à près de six. Je l’ai été recevoir au carrosse ; elle m’a laissé parler le premier, et après, elle m’a fort bien répondu, mais avec un petit embarras qui vous aurait plu. Je l’ai menée dans sa chambre au travers de la foule, la faisant voir de temps en temps, en approchant les flambeaux de son visage. Elle a soutenu cette marche et ces lumières avec grâce et modestie. Nous sommes enfin arrivés dans sa chambre, où il y avait foule. Je l’ai montrée de temps en temps à ceux qui s’approchaient, et je l’ai considérée de toutes manières pour vous mander ce qu’il m’en semble.

Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j’aie jamais vue, habillée à peindre, et coiffée de même ; des yeux très-vifs et très-beaux, des paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge, comme on peut le désirer ; les plus beaux cheveux blonds que l’on puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre comme il convient à son âge ; sa bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et mal rangées ; les mains bien faites, mais de la couleur de son âge. Elle parle peu, au moins à ce que j’ai vu, n’est point embarrassée qu’on la regarde, comme.une personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence702 et d’un air un peu italien ; mais elle plaît, et je l’ai vu dans les yeux de tout le monde. Pour moi, j’en suis tout à fait content. Elle ressemble à son premier portrait, et point à l’autre. Pour vous parler comme je fais toujours, je la trouve à souhait, et serais fâché qu’elle fût plus belle.

Je le dirai encore : tout plaît, hormis la révérence703 ; je vous en dirai davantage après souper ; car je remarquerai bien des choses que je n’ai pu voir encore. J’oubliais de vous dire qu’elle est plus petite que grande pour son âge. Jusqu’à cette heure j’ai fait merveille : j’espère que je soutiendrai un certain air aisé 704 que j’ai pris, jusqu’à Fontainebleau, où j’ai grande envie de me trouver.

— A dix heures du soir, avant de se coucher, il ajoutait ce post-scriptum :

« Plus je vois la princesse, plus je suis satisfait. Nous avons été dans une conversation publique où elle n’a rien dit ; c’est tout dire. Elle a la taille très-belle, on peut dire parfaite, et une modestie qui vous plaira. Nous avons soupé ; elle n’a manqué à rien, et est d’une politesse charmante à toutes choses ; elle s’est conduite comme vous pourriez faire. Elle a été bien regardée et observée, et tout le monde paraît satisfait de bonne foi705. L’air est noble, et les manières polies et agréables ; j’ai plaisir à vous en dire du bien ; car je trouve que, sans préoccupation706 et sans flatterie, je le peux faire, et que tout m’y oblige707 »

Billet d’envoi708

Louis XIV, au Prince de Vaudemont

Si les occasions de récompenser vos services sont plus rares que je ne souhaiterais, je vais au moins, en attendant qu’elles se présentent, vous donner quelques marques de l’estime et de l’affection particulière que j’ai pour vous : conservez ce portrait que je vous envoie comme une assurance de mes sentiments. La simplicité du présent doit vous prouver que je n’ai pas voulu qu’il ait rien au-delà de ce qu’il contient en lui, et ainsi rien au-dessus du prix que vous y mettrez709.

Un ultimatum

Au Duc de Savoie710

Monsieur,

Puisque la religion, l’honneur, l’intérêt, l’alliance et votre propre signature ne sont rien entre nous, j’envoie mon cousin le duc de Vendôme à la tête de mes armées, pour vous expliquer mes intentions. Il ne vous donnera que vingt-quatre heures pour vous déterminer.

Les coups d’autorité royale

La sagesse veut qu’en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard ; la raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou intérêts aveugles au-dessus de la raison, et qui semblent venir du ciel711, connus712 à tous les hommes, et plus dignes de considération chez ceux qu’il a lui-même placés au premier rang. De dire quand il faut s’en défier ou s’y abandonner, personne ne le sait ; ni livres, ni règles, ni expérience ne l’enseignent ; une certaine justesse, et une certaine hardiesse d’esprit les font toujours trouver, sans comparaison, plus libres en celui qui ne doit de compte de ses actions à personne713.

Les enchantements du souverain

Tous les yeux sont attachés sur lui seul, et c’est à lui seul que s’adressent tous les vœux ; lui seul reçoit tous les respects ; lui seul est l’objet de toutes les espérances. On ne poursuit, on n’attend, on ne fait rien que par lui seul ; on regarde ses bonnes grâces comme la source de tous les biens ; on ne croit s’élever qu’à mesure qu’on s’approche de sa personne ou de son estime 714. »

Henri IV
1853-1610

Il nous paraît intéressant d’ajouter à ces pages où parle Louis XIV quelques extraits empruntés au roi Henri IV :

Discours à l’assemblée des notables (1596)

Si je voulois acquérir le titre d’orateur, j’aurois appris quelque belle et longue harangue, et vous la prononcerois avec assez de gravité. Mais, Messieurs, mon désir me pousse à deux plus glorieux titres, qui sont de m’appeler libérateur et restaurateur de cet État. Pour à quoi parvenir, je vous ai assemblés. Vous savez à vos dépens, comme moi aux miens, que, lorsque Dieu m’a appelé à cette couronne, j’ai trouvé la France non-seulement quasi ruinée, mais presque toute perdue pour les François. Par la grâce divine, par les prières et bons conseils de mes serviteurs qui ne font profession des armes, par l’épée de ma brave et généreuse noblesse (de laquelle je ne distingue point les princes, pour être notre plus beau titre : Foi de gentilhomme !), par mes peines et labeurs, je liai sauvée de la perte ; sauvons-la à cette heure de la ruine. Participez, mes chers sujets, à cette seconde gloire avec moi, comme vous avez fait à la première. Je ne vous ai point appelés, comme faisoient mes prédécesseurs, pour vous faire approuver leurs volontés. Je vous ai assemblés pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux ; mais la violente amour que je porte à mes sujets, et l’extrême envie que j’ai d’ajouter ces deux beaux titres à celui de roi, me font trouver tout aisé et honorable. Mon chancelier vous fera entendre plus amplement ma volonté.

Bulletin de la victoire D’Ivry.

Jugement sur Plutarque.

Vive Dieu ! Vous ne m’auriez rien su mander qui me fût plus agréable que la nouvelle du plaisir de lectures qui vous a pris. Plutarque me sourit toujours d’une fraîche nouveauté ; l’aimer, c’est m’aimer ; car il a été l’instituteur de mon bas-âge. Ma bonne mère, à qui je dois tout, et qui avoit une affection si grande de veiller à mes bons déportements, et ne vouloir pas, ce disoit-elle, faire de son fils un illustre ignorant, me mit ce livre entre les mains, encore que je ne fusse à peine plus un enfant de mamelle. Il m’a été comme ma conscience, et m’a dicté à l’oreille beaucoup de bonnes honnêtetés et maximes excellentes pour ma conduite et pour le gouvernement de mes affaires.

Racine
1639-1699

Ce grand poëte fut un homme de bien, attaché à tous ses devoirs jusqu’au scrupule ; père tendre et ami dévoué, il reçut de la nature une imagination ardente, une sensibilité inquiète et presque maladive qui fit à la fois sa gloire et son tourment. Pour expier ses tragédies, ne songea-t-il pas à se faire chartreux ? N’est-ce point par bonté de cœur qu’il s’attira une disgrâce, en donnant à Madame de Maintenon un Mémoire sur les misères du royaume ? Son âme, prompte à s’exalter, était de celles qui font les grands artistes. Aussi la passion est-elle son domaine. Nul n’a représenté par de plus touchantes et de plus pathétiques analyses les faiblesses et les orages du cœur humain : il excite la pitié, la sympathie, l’attendrissement. Ses héros sont voisins de nous : on se reconnaît en eux. Dans ses héroïnes, il combine avec un art exquis les nuances les plus délicates. On l’a blâmé de nous avoir offert sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV. C’est oublier que tout poëte dramatique reproduit plus ou moins, à son insu, les mœurs de son temps. Il lui fallait parler à une société polie son propre langage, et lui plaire par le discernement des convenances.

Ses plans sont des modèles de dextérité. L’intérêt s’anime de scène en scène : tout est préparé, motivé, justifié. Jamais style ne fut plus flexible et plus harmonieux. Sa langue est souple, élégante, unie, riche de demi-teintes : elle allie la force à la grâce, mais ses hardiesses n’effrayent point le goût. Racine appartient à la famille des génies studieux, tendres et épris de la perfection, qui ont cherché le naturel dans les formes les plus nobles et les plus choisies : c’est notre Virgile français.

Racine à une revue 715

Le roi fit hier la revue de son armée et de celle de M. de Luxembourg. C’était assurément le plus grand spectacle qu’on ait vu de plusieurs siècles. Il y avait six-vingt mille hommes sur quatre lignes. Je commençai à onze heures du matin à marcher ; j’allai toujours au grand pas de mon cheval, et je ne finis qu’à huit heures du soir. J’étais si las, si ébloui de voir briller les épées et les mousquets, si étourdi d’entendre des tambours, des trompettes et des timbales, qu’en vérité je me laissais conduire par mon cheval, sans avoir plus d’attention à rien ; et j’eusse voulu de tout mon cœur que tous les gens que je voyais eussent été chacun dans leur chaumière716 et dans leur maison, avec leurs femmes et leurs enfants, et moi dans ma rue des Maçons avec ma famille717.

Sur les romans

Il me paraît, par votre lettre, que vous portez un peu d’envie à mademoiselle de La Chapelle, de ce qu’elle a lu plus de comédies et plus de romans que vous. Je vous dirai, avec la sincérité avec laquelle je suis obligé de vous parler, que j’ai un extrême chagrin que vous fassiez tant de cas de toutes ces niaiseries, qui ne doivent servir tout au plus qu’à délasser quelquefois l’esprit, mais qui ne devraient point vous tenir autant à cœur qu’elles font. Vous êtes engagé dans des études très-sérieuses qui doivent attirer votre principale attention, et pendant que vous y êtes engagé, et que nous payons718 des maîtres pour vous en instruire, vous devez éviter tout ce qui peut dissiper votre esprit et vous détourner de votre étude Non-seulement votre conscience et la religion vous y obligent, mais vous-même devez avoir assez de considération pour moi, et assez d’égards, pour vous conformer un peu à mes sentiments pendant que vous êtes dans un âge où vous devez vous laisser conduire.

Je ne dis pas que vous ne lisiez quelquefois des choses qui puissent vous divertir l’esprit719, et vous voyez que je vous ai mis moi-même entre les mains assez de livres français capables de vous amuser ; mais je serois inconsolable si ces sortes de livres vous inspiraient du dégoût pour des lectures plus utiles, et surtout pour les livres de piété et de morale, dont vous ne parlez jamais, et pour lesquels il semble que vous n’ayez plus aucun goût, quoique vous soyez témoin du véritable plaisir que j’y prends préférablement à toute autre chose. Croyez-moi, quand vous saurez parler de comédie et de romans, vous n’en serez guère plus avancé pour le monde, et ce ne sera point par cet endroit-là que vous serez le plus estimé. Je remets à vous en parler plus au long, et plus particulièrement, quand je vous reverrai, et vous me ferez plaisir alors de me parler à cœur ouvert là-dessus720, et de ne vous point cacher de moi. Vous jugez bien que je ne cherche pas à vous chagriner, et que je n’ai autre dessein que de contribuer à vous rendre l’esprit solide, et à vous mettre en état de ne me point faire de déshonneur quand vous viendrez à paraître dans le monde. Je vous assure qu’après mon salut, c’est la chose dont je me suis le plus occupé. Ne regardez point tout ce que je vous dis comme une réprimande721, mais comme les avis d’un père qui vous aime tendrement, et qui ne songe qu’à vous donner des marques de son amitié. Écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez, et faites mes compliments à votre mère. Il n’y a ici aucune nouvelle, sinon que le roi a toujours la goutte, et que tous les princes reviennent de l’armée de Flandre722.

À son fils convalescent

Vous pouvez juger par toutes les inquiétudes que m’a causées votre maladie combien j’ai de joie de votre guérison. Vous avez beaucoup de grâces à rendre à Dieu de ce qu’il a permis qu’il ne vous soit arrivé aucun fâcheux accident, et que la fluxion qui vous était tombée sur les yeux n’ait point eu de suite. Je loue extrêmement la reconnaissance que vous témoignez pour tous les soins que votre mère a pris de vous. J’espère que vous ne les oublierez jamais, et que vous vous acquitterez de toutes les obligations que vous lui avez, par beaucoup de soumission à tout ce qu’elle désirera de vous. Votre lettre m’a fait beaucoup de plaisir ; elle est fort sagement écrite, et c’était la meilleure et la plus agréable marque que vous me pussiez donner de votre guérison ; mais ne vous pressez pas encore de retourner à l’étude724. Je vous conseille de ne lire que des choses qui vous fassent plaisir, jusqu’à ce que le médecin vous donne permission de recommencer votre travail. Faites bien des amitiés pour moi à M. votre précepteur, et faites en sorte qu’il ne se repente point de toutes les peines qu’il a prises pour vous. J’espère que j’aurai bientôt le plaisir de vous revoir, et que la reddition du château de Namur suivra de près celle de la ville725. Adieu, mon cher fils, faites bien mes compliments à vos sœurs. Je ne sais pourtant si on leur permet de vous rendre visite ; attendez donc à leur faire des compliments, quand vous serez en état de les voir726.

Sur les versions de son fils

Je voulais presque me donner la peine de corriger votre version, et vous la renvoyer en l’état où il faudrait qu’elle fût ; mais j’ai trouvé que cela me prendrait trop de temps à cause de la quantité d’endroits où vous n’avez pas attrapé le sens. Je vois bien que les Epîtres 727 de Cicéron sont encore trop difficiles pour vous, parce que, pour bien les entendre, il faut posséder parfaitement l’histoire de ce temps, là, et que vous ne la savez point. Ainsi je trouverais plus à propos que vous me fissiez, à votre loisir, une version de la bataille de Trasimène728, dont vous avez été si charmé, à commencer par la description de l’endroit où elle se donna : ne vous pressez point, et tournez la chose aussi naturel-ment que vous pourrez. J’approuve fort vos promenades à Auteuil ; mais faites concevoir à M. Despréaux729 combien vous êtes reconnaissant de la bonté qu’il a de s’abaisser à s’entretenir avec vous. Vous pouvez prendre Voiture730 parmi mes livres, si cela vous fait plaisir. J’aimerais autant, si vous voulez lire quelque livre français, que vous prissiez la traduction d’Hérodote, qui est fort divertissant, et qui vous apprendrait la plus ancienne histoire qui soit parmi les hommes après l’Écriture sainte. Il me semble qu’à votre âge il ne faut pas voltiger de lecture en lecture, ce qui ne servirait qu’à vous dissiper l’esprit, et à vous embarrasser la mémoire. Nous verrons cela plus à fond quand je serai de retour à Paris. Adieu, mes baisemains à vos sœurs.

Un simple billet

J’aurais une joie sensible de voir la maison de campagne dont vous faites tant de récit, et d’y manger avec vous des groseilles de Hollande. Ces groseilles ont bien fait ouvrir les oreilles à vos petites sœurs et à votre mère elle-même, qui les aime fort, comme vous savez731. Je ne saurais m’empêcher de vous dire qu’à chaque chose d’un peu bon que l’on nous sert sur la table, il lui échappe toujours de dire : Racine mangerait volontiers d’une telle chose. Je n’ai jamais vu en vérité une si bonne mère, ni si digne que vous fassiez votre possible pour reconnaître son amitié. Au moment que je vous écris ceci, vos deux petites sœurs me viennent apporter un bouquet pour ma fête qui sera demain, et qui sera aussi la vôtre. Trouverez-vous bon que je vous fasse souvenir que ce même saint Jean, qui est votre patron, est aussi invoqué par l’Église comme le patron des gens qui sont en voyage, et qu’elle lui adresse pour eux une prière que j’ai dite plusieurs fois732 ?

La Bruyère
1646-1696

Né à Dourdan, Jean de La Bruyère avait acheté une charge de trésorier à Caen, lorsqu’après des revers de fortune, à trente-six ans, sur la recommandation de Bossuet, il fut appelé à Paris pour enseigner l’histoire à M. le Duc, petit-fils du grand Condé. Ce fut l’événement décisif de sa vie ; car son entrée dans une maison princière lui permit d’assister de près au spectacle de la comédie humaine, où figuraient les originaux de la cour et de la ville. A Chantilly, qu’on appelait l’écueil des mauvais ouvrages, protégé par le crédit d’un prince qui avait le goût de la fine raillerie, il put faire provision d’expérience, tracer impunément de malins portraits, et se vouer à un genre périlleux, sans craindre les orages.

Toutefois, le nom de Théophraste servit de bouclier à la première édition de ses Caractères, qui parut en 1688. Ce fut une fête pour la curiosité publique ; et ce succès toujours croissant, qui étonna la modestie d’un auteur désintéressé, lui ouvrit les portes de l’Académie en 1693. Trois ans après, il mourut pauvre à Versailles.

Honnête homme, fier, indépendant de caractère, supérieur à une condition subalterne qui l’exposait à la légèreté hautaine ou à la condescendance humiliante des grands, La Bruyère eut des accès d’humeur chagrine allant jusqu’à la misanthropie. N’a-t-il pas dit : « Il faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. »

Observateur profond, et peintre de caractères, il excelle dans l’art d’attirer l’attention par des remarques soudaines, des traits vifs et pénétrants, des métaphores passionnées, des hyperboles à outrance, des paradoxes simulés, des contrastes étudiés, des expressions originales, de petites phrases concises qui partent comme des flèches, des allégories ingénieuses, et des morceaux d’apparat où l’esprit étincelle dans les moindres détails.

Le berger et son troupeau733

Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d’un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre734 qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage ; si elles se dispersent, il les rassemble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien qui le met en fuite ; il les nourrit, il les défend ; l’aurore le trouve déjà en pleine campagne, d’où il ne se retire qu’avec le soleil. Quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger, ou des brebis ? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau735 ? Image naïve des peuples, et du prince qui les gouverne, s’il est bon prince736 !

Cliton, ou l’homme né pour la digestion

Cliton n’a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est737 de dîner le matin, et de souper le soir ; il ne semble né que pour la digestion ; il n’a de même qu’un entretien ; il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s’est trouvé ; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets ; il se souvient exactement de quels plats on a relevé738 le premier service ; il n’oublie pas les hors-d’œuvre, le fruit et les assiettes ; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu ; il possède le langage des cuisines autant qu’il peut s’étendre739, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point740 : il a surtout un plaisir sûr, qui ne prend point le change, et il ne s’est jamais vu exposé à l’horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d’un vin médiocre. C’est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusqu’où il pouvait aller : on ne reverra plus un homme qui mange tant, et qui mange si bien ; aussi est-il l’arbitre des bons morceaux, et il n’est guère permis d’avoir du goût pour ce qu’il désapprouve. Mais il n’est plus ; il s’est fait du moins porter à table jusqu’au dernier soupir : il donnait à manger le jour qu’il est mort. Quelque part où il soit, il mange, et, s’il revient au monde, c’est pour manger,

Giton ou le riche

Giton a le teint frais, le visage plein, et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée : il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit ; il déploie un ample mouchoir741, et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut ; il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie ; il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre ; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui ; il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole ; on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler, on est de son avis ; on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté, ou par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin742, politique, mystérieux sur les affaires du temps : il se croit des talents et de l’esprit ; il est riche.

Phèdon ou le pauvre

Phédon743 a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre : il dort peu, et d’un sommeil fort léger : il est abstrait, rêveur, et il a, avec de l’esprit, l’air d’un stupide ; il oublie de dire ce qu’il sait ou de parler d’événements qui lui sont connus, et, s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal ; il croit peser à ceux à qui il parle ; il conte brièvement, mais froidement ; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire ; il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis, il court, il vole pour leur rendre de petits services ; il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide ; il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre744 ; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Il n’est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir ; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et se retire si on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n’être point vu ; il se replie et se renferme dans son manteau ; il n’y a point de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siège ; il parle bas dans la conversation, et il articule mal : libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu745 des ministres et du ministère, il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie ; il n’en coûte à personne ni salut, ni compliment : il est pauvre 746.

Le paysan au xviie siècle

L’on voit certains animaux farouches747, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes748. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé749.

Ménippe, ou les plumes de paon

Ménippe750 est l’oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui ; il ne parle pas, il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l’esprit des autres, qu’il y est le premier trompé, et qu’il croit souvent dire son goût, ou expliquer sa pensée, lorsqu’il n’est que l’écho de quelqu’un qu’il vient de quitter. C’est un homme qui est de mise751 un quart d’heure de suite, qui, le moment d’après, baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu’un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l’héroïque ; et incapable de savoir jusqu’où l’on peut avoir de l’esprit, il croit naïvement que ce qu’il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir ; aussi a-t-il l’air et le maintien de celui qui n’a rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à personne.

Il se parle souvent à soi-même, et il ne s’en cache pas ; ceux qui passent le voient, et il semble prendre un parti, ou décider qu’une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c’est le jeter dans l’embarras de savoir s’il doit rendre le salut ou non, et, pendant qu’il délibère, vous êtes déjà hors de portée. Sa vanité l’a fait honnête homme, l’a mis au-dessus de lui-même, l’a fait devenir ce qu’il n’était pas. L’on juge, en le voyant, qu’il n’est occupé que de sa personne, qu’il sait que tout lui sied bien et que sa parure est assortie, qu’il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler.

La politesse

Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être insupportable. Les manières, que l’on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant ; il faut encore moins pour être estimé tout le contraire.

La politesse752 n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement.

Lion peut définir l’esprit de politesse ; lion ne peut en fixer la pratique : elle suit l’usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n’est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions : l’esprit tout seul ne la fait pas deviner ; il fait qu’on la suit par imitation, et que lion s’y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse, et il y en a d’autres qui ne servent qu’aux grands talents ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite et le rendent agréable, et qu’il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir753 sans la politesse.

Il me semble que l’esprit de politesse est une certaine attention à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes754.

La cou

Il y a un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels.

La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique : il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice 755 ; et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures756 on est échec, quelquefois mat. Souvent avec des passions qu’on ménage bien, on va à dame, et l’on gagne la partie : le plus habile l’emporte, ou le plus heureux.

Les roues, les ressorts, les mouvements, sont cachés ; rien ne paraît d’une montre que son aiguille, qui insensiblement s’avance et achève son tour : image du courtisan d’autant plus parfaite, qu’après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même point d’où il est parti757.

La petite ville

J’approche d’une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte ; une rivière baigne ses murs, et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents758 froids et de l’aquilon. Je la vois dans un jour si favorable, que je compte ses tours et ses clochers ; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline759. Je me récrie, et je dis :

Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux760 ! Je descends dans la ville, où je n’ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir.

Il y a une chose qu’on n’a point vue sous le ciel, et que selon toutes les apparences on ne verra jamais : c’est une petite ville qui n’est divisée en aucuns partis761 ; où les familles sont unies, et où les cousins se voient avec confiance ; où un mariage n’engendre point une guerre civile ; où la querelle des rangs ne se réveille pas à tous moments par l’offrande, l’encens et le pain bénit, par les processions et par les obsèques ; d’où l’on a banni les caquets, le mensonge et la médisance762.

Diphile ou la manie des oiseaux

Diphile commence par un oiseau et finit par mille : sa maison n’en est pas égayée, mais empestée ; la cour, la salle, l’escalier, le vestibule, les chambres, le cabinet, tout est volière763 : ce n’est plus un ramage, c’est un vacarme ; les vents d’automne et les eaux dans leurs plus grandes crues ne font pas un bruit si perçant et si aigu ; on ne s’entend non plus parler les uns les autres que dans ces chambres où il faut attendre, pour faire le compliment d’entrée, que les petits chiens aient aboyé. Ce n’est plus pour Diphile un agréable amusement ; c’est une affaire laborieuse, et à laquelle à peine il peut suffire. Il passe les jours764, ces jours qui échappent et qui ne reviennent plus, a verser du grain et à nettoyer des ordures ; il donne pension à un homme qui n’a point d’autre ministère que de siffler des serins au flageolet et de faire couver des canaris. Il est vrai que ce qu’il dépense d’un côté, il l’épargne de l’autre ; car ses enfants sont sans maîtres et sans éducation. Il se renferme le soir, fatigué de son propre plaisir, sans pouvoir jouir du moindre repos765 que ses oiseaux ne reposent, et que ce petit peuple, qu’il n’aime que parce qu’il chante, ne cesse de chanter. Il retrouve ses oiseaux dans son sommeil ; lui-même il est oiseau, il est huppé, il gazouille, il perche, il rêve la nuit qu’il mue ou qu’il couve766.

L’amateur de prunes

Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d’une ample récolte, d’une bonne vendange : il est curieux de fruits767 ; vous n’articulez pas768, vous ne vous faites pas entendre : parlez-lui de figues et de melons ; dites que les poiriers rompent de fruits cette année, que les pêchers ont donné avec abondance ; c’est pour lui un idiome inconnu ; il s’attache aux seuls pruniers : il ne vous répond pas. Ne l’entretenez pas même de vos pruniers769 ; il n’a de l’amour que pour une certaine espèce ; toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à l’arbre, cueille artistement cette prune exquise, il l’ouvre, vous en donne une moitié et prend l’autre. Quelle chair ! dit-il770 ; goûtez-vous cela ? cela est-il divin ? voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs, et là-dessus ses narines s’enflent ; il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie771. O l’homme divin en effet ! homme qu’on ne peut jamais assez louer et admirer ! homme dont il sera parlé772 dans plusieurs siècles ! que je voie sa taille et son visage, pendant qu’il vit ; que j’observe les traits et la contenance d’un homme qui seul entre les mortels possède une telle prune.

L’importun

J’entends Théodecte de l’antichambre773 ; il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche. Le voilà entré : il rit, il crie, il éclate ; on bouche ses oreilles, c’est un tonnerre ; il n’est pas moins redoutable par les choses qu’il dit, que par le ton dont il parle : il ne s’apaise, il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités774 et des sottises. Il a si peu d’égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu’il ait eu intention de le lui donner ; il n’est pas encore assis qu’il a, à son insu, désobligé toute l’assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table, et dans la première place ; les femmes sont à sa droite et à sa gauche ; il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois ; il n’a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés ; il abuse de la folle déférence qu’on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne le repas ? il appelle à soi toute l’autorité de la table ; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu’à la lui disputer. Le vin et les viandes n’ajoutent rien à son caractère : si lion joue, il gagne au jeu ; il veut railler celui qui perd, et il l’offense. Les rieurs sont pour lui : il n’y a sorte de fatuités qu’on ne lui passe. Je cède enfin775, et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte et ceux qui le souffrent.

Acis ou le diseur de Phébus

Que dites vous ? comment ? je n’y suis pas : vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins ; je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : il fait froid ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut, ou qu’il neige. Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : Je vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et, d’ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? Qu’importe, Acis ? est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde776 ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus777 ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement. Une chose vous manque, c’est l’esprit : ce n’est pas tout ; il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres : voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien778. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre, je vous tire par votre habit, et je vous dis à l’oreille : Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en n’ayez point ; c’est votre rôle : ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit ; peut-être alors croira-t-on que vous en avez.

Irène

Irène se transporte à grands frais en Épidaure,779 voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D’abord elle se plaint qu’elle est lasse et recrue780 de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu’elle vient de faire : elle dit qu’elle est le soir sans appétit ; l’oracle lui ordonne de dîner peu : elle ajoute qu’elle est sujette à des insomnies ; et il lui prescrit de n’être au lit que pendant la nuit : elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l’oracle répond qu’elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher : elle lui déclare que le vin lui est nuisible ; l’oracle781 lui dit de boire de l’eau : qu’elle a des indigestions ; et il ajoute qu’elle fasse diète. Ma vue s’affaiblit, dit Irène : Prenez des lunettes, dit Esculape. Je m’affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis plus si forte ni si saine que j’ai été : C’est, dit le dieu, que vous vieillissez782. — Mais quel moyen de guérir de cette langueur ? — -Le plus court, Irène, c’est de mourir comme ont fait votre mère et votre aïeule. — Fils d’Apollon, s’écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m’apprenez-vous de rare et de mystérieux ? Et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m’enseignez ? — Que n’en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin et abréger vos jours par un long voyage783 ?

La mode784

Une personne à la mode ressemble à une fleur bleue 785 qui croît de soi-même dans les sillons, où elle étouffe les épis, diminue la moisson, et tient la place de quelque chose de meilleur ; qui n’a de prix et de beauté que ce qu’elle emprunte d’un caprice léger qui naît et qui tombe presque dans le même instant : aujourd’hui elle est courue, les femmes s’en parent ; demain elle est négligée et rendue au peuple.

Une personne de mérite, au contraire, est une fleur qu’on ne désigne pas par sa couleur, mais que lion nomme par son nom, que lion cultive par sa beauté786 ou par son odeur ; l’une des grâces de la nature, l’une de ces choses qui embellissent le monde, qui sont de tous les temps, et d’une vogue ancienne et populaire ; que nos pères ont estimées, et que nous estimons après nos pères ; à qui le dégoût ou l’antipathie de quelques-uns ne saurait nuire : un lis, une rose.

Lion voit Eustrate assis dans sa nacelle, où il jouit d’un air pur et d’un ciel serein : il avance d’un bon vent, et qui a toutes les apparences de devoir durer ; mais il787 tombe tout d’un coup, le ciel se couvre, l’orage se déclare, un tourbillon enveloppe la nacelle, elle est submergée : on voit Eustrate revenir sur l’eau et faire quelques efforts ; on espère qu’il pourra du moins se sauver et venir à bord, mais une vague l’enfonce, on le tient perdu : il paraît une seconde fois, et les espérances se réveillent, lorsqu’un flot survient et l’abîme ; on ne le revoit plus, il est noyé788,

L’étude des langues

L’on ne peut guère charger l’enfance de la connaissance de trop de langues, et il me semble que lion devrait mettre toute son application à lion instruire ; elles sont utiles à toutes les conditions des hommes, et elles leur ouvrent également l’entrée ou à une profonde, ou à une facile et agréable érudition. Si lion remet cette étude si pénible à un âge un peu plus avancé, et qu’on appelle la jeunesse, lion n’a pas la force d’y persévérer ; et si lion y persévère, c’est consumer à la recherche des langues lé même temps qui est consacré à l’usage que lion en doit faire ; c’est borner à la science des mots un âge qui veut déjà aller plus loin, et qui demande des choses ; c’est au moins avoir perdu les premières et les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se peut bien faire que lorsque tout s’imprime dans l’âme naturellement et profondément, que la mémoire est neuve, prompte et fidèle, que l’esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs, et que l’on est déterminé à de longs travaux par ceux de qui l’on dépend. Je suis persuadé que le petit nombre d’habiles, ou le grand nombre de gens superficiels, vient de l’oubli de cette pratique789.

Les enfants

L’unique soin des enfants est de trouver l’endroit faible de leurs maîtres790, comme de tous ceux à qui ils sont soumis ; dès qu’ils ont pu les entamer, ils gagnent le dessus, et prennent sur eux un ascendant qu’ils ne perdent plus.

La paresse, l’indolence et l’oisiveté, vices si naturels aux enfants, disparaissent dans leurs jeux, où ils sont vifs, appliqués, exacts, amoureux des règles et de la symétrie, où ils ne se pardonnent nulle faute les uns aux autres, et recommencent eux-mêmes plusieurs fois une seule chose qu’ils ont manquée : présages certains qu’ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu’ils n’oublieront rien pour leurs plaisirs.

Aux enfants tout paraît grand, les cours, les jardins, les édifices, les meubles, les hommes, les animaux : aux hommes, les choses du monde paraissent ainsi, et j’ose dire par la même raison, parce qu’ils sont petits.

C’est perdre toute confiance dans l’esprit des enfants, et leur devenir inutile, que de les punir des fautes qu’ils n’ont point faites, ou même sévèrement de celles qui sont légères791. Ils savent précisément, et mieux que personne, ce qu’ils méritent, et ils ne méritent guère que ce qu’ils craignent ; ils connaissent si c’est à tort ou avec raison qu’on les châtie, et ne se gâtent pas moins par des peines mal ordonnées que par l’impunité792.

Le temps et la vertu

Chaque heure en soi, comme à notre égard, est unique ; est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, des millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années, s’enfoncent et se perdent sans retour dans l’abîme des temps. Le temps même sera détruit : ce n’est qu’un point dans les espaces immenses de l’éternité, et il sera effacé. Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité793. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu ? La vertu seule, si peu à la mode, va au-delà des temps795.

Fénelon
1651-1715

« Sa physionomie, dit Saint-Simon, rassemblait tout ; les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur : ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. »

Égal à tous les emplois, signalé à Louis XIV par son Traité de l’éducation des jeunes filles (1687), chef-d’œuvre de raison délicate, et par les éminentes qualités qu’il avait déployées dans une mission en Poitou, l’abbé de Fénelon fut nommé en 1689 précepteur du duc de Bourgogne. Ce jeune prince, si fougueux, si hautain, si rebelle, devint entre ses mains pieux, humain, charitable, attentif à tous ses devoirs : ce fut le miracle d’une habileté qui alliait la tendresse à l’autorité, la complaisance à l’énergie, la patience à la souplesse. C’est pour son royal élève qu’il composa ces fables ingénieuses qui se soutiennent dans le voisinage de la Fontaine ; ces Dialogues des Morts où l’histoire est morale sans nous ennuyer ; enfin le Télémaque, ce roman où un paganisme épuré se mêle à un christianisme embelli de toutes les grâces de la mythologie. Les deux muses y sont réconciliées par un cœur religieux et nourri de la parole homérique. Cet ouvrage est-il le rêve d’un utopiste et d’un poëte, ou le vœu d’un philosophe et d’un sage ? Est-ce un pamphlet, ou le jeu d’une imagination tendre et subtile, qu’inspire la passion du beau et du bien ? Toutes les nuances s’accordent avec un art prodigieux dans cette épopée en prose, dont le style nous enchante par sa dextérité, sa souplesse et son élégante harmonie.

L’Académie lui donna le fauteuil de Pellisson en 1663. Ses Dialogues sur l’éloquence sont d’un maître qui enseigne avec l’autorité de son expérience et de ses exemples. Sa lettre sur les occupations de l’Académie révèle le critique supérieur, l’admirateur enthousiaste, mais impartial de l’antiquité, et l’artiste délicat qui se montre aussi fidèle à la tradition qu’hospitalier pour les idées nouvelles. On sait que, tombé dans la disgrâce par suite de la publication clandestine de Télémaque, l’archevêque de Cambrai édifia son diocèse par l’ardeur de sa charité, et mourut adoré comme un saint796.

Une entrée en scène

A La Marquise de Laval

Oui, madame, n’en doutez pas, je suis un homme destiné à des entrées magnifiques ! Vous savez celle qu’on m’a faite à Bellac, dans votre gouvernement ; je vais vous raconter celle dont on m’a honoré en ce lieu. M. de Rouffillac, pour la noblesse ; M. Bose curé, pour le clergé ; M. Rigaudie, prieur des moines, pour le corps monastique, et les fermiers de céans797, pour le tiers état798, viennent jusqu’à Sarlat799 me rendre leurs hommages. Je marche accompagné majestueusement de tous ces députés ; j’arrive au port de Carenac 800et j’aperçois le quai bordé de tout le peuple en foule. Deux bateaux, pleins de l’élite des bourgeois, s’avancent, et en même temps je découvre que, par un stratagème galant, les troupes de ce lieu les plus aguerries s’étaient cachées dans un coin de la belle île que vous connaissez ; de là, elles vinrent en bon ordre de bataille me saluer avec beaucoup de mousquetades. L’air est déjà tout obscurci par la fumée de tant de coups, et l’on n’entend plus que le bruit affreux du salpêtre. Le fougueux coursier que je monte, animé d’une noble ardeur, veut se jeter dans l’eau ; mais moi, plus modéré, je mets pied à terre.

Au bruit de la mousquetade est ajouté celui des tambours. Je passe la belle rivière de Dordogne, presque toute couverte des bateaux qui accompagnent le mien. Au bord m’attendent gravement tous les vénérables moines en corps ; leur harangue est pleine d’éloges sublimes ; ma réponse a quelque chose de grand et de doux. Cette foule immense se fend pour m’ouvrir un chemin ; chacun a les yeux attentifs pour lire dans les miens quelle sera sa destinée. Je monte ainsi jusqu’au château, d’une marche lente et mesurée, afin de me prêter pour un peu plus de temps à la curiosité publique. Cependant mille voix confuses font retentir des acclamations d’allégresse, et l’on entend partout ces paroles : Il sera les délices de ce peuple. Me voilà à la porte déjà arrivé, et les consuls commencent leur harangue par la bouche de l’orateur royal. A ce nom, vous ne manquez pas de vous représenter ce que l’éloquence a de plus vif et de plus pompeux. Qui pourrait dire quelles furent les grâces de son discours ! Il me compara au soleil ; bientôt après, je fus la lune ; tous les autres astres les plus radieux eurent ensuite l’honneur de me ressembler ; de là, nous vînmes aux éléments et aux météores, et nous finîmes heureusement par le commencement du monde. Alors le soleil était déjà couché, et pour achever la comparaison de lui à moi, j’allai dans ma chambre pour me préparer à en faire de même801.

Le présent et l’avenir

Les hommes passent comme les fleurs qui s’épanouissent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s’écoulent comme les ondes d’un fleuve rapide ; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils ! mon Cherfils ! toi-même qui jouis maintenant d’une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu’éclose : tu te verras changer insensiblement ; les grâces riantes, les doux plaisirs qui t’accompagnent, la force, la santé, la joie s’évanouiront comme un beau songe ; il ne t’en restera qu’un triste souvenir ; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l’avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur. Ce temps te paraît éloigné. Hélas ! tu te trompes, mon fils ; il se hâte, le voilà qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidité n’est pas loin de toi, et le présent qui s’enfuit est déjà bien loin, puisqu’il s’anéantit dans le moment que nous parlons, et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent ; mais soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu, par la vue de l’avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l’amour de la justice, une place dans l’heureux séjour de la paix802.

Lettre à Louis XIV 803

Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône, et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé804 et sans provisions. La noblesse, dont tout le bien est en décret805, ne vit plus que de lettres d’État806 Vous êtes importuné de la foule des gens qui demandent et qui murmurent.

C’est vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras ; car tout le royaume ayant été ruiné, vous avez tout entre vos mains, et personne ne peut plus vivre que de vos dons. Voilà ce grand royaume si florissant, sous un roi qu’on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple, et qui le serait en effet, si les conseils des flatteurs ne l’avaient point empoisonné. Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l’amitié, la confiance et le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus : il est plein d’aigreur et de désespoir. La sédition s’allume de toutes parts. Ils croient que vous n’avez aucune pitié de leurs maux, que vous n’aimez que votre autorité et votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour ses peuples, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain, et à les faire respirer après tant de maux, qu’à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ?

Mais pendant qu’ils manquent de pain, vous manquez vous-même d’argent, et vous ne vouiez pas voir l’extrémité où vous êtes réduit ; parce que vous avez toujours été heureux, vous ne pouvez vous imaginer que vous cessiez jamais de l’être. Vous craignez d’ouvrir les yeux ; vous craignez qu’on ne vous les ouvre ; vous craignez d’être réduit à rabattre quelque chose de votre gloire.

Cette gloire, qui endurcit votre cœur, vous est plus chère que la justice, que votre propre repos, que la conservation de vos peuples, qui périssent tous les jours des maladies causées par la famine ; enfin que votre salut éternel, incompatible avec cette idole de gloire.

Voilà, Sire, l’état où vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux ; vous vous flattez sur des succès journaliers, qui ne décident rien, et vous n’envisagez point d’une vue générale le gros des affaires, qui tombe insensiblement sans ressource. Pendant que vous prenez, dans un rude combat, le champ de bataille et le canon de l’ennemi807, pendant que vous forcez les places, vous ne songez pas que vous combattez sur un terrain qui s’enfonce sous vos pieds, et que vous allez tomber malgré vos victoires808.

Le fantasque809

Qu’est-il donc arrivé de funeste à Mélanthe ? Rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait. Tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc ? c’est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humain810 : ce matin, on est honteux811 pour lui ; il faut le cacher. En se levant, le pli d’un chausson lui a déplu : toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. Il fait peur, il fait pitié ; il pleure comme un enfant, il rugit812 comme un lion. Une vapeur maligne et farouche trouble et noircit son imagination, comme l’encre de son écritoire barbouille ses doigts. N’allez pas lui parler des choses qu’il aimait le mieux il n’y a qu’on moment : par la raison qu’il les a aimées, il ne les saurait plus souffrir. Les parties 813 de divertissements, qu’il a tant désirées, lui deviennent ennuyeuses ; il faut les rompre 814. Il cherche à contredire, à se plaindre, à piquer les autres ; il s’irrite de voir qu’ils ne veulent point se fâcher. Souvent il porte ses coups en l’air comme un taureau furieux qui de ses cornes aiguisées va se battre contre les vents815.

Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même. Il se blâme, il ne se trouve bon à rien, il se décourage, il trouve fort mauvais qu’on veuille le consoler. Il veut être seul, et il ne peut supporter la solitude. Il revient à la compagnie, et s’aigrit contre elle. On se tait : ce silence affecté le choque. On parle tout bas : il s’imagine que c’est contre lui816. On parle tout haut : il trouve qu’on parle trop, et qu’on est trop gai pendant qu’il est triste. On est triste : cette tristesse lui paraît un reproche de ses fautes. On rit : il soupçonne qu’on se moque de lui. Que faire ? être aussi ferme et aussi patient qu’il est insupportable, attendre en paix qu’il revienne demain aussi sage qu’il était hier. Cette humeur étrange s’en va comme elle vient ; quand elle le prend, on dirait que c’est un ressort de machine qui se démonte tout à coup817. Il est comme on dépeint les possédés : sa raison est comme à l’envers ; c’est la déraison elle-même en personne. Poussez-le ; vous lui ferez dire en plein jour qu’il est nuit, car il n’y a plus ni jour ni nuit pour une tête démontée par son caprice. Quelquefois il ne peut s’empêcher d’être étonné de ses excès et de ses fougues. Malgré son chagrin., il sourit818 des paroles extravagantes qui lui ont échappé.

Mais quel, moyen de prévoir ces orages, et de conjurer la tempête ? Il n’y en a aucun : point de bons almanachs pour prédire ce mauvais temps819. Gardez-vous bien de dire : « Demain nous irons nous divertir dans un tel jardin. » L’homme d’aujourd’hui ne sera point celui de demain ; celui qui vous promet maintenant, disparaîtra tantôt : vous ne saurez plus le prendre820 pour le faire souvenir de sa parole. En sa place, vous trouverez un je ne sais quoi qui n’a ni forme ni nom, qui n’en peut avoir, et que vous ne sauriez définir deux instants de suite de la même manière. Étudiez-le bien ; puis dites-en tout ce qu’il vous plaira ; il821 ne sera plus vrai le moment d’après que vous l’aurez dit : ce je ne sais quoi822 veut et ne veut pas ; il menace, il tremble ; il mêle des hauteurs ridicules avec des bassesses indignes : il pleure, il rit, il badine, il est furieux : dans sa fureur la plus bizarre et la plus insensée, il est plaisant et éloquent, subtil, plein de tours nouveaux, quoiqu’il ne lui reste pas seulement une ombre de raison.

Prenez bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis et exactement raisonnable : il saurait bien en prendre avantage, et vous donner adroitement le change823. Il passerait d’abord de son tort au vôtre, et deviendrait raisonnable824 pour le seul plaisir de vous convaincre que vous ne l’êtes pas. C’est un rien qui l’a fait monter jusqu’aux nues825; mais ce rien, qu’est-il devenu ? il est perdu dans la mêlée ; il n’en est plus question : il ne sait plus ce qui l’a fâché ; il sait seulement qu’il se fâche, et qu’il veut se fâcher ; encore même ne le sait-il pas toujours826. Il s’imagine souvent que tous ceux qui lui parlent sont emportés, et que c’est lui qui se modère ; comme un homme qui a la jaunisse croit que tons ceux qu’il voit sont jaunes, quoique le jaune ne soit que dans ses yeux827.

Mais peut-être qu’il épargnera certaines personnes auxquelles il doit plus qu’aux autres, ou qu’il paraît aimer davantage. Non, sa bizarrerie ne connaît personne ; elle s’en prend sans choix à tout le monde. Il n’aime plus les gens, il n’en est point aimé. On le persécute, on le trahit828. Il ne doit rien à qui que ce soit. Mais attendez un moment : voici une autre scène. Il a besoin de tout le monde ; il aime, on l’aime aussi ; il flatte, il s’insinue, il ensorcelle tous ceux qui ne pouvaient plus le souffrir. Il avoue son tort, il rit de ses bizarreries ; il se contrefait, et vous croiriez que c’est lui-même dans ses accès d’emportement, tant il se contrefait bien829. Après cette comédie jouée à ses propres dépens, vous croyez bien qu’au moins il ne fera plus le démoniaque. Hélas ! vous vous trompez : il le fera encore ce soir pour s’en moquer demain sans se corriger.

La médaille et son revers

D’un côté, cette médaille qui est fort grande, représente un enfant d’une figure très-belle et très-noble ; on voit Pallas qui le couvre de son égide : en même temps les trois Grâces830 sèment son chemin de fleurs ; Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre ; Vénus831 parait en l’air dans son char attelé de colombes, qui832 laisse tomber sur lui sa ceinture ; la victoire lui montre d’une main un char de triomphe, et de l’autre lui présente une couronne. Les paroles sont prises d’Horace : « Enfant plein de courage, et non déshérité des dieux833. »

Le revers est bien différent. Il est manifeste que c’est le même enfant ; car on reconnaît d’abord le même air de tête ; mais il n’a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux comme des vipères et des serpents, des insectes, des hiboux, enfin des harpies834 sales qui répandent de l’ordure de tous côtés, et qui déchirent tout avec leurs ongles crochus. Il y une troupe de satyres impudents et moqueurs, qui font les postures les plus bizarres, qui rient, et qui montrent du doigt la queue d’un poisson monstrueux, par où finit le corps de ce bel enfant. Au bas, on lit ces paroles qui, comme vous savez, sont aussi d’Horace. « Il se termine hideusement en un noir poisson 835. »

Les savants se donnent beaucoup de peines pour découvrir en quelle occasion cette médaille a été frappée dans l’antiquité. Quelques-uns soutiennent qu’elle présente Caligula qui, étant fils de Germanicus, avait donné dans son temps de hautes espérances pour le bonheur de l’Empire, mais qui, dans la suite, devint un monstre. D’autres veulent que tout ceci ait été fait pour Néron, dont les. commencements furent si heureux et la fin si horrible836. Les uns et les autres conviennent qu’il s’agit d’un jeune prince éblouissant, qui promettait beaucoup, et dont toutes les espérances ont été trompeuses837.

Le rossignol et la fauvette 838

Sur les bords toujours verts du fleuve Alphée839, il y a un bocage sacré, où trois naïades840 répandent à grand bruit leurs eaux claires, et arrosent les fleurs naissantes : les Grâces841 y vont souvent se baigner. Les arbres de ce bocage ne sont jamais agités par les vents, qui les respectent ; ils sont seulement caressés par le souffle des doux zéphyrs 842. Les nymphes et les faunes843 y font, la nuit, des danses au son de la flûte de Pan844. Le soleil ne saurait percer de ses rayons l’ombre épaisse que forment les rameaux entrelacés de ce bocage. Le silence, l’obscurité et la délicieuse fraîcheur y règnent le jour comme la nuit. Sous ce feuillage, on entend Philomèle845 qui chante d’une voix plaintive et mélodieuse ses anciens malheurs, dont elle n’est pas encore consolée. Une jeune fauvette, au contraire, y chante ses plaisirs, et elle annonce le printemps à tous les bergers d’alentour. Philomèle même est jalouse des chansons tendres de sa compagne. Un jour elles aperçurent un berger qu’elles n’avaient point encore vu dans ces bois ; il leur parut gracieux, noble, aimant les Muses846 et l’harmonie : elles crurent que c’était Apollon847, tel qu’il fut autrefois chez le roi Admète, ou du moins quelque jeune héros du sang de ce dieu.

Les deux oiseaux, inspirés par les Muses, commencèrent aussitôt à chanter ainsi : « Quel est donc ce berger, ou ce dieu inconnu qui vient orner notre bocage ? Il est sensible à nos chansons ; il aime la poésie ; elle adoucira son cœur, et le rendra aussi aimable qu’il est fier848. »

Alors Philomèle continua seule : « Que ce jeune héros croisse en vertu, comme une fleur que le printemps fait éclore ! Qu’il aime les doux jeux de l’esprit ! Que les Grâces soient sur ses lèvres ! Que la sagesse de Minerve règne dans son cœur. »

La fauvette lui répondit : « Qu’il égale Orphée849 par les charmes de sa voix, et Hercule par ses hauts faits ! Qu’il porte dans son cœur l’audace d’Achille, sans en avoir la férocité ! Qu’il soit bon, qu’il soit sage, bienfaisant, tendre pour tous les hommes, et aimé d’eux ! Que les Muses fassent naître en lui toutes les vertus ! »

Puis les deux oiseaux inspirés reprirent ensemble : « Il aime nos douces chansons ; elles entrent dans son cœur, comme la rosée tombe sur nos gazons brûlés par le soleil. Que les dieux le modèrent, et le rendent toujours fortuné ! Qu’il tienne en sa main la corne d’abondance850 ! Que l’âge d’or revienne par lui ! Que la sagesse se répande de son cœur sur tous les mortels, et que les fleurs naissent sous ses pas ! »

Pendant qu’ils chantèrent, les zéphyrs retinrent leurs haleines ; toutes les fleurs du bocage s’épanouirent ; les ruisseaux formés parles trois fontaines suspendirent leur cours ; les satyres851 et les faunes, pour mieux écouter, dressaient leurs oreilles aiguës ; Echo852 redisait ces belles paroles à tous les rochers d’alentour, et toutes les dryades853 sortirent du sein des arbres verts pour admirer celui que Philomèle et sa compagne venaient de chanter854.

Le jeune prince855

Le Soleil, ayant laissé le vaste tour du ciel en paix, avait fini sa course et plongé ses chevaux fougueux dans le sein des ondes de l’Hespérie856. Le bord de l’horizon était encore rouge comme la pourpre, et enflammé des rayons ardents qu’il y avait répandus sur son passage. La brûlante canicule857 desséchait la terre ; toutes les plantes altérées languissaient ; les fleurs ternies penchaient leurs tètes, et leurs tiges malades ne pouvaient plus les soutenir ; les zéphyrs mêmes retenaient leurs douces haleines, l’air que les animaux respiraient était semblable à de l’eau tiède858. La nuit, qui répand avec ses ombres une douce fraîcheur, ne pouvait tempérer la chaleur dévorante que le jour avait causée ; elle ne pouvait verser sur les hommes abattus et défaillants, ni la rosée qu’elle fait distiller quand Vesper859 brille à la queue des autres étoiles, ni cette moisson de pavots qui font sentir les charmes -du sommeil à toute la nature fatiguée. Le Soleil seul, dans le sein de Téthis860, jouissait d’un profond repos ; mais ensuite, quand il fut obligé de remonter sur son char attelé par les Heures et devancé par l’Aurore qui sème son chemin de roses, il aperçut tout l’Olympe couvert de nuages ; il vit les restes d’une tempête qui avait effrayé les mortels pendant toute la nuit. Les nuages étaient encore empestés de l’odeur des vapeurs soufrées qui avaient allumé les éclairs et fait gronder le menaçant tonnerre ; les vents séditieux, ayant rompu leurs chaînes et forcé leurs cachots profonds, mugissaient encore dans les vastes plaines de l’air ; des torrents tombaient des montagnes dans tous les vallons. Celui dont l’œil plein de rayons anime toute la nature861 voyait de toutes parts, en se levant, le reste d’un cruel orage ; mais, ce qui l’émut davantage, il vit un jeune nourrisson des Muses qui lui était fort cher, à qui la tempête avait dérobé le sommeil lorsqu’il commençait déjà à étendre ses sombres ailes sur ses paupières862. Il fut sur le point de ramener ses chevaux en arrière, et de retarder le jour, pour rendre le repos à celui qui l’avait perdu. « Je veux, dit-il, qu’il dorme : le sommeil rafraîchira son sang, apaisera sa bile, lui donnera la santé et la force dont il aura besoin pour imiter les travaux d’Hercule ; lui inspirera je ne sais quelle douceur tendre- qui pourrait seule lui manquer. Pourvu qu’il dorme, qu’il rie, qu’il adoucisse son tempérament, qu’il aime les jeux de la société, qu’il prenne plaisir à aimer les hommes et à se faire aimer d’eux, toutes les grâces de l’esprit et du corps viendront en foule pour l’orner. »

Le jeune Bacchus et le faune863

Un jour, le jeune Bacchus864, que Silène865 instruisait, cherchait les Muses dans un bocage dont le silence n’était troublé que par le bruit des fontaines et par le chant des oiseaux. Le soleil n’en pouvait, avec ses rayons, percer la sombre verdure. L’enfant de Sémélé, pour étudier la langue des dieux, s’assit dans un coin au pied d’un vieux chêne, du tronc duquel plusieurs hommes de l’âge d’or étaient nés. Il avait même autrefois rendu des oracles866, et le temps n’avait osé l’abattre de sa tranchante faux. Auprès de ce chêne sacré et antique se cachait un jeune faune, qui prêtait l’oreille aux vers que chantait l’enfant, et qui marquait à Silène, par un ris moqueur, toutes les fautes que faisait son disciple. Aussitôt les naïades et les autres nymphes du bois souriaient aussi. Ce critique était jeune, gracieux et folâtre ; sa tête était couronnée de lierre et de pampre, ses tempes étaient ornées de grappes de raisin ; de son épaule gauche pendait sur son côté droit, en écharpe, un feston de lierre, et le jeune Bacchus se plaisait à voir ces feuilles consacrées à sa divinité. Le faune était enveloppé au dessous de la ceinture par la dépouille affreuse et hérissée d’une jeune lionne qu’il avait tuée dans les forêts. Il tenait dans sa main une houlette courbée et noueuse. Sa queue paraissait derrière, comme se jouant sur son dos ; mais comme Bacchus ne pouvait souffrir un rieur malin, toujours prêt à se moquer de ses expressions si elles n’étaient pures et élégantes, il lui dit d’un ton fier et impatient : « Comment oses-tu te moquer du fils de Jupiter ? » Le faune répondit sans s’émouvoir : « Hé ! comment le fils de Jupiter ose-t-il faire quelque faute ? »

Félicité des hommes vertueux dans les Champs-Elysées

Là, le jour ne finit point, et la nuit avec ses sombres voiles y est inconnue : une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d’un vêtement. Cette lumière n’est point semblable à la lumière867 sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n’est que ténèbres ; c’est plutôt une gloire868 céleste qu’une lumière : elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal ; elle n’éblouit jamais ; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l’âme je ne sais quelle sérénité. C’est d’elle seule que les hommes bienheureux sont nourris ; elle sort d’eux, et elle y entre ; elle les pénètre, et s’incorpore à eux comme les aliments s’incorporent à nous ; ils la voient, ils la sentent, ils la respirent ; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie : ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer869 ; ils ne veulent plus rien ; ils ont tout sans rien avoir ; car le goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur. Tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre ; toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu’ils voient de délicieux au dehors : ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et d’ambroisie870, ne daigneraient pas se nourrir de viandes grossières qu’on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s’enfuient loin de ces lieux tranquilles : la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances même qui coûtent souvent autant de peines que les craintes ; les divisions, les dégoûts, les dépits n’y peuvent avoir aucune entrée.

Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur comme un torrent de la Divinité même qui S’unit à eux ; ils voient, ils goûtent qu’ils sont heureux, et ils sentent qu’ils le seront toujours871. Ils chantent les louanges des dieux ; ils ne font tous ensemble qu’une seule voix, une seule pensée, un seul cœur, une même félicité, qui fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies. Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels ; et cependant mille et mille siècles écoulés n’ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière.

Fénelon au Duc de Chevreuse sur la mort de son fils873

J’ai reçu, mon bon et cher Duc, votre lettre sur la perte que vous avez faite, et je crois que vous avez reçu aussi celle que je vous écrivis sur le même sujet, dès que je trouvai une occasion sûre. Je ressens et cette perte, et la douleur dont vous me paraissez pénétré ; mais je ne saurais être en peine de votre cœur, ne doutant point qu’il ne soit dans la vraie paix, qui est toujours inséparable de l’amour de toutes les volontés de Dieu. Je vous plains seulement de cette plaie secrète dont le cœur demeure comme flétri874. Mais la souffrance est la vie secrète des cœurs d’ici-bas ; car ce n’est que par un sentiment de mort que se forme en nous le principe d’une nouvelle vie. Tout ce qui semble faire pourrir le grain dans la terre, le fait germer et croître pour la moisson875.

Au reste, il ne faut point se laisser aller à des pensées trop affligeantes ; les fragilités d’un âge si tendre et d’une vie si dissipée n’ont pas un aussi grand venin que certains vices de l’esprit, que l’on raffine et que l’on déguise en vertus dans un âge plus avancé. Dieu voit la boue dont il nous a pétris, et a pitié de ses pauvres enfants876. D’ailleurs, quoique le torrent des passions et des exemples entraîne un peu un jeune homme, nous pouvons néanmoins dire ce que l’Église dit dans les prières des agonisants : « Il a néanmoins, ô mon Dieu ! cru et espéré en vous. » Un fonds de foi et des principes de religion qui dorment au bruit des passions excitées, se réveille tout à coup dans le moment d’un extrême danger. Cette extrémité dissipe soudainement toutes les illusions de la vie, tire une espèce de rideau877, ouvre les yeux878 à l’Éternité, et rappelle toutes les vérités obscurcies. Si peu que Dieu agisse dans ce moment, le premier mouvement d’un cœur accoutumé autrefois à lui, est de recourir à sa miséricorde. Il n’a besoin ni de temps ni de discours pour se faire entendre et sentir. Il ne dit à Madeleine que ce mot : « Marie ; » elle ne lui répondit que cet autre mot : « Maître ; » c’était tout dire. Il appelle sa créature par son nom, et elle est déjà revenue à lui. Ce mot ineffable est tout-puissant ; il fait un cœur nouveau et un nouvel esprit au fond des entrailles. Les hommes faibles, et qui ne voient que les dehors, veulent des préparations, des actes arrangés, des résolutions exprimées : Dieu n’a besoin que d’un instant, où il fait tout et voit ce qu’il fait879.

Je prie l’Esprit consolateur d’adoucir les peines de Madame la duchesse et les vôtres. Je vous porte tous deux, tous les jours, dans mon cœur à l’autel, avec toute votre famille, qui me sera chère jusqu’au dernier soupir880. Je n’ai garde d’y oublier le pauvre enfant que vous avez perdu. Je suis en celui qui nous a tant aimés, et que nous voulons tous aimer, plein de zèle et d’attachement, mon bon Duc, pour vous et pour Madame la Duchesse881.

Les faiblesses humaines

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait toute à tous882. Il faut se familiariser avec les défauts des bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu ; autrement, on arracherait le bon grain avec le mauvais. Dieu laisse dans les âmes les plus avancées883 certaines faiblesses, semblables à ces morceaux de terre, qu’on nomme témoins, et qu’on laisse dans un terrain rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage des hommes. Dans les plus grandes âmes, Dieu laisse aussi des témoins, ou restes de ce qu’il en a ôté de misères.    

Préceptes de conduite

Au Marquis de Fénelon, son petit-neveu884

Je ne puis m’empêcher de vous gronder un peu, mon cher neveu, sur ce que vous ne voyez pas assez les gens que vous devriez cultiver. Il est vrai que le principal est de s’instruire et de s’appliquer à son devoir ; mais il faut aussi se procurer quelque considération, et se préparer quelque avancement ; or, vous n’y réussirez jamais, et vous demeurerez dans l’obscurité, sans établissement sortable885, à moins que vous n’acquériez quelque talent pour ménager toutes les personnes en place, ou en chemin d’y parvenir886. C’est un soin tranquille et modéré, mais fréquent et presque continuel, que vous devez prendre, non par vanité et par ambition, mais par fidélité pour remplir les devoirs de votre état, et pour soutenir votre famille887.

Il ne faut y mêler ni empressement ni indiscrétion888; mais sans rechercher trop les personnes considérables, on peut les cultiver, et profiter de toutes les occasions naturelles de leur plaire. Souvent il n’y a que paresse, que timidité, que mollesse à suivre son goût dans cette apparente modestie, qui fait négliger le commerce des personnes élevées. On aime, par amour-propre, à passer sa vie avec les gens auxquels on est accoutumé, avec lesquels on est libre, et parmi lesquels on est en possession de réussir. L’amour-propre est contristé, quand il faut aller hasarder de ne réussir pas, et de ramper devant d’autres889 qui ont toute la vogue. Au nom de Dieu890, mon cher enfant, ne négligez point les choses sans lesquelles vous ne remplirez pas tous les devoirs de votre état. Il faut mépriser le monde, et connaître néanmoins le besoin de le ménager ; il faut s’en détacher par religion, mais il ne faut pas l’abandonner par nonchalance et par humeur particulière891.

Contre la mollesse

Souvenez-vous que la mollesse énerve tout, qu’elle affadit tout, qu’elle ôte leur séve et leur force à toutes les vertus et à toutes les qualités de l’âme, même suivant le monde. Un homme livré à sa mollesse est un homme faible et petit en tout ; il est si tiède que Dieu le vomit892. Le monde le vomit aussi à son tour ; car il ne veut rien que de vif et de ferme. Il est donc le rebut de Dieu et du monde : c’est un néant ; il est comme s’il n’était pas ; quand on en parle on dit : Ce n’est pas un homme. — Craignez, monsieur ; ce défaut qui serait la source de tant d’autres. Priez, veillez, mais veillez contre vous-même. Pincez-vous893 comme on pince un léthargique ; faites-vous piquer par vos amis pour vous réveiller. Recourez assidûment aux sacrements ; qui sont les sources de vie, et n’oubliez jamais que l’honneur du monde et celui de l’Évangile sont ici d’accord. Ces deux royaumes ne sont donnés qu’aux violents qui les emportent d’assaut894.

Conseils à Fanfan895

Bonjour, Fanfan ; je souhaite qu’en t’éloignant de Cambrai, tu ne sois point éloigné de notre commun centre, et que notre absence n’ait point diminué en toi la présence de Dieu. L’enfant ne peut pas téter toujours896, ni même être sans cesse tenu par les lisières ; on le sèvre, on l’accoutume à marcher seul. Tu ne m’auras pas toujours. Il faut que Dieu te fasse cent fois plus d’impression que moi, vile et indigne créature. Fais ton devoir parmi tes officiers avec exactitude, sans minutie, patiemment et sans dureté. On déshonore la justice quand on n’y joint pas la douceur897, les égards et la condescendance : c’est faire mal le bien898. Je veux que tu te fasses aimer ; mais Dieu seul peut te rendre aimable, car tu ne l’es point par ton naturel roide et âpre. Il faut que la main de Dieu te manie pour te rendre souple et pliant ; il faut qu’il te rende docile, attentif à la pensée d’autrui, défiant de la tienne, et petit comme un enfant : tout le reste est sottise, enflure et vanité.

Madame de Chevry souffre encore. Nous ne savons rien de nouveau, rien qui me fasse plaisir, sinon que Fanfan reviendra vendredi.

La patience899

… A quel propos disons-nous tous les jours : « Notre père qui êtes aux cieux, » si nous ne voulons pas être dans son sein et entre ses bras comme des enfants tendres, simples et dociles ? Comment êtes-vous avec moi, vous qui savez combien je vous aime ? Oh ! combien le Père céleste est-il plus père, plus compatissant, plus bienfaisant, plus aimant que moi ! Toute mon amitié pour vous n’est qu’un faible écoulement de la sienne. La mienne n’est qu’empruntée de son cœur ; ce n’est qu’une goutte qui vient de cette source intarissable de bonté. Celui qui a compté les cheveux de votre tête, pour n’en laisser tomber aucun qu’à propos et utilement, compte vos douleurs et les heures de vos épreuves ; il est fidèle à ses promesses et à son amour ; il ne permettra pas que la douleur vous tente au-dessus de ce que vous pouvez souffrir ; mais il tirera votre progrès de l’épreuve. Abandonnez-vous donc à lui, laissez-le faire. Portez votre chère croix, qui sera précieuse pour vous, si vous la portez bien. Apprenez à souffrir ; en l’apprenant, on apprend tout. Que sait celui qui n’a pas été tenté ? Il ne connaît ni la bonté de Dieu, ni sa propre faiblesse. Je suis ravi de ce que vous vous accoutumez à parler à cœur ouvert à la bonne duchesse (de Chevreuse) ; elle vous fera du bien. L’exercice de la simplicité élargit le cœur 900 ; il s’étrécit en ne s’ouvrant point. On ne se renferme au dedans de soi-même que pour se posséder seul par une jalousie d’amour propre et par une honte d’orgueil901.

Le patriotisme de Fénelon

Si les ennemis prenaient Cambrai902 je me retirerais au Quesnoy, à Landrecies, et puis à Avesnes. J’irais de place en place jusque clans la dernière de la domination du roi. Je ne prêterais aucun serment, lorsque le roi n’aurait plus aucune place dans mon diocèse ; alors je ne m’en irais jamais volontairement, et je me laisserais mettre en prison plutôt que de quitter mon troupeau. Alors j’irais à la cour pour demander ce que le roi voudrait de moi dans une telle extrémité. Si le roi ne désirait rien de moi, alors je demeurerais en souffrance, sans prêter aucun serment jusqu’à ce que Cambrai eût été cédé aux ennemis par un traité de paix ; et si le roi désirait que je quittasse, je quitterais cent mille livres de rentes, sans condition et sans rien demander.

(Lettre au duc de Chevreuse.)

Sur lui-même903

Je suis fort aise, mon cher bonhomme, de vous voir content de ma lettre. Vous avez raison de dire et de croire que je demande peu de presque tous les hommes ; je tâche de leur rendre beaucoup, et de n’en attendre rien. Je me trouve fort bien de ce marché : à cette condition, je les délie de me tromper. Il n’y a qu’un petit nombre de vrais amis sur qui je compte, non par intérêt, mais par pure estime ; non pour vouloir tirer aucun parti d’eux, mais pour leur faire justice en ne me déliant point de leur cœur. Je voudrais obliger tout le genre humain904, et surtout les honnêtes gens ; mais il n’y a presque personne à qui je voulusse avoir d’obligation. Est-ce par hauteur et fierté que je pense ainsi ? Rien ne serait plus sot et plus déplacé ; mais j’ai appris à connaître les hommes en vieillissant, et je crois que le meilleur est de se passer d’eux, sans faire l’entendu905. J’ai pitié des hommes, quoiqu’ils ne soient guère bons.

Massillon
1663-1742

Né à Hyères, en Provence, clans une contrée qui fut la patrie de poëtes ou d’orateurs distingués, admis en 1681 dans la savante congrégation de l’Oratoire ; devenu professeur de rhétorique au séminaire de Saint-Magloire ; plus effrayé qu’enhardi par ses premiers succès, Massillon parut quand Bourdaloue terminait sa carrière. Son Avent et son Carême (1701-1704), prêchés devant Louis XIV, opérèrent de soudaines conversions, et le roi disait de lui : « Mon père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs, j’en ai été fort content ; mais toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été mécontent de moi-même. » Nommé évêque de Clermont en 1717, il composa en six semaines son Petit Carême pour Louis XV enfant. Reçu à l’Académie française, il consacra le reste de ses jours aux devoirs de l’épiscopat.

Il est un des modèles de notre langue pour l’élégance, la richesse, l’harmonie de la diction, la modération ornée du discours, l’ampleur ingénieuse d’un talent qui excelle dans ces développements souples et continus où les pensées naissent les unes des autres ; mais en lui l’art se fait trop sentir. C’est le plus cicéronien de nos orateurs sacrés.

Le fond de ses sermons est emprunté à la morale plus qu’au dogme. Il a de l’onction, il est insinuant, il connaît intimement le cœur humain, met la passion aux prises avec la foi, et sait dire aux grands de courageuses vérités. La douceur de son génie l’a fait surnommer le Racine de la chaire.

La médisance

La médisance est un feu906 dévorant qui flétrit tout ce qu’il touche, qui exerce sa fureur sur le bon grain comme sur la paille, sur le profane comme sur le sacré ; qui ne laisse, partout où il a passé, que la ruine et la désolation ; qui creuse jusque dans les entrailles de la terre, et va s attacher aux choses les plus cachées ; qui change en de viles cendres ce qui nous avait paru, il n’y a qu’un moment, si précieux et si brillant ; qui, dans le temps même qu’il paraît couvert et presque éteint, agit avec plus de violence et de danger que jamais ; qui noircit ce qu’il ne peut consumer, et qui sait plaire et briller quelquefois avant que de nuire.

La médisance est un orgueil secret qui nous découvre la paille dans l’œil de notre frère et nous cache la poutre qui est dans le nôtre ; une envie basse, qui, blessée des talents ou de la prospérité d’autrui, en fait le sujet de sa censure, et s’étudie à obscurcir l’éclat de tout ce qui l’efface ; une haine déguisée, qui répand sur ses paroles l’amertume cachée dans le cœur ; une duplicité indigne, qui loue en face et déchire en secret ; une légèreté honteuse, qui ne sait pas se vaincre et se retenir sur un mot907, et qui sacrifie souvent sa fortune et son repos à l’imprudence d’une censure qui sait plaire908; une barbarie de sang-froid qui va percer notre frère absent ; un scandale909 pour ceux qui nous écoutent ; une injustice où vous ravissez à votre frère ce qu’il a de plus cher.

La médisance est un mal inquiet qui trouble la société ; qui jette la dissension dans les cités ; qui désunit les amitiés les plus étroites ; qui est la source des haines et des vengeances ; qui remplit tous les lieux où elle entre de désordres et de confusion ; partout ennemi de la paix, de la douceur, de la politesse ; c’est une source pleine d’un venin mortel ; tout ce qui en part est infecté et infecté tout ce qui l’environne ; ses louanges même sont empoisonnées, ses applaudissements malins, son silence criminel ; ses gestes, ses mouvements, ses regards, tout a son poison, et le répand à sa manière910.

Le petit nombre des élus911

Je suppose912 que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paraître dans sa gloire au milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblants, à qui l’on va prononcer ou une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternelle ; car vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui. Tous ces désirs de changement qui vous amusent, vous amuseront jusqu’au lit de la mort ; c’est l’expérience de tous les siècles ; tout ce que vous trouverez alors en vous de nouveau, sera peut-être un compte un peu plus grand que celui que vous auriez aujourd’hui à rendre ; et sur ce que vous seriez, si l’on venait vous juger dans ce moment, vous pouvez presque décider de ce qui vous arrivera au sortir de la vie.

Or, je vous demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc : Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières913 ? Je vous le demande : vous l’ignorez, je l’ignore moi-même ; vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent ; mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont les fidèles ici assemblés ? les titres et les dignités ne doivent être comptés pour rien ; vous en serez dépouillés devant Jésus-Christ : qui sont-ils ? beaucoup de pécheurs qui ne veulent pas se convertir ; encore plus qui le voudraient, mais qui diffèrent leur conversion ; plusieurs autres qui ne se convertissent jamais que pour retomber ; enfin un grand nombre qui croient n’avoir pas besoin de conversion : voilà le parti des réprouvés. Retranchez ces quatre sortes de pécheurs de cette assemblée sainte ; car ils en seront retranchés au grand jour : paraissez maintenant, justes ; où êtez vous ? restes d’Israël, passez à la droite ; froment de Jésus-Christ, démêlez vous de cette paille destinée au feu ; ô Dieu ! où sont vos élus ? et que reste-t-il pour votre partage914 ?

Mort du pécheur

Le pécheur mourant, ne trouvant plus dans le souvenir du passé que regrets qui l’accablent ; dans tout ce qui se passe à ses yeux, que des images qui l’affligent ; dans la pensée de l’avenir, que des horreurs qui l’épouvantent ; ne sachant plus à qui avoir recours, ni aux créatures qui lui échappent, ni au monde qui s’évanouit, ni aux hommes qui ne sauraient le délivrer de la mort, ni au Dieu juste qu’il regarde comme un ennemi déclaré dont il ne doit plus attendre d’indulgence, il915 se roule916 dans ses propies horreurs ; il se tourmente, il s’agite pour fuir la mort qui le saisit, ou du moins pour se fuir lui-même ; il sort de ses yeux mourants je ne sais quoi de sombre et de farouche qui exprime les fureurs de son âme ; il pousse, du fond de sa tristesse, des paroles entrecoupées de sanglots, qu’on n’entend qu’à demi, et qu’on ne sait si c’est le désespoir ou le repentir qui les a formées ; il jette sur un Dieu crucifié des regards affreux, et qui laissent douter si c’est la crainte ou l’espérance, la haine ou l’amour qu’ils expriment ; il entre dans des saisissements où lion ignore si c’est le corps qui se dissout, ou l’âme qui sent rapproche de son juge ; il soupire profondément, et lion ne sait si c’est le souvenir de ses crimes qui lui arrache ces soupirs, ou le désespoir de quitter la vie917. Enfin, au milieu de ces tristes efforts, ses yeux se fixent, ses traits changent, son visage se défigure, sa bouche livide s’entr’ouvre d’elle-même, tout son corps frémit, et, par ce dernier effort, son âme infortunée s’arrache comme à regret de ce corps de boue, tombe entre les mains de Dieu, et se trouve seule au pied du tribunal redoutable918.

Mort du juste

Quand on est arrivé au port, qu’il est doux de rappeler le souvenir des orages et de la tempête919 ! Quand on est sorti vainqueur de la course, qu’on aime à retourner en esprit sur ses pas, et à revoir les endroits de la carrière les plus marqués par les travaux, les obstacles, les difficultés qui les ont rendus célèbres ! Il me semble que le juste est alors comme un autre Moïse mourant sur la montagne sainte, où le Seigneur lui avait marqué son tombeau : lequel, avant d’expirer, tournant la tête du haut de ce lieu sacré, et, jetant les yeux sur cette étendue de terres, de peuples, de royaumes, qu’il vient de parcourir et qu’il laisse derrière lui, y retrouve des périls innombrables auxquels il est échappé ; les combats de tant de nations vaincues, les fatigues du désert, les murmures et les calomnies de ses frères, les rochers brisés, les difficultés des chemins surmontées, les dangers de l’Égypte évités, les eaux de la mer Rouge franchies, la faim, la soif, la lassitude, combattues ; alors, touchant enfin au terme heureux de tant de travaux, et saluant enfin de loin cette patrie promise à ses pères, il chante un cantique d’actions de grâces, meurt transporté, et par le souvenir de tant de dangers évités, et par la vue du lieu du repos que le Seigneur lui montre de loin, et il regarde la montagne sainte où il va expirer, comme la récompense de ses travaux et le terme heureux de sa course 920.

La conscience

Partout nous rendons hommage, par nos troubles et par nos remords secrets, à la sainteté de la vertu que nous violons ; partout un fonds d’ennui et de tristesse inséparable du crime nous fait sentir que l’ordre et l’innocence sont le seul bonheur qui nous était destiné sur la terre. Nous avons beau faire montre d’une vaine intrépidité, la conscience criminelle se trahit toujours elle-même. Les terreurs cruelles marchent partout devant nous ; la solitude nous trouble, les ténèbres nous alarment ; nous croyons voir sortir de tous côtés des fantômes qui viennent toujours nous reprocher les horreurs secrètes de notre âme ; des songes funestes nous remplissent d’images noires et sombres ; et le crime, après lequel nous courons avec tant de goût, court ensuite après nous comme un vautour cruel, et s’attache à nous pour nous déchirer le cœur et nous punir du plaisir qu’il nous a lui-même donné921.

Sur l’ennui

L’ennui qui paraît devoir être le partage du peuple, ne s’est pourtant, ce semble, réfugié que chez les grands ; c’est comme leur ombre qui les suit partout922. Les plaisirs, presque tous épuisés pour eux, ne leur offrent plus qu’une triste uniformité qui endort ou qui lasse : ils ont beau les diversifier, ils diversifient leur ennui923. En vain ils se font honneur924de paraître à la tête de toutes les réjouissances publiques ; c’est une vivacité d’ostentation ; le cœur n’y prend presque plus de part ; le long usage des plaisirs les leur a rendus inutiles : ce sont des ressources usées, qui se nuisent chaque jour à elles-mêmes. Semblables à un malade à qui une longue langueur a rendu tous les mets insipides925, ils essaient de tout, et rien ne les pique, et ne les réveille ; et un dégoût affreux, dit Job, succède à l’instant à une vaine espérance de plaisir dont leur âme s’était d’abord flattée.

Toute leur vie n’est qu’une précaution pénible contre l’ennui, et toute leur vie n’est qu’un ennui pénible elle-même ; ils l’avancent926 même en se hâtant de multiplier les plaisirs. Tout est déjà usé pour eux à l’entrée même de la vie ; et leurs premières années éprouvent déjà les dégoûts et l’insipidité que la lassitude et le long usage de tout semble attacher à la vieillesse.

Petit Carême.

Les amitiés

Les trois principes les plus communs qui lient les hommes les uns avec les autres, et qui forment toutes les unions et les amitiés humaines, sont le goût, la cupidité et la vanité. Le goût927. On suit un certain penchant de la nature, qui, nous faisant trouver en quelques personnes plus de rapport avec nos inclinations, peut-être aussi plus de complaisance pour nos défauts, nous lie à elles, et fait que nous goûlons dans leur société une douceur qui se change en un ennui avec le reste des hommes. La cupidité 928. On cherche des amis utiles ; ils sont dignes de notre amitié dès qu’ils deviennent nécessaires à nos plaisirs ou à notre fortune : l’intérêt est un grand attrait pour la plupart des cœurs ; les titres qui nous rendent puissants se changent bientôt en des qualités qui nous font paraître aimables ; et l’on ne manque jamais d’amis, quand on peut payer l’amitié de ceux qui nous aiment. Enfin la vanité. Des amis qui nous font honneur nous sont toujours chers929; il semble qu’en les aimant nous entrons en part930 avec eux de la distinction qu’ils ont dans le monde ; nous cherchons à nous parer, pour ainsi dire, de leur réputation ; et, ne pouvant atteindre à leur mérite, nous nous honorons de leur société, pour faire penser du moins qu’il n’y a pas loin d’eux à nous.931

Carême, I.

Fragment de son discours académique 932

Notre langue, devenue plus aimable à mesure qu’elle devenait plus pure, sembla nous réconcilier avec toute l’Europe dans le temps même que nos victoires l’armaient contre nous933 : un Français ne se trouvait étranger nulle part ; son langage était le langage de toutes les cours934, et nos ennemis, ne pouvant vaincre comme nous, voulaient du moins parler comme nous.

La politesse du langage nous amena celle des mœurs935 ; le goût qui régnait dans les ouvrages d’esprit entra dans les bienséances de la vie civile, et nos manières, comme nos ouvrages, servirent de modèle aux étrangers.

Le goût est l’arbitre et la règle des bienséances et des mœurs, comme de l’éloquence ; c’est un dépôt public qui vous est confié, à la garde duquel on ne peut trop veiller ; dès que le faux, le mauvais et l’indécent sont applaudis dans les ouvrages d’esprit ils le sont bientôt dans les mœurs publiques : tout change et se corrompt avec le goût ; les bienséances de l’éloquence et celles des mœurs se donnent pour ainsi dire la main. Rome elle-même vit bientôt ses mœurs reprendre leur première barbarie, et se corrompre sous les empereurs, où la pureté du langage et le goût du bon siècle commença à s’altérer ; et la France aurait sans doute la même destinée, si l’académie, dépositaire des bienséances et de la pureté du goût, ne nous répondait aussi de celles des mœurs pour nos neveux.

Votre gloire est donc devenue la gloire et l’intérêt public de la nation ; le destin de la France paraît attaché au vôtre. Ses prospérités ont pu éprouver des revers, et en éprouveront peut-être encore : le sort de la guerre pourra changer encore pour elle ; mais le sort des lettres ne changera plus : les âges à venir pourront la voir plus ou moins victorieuse ; mais, tant que votre tribunal sera élevé, ils la verront toujours également polie.936

Le Sage
1668-1747

Breton d’origine, très-fier et très-jaloux de son indépendance, Alain-Réné Le Sage quitta un modeste emploi de finance pour se faire homme de lettres. Crispin rival de son maître et le Diable boiteux (1707) furent les premiers essais où se révéla sa gaieté spirituelle, son génie inventif, sa connaissance du cœur humain, et sa verve ingénieuse, qui peindra les préjugés ou les ridicules moins pour les corriger que pour s’en égayer. Ce roman d’intrigue et de caractères est déjà une revue animée des travers ou des vices que la ville et la cour offraient aux regards d’un observateur clairvoyant.

Son chef-d’œuvre fut Gil Blas (1715), où des peintures expressives nous représentent toutes les conditions de la vie et de la nature humaine. Aimable malgré ses faiblesses, son héros est voisin de nous par ses qualités et ses défauts. Dans ses aventures, qui nous intéressent comme la biographie d’un personnage historique, nous retrouvons nos bons et mauvais instincts ; mais on lui souhaiterait plus de délicatesse morale.

Ses romans n’ont d’Espagnol que le nom, le lieu de la scène et le costume. Ce sont des tableaux de mœurs françaises. La légèreté dans le comique, une ironie tempérée de belle humeur et de bonhomie, l’agilité du récit, des mots vifs et piquants, nulle prétention, l’horreur du solennel et du faux, le bon sens, la franchise, le naturel, une langue nette et saine : tels sont ses traits distinctifs.

L’âme du licencié Garcias

Avant que d’entendre l’histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire. Deux écoliers allaient ensemble de Pennafiel à Salamanque937. Se sentant las et altérés, ils s’arrêtèrent au bord d’une fontaine qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu’ils se délassaient après s être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d’eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps, et par les pieds des troupeaux qu’on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l’eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes : « Ici est enfermée l’âme du licencié Pierre Gardas. »

Le plus jeune de ces écoliers, qui était vif et étourdi, n’eut pas achevé de lire l’inscription 938 qu’il dit en riant de toute sa force : « Rien n’est plus plaisant : ici est enfermée l’âme ; une âme enfermée ! je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe. » En achevant ces paroles, il se leva pour s’en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : « Il y a là-dessous quelque mystère ; je veux demeurer ici pour l’éclaircir. » Celui-ci laissa donc partir l’autre, et, sans perdre de temps, se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre ; il fit si bien qu’il l’enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu’il ouvrit ; il y avait dedans deux cents ducats939, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin : Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent.

L’écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l’âme du licencié.

Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l’un ou à l’autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes.aventures sans prendre garde aux instructions morales qu’elles renferment, tu ne retireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d’Horace, l’utile mêlé à l’agréable940.

LE PARASITE

J’arrivai heureusement à Pennaflor941, et j’entrai dans une hôtellerie d’assez bonne apparence où je demandai à souper. C’était un jour maigre : on m’accommoda des œufs. Lorsque l’omelette qu’on me faisait fut en état de m’être servie, je m’assis tout seul à une table. Je n’avais pas encore mangé le premier morceau, que l’hôte entra, suivi d’un homme qui l’avait arrêté dans la rue. Ce cavalier942 portait une longue rapière943, et pouvait bien944 avoir trente ans. Il s’approcha de moi d’un air empressé : « Seigneur écolier, me dit-il, je viens d’apprendre que vous êtes le seigneur Gil-Blas de Santillane945 , l’ornement d’Oviédo et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel esprit dont la réputation est si grande en ce pays-ci ? Vous ne savez pas, continua-t-il en s’adressant à l’hôte et à l’hôtesse, vous ne savez pas ce que vous possédez : vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième merveille du monde946. » Puis, se tournant de mon côté, et me jetant les bras947 au cou : « Excusez mes transports, ajouta-t-il ; je ne suis point maître de la joie que votre présence me cause. »

Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu’il me tenait si serré, que je n’avais pas la respiration libre ; et ce ne fut qu’après que j’eus la tête dégagée de l’embrassade, que je lui dis : « Seigneur cavalier, je ne croyais pas mon nom connu à Pennaflor. — Comment, connu ! reprit-il sur le même ton ; nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez pour un prodige, et je ne doute pas que l’Espagne ne se trouve un jour aussi vaine948 de vous avoir produit, que la Grèce d’avoir vu naître ses sages949. » Ces paroles furent suivies d’une nouvelle accolade950 qu’il me fallut essuyer, au hasard d’avoir le sort d’Anthée951. Pour peu que j’eusse eu d’expérience, je n’aurais pas été la dupe de ses démonstrations ni de ses hyperboles ; j’aurais bien connu à ses flatteries outrées que c’était un de ces parasites952 que l’on trouve dans toutes les villes, et qui, dès qu’un étranger arrive, s’introduisent auprès de lui pour remplir leur ventre953 à ses dépens ; mais ma jeunesse et ma vanité m’en firent juger tout autrement. Mon admirateur me parut un fort honnête homme, et je l’invitai à souper avec moi. « Ah ! très-volontiers, s’écria-t-il ; je sais trop bon gré à mon étoile de m’avoir fait rencontrer l’illustre Gil Blas de Santillane, pour ne pas jouir de ma bonne fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n’ai pas grand appétit, poursuivit-il : je vais me mettre à table pour vous tenir compagnie seulement, et je mangerai quelques morceaux par complaisance. »

En parlant ainsi, mon panégyriste s’assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d’abord sur l’omelette avec tant d’avidité, qu’il semblait n’avoir mangé de trois jours. A l’air complaisant954 dont il s’y prenait, je vis bien qu’elle serait bientôt expédiée. J’en ordonnai une seconde, qui fut faite si promptement, qu’on la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y procédait pourtant d’une vitesse toujours égale, et trouvait moyen, sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges, ce qui me rendait fort content de ma petite personne. Il buvait aussi fort souvent ; tantôt c’était à ma santé, et tantôt c’était à celle de mon père et de ma mère955, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d’avoir un fils tel que moi. En même temps il versait du vin dans mon verre, et m’excitait à lui faire raison956. Je ne répondais point mal aux santés qu’il me portait, ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur, que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée, je demandai à l’hôte s’il n’avait point de poisson à nous donner. Le seigneur Corcuélo (c’était le nom de l’hôte) qui, selon toutes les apparences, s’entendait avec le parasite, me répondit : « J’ai une truite excellente, mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront ; c’est un morceau trop friand pour vous. — Qu’appelez-vous trop friand, dit alors mon flatteur d’un ton de voix élevé : vous n’y pensez pas, mon ami ; apprenez que vous n’avez rien de trop bon pour le seigneur Gil Blas de Santillane, qui mérite d’être traité comme un prince. »

Je fus bien aise qu’il eût relevé les dernières paroles de l’hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m’en sentais offensé, et je dis fièrement à Corcuélo : « Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez957 pas du reste. » L’hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit à nous l’apprêter, et ne tarda guère à nous la servir. A la vue de ce nouveau plat, je vis une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance958, c’est-à-dire qu’il donna959 sur le poisson comme il avait donné sur les œufs. Il fut pourtant obligé de se rendre960 de peur d’accident ; car il en avait jusqu’à la gorge. Enfin, après avoir bu et mangé tout son saoûl961, il voulut finir la comédie. « Seigneur Gil Blas,    me    dit-il    en    se     levant de table, je suis trop content de la bonne chère que vous m’avez faite pour vous quitter sans vous donner un avis important, dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges ; défiez-vous des gens que vous ne connaîtrez point962. Vous en pourrez rencontrer d’autres qui voudront, comme moi, se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin ; n’en soyez point la dupe, et ne vous croyez point, sur leur parole, la huitième merveille du monde. » En achevant ces mots, il me rit au nez, et s’en alla.

Je fus aussi sensible à cette baie963, que je l’ai été dans la suite aux plus grandes disgrâces qui me sont arrivées  Enflammé de dépit, je m’enfermai dans ma chambre et me mis au lit, mais je ne pus dormir ; et je n’avais pas encore fermé l’œil, lorsque le muletier vint m’avertir qu’il n’attendait plus que moi pour partir. Je me levai aussitôt, et, pendant que je m’habillais, Corcuélo arriva avec un mémoire de la dépense, dans lequel la truite n’était pas oubliée ; et non-seulement il m’en fallut passer par où il voulut, mais j’eus encore le chagrin, en lui livrant mon argent, de m’apercevoir que le bourreau se ressouvenait de mon aventure964. Après avoir bien payé un souper dont j’avais fait si désagréablement la digestion, je me rendis chez le muletier avec ma valise, en maudissant de bon cœur le parasite, l’hôte et l’hôtellerie.

Un poète qui a fait son chemin

Un jour, je passai devant la porte d’un hôpital. Il me prit fantaisie d’y entrer. Je parcourus deux ou trois salles remplies de malades alités. Parmi ces malheureux que je ne regardais pas sans compassion, j’en remarquai un qui me frappa ; je crus reconnaître en lui Fabrice, mon ancien camarade et mon compatriote. Pour le voir de plus près, je m’approchai de son lit, et ne pouvant douter que ce ne fut le poëte Nunez, je demeurai quelque temps à le considérer sans rien dire. De son côté, il me remit965, et m’envisagea de la même façon ; enfin, rompant le silence : « Mes yeux, lui dis-je, ne me trompent-ils point ? Est-ce en effet Fabrice que je rencontre ici ? — C’est lui-même, répondit-il froidement, et tu ne dois pas t’en étonner. Depuis que je t’ai quitté, j’ai toujours fait le métier d’auteur ; j’ai composé des romans, des comédies, toutes sortes d’ouvrages d’esprit. J’ai fait mon chemin : je suis à l’hôpital966.

Saint-Simon
1625-1695

Fils d’un ancien favori de Louis XIII, qui prétendait descendre de Charlemagne, il fut tourmenté de bonne heure par le démon de l’histoire, et commença ses Mémoires en juillet 1694, à l’armée, vers l’âge de dix-neuf ans. Depuis, il ne cessa pas d’observer et d’écrire, à bride abattue, sur tout ce qu’il voyait, entendait et devinait.

Son existence fut plus simple qu’il n’eût voulu. Entré jeune au service, il brisa son épée, pour se venger d’un passe-droit. Grand seigneur, élevé dans des idées féodales, jaloux jusqu’au ridicule de son rang de duc et pair, il en soutint les prérogatives avec une fureur de vanité qui ressemblait à une monomanie.

Honnête homme de la vieille roche, chrétien fervent, ambitieux de grandes choses et réduit à vivre parmi les petites, il eut, pendant tout le règne de Louis XIV, l’attitude d’un politique mécontent, méconnu et entêté de chimères. Très-lié, malgré ses vertus austères, avec le duc d’Orléans, il n’eut d’influence que dans les premières années de la Régence. Après son ambassade d’Espagne, il vécut dans la retraite, et mourut à quatre-vingts ans.

Il faut se défier de ses portraits et de ses jugements ; car la passion l’aveugle, quand elle ne l’éclaire pas. Mais son génie de peintre et de moraliste l’égale à Molière et à Shakespeare. Sincère, hardi pour le bien public, implacable contre la bassesse, aussi franc avec ses amis que terrible pour ses ennemis, vraiment épris de la vertu, sensible à toutes les délicatesses de l’honneur, il fut le Tacite de Versailles.

Il voit tout, et fait tout voir. Son imagination évoque les scènes, et ressuscite les acteurs avec tant de puissance qu’il nous donné l’impression de la réalité même. Son effrayante clairvoyance fait tomber tous les masques, perce de ses regards toutes les physionomies, met l’homme à découvert. Sa sensibilité est effrénée. Il a des ricanements de Vengeance, des transports de joie, des tressaillements d’horreur.

Ardent, fiévreux, inventif, son style emporte la pièce. « Il écrit à la diable pour l’immortalité, » a dit Chateaubriand.

La Duchesse de Bourgogne967

Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu’elle avait reçues. Son habile père, qui connaissait à fond notre cour, la lui avait peinte, et lui avait appris la manière unique de s’y rendre heureuse. Beaucoup d’esprit naturel et facile l’y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec Madame de Maintenon, lui attira les hommages de l’ambition968.

Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu’à craindre de faire la moindre peine à personne, légère et vive, elle était pourtant capable de vues et de suite969. La complaisance lui était naturelle, coulait de970 source ; elle en avait jusque pour sa cour971.

Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain-brun fort bien plantés, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, peu de dents, et toutes gâtées, dont elle parlait et se moquait972 la première, le plus beau teint du monde, le cou long avec un soupçon de goitre973 qui ne lui seyait point mal, un port de tête galant, gracieux, majestueux et le regard de même, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue, aisée, parfaitement coupée, une marche de déesse sur les nues974; elle plaisait au dernier point. Les grâces naissaient d’elles-mêmes de tous ses pas975, de toutes ses manières et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d’esprit, charmait, avec cette aisance qui était en elle, jusqu’à la communiquer à tout ce qui l’approchait.

Elle voulait plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres, sans976 qu’elle parût le rechercher. On était tenté de la croire toute et uniquement à celles avec qui elle se trouvait. Sa gaieté jeune, vive, active, animait tout, et sa légèreté de nymphe977 la portait partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux à la fois, et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornait tous les spectacles, était l’âme des fêtes, des plaisirs, des bals, et y ravissait par les grâces, la justesse978 et la perfection de sa danse. Elle aimait le jeu, s’amusait au petit jeu, car tout l’amusait ; elle préférait le gros, y était nette979, exacte, la plus joueuse du monde, et. en un instant faisait le jeu980 de chacun ; également gaie et amusée981 à faire les après-dinées des lectures sérieuses, à converser dessus, et à travailler avec ses dames sérieuses ; on appelait ainsi ses dames du palais les plus âgées. Elle n’épargna rien jusqu’à sa santé ; elle n’oublia pas jusqu’aux plus petites choses, et sans cesse, pour gagner Madame de Maintenon982, et le roi par elle. Sa souplesse, à leur égard, était sans pareille, et ne se démentit jamais d’un moment. Elle l’accompagnait de toute la discrétion que lui donnait la connaissance de leur caractère, que l’étude et l’expérience lui avaient acquise, pour les degrés d’enjouement ou de mesure qui étaient à propos983. Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie, elle s’acquit une familiarité avec eux984 dont aucun des enfants du roi, non pas même ses parents, n’avait pu approcher.

En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, et en timide bienséance985 avec Madame de Maintenon, qu’elle n’appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitié. En particulier, causante, sautante, voltigeante986 autour d’eux, tantôt perchée sur le bras du fauteuil de l’un ou de l’autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au cou, les embrassait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait le dessous du menton987, les tourmentait, fouillait leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les décachetait, les lisait quelquefois malgré eux, selon qu’elle les voyait en humeur d’en rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout, à la réception des courriers qui apportaient les nouvelles les plus importantes, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil, utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours portée à obliger, à servir, à excuser et à bien faire988.

La maison qui marche

Charnecé avait une très-longue avenue devant sa maison, en Anjou ; dans cette avenue belle et parfaite était plantée une maison de paysan989, et son petit jardin qui s’y était trouvé lorsqu’elle fut bâtie. Jamais Charnecé et son père n’avait pu réduire990 ce paysan à la leur vendre, quelque avantage qu’ils lui en eussent offert ; et c’est une opiniâtreté991 dont quantité de propriétaires se piquent, pour faire enrager des gens à la convenance et quelquefois à la nécessité desquels ils sont992. Charnecé, ne sachant plus qu’y faire, avait laissé cela depuis longtemps, sans en plus parler ; mais enfin, fatigué de cette chaumière qui lui bouchait la vue, et lui ôtait tout l’agrément de son avenue, il imagina un tour de passe-passe993.

Le paysan qui y demeurait, et à qui elle appartenait, était tailleur de son métier, quand il trouvait à l’exercer994 ; et il était tout seul chez lui sans femme et enfants995. Charnecé l’envoie chercher, lui dit qu’il996 est demandé à la cour pour un emploi de conséquence, qu’il est pressé de s’y rendre, mais qu’il lui faut une livrée997. Ils font un marché au comptant, mais Charnecé stipule qu’il ne veut point se fier à ses délais, et que, moyennant quelque chose de plus, il ne veut pas qu’il sorte de chez lui que998 sa livrée ne soit faite ; et qu’il le couchera, le nourrira et le payera avant de le renvoyer. Le tailleur s’y accorde999 et se met à travailler.

Pendant qu’il est occupé, Charnecé fait prendre avec la dernière exactitude le plan et la dimension de sa maison et de son jardin, des pièces intérieures, jusqu’à la position des ustensiles1000 et des petits meubles, fait démonter la maison et emporter tout ce qui y était, remonte la maison telle qu’elle était, au juste, dedans et dehors, à quatre portées de mousquet1001, côté de son avenue ; replace tous les meubles et ustensiles dans la même position en laquelle on les avait trouvés, et rétablit le petit jardin de même ; en même temps, fait aplanir et nettoyer l’endroit de l’avenue où elle était, en sorte qu’il n’y parut pas : tout cela fut exécuté encore plus tôt que la livrée faite ; et cependant le tailleur doucement gardé à vue1002, de peur de quelque indiscrétion.

Enfin, la besogne achevée de part et d’autre, Charnecé amuse son homme jusqu’à la nuit bien noire1003, le paye et le renvoie content. Le voilà qui enfile l’avenue ; bientôt il la trouve longue ; après, il va aux arbres, et n’en trouve plus ; il s’aperçoit qu’il a passé le bout, et revient à l’instant chercher les arbres ; il les suit à l’estimée1004, puis croise1005, et ne trouve point sa maison : il ne comprend point cette aventure ; la nuit se passe dans et exercice ; le jour arrive, et devient bientôt, assez clair pour aviser sa maison1006 : il ne voit rien ; il se frotte les yeux1007 ; il cherche d’autres objets, pour découvrir si c’est la faute de sa vue ; enfin, il croit que le diable s’en mêle, et qu’il a emporté sa maison ; à force d’aller et de venir et de porter sa vue de tous côtés, il aperçoit à une assez grande distance de l’avenue une maison qui ressemble à la sienne ; il ne peut croire que cela soit, mais la curiosité le fait aller où elle est, et où il n’a jamais vu de maison ; plus il approche, plus il reconnaît que c’est la sienne ; pour s’assurer mieux de ce qui lui tourne la tête, il présente sa clef ; il ouvre, il entre, il retrouve tout ce qu’il y avait laissé, et précisément dans la même place ; il est prêt à en pâmer1008, et est convaincu que c’est un tour de sorcier.

La journée ne fut pas bien avant1009, que la risée du château et du village l’avertit de la vérité du sortilège, et le met en furie ; il veut plaider, il veut demander justice à l’intendant, et partout on s’en moque ; le roi le sut, qui en rit1010 aussi, et Charnecé eut son avenue libre ; s’il n’avait jamais fait pis, il aurait conservé sa réputation et sa liberté,

Le Président du Harlay1011

M. de Harlay était un petit homme, vigoureux et maigre, un visage en losange1012, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardaient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour1013 le faire rentrer en terre ; un habit peu ample, un rabat presque ecclésiastique, et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue, mais courte, avec une grande calotte par dessus. Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air1014, plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles, pour faire faire place avec plus de bruit, et n’avançait qu’à force de révérences respectueuses, et comme houleuses1015, à droite et à gauche, à Versailles.

Montesquieu
1666-1755

Né près de Bordeaux, au château de la La Brède, Montesquieu appartenait à une famille de robe et d’épée. Dès l’enfance, il lisait, plume en main, avec réflexion, cherchant, dit-il, l’esprit des choses : c’était déjà sa vocation qui s’annonçait. Conseiller, puis président au parlement de Bordeaux (1748), il vendit sa charge en 1726 pour se consacrer plus librement aux lettres, et se prépara par des voyages en Allemagne, en Italie et en Angleterre, à recueillir les éléments des œuvres qu’il méditait. Les considérations sur la grandeur et la décadence des Romains sont le plus classique de ses écrits ; il y approfondit les institutions et les maximes qui donnèrent à Rome l’empire du monde. Dans le Dialogue de Sylla et d’Eucrate, il fait parler son héros comme un personnage de tragédie. Il ne publia qu’à soixante ans l’Esprit des lois (1748)1016, dont vingt-deux éditions traduites dans toutes les langues s’épuisèrent en dix-huit mois. On y admire une intelligence perçante, qui convertit les faits en principes. Ses pensées éclairent de vastes horizons. S’il n’a pas assez de suite et de méthode, si l’on a pu dire qu’il faisait de l’esprit sur les lois, cependant il découvre les principaux ressorts des sociétés ; il forme des vœux généreux de justice et d’humanité ; il allume des flambeaux qui ne s’éteindront plus. En un mot, le citoyen est digne de l’écrivain. Il mourut épuisé par ses immenses travaux.

Son style a une imposante gravité. Nerveux et rapide, il condense les idées en des traits énergiques ou brillants. On y sent une méditation intense qui rappelle Tacite. Son imagination prompte revêt les maximes d’une forme poétique, comme faisait son compatriote Montaigne. À la finesse qui saisit les nuances les plus délicates, sa langue unit cette propriété d’expression qui les fixe, et cette clarté qui les rend visibles.

Tibère

Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment, et couvrir les campagnes qu’elles conservaient, aussi la puissance souveraine, sous Auguste, agit insensiblement, et renversa, sous Tibère, avec violence1017.

Il y avait une loi de majesté 1018 contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi, et l’appliqua non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n’étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas1019 de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même ; car ce qui se dit dans ces épanchements de cœur que la conversation produit entre deux amis, ne peut être regardé que comme des pensées. Il n’y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés1020, de fidélité dans les esclaves : la dissimulation et la tristesse1021 du prince se communiquant partout, l’amitié fut regardée comme un écueil, l’ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvait rappeler dans l’esprit des peuples le bonheur des temps précédents.

Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre1022 des lois, et avec les couleurs de la justice, lorsqu’on va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la1023 planche même sur laquelle ils s’étaient sauvés. Et comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué d’instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu’il en put soupçonner.

Sylla1024

J’ai un nom, et il me suffit pour ma garde et celle du peuple romain. Ce nom arrête toutes les entreprises, et il n’y a point d’ambition qui n’en soit épouvantée. Sylla respire, et son génie est plus puissant que celui de tous les Romains. Sylla a autour de lui1025 Chéronée, Orchomène et Signion1026 ; Sylla a donné à chaque famille de Rome un exemple domestique et terrible1027 : chaque romain m’aura toujours devant les yeux, et dans ses songes mêmes, je lui apparaîtrai couvert de sang ; il croira voir les funestes tables, et lire son nom à la tête des proscrits. On murmure en secret contre mes lois ; mais elles ne seront pas effacées par des flots même de sang romain. Ne suis-je pas au milieu de Rome ? Vous trouverez encore chez moi le javelot que j’avais à Orchomène, et le bouclier que je portai sur les murailles d’Athènes ; parce que je n’ai point de licteurs, en suis-je moins Sylla1028 ? J’ai pour moi le sénat, avec la justice et les lois ; le sénat a pour lui mon génie, ma fortune et ma gloire.

Rome maitresse du monde.

Maîtres de l’univers, les Romains s’en attribuèrent tous les trésors : ravisseurs moins injustes en qualité de conquérants qu’en qualité de législateurs.

Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu’elle imprima à la terre Elle mit d’abord les rois dans le silence, et les rendit comme stupides1029. Il ne s’agissait pas du degré de leur puissance ; mais leur personne propre était attaquée. Risquer une guerre, c’était s’exposer à la captivité, à la mort, à l’infamie du triomphe1030. Ainsi des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices n’osaient jeter des regards fixes1031 sur le peuple romain ; et, perdant le courage, ils attendaient, de leur patience et de leurs bassesses, quelque délai aux misères dont ils étaient menacés.

Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains. Après la défaite d’Antiochus, ils étaient maîtres de l’Afrique, de l’Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de villes en propre. Il semblait qu’ils ne conquissent que pour donner ; mais ils restaient si bien les maîtres, que, lorsqu’ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l’accablaient pour ainsi dire du poids de tout l’univers1032.

Les Romains sous l’empire

C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage, ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il ? qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres1033. Quoi ! ce sénat n’avait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s’exterminer par ses propres arrêts ! on n’élève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ! les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains1034 !

L’esclavage des nègres1035

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de 1’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait logé une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence1036, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui chez des nations policées est de telle importance.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens1037.

De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains ; car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe qui font entre eux tant de conventions1038 inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

La modération

Lorsque le soleil donna à Phaéton1039 son char à conduire, il lui dit : « Si vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure céleste ; si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres la terre. N’allez point trop à droite, vous tomberiez dans la constellation du Serpent ; n’allez point trop à gauche, vous iriez dans celle de l’Autel ; tenez-vous entre les deux.1040 »

Les nouvellistes

Il y a une certaine nation qu’on appelle les nouvellistes. Leur oisiveté est toujours1041 occupée. Ils sont très-inutiles à l’État ; cependant ils se croient considérables, parce qu’ils s’entretiennent de projets magnifiques, et traitent de grands intérêts. La base de leur conversation est une curiosité frivole et ridicule. Il n’y a point de cabinets1042 si mystérieux qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose. A peine ont-ils épuisé le présent, qu’ils se précipitent dans l’avenir, et, marchant au-devant de la Providence1043, la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main, et, après l’avoir loué de mille sottises qu’il n’a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu’il ne fera pas1044. Ils font voler les armées comme des grues, et tomber les murailles comme des cartons. Ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes des montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants : il ne leur manque que le bon sens1045.

Le géomètre et le traducteur

Je passais l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis ; il rencontra un homme de sa connaissance qu’il me dit être géomètre. Je le vis plongé dans une rêverie profonde1046 ; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche, et le secouât pour le faire descendre1047 jusqu’à lui, tant il était occupé d’une courbe qui le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours ! Ils se firent tous deux beaucoup d’honnêtetés1048, et s’apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d’un café1049, où j’entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du café1050 en faisaient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut qu’il se trouvait dans un lieu agréable ; car il dérida un peu son visage, et se mit à rire, comme s’il n’avait pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisait1051 tout ce qui se disait dans la conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son épée la tête des fleurs qui s’élevaient au-dessus des autres. Martyr1052 de sa justesse, il était offensé d’une saillie, comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n’était indifférent, pourvu qu’il1053 fût vrai ; aussi, sa conversation était-elle singulière.

Il était arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques ; et il n’avait vu, lui, qu’on bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet comptant dix arpents : il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran qu’il y avait démêlé1054, d’une structure fort singulière ; et il s’échauffa1055 fort contre un savant qui lui demanda si ce cadran marquait les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie1056 ; et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avaient décrite en l’air, et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement1057 le succès. Un homme se plaignait d’avoir été ruiné l’hiver d’auparavant par une inondation. « Ce que vous me dites là m’est fort agréable, dit alors le géomètre ; je vois que je ne me suis pas trompé dans l’observation que j’ai faite, et qu’il est au moins tombé sur la terre deux pouces d’eau de plus que l’année passée. »

Un moment après, il sortit, et nous le suivîmes ; comme il allait assez vite, et qu’il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme : ils se choquèrent rudement, et. de ce coup, ils rejaillirent chacun de leur côté en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses1058.

Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre : « Je suis bien aise que vous m’ayez heurté, car j’ai une grande nouvelle à vous apprendre. Je viens de donner mon Horace 1059 au public. — Comment ! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu’il y est1060. — Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre ; c’est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour : il y a vingt ans que je m’occupe à faire des traductions. — Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous. — Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n’aie pas rendu un grand service au public de lui rendre la lecture des bons auteurs familière ? — Je ne dis pas tout à fait cela ; j’estime autant qu’un autre les sublimes génies que vous travestissez1061 ; car, si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais. Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et d’un mauvais aloi1062. Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts, et j’avoue que vous leur donnez bien un corps ; mais vous ne leur rendez pas la vie ; il y manque toujours un esprit pour les animer. Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu’un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? » Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très-mécontents lion de l’autre1063.

Les poètes et les romanciers.

Le lendemain, mon ami me montrant un rayon de sa bibliothèque : « Ce sont ici les poëtes, me dit-il, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens1064 et d’accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures. Vous les connaissez ; ils ne sont pas rares chez les Orientaux, où le soleil, plus ardent, semble échauffer les imaginations mêmes. — Voilà les poëmes épiques. — Eh ! qu’est-ce que les poëmes épiques ? — En vérité, me dit-il, je n’en sais rien ; les connaisseurs disent qu’on n’en a jamais fait que deux1065, et que les autres qu’on donne sous ce nom ne le sont point : c’est aussi ce que je ne sais pas. Ils disent de plus qu’il est impossible d’en faire de nouveaux1066, et cela est encore plus surprenant. Voici les poëtes dramatiques qui, selon moi, sont les poëtes par excellence, et les maîtres des passions. Il y en a de deux sortes : les comiques, qui nous remuent si doucement, et les tragiques, qui nous troublent, et nous agitent avec tant de violence. Voici les lyriques, que je méprise autant que j’estime les autres, et qui font de leur art une harmonieuse extravagance1067. On voit ensuite les auteurs des idylles et des églogues, qui plaisent même aux gens de cour par l’idée qu’ils leur donnent d’une certaine tranquillité qu’ils n’ont pas, et qu’ils leur montrent dans la condition des bergers1068. De tous les auteurs que nous avons vus, voici les plus dangereux : ce sont ceux qui aiguisent les épigrammes, qui sont de petites flèches déliées qui font une plaie profonde et inaccessible aux remèdes. Vous voyez ici les romans, dont les auteurs sont des espèces de poëtes, et qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur. Ils passent leur vie à chercher la nature, et la manquent toujours ; leurs héros y sont aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures1069.

La puissance paternelle

Les plus sages législateurs ont pris soin de donner aux pères une grande autorité sur leurs enfants.

Rien ne soulage plus les magistrats, rien ne dégarnit1070 plus les tribunaux, rien enfin ne répand plus de tranquillité dans un État, où les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.

C’est, de toutes les puissances, celle dont on abuse le moins : c’est la plus sacrée de toutes les magistratures ; c’est la seule qui ne dépend pas des conventions, et qui les a même précédées1071.

On remarque que, dans les pays où l’on met dans les mains paternelles plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées ; les pères sont l’image du Créateur de l’univers1072, qui, bien qu’il puisse conduire les hommes par son amour, ne laisse pas de se les attacher encore par les motifs de l’espérance et de la crainte.

Lettre sur florence

C’est une belle ville que Florence ; on n’y parle du prince ni en blanc, ni en noir. Les ministres vont à pied, et quand il pleut, ils ont un parapluie bien ciré ; il n’y a que les dames qui ont un beau carrosse parce que tout honneur leur est dû. Nous nous retirons le soir, avec une petite lanterne grande comme la main, où nous mettons un petit bout de bougie ; le matin, je prends mon chapeau de paille dont se couvre ma tête, et je me sers de mon castor d’Angleterre lorsque je sors. Nous allons dans les maisons où nous trouvons deux lampes d’argent sur la table, et tout autour des dames, très-gaies et qui ont beaucoup d’esprit, Ce sont des palais superbes où il y a pour quarante ou cinquante mille scudi1073 de tableaux et de statues, Un soir qu’il pleuvait, je me retirais avec mon parapluie et ma petite lanterne : Messieurs, dis-je. voilà comme se retirait le grand Cosme, quand il venait de chez sa voisine1074. Il y a ici bien de la politesse, de l’esprit et même du savoir : les mœurs y sont simples ; on a peine à distinguer un homme d’un autre qui a cinquante mille livres de rente de plus ; une perruque mal mise ne met personne mal avec le public ; on fait grâce des petits ridicules, et on n’est puni que des grands. Tout le monde vit dans l’aisance ; comme le nécessaire est peu de chose, le superflu est beaucoup : cela met dans la maison une paix et une joie continuelle, au lieu que la nôtre est toujours troublée par l’importunité de nos créanciers1075.

Ce qui manque aux orateurs en profondeur, ils nous le donnent en longueur.

D’abord les ouvrages donnent de la réputation à l’ouvrier, et ensuite l’ouvrier aux ouvrages.

Quand, dans un royaume, il y a plus d’avantage à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout est perdu.

Les vieillards qui ont étudié dans leur jeunesse n’ont besoin que de se ressouvenir, et, non d’apprendre. Cela est bien heureux.

Un flatteur est un esclave qui n’est bon pour aucun maître.

J’entends quelques frelons qui bourdonnent autour de moi : mais si les abeilles y cueillent un peu de miel, cela me suffit, et je me résigne au destin de tous les gens modérés, que le grand Cosme de Médicis comparait à ceux qui habitent le second étage des maisons : ils sont incommodés par le bruit d’un haut, et par la fumée d’un bas.

Voltaire
1894-1778

En parlant d’un homme dont la gloire a dominé son siècle et rempli le monde, il faut tenir un milieu entre ceux qui l’exaltent sans mesure, et ceux qui le maudissent sans réserve. Il a justifié l’éloge comme la censure ; mais tous, amis ou ennemis, s’accordent à reconnaître qu’il fut le plus universel de tous nos écrivains. Habile, adroit, remuant, infatigable, mêlant les plaisirs aux affaires, homme de cour et de lettres, flatteur des souverains qu’il encense pour assurer l’impunité à ses hardiesses, ennemi des abus plus que des vices, prêt à tout oser contre les préjugés, mais ne sachant respecter ni la religion ni les mœurs, Voltaire n’eut pas le temps de se recueillir, et risqua de propager les réformes par la licence. Plus soucieux encore de plaire que d’instruire, de charmer que d’être utile, il chercha surtout le bruit, l’éclat, la gloire, la première place dans un siècle sur lequel il régna, et dont l’influence régnait elle-même sur l’Europe. Doué d’une sensibilité irritable qui prenait feu sur toute question, d’une intelligence vive, rapide et capricieuse qui effleurait les sujets les plus divers, il manqua trop souvent de cette délicatesse dont le tact avertit des occasions qui comportent la plaisanterie ou le sérieux. Son humeur, sa passion ne l’a pas moins inspiré que sa raison, et il y a dans sa vie des taches qui ne s’effaceront pas, comme dans ses écrits des torts que ses séductions ne sauraient faire oublier. M. Sainte-Beuve a dit de lui : « Je le comparerais volontiers à ces arbres dont il faut choisir les fruits ; mais craignez de vous asseoir sous leur ombre. » S’il est un démon de grâce et d’esprit1076, il a donc peu d’autorité morale.

Il a essayé tous les genres, et, dans chacun d’eux, a marqué brillamment sa trace, comme en se jouant. La Henriade a prouvé une fois de plus que les Français, surtout au dix-huitième siècle, n’avaient pas la tête épique. L’imagination religieuse y fait défaut ; mais des portraits, des caractères, des sentances politiques, des vers heureux nous y dissimulent les faiblesses d’une invention trop assujettie à la routine des procédés classiques. Au théâtre, il tient sa place au-dessous de Corneille et de Racine dont il continue la tradition, tout en cherchant à introduire sur la scène plus d’action, plus de mouvement, des effets pathétiques, des allusions philosophiques, et le savoir-faire d’une industrie timide qui corrige Shakespeare. Ses comédies ne font rire qu’à ses dépens ; mais il reste sans rival dans la poésie légère, badine et philosophique.

Historien, il a laissé deux monuments ; Charles XII, récit achevé qui allie l’art de conter simplement à la sûreté d’une critique consciencieuse, et le Siècle de Louis XIV, qui nous montre l’ami des arts, du luxe et de la civilisation, l’écrivain inimitable qui aurait produit un chef-d’œuvre, si le plan de son livre n’était défectueux. Sa Correspondance est pétillante de verve. Il faut y chercher son portrait en même temps que le tableau de la société qu’il éblouit sans la rendre meilleure.

En condamnant les pages où il fit de son génie un emploi pernicieux, nous devons admirer cette langue si pure, si élégante, si naturelle et si facile, qui par sa prestesse et sa justesse prête de l’agrément à toutes les idées. Voltaire se jugeait peut-être lui-même en disant : « Je suis comme les petits ruisseaux : ils sont transparents, parce qu’ils sont peu profonds 1077 . »

L’esprit1078.

Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ; ici l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens et qu’on laisse entendre dans un autre, là un rapport délicat entre deux idées peu communes : c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée, pour la laisser deviner ; enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage1079.

Jeannot et Colin

Toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami1080.

Jeannot et Colin apprenaient à lire chez le magister1081 du village ; Jeannot était fils d’un marchand de mulets, et Colin devait le jour à un brave laboureur. Ces deux jeunes enfants s’aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble les petites familiarités dont on se ressouvient toujours avec agrément quand on se rencontre ensuite dans le monde1082.

Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon1083 de fort bon goût ; le tout était accompagné d’une lettre à monsieur de la Jeannotière1084. Colin admira l’habit, et ne fut point jaloux ; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment, Jeannot n’étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après, un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre à M. le marquis 1085 de la Jeannotière : c’était un ordre de M. son père de faire revenir M.1086 son fils à Paris. Jeannot monta en chaise de poste en tendant la main à Colin, avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant1087, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire.

Les lecteurs qui aiment à s’instruire doivent savoir1088 que M. Jeannot père avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires ; bientôt on ne l’appela que M. de la Jeannotière ; il y avait même déjà six mois qu’il avait acheté un marquisat, lorsqu’il retira de l’école M. le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde.

Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments1089 à son ancien camarade. Le petit marquis ne lui fit point de réponse : Colin en fut malade de douleur.

M. de la Jeannotière voulait donner une éducation brillante à son fils ; mais madame la marquise ne voulut pas qu’il apprît le latin1090, parce qu’on ne jouait la comédie et l’opéra qu’en français ; elle empêcha aussi qu’on ne lui apprît la géographie, parce que, disait-elle, les postillons sauront bien trouver, sans qu’il s’en embarrasse, le chemin de ses terres1091. Après avoir examiné de cette manière toutes les sciences utiles, il fut décidé que le jeune marquis apprendrait à danser1092.

On imagine bien qu’éloigné de toutes les études qui doivent occuper un jeune homme, il fut bientôt conduit par l’oisiveté dans le libertinage ; il dépensa des sommes immenses à rechercher de faux plaisirs, pendant que ses parents s’épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.

Une jeune veuve de qualité, qui n’avait qu’une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de M. et de Madame de la Jeannotière, en se les appropriant1093 et en épousant le jeune marquis. Une vieille voisine proposa le mariage. Les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition. Tout était déjà prêt pour les noces, et le jeune marquis recevait déjà les compliments de leurs amis communs, lorsqu’un valet de chambre de sa mère arriva tout effaré. « Voici bien d’autres nouvelles, dit-il, des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame ; tout est saisi par des créanciers : on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour être payé de mes gages.

— Voyons un peu, disait le marquis, ce que c’est que ça.

— Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins, allez vite1094. » Il y courut ; il arriva à la maison : son père était déjà emprisonné1095 ; tous les domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce qu’ils avaient pu ; sa mère était seule, sans secours, sans consolation, noyée dans les larmes : il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune et de ses folles dépenses.

Après que le fils eut longtemps pleuré avec sa mère, il lui dit enfin : « Ne nous désespérons pas : cette jeune veuve m’aime éperdument ; elle est plus généreuse que riche ; je réponds d’elle, je vais la chercher et vous l’amène. » Il retourne donc chez elle… « Quoi ! c’est vous, lui dit-elle, monsieur de la Jeannotière ! Que venez-vous faire ici ? abandonne-t-on ainsi sa mère ? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien ; j’ai besoin d’une femme de chambre, je lui donnerai la préférence1096. »

Le marquis stupéfait, la rage dans le cœur, alla chez ceux qu’il avait vus venir le plus familièrement dans la maison de son père ; ils le reçurent tous avec une politesse étudiée, et en ne lui donnant que de vagues espérances. Il apprit mieux à connaître le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie.

Comme il était plongé dans l’accablement du désespoir, il vit avancer une chaise1097 roulante à l’antique, espèce de tombereau couvert, avec des rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans là chaise un jeune homme grossièrement vêtu : c’était un visage rond et frais, qui respirait la douceur et la gaieté ; sa petite femme, brune et assez grossièrement agréable, était cahotée à côté de lui1098. La voiture n’allait pas comme le char d’un petit maître1099. Le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abîmé dans sa douleur. « Eh, mon Dieu ! s’écria-t-il, je crois que c’est là Jeannot. » A ce nom, le marquis lève les yeux ; la voiture s’arrête. « C’est Jeannot lui-même ; c’est Jeannot. « Le petit homme rebondi ne fait qu’un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin : la honte et les pleurs couvrirent son visage. « Tu m’as abandonné, lui dit Colin ; mais tu as beau être grand seigneur, je t’aimerai toujours1100. » Jeannot, confus et attendri, lui conta en sanglotant une partie1101 de son histoire. — Viens dans l’hôtellerie où je loge me conter le reste, lui dit Colin, et allons dîner ensemble.

Ils vont tous trois à pied suivis du bagage. « Qu’est-ce donc que tout cet attirail ?… Vous appartient-il ? — Oui, tout est à moi et à ma femme ; nous arrivons du pays ; je suis à la tête d’une bonne manufacture de fer étamé et de cuivre ; j’ai épousé la fille d’un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits. Nous travaillons beaucoup ; Dieu nous bénit, nous n’avons point changé d’état1102, nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis : toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami1103. Tu reviendras avec moi au pays ; je t’apprendrai le métier ; il n’est pas bien difficile ; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans ce coin de terre où nous sommes nés. »

Jeannot éperdu se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte, et il se disait tout bas : « Tous mes amis du bel air1104 m’ont trahi, et Colin, que j’ai méprisé, vient seul à mon secours : quelle instruction1105 ! » La bonté d’âme de Colin développa dans le cœur de Jeannot le germe d’un bon naturel, que le monde n’avait pas encore étouffé : il sentit qu’il ne pouvait abandonner son père et sa mère. « Nous aurons soin de ta mère, dit Colin, et, quant à ton bonhomme de père qui est en prison, j’entends un peu les affaires, et je me charge des siennes. » Il vint effectivement à bout de le tirer des mains de ses créanciers. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession ; il épousa la sœur de Colin, laquelle, étant de même humeur que le frère, le rendit très-heureux : et Jeannot le père, et Jeannote la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n’est pas dans la vanité1106.

Il faut faire le bien

A M. L’évêque D’Annecy

Monseigneur, j’aurais dû répondre sur-le-champ à la lettre dont vous m’avez honoré, si mes maladies me l’avaient permis.

Je ne mérite pas les compliments que vous voulez bien me faire, de même que je n’ai jamais mérité les calomnies qui doivent être ignorées d’un homme de votre caractère. Je dois mépriser les impostures, sans pourtant haïr les imposteurs. Plus on avance en âge, plus il faut écarter de son cœur tout ce qui pourrait l’aigrir ; et le meilleur parti qu’on puisse prendre contre la calomnie, c’est de l’oublier. Chaque homme doit des sacrifices ; chaque homme sait que tous les petits incidents qui peuvent troubler cette vie passagère se perdent dans l’éternité, et que la résignation à Dieu, l’amour de son prochain, la justice, la bienfaisance, sont les seules choses qui nous restent devant le Créateur des temps et de tous les êtres. Sans cette vertu, l’homme n’est que l’ennemi de l’homme ; il n’est que l’esclave de l’amour-propre, des vaines grandeurs, des distinctions frivoles, de l’orgueil, de l’avarice et de toutes les passions. Mais s’il fait le bien pour l’amour du bien même, si ce devoir (épuré et consacré par le christianisme) domine dans son cœur, il peut espérer que Dieu, devant qui tous les hommes sont égaux, ne rejettera pas des sentiments dont il est la source éternelle1107. Je m’anéantis avec vous devant lui, et, n’oubliant pas les formules introduites chez les hommes, j’ai l’honneur d’être avec respect1108,

Votre humble serviteur.

L’orgueil et la mollesse.

Un souverain de l’Orient, célèbre par sa sagesse, recevait tous les jours des plaintes contre un de ses parents, gouverneur d’une province importante de son empire, nommé Iran1109. C’était un homme de haute naissance, dont le fond n’était pas mauvais, mais qui était corrompu par la vanité et par la mollesse. Il souffrait rarement qu’on lui parlât, et jamais qu’on osât le contredire1110. Les paons ne sont pas plus vains ; les tortues ont moins de paresse. II ne respirait que la gloire et les faux plaisirs. Voici comment le monarque entreprit de le corriger.

Il lui envoya un chef de musique avec douze chanteurs et vingt-quatre instrumentistes, un maître d’hôtel avec six cuisiniers, et quatre chambellans1111 qui ne devaient pas le quitter. L’ordre du roi portait que l’étiquette1112 suivante serait inviolablement observée ; et voici comment les choses se passèrent.

Le premier jour, dès qu’Iran fut éveillé, le maître de musique entra suivi des chanteurs et des instrumentistes ; on chanta une cantate1113 qui dura deux heures, et de trois minutes en trois minutes le refrain était1114 :

Que son mérite est extrême !

Que de grâce ! que de grandeur !

Ah ! combien monseigneur

Doit être content de lui-même ?

Après l’exécution de la cantate, un chambellan lui fit une harangue de trois quarts d’heure, dans laquelle on le louait expressément de toutes les bonnes qualités qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit à table au son des instruments. Le dîner dura trois heures1115. Dès qu’il ouvrait la bouche pour parler, le premier chambellan disait : « Il aura raison. » A peine avait-il prononcé quatre paroles, que le second chambellan s’écriait : « Il a raison1116. » Les deux autres chambellans faisaient de grands éclats de rire des bons mots qu’Iran avait dits, ou qu’il avait dû dire. Après dîner, on lui répéta la cantate.

Cette première journée lui parut délicieuse. Il trouva que le roi l’honorait selon ses mérites ; la seconde lui parut moins agréable ; la troisième fut gênante ; la quatrième fut insupportable ; la cinquième fut un supplice1117. Enfin, outré d’entendre toujours chanter « Ah ! combien monseigneur doit être content de lui-même ! » d’entendre toujours dire qu’il avait raison, et d’être harangué tous les jours à la même heure, il écrivit à la cour pour supplier le roi qu’il daignât rappeler ses chambellans, ses musiciens, son maître d’hôtel ; il promit d’être désormais moins vain et plus appliqué1118. Il se fit moins encenser, eut moins de fêtes, et fut plus heureux ; car, comme dit un auteur oriental ; Toujours du plaisir n’est pas du plaisir.

Conseils à un poète

A M. Helvétius

Mon très-cher enfant1119, pardonnez l’expression, la langue du cœur n’entend pas le cérémonial ; jamais vous n’éprouverez tant d’amitié et tant de sévérité : je vous renvoie votre Epître apostillée, c’est-à-dire retouchée, corrigée, comme vous l’avez ordonné. Vous et votre ouvrage vous méritez d’être parfaits1120. Qui peut ne pas s’intéresser à l’un et à l’autre ? J’aime la vérité et la candeur de votre caractère ; je fais un cas infini de votre esprit ; je vous trouve une imagination féconde1121; mais qu’il y a loin de tant de talents et de tant de grâces à un ouvrage correct ! La nature a tout fait pour vous ; ne lui demandez plus rien ; demandez tout1122 à l’art ; il ne vous manque plus que de travailler avec difficulté. Vingt bons vers en quinze jours sont malaisés à faire, et, depuis nos grands maîtres, dites-moi, qui a fait vingt bons vers alexandrins de suite ? Je ne connais personne dont on puisse en citer un pareil nombre1123. Et voilà pourquoi tout le monde s’est jeté dans ce style bigarré et grimaçant, où l’on allie monstrueusement le trivial et le sublime, le sérieux et le comique1124. A la bonne heure, qu’un laid visage se couvre de ce masque. Rien n’est si rare que le beau naturel : c’est un don que vous avez ; tirez-en donc, mon cher ami, tout le parti que vous pouvez ; il ne tient qu’à vous. Je vous jure que vous serez1125 supérieur en tout ce que vous entreprendrez ; mais ne négligez rien.

Je vous donne un bon conseil, après vous avoir donné de bien1126 mauvais exemples. Je me suis mis trop tard à corriger mes ouvrages ; je passe actuellement les jours et les nuits à réformer la Henriade, Œdipe, Brutus, et tout ce que j’ai jamais fait.

Je songe à guérir mes maladies ; mais vous, prévenez celles qui peuvent vous attaquer. Puisque vous chantez l’étude avec tant d’esprit et de courage, ayez aussi le courage de limer1127 cette production vingt fois ; renvoyez-la-moi, et que je vous la renvoie encore. La gloire, en ce métier-ci, est comme le royaume des cieux : les violents la ravissent1128. Que je sois donc votre directeur pour ce royaume des belles-lettres ; vous êtes une belle âme à diriger. Continuez dans le bon chemin, travaillez. Plutus1129  ne doit être que le valet de chambre d’Apollon. Adieu ; je vous embrasse tendrement ; je vous aime comme on aime son fils 1130.

Conseils à une demoiselle

Sur la lecture

Je ne suis, Mademoiselle, qu’un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux, puisque je n’ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m’honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils ; il ne vous en faut point d’autre que votre goût. L’étude que vous avez faite de la langue italienne doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l’Arioste1131 vous rendront plus de services que moi, et la lecture de nos meilleurs poëtes vaut mieux que toutes les leçons ; mais puisque vous daignez de si loin me consulter, je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public, et dont la réputation n’est point équivoque1132 : il y en a peu, mais on profite bien davantage en les lisant1133, qu’avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n’ont de l’esprit qu’autant qu’il en faut, ne le cherchent jamais, pensent avec bon sens, et s’expriment avec clarté. Il semble qu’on n’écrive plus qu’en énigmes ; rien n’est simple, tout est affecté ; on s’éloigne en tout de la nature ; on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres1134.

Tenez-vous-en, Mademoiselle, à tout ce qui plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Voyez avec quel naturel madame de Sévigné et d’autres dames écrivent ; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans ; je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de madame Deshoulières1135 qu’aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle clarté, quelle simplicité notre Racine s’exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu’il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers ; croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple, aussi élégant, ne vaudra rien du tout.

Vos réflexions, Mademoiselle1136, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s’accoutume à bien parler en lisant souvent ceux qui ont bien écrit ; on se fait une habitude d’exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n’est point une étude ; il n’en coûte aucune peine de lire ce qui est bon, et de ne lire que cela. On n’a de maître que son plaisir et son goût.

Pardonnez, Mademoiselle, à ces longues réflexions ; ne les attribuez qu’à mon obéissance à vos ordres1137.

Une première représentation1138

A Madame Denis

Darget dit qu’il veut voir la première représentation de Rome ; je ne sais si elle sera sauvée ou perdue. C’est un grand jour pour le beau monde oisif de Paris qu’une première représentation : les cabales battent le tambour ; on se dispute les loges ; les valets de chambre vont à midi remplir le théâtre. La pièce est jugée avant qu’on l’ait vue. Femmes contre femmes, petits-maîtres1139 contre petits-maîtres, sociétés contre sociétés ; les cafés sont comblés de gens qui disputent ; la foule est dans la rue, en attendant qu’elle soit au parterre. Il y a des paris ; on joue le succès de la pièce aux trois dés. Les comédiens tremblent, l’auteur aussi1140. Je suis bien aise d’être loin de cette guerre civile, au coin de mon feu, à Potsdam1141, mais toujours très-affligé de n’être plus au coin du vôtre.

La vie à Paris

A Madame de Champbonin

Ma chère amie, Paris est un gouffre où se perdent le repos et le recueillement de l’âme, sans qui1142 la vie n’est qu’un tumulte importun. Je ne vis point ; je suis porté, entraîné loin de moi dans des tourbillons1143. Je vais, je viens ; je soupe au bout de la ville, pour souper le lendemain à l’autre bout. D’une société de trois ou quatre intimes amis il faut voler1144 à l’opéra, à la comédie, voir des curiosités comme un étranger, embrasser cent personnes en un jour, faire et recevoir cent protestations ; pas un instant à soi, pas le temps d’écrire, de penser, ni de dormir. Je suis comme cet ancien qui mourut accablé sous les fleurs qu’on lui jetait1145.

Le tourbillon

A M. de Cideville

Mon cher ami, je suis enfin vis-à-vis ce beau portail1146, dans le plus vilain quartier de Paris, dans la plus vilaine maison, plus étourdi du bruit des cloches qu’un sacristain ; mais je ferai tant de bruit avec ma lyre, que le bruit des cloches ne sera plus rien pour moi. Je suis malade, je me mets en ménage ; je souffre comme un damné. Je brocante1147, j’achète des magots1148 et des Titien1149, je fais mon opéra, je fais transcrire Ériphyle et Adélaïde 1150; je les corrige, j’efface, j’ajoute, je barbouille ; la tête me tourne. Il faut que je vienne goûter avec vous les plaisirs que donnent les belles-lettres, la tranquillité, et l’amitié1151.

Son séjour à Lausanne

A M. Darget

Vous devriez bien venir faire quelque tour dans nos retraites, soit de Lausanne, soit des Délices ; nos conversations pourraient être amusantes. Il n’y a point de plus bel aspect dans le monde que celui de ma maison de Lausanne. Figurez-vous quinze croisées de face en cintre1152, un canal de douze grandes lieues de long que l’œil enfile d’un côté, et un autre de quatre ou cinq lieues ; une terrasse qui domine sur cent jardins ; ce même lac qui présente un vaste miroir au bout de ces jardins ; les campagnes de Savoie au-delà du même lac, couronnées des Alpes qui s’élèvent jusqu’au ciel en amphithéâtre1153 ; enfin une maison où je ne suis incommodé que des mouches au milieu des plus rigoureux hivers.

Madame Denis1154 l’a ornée avec le goût d’une Parisienne. Nous y faisons beaucoup meilleure chère que Pyrrhus ; mais il faudrait un estomac : c’est un point sans lequel il est difficile aux Pyrrhus et aux Cinéas d’être heureux1155.

Un billet

A Madame de Champbonin

Si je n’espérais pas vous revoir encore à Cirey, je serais inconsolable. J’ignore à présent dans quelle gouttière vous portez votre bon cœur et vos pattes de velours1156. Êtes-vous toujours à Champbonin ? à la Neufville ? Nous nous sommes vus comme un éclair. Tout passe bien vite dans ce monde1157, mais rien n’a passé si rapidemment que notre entrevue. Nous vivons à Bruxelles comme à Cirey. Nous voyons peu de monde, nous étud’uns le jour, nous soupons gaiement, nous prenons notre café au lait le lendemain d’un bon souper. Je suis malade1158 quelquefois, mais très-content de mon sort, et ne trouvant que vous qui me manque. Que cette lettre et ces mêmes sentiments soient aussi pour monsieur votre fils, à qui je fais mille tendres compliments,

Recommandation

Au comte d’Argental1159

Voici la plus belle occasion, mon cher ange1160, d’exercer votre ministère céleste. Il s’agit du meilleur office que je puisse recevoir de vos bontés,

Je vous conjure, mon cher et respectable ami, d’employer tout votre crédit auprès de M. le duc de Choiseul, et de ses amis. Et pourquoi osé-je vous demander tant d’appui, tant de zèle, tant de vivacité, et surtout un prompt succès ? pour le bien du service1161, mon cher ange ; pour battre le duc de Brunswick. M. Galatin, officier aux gardes suisses qui vous présentera ma très-humble requête, est de la plus ancienne famille de Genève ; ils se font tuer pour nous, de père en fils, depuis Henri IV. L’oncle de celui-ci a été tué devant Ostende ; son frère l’a été à la malheureuse et abominable journée de Rosbach1162, à ce que je crois : journée où les régiments suisses firent seuls leur devoir. Si ce n’est pas à Rosbach, c’est ailleurs1163 : le fait est qu’il a été tué ; celui-ci a été blessé. Il sert depuis dix ans ; il a été aide-major, il veut l’être. Il faut des aides-majors qui parlent bien allemand, qui soient actifs, intelligents ; il est tout cela. Enfin, vous saurez de lui précisément ce qu’il lui faut : c’est en général la permission d’aller vite chercher la mort à votre service. Faites-lui cette grâce, et qu’il ne soit point tué ; car il est fort aimable, et il est neveu de cette madame Calendrin que vous avez vue étant enfant. Madame sa mère est bien aussi aimable que madame Calendrin.

Le bon vieux temps

Vous n’avez au Théâtre-Français que des marionnettes1164, et dans Paris que des cabales. Mes anges ! mes pauvres anges ! le bon temps est passé : vous avez quarante journaux, et pas un bon ouvrage ; la barbarie est venue à force d’esprit1165. Que Dieu ait pitié des Welches1166 ; mais aimez toujours le vieux malade qui vous aime, et plaignez un siècle où l’opéra comique l’emporte sur Armide1167 et sur Phèdre1168. Vous vivez au milieu d’une nation égarée qui est à table depuis quatre-vingts ans, et qui demande sur la fin du repas de mauvaises liqueurs, après avoir bu au premier service d’excellent vin de Bourgogne 1169.

Ni mort, ni vif

A M. de Chennevières

Il est bien vrai, mon cher ami, que je ne suis pas mort, mais je ne puis pas non plus assurer absolument que je suis en vie. Je suis tout juste dans un honnête milieu, et la retraite contribue à soutenir ma machine chancelante1170.

Il faut qu’un vieillard malade soit entièrement à lui ; pour peu qu’il soit gêné, il est mort ; mais tant que je respirerai un peu, vous aurez un ami aussi inutile qu’attaché sur les bords fleuris du lac de Genève.

Tout ce que vous me dites de M. le duc de Bourgogne fait grand plaisir à un cœur français. J’attends avec impatience la paix ou quelque victoire, et je vous avoue que j’aimerais encore mieux pour notre nation des lauriers que des olives. Je ne puis souffrir les ricanements des étrangers1171, quand ils parlent de flottes et d’armées. J’ai fait vœu de n’aller habiter le château de Ferney1172 que quand je pourrais y faire la dédicace par un feu de joie. C’est, par parenthèse, un fort joli château. Colonnades, pilastres, péristyle, tout le fin1173 de l’architecture s’y trouve ; mais je fais encore plus de cas des blés et des prairies. Nous sommes de l’âge d’or dans notre petit coin du monde où tous, les Délices1174 vous embrassent.

L’ombre de Voltaire

A M. Le Chevalier de Lisle, Capitaine de Dragons, Etc.

Si vous voulez, monsieur, voir des ombres, comme faisait le capitaine de dragons Ulysse1175 dans ses voyages, vous ne pouvez mieux vous adresser que chez moi. Je suis la plus chétive ombre de tout le pays, ombre de quatre-vingts ans ou environ, ombre très-légère et très-souffrante. Je n’apparais plus aux gens qui sont en vie. Mon triste état m’interdit tout commerce avec les humains ; mais, quoique vous n’ayez point traduit les Gêorgiques 1176, hasardez de venir à Ferney quand il vous plaira. Madame Denis, qui est le contraire d’une ombre, vous fera les honneurs de la chaumière. Nous avons aussi un neveu, capitaine de dragons, tout comme vous, qui demeure dans une autre chaumière voisine. Et moi, si je ne suis pas mort absolument, je vous ferai ma cour comme je pourrai, dans les intervalles de mes anéantissements. Si je meurs pendant que vous serez en route1177, cela ne fait rien ; venez toujours, mes mânes en seront très-flattés ; ils aiment passionnément la bonne compagnie. J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante1178,

L’Ombre de Voltaire.

Contre l’athéisme

N’attendre de Dieu ni châtiment ni récompense, c’est être véritablement athée. A quoi servirait l’idée d’un Dieu qui n’aurait sur vous aucun pouvoir1179 ? C’est comme si lion disait : Il y a un roi de la Chine qui est très-puissant ; je répondrais : Grand bien lui fasse ; qu’il reste dans son manoir et moi dans le mien1180 : je ne me soucie pas plus de lui qu’il ne se soucie de moi ; il n’a pas plus de juridiction sur ma personne qu’un chanoine de Windsor n’en a sur un membre de notre parlement1181. Alors je suis mon dieu à moi-même ; je sacrifie le monde entier à mes fantaisies, si j’en trouve l’occasion ; je suis sans loi, je ne regarde que moi. Si les autres êtres sont moutons, je me fais loup ; s’ils sont poules, je me fais renard 1182.

Je suppose, ce qu’à Dieu ne plaise, que toute notre Angleterre soit athée par principes ; je conviens qu’il pourra se trouver plusieurs citoyens qui, nés tranquilles et doux, assez riches pour n’avoir pas besoin d’être injustes, gouvernés par l’honneur, et, par conséquent, attentifs à leur conduite, pourront vivre ensemble en société. Ils cultiveront les beaux arts, par lesquels les mœurs s’adoucissent ; ils pourront vivre dans la paix, dans l’innocente gaieté des honnêtes gens ; mais l’athée pauvre et violent, sûr de l’impunité, sera un sot s’il ne vous assassine pas pour voler votre argent1183. Dès lors, tous les liens de la société sont rompus ; tous les crimes secrets inondent la terre, comme les sauterelles, d’abord à peine aperçues, viennent ravager les campagnes1184.

Buffon
1707-1788

Fils d’un conseiller au parlement, Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, naquit à Montbard, en Bourgogne, et fut élevé au collège de Dijon. Pendant toute sa jeunesse, il se faisait réveiller avant l’aube pour se mettre à l’étude. Toutes les sciences le passionnaient. Après deux voyages en Italie et en Angleterre, nommé en 1739 intendant du jardin royal, et associé à l’Académie des sciences, il conçut, à l’âge de trente-deux ans, le projet d’écrire L’Histoire de la nature. Publié entre 1749 et 1788, cet ouvrage compta parmi les événements du siècle. L’Académie française ayant élu l’auteur de ce beau monument, sans qu’il sollicitât ses suffrages, il prouva dans son Discours sur le style (1753) qu’il était maître dans l’art de composer et d’écrire : ses préceptes valurent ses exemples.

Au milieu d’un siècle dissipé, Buffon sut se ménager une studieuse retraite. La force de son caractère, l’amour de la gloire et le dévouement à une idée l’élevèrent au-dessus des querelles de son temps ; au lieu de se dépenser au jour le jour, il économisa si bien ses facultés qu’il ne se laissa pas distraire un instant du sujet grandiose auquel il avait voué son existence. C’est par là qu’il se distingue de tous ses contemporains. Il put dire avec fierté : « J’ai passé cinquante ans à mon bureau, » et il songeait sans doute à lui-même, en définissant le génie, une longue patience. Avant de mourir, il vit sa statue placée à l’entrée du Muséum, avec cette inscription : Majestati naturæ par ingenium 1185.

Marquées dans toute sa personne, l’élévation, le calme, la dignité, la tenue ont aussi fixé leur empreinte sur son style. Il est un modèle de majestueuse élégance, de clarté brillante et de précision ornée1186.

L’homme

Tout marque dans l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit et élevé ; son attitude est celle du commandement ; sa tête regarde le ciel1187 et présente une face auguste1188 sur laquelle est imprimé le caractère de sa dignité ; l’image de l’âme y est peinte par la physionomie ; l’excellence de sa nature perce à travers les organes matériels, et anime d’un feu divin1189 les traits de son visage ; son port majestueux, sa démarche ferme et hardie, annoncent sa noblesse et son rang1190 ; il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées ; il ne la voit que de loin1191, et semble la dédaigner ; les bras ne lui sont pas donnés pour servir de piliers d’appui à la masse de son corps ; sa main ne doit pas fouler la terre, et perdre par des frottements réitérés la finesse du toucher dont elle est le principal organe ; le bras et la main sont faits pour servir à des usages plus nobles, pour exécuter les ordres de la volonté, pour saisir les choses éloignées, pour écarter les obstacles, pour prévenir les rencontres et le choc de ce qui pourrait nuire, pour embrasser et retenir ce qui peut plaire, pour le mettre à portée des autres sens.

Lorsque l’âme est tranquille, toutes les parties du visage1192 sont dans un état de repos ; leur proportion, leur union, leur ensemble, marquent encore assez la douce harmonie des pensées, et répondent au calme de l’intérieur ; mais lorsque l’âme est agitée, la face humaine devient un tableau vivant où les passions sont rendues avec autant de délicatesse que d’énergie, où chaque mouvement de l’âme est exprimé par un trait, chaque action par un caractère, dont l’impression vive et prompte devance la volonté, nous décèle, et rend au dehors par des signes pathétiques1193 les images de nos secrètes agitations.

C’est surtout dans les yeux1194 qu’elles se peignent et qu’on peut les reconnaître : l’œil appartient à l’âme plus qu’aucun autre organe ; il semble y toucher et participer à tous ses mouvements ; il en exprime les passions les plus vives et les émotions les plus tumultueuses, comme les mouvements les plus doux et les sentiments les plus délicats ; il les rend dans toute leur force, dans toute leur pureté, tels qu’ils viennent de naître ; il les transmet par des traits rapides qui portent dans une autre âme le feu, l’action, l’image de celle dont ils partent ; l’œil reçoit et réfléchit en même temps la lumière de la pensée et la chaleur du sentiment : c’est le sens de l’esprit, et la langue de l’intelligence1195.

Le cheval

La plus noble1196 conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats1197. Aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l’affronte ; il se fait1198 au bruit des armes, il l’aime, il le cherche, et s’anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs : à la chasse, aux tournois, à la course, il brille1199, il étincelle. Mais, docile autant que courageux, il ne se laisse pas emporter à son feu ; il sait réprimer ses mouvements ; non-seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs, et, obéissant toujours aux impressions qu’il en reçoit, il se précipite, se modère ou s’arrête, et n’agit que pour y satisfaire : c’est une créature qui renonce à son être1200 pour n’exister que par la volonté d’un autre ; qui sait même la prévenir ; qui, par la promptitude et la précision de ses mouvements, l’exprime et l’exécute ; qui sent1201 autant qu’on le désire, et ne rend qu’autant qu’on veut ; qui, se livrant sans réserve, ne se refuse à rien, se sert de toutes ses forces, s’excède1202, et même meurt pour mieux obéir1203.

Le lion et le tigre

Dans la classe des animaux carnassiers1204, le lion est le premier, le tigre est le second ; et comme1205 le premier, même dans un mauvais genre1206, est toujours le plus grand et souvent le meilleur, le second est ordinairement le plus méchant de tous. A la fierté, au courage, à la force, le lion joint la noblesse, la clémence1207, la magnanimité ; tandis que le tigre est bassement féroce1208, cruel sans justice, c’est-à-dire sans nécessité. Il en est de même dans tout ordre de choses où les rangs sont donnés par la force : le premier, qui peut tout, est moins tyran que l’autre, qui, ne pouvant jouir de la puissance plénière1209, s’en venge en abusant du pouvoir qu’il a pu s’arroger1210. Aussi le tigre est-il plus à craindre que le lion : celui-ci souvent oublie qu’il est roi, c’est-à-dire le plus fort de tous les animaux ; marchant d’un pas tranquille, il n’attaque jamais l’homme, à moins qu’il ne soit1211 provoqué ; il ne précipite ses pas1212, il ne court, il ne chasse que quand la faim le presse. Le tigre, au contraire, quoique rassasié de chair, semble toujours être altéré de sang ; sa fureur n’a d’autres intervalles que ceux du temps qu’il faut pour dresser des embûches1213; il saisit et déchire une nouvelle proie avec la même rage qu’il vient d’exercer et non pas d’assouvir, en dévorant la première ; il désole1214 le pays qu’il habite ; il ne craint ni l’aspect ni les armes de l’homme ; il égorge, il dévaste les troupeaux d’animaux domestiques, met à mort toutes les bêtes sauvages, attaque les petits éléphants, les jeunes rhinocéros, et quelquefois même ose braver le lion1215.

La forme du corps est ordinairement d’accord avec le naturel1216. Le lion a l’air noble : la hauteur de ses jambes est proportionnée à la longueur de son corps ; l’épaisse et grande crinière qui couvre ses épaules et ombrage sa face, son regard assuré, sa démarche grave, tout semble annoncer sa fière et majestueuse intrépidité. Le tigre, trop long de corps, trop bas de jambes, la tête nue, les yeux hagards1217, la langue couleur de sang toujours1218 hors de la gueule, n’a que le caractère de la basse méchanceté et de l’insatiable cruauté ; il n’a pour tout instinct qu’une rage constante, une fureur aveugle qui ne connaît, qui ne distingue rien, et qui lui fait souvent dévorer ses propres enfants, et déchirer leur mère lorsqu’elle veut les défendre1219. Que ne l’eût-il à l’excès, cette soif de son sang ! ne pût-il l’éteindre qu’on détruisant dès leur naissance la race entière des monstres qu’il produit1220 !    

Buffon.

L’âne

L’âne n’est point un cheval dégénéré1221 ; il n’est ni étranger, ni intrus1222, ni bâtard ; il a, comme tous les autres animaux, sa famille, son espèce et son rang ; son sang est pur, et, quoique sa noblesse1223 soit moins illustre, elle est tout aussi bonne, tout aussi ancienne que celle du cheval. Pourquoi donc tant de mépris pour cet animal si bon, si patient, si sobre, si utile ? Les hommes mépriseraient-ils jusque dans les animaux ceux qui les servent trop bien et à trop peu de frais1224 ? On donne au cheval de l’éducation ; on le soigne, on l’instruit, on l’exerce ; tandis que l’âne, abandonné à la grossièreté du dernier des valets ou à la malice des enfants1225, bien loin d’acquérir, ne peut que perdre par son éducation ; et s’il n’avait pas un grand1226 fonds de bonnes qualités, il les perdrait en effet par la manière dont on 1227 le traite ; il est le jouet, le plastron1228 des rustres1229, qui le conduisent le bâton à la main, qui le frappent, le surchargent, l’excèdent sans précautions, sans ménagement.

Il est de son naturel aussi humble, aussi patient, aussi tranquille, que le cheval est fier, ardent, impétueux ; il souffre avec constance, et peut-être avec courage, les châtiments et les coups1230; il est sobre, et sur la quantité et sur la qualité de la nourriture : il se contente des herbes les plus dures, les plus désagréables, que le cheval et les autres animaux lui laissent et dédaignent ; il est fort délicat1231 sur l’eau ; il ne veut boire que de la plus claire, et aux ruisseaux qui lui sont connus ; il boit aussi sobrement qu’il mange, et n’enfonce point du tout son nez dans l’eau, par la peur que lui fait, dit-on, l’ombre de ses oreilles1232. Comme l’on ne prend pas la peine de l’étriller, il se roule souvent sur le gazon, sur les chardons, sur la fougère, et, sans se soucier beaucoup de ce qu’on lui fait porter, il se couche pour se rouler toutes les fois qu’il le peut, et semble par là reprocher à son maître1233 le peu de soin qu’on prend de lui ; car il ne se vautre pas comme le cheval dans la fange et dans l’eau ; il craint même de se mouiller les pieds1234, et se détourne pour éviter la boue ; aussi a-t-il la jambe plus sèche et plus nette1235 que le cheval. Il est susceptible d’éducation, et l’on en a vu d’assez bien dressés pour faire curiosité1236 de spectacle »

Dans la première jeunesse, il est gai, et même assez joli : il a de la légèreté et de la gentillesse ; mais il la perd bientôt, soit par l’âge, soit par les mauvais traitements, et il devient lent, indocile et têtu1237.

Le chien

Le chien, fidèle à l’homme, conservera toujours une portion de l’empire, un degré de supériorité sur les autres animaux : il leur commande ; il règne lui-même à la tête d’un troupeau ; il s’y fait mieux entendre que la voix du berger ; la sûreté, l’ordre et la discipline sont le fruit de sa vigilance et de son activité : c’est un peuple qui lui est soumis, qu’il conduit, qu’il protège, et contre lequel il n’emploie jamais la force que pour y maintenir la paix1238. Mais c’est surtout à la guerre1239, c’est contre les animaux ennemis ou indépendants, qu’éclate son courage et que son intelligence se déploie tout entière. Les talents naturels se réunissent ici aux qualités acquises. Dès que le bruit des armes se fait entendre, dès que le son du cor ou la voix du chasseur a donné le signal d’une guerre prochaine, brûlant d’une ardeur nouvelle, le chien marque sa joie par les plus vifs transports ; il annonce par ses mouvements et par ses cris l’impatience de combattre, et le désir de vaincre1240 ; marchant ensuite en silence, il cherche à reconnaître le pays, à découvrir, à surprendre l’ennemi dans son fort1241 ; il recherche ses traces, il les suit pas à pas, et par des accents différents indique le temps, la distance, l’espèce et même l’âge de celui qu’il poursuit1242.

Le chien, indépendamment de la beauté de sa forme, de la vivacité, de la force, de la légèreté, a par excellence toutes les qualités intérieures qui peuvent lui attirer les regards de l’homme. Un naturel ardent, colère, même féroce et sanguinaire, rend le chien sauvage redoutable à tous les animaux, et cède, dans le chien domestique, aux sentiments les plus doux, au plaisir de s’attacher et au désir de plaire ; il vient en rampant1243 mettre aux pieds de son maître son courage, sa force, ses talents ; il attend ses ordres pour en faire usage ; il le consulte, il l’interroge, le supplie1244 : un coup d’œil suffit : il entend les signes de sa volonté. Sans avoir, comme l’homme, la lumière de la pensée, il a toute la chaleur du sentiment1245 ; il a, de plus que lui, la fidélité, la constance dans ses affections ; nulle ambition, nul intérêt, nul désir de vengeance, nulle crainte que celle de déplaire ; il est tout zèle, tout ardeur et tout obéissance1246. Plus sensible au souvenir des bienfaits qu’à celui des outrages, il ne se rebute pas par les mauvais traitements ; il les subit, les oublie, ou ne s’en souvient que pour s’attacher davantage : loin de s’irriter ou de fuir, il s’expose de lui-même h de nouvelles épreuves ; il lèche cette main, instrument de douleur, qui vient de le frapper ; il ne lui oppose que la plainte, et la désarme enfin par la patience et la soumission1247.

Le serin et le rossignol

Si le rossignol est le chantre des bois, le serin est le musicien1248 de la chambre ; le premier tient tout de la nature, le second participe à nos arts1249 : avec moins de force d’organe, moins d’étendue dans la voix, moins de variété dans les sons, le serin a plus d’oreille, plus de facilité d’imitation, plus de mémoire1250 ; et, comme la différence du caractère, surtout dans ces animaux, tient de très-près à celle qui se trouve entre leurs sens, le serin, dont l’ouïe est plus attentive, plus susceptible de recevoir et de conserver les impressions étrangères, devient aussi plus social1251, plus doux, plus familier : il est capable de connaissance, et même d’attachement ; ses caresses sont aimables, ses petits dépits innocents, et sa colère ne blesse ni n’offense1252. Ses habitudes naturelles le rapprochent encore de nous : il se nourrit de graines, comme nos autres oiseaux domestiques ; on l’élève plus aisément que le rossignol, qui ne vit que de chair ou d’insectes, et qu’on ne peut nourrir que de mets préparés1253. Son éducation plus facile est aussi plus heureuse ; on l’élève avec plaisir, parce qu’on l’instruit avec succès ; il quitte la mélodie1254 de son chant naturel, pour se prêter à l’harmonie de nos voix et de nos instruments ; il applaudit1255, il accompagne, et nous rend au-delà de ce qu’on peut lui donner.

Le rossignol, plus fier de son talent, semble vouloir le conserver dans toute sa pureté ; au moins paraît-il faire assez peu de cas des nôtres : ce n’est qu’avec peine qu’on lui apprend à répéter quelques-unes de nos chansons1256. Le serin peut parler et siffler ; le rossignol méprise la parole autant que le sifflet, et revient sans cesse à son brillant ramage. Son gosier, toujours nouveau, est un chef-d’œuvre de la nature auquel l’art humain ne peut rien changer, ni ajouter ; celui du serin est un modèle de grâces, d’une trempe moins ferme, que nous pouvons modifier. L’un a donc bien plus de part que l’autre aux agréments de la société. Le serin chante en tout temps ; il nous récrée dans les jours les plus sombres, il contribue même à notre bonheur ; car il fait l’amusement de toutes les jeunes personnes, les délices des recluses1257; il charme au moins les ennuis du cloître1258, et porte de la gaîté dans les âmes innocentes et captives1259.

Une absence à l’académie

A Madame Necker

Ma très-respectable amie, je ne sortirai pas de deux jours, et je vous dirai confidentiellement que cela convient encore mieux à mon projet qu’à ma santé. Je ne veux pas me trouver jeudi à l’élection de l’Académie, et je pense que vous ne me désapprouverez pas ; car je n’ai pas d’autre moyen d’éviter beaucoup de choses désagréables1260. Je serai donc enrhumé pour ces deux ou trois jours ; mais vendredi ou samedi, je me porterai bien, et j’irai vous offrir tous les sentiments de mon cœur.

Lettre d’amitié

A Madame Necker

Quinze ou vingt lieues dont vous vous êtes rapprochée en revenant à Montbard1261, chère bonne amie, me font déjà un si grand effet de plaisir, que je ne puis mesurer celui que je ressentirais, si vous vous déterminiez à faire cinquante lieues de plus. Je vous ai adressé, en attendant, une petite boîte dans laquelle vous trouverez du rouge, avec quelques pots de pommade de Rome. Ame candide, personne nette et fraîche n’a pas besoin de parfums ; mais le petit nez mignon les aime, et j’espère qu’il les agréera. J’y joins pour votre cœur l’hommage, le don de tout le mien, pour toutes les fins et pour tous les commencements des jours et des ans, qui s’épuiseront plutôt que mes sentiments envers la plus digne et la plus aimable des amies1262.

Diderot
1713-1784

Diderot fat, pendant toute sa vie, un prodigueront la verve aussi désordonnée qu’inépuisable se dispersa dans une foule d’essais improvisés à bride abattue, et où quelques éclairs traversent le chaos. Il était la proie de ses idées : de là, les saillies aventureuses d’un style qui participe à l’ardeur de son sang et à la fougue d’une imagination mobile. Dans sa turbulence, il eut souvent des instinct de poëte et d’orateur, du feu, de l’entrain, des accès d’enthousiasme, mais rien de soutenu, de suivi, de réglé.

Incapable de mener à fin un bon livre, il excellait pourtant à tracer en courant de belles esquisses ; mais sa plume fut aussi téméraire que ses opinions : un sophiste et un rhéteur se cachent sous l’artiste et le savant. Novateur au théâtre, il tenta d’inaugurer le mélodrame sentimental et la tragédie bourgeoise. Si ses pièces1263 sont oubliées, ses théories leur ont survécu, et n’ont encore produit aucun chef-d’œuvre1264 ; mais ses Salons de peinture sont de merveilleuses causeries : il y porte à sa perfection la critique d’art, dont il est le créateur1265.

Sur la mort de son père

J’ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi prochain, de gran matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court intervalle de temps, j’ai éprouvé des sensations si diverses. Imaginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait de mon père, qui est mal peint, mais qui ressemble assez ; que nos journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main, et que mes derniers moments se passent à remplir des malles d’habits ou d’objets qui ont été à son usage, et qui peuvent être au mien. Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d’une manière si douce ont pourtant des instants bien cruels. Bien cruels ! j’ai tort : je suis à présent dans une mélancolie que je ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Me voici appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois. En y entrant, il dit : Je me trouve mieux, mais je n’en sortirai pas. Il se trompait ; il mourut, ou plutôt il s’endormit, pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille et quelques-uns de ses amis. Il s’échappa d’au milieu d’eux sans qu’ils s’en aperçussent.

L’acte de nos partages est signé d’hier. Les choses se sont passées comme je vous l’ai dit. J’ai signé le premier ; j’ai donné la plume à mon frère, de qui ma sœur l’a reçue. Nous n’étions que nous trois. Cela fait, je leur ai témoigné combien j’étais touché de leur procédé1266. J’avais peine à parler, je sanglotais. Je leur ai demandé ensuite s’ils étaient satisfaits de moi ; ils ne m’ont rien répondu, mais ils m’ont embrassé tous les deux. Nous avions tous les trois le cœur bien serré. J’espère qu’ils s’aimeront. Notre séparation, qui s’approche, ne se fera pas sans douleur1267.

La fatuité punie

Vous savez que M. Tronchin1268 avait été appelé en poste à Lyon pour la maladie de son associé, et que mes seize mille livres1269 étaient restées entre les mains de M. Colin de Saint-Marc1270. D’abord, il est inouï combien ma sécurité, bien ou mal fondée là-dessus, m’a attiré de petites querelles domestiques. J’en étais là, lorsque je reçois de M. Tronchin une lettre pour M. de Saint-Marc. Je la garde sept ou huit jours, parce que les choses d’intérêt ne sont pas celles1271 qui me remuent ; cependant, sur les six heures du soir, un jour que j’allai causer avec la chère sœur, je me trouve à la porte de l’hôtel des Fermes1272 ; je me ressouviens de ma lettre, et j’entre.

M. de Saint-Marc n’était pas à son bureau, mais il allait y entrer : c’est ce que ses commis me dirent ; car ils sont fort polis. En effet, il arrive comme ils me parlaient. Je vais au-devant de ce personnage qui ne m’entend pas ; le chapeau sur la tête, il marche ; je le suis presque en courant. Il arrive dans la seconde pièce de son bureau ; il s’assied dans son fauteuil, et je reste droit. Je lui présente ma lettre ; il la prend, l’ouvre, et la lit ; se met à regarder un moment au plafond, et, me rendant ma lettre en la jetant sur un coin de sa table, me dit : Je n’ai pas mémoire de cela ; puis il prend une plume, écrit et me laisse debout là, sans me parler davantage1273. Tandis qu’il écrivait sans me regarder, je lui déclinais mon1274 nom, et je lui faisais mon histoire. Sur la fin de cette histoire, mon homme s’arrête, et, se tracassant avec un de ses doigts la main droite1275, il me dit : « Ah ! oui, je me rappelle cela. J’ai touché vos lettres de change1276. Je n’ai point de billet à vous donner. Ils veulent tous de ces billets ; c’est une rage, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand j’en aurai ; je n’irai point dépouiller pour vous ceux qui en ont. Revenez, mais ne revenez pas demain : dans huit jours, dans un mois, dans deux. » Et puis mon homme se remet à écrire, et moi je m’en vais.

Eh bien ! comment cela vous semble-t-il ? Parce que M. Colin de Saint-Marc a cent mille écus de rente, il faut qu’il me traite comme un faquin1277. J’étais enragé, dans ce moment, de n’être pas quelque personnage important, et de ne pouvoir renouveler avec M. Colin de Saint-Marc la scène du président de Mézières avec un procureur au parlement. C’était le matin : il était en redingote, en mauvaise perruque ronde, en bas de laine gris, un mouchoir de soie autour du cou, ce qui n’était pas propre à sauver1278 sa mauvaise mine. Il était1279 pour une somme considérable dans un état de créances que ce procureur ne se pressait pas d’acquitter. Il entre dans l’étude sans façon ; il s’adresse au procureur honnêtement, parce que le président de Mézières est l’homme de France le plus doux et le plus honnête. « Monsieur, il y a longtemps que j’attends ; pourriez-vous me dire quand je serai payé ? Je n’en sais rien. » Le président était debout, le procureur assis ; le président chapeau bas, le procureur la tête couverte de son bonnet ; le président parlait, le procureur écrivait. « Monsieur, c’est que je suis pressé. — Ce n’est pas ma faute. — — Cela se peut. Cependant voilà mes titres ; je les ai apportés, et vous m’obligerez de les regarder. — Je n’ai pas le temps. — Monsieur, de grâce, faites-moi ce plaisir. — Je ne saurais, vous dis-je. — Monsieur... — Vous m’interrompez. Est-ce que vous croyez, mon ami, que je n’ai que votre affaire en tête ? Vous serez payé avec les autres. Allez-vous-en, et ne m’ennuyez pas davantage. — Monsieur, je suis fâché de vous ennuyer, mais vous n’êtes pas le premier. Tant pis ; il ne faut ennuyer personne, il est vrai ; mais il ne faut brusquer personne. — Cela fait1280 le plaisant ! — Le plus plaisant des deux, je vous jure, monsieur, que ce n’est pas moi. On me doit, j’ai besoin, je voudrais toucher mon argent. Je ne vous demande que de jeter un coup d’œil sur mes titres. — Voyons donc, voyons ces titres1281. Si on avait affaire à deux hommes comme vous par jour, il faudrait renoncer au métier. » Le président déploie ses titres, et le procureur lit : « Monsieur le président de Mézières, etc. ; » et aussitôt le voilà qui se lève : « Monsieur le président, je vous demande mille pardons... ; je n’avais pas l’honneur de vous connaître... : sans cela… » Le président le prend par la main, l’éloigne de son fauteuil, s’y place, et lui dit : « Maître un tel, vous êtes un insolent. Il ne s’agit pas de moi, je vous pardonne ; mais je viens de voir la manière indigne et cruelle dont vous en usez avec les malheureux qui ont affaire à vous. Prenez garde à ce que vous ferez à l’avenir ; s’il me revient jamais une plainte sur votre compte, je vous fais perdre un état que vous remplissez si mal. Adieu. » Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Tandis que M. Colin de Saint-Marc me traitait comme le procureur, n’aurait-il pas été fort doux d’être le président ? Vous riez de cela, et j’en ris aussi à présent.

L’existence de dieu

Convenez qu’il y aurait de la folie à refuser à vos semblables la faculté de penser ? — Sans doute ; mais que s’ensuit-il de là ? Il s’ensuit que si l’univers, que dis-je, l’univers ! si l’aile d’un papillon m’offre des traces d’intelligence mille fois plus distinctes encore que n’est la certitude de l’âme, nier l’existence d’un Dieu est mille fois plus fou que de nier la pensée de votre semblable. Or, que cela soit ainsi, c’est à vos lumières1282, c’est à votre conscience que j’en appelle. Là divinité n’est-elle pas aussi clairement empreinte dans l’œil d’un ciron1283 que la faculté de penser dans les écrits du grand Newton ? Quoi ! le monde formé prouverait moins une intelligence que le monde expliqué ? Quelle assertion ! l’intelligence d’un premier être ne m’est-elle pas mieux démontrée par ses ouvrages que la faculté de penser dans un philosophe par ses écrits ? Songez donc que je vous objecte seulement l’aile d’un papillon, quand je pourrais vous écraser du poids de l’univers1284.

La cascade de Saint-Cloud

Je regardais la cascade de Saint-Cloud, et je me disais : Quelle énorme dépense pour faire une jolie chose, tandis qu’il en aurait coûté moitié moins pour faire une belle chose ! qu’est-ce que tous ces petits jets d’eau, toutes ces petites chutes de gradins en gradins, en comparaison d’une grande nappe s’échappant de l’ouverture d’un rocher ou d’une caverne sombre, descendant avec fracas, rompue dans sa chute par d’énormes pierres brutes, les blanchissant de son écume, formant dans son cours de profondes et larges ondes, parmi des masses rustiques tapissées de mousses et couvertes, ainsi que les côtés, d’arbres et de broussailles distribuées avec toute l’horreur de la nature sauvage ? Qu’on place un artiste en face de cette cascade ; qu’en fera-t-il ? rien. Qu’on lui montre celle-ci, et aussitôt il tirera son crayon1285.

Sur lui-même

La tête d’un Langrois1286 est sur ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher ; elle n’est jamais fixe dans un point, et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter : Moi, je suis de mon pays1287...

Les charmes de la vertu m’affectent plus que la difformité du vice ; je me détourne doucement des méchants, et je vole au-devant des bons. S’il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c’est là que mes yeux s’arrêtent ; je ne vois que cela, je ne me souviens que de cela : le reste est presque oublié. Que deviens-je, lorsque tout est beau !...

Un plaisir qui n’est que pour moi me touche faiblement et dure peu. C’est pour mes amis que je lis, que je réfléchis, que j’écris, que je médite, que j’entends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dévotion1288 rapporte tout à eux. Une belle ligne1289 me frappe-t-elle, ils la sauront. Ai-je rencontré un beau trait ? je me promets de leur en faire part. Ai-je sous les yeux un spectacle enchanteur ? Sans m’en apercevoir, j’en médite le récit pour eux. Je leur ai consacré l’usage de tous mes sens, de toutes mes facultés ; et c’est peut-être la raison pour laquelle tout s’exagère1290, tout s’enrichit un peu dans mon imagination et mon discours. Il m’en font quelquefois un reproche, les ingrats1291 !

Jean-Jacques Rousseau
1712-1778

Né à Genève, orphelin élevé presque à la grâce de Dieu, tour à tour apprenti, musicien ambulant, laquais, copiste, précepteur, secrétaire, commis de caisse, Rousseau promena d’aventures en aventures, de mécomptes en mécomptes une jeunesse vagabonde, indigente et humiliée, dont les souffrances romanesques aigrirent son cœur passionné. Mécontent de lui-même et des autres, il aima mieux déclarer la guerre à l’ordre social que de réformer son caractère ou d’accuser ses torts. Tourmenté par une imagination ombrageuse, il finit par tomber dans une noire misanthropie qui devint son supplice, et hâta la fin d’une existence solitaire et farouche que consumaient des craintes sans cause, et un orgueil sans bornes.

Intelligence plus puissante que saine, il eut moins de justesse que de force dans l’esprit. Mêlant la lumière aux ténèbres, il prêta un faux jour d’évidence à des thèses que lui inspirait le goût du paradoxe, de la contradiction ou de la singularité. Habile à déduire des conséquences rigoureuses de principes erronés qu’il formule avec l’aplomb d’un oracle, il eut l’ambition de façonner à sa fantaisie le cœur humain. On pourrait dire de lui : ce fut un malade qui voulut guérir les autres.

Toutefois, il faut lui savoir gré d’avoir admirablement parlé de l’âme et de Dieu à un siècle où il y eut des matérialistes et des athées. Touché par la beauté morale, il défendit les croyances éternelles du genre humain ; il eut le cœur religieux, et fut excellent lorsqu’il eut raison avec tout le monde. Celui qui disait au baron d’Holbach : « la majesté des Écritures m’étonne, » sema des germes d’où le Génie du christianisme devait éclore.

Il eut surtout le mérite de sentir vivement les beautés de la nature. Ses descriptions ont de la couleur, de l’éclat et un charme pénétrant ; peintre ému, il mêle à ses tableaux un accent domestique et bourgeois qui est une importante nouveauté dans notre littérature.

Formé tout seul, sans maîtres, à l’école de la souffrance, son génie se compose d’imagination et de sensibilité, de logique et de véhémence ; il a de l’orateur le mouvement, la force, la dialectique pressante, l’abondance et la flamme. Il nous inspire une admiration inquiète et mêlée d’une pitié qui, sans absoudre les écarts de son esprit, nous rend sympathiques à son cœur, et désarme les juges les plus sévères.

Le noyer de la terrasse

O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l’horrible tragédie, et vous abstenez de frémir1292 si vous pouvez.

Il y avait hors de la porte de la cour une terrasse, à gauche, en entrant, sur laquelle on allait souvent s’asseoir l’après-midi, mais qui n’avait point d’ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier1293 y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité. Les deux pensionnaires en furent les parrains ; et tandis qu’on comblait les creux, nous tenions l’arbre chacun d’une main, avec des chants de triomphe1294. On fit, pour l’arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents1295 spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l’idée très-naturelle qu’il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu’un drapeau sur la brèche ; et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût.

Pour cela, nous allâmes couper une bouture1296 d’un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l’auguste noyer. Nous n’oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre1297. La difficulté était d’avoir de quoi le remplir ; car l’eau venait d’assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours, et cela nous réussit si bien que nous le vîmes bourgeonner, et pousser de petites feuilles dont nous mesurions1298 l’accroissement d’heure en heure, persuadés, quoiqu’il ne fût pas à un pied de terre, qu’il ne tarderait pas à nous ombrager.

Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude, que nous étions presque en délire, et que, ne sachant à qui nous en1299 avions, on nous tenait de plus court1300 qu’auparavant, nous vîmes l’instant fatal où l’eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l’attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin, la nécessité, mère de l’industrie, nous suggéra une invention pour garantir l’arbre et nous1301 d’une mort certaine : ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l’eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d’abord. Nous avions si mal pris la pente, que l’eau ne coulait point. La terre s’éboulait, et bouchait la rigole ; l’entrée se remplissait d’ordures ; tout allait de travers, rien ne nous rebuta. Omnia vincit labor improbus 1302. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin pour donner à l’eau son écoulement ; nous coupâmes des fonds de boîte en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d’autres posées en angles des deux côtés sur celles-là nous firent un canal triangulaire pour notre conduit1303.

Nous plantâmes, à l’entrée, de petits bouts de bois minces et à claire-voie1304 qui, faisant une espèce de grillage, retenaient le limon et les pierres, sans boucher le passage à l’eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée, et le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes1305 d’espérance et de crainte l’heure de l’arrosement. Après des siècles d’attente1306, cette heure vint enfin ; M. Lambercier vint aussi, à son ordinaire, assister à l’opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui, pour cacher notre arbre auquel très-heureusement il tournait le dos.

A peine achevait-on de verser le premier seau.d’eau que nous commençâmes1307 d’en voir couler dans notre bassin. A cet aspect, la prudence nous abandonna ; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier ; et ce fut grand dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne, et buvait avidement son eau1308. Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s’écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête : Un aqueduc ! un aqueduc ! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait1309 au milieu de nos cœurs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré sans qu’il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l’exclamation qu’il répétait sans cesse. Un aqueduc ! s’écriait-il en brisant tout, un aqueduc ! un aqueduc !

On croira que l’aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera : tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche1310, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus ; nous l’entendîmes même un peu après rire auprès de sa sœur à gorge déployée ; car le rire de M. Lambercier s’entendait de loin1311; et ce qu’il y eut de plus étonnant encore, c’est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés1312. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappellions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase : Un aqueduc ! un aqueduc !

Jusque-là j’avais eu des accès d’orgueil par intervalle, quand j’étais Aristide ou Brutus1313. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un acqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. A dix ans, j’en jugeais mieux que César à trente1314.

L’idée de ce noyer et la petite histoire qui s’y rapporte, m’est si bien restée ou revenue, qu’on de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d’aller à Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d’un siècle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire, il y a peu d’apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi. Cependant je n’en ai pas perdu le désir avec l’espérance, et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris, je retrouvais mon cher noyer, je l’arroserais de mes pleurs1315.

Si j’étais riche

Si j’étais riche, je n’irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d’une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts1316; et, quoiqu’une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement1317, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu’elle a l’air plus propre et plus gaie1318 que le chaume, qu’on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l’heureux temps de ma jeunesse1319. J’aurais pour cour 1320 une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, afin d’avoir du laitage que j’aime beaucoup. J’aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion1321 des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n’étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j’aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l’on voit peu d’argent et beaucoup de denrées, et où règnent l’abondance et la pauvreté1322.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d’amis1323 aimant le plaisir, et s’y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs1324. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des amusements divers, qui ne qui ne nous donneraient, chaque soir, que l’embarras du choix pour le lendemain. L’exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac, et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l’abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde1325, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n’aurait pas plus d’ordre que d’élégance ; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d’une source vive, sur l’herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d’aulnes et de coudriers1326 : une longue procession de gais convives porterait en chantant1327 l’apprêt du festin ; on aurait le gazon pour table et pour chaises ; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres1328.

Les mets seraient servis sans ordre ; l’appétit dispenserait des façons1329; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui : de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d’importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux1330 d’un œil avide, s’amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d’un trop long dîner. Nous serions nos valets, pour être nos maîtres1331; chacun serait servi par tous ; le temps passerait sans1332 Je compter ; le repas serait le repos1333, et durerait autant que l’ardeur du jour. S’il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l’épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère1334; et moi, j’aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret : « Je suis encore homme. »

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j’y serais des premiers avec ma troupe1335. Si quelques ; mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j’aime la joie, et j’y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j’y trouverais en échange des biens d’un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table ; j’y ferais chorus au refrain d’une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange, de meilleur cœur qu’au bal de l’Opéra1336.

L’île de Saint Pierre

De toutes les habitations où j’ai demeuré (et j’en ai eu de charmantes1337), aucune ne m’a rendu si véritablement heureux et ne m’a laissé de si tendres regrets que l’île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne1338. Cette petite île, qu’on appelle à Neufchâtel l’île de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache1339, n’en fait mention. Cependant elle est très-agréable, et singulièrement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire1340.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques1341 que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l’eau de plus près ; mais elles ne sont pas moins riantes. S’il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de chalets et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d’asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents1342 plus rapprochés. Comme.il n’y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais il est intéressant pour des contemplatifs1343 solitaires qui aiment à s’enivrer1344 à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne.

Ce beau bassin, d’une forme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites îles : l’une habitée et cultivée, d’environ une demi-lieue de tour, l’autre plus petite, déserte et en friche1345, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu’on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C’est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant1346. L’île, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu’elle offre toutes sortes de sites, et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets et bordés d’arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraîcheur ; une haute terrasse plantée de deux rangs d’arbres borde l’île dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon, où les habitants des rives voisines se ras semblent et viennent danser les dimanches, durant les vendanges1347.

Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant1348 à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits1349 les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages, couronnés d’un côté par des montagnes prochaines, et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.

Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île, et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché : là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent, sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu1350, mais renflé par intervalles, frappant sans cesse mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser1351. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m’offrait l’image ; mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu, je ne pouvais m’arracher de là sans efforts1352.

Les jeunes gens corrompus sont inhumains et cruels

J’ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure étaient inhumains et cruels ; leur imagination, pleine d’un seul objet, se refusait à tout le reste ; ils ne connaissaient ni pitié, ni miséricorde ; ils auraient sacrifié père et mère, et l’univers entier, au moindre de leurs plaisirs1353.

Au contraire, un jeune homme, élevé dans une heureuse simplicité, est porté par les premiers mouvements de la nature vers les passions tendres et affectueuses : son cœur compatissant s’émeut sur les peines de ses semblables ; il tressaille d’aise quand il revoit son camarade ; ses bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent verser des larmes1354 d’attendrissement ; il est sensible à la honte de déplaire, au regret d’avoir offensé. Si l’ardeur d’un sang qui s’enflamme le rend vif, emporté, colère, on voit, le moment d’après, toute la bonté de son cœur1355 dans l’effusion de son repentir ; il pleure, il gémit sur la blessure qu’il a faite ; il voudrait, au prix de son sang, racheter celui1356 qu’il a versé : tout son emportement s’éteint, toute sa fierté s’humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même ? au fort de sa fureur, une excuse, un mot le désarme1357 ; il pardonne les torts d’autrui d’aussi bon cœur qu’il répare les siens. L’adolescence n’est l’âge ni de la vengeance, ni de la haine ; elle est celui de la commisération, de la clémence, de la générosité. Oui, je le soutiens, et je ne crains point d’être démenti par l’expérience, un enfant qui n’est pas mal né, et qui a conservé jusqu’à vingt ans son innocence, est, à cet âge, le plus généreux, le meilleur, le plus aimant et le plus aimable de tous les hommes1358.

Le lever du soleil

On voit le soleil s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au-devant de lui. L’incendie augmente, l’orient paraît tout en flammes : à leur éclat, on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître : on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair1359, et remplit aussitôt tout l’espace ; le voile des ténèbres s’efface et tombe ; l’homme reconnaît son séjour, et le trouve embelli. La verdure a pris, durant la nuit, une vigueur nouvelle ; le jour naissant qui l’éclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un brillant de rosée, qui réfléchit à l’œil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunissent, et saluent de concert le père de la vie : en ce moment, pas un seul ne se tait. Leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée1360 : il se sent1361 de la langueur d’un paisible réveil. Le concours de tous ces objets porte aux sens une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu’à l’âme. Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste : un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid.

La conversation1362

Le ton de la bonne conversation est coulant et naturel ; il n’est ni pesant ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin1363 sans équivoque. Ce ne sont ni des dissertations, ni des épigrammes ; on y raisonne1364 sans argumenter ; on y plaisante sans jeux de mots ; on y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes et les saillies, l’ingénieuse raillerie et la morale austère. On y parle de tout1365, pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n’approfondit pas les questions, de peur1366 d’ennuyer ; on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité : la précision mène à l’élégance ; chacun dit son avis et l’appuie en peu de mots ; nul n’attaque avec chaleur1367 celui d’autrui ; nul ne défend opiniâtré-ment le sien1368. On dispute pour s’éclairer, on s’arrête avec la dispute ; chacun s’instruit, chacun s’amuse, tous s’en vont contents ; et le sage même peut rapporter de ces instructions des sujets dignes d’être médités en silence1369.

Jésus-Christ

La majesté des Écritures m’étonne ; la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe : qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si sage soit l’ouvrage des hommes1370 ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur ! quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ! Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si frappante, que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de s’y tromper1371.

Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque1372 au fils de Marie ! quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate mourant sans douleur1373, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage ; et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose1374 qu’un sophiste. Il inventa, dit-on, la morale ; d’autres avant lui l’avaient mise en pratique ; il ne fit que dire ce qu’ils avaient l’art ; il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Aristide1375 avait été juste avant que Socrate eût dit ce que c’était que la justice. Léonidas1376 était mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d’aimer la patrie ; Sparte était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété ; avant qu’il eût loué la vertu, la Grèce abondait en hommes vertueux. Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul adonné les leçons et l’exemple ? Du sein du plus furieux fanatisme1377, la plus haute sagesse se fit entendre, et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil1378 de tous les peuples. La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce1379 qu’on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate, prenant la coupe empoisonnée, bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus, au milieu d’un affreux supplice, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu1380.

Conseils à un jeune homme1381

Vous ignorez, monsieur, que vous écrivez à un pauvre homme accablé de maux1382, et, de plus, fort occupé1383, qui n’est guère en état de vous répondre, et qui le serait encore moins d’établir avec vous la société que vous lui proposez. Vous m’honorez1384 en pensant que je pourrais vous être utile, et vous êtes louable du motif qui vous la fait désirer ; mais, sur le motif1385 même, je ne vois rien de moins nécessaire que de venir vous établir à Montmorency. Vous n’avez pas besoin d’aller chercher si loin des principes de la morale ; rentrez dans votre cœur et vous les y trouverez1386; et je ne pourrai vous rien dire à ce sujet que ne vous dise encore mieux votre conscience, quand vous voudrez la consulter. La vertu, monsieur, n’est pas une science qui s’apprenne avec tant d’appareil.

Pour être vertueux, il suffit de vouloir l’être ; et si vous avez bien cette volonté, tout est fait, votre bonheur est décidé.

S’il m’appartenait de vous donner des conseils, le premier, que je voudrais vous donner, serait de ne point vous livrer à ce goût que vous dites avoir pour la vie contemplative, et qui n’est qu’une paresse de l’âme, condamnable à tout âge et surtout au vôtre1387. L’homme n’est point fait pour méditer, mais pour agir.

La vie laborieuse que Dieu nous impose n’a rien que. de doux au cœur de l’homme de bien qui s’y livre en vue de remplir son devoir ; et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la perdre à d’oisives contemplations. Travaillez donc, monsieur, dans l’état où vous ont placé vos parents et la providence : voilà le premier précepte de la vertu que vous voulez suivre ; et si le séjour de Paris, joint à l’emploi que vous remplissez, vous paraît d’un trop difficile alliage avec elle, faites mieux, monsieur, retournez dans votre province ; allez vivre dans le sein de votre famille ; servez, soignez vos vertueux parents : c’est là que vous remplirez véritablement les soins que la vertu vous impose.

Une vie dure est plus facile à supporter en province que la fortune à poursuivre à Paris, surtout quand on sait, comme vous ne l’ignorez pas, que les plus indignes manèges y font plus de fripons gueux que de parvenus1388. Vous ne devez point vous estimer malheureux de vivre comme fait M. votre père1389, et il n’y a point de sort que le travail, la vigilance, l’innocence et le contentement de soi ne rendent supportable, quand on s’y soumet en vue de remplir son devoir. Voilà, monsieur, des conseils qui valent tous ceux que vous pourriez venir prendre à Montmorency ; peut-être ne seront-ils1390 pas de votre goût, et je crains que vous ne preniez pas le parti de les suivre ; mais je suis sûr que vous vous en repentirez un jour. Je vous souhaite un sort qui ne vous force jamais à vous en souvenir. Je vous prie, monsieur, d’agréer mes salutations très-humbles.

A la belle étoile

Je me souviens d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône ; car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très-chaud ce jour-là, la soirée était charmante, la rosée humectait l’herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l’air était frais sans être froid ; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion1391 rendait l’eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols, qui se répondaient l’un à l’autre. Je me promenais dans une sorte d’extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, s’en m’apercevoir que j’étais las ; je m’en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou d’arcade enfoncée dans un mur de terrasse ; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres ; un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m’endormis à son chant. Mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour ; mes yeux en s’ouvrant virent le soleil, l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai1392, me secouai ; la faim, me prit ; je m’acheminerai gaiement vers la ville1393.

Un pot de beurre

A M. Le Comte de Lastic

Sans avoir l’honneur, monsieur, d’être connu de vous, j’espère qu’ayant à vous offrir des excuses et de l’argent, ma lettre ne saurait être mal reçue.

J’apprends que Mademoiselle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme, nommée madame Le Vasseur1394, et si pauvre qu’elle demeure chez moi ; que ce panier contenait, entre autres choses, un pot de vingt livres de beurre ; que le tout est parvenu, je ne sais comment, dans votre cuisine ; que la bonne vieille, l’ayant appris, a eu la simplicité de vous envoyer sa fille, avec la lettre d’avis, vous redemander son beurre, ou le prix qu’il a coûté ; et qu’après vous être moqués d’elle, selon l’usage, vous et madame votre épouse1395, vous avez, pour toute réponse, ordonné à vos gens de la chasser. J’ai tâché de consoler la bonne femme affligée, en lui expliquant les règles du grand monde et de la grande éducation ; je lui ai prouvé que ce ne serait pas la peine d’avoir des gens, s’ils ne servaient à chasser le pauvre, quand il vient réclamer son bien ; et, en lui montrant combien justice et humanité 1396 sont des mots roturiers, je lui ai fait comprendre, à la fin, qu’elle est trop honorée qu’un comte ait mangé son beurre. Elle me charge donc, monsieur, de vous témoigner sa reconnaissance de l’honneur que vous lui avait fait, son regret de l’importunité qu’elle vous a causée, et le désir qu’elle aurait que son beurre vous eût paru bon1397.

Que si, par hasard, il vous en a coûté quelque chose pour le port du panier à elle adressé, elle offre de vous le rembourser, comme il est juste. Je n’attends là-dessus que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d’agréer les sentiments1398 avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre serviteur1399.

À sa nourrice1400

Votre lettre, ma chère Jacqueline, est venue réjouir mon cœur dans un moment où je n’étais guère en état d’y répondre. Je saisis un temps de relâche pour vous remercier do votre souvenir et de votre amitié qui me sera toujours chère. Non, je n’ai point cessé de penser à vous, et de vous aimer. Souvent je me suis dit dans mes souffrances que, si ma bonne Jacqueline n’eût pas tant pris de peine à me conserver étant petit, je n’aurais pas souffert tant de maux étant grand. Soyez persuadée que je ne cesserai jamais de m’intéresser à votre santé et à votre bonheur, et que ce sera toujours un vrai plaisir pour moi de recevoir de vos nouvelles. Adieu, ma chère et bonne Jacqueline. Je ne vous parle pas de ma santé, pour ne pas vous affliger ; que le bon Dieu conserve la vôtre, et vous comble de tous les biens que vous désirez.

Votre pauvre Jean-Jacques, qui vous embrasse de tout son cœur.

Prière

Les riches et les puissants croient qu’on est misérable et hors du monde, quand on ne vit pas comme eux ; mais ce sont eux qui, vivant loin de la nature, vivent hors du monde. Ils vous trouveraient, ô éternelle beauté ! toujours ancienne et toujours nouvelle, ô vie pure et bienheureuse de tous ceux qui vivent véritablement, s’ils vous cherchaient seulement au dedans d’eux-mêmes ; si vous étiez un amas d’or, ou un roi victorieux qui ne vivra pas demain, ils vous apercevraient, et vous attribueraient la puissance de leur donner quelque plaisir : votre nature vaine occuperait leur vanité1401.

Cependant, qui ne vous voit pas, n’a rien vu ; qui ne vous goûte pas, n’a jamais rien senti. Il est comme s’il n’était pas, et sa vie entière n’est qu’un songe malheureux. Moi-même, ô mon Dieu ! égaré par une éducation trompeuse, j’ai cherché un vain bonheur dans le système des sciences, dans la faveur des grands, quelquefois dans de frivoles et dangereux plaisirs. Parmi toutes ces agitations, je courais après le malheur, tandis que le bonheur était auprès de moi. Je n’ai cessé d’être heureux que quand j’ai cessé de me fier à vous. O mon Dieu ! donnez à ces travaux d’un homme, je ne dis pas la durée ou l’esprit de vie, mais la fraîcheur du moindre de vos ouvrages ! Que leurs grâces divines passent dans mes écrits, et ramènent mon siècle à vous, comme elles m’y ont ramené moi-même ! Contre vous, toute puissance est faiblesse ; avec vous, toute faiblesse devient puissance. Quand les rudes aquilons ont ravagé la terre, vous appelez le plus faible des vents ; à votre voix, le zéphyr souffle, la verdure renaît, les douces primevères et les humbles violettes colorent d’or et de pourpre le sein des noirs rochers1402.

Vauvenargues
1715-1747

Voué par sa naissance au métier des armes, le marquis de Vauvenargues dut quitter le service par raison de santé. Il tenta, mais en vain, d’entrer dans la diplomatie. Défiguré par la petite vérole, qui le rendit presque aveugle, il demanda aux lettres des ressources, une consolation, et l’emploi d’une activité qui visait obstinément à la gloire. Ses écrits portent les titres de Maximes, Caractères, Méditations, Introduction à la connaissance de l’esprit humain.

S’il n’a pas le trait acéré de la Rochefoucauld, la profondeur de Pascal, le tour spirituel de la Bruyère, il nous touche par l’accent ému d’une âme fière, indépendante et haute dans une destinée trop étroite pour son essor. Malade et mourant, ce gentilhomme pauvre eut de la tenue et de la sérénité parmi ses souffrances. Stoïcien tendre, il justifia par son exemple ce mot excellent qui est de lui : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Philosophe religieux par sentiment, il se conserva pur de toute contagion dans un siècle où la licence des mœurs atteignait les idées. Moraliste optimiste, il apprit, en s’étudiant lui-même, à aimer et à respecter ses semblables.

Son talent candide et sincère participe à la beauté morale d’un caractère et d’une conviction. Sa gloire ressemble à une amitié sympathique pour sa douce mémoire1403.

L’homme vertueux

Quand je trouve dans un ouvrage une grande imagination avec une grande sagesse, un jugement net et profond, nul effort pour paraître grand, une extrême sincérité, beaucoup d’éloquence, et point d’art que celui qui1404 vient du génie, alors je respecte l’auteur, je l’estime autant que les sages ou que les héros qu’il a peints. J’aime à croire que celui qui a conçu de si grandes choses n’aurait pas été incapable de les faire ; la fortune qui l’a réduit à les écrire me paraît injuste. Je m’informe curieusement de tout le détail de sa vie ; s’il a fait des fautes, je les excuse, parce que je sais qu’il est difficile à la nature de tenir toujours le cœur des hommes au-dessus de leur condition. Je le plains des pièges cruels qui se sont trouvés sur sa route, et même des faiblesses naturelles qu’il n’a pu surmonter par son courage. Mais lorsque, malgré la fortune et malgré ses propres défauts, j’apprends que son esprit a toujours été occupé de grandes pensées, et dominé par les passions les plus aimables, je remercie à genoux la nature1405 de ce qu’elle a fait des vertus indépendantes du bonheur, et des lumières que l’adversité n’a pu éteindre1406.

Les misères cachées

La terre est couverte d’esprits inquiets que la rigueur de leur condition et le désir de changer leur fortune tourmentent inexorablement jusqu’à la mort. Le tumulte du monde empêche qu’on ne réfléchisse sur ces tentations secrètes. Pour moi, je n’entre jamais au Luxembourg, ou dans les autres jardins publics, que je n’y sois environné de toutes les misères sourdes qui accablent les hommes. Tandis que, dans la grande allée, se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre, dans les allées détournées, des misérables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté, des jeunes gens que l’erreur de la gloire entretient à l’écart de ses chimères, des ambitieux qui concertent peut-être des témérités inutiles pour sortir de l’obscurité. Il me semble alors que je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent, et mon âme s’afflige et se trouble à la vue de ces infortunés ; mais, en même temps, se plaît dans leur compagnie séditieuse1407. Je voudrais quelquefois aborder ces solitaires, pour leur donner mes consolations ; mais ils craignent d’être arrachés à leurs pensées, et ils se détournent de moi. — Je plains ces misères cachées que la crainte d’être connues rend plus pesantes1408.

Un homme aimable

Êtes-vous bien aise de savoir, mon cher ami, ce que le monde appelle quelquefois un homme aimable ? C’est un homme que personne n’aime, qui lui même n’aime que soi et son plaisir, et qui en fait profession avec impudence ; un homme par conséquent inutile aux autres hommes, qui pèse à la petite société qu’il tyrannise, qui est vain, avantageux1409, méchant même par principes ; un esprit léger et frivole, qui n’a point de goût décidé ; qui n’éclaire les choses et ne les recherche jamais pour elles-mêmes, mais uniquement selon la considération qu’il y croit attachée, et fait tout par ostentation ; un homme souverainement confiant en lui et dédaigneux, qui méprise les affaires1410 et ceux qui les traitent, le gouvernement et les ministres, les ouvrages et les auteurs ; qui se persuade que toutes ces choses ne méritent pas qu’il s’y applique, et n’estime rien de solide que le don de dire des riens ; qui prétend néanmoins à tout, et parle de tout sans pudeur ; en un mot, un fat sans vertus, sans talents, sans goût de la gloire, qui ne prend jamais dans les choses que ce qu’elles ont de plaisant, et met son principal mérite à tourner continuellement en ridicule tout ce qu’il connaît sur la terre de sérieux et de respectable.

Le mérite frivole

Un homme du monde n’est pas celui qui connaît le mieux les autres hommes, qui a le plus de prévoyance ou de dextérité dans les affaires, qui est le plus instruit par l’expérience ou par l’étude ; ce n’est ni un savant, ni un politique, ni un officier éclairé, ni un magistrat laborieux : c’est un homme qui n’ignore rien, mais qui ne sait rien ; qui, faisant mal son métier, quel qu’il soit, se croit très-capable de celui des autres ; un homme qui a beaucoup d’esprit inutile, qui sait dire des choses flatteuses qui ne flattent point, des choses justes qui n’intéressent point ; qui ne peut persuader personne, quoiqu’il parle bien ; doué de cette sorte d’éloquence qui sait créer ou relever des bagatelles, et qui anéantit les grands sujets ; aussi pénétrant sur le ridicule et sur le dehors des hommes qu’il est aveuglé sur le fond de leur esprit ; un homme riche en paroles et en extérieur1411, qui, ne pouvant primer par le bon sens, s’efforce de paraître par la singularité ; qui, craignant de peser1412 par la raison, pèse par son inconséquence et ses écarts ; plaisant sans gaieté, vif sans passions ; qui a besoin de changer sans cesse de lieux et d’objets, et ne peut suppléer par la variété de ses amusements le défaut de son propre fonds. Si plusieurs personnes de ce caractère se rencontrent ensemble, et qu’on ne puisse arranger une partie1413, ces hommes qui ont tant d’esprit n’en ont pas assez pour soutenir une demi-heure de conversation, même avec des femmes, et ne pas s’ennuyer d’abord les uns les autres.

Il n’y a que le vrai qui pénètre le cœur, qui l’intéresse, et qui ne s’épuise jamais.

Les grands

Les grands remarquent à peine la misère, les mœurs, les talents, les vertus et les vices des autres hommes ; ils sont pour cela trop occupés d’eux-mêmes. Ils n’aperçoivent même pas ce qui est sous leurs yeux ; ils ne voient pas au-delà de leurs parents, des gens en place, de leurs familiers, de leur flatteurs et de leurs domestiques ; le genre humain se renferme, pour eux, dans ce petit cercle de gens qui leur appartiennent par leur dépendance, ou qui hantent les cours : le reste leur échappe, et ne peut exciter ni leur estime, ni leur compassion, ni même leur curiosité. Surtout, ils détournent leur vue des misérables ; comme ils n’ont jamais senti la pauvreté, ni la douleur, ou ils n’y réfléchissent point, ou ils craignent d’être obligés d’y réfléchir1414.

La familiarité

Aimez la familiarité, mon cher ami ; elle rend l’esprit souple, délié, modeste, maniable, déconcerte la vanité, et donne, sous un air de liberté et de franchise, une prudence, qui n’est pas fondée sur les illusions de l’esprit, mais sur les principes indubitables de l’expérience. Ceux qui ne sortent pas d’eux-mêmes sont tout d’une pièce1415; ils craignent les hommes qu’ils ne connaissent pas ; ils les évitent ; ils se cachent au monde et à eux-mêmes, et leur cœur est toujours serré. Donnez plus d’essor à votre âme, et n’appréhendez rien des suites1416.

L’amour des lettres

On ne peut avoir l’âme grande, ou l’esprit un peu pénétrant, sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont consacrés à peindre les traits de la belle nature ; les sciences à la vérité.

Les arts et les sciences embrassent tout ce qu’il y a dans la pensée de noble et d’utile ; de sorte qu’il ne reste à ceux qui les rejettent que ce qui est indigne d’être peint ou enseigné.

La plupart des hommes honorent les lettres, comme la religion et la vertu, c’est-à-dire comme une chose qu’ils ne peuvent ni connaître, ni pratiquer, ni aimer. Personne néanmoins n’ignore que les bons livres sont l’essence1417 des meilleurs esprits, le précis1418 de leurs connaissances, et le fruit de leurs longues veilles.

L’étude d’une vie entière s’y peut recueillir dans quelques heures : c’est un grand secours.

Je sais que l’éducation ne peut suppléer le génie : les dons de la nature valent mieux que les dons de l’art ; cependant l’art est nécessaire pour faire fleurir les talents : un beau naturel négligé ne porte jamais de fruits mûrs… Que servent à un grand seigneur les domaines qu’il laisse en friche ? Est-il riche de ces champs incultes ?

Un soldat

Quand vous êtes de garde au bord d’un fleuve, où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits, vous dites : Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux ! Le jour vient, les ombres s’effacent, et les gardes sont relevées1419 ; vous rentrez dans le camp ; la fatigue et le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un repas délicieux. Au contraire, un jeune homme né pour la vertu, que la tendresse d’une mère retient dans les murailles d’une ville forte, pendant que ses camarades dorment sous la toile et bravent les hasards, celui-ci qui ne risque rien, qui ne fait rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de l’abondance, ni du calme de ce séjour : au sein du repos, il est inquiet et agité ; il cherche les lieux solitaires ; les fêtes, les jeux, les spectacles ne l’attirent point ; la pensée de ce qui se passe en Moravie1420 occupe ses jours, et pendant la nuit il rêve des combats qu’on donne sans lui1421.

Jugements sur Bossuet, Pascal, Fénelon

Qui n’admire la majesté, la pompe, la magnificence, l’enthousiasme de Bossuet, et la vaste étendue de ce génie impétueux, fécond, sublime ? Qui conçoit sans étonnement la profondeur incroyable de Pascal1422, son raisonnement invincible, sa mémoire surnaturelle, sa connaissance universelle et prématurée ? Le premier élève l’esprit, l’autre le confond et le trouble. L’un éclate comme un tonnerre dans un tourbillon orageux, et par ses soudaines hardiesses échappe aux génies trop timides ; l’autre presse, étonne, illumine et fait sentir despotiquement l’ascendant de la vérité.

Génie simple et puissant, il assemble des choses qu’on croyait être incompatibles, la véhémence, l’enthousiasme, la naïveté, avec les profondeurs les plus cachées de l’art ; mais d’un, art qui, bien loin de gêner la nature, n’est lui-même qu’une nature plus parfaite, et l’original des préceptes1423.

Mais toi1424 qui les as surpassés en aménités et en grâces, ombre illustre, aimable génie ; toi qui fis régner la vertu par l’onction et par la douceur, pourrais-je oublier la noblesse et le charme de ta parole, lorsqu’il est question d’éloquence ? Né pour cultiver la sagesse et l’humanité dans les rois, ta voix ingénue défendit contre les artifices de la flatterie la cause abandonnée des peuples. Quelle bonté de cœur, quelle sincérité se remarque dans tes écrits ! Quel éclat de paroles et d’images ! Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel, si mélodieux et si tendre ? Qui orna jamais la raison d’une si touchante parure ? Ah ! que de trésors et d’abondance, dans ta riche simplicité !

O noms consacrés par l’amour et par les respects de tous ceux qui chérissent l’honneur des lettres ! restaurateurs des arts, pères de l’éloquence, lumières de l’esprit humain, que n’ai-je un rayon du génie qui échauffa vos profonds discours, pour vous expliquer dignement, et marquer tous les traits qui vous ont été propres1425 !

La mort et la religion

Je ne suis point surpris de la sécurité avec laquelle tu as vu1426 les approches de la mort ; il est pourtant bien triste de mourir dans la fleur de la jeunesse ! mais la religion, comme tu dis, fournit de grandes ressources ; il est heureux, dans ces moments, d’un être bien convaincu. La vie ne paraît qu’un instant auprès de l’Éternité, et la félicité humaine, un songe ; et, s’il faut parler franchement, ce n’est pas seulement contre la mort qu’on peut tirer des forces de la foi ; elle nous est d’un grand secours dans toutes les misères humaines ; il n’y a point de disgrâces qu’elle n’adoucisse, point de larmes qu’elle n’essuie, point de pertes qu’elle ne répare ; elle console du mépris, de la pauvreté, de l’infortune, du défaut de santé, qui est la plus rude affliction que puissent éprouver les hommes, et il n’en est personne de si humilié, de si abandonné, qui, dans son désespoir et son abattement, ne trouve en elle de l’appui, des espérances et du courage1427.

Beaumarchais
1732-1799

Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, acteur comique, l’homme de plaisir, homme de cour, homme d’affaires, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, publiciste, tribun par occasion, plaideur éternel, Pierre Caron de Beaumarchais eut une existence aussi compliquée que l’intrigue de son Figaro.

Le procès que lui suscitèrent les héritiers de Paris Duvernez, devint, grâce à son adresse, une importante question de liberté publique et d’intérêt général. Il y trouva prétexte à des pamphlets tantôt sérieux jusqu’à l’éloquence, tantôt plaisants jusqu’à la bouffonnerie. Tout en paraissant n’attaquer que ses indignes ennemis, il s’érigea en avocat du droit commun, et livra le parlement à la risée de l’Europe.

Sa célébrité bruyante grandit encore par le succès de deux pièces étincelantes de verve, de vivacité, de malice et souvent de bon sens. Le Barbier de Séville (1775) et surtout le Mariage de Figaro (1784) furent l’image satirique d’une société qui courait gaiement à une révolution où elle devait périr corps et biens. L’aristocratie frivole qui applaudit à ses épigrammes battait des mains à sa propre ruine.

Il conduit l’intrigue la plus embarrassée avec une merveilleuse dextérité. Talent souple et fertile qui suffit à tout avec de l’esprit, il mêla au sel gaulois du vieux temps le don de l’à-propos, et Part d’exciter les passions en les amusant ; son style abonde en mots piquants : sa prose acérée se retient comme des vers. Nul n’a mis en circulation plus de malices devenues proverbes. On peut lui appliquer ce trait : « Qui dit auteur, dit oseur. »

Figaro1428 et Almaviva

l e comte (à part). Cet homme ne m’est pas inconnu »

Figaro. Eh non, ce n’est pas un abbé ! Cet air altier et noble…

l e comte. Cette tournure grotesque...

Figaro. Je ne me trompe point : c’est le comte Almaviva.

le comte. Je crois que c’est ce coquin de Figaro.

Figaro. C’est lui-même, Monseigneur.

l e comte. Maraud ! si tu dis un mot1429...

Figaro. Oui, je vous reconnais1430; voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours honoré.

l e comte. Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…

figaro. Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère.

l e comte. Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.

figaro. Je l’ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnaissance…

l e comte. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ?

figaro. Je me retire.

l e comte. Au contraire. J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. Eh bien, cet emploi ?

figaro. Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.

l e comte. Dans les hôpitaux de l’armée ?

figaro. Non ; dans les haras1431 d’Andalousie.

l e comte (riant). Beau début !

figaro. Le poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval1432

l e comte. Qui tuaient les sujets du roi !

figaro. Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats1433.

l e comte. Pourquoi donc l’as-tu quitté ?

figaro. Quitté ? C’est bien lui-même1434; on m’a desservi auprès des puissances1435.

L’Envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide1436

l e comte. Oh grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t’ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

Figaro. Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris1437; que j’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des madrigaux1438 de ma façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires.

l e comte. Puissamment raisonné ! Et tu ne lui fis pas représenter...

Figaro. Je me crus trop heureux d’un être oublié, persuadé qu’on grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal1439.

l e comte. Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais un assez mauvais sujet.

Figaro. Eh ! mon Dieu, Monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sans défaut1440.

l e comte. Paresseux, dérangé...

Figaro. Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ?

Le comte (riant). Pas mal1441. Et tu t’es retiré en cette ville ?

figaro. Non, pas tout de suite. De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires, et le théâtre me parut un champ d’honneur…

l e comte. Ah ! miséricorde !

figaro. En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès ; car j’avais rempli le parterre des plus excellents1442 travailleurs ; des mains… comme des battoirs ; j’avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds, et d’honneur, avant la pièce, le café1443 m’avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale…

l e comte. Ah ! la cabale1444 ! monsieur l’auteur tombé.

figaro. Tout comme un autre ; pourquoi pas ? Ils m’ont sifflé ; mais si jamais je puis les rassembler…

l e comte. L’ennui te vengera bien d’eux ?

figaro. Ah ! comme je leur en garde1445, morbleu !

l e comte. Tu jures ! Sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ses juges1446 ?

figaro. On a vingt-quatre ans au théâtre ; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment.

l e comte. Ta joyeuse colère me réjouit ; mais tu ne me dis pas ce qui t’a fait quitter Madrid.

figaro. C’est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien maître. Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins1447, les envieux, les feuilletonistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s’attache à la peau de malheureux gens de lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de. substance qui leur restait ; fatigué d’écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d’argent ; à la fin convaincu que l’utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j’ai quitté Madrid ; et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l’Estramadure, la Sierra-Morena, l’Andalousie ; accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre, et partout supérieur aux événements ; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps, supportant le mauvais ; me moquant des sots, bravant les méchants, riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde, vous me voyez enfin établi dans Séville, et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu’il lui plaira m’ordonner.

l e comte. Qui t’a donné une philosophie aussi gaie ?

Figaro. L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer1448.

La calomnie

La calomnie, monsieur ! vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreur, pas de conte absurde qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien, et nous avons ici des gens d’une adresse !...

D’abord un bruit léger, rasant le sol comme l’hirondelle avant l’orage, pianissimo 1449, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando 1450, de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait1451 ?

Son portrait, par lui-même

Vous qui m’avez connu, vous qui m’avez suivi sans cesse, ô mes amis ! dites si vous avez jamais vu autre chose en moi qu’un homme constamment gai ; aimant avec une égale passion l’étude et le plaisir ; enclin à la raillerie, mais sans amertume, et l’accueillant dans autrui contre soi, quand elle est assaisonnée1452 ; soutenant peut-être avec trop d’ardeur son opinion quand il la croit juste, mais honorant hautement et sans envie tous les gens qu’il reconnaît supérieurs ; confiant sur ses intérêts jusqu’à la négligence ; actif quand il est aiguillonné, paresseux et stagnant après l’orage ; insouciant dans le bonheur, mais poussant la constance et la sérénité dans l’infortune jusqu’à l’étonnement de ses plus familiers amis1453.

Bernardin de Saint-Pierre
1737-1814

D’abord ingénieur et officier, Bernardin de Saint-Pierre eut une jeunesse fort aventureuse ; il promena longtemps à travers le monde, en Pologne, en Russie, à l’Ile de France, sa mélancolie inquiète et son imagination éprise de rêveries philanthropiques. Enfin, à quarante ans, après une maladie noire causée par ses épreuves et ses mécomptes, il publia les Études de la nature (1784), œuvre originale qui le rendit subitement le favori de l’opinion. Ses prétentions scientifiques y font parfois sourire les savants ; mais c’est un éloquent plaidoyer contre l’athéisme, et un hymne religieux en l’honneur de la Providence. Par l’éclat de ses descriptions et sa douceur harmonieuse, il ravit toutes les âmes sensibles.

En 1788, parut son quatrième volume, qui contenait l’épisode de Paul et Virginie, immortelle pastorale où la flamme de la passion est tempérée par le charme de l’innocence. Le fond du récit nous offre des paysages enchanteurs, et idéalisés par des souvenirs émus. Dans ce drame simple, décent, sobre et tendre, respire un génie Virgilien qu’on applaudit en pleurant1454.

Ses derniers ouvrages, La chaumière indienne (1791) et les Harmonies de la nature (1796) mêlent aux pages les plus riantes la fadeur d’un ton trop sentimental.

Peintre romanesque, moraliste poëte, disciple de Rousseau, dont il n’a pas la force, mais qu’il surpasse par la portée morale de son talent, Bernardin est le précurseur de M. de Chateaubriand.

Les nuages

Lorsque j’étais en pleine mer, et que je n’avais d’autre spectacle que le ciel et l’eau, je m’amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres, sur l’azur des cieux. C’était surtout vers la fin du jour qu’ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques.

Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, le vent alizé du sud-est1455 se ralentit, comme il arrive d’ordinaire vers ce temps. Les nuages devinrent plus rares, et ceux de l’ouest s’arrêtant se groupèrent entre eux sous les formes d’un paysage. Ils représentaient un continent avec de hautes montagnes séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers gigantesques ; sur leurs sommets et leurs flancs, apparaissaient des brouillards semblables à ceux qui s’élèvent des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber çà et là en cataractes ; il était traversé par un pont colossal, appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s’élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne. Tous ces objets n’étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat1456, d’émeraude, si communes le soir dans les couchants de ces parages ; ce paysage n’était point un tableau colorié : c’était une simple estampe, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Ils représentaient une contrée éclairée, non en face par les rayons du soleil, mais, par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l’astre du jour se fut caché, quelques-uns de ses rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont d’une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons, et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l’or le plus pur1457; mais la masse entière resta dans sa demi-teinte obscure, et on voyait autour des nuages qui s’élevaient de ses flancs, les lueurs des tonnerres dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c’était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Mais tout à coup cet appareil fantastique, ces montagnes surmontées de palmiers, ces orages qui grondaient sur leurs sommets, ce fleuve, ce pont, tout se fondit et disparut à l’arrivée de la nuit, comme les illusions du monde aux approches de la mort. L’astre des nuits se leva sur l’horizon. Bientôt des étoiles innombrables, et d’un éclat éternel, brillèrent au sein des ténèbres. Oh ! si le jour n’est lui-même qu’une image de la vie, si les heures rapides de l’aube, du matin, du midi et du soir, représentent les âges si fugitifs de l’enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse, la mort, comme la nuit, doit nous découvrir aussi de nouveaux cieux et de nouveaux mondes1458 !

Le Port Louis1459

Sur le côté oriental de la montagne qui s’élève derrière le Port Louis1460, on voit, dans un terrain jadis cultivé, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situées presque au milieu d’un bassin, qui, formé par de grands rochers, n’a qu’une seule ouverture tournée au nord. On aperçoit à gauche la montagne appelée le Morne de la Découverte, d’où lion signale les vaisseaux qui abordent dans l’île ; à droite, s’étend le chemin qui mène au quartier des Pamplemousses ; ensuite l’église de ce nom, qui s’élève avec ses avenues de bambous au milieu d’une grande plaine, et, plus loin, une forêt qui se prolonge jusqu’aux extrémités de l’île. On distingue devant soi, sur le rivage, la baie du Tombeau ; un peu plus loin, le cap Malheureux et, au-delà, la pleine mer, où paraissent à fleur d’eau quelque îlots inhabités, entre autres le Coin de Mire, qui ressemble à un bastion au milieu des flots.

A l’entrée de ce bastion1461, d’où lion découvre tant d’objets, les échos de la montagne répètent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forêts voisines, et le fracas des vagues qui se brisent au loin sur les récifs ; mais, au pied même des cabanes, on n’entend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de grands rochers escarpés comme des murailles. Des bouquets d’arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes, et jusque sur leurs cimes, où s’arrêtent les nuages. Les pluies que leurs pitons1462 attirent peignent souvent les couleurs de l’arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent à leurs pieds les sources dont se forme la petite rivière des Lataniers. Un profond silence règne dans leur enceinte, où tout est paisible, l’air, les eaux et la lumière. A peine l’écho y répète le murmure des palmistes1463 qui croissent sur leurs plateaux élevés, et dont on voit les longues flèches toujours balancées par les vents. Un jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luit qu’à midi ; mais dès l’aurore, ses rayons en frappent le couronnement, dont les pics, s’élevant au-dessus des ombres de la montagne, paraissent d’or et de pourpre sur l’azur des cieux. J’aimais à me rendre dans ce lieu, où l’on jouit à la fois d’une vue immense et d’une solitude profonde1464.

Naufrage de Virginie1465

Vers les neuf heures du matin, on entendit, du côté de la mer, des bruits épouvantables, comme si des torrents d’eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s’écria : « Voi ! à l’ouragan ! » Et dans l’instant, un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l’île d’Ambre et son canal. Le Saint-Géran 1466 parut alors à découvert, avec son pont chargé do monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur son arrière. Il était mouillé entre l’île d’Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l’île de France1467, et qu’il avait franchie par un endroit où jamais vaisseau n’avait passé avant lui. Il présentait son avant aux flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d’eau qui s’engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de sorte qu’on en voyait la carène en l’air ; mais dans ce mouvement, sa poupe venant à plonger disparaissait à la vue jusqu’au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette position où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était également impossible de s’en aller par où il était venu, ou, en coupant ses câbles, d’échouer sur le rivage dont il était séparé par de hauts fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait briser1468 sur la côte, s’avançait en mugissant jusqu’au fond des anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres ; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande partie du lit du rivage, dont elle roulait les cailloux avec un bruit rauque et affreux. La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l’île d’Ambre n’était qu’une vaste nappe d’écumes blanches, creusée par des vagues noires et profondes. Ces écumes s’amassaient dans le fond des anses, à plus de six pieds de hauteur ; et le vent, qui en balayait la surface, les portait par-dessus l’escarpement du rivage, à plus d’une demi-lieue dans les terres1469. A leurs flocons blancs et innombrables, qui étaient chassés horizontalement jusqu’au pied des montagnes, on eût dit d’une neige1470 qui sortait de la mer. L’horizon offrait tous les signes d’une longue tempête : la mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s’en détachait sans cesse des nuages d’une forme horrible, qui traversaient le zénith1471 avec la la vitesse des oiseaux, tandis que d’autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n’apercevait aucune partie azurée du firmament ; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule fous les objets de la terre, de la mer et des cieux.

Ce qu’on craignait arriva. Les câbles de l’avant rompirent, et, comme le vaisseau n’était plus retenu, il fut jeté sur les rochers à une demi-encâblure du rivage. Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous. Paul1472 allait s’élancer à la mer, lorsque je le saisis parle bras. « Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr ? » — « Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure ! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue1473 et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, marchant tantôt sur les récifs. Quelquefois il avait l’espoir d’aborder ; car la mer, dans ses mouvement irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau, qui soulevaient tout l’avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie et à demi noyé. A peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens, qu’il se relevait, et retournait avec une nouvelle ardeur au vaisseau, que la mer cependant entr’ouvrait par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux.

On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié ; une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre : c’était Virginie. Elle l’avait reconnu à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer ; il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect. Nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez-là ! sauvez-là ! ne la quittez pas ! » Mais, dans ce moment, une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. A cette terrible vue, le matelot s’élança seul à la mer, et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et, levant en haut ses yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux1474.

Quand nous fumes à l’entrée du vallon, des noirs nous dirent que la mer jetait beaucoup de débris dans la baie.

Nous y descendîmes, et le premier que j’aperçus fut le corps de Virginie ; elle était à moitié couverte de sable, dans l’attitude où nous l’avions vu périr : ses traits n’étaient pas sensiblement altérés ; ses yeux étaient fermés, mais la sérénité était encore sur son front ; seulement les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur1475.

La patrie

Lorsque j’arrivai en France sur un vaisseau qui venait des Indes, je me rappelle que les matelots, en vue de la patrie, devinrent pour la plupart incapables d’aucune manœuvre. Les uns la regardaient sans pouvoir en détourner les yeux ; d’autres mettaient leurs beaux habits, comme s’ils avaient été au moment de descendre ; il y en avait qui parlaient tout seuls, et d’autres qui pleuraient. A mesure que nous approchions, le trouble de leurs têtes augmentait ; comme ils en étaient absents depuis plusieurs années, ils ne pouvaient se lasser d’admirer la verdure des collines, le feuillage des arbres, et jusqu’aux rochers du rivage couverts d’algues et de mousse, comme si tous ces objets leur eussent été nouveaux. Les clochers des villages où ils étaient nés, qu’ils reconnaissaient au loin dans les campagnes, et qu’ils nommaient les uns après les autres, les remplissaient d’allégresse ; mais quand le vaisseau entra dans le port, et qu’ils virent sur les quais, leurs amis, leurs pères, leurs mères, leurs enfants, qui leur tendaient les bras en pleurant, et qui les appelaient par leurs noms, il fut impossible d’un retenir un seul à bord. Tous sautèrent à terre, et il fallut suppléer, suivant l’usage de ce port, aux besoins du vaisseau par un autre équipage1476.

Mirabeau
1749-1791

Pour un homme public, rien ne remplace l’ascendant d’une bonne renommée. Mirabeau en est un mémorable exemple ; car les fautes de sa jeunesse pesèrent sur toute sa vie. Son histoire nous offre le douloureux spectacle d’un génie puissant qui lutte en vain contre la défiance des partis, se débat sous de noires calomnies auxquelles son passé donne prétexte, se sent isolé jusque dans ses triomphes, et meurt sur la brèche sans avoir pleinement conquis cette autorité morale qui est le plus efficace auxiliaire de la persuasion. Ce ne fut pas impunément qu’il parut sur la scène, obéré de dettes, maudit par son père, voué à une sorte de réprobation qui l’empêcha de faire tout le bien qu’il voulait. Savoir sa valeur, et ne pouvoir l’imposer que par accident et surprise ; entendre murmurer autour de soi le nom de Catilina, quand on aborde la tribune avec le courage d’un bon sens supérieur et convaincu ; subir des résistances occultes, sous lesquelles se cache l’injure d’un mépris anonyme ; rendre la vérité suspecte, parce qu’on en est l’interprète : telle fut l’expiation sous laquelle il courba la tête jusqu’au dernier jour, tantôt exaspéré par d’injustes outrages, tantôt abattu par le sentiment de son impuissance.

La vertu seule lui manqua pour être orateur accompli.

Demande de pardon

Mon père1477,

Je sens le devoir et le besoin de vous demander pardon de mes fautes, et c’est du plus profond de mon cœur que je regrette amèrement les chagrins qu’elles vous ont donnés. Je n’ai pas le droit de vous dire : Effacez de votre mémoire les trop nombreuses erreurs dont j’espère pourtant avoir expié une grande partie par tant d’années d’une continuelle infortune et de la plus terrible captivité. Ce n’est point assez, je le sens, et, pour obtenir de vous cette grâce, il faudrait, s’il était possible, réparer ; mais, mon père, le puis-je dans la situation où je suis ? et m’ôterez-vous jusqu’à l’espoir de rentrer, du moins, dans une partie1478 des droits que la nature m’avait donnés sur votre cœur, et de remplir les devoirs qu’elle m’impose envers vous ? Mon père, je suis loin de vouloir m’excuser ; je vous écris, au contraire, avec la conscience d’un coupable qui s’accuse et demande grâce à son juge. Je jure dans toute la sincérité de mon cœur, de ce cœur qui n’est pas dépravé, que les rigueurs dont j’ai cru avoir à me plaindre1479, n’en ont jamais chassé les sentiments de tendresse et de respect que je vous dois ; et que je n’ai point pensé, comme vous avez paru le croire, ni à plaider contre vous, ni à me rendre partie dans le funeste procès qui a divisé et mutilé ma famille1480.

Mon père, vous dites et vous croyez que suis un fou. Si je le suis, j’ai droit du moins à votre commisération, et ma situation est bien cruelle ; mais je ne le1481 suis pas, quoique j’aie été coupable des plus grandes folies. Deux ans de solitude m’ont permis de scruter mon cœur : il est bon, mais fougueux ; mon esprit lui-même est mélangé de bien comme de mal. C’est mon imagination trop bouillante, trop impétueuse et trop mobile qui a fait mes erreurs, et mes fautes, et mes maux. Cette imagination est amortie et brisée ; le vieil homme n’est plus, et s’il existait encore, le bienfait qui me rendrait votre vue et mon existence l’enchaînerait à jamais à vous.

Mon père, vous ne me croyez pas méchant ; si je l’étais, je pourrais vous dire : « On n’a pas le droit de rendre malheureux ceux qu’on ne peut rendre bons ; » mais, je vous promets, je vous jure que mon désir le plus ardent est de réparer les chagrins que je vous ai causés, et de n’en jamais augmenter la mesure. Si j’enfreins ce serment, je n’aurai pas le moindre titre à l’indulgence de qui que ce soit, et vous aurez assurément le droit irrévocable de frapper sans retour. Si vous ne me croyez pas le plus pervers et le plus insensé des hommes, vous pouvez donc être convaincu de la sincérité de cet aveu et de ces résolutions. Consultez votre cœur, mon père, et daignez, oh ! daignez me dire s’il vous dicte encore la proscription de votre fils1482.

Une riposte

C’est une étrange manie, c’est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu’un même but, un sentiment indestructible, devraient, au milieu dos débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir ; des hommes qui substituent ainsi l’irascibilité de l’amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns et les autres aux préventions populaires1483 ! Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues « La grande trahison de Mirabeau 1484 ! » Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il y a peu de distance du Capitole à la roche Tarpéïenne1485. Mais l’homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui quia la conscience d’avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile ; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne le succès d’un jour pour la véritable gloire ; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l’opinion populaire : cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines, et le prix de ses dangers. Il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l’intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui fait justice à tous1486. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours sans l’avoir compris, m’accusent d’encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées, ou d’être le vil stipendié1487 des hommes que je n’ai jamais cessé de combattre ; qu’ils dénoncent comme un ennemi de la révolution celui qui peut-être n’y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté ; qu’ils livrent aux fureurs du peuple celui qui, depuis vingt ans, combat toutes les oppressions, et qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ses calomniateurs vivaient de tous les préjugés dominants. Que m’importe ! ces coups de bas en haut ne m’arrêteront pas dans ma carrière. Je leur dirai : « Répondez, si vous pouvez ; calomniez ensuite tant que vous voudrez1488.

De Maistre
1753-1821

Né à Chambéry, dans une province où notre langue fut souvent parlée avec distinction, patricien de vieille roche, ancien sénateur du Piémont, représentant d’un souverain à demi dépouillé, ministre plénipotentiaire de Sardaigne à la cour de Russie, Joseph de Maistre voua une haine irréconciliable à toutes les idées de la Révolution, et s’institua le défenseur du droit divin sous toutes ses formes.

Son principal ouvrage, Les soirées de Saint-Pétersbourg (1814), nous montre un docteur altier qu’anime une verve sombre, et l’éloquence convaincue d’une logique passionnée. Nul ne posséda plus magistralement le don d’exécrer, de maudire et de mépriser tous ses adversaires comme des ennemis publics. S’il a poussé parfois ses principes jusqu’à l’absurde, si le raisonnement n’est pas toujours chez lui la raison, on admire l’écrivain, même quand on résiste au penseur. Sous ses idées fixes et ses paradoxes, il y a du trait, du mordant, des vues hardies ou profondes, et l’accent d’une voix vibrante qui porte au loin.

Sa correspondance fait aimer et respecter ses vertus antiques, austères et patriarcales1489.

Une soirée sur la Neva

Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier ; soit que réellement, elles aient plus de douceur que dans les plus beaux climats.

Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l’occident, et ne laisse après lui qu’un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l’horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, éveillent chez le spectateur l’idée d’un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva1490 coule à pleins bords, au sein d’une cité magnifique : ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu’elle embrasse, et, dans toute l’étendue de la ville, elle est contenue par deux quais de granit, allignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l’eau en tous sens ; on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles, et jettent l’ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes, et toutes les productions de l’univers. Les brillants oiseaux d’Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d’orangers ; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l’ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Busse opulent s’empare des richesses qu’on lui présente, et jette l’or, sans compter, à l’avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d’élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous, une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin1491 cramoisi, garni de franges d’or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets.

La statue équestre de Pierre Ier 1492 s’élève sur le bord de la Néva, à l’une des extrémités de l’immense place d’Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation, créée par le génie du fondateur. Tout ce que l’oreille entend, tout ce que l’œil contemple sur ce superbe théâtre n’existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d’un marais tant de monuments pompeux1493. Sur ces rives désolées, d’où la nature semble avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l’auguste effigie : on regarde, et l’on ne sait si cette main de bronze protège ou menace.

A mesure que notre chaloupe s’éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s’éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l’horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu’on ne saurait peindre, et que je n’ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblaient se mêler et comme s’entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

Si le ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu ; si une femme, des enfants, des frères séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers1494.

Les souffrances de la vertu

Il me semblé qu’il n’y aurait rien de si infortuné qu’un homme qui n’aurait jamais éprouvé l’infortune ; car jamais il ne pourrait être sûr de lui-même, ni savoir ce qu’il vaut. Les souffrances sont les combats de la vertu : elles ajoutent à ses mérites. Le brave s’est-il jamais plaint à l’armée d’être toujours choisi pour les expéditions les plus hasardeuses ? Il les recherche au contraire, et s’en fait gloire. Que le poltron s’amuse à vivre tant qu’il voudra, c’est son métier ; mais qu’il ne vienne point nous étourdir de ses impertinences sur le malheur de ceux qui ne lui ressemblent pas. La comparaison me semble tout à fait juste : si le brave remercie le général qui l’envoie à l’assaut, pourquoi ne remercierait-il pas de même Dieu qui le fait souffrir1495.

Une séparation

J’ai reçu avec un extrême plaisir, ma chère enfant1496, ta lettre du 4 novembre dernier. Je ne sais cependant si je m’exprime bien exactement, car au lieu d’extrême plaisir, je devrais dire1497 douloureux plaisir ; j’ai été attendri jus-qu’aux larmes par la fin de ta lettre, qui a touché la fibre la plus sensible de mon cœur. Parmi toutes les idées qui me déchirent, celle de ne pas te connaître, celle de ne te connaître peut-être jamais1498, est la plus cruelle. Je t’ai grondée quelquefois, mais tu n’en es pas moins l’objet continuel de mes pensées. Mille fois j’ai parlé à ta mère du plaisir que j’aurais de former ton esprit, de t’occuper pour ton profit et pour le mien. Je n’ai pas de rêve plus charmant, et quoique je ne sépare point ta sœur de toi dans les châteaux en Espagne que je bâtis sans cesse, cependant il y a toujours quelque chose de particulier pour toi, par la raison que tu dis : parce que je ne te connais pas. Tu crois peut-être, chère enfant, que je prends mon parti sur cette abominable séparation ! Jamais, jamais, et jamais. Chaque jour, en rentrant chez moi, je trouve ma maison aussi désolée que si vous m’aviez quitté hier ; dans le monde, la même idée me suit et ne m’abandonne presque pas. Je ne puis surtout entendre un clavecin1499 sans me sentir attristé ; je le dis lorsqu’il y a là quelqu’un pour m’entendre, ce qui n’arrive pas souvent, surtout dans les compagnies nombreuses. Je traite rarement ce triste sujet avec vous ; mais ne t’y trompe pas, ma chère Constance, non plus que tes compagnes, c’est la suite d’un système que je me suis tait sur ce sujet ; à quoi bon vous attrister sans raison ! Quoique je ne parle pas toujours de cette triste séparation, j’y pense toujours. Tu peux bien te fier sur ma tendresse, et je puis aussi t’assurer que l’idée de partir de ce monde sans te connaître est une des plus épouvantables qui puissent se présenter mon imagination. Je ne te connais pas, mais je t’aime comme si je te connaissais. Il y a même, je t’assure, je ne sais quel charme secret qui naît de cette dure destinée qui m’a toujours séparé de toi. C’est la tendresse multipliée par la compassion1500.

Un père a sa fille

Sans doute, ma très-chère enfant, tu as fort bien deviné le sentiment qui empêche ta maman de te vanter à toi-même : il en pourrait résulter deux inconvénients, celui d’augmenter ton amour-propre, et celui de nourrir ta paresse. Tu sens bien par expérience qu’on est toujours porté à s’arrêter en chemin, à dire : c’est assez ; et c’est un grand mal. Maman voudrait donc éviter cette nonchalance, et t’animer constamment à de nouveaux efforts ; mais il est bien sûr, (et tu en es persuadée), qu’il n’y a personne au monde qui t’aime plus que cette bonne maman, et qui rende plus de justice aux efforts que tu fais pour être une aimable personne.

Je suis assez content de ton style et de ton orthographe, qui se perfectionnent ; j’ai bien envie d’être auprès de toi1501 pour y donner la dernière main. En attendant, je puis t’assurer que tu as des dispositions pour écrire purement ; ainsi, il faut les cultiver. Voilà peut-être qui va te donner de l’orgueil ; mais une autre fois, je ne te parlerai que de tes défauts, pour t’humilier.

Tu feras fort bien, ma chère enfant, de m’écrire de temps en temps ; mais il faut laisser courir ta plume, et me dire tout ce qui te passe dans la tête. Tu as toujours quatre chapitres à traiter, tes plaisirs, tes ennuis, tes occupations et tes désirs ; avec cela, on peut remplir quatre pages.

Pour moi, il me suffit de quatre mots, en suivant cette même division : Mon plaisir serait d’être avec toi, mon chagrin est d’en être éloigné, mon occupation est de trouver les moyens de te rejoindre, et mon désir est d’y réussir.1502

Adieu, ma chère enfant.

Joubert
1754-1824

Né en 1754, Joubert traversa l’époque orageuse de la Révolution, sans avoir jamais subi l’influence des passions politiques. Ses croyances résistèrent aussi à toute contagion. L’impiété lui faisait horreur comme une dépravation qui engendre toutes les autres. Au lendemain de la Terreur, il compta parmi les représentants les plus délicats de cette société polie qui s’étonna de renaître au milieu des ruines. L’amitié de M. de Fontanes lui confia le poste d’inspecteur général de l’Université ; mais il rechercha l’ombre comme d’autres aspirent à l’éclat du grand jour. Les événements les plus importants de son existence furent des tendresses dévouées, des regrets fidèles, et des pensées dignes d’être achevées dans le monde des purs esprits. Spiritualiste chrétien, écrivain épris de la perfection, ami et mentor de Chateaubriand, critique supérieur, bien que raffiné jusqu’à l’excès, il serait mort inconnu de la postérité, si ses reliques n’avaient été sauvées de l’oubli par la piété de quelques admirateurs. Ses lettres vont de pair avec les meilleures. Ses pensées sont de la plus pure essence. On ne se lasse pas de les relire, et ce sage est digne de vivre à jamais dans la compagnie des maîtres1503.

Plaintes sur un rhumatisme

Lettre à Madame de Quitaud

Il y a, Madame, dans le monde, un vilain petit mal bien singulier : c’est une invisible vapeur, qui semble ne toucher à rien, et qui pénètre jusqu’aux os. On lui donne un grand vilain nom, dont l’épithète est fort jolie : c’est un rhumatisme volant.

Ce mal bizarre, qui a quelque chose du dragon et du lutin tout à la fois, se joue à ravager un homme. Il se jette, comme en sautant, sur les deux bras, sur les épaules, sur les dents ; et, quand il est las de bondir ou rassasié des tourments dont il fait sa vaine pâture, il abandonne les surfaces ; il se glisse dans l’estomac et s’y endort1504.

Alors on croit ne plus souffrir ; mais on porte au dedans, de soi un poids affreux pire que toutes les douleurs1505.

J’ai logé cet hôte cruel ; je suis en proie à ses caprices depuis la lettre du mois d’octobre où je vous en ai dit un mot, et je m’en sentais accablé, lorsque la vôtre est venue. Elle m’a beaucoup soulagé ; elle m’a ranimé du moins, et depuis que je l’ai reçue, j’ai fait cinq mouvements complets.

Le premier, Madame, a été d’écrire à M. Molé, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, dans un billet que vous avez comblé de gloire, et qui ne mérite pas d’être compté ; le second a été de vous écrire à vous-même ; le troisième de chercher sur ma table une demi-douzaine de lettres éparses que j’avais commencées pour vous dans les intervalles de mes angoisses, et que j’avais toujours été forcé d’interrompre en me disant : Je souffre trop, je recommencerai demain ; le quatrième a été de les lire ; le cinquième enfin est de vous en envoyer la copie. Comme l’intention, quand elle est ainsi constatée, équivaut à l’exécution, je pourrai me vanter à vous de vous avoir écrit six lettres pour une, moi qu’on a toujours accusé de n’en écrire qu’une pour six.

L’amour du devoir

Si vous voulez être inspecteur de l’académie de Caen, vous n’avez qu’à le dire1506. On enverra ailleurs celui qui occupe cette place pour vous la donner. C’est un projet où le Grand-Maître1507 est entré avec plaisir.

Vous savez ce que je vous ai dit des fonctions que vous aurez à remplir. Elles sont morales, civiles, politiques, religieuses, sublimes, mais ennuyeuses par les détails. J’avais mieux aimé pour vous, c’est-à-dire pour vos goûts, l’uniformité continue et l’immobilité des fonctions du professorat. Si, après vous être bien consulté, vous aimez mieux les autres, acceptez-les.

Je vous préviens qu’il y a deux moyens infaillibles de s’y plaire : le premier est de les remplir parfaitement ; car on parvient toujours à faire volontiers ce qu’on fait bien ; le second est de vous dire que « tout ce qui devient devoir doit devenir cher. » C’est une de mes anciennes maximes, et vous ne sauriez croire quelle facilité étonnante on trouve dans les travaux pour lesquels on se sentait d’abord le plus de répugnance, quand on s’est bien inculqué dans l’esprit et dans le cœur une pareille pensée ; il n’en est point (mon expérience vous en assure) de plus importante pour le bonheur.

Il y a aussi une manière d’envisager les devoirs dont il s’agit, qui leur ôte tout leur ennui, et qui les rend même agréables aux imaginations intelligentes : c’est de ne considérer dans les écoliers que de jeunes âmes, et dans les maîtres que des pasteurs d’enfants, à qui on indique les eaux pures, les herbes salutaires et les poisons.

Il faut savoir aussi qu’en dépit du siècle, il n’y a rien de si docile et de si aisé à ramener au bien et aux anciens pâturages que ces troupeaux et ces bergers. De la fermeté, du bon sens, de la vigilance, mêlés d’aménité1508 et de sourires, font fleurir partout où l’on passe les semences des bonnes mœurs, de la piété, de la politesse et du bon goût. Tout cela est encourageant, et en voilà peut-être plus qu’il n’en faut pour décider un honnête homme, un philosophe, et un poëte. Portez-vous bien, et répondez-moi vite, mais cependant après y avoir pensé1509.

Bonjour.

Un solliciteur

M. Mignon, que vous avez vu hier matin, est venu le soir, à heure indue1510, solliciter ma protection auprès de vous ; je n’ai pu la lui refuser. Il demande, pour toute grâce, la permission de voir un instant le Grand-Maître. Obtenez-lui cette faveur. Il y a, dans l’entrevue de ce petit Mignon avec l’Empereur, des circonstances qu’on est bien aise de savoir, et qu’il raconte avec une grande naïveté : Cet élan d’un enfant, cette botte saisie, cette jambe héroïque secouée, et l’entretien qui s’établit : « — Que me demandes-tu ? — Une recommandation pour entrer à l’École normale. — Bon ! à l’École normale ? Entre plutôt à mon service ; je te ferai sous-lieutenant. — Mon frère est au service de Votre Majesté depuis six ans, et nous n’en avons point de nouvelles. Je suis la seule consolation, et la seule ressource de mes parents qui sont infirmes et âgés1511. — Eh bien ! entre à l’École polytechnique ; je faciliterai ton admission. — Votre Majesté n’ignore pas qu’il faut, pour l’École polytechnique, des études préparatoires, et je ne m’en suis pas occupé. — Qu’as-tu donc étudié ? — Le latin et le grec. — Et as-tu fait de bonnes classes ? — Oui, Sire, très-bonnes. — Dans quel lycée ? — J’ai suivi quelque temps le lycée Impérial1512 ! — C’est bon. »

Et il se fit un silence pendant lequel le petit jeune homme s’avise d’improviser un distique latin à la louange de l’Empereur, qui, prenant son parti en habile homme, se mit à dire en souriant, « C’est bon, c’est bon, je t’entends, je t’entends. » Et puis, étendant gravement la main : — « Va, tu seras content de moi. Prenez son nom1513. »

Tout cela se passait sur le quai, un beau matin, et à la face du ciel et de la terre. L’Empereur était à cheval. Rien n’avait été préparé ni prémédité de la part du petit garçon, qui est réellement un bon sujet, pieux et studieux, à ce que lion dit, et très-hardi, comme vous voyez, mais très-décidé en même temps à n’être ni soldat ni prêtre.

On pourrait lui donner une petite place de petit régent ou de maître d’études. Le temps presse : il a dix-huit ans1514. Je sens bien que cela même offre des difficultés ; mais l’obstacle est levé par une singularité qui n’est pas commune. L’Empereur a étendu la main sur lui, en l’assurant qu’il serait content. Vous savez quelle était la puissance de cette formalité chez les Orientaux, dont l’Empereur aime les mœurs et les manières ; c’est là jurer par le Styx1515.

La pudeur

La pudeur est on ne sait quelle peur attachée à notre sensibilité, qui fait que l’âme, comme la fleur, son image, se replie et se recèle en elle-même, tant qu’elle est délicate et tendre, à la moindre apparence de ce qui pourrait la blesser par des impressions trop vives ou des clartés prématurées. De là cette confusion qui, s’élevant à la présence du désordre, trouble et mêle nos pensées, et les rend comme insaisissables à ses atteintes. De là, cet instinct qui s’oppose à tout ce qui n’est pas permis, et cet indicateur muet de ce qui doit être évité ou ne doit pas être connu.

Ce qu’est leur cristal aux fontaines, un verre à nos pastels1516, leur vapeur aux paysages, la pudeur l’est à la beauté et à nos moindres agréments.

Quand la nature extérieure veut créer un être, tant qu’il est peu solide encore, elle use de précautions. Elle met le germe en repos, en solitude, en sûreté, le parachève avec lenteur, et le fait tout à coup éclore. Ainsi se forment en nous toutes nos belles qualités.

Quand la nature veut créer notre être moral et faire éclore en notre sein quelque rare perfection, elle en dépose les germes au centre de notre existence, loin des agitations qui se font à notre surface. Elle environne d’un réseau transparent et inaperçu cette alcôve1517 aimante et vivante où plongé dans un demi-sommeil le caractère en son germe reçoit tous ses accroissements ; elle n’y laisse pénétrer qu’un demi-jour, qu’un demi-bruit, et que l’essence pure de toutes les affections. — Cette enveloppe est la pudeur.

La pudeur nous lègue des fruits précieux ; un goût pur dont rien n’émoussa les premières délicatesses, une imagination claire dont rien n’altéra le poli ; un esprit agile et bien fait, prompt à s’élever au sublime ; l’amour des plaisirs innocents, les seuls qu’on ait longtemps connus ; la facilité d’être heureux par l’habitude où l’on vécut de trouver son bonheur en soi ; je ne sais quoi de comparable à ce velouté des fleurs, où nul souffle ne peut entrer ; un charme qu’on porte en son âme, et qu’elle applique à toutes choses, en sorte qu’elle aime sans cesse, et qu’elle a la faculté d’aimer toujours1518.

Madame de Staël
1766-1817

Fille d’un philosophe et d’un ministre populaire, mademoiselle Necker, depuis baronne de Staël, eut pour première école les graves entretiens d’un monde animé par le voisinage de la tribune ; les écrits de Jean-Jacques, et des espérances généreuses de rénovation sociale firent battre son cœur d’enfant. Puis vinrent les malheurs publics et privés, l’anarchie, la violence et les crimes : ces épreuves attendrirent et tempérèrent son exaltation sans décourager son amour de la liberté. Revenue en France au lendemain de la Terreur, elle y réveilla l’esprit de société, jusqu’au jour où sa royauté de salon parut dangereuse à un pouvoir ombrageux qui la réduisit à quitter son pays. Nous devons aux vicissitudes de son exil les deux meilleurs ouvrages qu’elle ait produits : Corinne, roman dont les fictions recouvrent les confidences d’une âme supérieure ; et l’Allemagne, tableau brillant d’une littérature que la France ignorait.

Intelligence sympathique aux nobles idées, imagination ardente, romanesque et vivement éprise de la gloire, madame de Staël a eu le mérite de nous découvrir de nouveaux horizons. Elle donne de l’essor à la pensée, elle suscite des émotions bienfaisantes et fait aimer le progrès, la justice, le courage, l’indépendance morale. Mais malgré ce don d’éloquence, ses écrits ne nous offrent qu’une image affaiblie d’elle-même : car elle brillait surtout par le génie de la conversation, et son style, parfois vague ou abstrait, n’a pas retenu toute la flamme de sa parole1519.

Une société de province

La naissance, le mariage et la mort composaient toute l’histoire de notre société, et ces trois événements différaient là moins qu’ailleurs. Représentez-vous ce que c’était, pour une Italienne comme moi, que d’être assise autour d’une table à thé plusieurs heures par jour, après dîner, avec la société de ma belle-mère. Elle était composée de sept femmes, les plus graves de la province ; d’eux d’entre elles étaient des demoiselles de cinquante ans, timides comme à quinze, mais beaucoup moins gaies qu’à cet âge. Une femme disait à l’autre : Ma chère, croyez-vous que l’eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé ? — Ma chère, répondait l’autre, je crois que ce serait trop tôt, car ces messieurs ne sont pas encore prêts à venir. — Resteront-ils longtemps à table aujourd’hui ? disait la troisième ; qu’en croyez-vous, ma chère ? — Je ne sais pas, répondait la quatrième ; il me semble que l’élection du Parlement doit avoir lieu la semaine prochaine, et il se pourrait qu’ils restassent pour s’en entretenir. — Non, reprenait la cinquième, je crois plutôt qu’ils parlent de cette chasse au renard qui les a tant occupés la semaine passée, et qui doit recommencer lundi prochain ; je crois cependant que le dîner sera bientôt fini. — Ah ! je ne l’espère guère, disait la sixième en soupirant, et le silence recommençait. J’avais été dans les couvents d’Italie ; ils me paraissaient pleins de vie à côté de ce cercle, et je ne savais qu’y devenir1520.

Tous les quarts d’heure il s’élevait une voix qui faisait la question la plus insipide, pour obtenir la réponse la plus froide ; et l’ennui soulevé retombait avec un nouveau poids sur ces femmes, que l’on aurait pu croire malheureuses, si l’habitude prise dès l’enfance n’apprenait pas à tout supporter. Enfin les messieurs revenaient, et ce moment si attendu n’apportait pas un grand changement dans la manière d’être des femmes : les hommes continuaient leur conversation auprès de la cheminée ; les femmes restaient dans le fond de la chambre, distribuant les tasses de thé ; et, quand l’heure du départ arrivait, elles s’en allaient avec leurs époux, prêtes à recommencer le lendemain une vie qui ne différait de celle de la veille que par la date de l’almanach et par la trace des années, qui venait enfin s’imprimer sur le visage de ces femmes comme si elles eussent vécu pendant ce temps1521.

Pompéia1522

A Rome, on ne trouve guère que les débris des monuments publics, et ces monuments ne retracent que l’histoire politique des siècles écoulés ; mais à Pompéia, c’est la vie privée des anciens qui s’offre à vous telle qu’elle était. Le volcan qui a couvert cette ville de cendres, l’a préservée des outrages du temps1523. Jamais des édifices exposés à l’air ne se seraient ainsi maintenus, et ce souvenir enfoui s’est retrouvé tout entier. Les peintures, les bronzes étaient encore dans leur beauté première, et tout ce qui peut servir aux usages domestiques s’est conservé d’une manière effrayante1524. Les amphores sont encore préparées pour le festin du jour suivant ; la farine qui allait être pétrie est encore là. Les restes d’une femme sont encore ornés do parures qu’elle portait dans le jour de fête que le volcan a troublé, et ses bras désséchés ne remplissent plus le bracelet de pierreries qui les entoure encore. On ne peut voir nulle part une image aussi frappante de l’interruption subite de la vie. Le sillon des roues est visiblement marqué sur les pavés dans les rues, et les pierres qui bordent les puits portent la trace des cordes qui les ont creusées peu à peu. On voit encore sur les murs d’un corps de garde les caractères mal formés, les figures grossièrement esquissées que les soldats traçaient pour passer le temps, tandis que ce temps avançait pour les engloutir.

Quand on se place au milieu du carrefour des rues, d’où l’on voit de tous côtés la ville qui subsiste encore presque en entier, il semble qu’on attende quelqu’un, que le maître soit prêt à venir ; et l’apparence même de la vie qu’offre ce séjour fait sentir plus tristement son éternel silence. C’est avec des morceaux de lave pétrifiée que sont bâties la plupart de ces maisons qui ont été ensevelies par d’autres laves. Cette histoire du monde, où les époques se comptent de débris en débris, cette vie humaine, dont la trace se suit à la lueur des volcans qui l’ont consumée, remplit le cœur d’une profonde mélancolie.

Venise

On s’embarque sur la Brenta1525 pour arriver à Venise, et des deux côtés du Canal1526 on voit les palais des Vénitiens, grands et un peu délabrés, comme la magnificence italienne. Ils sont ornés d’une manière bizarre, et qui ne rap pelle en rien le goût antique. L’architecture vénitienne se ressent du commerce avec l’Orient ; c’est un mélange du goût moresque et gothique, qui attire la curiosité sans plaire à l’imagination. Le peuplier, cet arbre régulier comme l’architecture, borde le Canal presque partout. Le ciel est d’un bleu vif qui contraste avec le vert éclatant de la campagne ; ce vert est entretenu par l’abondance des eaux : le ciel et la terre sont ainsi de deux couleurs si fortement tranchées, que cette nature elle-même a l’air d’être arrangée avec une sorte d’apprêt ; et l’on n’y trouve point le vague mystérieux qui fait aimer le midi de l’Italie, L’aspect de Venise est plus étonnant qu’agréable1527 ; on croit d’abord voir une ville submergée, et la réflexion est nécessaire pour admirer 3e génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre au bord de la mer ; mais Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d’un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s’empare de l’imagination en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation ; on ne voit pas même une mouche en ce séjour : tous les animaux en sont bannis, et l’homme est là seul pour lutter contre la mer.

Le silence est profond dans cette ville1528, dont les rues sont des canaux, et le bruit des rames est l’unique interruption de ce silence. Ce n’est pas la campagne, puisqu’on n’y entend pas le moindre mouvement ; ce n’est pas même un vaisseau, puisqu’on n’avance pas : c’est une demeure dont l’orage fait une prison ; car il y a des moments où l’on ne peut sortir ni de la ville ni de chez soi. On trouve à Venise des hommes du peuple qui n’ont jamais été d’un quartier à l’autre, qui n’ont pas vu la place Saint-Marc, et pour qui la vue d’un cheval1529 ou d’un arbre serait une véritable merveille. Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l’homme. Le soir, on ne voit passer que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles ; car, de nuit, leur couleur noire empêche de les distinguer. On dirait que ce sont des ombres qui glissent sur l’eau, guidées par une petite étoile.

Un courtisan

Je me mis à causer avec un espagnol que j’avais déjà vu une ou deux fois, et que j’avais remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu frondeur. Je lui demandai s’il connaissait le duc de Mendoce. — Fort peu, répondit-il ; mais je sais seulement qu’il n’y a point d’homme dans toute la cour d’Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C’est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre ; ses épaules se plient dès qu’il l’aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes ; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendri1530, que je ne doute pas qu’il n’ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la cour d’Espagne depuis trente ans. Sa conversation n’est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures ; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse ; il finit celles que le ministre a commencées ; sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l’accompagne d’un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l’objet. Quand il peut trouver l’occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu’il prend de sa santé, les excès de travail qu’il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses ; on croirait, au ton de sa voix, qu’il s’expose à tout pour satisfaire sa conscience, et ce n’est qu’à la réflexion qu’on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaye de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n’est pas un méchant homme ; il préfère ne pas faire du mal, et ne s’y décide que pour son intérêt. Il a, si l’on peut le dire, l’innocence de la bassesse ; il ne se doute pas qu’il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir ; il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l’un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l’instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même.

Les idées religieuses

A Monsieur Destutt de Tracy1531

Vous m’avez écrit une charmante lettre, Monsieur, et vous savez quel prix je mets à votre suffrage. Vous me dites que vous ne me suivez pas dans le ciel ni dans les tombeaux ; il me semble qu’on esprit aussi supérieur que le vôtre, et qui est déjà détaché de tout ce qui est matériel par la nature même de ses recherches, doit un jour se plaire dans les idées religieuses ; elles complètent tout ce qui est grand, elles apaisent tout ce qui est sensible, et sans cet espoir, il me prendrait je ne sais quelle invincible terreur de la vie comme de la mort ; mon imagination en serait bouleversée1532.

Chateaubriand
1768-1848

M. de Chateaubriand est déjà pour nous un classique, ou du moins un ancien. Il faut saluer en lui le plus grand nom qui ait ouvert le dix-neuvième siècle. Né au milieu des orages d’une révolution, rejeté par elle au-delà des mers, il y grandit librement, en dehors de toute imitation, n’écouta que la muse intérieure, et devint à l’école des malheurs publics et domestiques, l’éloquent interprète de tous les regrets et de toutes les espérances, l’instrument prédestiné d’une restauration littéraire, morale et religieuse.

On peut dire qu’après le déluge qui avait tout submergé, Atala fut la colombe sortie de l’arche et rapportant le rameau d’olivier. En suivant cette comparaison, j’ajouterai que le Génie du christianisme (1802) fut l’arc-en-ciel, le signe brillant d’alliance et de réconciliation entre la religion et la société française. Ce livre réhabilita tout ce qu’avaient flétri des sarcasmes impies ; il protesta contre des persécuteurs qui avaient fermé les Églises, brisé les autels, proscrit les prêtres. En purifiant l’air et attendrissant les cœurs, il contribua aussi à provoquer une renaissance poétique.

René (1805) fut la peinture transparente d’une jeunesse rêveuse, romanesque et mélancolique.

Les Martyrs (1809), épopée en prose, fidèle aux formes consacrées, nous montrent l’application souvent artificielle, mais parfois heureuse, de la poétique développée dans le Génie du christianisme. Le poëte voyageur y décrit avec éclat l’Orient qu’il avait parcouru : ce fut, avec l’Itinéraire, un pèlerinage au double berceau de l’antiquité.

L’originalité de Chateaubriand est dans l’accord de ses dissonances : procédant de maîtres opposés, il s’inspire du passé comme de l’avenir ; il mêle tous les styles, et rapproche les idées et les sentiments les plus contraires. Tour à tour classique et romantique, il a moins de goût que d’imagination et de sensibilité. Peintre avant tout, il rappelle, avec plus d’éclat, Bernardin de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau. Son pinceau a découvert le désert américain et les forêts transatlantiques. Sa langue musicale et pittoresque produit, par l’arrangement des sons et le choix des mots, des effets d’harmonie et de couleurs qui enchantent l’oreille et les yeux.

La cataracte du Niagara.

Nous arrivâmes bientôt au bord de la cataracte, qui s’annonçait par d’affreux mugissements. Elle est formée par la rivière du Niagara, qui sort du lac Erié, et se jette dans le lac Ontario ; sa hauteur perpendiculaire est de cent quarante-quatre pieds : depuis le lac Erié jusqu’au saut, le fleuve arrive toujours en déclinant par une pente rapide ; et, au moment de la chute, c’est moins un fleuve qu’une mer, dont les torrents se pressent à la bouche béante d’un gouffre. La cataracte se divise en deux branches, et se courbe en fer-à-cheval. Entre les deux chutes s’avance une île, creusée en dessous, qui pend, avec tous ses arbres, sur le chaos des ondes. La masse du fleuve, qui se précipite au midi, s’arrondit en un vaste cylindre, puis se déroule en nappe de neige, et brille au soleil de toutes les couleurs : celle qui tombe au levant, descend dans une ombre effrayante ; on dirait une colonne d’eau du déluge1533. Mille arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l’abîme. L’onde, frappant le roc ébranlé, rejaillit en tourbillons d’écume qui s’élèvent au-dessus des forêts, comme les fumées d’un vaste embrasement. Des pins, des noyers sauvages, des rochers taillés en forme de fantômes, décorent la scène. Des aigles, entraînés par le courant d’air, descendent en tournoyant au fond du gouffre, et des carcajoux1534 se suspendent par leurs longues queues au bout d’une branche abaissée, pour saisir dans l’abîme les cadavres brisés des élans1535 et des ours.

L’Eurotas1536

Je marchai pendant un quart d’heure pour arriver à l’Eurotas. Je le vis à peu près tel que je l’avais passé deux lieues plus haut sans le connaître : il peut avoir devant Sparte la largeur de la Marne au-dessus de Charenton. Son lit, presque désséché en été, présente une grève semée do petits cailloux, plantée de roseaux et de lauriers-roses, et sur laquelle coulent quelques filets d’une eau fraîche et limpide. Cette eau me parut excellente ; j’en bus abondamment, car je mourais de soif. L’Eurotas mérite certainement l’épithète de fleuve aux beaux roseaux, que lui a donné Euripide ; mais je ne sais s’il doit garder celle d’olorifer 1537, car je n’ai point aperçu de cygnes dans ses eaux. Je suivis son cours, espérant rencontrer ces oiseaux qui, selon Platon, avant d’expirer, ont un chant si mélodieux : mes recherches furent inutiles.

Les fleuves fameux ont la même destinée que les peuples fameux : d’abord ignorés, puis célébrés sur toute la terre, ils retombent ensuite dans leur première obscurité1538. L’Eurotas, appelé d’abord Himère, coule maintenant oublié sous le nom d’iris, comme le Tibre, autrefois l’Albula, porte aujourd’hui à la mer les eaux inconnues du Tévère. J’examinai les ruines du pont Babyx, qui sont peu de chose. Je cherchai l’île du Plataniste, et je crois l’avoir trouvée au-dessous même de Magoula. Il y dans cette île quelques mûriers et des sycomores, mais point de platanes. Je n’aperçus rien qui prouvât que les Turcs fissent de cette île un lieu de délices ; je vis cependant quelques fleurs, entre autres des lis bleus portés par une espèce de glaïeuls ; j’en cueillis plusieurs en mémoire d’Hélène : la fragile couronne de la beauté existe encore sur les bords de l’Eurotas, et la beauté même a disparu.

La vue dont on jouit en marchant le long de l’Eurotas est bien différente de celle que l’on découvre du sommet de la citadelle. Le fleuve suit un lit tortueux, et se cache, comme je l’ai dit, parmi des roseaux et des lauriers-roses aussi grands que des arbres ; sur la rive gauche, les monts Ménélaïons, d’un aspect aride et rougeâtre, forment contraste avec la fraîcheur et la verdure du cours de l’Eurotas. Sur la rive droite, le Taygète déploie son magnifique rideau : tout l’espace compris entre ce rideau et le fleuve est occupé par les collines et les ruines de Sparte ; ces collines et ces ruines ne paraissent point désolées comme lorsqu’on les voit de près : elles semblent au contraire, teintes de pourpre, de violet et d’or pâle. Ce ne sont point les prairies et les feuilles d’un vert cru et froid qui font les admirables paysages ; ce sont les effets de la lumière : voilà pourquoi les roches et les bruyères de la baie de Naples seront toujours plus belles que les vallées les plus fertiles de la France et de l’Angleterre.

Ainsi, après des siècles d’oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s’est peut-être réjoui dans son abandon d’entendre retentir autour de ses rives les pas d’un obscur étranger1539.

Jérusalem.

Au centre d’une chaîne de montagnes se trouve un bassin aride, fermé de tous côtés par des sommets jaunes et rocailleux ; ces sommets ne s’entr’ouvent qu’au levant pour laisser voir le gouffre de la mer Morte et les montagnes lointaines de l’Arabie. Au milieu de ce passage de pierres, sur un terrain inégal et penchant, dans l’enceinte du mur jadis ébranlé par les coups du bélier1540, et fortifié par des tours qui tombent, on aperçoit de vastes débris ; des cyprès épars, des buissons d’aloès et de nopals, quelques masures arabes pareilles à des sépulcres blanchis, recouvrent cet amas de ruines : c’est la triste Jérusalem1541.

Au premier aspect de cette région désolée, un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe ; le voyageur éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, l’humble hysope, le cèdre superbe, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là ; chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel.

Le printemps en Bretagne1542

Le printemps en Bretagne est plus doux qu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec de tièdes brises. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de hyacinthes1543, de narcisses, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières1544 se panachent d’élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d’ajoncs1545 resplendissent de fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or posés sur des arbustes verts et bleuâtres.

Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’églantiers, d’aubépine blanche et rose, de boules de neige, de chèvre-feuilles-convolvulus, de buis, de lierre à baies écarlates, de ronces dont les rejets brunis et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux : les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Le myrte et le laurier croissent en pleine terre ; la figue mûrit comme en Provence. Chaque pommier, avec ses roses carminées1546, ressemble au gros bouquet d’une fiancée de village.

L’aspect du pays, entrecoupé de fossés boisés, est celui d’une continuelle forêt, et rappelle l’Angleterre. Des vallons étroits et profonds, où coulent, parmi des saulaies1547 et des chènevières, de petites rivières non navigables, présentent des perspectives riantes et solitaires. Les futaies à fonds de bruyères et à cépées de houx1548, habitées par des sabotiers, des charbonniers et des verriers tenant du gentilhomme, du commerçant et du sauvage, les landes nues, les plateaux pelés, les champs rougeâtres de sarrazin, qui séparent ces vallons entre eux, en font mieux sentir la fraîcheur et l’agrément. Sur les côtes se succèdent des tours à fanaux, des clochers de la Renaissance1549, des vigies1550, des ouvrages romains, des monuments druidiques, des ruines de châteaux : la mer borne le tout-.

Les rogations

Les cloches du hameau se font entendre, les villageois quittent leurs travaux ; le vigneron descend de la colline, le laboureur accourt de la plaine, le bûcheron sort de la forêt ; les mères, fermant leurs cabanes, arrivent avec leurs enfants, et les jeunes filles laissent leurs fuseaux, leurs brebis et les fontaines pour assister à la fête1551.

On s’assemble dans le cimetière de la paroisse, sur les tombes verdoyantes des aïeux. Bientôt on voit paraître tout le clergé destiné à la cérémonie : c’est un vieux pasteur qui n’est connu que sous le nom de curé, et ce nom vénérable, dans lequel est venu se perdre le sien, indique moins le ministre du temple que le père laborieux du troupeau. Il sort de sa retraite, bâtie auprès de la demeure des morts, dont il surveille la cendre. Il est établi dans son presbytère comme une garde avancée aux frontières de la vie, pour ceux qui entrent et ceux qui sortent de ce royaume des douleurs1552. Un puits, des peupliers, une vigne autour de sa fenêtre, quelques colombes, composent l’héritage de ce roi des sacrifices 1553.

Cependant, l’apôtre de l’Évangile, revêtu d’un simple surplis, assemble ses ouailles devant la grande porte de l’église ; il leur fait un discours, fort beau sans doute, à en juger par les larmes de l’assistance. On lui entend souvent répéter : « Mes enfants, mes chers enfants ! » et c’est là tout le secret de l’éloquence du Chrysostome champêtre1554.

Après l’exhortation, l’assemblée commence à marcher en chantant : « Vous sortirez avec plaisir, et vous serez reçu avec joie ; les collines bondiront et vous entendront avec joie. » L’étendard des saints, antique bannière des temps chevaleresques, ouvre la carrière au troupeau, qui suit pêle-mêle avec son pasteur. On entre dans des chemins ombragés et coupés profondément par la roue des chars rustiques ; on franchit de hautes barrières, formées d’un seul tronc de chêne ; on voyage le long d’une haie d’aubépine où bourdonne l’abeille, et où sifflent les bouvreuils et les merles. Les arbres sont couverts de leurs fleurs ou parés d’un naissant feuillage. Les bois, les vallons, les rivières, les rochers, entendent tour à tour les hymnes des laboureurs. Étonnés de ces cantiques, les hôtes des champs 1555 sortent des blés nouveaux, et s’arrêtent à quelque distance, pour voir passer la pompe villageoise.

La procession rentre enfin au hameau. Chacun retourne à son ouvrage : la religion n’a pas voulu que le jour où lion demande à Dieu les biens de la terre fût un jour d’oisiveté. Avec quelle espérance on enfonce le soc dans le sillon, après avoir imploré celui qui dirige le soleil, et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever un jour si saintement commencé, les anciens du village viennent, à l’entrée de la nuit, converser avec le curé, qui prend son repas du soir sous les peupliers de sa cour. La lune répand alors les dernières harmonies sur cette fête que ramènent chaque année le mois le plus doux et le cours de l’astre le plus mystérieux.

La fête des rois

Les cœurs simples ne se rappellent point sans être attendris ces heures d’épanchement où les familles se rassemblaient autour des gâteaux qui retraçaient les présents des mages1556. L’aïeul, retiré pendant le reste de l’année au fond de son appartement, reparaissait dans ce jour comme la divinité1557 du foyer paternel. Ses petits-enfants, qui depuis longtemps ne rêvaient que la fête attendue, entouraient ses genoux, et le rajeunissaient de leur jeunesse. Les fronts respiraient la gaieté, les cœurs étaient épanouis ; la salle du festin était merveilleusement décorée, et chacun prenait un vêtement nouveau. Au choc des verres, aux éclats de la joie, on tirait au sort ces royautés qui ne coûtaient ni soupirs ni larmes : on se passait ces sceptres, qui ne pesaient point dans la main de celui qui les portait. Souvent une fraude, qui redoublait l’allégresse des sujets, et n’excitait que les plaintes de la souveraine, faisait tomber la fortune à la fille du lieu et au fils du voisin, dernièrement arrivé de l’armée. Les jeunes gens rougissaient, embarrassés qu’ils étaient de leur couronne ; les mères souriaient, et l’aïeul vidait sa coupe à la nouvelle reine. Alors, le curé, présent à la fête, recevait, pour la distribuer avec d’autres secours, cette première part appelée la part des pauvres. Des jeux de l’ancien temps, un bal, dont quelque vieux serviteur était le premier musicien, prolongeaient les plaisirs ; et la maison entière, nourrices, enfants, fermiers, domestiques et maîtres, dansaient ensemble la ronde antique1558.

La conscience

Chaque homme a au milieu du cœur un tribunal où il commence par se juger soi-même, en attendant que l’arbitre souverain confirme la sentence. Si le vice n’est qu’une conséquence physique de notre organisation, d’où vient cette frayeur qui trouble les jours d’une prospérité coupable ? Pourquoi le remords est-il si terrible, qu’on préfère se soumettre à la pauvreté et à toute la rigueur de la vertu plutôt que d’acquérir des biens illégitimes ? Pourquoi y a-t-il une voix dans le sang, une parole dans la pierre ? Le tigre déchire sa proie, et dort ; l’homme devient homicide, et veille. Il cherche les lieux déserts, et cependant la solitude l’effraye ; il se traîne autour des tombeaux, et cependant il a peur des tombeaux. Son regard est mobile et inquiet ; il n’ose regarder le mur de la salle du festin1559, dans la crainte d’y lire des caractères funestes. Ses sens semblent devenir meilleurs pour le tourmenter ; il voit, au milieu de la nuit, des lueurs menaçantes ; il est toujours environné de l’odeur du carnage ; il découvre le goût du poison dans les mets qu’il a lui-même apprêtés ; son oreille, d’une étrange subtilité, trouve le bruit où tout le monde trouve le silence ; et sous les vêtements de son ami, lorsqu’il l’embrasse, il croit sentir un poignard caché1560.

Le rossignol

Lorsque les premiers silences de la nuit1561 et les derniers murmures du jour luttent sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées, lorsque les forêts se taisent par degrés, que pas une feuille, pas une mousse ne soupire, que la lune est dans le ciel, que l’oreille de l’homme est attentive, le premier chantre de la création entonne ses hymnes à l’Éternel. D’abord il frappe l’écho des brillants éclats du plaisir : le désordre est dans ses chants ; il saute du grave à l’aigu, du doux au fort ; il fait des pauses, il est lent, il est vif : c’est un cœur que la joie enivre, un cœur qui palpite sous le poids de l’amour. Mais tout à coup la voix tombe, l’oiseau se tait. Il recommence ! que ses accents sont changés ! quelle tendre mélodie ! Tantôt ce sont des modulations languissantes, quoique variées ; tantôt c’est un air un peu monotone comme celui de ces vieilles romances françaises, chefs-d’œuvre de simplicité et de mélancolie1562. Le chant est aussi souvent la marque de la tristesse que de la joie : l’oiseau qui a perdu ses petits chante encore ; c’est encore l’air du bonheur qu’il redit, car il n’en sait qu’on ; mais, par un coup de son art, le musicien n’a fait que changer la clef 1563, et la cantate du plaisir est devenue la complainte de la douleur.

Impression religieuse qui saisit le cœur dans les forêts de l’Amérique

Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que le monde : Quel profond silence dans ces retraites, quand les vents reposent ! quelles voix inconnues, quand les vents viennent à s’élever ! Etes-vous immobile, tout est muet ; faites-vous un pas, tout soupire. La nuit s’approche, les ombres s’épaississent : on entend des troupeaux do bêtes sauvages passer dans les ténèbres ; la terre murmure sous vos pas ; quelques coups de foudre font mugir les déserts : la forêt s’agite, les arbres tombent, un fleuve inconnu coule devant vous. La lune sort enfin de l’orient ; à mesure que vous passez au pied des arbres, elle semble errer devant vous dans leur cime, et suivre tristement vos yeux. Le voyageur s’assied sur le tronc d’un chêne, pour attendre le jour ; il regarde tour à tour l’astre des nuits, les ténèbres, le fleuve ; il se sent inquiet, agité, et dans l’attente de quelque chose d’inconnu ; un plaisir inouï, et une crainte extraordinaire font palpiter son sein, comme s’il allait être admis à quelque secret de la Divinité : il est seul au fond des forêts ; mais l’esprit de l’homme remplit aisément les espaces de la nature, et toutes les solitudes de la terre sont moins vastes qu’une seule pensée de son cœur1564.

Retour de Cymodocée

C’était une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindre1565 de cacher le beau ciel de la Grèce : ce n’étaient point des ténèbres ; c’était seulement l’absence du jour. L’air était doux comme le lait et le miel, et lion sentait à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète1566, les promontoires opposés de Colonides et d’Acritas, la mer de Messénie brillaient de la plus tendre lumière ; une flotte ionienne baissait ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier ; l’alcyon 1567 gémissait doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportait à Cymodocée1568 les parfums du dictame et la voix lointaine de Neptune 1569 ; assis dans la vallée, le berger contemplait la lune au milieu du brillant cortège des étoiles, et il se réjouissait dans son cœur,

Réveil d’un camp

Épuisé par les travaux de la journée, je n’avais, durant la nuit, que quelques heures pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m’arrivait, pendant ce court repos, d’oublier ma nouvelle fortune ; et lorsqu’aux premières blancheurs de l’aube, les trompettes du camp venaient à sonner l’air de Diane1570, j’étais étonné d’ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y avait pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n’ai jamais entendu, sans une certaine joie belliqueuse, la fanfare du clairon, répétée par l’écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux, qui saluaient l’aurore. J’aimais à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées, d’où sortaient quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenait devant les faisceaux d’armes en balançant son cep de vigne ; la sentinelle immobile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé dans l’attitude du silence ; le cavalier qui traversait le fleuve coloré des feux du matin ; le victimaire1571 qui puisait l’eau du sacrifice, et souvent un berger qui, appuyé sur sa houlette, regardait boire son troupeau1572.

Adieux du poète a sa muse

O Muse, qui daignas me soutenir dans une carrière aussi longue que périlleuse, retourne maintenant aux célestes demeures. J’aperçois les bornes de la course ; je vais descendre du char, et pour chanter l’hymne des morts, je n’ai plus besoin de ton secours. Quel Français ignore aujourd’hui1573 les cantiques funèbres ? Qui de nous n’a mené le deuil autour d’un tombeau, n’a fait retentir le cri des funérailles ? C’en est fait, ô Muse ! encore un moment, et pour toujours j’abandonne tes autels ! Je ne dirai plus les amours1574 et les songes séduisants des hommes : il faut quitter la lyre avec la jeunesse. Adieu, consolatrice de mes jours, toi qui partageas mes plaisirs, et bien plus souvent mes douleurs ! Puis-je me séparer de toi sans répandre des larmes1575 ? J’étais à peine sorti de l’enfance ; tu montas sur mon vaisseau rapide, et tu chantas les tempêtes qui déchiraient ma voile ; tu me suivis sous le toit d’écorce du sauvage, et tu me fis trouver dans les solitudes américaines les bois du Pinde. A quel bord n’as-tu pas conduit mes rêveries ou mes malheurs ? Porté sur ton aile, j’ai découvert au milieu des nuages les montagnes désolées de Morven ; j’ai pénétré les forêts d’Erminsul, j’ai vu couler les flots du Tibre, j’ai salué les oliviers du Céphise et les lauriers de l’Eurotas1576. Tu me montras les hauts cyprès du Bosphore, et les sépulcres déserts du Simoïs. Avec toi je traversai l’Hormus, rival du Pactole ; avec toi j’adorai les eaux du Jourdain, et je priai sur la montagne de Sion. Memphis et Carthage nous ont vus méditer sur leurs ruines, et, dans les débris des palais de Grenade, nous évoquâmes les souvenirs de l’honneur et de l’amour1577. Tu me disais alors :

Sache apprécier cette gloire dont un obscur et faible voyageur peut parcourir le théâtre en quelques jours.

O Muse ! je n’oublierai point tes leçons ! je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l’as placé. Les talents de l’esprit que tu dispenses s’affaiblissent par le cours des ans ; la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth ; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand tes autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux, laisse-moi l’indépendance de la vertu. Qu’elles viennent, ces vierges austères, qu’elles viennent fermer pour moi le livre de la Poésie et m’ouvrir les pages de l’histoire. J’ai consacré l’âge des illusions à la riante peinture du mensonge ; j’emploierai l’âge des regrets au tableau sévère de la vérité1578.

L’espérance

Il est dans le ciel une puissance divine, compagne assidue de la religion et de la vertu. Elle nous aide à supporter la vie, s’embarque avec nous pour nous montrer le port dans les tempêtes, également douce et secourable. aux voyageurs célèbres, aux passagers inconnus. Quoique ses yeux soient couverts d’un bandeau, ses regards pénètrent l’avenir. Quelquefois elle tient des fleurs naissantes dans sa main, quelquefois une coupe pleine d’une liqueur enchanteresse. Rien n’approche du charme de sa voix, de la grâce de son sourire. Plus elle s’avance vers le tombeau, plus elle se montre pure et brillante aux mortels consolés. La Foi et la Charité lui disent : « Ma sœur, » et elle se nomme l’Espérance1579.

Un nid de bouvreuil dans un rosier.

Ce nid ressemblait à une conque de nacre, contenant quatre perles bleues1580 : une rose pendait au-dessus, tout humide ; le bouvreuil se tenait immobile sur un arbuste voisin, comme une fleur de pourpre et d’azur. Ces objets étaient répétés dans l’eau d’un étang avec l’ombrage d’un noyer, qui servait de fond à la scène, et derrière lequel on voyait se lever l’aurore. Dieu nous donna, dans ce petit tableau, une idée des grâces dont il a paré la nature1581.

Les cygnes

Ce n’est pas toujours en troupes que ces oiseaux visitent nos demeures : quelquefois deux beaux étrangers, aussi blancs que la neige, arrivent avec les frimas ; ils descendent, au milieu des bruyères, dans un lieu découvert, et dont on ne peut approcher sans être aperçu ; après quelques heures de repos, ils remontent sur les nuages. Vous courez à l’endroit d’où ils sont partis, et vous n’y trouvez que quelques plumes, seules marques de leur passage, et que le vent a déjà dispersées. Heureux le favori des muses, qui, comme le cygne, a quitté la terre sans y laisser d’autres débris et d’autres souvenirs que quelques plumes de ses ailes1582.

Une invocation1583

Créateur de la lumière, pardonne à nos premières erreurs. Si nous fûmes assez infortuné pour te méconnaître dans le siècle qui finit, tu n’auras pas roulé en vain le nouveau siècle sur notre tête. Il a retenti pour nous comme l’éclat de ta foudre. Nous nous sommes réveillé de notre assoupissement, et, ouvrant les yeux, nous avons vu cent années, avec leurs crimes et leurs générations, s’enfoncer dans l’abîme : elles emportaient dans leurs bras tous nos amis ! A ce spectacle, nous nous sommes ému ; la rapidité de la vie nous a troublé ; nous avons senti combien il est inutile de vouloir se défendre de toi. Seigneur, nous te louerons désormais avec le prophète ! Daigne recevoir ce premier hymne que te portera l’aile de ce siècle qui rentre dans ton Eternité.1584

Napoléon
1769-1821

Toute âme supérieure, au moment où elle s’anime, peut se dire maîtresse de la parole ; car une pensée forte et vive emporte nécessairement avec elle son expression. Ne fût-ce qu’à ce titre, Napoléon méritait de figurer dans un recueil de modèles classiques. Il trouva de génie la harangue brève, grave, familière, monumentale, et ces mots faits pour électriser la valeur française. Dans ces glorieuses pages de notre histoire, il a toujours l’à-propos grandiose, le ton du commandement suprême, l’accent d’une volonté impérieuse qui ne parle que pour agir. Son style d’ordinaire simple et nu serait parfois brusque et sec, s’il n’avait de temps en temps des saillies de poëte, des traits lumineux qui font éclair, et découvrent des horizons lointains ; mais alors l’image se lie si étroitement à la pensée qu’elle en est inséparable.

Il nous suffira de dire que la main de Napoléon a tenu la plume aussi noblement que l’épée1585.

Les grands hommes

Lorsqu’une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir ; lorsque, cédant tour à tour à l’influence des partis contraires et vivant au jour le jour, sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les plus modérés sont forcés de convenir que l’État n’est plus gouverné ; lorsqu’enfin à sa nullité au dedans l’administration joint le tort le plus grave qu’elle puisse avoir aux yeux d’un peuple fier, je veux dire l’avilissement au dehors, une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de la conservation l’agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. Ce génie tutélaire, une nation le renferme toujours dans son sein, mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu’il existe : il faut qu’il soit connu ; il faut qu’il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées sont impuissantes ; l’inertie du grand nombre protège le gouvernement nominal, et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent pas contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup signe d’existence, l’instinct national le discerne et l’appelle, les obstacles s’aplanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire : « Le voilà1586 ! »

Proclamation à l’armée d’Italie1587

Soldats, vous avez remporté en quinze jours six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-sept pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes ; vous vous étiez jusqu’ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie ; vous égalez aujourd’hui, par vos services, l’armée de Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables do souffrir ce que vous avez souffert : grâces vous en soient rendues, soldats ! La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité ; et si, vainqueurs de Toulon1588, vous avez présagé l’immortelle campagne de 1793, vos victoires actuelles en présagent une plus belle encore. Les deux armées, qui naguère vous attaquaient avec audace, fuient épouvantées devant vous ; les hommes pervers qui riaient de votre misère, et se réjouissaient dans leur pensée des triomphes de vos ennemis, sont confondus et tremblants. Mais, soldats, vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste à faire1589. Ni Turin ni Milan ne sont à vous : les cendres des vainqueurs de Tarquin1590 sont encore foulées par les assassins de Basse-ville1591 ! On dit qu’il en est parmi vous dont le courage mollit, qui préféreraient retourner sur les sommets de l’Apennin et des Alpes. Non, je ne puis le croire. Les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dego, de Mondovi1592, brûlent de porter au loin la gloire du peuple français.

Bonaparte à l’archiduc Charles1593

Proposition de paix

Monsieur le Général en chef,

Les braves militaires font la guerre et désirent la paix : celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ? avons-nous assez tué de monde et fait éprouver assez de maux à la triste humanité ? Elle réclame de tout côté. L’Europe, qui avait pris les armes contre la République française, les a posées ; votre nation reste seule, et cependant le sang va couler encore plus que jamais. Cette campagne s’annonce par des présages sinistres. Quelle qu’en soit l’issue, nous tuerons, de part et d’autre, quelques milliers d’hommes de plus, et il faudra bien que l’on finisse par s’entendre, puisque tout a un terme, même les passions haineuses1594.

Le Directoire exécutif de la République française avait fait connaître à S. M. l’Empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole les deux peuples ; l’intervention de la cour de Londres s’y est opposée. N’y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre, et faut-il, pour les intérêts ou les passions d’une nation étrangère aux maux de la guerre, que nous continuions à nous entr’égorger ? Vous, Monsieur le Général en chef, qui, par votre naissance, approchez si près du trône, et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernements, êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l’humanité entière1595, et de vrai sauveur de l’Allemagne ?

Ne croyez pas, Monsieur le Général en chef, que j’entende par là qu’il ne soit pas possible de la sauver par la force des armes ; mais, dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l’Allemagne n’en sera pas moins ravagée1596. Quant à moi, Monsieur le Général en chef, si l’ouverture que j’ai l’honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m’estimerai plus fier de la couronne civique 1597 que je me trouverais avoir méritée, que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires.

Je vous prie de croire, Monsieur le Général en chef, aux sentiments d’estime et de considération distingués avec lesquels je suis, etc.    

Bonaparte.
(Correspondance de Napoléon 1er , t. II, n° 1063.)

Au Schah de Perse

Réponse a une demande d’alliance

J’ai partout1598 des agents qui m’informent de tout ce qu’il m’importe de connaître. Par eux, je sais en quels lieux et dans quels temps je puis envoyer aux princes, aux peuples que j’affectionne, les conseils de mon amitié et les secours de ma puissance.

La renommée, qui publie tout, t’a fait savoir ce que je suis, ce que j’ai fait ; comment j’ai élevé la France au-dessus de tous les peuples de l’Occident ; par quelles marques éclatantes j’ai montré aux rois de l’Orient1599 l’intérêt que je leur porte, et quels motifs m’ont détourné de suivre, il y a cinq ans, le cours des projets que j’avais conçus pour leur gloire et la félicité de leurs peuples.

Je désire apprendre de toi-même ce que tu as fait, ce que tu te proposes de faire pour assurer la grandeur et la durée de ton empire. La Perse est une noble contrée que le ciel a comblée de ses dons. Elle est habitée par des hommes spirituels et intrépides, qui méritent d’être bien gouvernés1600; et il faut que, depuis un siècle, le plus grand nombre de tes prédécesseurs n’aient pas été dignes de commander à ce peuple, puisqu’ils l’ont laissé se tourmenter et se détruire dans les fureurs des dissensions civiles.

Nadir-Chah1601 fut un grand guerrier ; il sut conquérir un grand pouvoir ; il se rendit terrible aux séditieux et redoutable à ses voisins ; il triompha de ses ennemis et régna avec gloire ; mais il n’eut pas cette sagesse qui pense à la fois au présent et à l’avenir ; sa postérité ne lui a pas succédé. Le seul Méhémet-Chah1602, ton oncle, me semble avoir vécu et pensé en prince. Il a réuni sous sa domination la plus grande partie de la Perse, et ensuite il t’a transmis la souveraine autorité qu’il avait acquise par ses victoires.

Tu imiteras, tu surpasseras les exemples qu’il t’a laissés ; comme lui, tu te défieras des conseils d’une nation de marchands1603 qui, dans l’Inde, trafiquent de la vie et des couronnes des souverains, et tu opposeras la valeur de ton peuple aux incursions que la Russie tente et renouvelle souvent sur la partie de ton empire qui est voisine de son territoire.

Je t’envoie un de mes serviteurs qui remplit auprès do moi une place importante et toute de confiance. Je le charge de t’exprimer mes sentiments, et de me rapporter ce que tu lui diras. Je lui ordonne de passer à Constantinople, où je sais qu’un de tes sujets, Osseph Vassissowith, est arrivé se disant envoyé par toi, pour me porter en ton nom des propositions d’amitié ; mon serviteur Jaubert vérifiera la mission de ce Persan1604. De là il ira à Bagdad, où Rousseau, un de mes fidèles agents, lui donnera les directions et les recommandations nécessaires pour parvenir à ta cour. La marche de ces communications une fois tracée, rien n’empêche qu’elle ne soit établie d’une manière durable.

Tous les peuples ont besoin les uns des autres. Les hommes de l’Orient ont du courage, du génie ; mais l’ignorance de certains arts, et la négligence d’une certaine discipline, qui multiplie la force et l’activité des armées, leur donnent un grand désavantage dans la guerre contre les hommes du Nord et de l’Occident. Le puissant empire de la Chine a été conquis trois fois, et est aujourd’hui gouverné par un peuple septentrional ; et tu vois sous tes yeux comment l’Angleterre, une nation d’Occident, qui parmi nous est au nombre de celles dont la population est la moins nombreuse et le territoire le moins étendu, fait cependant trembler toutes les puissances de l’Inde.

Tu me feras connaître ce que tu désires, et nous renouvellerons les rapports d’amitié et de commerce qui ont autrefois existé entre ton empire et le mien.

Nous travaillerons de concert à rendre nos peuples plus puissants, plus riches, et plus heureux.

Je te prie de bien accueillir le serviteur fidèle que je t’envoie, et je te souhaite les bénédictions du ciel, un règne long et glorieux, et une fin heureuse.

Écrit en mon palais impérial des Tuileries, le 27 pluviôse, an XIII, et de mon règne le premier,

Napoléon.
(Correspondance de Napoléon Ier , t. X, n, 3329.)

Consolation1605

Votre fils est mort d’un coup de canon sur son banc de quart ; je remplis, Citoyen Général, un bien triste devoir en vous l’annonçant ; mais il est mort sans souffrir et avec honneur : c’est la seule consolation qui puisse adoucir la douleur d’un père. Nous sommes tous dévoués à la mort. Quelques jours de vie valent-ils le bonheur de mourir pour la patrie ? Compensent-ils la douleur de se voir mourir sur un lit, environné de l’égoïsme d’une nouvelle génération ? Valent-ils les dégoûts, les souffrances d’une longue maladie ? Heureux ceux qui meurent sur le champ de bataille ! Ils vivent éternellement dans le souvenir de la postérité ; ils n’ont jamais inspiré la compassion, ni la pitié que nous arrache la vieillesse caduque, où l’homme est tourmenté par des maladies aiguës. Vous avez blanchi, Citoyen Général, dans la carrière des armes ; vous regretterez un fils digne de vous et de la patrie ; en accordant quelques larmes à sa mémoire, vous direz avec nous que sa mémoire est digne d’envie1606.

Croyez à la part que je prends à votre douleur, et ne doutez pas de l’estime que j’ai pour vous.

Je vous salue.    

Bonaparte.

Un accident de mer

A l’Impératrice1607.

Madame et chère femme, depuis quatre jours que je suis loin de vous, j’ai toujours été à cheval et en mouvement, sans que cela prît nullement sur ma santé.

Monsieur Maret m’a instruit du projet où vous êtes de partir lundi. En voyageant à petite journée, vous aurez le temps d’arriver aux eaux sans vous fatiguer.

Le vent ayant beaucoup fraîchi1608 cette nuit, une de nos canonnières qui étaient en rade a chassé, et s’est engagée sous des roches à une lieue de Boulogne ; je l’ai crue perdue corps et biens, mais nous sommes parvenus à tout sauver. Ce spectacle était grand : des coups de canon d’alarme, le rivage couvert de feux, la mer en fureur et mugissante, toute la nuit dans l’anxiété de sauver ou de voir périr ces malheureux. L’âme était entre l’éternité, l’océan et la nuit. A 5 heures du matin, tout s’est éclairci, tout a été sauvé et je me suis couché avec la sensation d’un rêve romanesque ou épique, situation qui aurait pu me faire penser que j’étais tout seul si la fatigue et le corps trempé m’avaient laissé d’autre besoin que dormir. Mille choses aimables1609

Courier
1773-1825

Paul-Louis Courier fut avant 1815 un officier d’artillerie, peu soucieux de gloire militaire, peu discipliné, assez récalcitrant, et plus passionné pour l’étude du grec que pour son métier de soldat. Après la chute de l’empire qu’il avait servi sans enthousiasme, mécontent, déclassé, il se fit avocat de l’opposition, et guerroya contre les préfets, les maires et les gendarmes. Inspirés par des rancunes souvent mesquines, ou injustes, ses pamphlets qui ont perdu l’à-propos des circonstances, représentent avec verve les mœurs politiques de la Restauration. Publiciste à courtes vues, Courier fut quinteux, misanthrope, taquin, sceptique, maussade et insociable. Écrivain châtié, savant et scrupuleux, puriste dont la finesse littéraire fait le régal des gourmets, il aime à puiser aux sources antiques et abuse de l’archaïsme. Verte, alerte, pénétrante, sa langue a des rudesses et des vivacités gauloises ; il procède par petites phrases brèves et incisives, qui ont un rythme poétique. On trouve dans sa prose quantité de vers alexandrins auxquels ne manque que la rime. Elle a un poli qui rappellerait les maîtres classiques, s’il était moins prémédité. Peu de matière et beaucoup d’art, voilà le secret de son talent.

Une aventure dans la Calabre

Vos lettres sont rares, ma chère cousine ; vous faites bien, je m’y accoutumerais, et je ne pourrais plus m’en passer. Tout de bon, je suis en colère : vos douceurs ne m’apaisent point. Comment, cousine, depuis trois ans voilà deux fois que vous m’écrivez !… Mais quoi ! si je vous querelle, vous ne m’écrirez plus du tout ; je vous pardonne donc, crainte de pis.

Oui, sûrement, je vous conterai mes aventures bonnes et mauvaises, tristes et gaies ; car il m’en arrive des unes et des autres. Laissez-nous faire, cousine ! On vous en donnera de toutes les façons. C’est un vers de La Fontaine. Mon Dieu ! m’allez-vous dire, on a lu La Fontaine ; on sait ce que c’est que le Curé et le Mort 1610. Eh bien, pardon. Je disais donc que mes aventures sont diverses et intéressantes ; il y a plaisir à les entendre, et plus encore, je m’imagine, à vous les conter. C’est une expérience que nous ferons au coin du feu quelque jour. J’ai ai pour tout un hiver. J’ai de quoi vous amuser et par conséquent vous plaire, sans vanité, tout ce temps-là ; de quoi vous attendrir, vous faire rire, vous faire peur, vous faire dormir. Mais pour vous écrire tout, ah ! vraiment vous plaisantez ; Mme Radcliff n’y suffirait pas1611. Cependant je sais que vous n’aimez pas à être refusée, et comme je suis complaisant, quoi qu’on en dise, voici, en attendant, un petit échantillon de mon histoire ; mais c’est du noir1612, prenez-y garde. Ne lisez pas cela en vous couchant ; vous en rêveriez, et pour rien au monde je ne voudrais vous avoir donné le cauchemar.

Un jour, je voyageais en Calabre1613. C’est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n’aiment personne, et en veulent surtout aux Français1614. De vous dire pourquoi, cela serait long ; suffit1615 qu’ils nous haïssent à mort, et qu’on passe fort mal son temps lorsqu’on tombe entre leurs mains. J’avais pour compagnon un jeune homme d’une figure… ma foi, comme ce monsieur que nous vîmes au Raincy1616; vous en souvenez-vous ? et mieux encore peut-être. Je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parce que c’est la vérité. Dans ces montagnes, les chemins sont des précipices ; nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine ; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute ; devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes, tant qu’il fit jour, notre chemin à travers ces bois ; mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d’une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon ; mais comment faire ? Là, nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita, Mon jeune homme ne se fit pas prier ; nous voilà mangeant et buvant, lui, du moins, car pour moi j’examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers ; mais la maison, vous l’eussiez prise pour un arsenal. Ce n’étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux et coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire, il était de la famille, il riait, il causait avec eux ; et par une imprudence que j’aurais dû prévoir (mais quoi ! s’il était écrit...), il dit d’abord d’où nous venions, où nous allions, que nous étions Français, imaginez un peu ! Chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain ! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche1617, promit à ces gens pour la dépense, et pour nos guides le lendemain, ce qu’ils voulurent. Enfin il parla de sa valise, priant fort qu’on en eût grand soin, qu’on la mît au chevet de son lit ; il ne voulait point, disait-il, d’autre traversin. Ah ! jeunesse ! jeunesse, que votre âge est à plaindre !

Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept ou huit pieds, où l’on montait par une échelle, c’était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid dans lequel on s’introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l’année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise ; moi, déterminé à veiller, je fis bon feu, et m’assis auprès. La nuit s’était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand sur l’heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j’entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer ; et prêtant l’oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d’en bas, je distinguai ces propres mots du mari : « Eh bien ! enfin, voyons, faut-il les tuer tous les deux ? » A quoi la femme répondit : Oui. » Et je n’entendis plus rien.

Que vous dirai-je ? Je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre ; à me voir, vous n’eussiez su si j’étais mort ou vivant. Dieu ! quand j’y pense encore !.., Nous deux, presque sans armes, contre eux douze ou quinze, qui en avaient tant ! Et mon camarade mort do sommeil et de fatigue ! L’appeler, faire du bruit je n’osais ; m’échapper tout seul, je ne pouvais ; la fenêtre n’était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups… En quelle peine je me trouvais ; imaginez-le si vous pouvez. Au bout d’un quart d’heure qui fut long, j’entendis sur l’escalier quelqu’un, et, par la fente de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l’autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui, moi, derrière la porte : il ouvrit ; mais avant d’entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre, puis il entra pieds nus, et elle dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : « Doucement, va doucement. » Quand il fut à l’échelle, il monte, son couteau dans les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu, offrant sa gorge découverte, d’une main il prend son couteau, et de l’autre… Ah ! cousine… Il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s’en va, et je reste seul à mes réflexions1618.

Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous éveiller, comme nous l’avions recommandé. On apporte à manger : on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter lion et manger l’autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : « Faut-il les tuer tous deux ? » Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.

Cousine, obligez-moi, ne contez point cette histoire. D’abord, comme vous voyez, je n’y joue pas un beau rôle, et puis vous me la gâteriez. Tenez, je ne vous flatte point ; c’est votre figure qui nuirait à l’effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j’ai la mine qu’il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter ? Prenez des sujets qui aillent à votre air : Psyché, par exemple.

Une tempête dans un verre d’eau

Ce fut le jour de la mi-carême, le 25 mars, à une heure du matin ; tout dormait ; quarante gendarmes entrent dans la ville ; là, de l’auberge où ils étaient descendus d’abord, ayant fait leurs dispositions, pris toutes leurs mesures et les indications dont ils avaient besoin, dès la première aube du jour ils se répandent dans les maisons. Luynes1619, messieurs, est en grandeur la moitié du Palais-Royal ; l’épouvante fut bientôt partout. Chacun fuit ou se cache ; quelques-uns sont arrachés des bras de leurs femmes ou de leurs enfants ; mais la plupart nus, dans les rues, ou fuyant dans la campagne, tombent aux mains de ceux qui les attendaient dehors. Après une longue scène de tumulte et de cris, dix personnes demeurent arrêtées : c’était tout ce qu’on avait pu prendre. Oui, messieurs, à cent lieues de Paris, dans un bourg écarté, ignoré, qui n’est pas même lieu de passage, où l’on n’arrive que par des chemins impraticables, il y a là dix conspirateurs, dix ennemis de l’État et du roi, dix hommes dont il faut s’assurer, avec précaution toutefois ; le secret est l’âme de toute opération militaire. A minuit on monte à cheval ; on arrive sans bruit aux portes de Luynes ; point de sentinelles à égorger, point de postes à surprendre ; on entre, et, au moyen de mesures si bien prises, on parvient à saisir une femme, un barbier, un sabotier, quatre ou cinq laboureurs ou vignerons, et la monarchie est sauvée1620 !

Fragment de lettre sur la langue française

Courage, monsieur1621, venez au secours de notre pauvre langue, qui reçoit tous les jours tant d’outrages. Mais je vous trouve trop circonspect ; fiez-vous à votre propre sens ; ne feignez point de dire en un besoin que tel bon écrivain a dit une sottise. Surtout gardez-vous bien de croire que quelqu’un ait écrit en français depuis le règne de Louis XIV ; la moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d’Alembert, contemporains et postérieurs ; ceux-ci sont tous ânes bâtés1622, sous le rapport de la langue, pour user d’une de leurs phrases ; vous ne devez pas seulement savoir qu’ils aient existé. Voilà qui est plaisant, je fais le docteur avec vous. Je vous tiendrais trop1623, à vous dire tout ce que j’ai rêvé là-dessus1624.

Lamennais
1782-1854

M. de Lamennais nous offre dans sa vie comme dans ses œuvres les douloureuses contradictions d’une âme altière, ardente, incapable d’équilibre, et obstinée à se tourmenter elle-même par ses propres orages. De tous ses écrits, le plus digne de mémoire est son essai sur l’Indifférence en matière de religion (1817-1823). Dans ce livre apparaissait déjà sous le docteur orthodoxe un logicien impérieux, paradoxal et inflexible, dont le zèle alarma ceux mêmes qui applaudirent en lui un nouveau Bossuet. Sans raconter les événements qui suivirent, rappelons seulement qu’il attrista bientôt ses amis par l’éclat d’un naufrage où sombrèrent leurs plus chères espérances. Les Paroles dfun croyant furent l’évangile aventureux de sa rébellion contre les arrêts de Rome. Une poésie sombre colore ce pamphlet inspiré par un cœur courroucé qui voit dans tout abus un crime, dans tout adversaire un ennemi (1832).

Esprit étrange et puissant, M. de Lamennais nous laisse indécis entre l’admiration et la pitié. Ambitieux d’être un apôtre et un prophète, nul n’a été plus éloquent pour ou contre l’Église, la révolution et le peuple. La tempête est son élément. Dans ses intervalles d’apaisement et de lucidité, il rappelle Pascal et Rousseau ; mais trop de lave déborde du volcan. L’impression dominante qu’il nous laisse est pénible et triste ; c’est une âme fébrile dans un corps malade.

L’impiété

Il se rencontre des hommes qui n’aiment point Dieu et qui ne le craignent point : fuyez-les, car il sort d’eux une vapeur de malédiction.

Fuyez l’impie, car son haleine tue ; mais ne le haïssez pas, car qui sait si déjà Dieu n’a pas changé son cœur ?

L’homme qui, même de bonne foi, dit : « Je ne crois point, » se trompe souvent. Il y a bien avant dans l’âme, jusqu’au fond, une racine de foi qui ne sèche point.

La parole qui nie Dieu brûle les lèvres sur lesquelles elle passe, et la bouche qui s’ouvre pour blasphémer est un soupirail de l’enfer.

L’impie est seul dans l’univers. Toutes les créatures louent Dieu, tout ce qui sent le bénit, tout ce qui pense l’adore : l’astre du jour et ceux de la nuit le chantent dans leur langue mystérieuse.

Il y a écrit au firmament son nom trois fois saint.

Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux.

Il l’a écrit aussi dans le cœur de l’homme, et l’homme bon l’y conserve avec amour ; mais d’autres tâchent de l’effacer.

Paix sur la terre aux hommes dont la volonté est bonne !

Leur sommeil est doux, et leur mort est encore plus douce, car ils savent qu’ils retournent vers leur père1625.

Comme le pauvre laboureur, au déclin du jour, quitte les champs, regagne sa chaumière, et, assis devant la porte, oublie ses fatigues en regardant le ciel ; ainsi, quand le soir se fait, l’homme d’espérance regagne avec joie la maison paternelle, et, assis sur le seuil, oublie les travaux de l’exil dans les visions de l’éternité.

La prière1626

Quand vous avez prié, ne sentez-vous pas votre cœur plus léger et votre âme plus contente ?

La    prière rend l’affliction moins douloureuse et    la    joie plus    pure ; elle mêle à l’une je ne sais quoi    de fortifiant et de doux, et à l’autre un parfum céleste.

Que faites-vous sur la terre, et n’avez-vous rien à demander à celui qui vous y a mis ?

Vous êtes un voyageur qui cherche la patrie. Ne marchez point la tête baissée : il faut lever les yeux pour reconnaître sa route.

Votre patrie, c’est le ciel, et quand vous regardez le ciel, est-ce qu’en vous il ne se remue rien ? Est-ce que nul désir ne vous presse ? ou ce désir est-il muet ?

Il en est qui disent : « A quoi bon prier ? Dieu est trop au-dessus de nous pour écouter de si chétives créatures. »

Et qui donc a fait ces créatures chétives ? Qui leur a donné le sentiment, et la pensée, et la parole, si ce n’est Dieu ?

Et s’il a été si bon envers elles, était-ce pour les délaisser ensuite et les repousser loin de lui ?

En vérité, je vous le dis : quiconque dit dans son cœur que Dieu méprise ses œuvres blasphème Dieu.

Il en est d’autres qui disent : « A quoi bon prier Dieu ? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont nous avons besoin1627 ? »

Dieu sait mieux que vous ce dont vous avez besoin, et c’est pour cela qu’il veut que vous le lui demandiez ; car Dieu est lui-même votre premier besoin, et prier Dieu, c’est commencer à posséder Dieu,

Le père connaît les besoins de son fils : faut-il à cause de cela que le fils n’ait jamais une parole de demande et d’action de grâces pour son père ?

Quand les animaux souffrent, quand ils craignent, ou quand ils ont faim, ils poussent des cris plaintifs. Ces cris sont la prière qu’ils adressent à Dieu, et Dieu l’écoute. L’homme serait-il donc dans la création le seul être dont la voix ne dût jamais monter à l’oreille du Créateur ?

Il passe quelquefois sur les campagnes un vent qui dessèche les plantes, et alors on voit leurs tiges flétries pencher vers la terre ; mais, humectées par la rosée, elles reprennent leur fraîcheur, et relèvent leur tête languissante.

Il y a toujours des vents brûlants qui passent sur l’âme de l’homme et la dessèchent. La prière est la rosée qui la rafraîchit.

La patience1628

À Madame la Comtesse de Senfft

Il est bien vrai que la vie est triste, pleine de soucis, de mécomptes, d’inquiétudes, de douleurs ; mais tout cela dure peu.

Prenons donc patience encore quelques instants. Nous n’avons pas achevé de semer, que nous voudrions recueillir. Ce n’est pas là l’ordre de Dieu. Il faut que les pluies et les glaces de l’hiver, les chaleurs de l’été et ses orages passent sur ce grain à peine germé, et puis viendra le jour de la moisson, jour plein d’allégresse et de paix, jour des espérances satisfaites, des joies et du repos éternel. Jacob comptait pour bien peu de chose cent quarante ans de misère. Et nous qui ne sommes encore, par comparaison, qu’au berceau, nous nous plaignons de la longueur et de la dureté de l’épreuve. Imaginons-la plus dure encore, dix fois, cent fois, mille fois ; que sera-ce, près de la récompense ? Le tout est de persévérer, et nous savons que Dieu donne sa grâce aux humbles1629. Que nous faut-il de plus que cette promesse ? Soyons fidèles aujourd’hui, demain, et le ciel nous est assuré. Bossuet, dans son oraison funèbre de la princesse Palatine, dit qu’elle fut douce avec la mort. Je voudrais que nous fussions « doux avec la vie ; » mais cela, j’en conviens, est plus difficile1630.

(Correspondance, édition Didier, p. 359, t. Ier.)

Lettre de Nouvel an

À Madame la Comtesse de Senfft1631

Ce premier jour d’une nouvelle année ne passera point sans que ma pauvre tête fatiguée essaye de trouver quelques paroles, bien faibles sans doute, pour vous exprimer les vœux et les sentiments d’un cœur qui ne cessera jamais d’être à vous. Je ne demande ni pour moi, ni pour ceux que j’aime, ce qu’on ne rencontre point sur la terre, le bonheur véritable et jamais troublé qui nous est promis plus haut ; mais que Dieu nous mesure l’épreuve, dans sa paternelle bonté, et nous donne la force et le courage de la supporter en vrais chrétiens : nous approchons des jours mauvais, des jours que Job a déplorés dans sa douleur toute prophétique, et dont son âme ne pouvait soutenir le poids ; mais au bout est le repos, la joie, la gloire ! Encore un peu de temps, comme il est dit dans l’Évangile1632, et puis nous entendrons la voix de l’époux ; ma grande, mon unique consolation est de méditer ces douces paroles d’espérance et de paix1633.

Le printemps

À Madame de Senfft1634

Vous allez entrer dans le printemps, plus hâtif qu’en France dans le pays que vous habitez1635 ; j’espère qu’il aura sur votre santé une influence heureuse : abandonnez-vous à ce qu’a de si doux cette saison de renaissance ; faites-vous fleur1636 avec les fleurs. Nous perdons, par notre faute, une partie, et la plus grande, des bienfaits du créateur. Il nous environne de ses dons, et nous refusons d’en jouir, par je ne sais quelle triste obstination à nous tourmenter nous-mêmes. Au milieu de l’atmosphère de parfums qui émane de lui, nous nous en faisons une, composée de toutes les mortelles vapeurs qui s’exhalent de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos chagrins : fatale cloche de plongeur, qui nous isole dans le sein de l’Océan immense1637.

Le complaisant intéresse.

C’est bien le meilleur des hommes que Physcon1638 ; il n’a rien à lui, pas même sa conscience1639 : tout est à ses amis, et il a constamment eu le bonheur de compter parmi eux tous les gens au pouvoir. On le trouve dans leur cabinet, à leur table, d’où il sort le dernier1640, plein d’admiration pour ce qu’ils ont dit et pour ce qu’ils disent. Ce n’est pas qu’il soit flatteur, Dieu l’en garde ! il hasardera même quelquefois de montrer une opinion, ne fût-ce que pour l’abandonner ensuite à propos. Un Je me trompais 1641 a souvent tant de grâce, et peut conduire un homme si loin ! Ne croyez pas cependant que Physcon désire les emplois ; seulement il les accepte ; car enfin, l’on doit se rendre utile. Qui en est plus persuadé que lui, et qui le dissimule moins ? Membre d’un corps de l’État, il y parle peu, mais il vote ; et avec quelle défiance de son esprit ! Il sait que les apparences trompent, qu’il n’est rien de stable sous le soleil ; au lieu donc de s’aventurer à penser encore ce qu’il avait toujours pensé jusque-là, ce qui était certain pour lui comme pour tout le monde, il s’approche modestement du régulateur de sa raison législative1642, se penche à son oreille, puis dresse les siennes pour recueillir sans en rien perdre la réponse à cette question profonde et délicate : Monseigneur, qu’est-ce qui est vrai aujourd’hui ? Monseigneur le lui dit : le voilà tranquille ; qu’on parle maintenant, qu’on discute, sa conviction est formée, on ne l’ébranlera pas : s’il en change jamais, ce ne sera du moins qu’après que certain hôtel1643 aura changé de maître ; alors il écoutera, il verra. Il est bon d’être ferme, il le sait ; mais il sait aussi qu’on ne doit pas être sottement opiniâtre : tout en ce monde a sa mesure, ses bornes ; et encore faut-il dîner.

La France

Chère France ! elle est encore, à tout prendre, ce qu’il y a de mieux dans cette Europe si corrompue. Sans doute elle renferme beaucoup de mal ; mais le mal y est moins mauvais qu’ailleurs, et c’est beaucoup. Vous la jugez trop défavorablement ; sans doute les âmes y sont, comme partout, affaiblies par l’égoïsme, mais infiniment moins que vous ne pourriez le croire. C’est encore, à tout prendre, le pays où il y a le plus de vie morale1644.

Guizot
Né en 1787

Voici comment M. Augustin Thierry juge l’œuvre historique de M. Guizot : « C’est le plus vaste monument qui ait été exécuté sur les origines, le fonds et la suite de l’Histoire de France. L’ensemble en est imposant. Ses travaux sont devenus le fondement le plus solide, le plus fidèle miroir de la science moderne. Avant lui, Montesquieu seul excepté, il n’y avait eu que des systèmes ; c’est de lui que date l’ère de la science proprement dite. » La profondeur et la gravité des maximes, l’éloquence des vues supérieures, l’art magistral de classer les idées, de les faire manœuvrer avec puissance et précision, l’autorité qui domine un sujet, et juge de haut toutes les questions : tels sont les mérites éminents de ce grand esprit qui aborda l’histoire en homme d’État, prédestiné aux luttes et aux triomphes de la paroles. Son style a les qualités ardentes et fortes que l’orateur confère et communique à l’écrivain : c’est un de ces penseurs qui laissent une trace ineffaçable.

Exécution de Charles ier 1645

Il était une heure : Hacker1646 frappa à la porte ; Juxon et Herbert tombèrent à genoux : « Relevez-vous, mon vieil ami, » dit le roi à l’évêque, en lui tendant la main. Hacker frappa de nouveau ; Charles fit ouvrir la porte : « Marchez, dit-il au colonel, je vous suis. » Il s’avança le long de la salle des banquets, toujours entre deux haies de troupes ; une foule d’hommes et de femmes s’y étaient précipités au péril de leur vie, immobiles derrière la garde, et priant pour le roi à mesure qu’il passait : les soldats, silencieux eux-mêmes, ne les rudoyaient point. A l’extrémité de la salle, une ouverture pratiquée la veille dans le mur conduisait de plain pied à l’échafaud tendu de noir ; deux hommes étaient debout auprès de la hache, tous deux en habits de matelots et masqués. Le roi arriva, la tête haute, promenant de tous côtés ses regards, et cherchant le peuple pour lui parler ; mais les troupes couvraient seules la place ; nul ne pouvait approcher. Il se tourna vers Juxon et Tomlinson : « Je ne puis guère être entendu que de vous, leur dit-il ; ce sera donc à vous que j’adresserai quelques paroles ; » et il leur adressa, en effet, un petit discours qu’il avait préparé1647, calme et grave jusqu’à la froideur, uniquement appliqué à soutenir qu’il avait eu raison, que le mépris des droits du souverain était la vraie cause des malheurs du peuple, que le peuple ne devait avoir aucune part dans le gouvernement, qu’à cette seule condition, le royaume retrouverait la paix et ses libertés. Pendant qu’il parlait, quelqu’un toucha à la hache ; il se détourna précipitamment, disant : « Ne gâtez pas la hache, elle me ferait plus de mal ; » et, son discours terminé, quelqu’un s’en approchant encore : « Prenez garde à la hache, prenez garde à la hache, » répéta-t-il d’un ton d’effroi. Le plus profond silence régnait ; il mit sur sa tête un bonnet de soie, et, s’adressant à l’exécuteur : « Mes cheveux vous gênent-ils ? — Je prie Votre Majesté de les ranger sous son bonnet, » répondit l’homme en s’inclinant. Le roi les rangea avec l’aide de l’évêque : « J’ai pour moi, lui dit-il en prenant ce soin, une bonne cause et un Dieu clément. — Juxon. Oui, sire, il n’y a plus qu’un pas à franchir ; il est plein de trouble et d’angoisse, mais de peu de durée ; et songez qu’il vous fait faire un long trajet, il vous transporte de la terre au ciel1648. — Le roi. Je passe d’une couronne corruptible à une couronne immortelle, où je n’aurai à craindre aucun trouble, aucune espèce de trouble ; » et se tournant vers l’exécuteur : « Mes cheveux sont-ils bien ? » Il ôta son manteau et son Saint-George1649, donna le Saint-George à l’évêque, en lui disant : « Souvenez-vous, » ôta son habit, remit son manteau, et regardant le billot ; « Placez-le de manière à ce qu’il soit bien ferme, » dit-il à l’exécuteur. — « Il est ferme, Sire. — Le roi. Je ferai une courte prière, et quand j’étendrai les mains, alors… » Il se recueillit, se dit à lui-même quelques mots à voix basse, leva les yeux au ciel, s’agenouilla, posa la tête sur le billot ; l’exécuteur toucha ses cheveux pour les ranger encore sous le bonnet ; le roi crut qu’il allait frapper : « Attendez le signe, lui dit-il. — Je l’attendrai, Sire, avec le bon plaisir de Votre Majesté. » Au bout d’un instant, le roi étendit les mains ; l’exécuteur frappa, la tête tomba au premier coup, « Voilà la tête d’un traître ! » dit-il en la montrant au peuple, Un long et sourd gémissement s’éleva autour de Whitehall ; beaucoup de gens se précipitèrent au pied de l’échafaud pour tremper leur mouchoir dans le sang du roi. Deux corps de cavalerie, s’avançant dans deux directions différentes, dispersèrent lentement la foule. L’échafaud demeuré solitaire, on enleva le corps. Il était déjà enfermé dans le cercueil ; Cromwell voulut le voir, le considéra attentivement, et soulevant de ses mains la tête comme pour s’assurer qu’elle était bien séparée du tronc : « C’était là un corps bien constitué, dit-il, et qui promettait une longue vie1650 »

L’enfance et la vieillesse

Après l’enfance, ce que je connais de plus intéressant au monde, c’est la vieillesse : il y a dans la faiblesse de ces deux âges, dans les espérances que donne lion, dans les souvenirs que laisse l’autre, quelque chose de profondément touchant qui pénètre l’âme d’un sentiment de bienveillance que la sécheresse et la légèreté peuvent seules méconnaître. La vie semble prendre dès le berceau et au bord de la tombe un caractère attendrissant et respectable pour ceux même qu’aucune relation personnelle ne lie à l’enfant qui y entre ou au vieillard qui en sort. Que sera-ce lorsque les nœuds du sang, de la reconnaissance, de l’habitude, s’uniront pour changer en affection et en devoirs cet intérêt naturel que les premiers et les derniers jours de l’homme sont en possession de nous inspirer1651 ?

(Méditations et études morales),

Portraits de deux frères

Henri et Alphonse sont élevés ensemble. Henri est doux, timide, paresseux ; ce qui le dérange, le trouble ; il met de la régularité et de la paix dans ses amusements comme dans ses travaux ; né bon et sensible, il redoute les gronderies, d’abord parce qu’elles l’affligent, ensuite parce qu’elles l’étourdissent. En le grondant on parle plus haut, et cela l’effraye ; il est honnête et loyal de cœur ; cependant la crainte le rendrait aisément dissimulé ; il pourrait mentir, non pour avoir la liberté de faire quelque sottise à son aise, ou pour éviter la honte d’un aveu, mais pour se soustraire au bruit, au dérangement qu’amèneraient les reproches qu’il aurait à essuyer. Découvre-t-on ce qu’il a fait de mal ? il a l’air bouleversé ; la délicatesse de sa conscience ne lui permet pas de s’abuser sur sa faute, et la timidité de son caractère lui en rend la vue et les suites presque insupportables. Avec de telles dispositions, il est nécessairement peu entreprenant, peu actif ; aussi, lorsqu’il a quelque chose de difficile à faire ou à demander, le fait-il faire ou demander par son frère Alphonse.

Celui-ci a, dans ses qualités comme dans ses défauts, un tour bien différent ; quand il se cache, ce n’est pas qu’il ait peur, c’est pour qu’on ne l’empêche pas de faire ce qu’il désire ; dès qu’il l’a fait, il l’avouera sans crainte ou le niera hardiment, selon qu’il se trouvera disposé à la bonne foi ou au mensonge ; aussi est-il très-franc quoiqu’il ne soit pas toujours sincère. Henri1652 redoute plus le reproche que la punition ; Alphonse s’inquiéterait peu du reproche s’il n’était accompagné d’une punition contrariante. A-t-il une volonté ? il prendra toutes sortes de moyens pour l’accomplir ; l’opiniâtreté, l’adresse, les raisonnements, tout est mis en œuvre, et il faut qu’il soit observé de bien près pour ne pas trouver furtivement quelque ressource qui le mène à ses fins. Jaloux de ne jamais paraître déconcerté, il oppose à tout son assurance ; on croirait, à le voir, qu’il n’est pas affligé d’avoir mérité le blâme, tant il cache avec soin la peine qu’il en ressent. Ses bonnes comme ses mauvaises qualités sont indépendantes et fières ; sa vivacité le fait souvent croire léger ; sa sensibilité, vraie et forte, se montre quelquefois dans les mots qu’il dit du fond du cœur, mais sans avoir l’air d’y attacher plus d’importance qu’à toute autre parole. Il n’aime pas à se montrer ému ; on dirait qu’il craint de laisser voir qu’on peut exercer sur lui de l’influence ; le bien qu’on lui fait faire est peu de chose ; il pourra faire de lui-même tout ce qui est bien, il ne lui faut que direction et surveillance1653; son frère a constamment besoin d’un appui.

L’amour propre chez l’enfant

L’amour-propre mécontent est très-difficile à manier. Dans les caractères actifs et susceptibles, il est toujours tenté de croire à l’injustice, ou de se tourner en dépit et en envie ; dans les caractères mous et faibles, il amène l’insouciance et le découragement : l’humilier, c’est l’aigrir ou l’abattre1654; on se tromperait fort si l’on croyait exercer par là une honte salutaire ; l’humiliation est toujours funeste à l’honneur : ou bien elle le blesse si vivement qu’il se révolte, ou bien elle le frappe si rudement qu’elle l’aterre1655 et ôte la force de nous aider à nous relever. Quel sentiment veut-on inspirer à l’enfant quia mal fait ? Le besoin de faire mieux à l’avenir, si je ne me trompe ; il ne s’agit ni de le rendre malheureux d’un tort irréparable, ni de l’accabler sous le poids des regrets : il faut associer pour lui à l’idée de sa faute un vif désir de la réparer et, la certitude qu’il y parviendra, s’il le veut. Il faut que l’état de honte soit pour lui un état peu fréquent, peu prolongé, insupportable, et qu’il voie aussitôt par où il en pourra sortir : c’est ce que ne produit point l’humiliation ; elle s’accoutume à elle-même ; l’amour-propre, pour échapper à des émotions trop pénibles, se réfugié dans l’apathie ou dans l’insolence ; et les reproches, les sermons, les châtiments, au lieu de faire naître un repentir efficace, n’amènent qu’une lâche tristesse ou une indifférence funeste1656.

(Des moyens d’éducation, Ed. Didier.)

L’égoïsme

Qu’est-ce qu’on homme ? Il y en a mille millions sur la terre. Que sont notre existence, nos intérêts dans cette multitude d’existences qui passent ensemble sans se reconnaître, d’intérêts divers qui s’agitent, se poursuivent, se croisent sans s’atteindre, sans se toucher ? Au même jour, à la même heure, le Tartare s’inquiète de la santé de ses troupeaux ; le Sauvage américain du succès de sa chasse ; l’Égyptien de la crue du Nil ; le Parisien des paroles d’un ministre, et chacun d’eux ignore les inquiétudes des autres. Les connût-il, il n’y prendrait aucune part. Passez seulement dans la rue ; voyez tous ces individus, habillés de la même façon, parlant la même langue, vivant dans le même lieu, se heurtant au passage : rien de ce qui vous touche ne les intéresse ; vos occupations leur sont étrangères, vos plaisirs ne sont pas les leurs ; essayez de les leur dire, vous verrez s’ils comprendront le prix que vous y attachez. Rentrez ensuite en vous-même ; placez à côté de cette foule votre existence, vos intérêts, vos projets ; vos désirs ; et mettez, si vous le pouvez, une immense importance à de si petites choses, à une sphère si bornée, à cet atome que chacun de nous appelle MOI. Certes, il faudrait un amour-propre plus aveugle ou plus robuste que je ne puis me le figurer, pour qu’il ne consentit pas à s’abaisser devant cette idée, à reconnaître la vanité de ce qui le charme ou le désole, et à se détacher un peu de lui-même, envoyant le peu qu’il est.1657

Les joies intimes

Ni les travaux de la vie politique, ni les plaisirs de la vie mondaine ne m’ont jamais suffi. Ce sont des joies superficielles, quelque fortes ou agréables qu’elles puissent être. Il y a loin de la surface au fond de l’âme ; une vraie et longue intimité, des regards d’affection, des paroles de confiance, l’abandon, le calme et la chaleur du foyer domestique, c’est là ce qui épanouit et remplit vraiment le cœur. Salomon a trop dit quand il a dit : « Vanité des vanités, tout est vanité ; » l’activité politique, l’importance sociale, le pouvoir, le monde, les succès d’ambition et d’amour-propre, tout cela est quelque chose, et, même aujourd’hui, je ne le dédaigne point. Mais je ne m’y suis jamais senti satisfait et reposé comme on se sent satisfait et reposé dans le bonheur intime1658.

(Mémoires.)

Villemain
1790-1870

Secrétaire perpétuel de l’Académie depuis 1832, maître et initiateur d’une génération qu’a charmée son enseignement, M. Villemain a renouvelé la critique par l’histoire, la biographie, les détails de mœurs, et les aperçus féconds d’un esprit ingénieux dans les petites choses ou éloquent dans les grandes. Il a le premier analysé les influences produites par le milieu social sur les écrivains, et par les écrivains sur la société qui les vit naître. Il anime et vivifie tous les sujets qu’il touche, et dont il cueille la fleur. Il excelle à tracer des tableaux littéraires où l’on admire un savoir attrayant, des vues élevées, des idées libérales, de l’indépendance, de la modération, des anecdotes racontées finement, des rencontres imprévues qui piquent la curiosité, l’art d’aiguiser en ironie la fin d’un compliment, le goût délicat et sûr, un coloris poli et nuancé, un bon sens rapide et revêtu de grâce.

En le lisant, on croit l’écouter. Sa parole écrite semble née sans efforts sur les lèvres du causeur ou de l’orateur. Élégante, pure, ornée et facile, variée de mille inflexions où l’on surprend toutes sortes de malices discrètes, elle a le mouvement animé, le courant rapide d’un discours1659.

Les Grecs fugitifs de Constantinople

Un soir que nos jeunes voyageurs1660 s’étaient arrêtés à l’orient de Catane1661, pour contempler les derniers feux du soleil qui, près de s’éteindre, coloraient d’une lumière rougeâtre la cime enfumée de l’Etna, et semblaient répéter dans les flots l’incendie du volcan, la vue d’un vaisseau s’avançant vers la côte, à force de rames, frappa leurs regards. La voile latine1662, à demi pliée autour du mât, la croix qui la surmonte, tout annonce un navire chrétien. Il approche, il aborde ; et tandis que les esclaves turcs, enchaînés sur les bancs des rameurs, laissaient voir, au milieu de leur misère, une sorte de joie insultante, des hommes d’un maintien noble, mais abattu, des vieillards gémissants1663 paraissent sur le tillac et saluent, avec des cris de douleur, la rive prochaine. Ils descendent, et, tombant à genoux, rendent grâces à Dieu qui les a sauvés. Du navire sortent des enfants, des blessés, des femmes. Couvertes de longues robes blanches, le visage caché sous un voile, ces femmes, immobiles sur le rivage, semblaient par la beauté de leur taille, des statues antiques.

Un homme qui paraissait commander aux autres, élève la voix : « Nous fuyons de Constantinople, dit-il ; nos frères sont morts ou captifs ; l’empereur est tué ; le temple de Sainte-Sophie est souillé par Mahomet, et nous venons chercher un asile dans cette Europe chrétienne qui n’a pas voulu nous secourir.

Des funérailles dans une ville assiégée

Un officier français raconte que, traversant une rue de Candie, sillonnée de bombes et de boulets, il vit beaucoup d’habitants assemblés dans une maison ; étonné, il s’avance : le corps d’une femme était placé dans un cercueil, paré de beaux vêtements, le visage découvert, la tête ornée de perles, les doigts chargés de bagues précieuses, les bras enveloppés de dentelles, la chaussure parsemée de pierreries. Des jeunes filles se tenaient à l’entour, et l’une d’elles disait plusieurs choses à la louange de cette femme morte, racontant ses vertus, puis, s’arrachant les cheveux, déchirant ses habits, se frappant la poitrine, versant des larmes, et poussant des gémissements auxquels toutes les autres répondirent par des cris et des plaintes. Cette antique coutume s’observait au milieu des horreurs d’une ville assiégée1664.

Les femmes Souliotes1665

A peine cantonnés sur les hauteurs de Zalomgos, avec beaucoup d’enfants, de femmes, de vieillards, de malades, les Souliotes virent paraître quatre mille Turcs et une nombreuse artillerie. L’attaque commence avec fureur ; les Souliotes n’avaient que peu de munitions, et ils les épuisèrent dans un premier combat. Le lendemain les Turcs revinrent à la charge. Alors, sur une cime taillée à pic, au pied de laquelle s’entr’ouvre entre deux pointes de rochers, le gouffre d’un torrent, soixante femmes se sont rassemblées avec leurs petits enfants dans leurs bras ; elles regardent l’affreuse mêlée, et, bientôt, saisies de désespoir, chacune d’elles précipite son enfant dans l’abîme ; ensuite, se prenant par la main, et formant un cercle, elles se mettent à danser sur le bord du précipice. On a décrit plus d’une fois cette ronde funéraire d’où se détachait, à chaque tour, une femme qui s’élançait dans l’abîme, tandis que la chaîne, reprenant, faisait un nouveau tour et se brisait encore pour laisser tomber une nouvelle victime, jusqu’à la dernière. Cependant d’autres femmes souliotes combattaient à côté de leurs pères et de leurs maris. La nuit fit cesser le carnage.

Le christianisme au ive siècle

Le christianisme marcha, pour ainsi dire, à grandes journées sur ces vastes chemins que la politique romaine avait ouverts d’un bout de l’Europe à l’autre, pour le passage des légions. Il s’empara de toutes les dispositions que la haine du joug romain laissait dans le cœur des peuples asservis. Il releva par l’enthousiasme des âmes abattues par l’oppression. Parlant au nom de l’humanité, de la justice et de l’égalité primitive entre les hommes, il devait avoir bientôt pour lui tout ce qui était esclave ou souffrant, c’est-à-dire l’univers. Il ne s’adressait pas seulement à la société, mais à l’homme intérieur, à l’homme moral ; il lui inspirait l’amour de la vertu, l’innocence des mœurs, l’humilité, la patience ; il agissait à la fois comme un culte et comme une philosophie ; et tandis que les philosophies anciennes n’avaient été que le privilège du petit nombre, il était une consolation offerte à la foule, la calmant et l’éclairant tout ensemble.1666

Bossuet

Grand homme, ta gloire vaincra toujours la monotonie d’un éloge tant de fois entendu. Le privilège du sublime te fut donné, et rien n’est inépuisable comme l’admiration que le sublime1667 inspire. Soit que tu racontes les renversements des États1668 et que tu pénètres dans les causes profondes des révolutions ; soit que tu verses des pleurs sur une jeune femme mourante au milieu des pompes et des dangers de la cour ; soit que ton âme s’élance avec celle de Condé et partage les ardeurs qu’elle décrit1669 ; soit que dans l’impétueuse richesse de tes sermons1670 à demi préparés tu saisisses, tu entraînes toutes les vérités de la morale et de la religion, partout tu agrandis la parole humaine, tu surpasses l’orateur antique ; tu ne lui ressembles pas. Réunissant une imagination plus hardie, un enthousiasme plus élevé, une fécondité plus originale, une vocation plus haute, tu semblés ajouter l’éclat de ton génie à la majesté du culte public, et consacrer encore la religion elle-même1671.

(Discours prononcé à l’ouverture du cours d’éloquence française (1822).

Montaigne

Dans tous les siècles où l’esprit humain se perfectionne par la culture des arts, on voit naître des hommes supérieurs qui reçoivent la lumière et la répandent, et vont plus loin que leurs contemporains, en suivant les mêmes traces. Quelque chose de plus rare, c’est un génie qui ne doive rien à son siècle, ou plutôt qui, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, se place de lui-même à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les temps les plus polis ; tel est Montaigne1672. Penseur profond sous le règne du pédantisme, auteur brillant et ingénieux dans un langue informe et grossière1673, il écrit avec le secours de sa raison et des anciens. Son ouvrage reste, et fait seul toute la gloire littéraire d’une nation ; puis, lorsque, après de longues années, sous les auspices de quelques génies sublimes qui s’élancent à la fois, arrive enfin l’âge du bon goût et du talent, cet ouvrage, longtemps unique, demeure toujours original ; et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas refroidir son admiration pour ces antiques et naïves beautés. Un siècle nouveau succède1674, aussi fameux que le précédent, plus éclairé peut-être, plus exercé à juger, plus difficile à satisfaire, parce qu’il peut comparer davantage ; cette seconde épreuve n’est pas moins favorable à la gloire de Montaigne : on l’entend mieux, on l’imite plus hardiment ; il sert à rajeunir la littérature, qui commençait à s’épuiser ; il inspire nos plus illustres écrivains1675; et ce philosophe du siècle de Charles IX semble fait pour instruire le dix-huitième siècle.

La plume et l’épée

Napoléon a élevé le plus durable monument à sa mémoire, et doublé son immortalité de monarque et de guerrier, par ses tableaux de grand peintre et de penseur profond. Que reste-t-il, en effet, du génie, de l’imagination et de l’âme de la plupart des hommes qui ont matériellement dominé le monde ? Par où peut-on les étudier en eux-mêmes et reconnaître, à travers les siècles, l’accent do leur voix ? Quelques paroles magnanimes, quelques mots de grandeur et d’orgueil se sont conservés d’Alexandre, comme une épitaphe de ses conquêtes et de sa vie. On a recueilli de César quelques lettres brèves et saisissantes, comme l’éclair de sa volonté, et un livre unique, non pas seulement le secret de ses campagnes1676, mais l’imago transparente de son génie rapide, impérieux ; éclatant et simple dans les grandes choses,

Longtemps après, au faîte du pouvoir absolu érigé par César, on vit le plus humain des empereurs de Rome, Marc-Aurèle, révéler dans quelques édits et graver sur ses tablettes, transmises à l’avenir, le secret de ses vertus et le principe du bien qu’il a fait au monde1677. Dans les temps modernes, un vaillant capitaine, qui devint un grand roi, notre Henri IV, a jeté à travers les épreuves de sa vie quelques courtes et admirables harangues, et une foule de lettres qui ont gardé jusqu’à nous le feu de son esprit et les traits distincts de son héroïsme original. Plus près do nous, un grand prince, Louis XIV, roi dès l’enfance, a laissé dans des fragments de mémoires, dans des lettres nombreuses, dans quelques mots d’une inimitable noblesse, le modèle idéal et vrai de sa gravité laborieuse et de sa dignité suprême.

Bien plus près encore, et sous l’influence des libres doctrines qui précédèrent nos révolutions, un autre monarque, élève de nos écrivains et de notre langue, naturalisé français sur une terre étrangère, a cherché et cru trouver dans l’étude une renommée comparable à celle de ses habiles conquêtes1678. Mais supérieur dans l’action, éminent par l’esprit de persévérance et de sagacité, la grandeur de la pensée et du langage a manqué dans ses écrits ; et il sera, pour l’avenir, un grand roi, et un auteur ayant eu bien plutôt la passion que le génie des lettres.

D’un esprit plus vaste et moins sage, Napoléon n’aura pas, comme Frédéric, gardé ses conquêtes et affermi sur la paix un état créé par la guerre ; mais sa gloire sera bien plus grande en étendue et sans doute en durée. Il parlera lui-même à la dernière postérité. Le travail de sa captivité1679, cette histoire dictée près de son tombeau et laissée incomplète par sa mort, ne cessera pas d’être lue, comme un des monuments du génie français ; et les bas reliefs qu’il a gravés lui-même de la campagne d’Italie, de l’expédition d’Égypte, de la prise du pouvoir, au 18 brumaire, de la journée de Marengo et des guerres d’Allemagne, expliqueront à jamais, directement, la domination du héros et le long éblouissement des hommes1680.

(Souvenirs contemporains, Ed. Didier.)

Cousin
1792-1867

Prix d’honneur de rhétorique (1810), élève de l’École Normale oit l’enseignement de la Romiguière et de Maine de Biran décida de sa vocation ; appelé en 1815 à l’honneur de suppléer Royer-Collard dans sa chaire de la Sorbonne, M. Victor Cousin fut un maître déjà célèbre, à l’âge où d’ordinaire les mieux doués sont encore étudiants. Interprète ému de Platon et de Descartes, il eut le mérite de restaurer leurs doctrines, et de vulgariser par un beau langage les vérités essentielles à l’ordre moral. S’il n’a pas créé de système, ou de méthode nouvelle, il a suscité un mouvement considérable de recherches savantes, et appliqué une critique éloquente aux plus grands penseurs des temps anciens et modernes1681.

Même dans sa ferveur philosophique, M. Cousin n’avait jamais cessé d’être sensible à la gloire littéraire ; cette passion le suivit dans sa retraite dont il charma les loisirs par des études historiques, où les vues pénétrantes mais parfois paradoxales d’un savoir aussi précis qu’enthousiaste s’allient à l’éclat d’une forme magistrale et à cette puissance d’imagination qui rend la vie à la poussière des morts.

Si M. Cousin juge ses modèles avec trop d’indulgence, on ne peut qu’admirer en lui le don d’animer tous les sujets qu’il traite. Il est orateur, même quand il se réduit à des questions d’érudition et de philologie. Son style a grand air. On croirait entendre un personnage du dix-septième siècle1682. Il a l’ampleur des périodes savantes, le ton grandiose et volontiers solennel, le tour naturel, l’expression simple et forte, la touche hardie, le dessein large et lumineux. Il a porté dans tous ses écrits ces délicates inquiétudes qui visent à la perfection, ce sentiment du beau, du bien et du vrai qui est l’âme du talent.

La nature parle à l’âme

Tout ce qui existe est animé. La matière est mue et pénétrée par des forces qui ne sont pas matérielles, et elle suit des lois qui attestent une intelligence partout présente. L’analyse chimique la plus subtile ne parvient point il une nature morte et inerte, mais à une nature organisée il sa manière, et qui n’est dépourvue ni de forces ni de lois. Dans les profondeurs de l’abîme comme dans les hauteurs des cieux, dans un grain de sable comme dans une montagne gigantesque, un esprit immortel rayonne à travers les enveloppes les plus grossières1683. Contemplons la nature avec les yeux de l’âme aussi bien qu’avec les yeux du corps : partout une expression morale nous frappera, et la forme nous saisira comme un symbole de la pensée. Nous avons dit que chez l’homme et chez l’animal même la figure est belle par l’expression ; mais, quand vous êtes sur les hauteurs des Alpes ou en face de l’immense Océan, quand vous assistez au lever ou au coucher du soleil, à la naissance de la lumière ou à celle de la nuit, ces imposants tableaux ne produisent-ils pas sur vous un effet moral ? Tous ces grands spectacles ne nous semblent-ils pas comme des manifestations d’une puissance, d’une intelligence et d’une sagesse admirables ; et, pour ainsi parler, la face de la nature n’est-elle pas expressive comme celle de l’homme ?

La beauté physique est donc le signe d’une beauté intérieure qui est la beauté spirituelle et morale, et c’est là qu’est le fond, le principe, l’unité du beau1684.

De Göttingen à Berlin

Sortie de Magdeburg. Pays désolé par la guerre, et où lion rencontre à chaque pas la trace encore toute vive des maux passés. En même temps, de loin en loin, quel beau spectacle, et comme l’Elbe coule noblement entre ces deux forêts qui le bordent ! puis, nous entrons dans un vaste désert de sable. Souvent nous courons à travers champs ; des poteaux seuls marquent le chemin. Beaux effets de lumière sous les hauts bois de sapins. Les corps élancés des arbres laissent des intervalles où se jouent en riches accidents les rayons du soleil qui pénètrent à travers les têtes pyramidales1685. Çà et là de grands troncs coupés s’élèvent comme des colonnes. Tout autour, des bruyères immenses. Population rare, mais forte. De temps en temps, quelques villages qui sortent à peine de leurs ruines ; mais clans les moindres lieux, on sent la main du gouvernement et l’administration toujours présente de Frederick.

Berlin

Le premier aspect de Berlin est imposant. Quand on entre dans cette ville qui surgit d’un désert de sables ; quand on se promène pour la première fois dans ces rues larges et bien alignées, où chaque maison est comme un palais, on éprouve une impression de grandeur. Mais lorsque cette première impression est dissipée et qu’on regarde avec attention, on ne trouve plus un seul beau monument dans cette ville si belle. L’ensemble frappe, et rien n’attache : c’est une ville d’hier, qu’un grand homme à jetée dans l’espace sur de vastes proportions pour un magnifique avenir ; mais cet avenir n’étant pas encore venu1686, il faut bien se contenter d’espérance, et songer à la guerre, à la politique, et aux sciences plutôt qu’aux arts et au goût1687.

De Berlin à Dresde

Je pars de Berlin à onze heures du soir. N’ayant pas de chaise de poste à moi, il me faut, à chaque relai, prendre celle que j’y trouve, et ce sont le plus souvent de mauvais chariots découverts, où l’on met une botte de paille pour soutenir ma tête. C’est ainsi que je voyage jusqu’à Dresde1688. Partout du sable, partout des fonds de sapin. Nuit déjà froide, mais brillante, calme, majestueuse. Je contemple avec ravissement cette nature inconnue, ce ciel du nord avec ses étoiles éclatantes, mille fois plus belles que le jour pâle et sombre qui leur succède1689. La tête immobile sur mon sac de paille, je roule en mon esprit les redoutables problèmes que je porte avec moi depuis tant d’années1690, et je ne me réveille de ces méditations confuses1691, qu’à la vue de Dresde, sur le pont élégant et léger qui joint les deux parties de la ville, et d’où j’ai sous les yeux le cours sinueux de l’Elbe ; en face les montagnes de Pilnitz, qui bornent l’horizon ; à gauche, les jardins du comte de Brüll, la terrasse, le belvédère ; à droite, le gracieux vaisseau de l’Église catholique1692.

(Souvenirs d’Allemagne.)

Les lumières de la raison

Depuis les premiers jours des sociétés humaines jusqu’à la venue de Jésus-Christ, tandis que dans un coin du monde, une race privilégiée gardait le dépôt de la doctrine révélée1693, qui, je vous prie, a enseigné aux hommes, sous l’empire de religions extravagantes et de cultes souvent monstrueux ? qui leur a enseigné qu’ils possèdent une âme, et une âme libre, capable de faire le mal, mais capable aussi de faire le bien ? Qui leur a appris, en face des triomphes de la force, et dans l’oppression presque universelle de la faiblesse, que la force n’est pas tout et qu’il y a des droits invisibles mais sacrés, que le fort lui-même doit respecter dans le faible ? De qui les hommes ont-ils reçu les nobles principes qu’il est plus beau de garder la foi donnée que de la trahir, qu’il y a de la dignité à maîtriser ses passions, à demeurer tempérant, au sein même des plaisirs permis ? Qui leur a dicté ces grandes paroles : un ami est un autre moi-même ; il faut aimer ses amis plus que soi-même, sa patrie plus que ses amis, et l’humanité plus que sa patrie ? Qui leur a montré par-delà les limites et sous le voile de l’univers, un Dieu caché, mais partout présent ; un Dieu qui a fait le monde avec poids et mesure, et qui ne cesse de veiller sur son ouvrage ; un Dieu qui a fait l’homme, parce qu’il n’a pas voulu retenir dans la solitude inaccessible de son être ses perfections les plus augustes, parce qu’il a voulu communiquer et répandre son intelligence, et, ce qui vaut mieux, sa justice, et, ce qui vaut mieux encore, sa bonté ?

Je le demande, quelle puissance a enseigné tout cela à tant de milliers d’hommes, sinon cette lumière naturelle, qui nous a révélé tout ce qui donne du prix à la vie, les vérités certaines et nécessaires sur lesquelles reposent la famille et la société, les vertus privées et publiques, et cela par le pur ministère de ces sages, de ces hommes admirables, simples et grands, qui n’ont eu d’autre mission que le zèle de la vérité, que l’amour de leurs semblables, et ont souffert la persécution, l’exil, quelquefois sur un trône, et le plus souvent dans les fers : un Anaxagore, un Socrate, un Platon, un Aristote, un Épictète, un Marc-Aurèle1694 !

Le génie et le gout

Le goût sent, il juge, il discute, il analyse, mais il n’invente pas. Le génie est avant tout créateur.

L’homme de génie n’est pas le maître de la force qui est en lui ; c’est par le besoin ardent, irrésistible, d’exprimer ce qu’il éprouve, qu’il est homme de génie. Il souffre de contenir les sentiments ou les images ou les pensées qui s’agitent dans son sein. On a dit qu’il n’y. a point d’homme supérieur sans quelque grain de folie ; mais cette folie-là, comme celle de la croix, est la partie divine de la raison. Cette puissance mystérieuse, Socrate l’appelait son démon. Voltaire l’appelait le diable au corps ; il l’exigeait même d’une comédienne pour être une comédienne de génie. Donnez-lui le nom qu’il vous plaira ; il est certain qu’il y a un je ne sais quoi qui inspire le génie, et qui le tourmente aussi jusqu’à ce qu’il ait épanché ce qui le consume, jusqu’à ce qu’il ait soulagé en les exprimant ses peines et ses joies, ses émotions, ses idées, et que ses rêveries soient devenues des œuvres vivantes. Ainsi deux choses caractérisent le génie : d’abord la vivacité du besoin qu’il a de produire, ensuite la puissance de produire ; car le besoin sans la puissance n’est qu’une maladie qui simule le génie, mais qui n’est pas lui. Le goût se contente d’observer et d’admirer. Le faux génie, l’imagination ardente et impuissante, se consume en rêves stériles et ne produit rien ou rien de grand. Le génie seul a la vertu de convertir ses conceptions en créations1695.

Mignet
Né en 1796.

Né à Aix, en Provence, le 8 mai 1796, lié d’une étroite amitié avec M. Thiers, M. Mignet venait de débuter dans la carrière du barreau, lorsque sa vocation d’historien s’annonça par un mémoire sur les Institutions de saint Louis. Cette dissertation, couronnée par l’Académie des inscriptions en 1822, révélait déjà la fermeté d’un esprit philosophique, des vues élevées, une éloquence nerveuse et substantielle, un style net et vigoureux. Appelé à Paris par ce succès qui fixa l’attention des compagnies savantes, le jeune lauréat fit à l’Athénée un cours sur la réforme et la révolution d’Angleterre. Ces leçons, suivies par un public d’élite, ne furent que le prélude de travaux considérables qui devaient être des événements littéraires. Dans l’Histoire de la Révolution française (1824), comme dans celle de Marie-Stuart (1851) et de Charles Quint (1854), nous admirons l’austérité d’un récit simple et pourtant dramatique, une belle ordonnance, la hauteur des aperçus, des portraits hardis et la sûreté d’un juge qui domine son sujet.

M. Mignet est « le plus établi des historiens. » On sait que, nommé à l’Académie française en 1836, il devint secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales en 1839 ; c’est à ce titre qu’il a prononcé de nombreux éloges, qui sont autant de pages accomplies.

L’histoire est chez lui une science et un art. Il donne un sens aux faits, il en cherche les lois, il les explique par leurs causes ; il en surprend le secret dans les intentions des acteurs, dans les passions, les intérêts et les caractères. Nul n’a su mieux lire les papiers d’État et les archives de la diplomatie. Alors même qu’il ne réussit pas à produire l’évidence, il nous dégoûte des récits superficiels.

Mais le souci de l’art fait valoir sa profonde érudition. A des recherches vastes, continues et profondes, il sait allier le talent de composer et d’écrire, l’ordre, la gravité soutenue, le relief de l’expression et l’éclat de la forme. Sa phrase a une régularité savante et une ingénieuse symétrie ; son style a de l’autorité : c’est un modèle de précision et de justesse.

Un proscrit

Un des magistrats proscrits par le parti populaire, M. Caila, intimement lié avec la famille Sismondi1696, vint lui demander un asile, et fut caché dans un hangar, à l’extrémité du jardin, d’où il pouvait, au moindre danger, passer sur le territoire limitrophe de la France. Le jeune Sismondi, ayant été placé en sentinelle, pour veiller à sa sûreté pendant la nuit, entend, vers deux heures du matin, des pas de chevaux et des bruits de voix. Il frappe alors à la porte du hangar, qu’il trouve fermée, et appelle vainement à cris redoublés le vieux syndic, qui, sourd et profondément endormi, ne répond pas. Bientôt des gendarmes arrivent, et il est renversé lui-même à coups de crosse de carabine, en voulant défendre l’ami de la famille, l’hôte de la maison. La porte est enfoncée, et le malheureux Caila ne sort de son sommeil que pour tomber entre les mains de ses ennemis. Accourue au moment où on l’enchaînait, madame de Sismondi lui adresse un douloureux adieu ; puis, se jetant à genoux, elle reste en prière jusqu’à ce que, vers le matin, le bruit d’une détonation lointaine lui apprend qu’il n’y a plus rien à espérer des hommes, ni à demander à Dieu1697.

Un paysage

Voulant se fixer en Toscane, Sismondi parcourut à pied les charmantes vallées que forment de ce côté les plis de l’Apennin. Le riche territoire de Pescia, dans le val de Nievole, entre Lucques, Pistoïa et Florence, arrêta ses regards par la beauté et la variété de ses cultures. La verdoyante plaine, arrosée avec un art merveilleux, coupée en champs presque égaux, couverts de blés, de prairies, de jardinages, de vergers, et tout bordés de peupliers, que la vigne enlace de ses rameaux ; les collines étagées, où la terre, retenue par des murailles d’arbres et de gazon, offrait, selon l’exposition de ses pentes, de riantes allées de vignes, de pâles massifs d’oliviers, des bouquets d’orangers et de citronniers ; enfin, les sommets mêmes de ces montagnes couronnées de forêts de châtaigniers et ornés de villages : tout cet ensemble le remplit d’admiration. Il n’hésita pas à fixer sa famille errante dans ce beau, dans cet industrieux séjour1698.

Mort de Marie Stuart1699

Quand la lecture de la sentence fut achevée, Marie fit le signe de la croix. « Loué soit Dieu, dit-elle, de la nouvelle que vous m’apportez ! Je n’en pouvais recevoir une meilleure, puisqu’elle m’annonce le terme de mes misères. » Se regardant comme une victime de la foi religieuse, elle ressentit la joie-pure du martyre, en prit la douce sérénité, et en conserva jusqu’au bout le tranquille courage. Après que les deux comtes1700 furent sortis, Marie consola ses serviteurs, qui fondaient en larmes ; elle devança l’heure de son souper, afin d’avoir toute la nuit pour écrire et pour prier. A la fin de son repas, elle appela tous ses serviteurs, et ayant versé du vin dans une coupe, elle en but à leur intention, et d’un air affectueux elle leur proposa de lui faire raison1701. Ils se mirent tous à genoux, et, les larmes aux yeux, répondirent à son toast avec une douloureuse effusion, lui demandant pardon des offenses qu’ils pouvaient avoir commises contre elle. Elle les exhorta à demeurer fermes dans la religion catholique ; elle se retira ensuite à part et écrivit de sa main, pendant plusieurs heures, des lettres et son testament, dont elle fit le duc de Guise principal exécuteur. Quand elle eut fini d’écrire, il était près de deux heures du matin. Elle mit dans un coffre son testament et ses lettres ouvertes, en disant qu’elle ne voulait plus s’occuper des affaires de ce monde et ne devait songer qu’à paraître devant Dieu. Elle chercha dans la Vie des Saints, que ses filles1702 avaient coutume de lui lire tous les soirs, un grand coupable à qui Dieu eût pardonné ; elle s’arrêta à la touchante histoire du bon larron, qui lui sembla le plus rassurant exemple de la confiance humaine et de la clémence divine1703.

Se sentant un peu fatiguée et voulant conserver ou reprendre ses forces pour le dernier moment, elle se mit au lit. Ses femmes continuaient à prier, et pendant ce dernier repos de son corps, bien que ses yeux fussent fermés, on voyait au léger mouvement de ses lèvres, et à une sorte de ravissement répandu sur son visage, qu’elle s’adressait à celui en qui seul reposaient maintenant ses espérances. Au point du jour, elle se leva et dit qu’elle n’avait plus que deux heures à vivre ; elle choisit un de ses mouchoirs à franges d’or pour servir à lui bander les yeux sur l’échafaud et s’habilla avec une sévère magnificence.

Après ces derniers soins accordés aux souvenirs terrestres, elle se rendit dans son oratoire ; elle s’agenouilla devant l’autel, et lut avec une grande ferveur les prières des agonisants. Avant qu’elle les eût achevées, on vint heurter à la porte. Le shérif1704 entra, une baguette blanche à la main, s’avança jusqu’auprès de Marie, qui n’avait pas détourné la tête, et ne lui dit que ces mots : « Madame, les lords vous attendent, et m’ont envoyé vers vous. — Oui, répondit Marie en se levant, allons ! » Au moment où elle partait, Bourgoin1705 lui donna le crucifix d’ivoire qui était sur l autel ; elle le baisa et le fit porter devant elle. Comme elle ne pouvait se soutenir toute seule, à cause de la faiblesse de ses jambes, elle marcha appuyée sur deux des siens jusqu’à l’extrémité de ses appartements. Quand on fut sur l’escalier où les comtes de Shrewsbury et de Kent attendaient Marie Stuart, et par où elle devait descendre dans la salle basse, au fond de laquelle avait été dressé l’échafaud, on refusa à ses gens la consolation de l’accompagner plus longtemps. Malgré leurs supplications et leurs gémissements, on les sépara d’elle, non sans peine ; car ils s’étaient jetés à ses pieds, baisaient ses mains et ne voulaient pas la quitter.

Lorsqu’on les eut éloignés, elle se remit en marche d’un air noble et doux, le crucifix d’une main et un livre d’Heures de l’autre, revêtue du costume de veuve qu’elle portait les jours de grande solennité. Elle avait la dignité d’une reine et le paisible recueillement d’une chrétienne. L’échafaud avait été dressé dans la salle basse du château de Fotheringay. Il avait deux pieds et demi de hauteur et douze pieds carrés d’étendue ; il était couvert de frise noire d’Angleterre, ainsi que le siège, le coussin et le billot où Marie devait s’asseoir, s’agenouiller et recevoir le coup fatal. Elle prit place sur ce siège lugubre sans changer de couleur, et sans rien perdre de sa grâce et de sa majesté accoutumées, ayant à sa droite les comtes de Shrewsbury et de Kent assis, à sa gauche le shérif debout, en face les deux bourreaux ; à peu de distance, le long du mur, ses serviteurs, et dans le reste de la salle, retenus par une barrière, environ deux cents gentlemen et habitants du voisinage, admis dans le château, dont on avait fermé les portes. Robert Beale lut alors la sentence, que Marie écouta en silence, et si profondément recueillie en elle-même, qu’elle semblait étrangère à tout ce qui se passait.

Après quelques paroles données à sa justification1706, elle se mit à prier.

Lorsqu’elle eut achevé à genoux les psaumes, elle s’adressa à Dieu, en anglais, et le supplia de donner la paix au monde, la vraie religion à l’Angleterre, la constance à tous les persécutés, et de lui accorder à elle-même l’assistance de sa grâce et les clartés de l’Esprit-Saint à cette heure suprême. Sa piété était si vive, son effusion si touchante, son courage si admirable, qu’elle arrachait des larmes à tous les assistants. La prière finie, elle se releva. Le terrible moment était arrivé, et le bourreau s approcha d’elle pour l’aider à se dépouiller d’une partie de ses vêtements ; mais elle l’écarta, et dit en souriant qu’elle n’avait jamais eu de pareil valet de chambre. Ses femmes, qui étaient restées à genoux au pied de l’échafaud, lui rendirent ce triste et dernier office en pleurant.

« Loin de pleurer, réjouissez-vous, leur disait-elle ; je suis bien heureuse de sortir de ce monde, et pour une si bonne cause. » Elle déposa son manteau, ôta son voile, et ne conserva qu’une jupe de taffetas velouté rouge. Elle s’assit alors sur son siège, et donna sa bénédiction à tous ses serviteurs, qui pleuraient. Le bourreau lui demanda pardon à genoux ; elle répondit qu’elle l’accordait atout le monde. Elle embrassa ses femmes, les bénit en faisant le signe de la croix sur elles, et, après qu’une d’elles lui eut bandé les yeux, elle leur ordonna de s’éloigner, ce qu’elles firent en sanglotant.

En même temps, elle se jeta à genoux d’un grand courage, et, tenant toujours le crucifix entre ses mains, elle tendit le cou au bourreau.

Elle disait à haute voix et avec le sentiment de la plus ardente confiance : « Mon Dieu, j’ai espéré en vous ; je remets mon âme entre vos mains. »

Elle croyait qu’on l’exécuterait comme en France, dans une attitude droite et avec le glaive. Les deux maîtres des hautes-œuvres l’avertirent de son erreur, et l’aidèrent à poser sa tête sur le billot, sans qu’elle cessât de prier.

L’attendrissement était universel à la vue de cette lamentable infortune, de cet héroïque courage, de cette admirable douceur. Le bourreau lui-même était ému et la frappa d’une main mal assurée. La hache, au lieu d’atteindre le cou, tomba sur le derrière de la tête et la blessa, sans qu’elle proférât une plainte. Au second coup seulement, le bourreau lui abattit la tête, qu’il montra en disant : « Dieu sauve la reine Élisabeth !… — Ainsi périssent tous ses ennemis ! » ajouta le docteur Fléchier. Une seule voix se fit entendre après la sienne, et dit amen ! C’était celle du sombre comte de Kent1707.

Thiers
Né en 1797

Orateur et homme d’État formé par une longue expérience de la vie publique, M. Thiers mérite d’être appelé notre historien national ; car, dans ses œuvres monumentales, nous retrouvons toutes les joies ou toutes les douleurs du citoyen. Il a l’éloquence du patriotisme. Si l’on a pu reprocher à son Histoire de la Révolution (1823-1827) trop d’indulgence pour les partis qui triomphent, il faut admirer dans les récits consacrés au Consulat et à l’Empire (1845-1862), l’amour du vrai, la clairvoyance d’une raison supérieure et la modération d’un bon sens impartial. Égal à tous les sujets, géographe, stratégiste, diplomate, économiste, financier, jurisconsulte, M. Thiers est un vulgarisateur éminent1708. Dans ses vastes et dramatiques tableaux, il sait à la fois embrasser un plan général, et descendre aux moindres détails, avec une précision toujours instructive même pour les lecteurs les plus compétents.

Sa puissance de travail se dérobe sous un air de facilité courante. Il écrit comme il pense, et vise à l’expression directe de son idée. Il a, dit-il, le fanatisme de la simplicité, et compare lui-même son style à ces glaces sans tain à travers lesquelles apparaissent tous les objets sans la moindre altération de couleur ou de contour. Esprit alerte étendu, vigoureux et pratique, il nous fait aimer la netteté, la justesse, le naturel et l’aisance d’un langage limpide, calme et transparent. S’il a des négligences ou des longueurs, ces accidents proviennent du souci de ne rien omettre ; mais il serait injuste de lui refuser des touches fines, une vivacité brillanté, un tour spirituel, l’animation d’un causeur prompt à toutes les impressions et les instincts d’un artiste délicat.

La poésie de l’histoire

J’ai toujours considéré l’histoire comme l’occupation qui convenait le mieux à nos contemporains. Nous n’avons pas perdu la faculté d’être sensibles aux grandes choses ; en tout cas, notre siècle aurait suffi pour nous la rendre, et nous avons acquis cette expérience qui permet de les apprécier et de juger. Je me suis donc avec confiance livré aux travaux historiques dès ma jeunesse, certain que je faisais ce que mon siècle était particulièrement propre à faire. J’ai consacré à écrire l’histoire trente années de ma vie, et je dirai que, même au milieu des affaires publiques, je ne me séparais pas de mon art1709.

Lorsqu’on présence de trônes chancelants, au sein d’assemblées ébranlées par l’accent de tribuns puissants, ou menacées par la multitude, il me restait un instant pour la réflexion, je voyais moins tel ou tel individu passager, que les éternelles figures de tous les temps et de tous les lieux, qui à Athènes, à Rome, à Florence, avaient agi autrefois comme ceux que je voyais se mouvoir sous mes yeux. J’étais à la fois moins irrité et moins troublé, parce que j’étais moins surpris, parce que j’assistais non à une scène d’un jour, mais à la scène éternelle que Dieu a dressée en mettant l’homme en société avec ses passions grandes ou petites, basses ou généreuses, l’homme toujours semblable à lui-même, toujours agité et toujours conduit par des lois profondes autant qu’immuables.

Ma vie, j’ose le dire, a donc été une longue étude historique, et si on en excepte ces moments violents où l’action vous étourdit, où le torrent des choses vous emporte au point de ne pas vous laisser discerner ses bords, j’ai presque toujours observé ce qui se passait autour de moi, en le rapportant à ce qui s’était passé ailleurs, pour y chercher ce qu’il y avait de différent ou de semblable. Cette longue comparaison est, je le crois, la vraie préparation de l’esprit à cette épopée de l’histoire, qui n’est pas condamnée à être décolorée parce qu’elle est exacte et positive ; car l’homme réel qui s’appelle tantôt Alexandre, tantôt Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, a sa poésie, comme les personnages de la fable qui s’appellent Achille, Énée, Roland ou Renaud.

(Fragment de la Préface du XIIe vol. du Consulat et de l’Empire).

Les qualités du général en chef

On persuaderait difficilement aux hommes, que l’art de ] a guerre est celui de tous peut-être qui donne le plus d’exercice à l’esprit. Cela est pourtant vrai ; et ce qui fait cet art si grand, c’est qu’il exige le caractère autant que l’esprit, et qu’il met en action et en évidence l’homme tout entier. Regardez aux actions des généraux et des hommes d’État ; toujours vous y lirez leur caractère autant que leur esprit, parce que l’on gouverne et l’on combat avec son âme tout entière. Mais entendons toutefois que gouverner ne signifie pas administrer une prélecture, et que combattre ne veut pas dire charger à la tête d’un régiment : autrement il faudrait donner une âme et un esprit à trop de gens.

L’homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille, aura d’abord à acquérir l’instruction scientifique. Il possédera les sciences exactes, les arts graphiques1710, par exemple le dessin, la théorie des fortifications. Ingénieur, artilleur, bon officier de troupes, il deviendra en outre géographe, et non géographe vulgaire, qui sait sous quel rocher naissent le Rhin ou le Danube, et dans quel bassin ils tombent, mais géographe profond, qui est plein de la carte, de son dessin, de ses lignes, de leurs rapports, de leur valeur. Il faut qu’il ait ensuite des connaissances exactes sur la force, les intérêts et le caractère des peuples’ ; qu’il sache leur histoire politique, et particulièrement leur histoire militaire ; il faut surtout qu’il connaisse les hommes, car les hommes à la guerre ne sont pas des machines ; au contraire, ils y deviennent plus sensibles, plus irritables qu’ailleurs ; et l’art de les manier, d’une main délicate et ferme, fut toujours une partie importante de l’art des grands capitaines. A toutes ces connaissances supérieures, l’homme de guerre ajoutera les connaissances plus vulgaires, mais non moins nécessaires, de l’administrateur. Il aura l’esprit d’ordre et de détail ; car ce n’est pas tout que de faire battre les hommes, il s’agit de les nourrir, de les vêtir, de les armer, de les guérir. Tout ce savoir si vaste, on devra le déployer à la fois, et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. A chaque mouvement, ne faut-il pas songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; mouvoir tout avec soi, munitions, vivres, hôpitaux et tous ces éléments si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets ? Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais ce qui est plus grave, des milliers d’hommes vous regardent, cherchent dans vos traits l’espérance de leur salut ; plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès, et toutes ces images, on les chassera pour penser vite ; car, une minute de plus, et une combinaison infaillible a perdu son à-propos, et, au lieu de la gloire, c’est la honte qui vous attend.

Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose, d’ailleurs ; car on est poëte, savant, orateur médiocre aussi ; mais si le génie s’en mêle, on devient sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement au milieu des boulets, est l’exercice le plus complet des facultés humaines1711.

Napoléon

Il était réservé à la révolution française, appelée à changer la face de la société européenne, de produire un homme qui attirerait autant les regards que Charlemagne, César, Annibal et Alexandre. A celui-là, ce n’est ni la grandeur du rôle, ni l’immensité des bouleversements, ni l’éclat, l’étendue, la profondeur du génie, ni le sérieux d’esprit qui manquent pour saisir, attirer, maîtriser l’attention du genre humain ! Ce fils d’un gentilhomme corse1712, qui vient demander à l’ancienne royauté l’éducation dispensée dans les écoles militaires1713 à la noblesse pauvre ; qui, à peine sorti de l’école, acquiert dans une émeute sanglante1714, le titre de général en chef, passe ensuite de l’armée de Paris à l’armée d’Italie, conquiert cette contrée en un mois, attire à lui et détruit successivement toutes les forces de la coalition européenne ; lui arrache la paix de Campo-Formio1715, et déjà trop grand pour habiter à côté du gouvernement de la République, va chercher en Orient des destinées nouvelles ; passe avec cinq cents voiles à travers les flottes anglaises, conquiert l’Égypte en courant, songe alors à envahir l’Inde en suivant la route d’Alexandre ; puis ramené tout à coup en Occident par le renouvellement de la guerre européenne, après avoir essayé d’imiter Alexandre, imite et égale Annibal en franchissant les Alpes ; écrase de nouveau la coalition et lui impose la belle paix de Lunéville1716, ce fils du pauvre gentilhomme corse a déjà parcouru à trente ans une carrière bien extraordinaire !

Devenu quelque temps pacifique, il jette par ses lois les bases de la société moderne, puis se laisse emporter à son bouillant génie, s’attaque de nouveau à l’Europe, la soumet en trois journées, Austerlitz, Iéna, Friedland ; abaisse et relève les empires, met sur sa tête la couronne de Charlemagne, voit les rois lui offrir leur fille, choisit celle des Césars, dont il obtient un fils qui semble destiné à porter la plus brillante couronne de l’univers ; de Cadix se porte à Moscou, succombe dans la plus grande catastrophe des siècles, refait sa fortune, la défait de nouveau, est confiné dans une petite île, en sort avec quelques centaines de soldats fidèles, reconquiert en vingt jours le trône de France, lutte de nouveau contre l’Europe exaspérée, succombe pour la dernière fois à Waterloo, et après avoir soutenu des guerres plus grandes que celles de l’empire romain, s’en va, né dans une île de la Méditerranée, mourir dans une île de l’Océan, attaché comme Prométhée sur un rocher par la haine et la peur des rois. Ce fils du pauvre gentilhomme corse a bien fait dans le monde la figure d’Alexandre, d’Annibal, de César, de Charlemagne. Du génie, il en a autant que ceux d’entre eux qui en ont le plus ; du bruit il en a fait autant que ceux qui ont le plus ébranlé l’univers.

L’armée anglaise

Cette armée est formée d’hommes de toute sorte, engagés volontairement dans ses rangs, servant toute leur vie, ou à peu près, assujettis à une discipline redoutable, qui les bâtonne jusqu’à la mort pour les moindres fautes ; qui, du bon ou du mauvais sujet, fait un sujet uniforme et obéissant, marchant au danger avec une soumission invariable à la suite d’officiers pleins d’honneur et de courage. Le soldat anglais, bien nourri, bien dressé, tirant avec une remarquable justesse, cheminant lentement parce qu’il est peu formé à la marche, et manque d’ardeur propre, est solide, presque invincible dans certaines positions ou la nature des lieux seconde son caractère résistant ; mais devient faible si on le force à marcher, à attaquer, à vaincre de ces difficultés qu’on ne surmonte qu’avec de la vivacité, de l’audace et de l’enthousiasme. En un mot, il est ferme, il n’est pas entreprenant. De même que le soldat français, par son ardeur, son énergie, sa promptitude, sa disposition à tout braver, était l’instrument prédestiné du génie de Napoléon, le soldat solide et lent de l’Angleterre était fait pour l’esprit peu étendu, mais sage de sir Arthur Wellesley1717.

L’homme et le travail

Dieu a destiné l’homme à travailler, à travailler rudement, d’un soleil à un autre soleil1718, à arroser la terre de ses sueurs. Nu sur la terre nue 1719, tel est l’état dans lequel il l’a jeté sur la terre, dit un ancien. C’est à force de travail que l’homme pourvoit à tout ce qui lui manque. Il faut qu’il se vêtisse1720, en arrachant au tigre ou au lion la peau qui les recouvre pour en couvrir sa nudité ; puis les arts se développant, il faut qu’il file la toison de ses moutons, qu’il en rapproche les fils par. le tissage, pour en faire une toile continue qui lui serve de vêtement. Cela ne lui suffit pas : il faut qu’il se dérobe aux variations de l’atmosphère, qu’il se construise une demeure où il échappe à l’inégalité des saisons, aux torrents de la pluie, aux ardeurs du soleil, aux rigueurs de la gelée. Après avoir vaqué à ces soins, il faut qu’il se nourrisse, qu’il se nourrisse tous les jours, plusieurs fois par jour, et tandis que l’animal privé de raison, mais couvert d’un plumage ou d’une fourrure qui le protège, trouve, s’il est oiseau, des fruits mûrs suspendus aux arbres, s’il est quadrupède herbivore, une table toute servie dans la prairie, s’il est carnassier, un gibier tout préparé dans ces animaux qui pâturent ; l’homme est obligé de se procurer des aliments en les faisant naître, ou en les disputant à des animaux plus rapides ou plus forts que lui. Cet oiseau, ce chevreuil dont il pourrait se nourrir, ont des ailes ou des pieds agiles. Il faut qu’il prenne une branche d’arbre, qu’il la courbe, qu’il en fasse un arc, que sur cet arc il pose un trait, et qu’il abatte cet animal pour s’en emparer, puis enfin qu’il le présente au feu ; car son estomac répugne à la vue du sang et des chairs palpitantes. Voici des fruits qui sont amers, mais il y en a de plus doux à côté ; il faut qu’il les choisisse, afin de les rendre, par la culture, moins âpres et plus savoureux. Parmi les grains, il y en a de vides ou de légers, mais dans le nombre quelques-uns de plus nourrissants ; il faut qu’il les choisisse, qu’il les sème dans une terre grasse qui les rendra plus nourissants encore, et que par la culture il les convertisse en froment. Au prix de ces soins, l’homme finit par exister, et Dieu aidant, beaucoup de révolutions s’opérant sur la terre, les empires croulant les uns sur les autres, les générations se succédant, se mêlant entre elles, du nord au midi, de l’orient à l’occident, échangeant leurs idées, se communiquant leurs inventions, de hardis navigateurs allant de cap en cap, de la Méditerranée à l’Océan, de l’Océan à la mer des Indes, de l’Europe en Amérique, rapprochant les produits de l’univers entier, l’espèce humaine arrive à ce point, que sa misère s’est changée en opulence, qu’au lieu de peaux de bêtes elle porte des vêtements de soie et de pourpre, qu’elle vit des aliments les plus succulents, les plus variés, produits souvent à quatre mille lieues du sol où ils sont consommés ; et que sa demeure, pas plus élevée d’abord que la cabane du castor, a pris les proportions du Parthénon1721, du Vatican1722, des Tuileries.

Silvestre de Sacy
Né en 1804

Né à Paris le 17 octobre 1801, fils d’un orientaliste célèbre, membre de l’Académie française, auteur de deux volumes très-appréciés par un public choisi1723, M. de Sacy est un lettré de la vieille roche. Le dix-septième siècle fut toujours sa patrie de prédilection. Les grands écrivains de cette époque ont l’air d’être ses contemporains. Il les admire avec l’accent d’une amitié respectueuse qui trahit des sympathies secrètes de croyances, de sentiments, ou même de talent ; car il nous parle de ses maîtres favoris avec leur tour d’esprit et presque dans leur langue. Ses études sont inspirées par la passion des livres, l’amour des lettres, l’enthousiasme du beau, et le culte du vrai. Le goût est pour lui une sorte de conscience morale, et ses jugements nous font comprendre les relations nécessaires qui unissent le bien dire au bien penser.

Religion tolérante d’un idéal élevé, voilà le fond de sa critique. La raison la plus ferme s’y allie aux délicatesses du sentiment. M. de Sacy est un esprit attique, un causeur qui ne professe jamais, et semble n’écrire que pour se satisfaire lui-même, ou quand le cœur lui en dit. Sans courir les hasards de la fantaisie, il en a toutes les grâces, et je l’appellerais volontiers l’humoriste du bon sens.

Il faut se connaitre soi-même.

L’étude de l’homme1724 est une étude immense ; mais l’homme est partout le même. Les nuances de caractères, quelque variées qu’elles paraissent d’abord, se classent aisément et se réduisent à un petit nombre de traits simples qui se retrouvent sous la différence peu importante du costume, sous les mille plis que le hasard et le vent donnent à la draperie. Avec de mauvais yeux vous ne verrez rien dans le monde entier ; avec de bons yeux vous verrez tout dans un salon, dans une chaumière, dans une antichambre1725. La question est de descendre profondément dans le cœur ; la matière de l’observation, nous l’avons tous sous la main, ici même, au coin de la cheminée, à la table de famille ; le difficile est de trouver un bon observateur. Qui ne porte pas en son cœur le germe de toutes les passions, la racine de toutes les sottises et de tous les ridicules ? Qui a vécu sans avoir, un jour ou l’autre, aperçu avec effroi dans quelque coin reculé de son âme la petite semence où, sans le soin vigilant de la conscience, sans le cri de l’honneur éveillé par l’éducation, pourraient se développer tous les vices, grandir les instincts les plus criminels et la dépravation la plus honteuse ? L’humilité chrétienne, si rare, et qui paraît si ridicule à ceux qui s’en font une idée fausse, n’est pas autre chose que cette connaissance de soi-même. Pour être humble, il n’est pas nécessaire, comme se l’imaginent quelques personnes, de se croire ridiculement moins d’esprit, moins de mérite, moins de vertu que l’on n’en a ; il suffit de ne pas s’en accorder plus qu’on n’en possède. Étudiez-vous donc, étudiez-vous à la pure lumière de ce flambeau de justice et de vérité qui brille en nous quand nous ne l’éteignons pas volontairement ! Pour mon compte, quand je voudrai peindre l’homme en laid, je n’irai pas chercher bien loin mon modèle1726.

Les livres

Assurément, je ne suis ni un grand critique, ni un grand érudit ; mais j’aime les lettres, je les aime avec passion ; c’est un sentiment qui est né, pour ainsi dire, avec moi. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, je ne trouve pas un jour où la vue seule d’un bon livre, à plus forte raison sa lecture, ne m’ait ravi et transporté. Je ne pourrai jamais dire tout ce que ce goût des livres et des lettres a répandu de charme sur ma vie ; quelle force j’y ai puisée contre le découragement et l’ennui ; combien de fois une heure, une seule heure de lecture, m’a ranimé et rendu à moi-même !

Dans les premières années de la monarchie de Juillet, dans le voisinage de ces émeutes qui jetaient une lueur si sombre sur l’avenir, je me rappelle encore avec quel plaisir le soir, enfermé dans mon humble chambre, j’ouvrais un volume des Lettres de madame de Sévigné. C’est fa première fois que je les ai lues tout entières. Peu à peu mon esprit se calmait ; je ne sais quel sentiment de fraîcheur délicieuse s’insinuait jusqu’au fond de mon âme. J’oubliais mon temps ; je me croyais presque le commensal et l’ami de la société des Rochers1727. Et vingt ans plus tard, dans les premiers mois qui suivirent la révolution de 1848, à la fin de ces longues soirées pendant lesquelles Paris tout entier semblait transformé en un immense forum, lorsque le dernier des trois clubs de l’Institut avait enfin fermé sa tribune, et que la voix elle-même des crieurs de journaux ne se faisait plus entendre, que j’étais heureux de me retrouver avec Horace ou Montaigne, et de passer une heure paisible avec eux ! Dans des temps meilleurs, je n’allais pas aux chambres1728 sans m’armer d’un petit volume, ressource toujours prête contre l’ennui de l’attente, ou contre l’ennui plus grand du bavardage inutile qui précède toute discussion sérieuse. Les beaux jours arrivaient-ils, mon livre me suivait dans de longues promenades : je l’ouvrais ou je ne l’ouvrais pas ; il était avec moi. Trop souvent peut-être j’abusais du soleil et de mes yeux, oubliant que ce plaisir de la lecture, qui semble le plus pur et le plus attrayant de tous, a aussi ses excès, et qu’ils ne sont pas moins sévèrement punis que les autres.

Je dois le confesser d’ailleurs : en littérature, mes goûts sont exclusifs. N’ayant jamais eu le temps de lire autant que je l’aurais voulu, je n’ai lu que des livres excellents ; je les ai relus sans cesse. Il y a une foule de livres très-bons dans leur genre, je n’en doute pas, que tout le monde connaît et avec lesquels je ne ferai jamais connaissance. C’est un malheur, peut-être ; mais, malgré moi et par un instinct dont je ne suis pas le maître, ma main va toute seule chercher dans une bibliothèque ces livres que les enfants savent déjà par cœur : un Boileau, un Corneille, un Racine, un La Fontaine, un La Bruyère, un Pascal, un Bossuet1729.

Un bibliophile

MM, de Bure n’étaient point de ces bibliophiles qui ne lisent pas, qui seraient très-fâchés de lire, et qui n’ont des livres que pour la montre. Tous les moments qu’ils avaient de libres, ils les passaient dans leur chère bibliothèque, dans ce petit sanctuaire où l’on n’était pas admis sans difficulté, et où je suis entré une seule fois, il y a déjà bien des années, Dieu sait avec quel respect ! Je crois bien qu’ils ne lisaient pas toujours dans ces beaux volumes, et qu’ils se contentaient souvent du très-grand et très-légitime plaisir de les regarder d’un œil d’amateur, de les ranger, de les manier, de les épousseter, jouissances délicieuses, je le sais, et que je permets au bibliophile, pourvu qu’il lise ou qu’il ait au moins l’intention de lire. Je deviendrais aveugle que j’aurais encore, je le crois, du plaisir à tenir dans mes mains un beau livre. Je sentirais du moins le velouté de sa reliure, et je m’imaginerais le voir. J’en ai tant vu !

Le bibliophile odieux, c’est celui qui achète brutalement des livres en convenant tout haut qu’il ne lit jamais. Notez bien que cette classe de bibliophiles est précisément la plus passionnée et la plus avide ; c’est elle qui fait monter ridiculement le prix des livres. Vous n’aurez jamais un volume quand un de ces gens-là prétend l’avoir. Ils n’ont sur nous qu’on avantage : c’est que tous les livres leur sont bons pourvu qu’ils soient beaux, et que, sans savoir un mot de latin ou de grec, ils achètent hardiment un Homère de Clarke ou un Virgile de Heyne. Ils achèteraient aussi bien un manuscrit arabe. Nous autres, bibliophiles raisonnables, notre champ est plus restreint. Quand un livre n’est pas à notre usage, il a beau être bien brillant, nous soupirons et nous ne l’achetons pas.1730

La nature, l’âme et dieu

S’il est vrai que l’univers tout entier ne soit rien en comparaison d’une âme, parce qu’une âme se connaît et que l’univers ne se connaît pas1731, l’étude de l’âme ne sera-t-elle pas toujours la première et la plus noble des études ? Compter les astres dans le ciel, chercher dans les entrailles de la terre l’histoire de notre globe et de ses antiques révolutions, dompter les puissances de la nature et les soumettre à notre usage et à l’utilité de nos arts, c’est une grande chose, assurément, et notre âme même y trouve un témoignage authentique de sa supériorité, puisque c’est par elle que la science connaît l’univers et s’en empare. Mais l’âme qui étudie et connaît tout, a le privilège de s’étudier et de se connaître elle-même, de sonder sa destinée, de s’élever de degré en degré jusqu’à son principe et à celui de tous les êtres, jusqu’à la cause éternelle, jusqu’à Dieu. En vain voudrait-on nous détourner de ces recherches. Les questions qu’elles embrassent nous intéressent trop. Tant qu’il y aura des hommes sur la terre, ils voudront savoir d’où ils viennent et où ils vont ; ils mettront donc au premier rang la religion et là philosophie.

Saint-Marc Girardin
Né en 1801.

Le nom de M. Saint-Marc Girardin est un de ceux qui honorent le plus l’Université. Un bon sens aiguisé, tin et souriant, une modération courageuse et indépendante, une ironie très alerte, niais que tempère la bienveillance et la gaieté, une franchise qui a du tact, l’art du badinage sérieux, la nouveauté des aperçus, le secret d’instruire en amusant, et d’élever une causerie jusqu’au ton de l’éloquence : tels sont les traits principaux de sa physionomie. A la Sorbonne, sa chaire est un fauteuil ; point d’apparat, point de prétention, et cependant, sa familiarité judicieuse qu’anime le souffle de l’orateur, a toujours eu prise et autorité sur les esprits.

C’est qu’un moraliste se cache sous le lettré ; aussi son cours de littérature dramatique est-il une histoire de nos travers, de nos idées, de nos mœurs, en un mot de la société française et du cœur humain. En parlant non comme un livre, mais comme un homme, il a exercé la plus saine influence sur la jeunesse qui l’a constamment applaudi, bien qu’il ne l’ait jamais flattée. Sa popularité se compose donc de tous nos bons sentiments. Son style charme tous les connaisseurs par sa souplesse, son naturel, l’aisance de son mouvement, sa vivacité sémillante, et la verve soutenue d’une haute raison1732.

Le théâtre antique

Le théâtre antique n’était pas une salle renfermée et ténébreuse, éclairée par la lueur des quinquets, où l’on vient passer le soir une heure ou deux dans de petites niches de bois1733 ; où le héros tragique, quand il parle du soleil, lève les yeux vers un lustre plus ou moins bien allumé, et, quand il invoque le Ciel, regarde un plafond de bois peint, ou bien, au-dessous du plafond, la dernière galerie pleine de spectateurs tumultueux et débraillés1734. Le théâtre antique était placé sur le penchant d’un coteau, avec le ciel pour plafond, les montagnes et la mer pour décoration.

Quand Ajax1735, sur un pareil théâtre, saluait pour la dernière fois le soleil et la douce clarté du jour, le soleil brillait vraiment au haut des cieux et éclairait le visage mourant du héros et les regards attendris des spectateurs. « Salamine, sol sacré de ma terre natale ! » s’écriait Ajax, et tous les spectateurs pouvaient voir Salamine et son golfe glorieux. La voilà au milieu des flots qui murmurent encore le nom de Thémistocle1736; la voilà, cette île que le soleil marque de sa lumière et l’histoire de ses souvenirs ; la voilà avec tout ce que son nom et sa vue disent aux Athéniens ! « Belle et glorieuse Athènes, douce sœur de ma patrie ! » disait le héros ; et non-seulement il disait cela dans Athènes, mais Athènes était tout entière sous ses yeux. Voilà le rocher de l’Acropole 1737, aux flancs duquel est bâti le théâtre de Bacchus1738. Au haut du rocher est le Parthénon, le temple d’Erechthée1739 et le sanctuaire de la Victoire qui n’a plus d’ailes pour quitter Athènes. A droite, est la route qui mène à Munychium1740 et au Pirée ; à gauche, est l’Ilissus1741 et çà et là quelques sources sacrées qu’Ajax salue aussi en mourant ; car le respect des eaux est en Orient une sorte de religion que les mourants même n’oublient pas. Beau pays, que mes yeux ont vu, qu’ils n’oublieront jamais et dont ils aiment à évoquer le souvenir pour éclairer les brouillards de notre ciel ; montagnes, qui vous transfigurez dans une auréole de lumière ; îles charmantes, mer azurée, qui faites de la terre et des eaux le plus gracieux mélange que puisse rêver l’imagination des hommes ; fontaines, dont l’onde est aussi pure que l’air dont elles tempèrent la chaleur ; fleuves, qui remplacez vos eaux que tarit l’été par la verdure et la fleur des lauriers roses ; clarté du ciel surtout, clarté pleine de pourpre et d’or, qui dessines et qui dévoiles tout dans un pays où l’art et la nature ont une beauté et une grâce qui n’a jamais besoin des ménagements du demi-jour ; douce vue, aspects chéris, qui deviez en effet rendre la vie plus regrettable aux mourants ; — c’est vous qui serviez de décoration au théâtre antique, c’est vous qui enchantiez les yeux des spectateurs, tandis que les vers de Sophocle ou d’Euripide enchantaient leurs esprits !

La passion au théâtre

Les passions, quand elles sont exagérées, se ressemblent toutes entre elles, et n’ont plus de nom et de caractères distincts. Qui me dira, quand j’entre dans une salle de spectacle, au cinquième acte d’un drame, et que je vois F héroïne en proie à une sorte de frénésie convulsive, quand j’entends ses cris et ses sanglots, quand elle se tord les mains et souvent se roule à terre, qui me dira si c’est l’amour, la colère ou la douleur qui la pousse à cet excès ? Les passions ne sont variées et différentes l’une de l’autre que quand elles sont modérées : alors elles ont chacune leur langage et leur geste ; alors elles intéressent par leur diversité. Quand elles sont excessives, elles deviennent uniformes ; et l’exagération, qu’on croit être un moyen de donner plus de relief à la passion, l’efface et la détruit1742.

(Cours de littérature dramatique. — Ed, Charpentier.)

Corneille et ses héros

Chose admirable et instructive ! cet homme qui créait de si grands caractères, qui savait être tour à tour et le Cid, c’est-à-dire le plus brillant, le plus passionné des chevaliers, et l’empereur Auguste pardonnant à Cinna, et César, et Sertorius, où était-il tout cela ? Il l’était dans son simple ménage de Rouen ou de Paris, dans son paisible intérieur, entre sa femme et ses enfants. Machiavel1743 raconte que le matin, à la campagne, il aimait à aller à l’auberge voisine entendre causer les bouviers et les charretiers du village ; puis, l’après-midi venant, il rentrait chez lui, s’habillait de soie ou de velours, entrait dans son cabinet, et, ouvrant ses livres, conversait avec les grands génies de l’antiquité, dont il était et se sentait l’égal. Ce contraste plaisait à cette âme blasée et à cet esprit curieux. Il l’eût trouvé sans le chercher ; mais il le cherchait, et s’en faisait une fête. Oh ! que j’aime bien mieux la simplicité de Corneille ! Il ne mettait pas ses habits du dimanche pour converser avec ses héros. Il les évoquait sans effort comme sans orgueil, et ils venaient dans cette âme qui était de leur rang, sans s’inquiéter si leur divin hôte habitait un palais ou une simple maison, était un prince ou un poëte. Ce qu’il y a de plus beau encore, c’est que la fréquentation de ces grandeurs ne troublait pas la modestie et le repos du poëte. Il faisait des rois, et ne voulait pas être baron1744 ou tribun1745. Il ne songeait pas un instant à élever sa personne à la taille de ses héros ; il ne voulait pas jouer dans le monde les rôles qu’il inventait pour la scène, et c’est là ce que j’aime dans nos grands auteurs du dix-septième siècle, dans Corneille, dans Molière, dans Racine, c’est qu’ils ne se croient pas obligés d’être les rivaux ou les singes de leurs héros. Ils s’accommodent fort bien de la vie simple et bourgeoise que le sort leur a faite, et ils ne s’en croient pas moins propres à représenter les grandes actions et les grands caractères de la Fable ou de l’Histoire. Ils mettent dans leur vie le calme et la modestie de leur fortune, et dans leurs héros l’élévation et la fierté de leur imagination1746.

Un incendie en mer

En 1825, un violent incendie éclata, au milieu de la mer, à bord du Kent 1747, vaisseau de la Compagnie des Indes1748. Le capitaine, voyant qu’il n’y avait pas d’espérance de maîtriser le feu, qui bientôt allait gagner les poudres, ordonna d’ouvrir de larges voies d’eau dans le premier et le second pont. L’eau entra de toutes parts dans le vaisseau et parvint à arrêter la fureur des flammes ; mais ce fut un autre danger, et le vaisseau semblait devoir s’ensevelir dans la mer. Alors commença une scène d horreur qui passe toute description. Le pont était couvert de six à sept cents créatures humaines1749, dont plusieurs, que le mal de mer avait retenues dans leur lit, s’étaient vues forcées de s’enfuir sans vêtements, et couraient çà et là, cherchant un père, un mari, des enfants. Les uns attendaient leur sort avec une résignation silencieuse ou une insensibilité stupide ; d’autres se livraient à toute la frénésie du désespoir. Les femmes et les enfants des soldats étaient venus chercher un refuge dans les chambres des ponts supérieurs, et là ils priaient et lisaient l’Écriture sainte avec les femmes des officiers et des passagers. Parmi elles, deux sœurs, avec un recueillement et une présence d’esprit admirables, choisirent à ce moment, parmi les psaumes, celui qui convenait le mieux à leur danger, et se mirent à lire à haute voix, alternativement, les versets suivants :

« Dieu est notre retraite, notre force et notre secours dans les détresses.

« C’est pourquoi nous ne craindrons point, quand même la terre se bouleverserait, quand les montagnes se renverseraient dans la mer ;

« Quand ses eaux viendraient à bruire et à se troubler, quand les montagnes seraient ébranlées par la force de ses vagues,

« Car l’Éternel des armées est avec nous ; le Dieu de Jacob nous est une haute retraite1750. »

Où donc est la tempête1751 ? où donc le bruit des flammes et des vogues ? Vox domini super aquas, dit ailleurs le Psalmiste1752. Oui, il n’y a plus, à ce moment, sur les eaux, que la voix du Seigneur, et celle de l’homme que la foi unit à Dieu. Cette voix de Dieu domine pour nous le sifflement des vents, les mugissements de l’orage et les cris des passagers désespérés, s’il en est qui soient encore désespérés à côté de la piété de ces deux jeunes sœurs ; elle domine, dans notre esprit, l’idée de la tempête, comme elle dominait alors la tempête elle-même dans les âmes que ranimait ce cantique, qui ne sera jamais chanté par des voix plus pures.

Dans ce péril extrême, le capitaine fit monter un homme au petit mât de hune, souhaitant, plus qu’il ne l’espérait, que l’on pût découvrir quelque vaisseau secourable sur la surface de l’Océan. Le matelot, arrivé à son poste, parcourut des yeux tout l’horizon : ce fut un moment d’angoisse inexprimable ; puis, tout-à-coup, agitant son chapeau, il s’écria : Une voile sous le vent ! Cette heureuse nouvelle fut reçue avec un profond sentiment de reconnaissance, et l’on y répondit par trois cris de joie. Le vaisseau signalé était un brick anglais qui, mettant toutes voiles dehors, vint au secours du Kent. Alors commença une nouvelle scène. Le transbordement était difficile à cause de la violence de la mer ; il devait être long, et cependant, d’un moment à l’autre, le vaisseau devait sombrer. La discipline fut gardée, et le sentiment de l’honneur ne fut pas moins puissant contre l’impatience de la délivrance que ne l’avait été contre le désespoir de la mort le sentiment de la foi et de la prière. « Dans quel ordre les officiers doivent-ils sortir du vaisseau ? vint demander un des lieutenants. — Dans l’ordre que lion observe aux funérailles, cela va sans dire1753, répondit le capitaine. » Et c’est dans cet ordre, qui semblait un symbole de péril, que l’équipage sortit du vaisseau, les plus jeunes passant les premiers, et les officiers du grade le plus élevé demeurant les derniers sur le vaisseau et restant plus longtemps près de la mort. Ici, remarquons-le, la tempête et l’incendie émeuvent moins que la fermeté de l’homme ; ici l’homme, selon la pensée de Pascal, est plus noble que les éléments qui semblent près de l’écraser1754.

Lacordaire
1802-1861

Né à Récey-sur-Ource, près de Dijon, dans la patrie de Bossuet, et de Saint-Bernard, Henri-Dominique Lacordaire termina de brillantes études vers l’époque où tombait l’empire : son cœur ressentit douloureusement les blessures de la France. Avocat à Paris en 1822, il quitta bientôt la carrière du barreau pour entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Son éloquence qui s’était déjà signalée dans le procès de l’École libre devant la chambre des pairs, se révéla plus brillamment encore par ses conférences du collège Stanislas (1884), C’est alors que Monseigneur de Quélen lui ouvrit la chaire de Notre-Dame. Il en fit une sorte de tribune religieuse d’où sa parole électrisa l’élite de la jeunesse libérale. Apôtre d’un siècle dont il partagea les idées les plus généreuses, il ressuscita l’ordre de Saint-Dominique en 1840. Huit ans après, porté à rassemblée nationale par les suffrages de l’admiration publique, il se démit de son mandat après la journée orageuse du 15 mai. Il lui était réservé d’être le premier membre du clergé régulier admis à siéger parmi les quarante de l’Académie (1860). Il mourut à la maison de Sorrèze dont il était directeur.

Parmi les orateurs sacrés de notre temps, il se distingue par l’essor, la nouveauté, l’ardeur, l’éclat, l’imagination, la poésie, la couleur, le mouvement, l’accent pathétique d’une verve originale.

Son oraison funèbre du général Drouot se soutient dans le voisinage de Bossuet. Animée par un geste savant et expressif, par une diction vibrante et fébrile, sa prédication allait au cœur d’un auditoire qui avait lu Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo.

Le chrétien

Il y a dix-huit siècles, Néron régnait sur le monde. Héritier des crimes qui l’avaient précédé sur le trône, il avait eu à cœur de les surpasser, et de se faire par eux, dans la mémoire de Rome, un nom qu’aucun de ses successeurs ne pourrait plus égaler. Il y avait réussi. Un jour, on lui amena dans son palais un homme qui portait des chaînes et qu’il avait désiré voir1755. Cet homme était étranger ; Rome ne l’avait pas nourri, et la Grèce ignorait son berceau. Cependant, interrogé par l’empereur, il répondit comme un Romain, mais comme un Romain d’une autre race que celle des Fabius et des Scipion, avec une liberté plus grave, une simplicité plus haute, je ne sais quoi d’ouvert et de profond qui étonna César. En l’entendant, les courtisans se parlèrent à voix basse, et les débris de la tribune aux harangues s’émurent dans le silence du Forum. Depuis, les chaînes de cet homme se sont brisées : il a parcouru le monde. Athènes l’a reçu, et convoqué, pour l’entretenir, les restes du Portique1756 et de l’Académie ; l’Égypte l’a vu passer au pied des temples, où il dédaignait de consulter la sagesse : l’Orient l’a connu, et toutes les mers l’ont porté. Il est venu s’asseoir sur les grèves de l’Armorique1757, après avoir erré dans les forêts de la Gaule, et les rivages de la Grande-Bretagne l’ont accueilli comme un hôte qu’ils attendaient. Quand les vaisseaux de l’Occident, las des barrières de l’Atlantique, s’ouvrirent de nouvelles routes vers des mondes nouveaux, il s’y élança aussi vite qu’eux, comme si nulle terre, nul fleuve, nulle montagne, nul désert, n’eût dû échapper à l’ardeur de sa course et à l’empire de sa parole : car il parlait, et la même liberté qu’il avait déployée en face du Capitole asservi, il la déployait en face de l’univers.

Voyageur à mon tour, j’ai rencontré cet homme. Il portait à son front les cicatrices du martyre ; mais ni le sang versé, ni le cours des siècles ne lui avait ôté la jeunesse du corps et la virginité de l’âme. Je l’ai vu, je l’ai aimé. Il m’a parlé de vertu, et j’ai cru à la sienne ; il m’a parlé de Dieu, et j’ai cru à sa parole. Son souffle versait en moi la lumière, la paix, l’affection, l’honneur, je ne sais quelles prémices d’immortalité qui me détachaient de moi-même ; et enfin je connus, en aimant cet homme, qu’on pouvait aimer Dieu, et qu’il était aimé en effet. Je tendis la main à mon bienfaiteur, et je lui demandai son nom. Il me répondit comme il l’avait fait à César : « Je suis chrétien. »

Les nations élues

Il y a des peuples dans le monde qu’un soin particulier de la Providence destinait à une gloire qui les tient debout encore devant la postérité, et nous arrache, à leur louange, comme s’ils étaient nos seuls aïeux, le titre vénérable et singulier d’anciens. Nations élues jusque dans leur territoire, elles habitaient ces deux fameuses presqu’îles si admirablement dessinées par le doigt de Dieu, la Grèce et l’Italie. Un ciel pur, en versant sur elles des flots de lumière, leur épargnait cependant une chaleur qui les eût énervées ; et, tenant le milieu du monde entre le pôle et l’équateur, au bord d’une mer assez grande pour leur ouvrir des chemins, trop étroite pour les séparer du reste de la terre, elles devaient à cette situation privilégiée un tempérament où dominait l’harmonie. L’art, le goût, l’éloquence, le sentiment du beau sous toutes ses formes, faisaient partie de la nature grecque ; et, si Rome, moins heureuse1758, imitait plus qu’elle ne créait, elle eut cependant, comme son aînée, la parole qui subjugue et le style qui ne meurt pas. Mais ce qui les porta l’une et l’autre aux cimes de l’histoire, ce fut que, dans la servitude où se taisait le genre humain, l’une et l’autre eurent l’instinct du droit, et fondèrent, après Moïse, sans être inspirées comme lui, la seconde et la troisième cité. Comme Jérusalem avait été assise sur les tables de Sinaï, Athènes et Rome le furent sur d’autres tables1759, moins sacrées sans doute, puisque la main de Dieu ne les avait pas écrites, mais qui formèrent des peuples capables de se vaincre et de se gouverner1760.

L’honnête homme

L’homme juste, l’honnête homme est celui qui mesure son droit à son devoir. Il sait que l’homme, être infini par sa destinée, est semé passagèrement sur un sol borné, et, ne pouvant agrandir la patrie commune, il agrandit son cœur pour s’y contenter de peu. Riche ou pauvre, qu’il donne ou qu’il reçoive, il se prépare un tombeau où nul n’accusera son passage d’avoir été un malheur. Ah ! messieurs, je suis chrétien, et pourtant je m’attendris à ce nom d’honnête homme. Je me représente l’image vénérable d’un homme qui n’a pas pesé sur la terre, dont le cœur n’a jamais conçu l’injustice, et dont la main ne la point exécutée ; qui non-seulement a respecté les biens, la vie, l’honneur de ses semblables, mais aussi leur perfection morale ; qui fut observateur de sa parole, fidèle dans ses amitiés, sincère et ferme dans ses convictions, à l’épreuve du temps qui change et qui veut entraîner tout dans ses changements, également éloigné de l’obstination dans l’erreur et de cette insolence particulière à l’apostasie qui accuse la bassesse de la trahison ou la mobilité honteuse de l’inconstance : Aristide enfin dans l’antiquité, l’Hôpital1761 dans les temps modernes. Voilà l’honnête homme. Lorsque vous le rencontrerez, Messieurs, je ne vous dis pas de ployer le genou, car ce n’est pas encore là le héros, mais c’est déjà une noble chose, et peut-être, hélas ! une chose rare, du moins dans sa plénitude. Saluez-le donc en passant, et qui que vous soyez, chrétien et même saint, aimez entendre à votre oreille, et surtout au fond de votre conscience, cette belle parole, que vous êtes un honnête homme,

Oxford et Londres1762

Je suis venu tout seul à Oxford, pour m’y reposer, et écrire à ceux que j’aime bien, tranquillement. Quelle belle et douce chose que cet Oxford ! Figurez-vous, dans une plaine, entourée de collines et baignée de deux rivières, un amas de monuments gothiques et grecs, d’églises, de collèges, de cours, de portiques, distribués à profusion, mais avec grâce, parmi des rues calmes, terminées par des perspectives d’arbres et de prairies. Tous ces monuments, destinés aux lettres et aux sciences, ont leurs portes ouvertes ; l’étranger y entre comme chez lui, parce que c’est l’asile de tous ceux qui le veulent. On traverse des cours silencieuses, en rencontrant çà et là des jeunes gens portant une toque sur leur tête et une toge sur leurs épaules ; point de foule, point de bruit : une gravité dans l’air comme dans les murs noircis par l’âge ; car il me semble qu’ici on ne répare rien, de peur de commettre un crime contre l’antiquité. Et, néanmoins, la propreté est exquise de la plante au sommet des monuments. Je n’ai vu nulle part autant d’apparences de ruines avec autant de conservation. En Italie, les édifices respirent la jeunesse ; ici, c’est le temps qui se montre, mais sans délabrement, et seulement comme une majesté.

La ville est petite, et c’est encore sans blesser la grandeur ; le nombre des monuments y tient lieu de maisons et la fait paraître vaste. Que je vous ai recherché dans mon cœur, en me promenant, solitaire, au milieu de ces hommes de votre âge ! Pas un ne me connaissait ni ne se souciait de moi ; j’étais comme n’existant pas pour eux tous ; et plus d’une fois les larmes me sont venues aux yeux en pensant qu’ailleurs j’aurais rencontré des regards amis !

Londres a de magnifiques parties ; mais, pour le reste, une grande et triste uniformité ; un air plein de fumée et une immensité insignifiante qui lui ôte la grâce d’une chose qui se termine bien. Sa population, quoique vivante, dissimule mal une profonde misère1763 ; rien ne paraît plus grand que ce peuple dans ses institutions, rien de plus petit dans sa physionomie de la rue.

(Lettres du révérend Père Lacordaire à des jeunes gens. — Douniol, 1865, p, 497.)

L’honneur dans la pauvreté1764

En général, les grands hommes de l’antiquité ont été pauvres. Aujourd’hui tout le monde échoue là ; on ne sait plus vivre de peu. Il est vrai qu’accoutumé à vivre pauvrement, depuis que je suis au monde, je ne vois pas les difficultés que peuvent rencontrer ceux qui n’ont pas les mêmes habitudes que moi. Mais le retranchement de l’inutile, est la grande route du détachement chrétien comme de la force antique. Quiconque est arrivé à la beauté morale de la vie, non-seulement devant Dieu, mais devant les hommes, celui-là ne peut plus déchoir par les revers extérieurs, sans prouver que la grandeur d’âme était vaine, et son habilité une simple chance heureuse.

Ce qui manque le plus à notre siècle, c’est un homme placé pour arriver à tout et se contentant de peu. Pour mon compte, je n’ambitionne rien de plus. Un grand cœur dans une petite maison est toujours ce qui m’a touché davantage ici bas. L’abbé de Lamennais, mourant pauvre et fidèle à La Chesnaye 1765, eut été le trésor de cet âge où la fortune de tout homme est plus haute que son mérite,

Un éclair d’inspiration

Mon cher ami,

Que je vous ai su gré de votre bon petit souvenir ! Je vous aurais répondu tout de suite ; mais imaginez que, depuis trois semaines, je suis transformé en scribe, en véritable homme de bureau, lisant des lettres, y répondant, occupant un secrétaire, et prêt à dicter, comme César, à quatre en styles différents. Et ce qui vous étonnera, c’est que je remplis ces fonctions de buraliste absolument comme si j’étais un surnuméraire de l’enregistrement. Je me dis : Dieu le veut, et je suis tranquille.

Cher enfant, écoutez ceci :

Quand le Christ expirant au sommet du Calvaire,

Sauvait par sou amour le genre humain perdu.

La terre s’entr’ouvrit ; le soleil éperdu

Détourna sa clarté de ce sanglant mystère.

Le temple se troubla ; l’arche du sanctuaire

Apparut vide et nue au peuple confondu.

L’enfer eut un grand cri, le ciel un grand silence ;

La mort même, étonnée, adore son vainqueur,

Et tout s’émeut enfin, excepté le pécheur,

Qui vit mourir son Dieu sans croire à sa présence.

Si maintenant vous dites que je ne suis pas poëte, sachez que vous avez menti !

Adieu, mon très cher, soignez-vous, aimez-moi, et surtout admirez mes vers. Je vous embrasse1766.

Les traditions du foyer

Qu’on est heureux, quand on naît ou quand on meurt sous le même toit, sans l’avoir jamais quitté1767 ! Mais il n’y a plus de ces choses-là dans le monde : les riches mêmes sont vagabonds1768 comme les autres. Les palais1769 ont cessé d’être héréditaires comme les cabanes. Nous ressemblons tous à ces bûcherons qui se font un abri de quelques jours au pied d’un arbre, et qui, après avoir détruit tout ce qui est autour, coupent aussi le tronc contre lequel ils appuyaient la tête, et s’en vont. Faisons du moins une amitié éternelle au milieu de ce monde où il ne reste rien de durable et d’immobile ; que nos cœurs soient le foyer1770 de nos pères !

Prosper Mérimée
Né en 1803.

Dans un temps où règne le goût dé la littérature facile, M. Prosper Mérimée a été un des rares écrivains qui ont su le mieux économiser l’emploi de leur talent, faire attendre et désirer leurs œuvres, les polir à loisir, et compter leurs pages, comme d’autres comptent leurs volumes.

Il est le prince de nos conteurs. Nul ne sait plus adroitement conduire une action, soutenir le rôle d’un personnage imaginaire, faire parler un caractère, peindre une physionomie, préméditer ses effets, les préparer dans leurs causes, émouvoir par la logique de ses combinaisons, créer d’emblée l’ensemble et les détails d’une fable, en un mot construire un mécanisme si savant que le dénoûment se déduit comme une conséquence de ses prémisses.

Il n’y a pas chez lui un mot de perdu. Tout est nécessaire, décisif, et court au but, à outrance, avec une sorte de furie française. Chaque coup de théâtre, chaque surprise est amenée naturellement, et semble indispensable. Ces mérites, vous les admirerez dans Colomba, un chef-d’œuvre, où nous voyons régner une sorte de fatalité morale, qui rappelle le théâtre antique. Orso ne peut faire un pas, sans être poursuivi par le fantôme de son père qui crie vengeance. Il est la proie d’une obsession. Tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit demande du sang, depuis sa sœur, cette Electre implacable dont le silence même lui impose son devoir, jusqu’à ce chien de garde qui court à travers les vignes pour le guider vers le lieu du meurtre impuni. Un réseau de fils imperceptibles, mais puissants par leur réunion, l’enlace si bien qu’il ne pourra se dégager de ces mailles, de cette étreinte, La crise sera inévitable.

Tous ses personnages ont des traits nets, précis et arrêtés. Une fois connus, ils ne s’oublient jamais. On croit en eux, parce qu’ils croient en eux-mêmes, parce qu’ils parlent et agissent naïvement, sans songer au spectateur qui les regarde et les écoute.

Ses études historiques ont une haute valeur, et restent définitives en plus d’un sujet. On peut cependant lui reprocher parfois un tour paradoxal, une certaine irrévérence pour les opinions consacrées, du scepticisme, et une sécheresse qui se refuse trop l’éclat de la couleur.

Son style est d’ailleurs aussi français que celui de Voltaire. Il a touché la perfection dans un genre réputé secondaire, et qu’il élève au premier rang.

La ballata1771

Le mort était couché sur une table, la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison. Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges brûlaient autour de la table. A la tête du mort se tenait sa veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout un côté de la chambre ; de l’autre étaient rangés les hommes, debout, tête nue, l’œil fixé sur le cadavre, observant un profond silence. Chaque nouveau visiteur s’approchait de la table, embrassait le mort1772, faisait un signe de tête à sa veuve et à son fils, puis prenait place dans le cercle sans proférer une parole. De temps en temps, néanmoins, un des assistants rompait le silence pour adresser quelques mots au défunt. « Pourquoi as-tu quitté ta bonne femme ? disait une commère. N’avait-elle pas bien soin de toi ? Que te manquait-il ? Pourquoi ne pas attendre un mois encore ? ta bru t’aurait donné un fils. »

Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrant la main froide de son père, s’écria : « Oh ! pourquoi n’es-tu pas mort de la malemort 1773 ? Nous t’aurions vengé ! »

Ce furent les premières paroles qu’Orso entendit en entrant. A sa vue le cercle s’ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça l’attente de l’assemblée excitée par la présence de la vocératrice1774. Colomba embrassa la veuve, prit une de ses mains, et demeura quelques minutes recueillie et les yeux baissés ; puis elle rejeta son mezzaro1775 en arrière, regarda fixement le mort, et, penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui, elle commença de la sorte :

« Charles-Baptiste ! le Christ reçoive ton âme ! — Vivre, c’est souffrir. — Tu vas clans un lieu — où il n’y a ni soleil ni froidure. — Tu n’as plus besoin de ta serpe, — ni de ta lourde pioche. — Plus de travail pour toi. — Désormais tous tes jours sont des dimanches. — 

Charles-Baptiste, le Christ ait ton âme ! — Ton fils gouverne ta maison. — J’ai vu tomber le chêne — desséché par le Libeccio. — J’ai cru qu’il était mort. — Je suis repassée, — et sa racine avait poussé un rejeton. — Le rejeton est devenu un chêne, — au vaste ombrage. — Sous ses fortes branches, Maddelè, repose-toi, et pense au chêne qui n’est plus. »

Ici Madeleine commença à sangloter tout haut, et deux ou trois hommes qui, dans l’occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de grosses larmes sur leurs joues basanées.

Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s’adressant tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une prosopopée1776 fréquente dans les ballate 1777, faisant parler le mort lui-même pour consoler ses amis ou leur donner des conseils. A mesure qu’elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime ; son teint se colorait d’un rose transparent qui faisait ressortir davantage l’éclat de ses dents et le feu de ses prunelles dilatées ; c’était la Pythonisse1778 sur son trépied. Sauf quelques soupirs, quelques sanglots étouffés, on n’eût pas entendu le plus léger murmure dans la foule qui se pressait autour d’elle. Bien que moins accessible qu’un autre à cette poésie sauvage, Orso se sentit bientôt atteint par l’émotion générale. Retiré dans un coin obscur de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri.

Tout à coup un léger mouvement se fit dans l’auditoire : le cercle s’ouvrit et plusieurs étrangers entrèrent. Au respect qu’on leur montra, à l’empressement qu’on mit à leur faire place, il était évident que c’étaient des gens d’importance dont la visite honorait singulièrement la maison. Cependant, par respect pour la ballata, personne ne leur adressa la parole ; celui qui était entré le premier paraissait avoir une quarantaine d’années. Son habit noir, son ruban rouge à rosette, l’air d’autorité et de confiance qu’il portait sur sa figure, faisaient d’abord deviner le préfet. Derrière lui venait un vieillard voûté, au teint bilieux, cachant mal sous des lunettes vertes un regard timide et inquiet. Il avait un habit noir trop large pour lui, et qui, bien que tout neuf encore, avait été évidemment fait plusieurs années auparavant. Toujours à côté du préfet, on eût dit qu’il voulait se cacher dans son ombre. Enfin, après lui, entrèrent deux jeunes gens de haute taille, le teint brûlé par le soleil, les joues enterrées sous d’épais favoris, l’œil fier, arrogant, montrant une impertinente curiosité. Orso avait eu le temps d’oublier les physionomies des gens de son village ; mais la vue du vieillard en lunettes vertes réveilla sur-le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa présence à la suite du préfet suffisait pour le faire reconnaître : c’était l’avocat Barricini1779, le maire de Pietranera, qui venait avec ses deux fils donner au préfet la représentation d’une ballata. Il serait difficile de définir ce qui se passa en ce moment dans l’âme d’Orso ; mais la présence de l’ennemi de son père lui causa une espèce d’horreur, et, plus que jamais, il se sentit accessible aux soupçons qu’il avait longtemps combattus.

Pour Colomba, à la vue de l’homme à qui elle avait voué une haine mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôt une expression sinistre. Elle pâlit ; sa voix devint rauque, le vers commencé expira sur ses lèvres Mais bientôt, reprenant sa ballata, elle poursuivit avec une nouvelle véhémence î

« Quand l’épervier se lamente — devant son nid vide, — les étourneaux voltigent alentour, — insultant à sa douleur.

Ici on entendit un rire étouffé : c’étaient les deux jeunes gens nouvellement arrivés qui trouvaient sans doute la métaphore trop hardie.

L’épervier se réveillera ; il déploiera ses ailes, — il lavera son bec dans le sang ! — Et toi, Charles-Baptiste, que tes amis — t’adressent leur dernier adieu. — Leurs larmes ont assez coulé. — La pauvre orpheline seule ne te pleurera pas. — Pourquoi te pleurerait-elle ? — Tu t’es endormi plein de jours — au milieu de ta famille, — préparé à comparaître — devant le Tout-Puissant. — L’orpheline pleure son père, — surpris par de lâches assassins, — frappé par derrière ; — son père dont le sang est rouge — sous l’amas de feuilles vertes. — Mais elle a recueilli son sang, — ce sang noble et innocent : — elle l’a répandu sur Pietranera, — pour qu’il devînt un poison mortel. — Et Pietranera restera marquée — jusqu’à ce qu’un sang coupable — ait effacé la trace du sang innocent1780. »

En achevant ces mots, Colomba se laissa tomber sur une chaise ; elle rabattit son mezzaro sur sa figure, et on l’entendit sangloter. Les femmes en pleurs s’empressèrent autour de l’improvisatrice ; plusieurs hommes jetaient des regards farouches sur le maire et ses fils ; quelques vieillards murmuraient contre le scandale qu’ils avaient occasionné par leur présence. Le fils du défunt fendit la presse, et se disposait à prier le maire de vider la place au plus vite ; mais celui-ci n’avait pas attendu cette invitation. Il gagnait la porte, et déjà ses deux fils étaient dans la rue, Le préfet adressa quelques compliments de condoléance au jeune Pietri, et les suivit presque aussitôt. Pour Orso, il s’approcha de sa sœur, lui prit le bras et l’entraîna hors de la salle. « Accompagnez-les, dit le jeune Piétri à quelques-uns de ses amis ; ayez soin que rien ne leur arrive ! » Deux ou trois jeunes gens mirent précipitamment leur stylet dans la manche gauche de leur veste, et escortèrent Orso et sa sœur jusqu’à la porte de leur maison.

(Colomba. Michel Lévy.)

Une surprise

Une cinquantaine de soldats avec leur capitaine étaient logés dans la tour du moulin ; le capitaine, en bonnet de nuit et en caleçon, tenant un oreiller d’une main et son épée de l’autre, ouvre la porte, et sort en demandant d’où vient ce tumulte. Loin de penser à une sortie de l’ennemi, il s’imaginait que le bruit provenait d’une querelle entre ses propres soldats. Il fut cruellement détrompé ; un coup de hallebarde l’étendit par terre baigné dans son sang. Les soldats eurent le temps de barricader la porte de la tour, et pendant quelques instants ils se défendirent avec avantage en tirant par les fenêtres ; mais il y avait tout contre ce bâtiment un grand amas de paille et de foin, ainsi que des branchages qui devaient servir à faire des gabions1781. Les protestants y mirent le feu, qui, en un instant, enveloppa la tour, et monta jusqu’au sommet. Bientôt on entendit des cris lamentables en sortir. Le toit était en flammes, et allait tomber sur la tête des malheureux qu’il couvrait. La porte brûlait, et les barricades qu’ils avaient faites les empêchaient de sortir par cette issue. S’ils tentaient de sauter par les fenêtres, ils tombaient dans les flammes, ou bien étaient reçus sur la pointe des piques.

On vit alors un spectacle affreux. Un enseigne1782, revêtu d’une armure complète, essaya de sauter comme les autres par une fenêtre étroite. Sa cuirasse se terminait, suivant une mode alors assez commune, par une espèce de jupon de fer1783 qui couvrait les cuisses et le ventre, et s’élargissait comme le haut d’un entonnoir, de manière à permettre de marcher facilement. La fenêtre n’était pas assez large pour laisser passer cette partie de son armure, et l’enseigne, dans son trouble, s’y était précipité avec tant de violence, qu’il se trouva avoir la plus grande partie du corps en dehors sans pouvoir remuer, et fut pris comme dans un étau. Cependant les flammes montaient jusqu’à lui, échauffaient son armure, et l’y brûlaient lentement comme dans une fournaise, ou dans ce fameux taureau d’airain inventé par Phalaris. Le malheureux poussait des cris épouvantables, et agitait vainement les bras comme pour demander du secours. Il se fit un moment de silence parmi les assaillants ; puis, tous ensemble, et comme par un commun accord, ils poussèrent une clameur de guerre pour s’étourdir, et ne pas entendre les gémissements de l’homme qui brûlait. Il disparut dans un tourbillon de flammes et de fumée, et l’on vit tomber au milieu des débris de la tour un casque rouge et fumant.

(Chronique de Charles IX, p. 222).

Sainte-Beuve
1804-1870.

M. Sainte-Beuve est avant tout un peintre de portraits. Une merveilleuse sagacité psychologique assure à sa critique l’intérêt impérissable qui s’attache à toutes les œuvres où l’homme apprend à se connaître. Nul ne s’insinue avec plus d’adresse dans l’intimité des consciences. On dirait qu’il a été le contemporain, l’ami des personnages dont il analyse les sentiments. Il leur dérobe leur secret par mille aveux involontaires qui ressemblent à une confidence et parfois à une confession.

Savoir lire, voilà son art inimitable. Comme il l’a dit, il puise dans l’écritoire de chaque écrivain l’encre dont il se sert pour parler de lui. Ses œuvres sont une encyclopédie qui embrasse la philosophie, la politique, l’histoire, la poésie, l’éloquence et les arts, l’antiquité et les temps modernes, la littérature étrangère et contemporaine, en un mot toutes les formes de l’esprit humain, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Ses Causeries du lundi eussent fait les délices de l’épicurien Montaigne, et seraient devenues son Plutarque français.

Le génie de Virgile et le xixe siècle

Oh ! qu’on ce moment nous irait bien le génie, ou tout au moins le tempérament Virgilien ! Ne rien outrer, ne rien affecter, rester plutôt un peu en deçà, ne point trop accuser la ligne1784 ni le ton, voilà de quoi nous avons besoin d’être avertis. Jamais la littérature latine, étudiée dans sa période classique, avec ce qu’elle offre de digne, de grave, de précis, de noble et de sensé, n’a été plus nécessaire qu’aujourd’hui. Je ne veux pas médire de notre temps : il a de grands mérites, notamment une intelligence historique et critique plus étendue qu’elle ne fut jamais, le sentiment des styles à toutes les époques1785, et des différentes manières ; mais le style qui repose et ennoblit est encore celui auquel on devrait aimer à revenir après les courses en tous sens, les excès ou les fatigues. Rien n’est perdu de la délicatesse d’une âme si elle se retrouve sensible en présence de Virgile, et s’il fait naître une larme, — une de ces larmes d’émotion comme j’en ai vu rouler un jour dans les yeux d’un noble statuaire1786, devant qui un étranger osait, dans la galerie du Vatican, critiquer l’Apollon du Belvédère : l’artiste offensé ne répondit que par cette larme.

(Etude sur Virgile, Garnier frères.)

La Fontaine

Parler de La Fontaine n’est jamais un ennui, même quand on serait sûr de n’y rien apporter de nouveau : c’est parler de l’expérience même, du résultat moral de la vie, du bon. sens pratique, fin et profond, universel et divers, égayé de raillerie, animé de charme et d’imagination, corrigé encore et embelli par les meilleurs sentiments, consolé surtout par l’amitié ; c’est parler enfin de toutes ces choses qu’on ne sent jamais mieux que lorsqu’on a mûri soi-même. Ce La Fontaine qu’on donne à lire aux enfants ne se goûte jamais si bien qu’après la quarantaine : c’est ce vin vieux dont parle Voltaire, et auquel il a comparé le poëme d’Horace ; il gagne à vieillir, et de même que chacun en prenant de l’âge sent mieux La Fontaine, de même aussi la littérature française, à mesure qu’elle avance et qu’elle se prolonge, semble lui accorder une plus belle place, et le reconnaître plus grand1787.

Bossuet

Bossuet, c’est le génie hébreu1788, étendu, fécondé par le christianisme, et ouvert à toutes les acquisitions de l’intelligence, mais fermant son vaste horizon là où pour lui finit la lumière. De geste et de ton, il tient d’un Moïse ; il y mêle dans la parole des élans du prophète-roi1789, des mouvements d’un pathétique ardent et sublime. Il est la voix éloquente par excellence, la plus simple, la plus forte, la plus brusque, la plus familière, la plus soudainement tonnante. Il roule en son cours des trésors d’éternelle morale humaine. Il est unique pour nous, et, quelque soit l’emploi de sa parole, il reste le modèle de l’éloquence la plus haute, et de la plus belle langue.

Amitiés littéraires

Aimer Molière, c’est avoir une garantie en soi contre bien des défauts, bien des travers et des vices d’esprit ; c’est n’être disposé à goûter ni le faux bel-esprit, ni la science pédante ; c’est savoir reconnaître à première vue nos Trissotins et nos Vadius1790 jusque sous leurs airs galants et rajeunis ; c’est ne pas se laisser prendre aujourd’hui plus qu’autrefois à l’éternelle Philaminte, cette précieuse de tous les temps, dont la forme seule change et dont le plumage se renouvelle sans cesse ; c’est aimer la santé et le droit sens de l’esprit chez les autres comme pour soi.

Aimer et préférer ouvertement Corneille, c’est sans doute une chose belle et tout à fait légitime ; c’est vouloir habiter et marquer son rang dans le monde des grandes âmes : et pourtant n’est-ce pas risquer, avec la grandeur et le sublime, d’aimer un peu la fausse gloire, jusqu’à ne pas détester l’enflure et l’emphase, un air d’héroïsme à tout propos ? Celui qui aime passionnément Corneille peut n’être pas ennemi d’un peu de jactance1791.

Aimer, au contraire, et préférer Racine ; ah ! c’est sans doute aimer avant tout l’élégance, la grâce, le naturel, la vérité, la sensibilité, une passion touchante et charmante ; mais n’est-ce pas cependant aussi, sous ce type unique de perfection, laisser s’introduire dans son goût et dans son esprit, de certaines beautés convenues et trop adoucies, de certaines mollesses et langueurs trop chères, de certaines délicatesses excessives, exclusives ? Enfin, tant aimer Racine, c’est risquer d’avoir trop, ce qu’on appelle en France le goût, et qui rend si dégoûté1792.

Aimer Boileau… mais non, on n’aime pas Boileau1793; on l’estime, on le respecte ; on admire sa probité, sa raison, par instants sa verve : et, si l’on est tenté de l’aimer, c’est uniquement pour cette équité souveraine qui lui a fait rendre une si ferme justice aux grands poëtes ses contemporains, et en particulier à celui qu’il proclame le premier de tous, à Molière.

Aimer La Fontaine, c’est presque la même chose qu’aimer Molière ; c’est aimer la nature, toute la nature, la peinture naïve de l’humanité, une représentation de la grande comédie aux cent actes divers1794, se déroulant, se découpant à nos yeux en mille petites scènes, avec des grâces et des nonchalances qui vont si bien an bonhomme, avec des faiblesses aussi et des laisser-aller1795 qui ne se rencontrent jamais dans le simple et mâle génie, le maître des maîtres. Mais pourquoi les distinguer ? La Fontaine et Molière, on ne les sépare pas ; on les aime ensemble.

Le dénigrement des grands noms

Notre siècle, un peu revenu1796 depuis quelque temps du goût des révolutions politiques1797, a reporté cette passion assez innocemment sur l’histoire littéraire : il n’aime rien tant en ce genre que de défaire et de refaire, de détruire ou de créer ; il a un goût décidé pour déterrer ou réhabiliter des inconnus de la veille, et pour renverser de grands noms, des noms consacrés. Parce qu’on a réussi dans quelques exemples notables à ce jeu d’élévation et de rabaissement, voilà qu’il prend à chacun les idées et les fantaisies les plus singulières à propos des personnages célèbres du passé. Ceux-ci, on se contente de les diminuer, de les amoindrir ; ceux-là, on veut les dégrader à tout prix, les abîmer et les abattre ; quelques autres, au contraire, un petit nombre, on n’est occupé qui les grandir et à les transfigurer, c’est-à-dire encore à défigurer leur caractère.

A la moindre découverte d’un papier, d’un document nouveau, on se récrie, on est transporté : il semble que jusqu’ici on n’y avait rien entendu, et que c’est d’à présent que la lumière se fait1798. Au lieu d’introduire, en l’interprétant, le renseignement nouveau, de le combiner avec les anciens et de rectifier les erreurs, s’il y a lieu, de réparer ou de combler les lacunes, on aime mieux jeter à bas et reprendre à neuf dès la base la statue, le monument. On entre dans son sujet comme dans une place prise d’assaut, avec le nouveau document déployé en guise de drapeau, et lion chante tout d’abord victoire. Je crois cette méthode aventureuse et injuste pour le passé.

Les points de vue littéraires

Quand vous voulez faire en Suisse l’ascension du Rhigi1799 ou de toute autre montagne, un guide vous conduit au meilleur endroit, un peu avant l’aurore, s’y place à côté de vous ; alors lion voit tout à coup le soleil se lever à l’horizon, et sa vive lumière développer elle-même par degrés l’immense paysage, dont le guide alors vous indique les hauts sommets, et vous dénombre tous les noms. Il faut aussi montrer un auteur en place dans son siècle, et mettre son lecteur au point de vue qui l’éclaire. Ce mode de commentaire, appliqué à la littérature, suppose tout un art qui se dérobe, et n’est au-dessous d’aucune science, ni d’aucune supériorité critique, si élevée et si distinguée qu’elle soit ; car il ne s’agit pas ici simplement de se faire petit avec les petits, il faut arriver à inoculer une sorte de délicatesse dans le bon sens, et dégager dans chacun ce je ne sais quoi qui ne demande pas mieux que d’admirer, mais qui n’a pas encore trouvé son objet1800.

Causeries du lundi, Ed, Garnier.

Les funérailles d’un sceptique et d’un croyant

Après avoir raconté les funérailles de M. de Sacy1801, je me demande ce que seraient à nos yeux celles de Montaigne1802 ; je me représente même ce convoi idéal1803 et comme perpétuel, que la postérité lui fait incessamment. Osons marquer les différences ; car toute la morale aboutit là.

Montaigne est mort : on met son livre sur son cercueil ; le théologal Charron1804 et mademoiselle de Gournay1805, celle-ci, sa fille d’alliance, en guise de pleureuse solennelle, sont les plus proches qui raccompagnent. qui mènent le deuil, ou portent les coins du drap, si vous voulez. Bayle1806 et Naudé, à titre de sceptiques officiels, leur sont adjoints. Suivent les autres qui plus ou moins s’y rattachent, qui profitèrent en le lisant, et y goûtèrent un quart d’heure de plaisir ; ceux qu’il a guéris un moment du solitaire ennui1807, ceux qu’il a fait penser en les faisant douter ; la Fontaine, madame de Sévigné comme cousine et voisine ; plusieurs, entre lesquels la Bruyère, Montesquieu et Jean-Jacques, qu’il a piqués d’émulation, et qui l’ont imité avec honneur ; — Voltaire, à part, au milieu ; — - beaucoup d’autres dans l’intervalle, pêle-mêle, Saint-Évremond1808, Chaulieu1809, Garat1810… j’allais nommer nos contemporains.

Quelles funérailles ! s’en peut-il humainement de plus glorieuses, de plus enviables au moi 1811 ? Mais qu’y fait-on ? A part mademoiselle de Gournay qui y pleure tout haut par cérémonie1812, on y cause ; on y cause du défunt et de ses qualités aimables, et de sa philosophie qui est tant de fois en jeu dans la vie ; on y cause de soi1813. On récapitule les ressemblances1814 communes : « Il a toujours pensé comme moi des matrones inconsolables, » se dit la Fontaine. — « Et comme moi, des médecins assassins, » s’entre-disent à la fois Le Sage et Molière. — Ainsi1815 fait un chacun. Personne n’oublie sa dette ; chaque pensée rend son écho. Et ce moi 1816 humain du défunt qui jouirait tant s’il entendait, où est-il ? car c’est là toute la question. Est-il ? et s’il est, dans quelles conditions vit-il encore ? Quelle comédie jouent donc tous ces gens, qui la plupart furent illustres et passèrent pour raisonnables ? Qui mènent-ils, et où le mènent-ils ? où est la bénédiction ? où est la prière1817 ? Je le crains ; Pascal1818 seul, s’il est du cortège, a prié.

Mais M. de Sacy, comment meurt-il ? Vous le savez 1819 ; nous avons suivi son cercueil de Pomponne à Paris, de Saint-Jacques-du-Haut-Pas à Port-Royal-des-Champs, par les neiges et les glaces. Nous avons ouvert le cercueil avec Fontaine1820 ; nous avons revu son visage non altéré ; une centaine de religieuses, plus brillantes de charité que les cierges qu’elles portaient dans leurs mains1821, l’ont regardé, ce visage d’un père, à travers leurs pleurs ; les principales, en le descendant à la fosse, lui ont donné de saints baisers, et toutes ont chanté jusqu’à la fin la prière qui crie grâce pour les plus irrépréhensibles ; et puis, les jours suivants, dans le mois, dans l’année, les voilà qui se mettent à mourir, et les messieurs aussi1822 ; ils meurent coup sur coup, frappés au cœur par cette mort de M. de Sacy, joyeux de le suivre, certains de le rejoindre, oui certains, grâce à l’humble et tremblant espoir du chrétien, et redisant volontiers, comme lui, d’une foi brûlante et soupirante : « O bienheureux purgatoire1823 ! » — Et ceux qui survivent se sentent redoubler de charité envers les hommes, et de piété envers Dieu, à son souvenir.

Or. s’il y a une vérité, si tout n’est pas vain, s’il existe une morale, — j’entends une morale absolue, — et si la vie aboutit1824, lequel de ces deux hommes a le plus fait, et le plus sûrement ensemencé son sillon sur la terre ? A l’heure où tout se juge1825, lequel sera trouvé moins léger1826 ?

Heureux les simples de cœur1827

Heureux celui qui d’un cœur humble reconnaît dans la nature un auteur visible, se manifestant par tous les signes ; qui croit l’entendre dans le tonnerre et dans l’orage ; qui le bénit dans la rosée du matin et dans la pluie du printemps ; qui l’admire et l’adore dans la splendeur du soleil, ou dans les magnificences d’une belle nuit ! Heureux qui l’invoque et le prie à chaque accident de la saison ; qui compte sur lui seul comme aux jours de la manne dans le désert ; qui suit en fidèle ému, entre deux haies en fleur, la procession d’une fête-dieu champêtre, ou qui prend part avec foi et ferveur, le long des blés courbés ou desséchés, aux cantiques d’alarme et aux pieux circuits des Rogations extraordinaires ; qui sait le chemin menant à la statue de la Vierge dressée au sommet du rocher ou logée au cœur du chêne antique que hantaient jadis les fées ; qui ne méprise pas le saint du lieu et le miracle d’hier qu’on en raconte ! Ces croyances et coutumes sont innocentes et charmantes.

Nisard
Né en 1806.

Critique conservateur, M. Nisard a fait un livre qui manquait à la France1828. Il est le premier, il est le seul qui ait consacré à l’histoire de notre littérature un monument qu’on peut appeler national ; car, nul sujet n’intéresse plus vivement notre gloire. C’est une œuvre de talent, de science et de volonté courageusement soutenue pendant vingt-cinq années d’études. Au lieu de flatter les goûts dominants qui récompensent leurs courtisans par la popularité, M. Nisard s’est imposé le devoir périlleux de représenter le respect des traditions et des principes qui sauvegardent l’intégrité du génie français, à savoir la raison, la mesure, la règle, et ce bon sens délicat qui est la substance même de toute éloquence. Aussi est-il un maître dans toute la force du mot : par l’accent et l’autorité de ses doctrines, nul n’est plus propre à diriger, et à féconder les esprits ; nul ne forme plus sûrement le goût par la ferveur de ses convictions persuasives. Nul n’a plus contribué à raviver sans superstition la foi classique, et à convertir les indifférents à la religion du beau ou du vrai par une admiration réfléchie dont le plaisir sévère se communique aux indifférents ou aux rebelles. Moraliste pénétrant, il excelle aussi dans l’art de peindre les traits d’un caractère et d’un esprit. Cet ouvrage définitif participe à la perfection des écrivains qu’il analyse. Son style serré, savant et fin unit la correction à l’agrément, l’art des nuances à la solidité, l’ingénieux au judicieux. Il condense la pensée avec une énergie qui se pare d’élégance. Il ajoute de nouveaux modèles à ceux dont il nous fait si bien comprendre et sentir les mérites.

Souvenir de voyage

Quand je quittai le Nottinghamshire1829, on était au mois d’août. La bruyère de Sherwood était en fleurs. Le rose foncé, le rose tendre, le violet, mêlant leurs nuances à celle de la fougère, tantôt vert pâle, tantôt argentée comme la feuille de l’olivier, formaient comme un fond rose et gris d’où se détachaient les bouquets d’or du genêt épineux. Ces bruyères sont délicates comme celles de nos serres ; elles donnent ce plaisir mêlé de surprise qu’on éprouve à voir des plantes rares en profusion.

En quittant les bruyères pour se rapprocher de la vallée, on a une vue charmante. Sur les deux revers, à mi-côte, s’étendent de vastes pelouses devant de jolies maisons de campagne. Sur la hauteur, aux endroits les plus découverts, des moulins propres et élégants ouvrent leurs ailes pour recevoir la brise qui souffle de la plaine. Les jours où il ne fait pas de vent, la machine à vapeur y supplée. A quelques pas du moulin est la maison du meunier. Tout autour, dans la prairie enclose de haies, des vaches, et le cheval du meunier, paissent au milieu des herbages. Tout cela sent le travail prospère et la paix. On craint Dieu dans ces modestes demeures, et on espère en lui1830. Tous les jours, sauf le dimanche, des amis viennent faire visite, et le feu, toujours allumé dans la principale pièce, permet de leur offrir le thé ; mais le dimanche chacun reste chez soi, et Dieu est le seul hôte. On le rend présent par la prière et par de pieuses lectures.

Un paysage anglais

Pour les étrangers, la beauté du paysage anglais est un peu uniforme ; mais je ne m’étonne pas qu’elle plaise aux Anglais : elle est à l’image de leur esprit. Le paysage a plus ou moins la physionomie de l’homme qui l’habite. Ici, je reconnais les principaux traits du caractère anglais ; c’est le pays où tout le monde ressemble le plus à tout le monde : leur mot excentrique le dit assez. C’est parce que la chose fait scandale que le mot a été imaginé. La terre porte l’empreinte de cette uniformité : ce sont partout des prairies ou des champs enclos de haies ; mais la prairie domine. Le paysage anglais n’a pas les grandes lignes du paysage classique, ni cette variété piquante qu’imprime au paysage français la liberté capricieuse du peuple qui lui donne sa forme. Notre sol est comme notre société : il a beaucoup de physionomie ; on y reconnaîtrait la diversité des caractères et des conditions. La routine, l’esprit novateur, l’activité, la nonchalance, la richesse, la médiocrité, la pauvreté, y sont représentés. Il est plus remué, plus travaillé, et aussi plus agité : c’est le séjour d’un peuple agriculteur et révolutionnaire.

Le pays qu’habitent mes hôtes est situé au nord de Nottingham, sur le bord d’un plateau qui domine la vallée et la jolie petite ville de Mansfield. La maison est bâtie sur la lisière d’une vaste lande qui fit partie de la célèbre forêt de Sherwood ; l’orgueil local lui en donne le nom. Tout près de la maison, un petit bois, et plus loin quelques bouquets de sapin sont la dernière conquête du travail sur la lande. A quelque cent pas cessent les filons de terre végétale qui les nourrissent, et commence le désert. Une plaine immense, onduleuse, couverte et comme tapissée de bruyères, s’étend fort au-delà de l’horizon. Çà et là, quelques buissons de genêt épineux, des houx rabougris, un pin qui rampe plutôt qu’il ne s’élève, ou bien un chêne solitaire, trapu et robuste, se détachent du milieu de ce tapis, et y dessinent des figures gracieuses. Des chemins creux, où les chariots s’enfoncent dans le sable, conduisent dans le Derbyshire. Ailleurs, des allées d’un sol ferme, couvertes de ce fin gazon anglais dont le marcher est si doux, permettent la promenade à travers la lande, au milieu des moutons qui paissent, des deux côtés du chemin, le peu d’herbe savoureuse qui pousse entre les bruyères. Quand le soleil est voilé, ou le soir, quand la chaleur est tombée, il n’y a rien de plus charmant qu’une promenade sur cette pelouse : c’est le plaisir mélancolique de la solitude dans le voisinage et sous la protection de la nature cultivée1831.

Conseils a la jeunesse

Une fausse sagesse vous dit : Il faut vivre avant tout. La vraie vous dira : Il faut avant tout valoir et mériter1832 ; vivre vient ensuite, plus sûrement et plus tôt.

J’ai pitié de ce qu’on obtient de quelques jeunes gens par cet appât trompeur d’un lucre immédiat dès la sortie du lycée. L’esprit, sous prétexte d’études pratiques, se laisse attacher comme le bœuf au sillon, entre l’aiguillon et le joug. Il n’a pas même la liberté de l’abeille ; il ne choisit pas, parmi les fleurs des belles lectures, celles dont se compose le miel des bons sentiments et des bonnes pensées. Les livres ne sont plus que des formulaires, et les beautés des lettres que des questions numérotées1833. Ce que Virgile a dit de tous les êtres, dont chacun est attiré doucement vers quelque objet préféré, n’est plus vrai de l’esprit : l’esprit seul n’a plus sa secrète volupté qui l’attire1834, Il a perdu jusqu’à la curiosité, et s’il entrevoit du coin de l’œil, à côté de la page prescrite parle programme, quelque chose dont la connaissance augmenterait sa valeur, il a peur de s’y attarder ; ce savoir qui s’offre à lui, il le fuit comme du temps perdu.

Prenons garde que, dans l’emploi que nous faisons de notre esprit, lui seul ne soit oublié : c’est un oubli qu’on paye chèrement. Si, tout en le dirigeant vers un but, nous ne le laissons pas par moments s’ébattre en liberté parmi les plus belles œuvres du génie ; s’il n’a été qu’un outil pour un emploi, l’emploi cessant, l’esprit va nous manquer. J’ai vu des hommes un jour séparés de la profession dont ils s’étaient fait imprudemment une seconde nature. En face d’eux-mêmes pour la première fois, ils se cherchaient dans une sorte de nuit, avec le souvenir obscur et douloureux d’avoir été autrefois une personne ; ils ne se trouvaient plus. L’esprit négligé se retire de notre vie, et ce qui nous reste, le tempérament, les passions, les petitesses, n’ayant plus avec qui compter, se disputent à qui nous rendra plus misérables. Il faut, dès nos plus jeunes années1835, nous mettre bien avec notre esprit. C’est ce moi, non pas celui de l’école, mais le moi modeste dont Rollin s’était rendu la compagnie si instructive par le savoir et si aimable par la vertu, que, parlant de sa petite maison du faubourg, il osait dire, lui, si accoutumé à la pratique chrétienne du mécontentement intérieur : « Ici, je jouis de moi1836; » comme il eût dit de l’hôte le plus aimé. Il est vrai qu’il ajoute : « Et de Dieu1837. Ce sont en effet choses qui s’appellent. L’homme qui a toujours tenu son esprit au-dessus de l’emploi qu’il en a fait, et qui l’a laissé planer librement sur tout le cours de sa vie, a trouvé le secret de finir comme Rollin, entre lui-même et Dieu.

Ces conseils sont le cri commun de tous ceux qui vous aiment. Oui, la France des illustres morts, la France remontée, en ces derniers jours, à la tête des nations civilisées, vous demande de lui garder l’amour des choses de l’esprit, par lequel une grande nation garde tout, même le génie militaire et la gloire des armes.

Pour moi, je n’ai pas songé à rendre ces leçons plus nouvelles et plus attrayantes. Si je vous avais apporté autre chose, ou si j’avais déguisé ces mêmes choses sous quelque arrangement de rhétorique, c’est que j’aurais cherché la faveur des paroles et non le crédit des sentiments. Vos jeunes têtes couronnées1838 ne sont pas pour nous un auditoire d’apparat, ni une foule comme toutes les autres foules, dont on capte les applaudissements par la dextérité du discours. Vous êtes cette société future où nous vivons presque plus que dans la nôtre, par le souci paternel de ce que vous y ferez, et surtout par l’espérance que vous y serez heureux. Nous ne vous conseillons pas de la tête et des lèvres, mais du cœur ; et nous ne savons rien de plus opportun à vous dire, ni de plus digne de vous, sinon que nous voulons, cette année comme les précédentes, vous voir instruits et cultivés pour être des hommes. Assez de choses pressantes et de voix écoutées vous parlent du choix d’un état et de l’art très-nécessaire d’un vivre ; l’Université n’a pas à porter secours à qui s’aide si bien. Son devoir est de se mettre du côté de ce qui est en péril : or, ce qui est en péril, jeunes élèves, c’est la doctrine éminemment française et chrétienne qui voit en vous des intelligences libres appelées à travailler à la fortune de l’esprit humain ; de jeunes Français chez qui l’amour de la patrie doit être une de ces croyances supérieures qui font partie du domaine de l’idéal ; des hommes enfin qui, pour occuper et honorer les intervalles de la vie active, pour savoir la quitter quand le temps est venu, et pour quitter toutes choses au dernier jour avec dignité et espérance, se sont donné deux compagnons divins : l’esprit, qui est d’origine divine, et Dieu1839.

L’attention

Quand je lis un travail dont l’attention a tracé le plan, lié les parties, pesé les mots, ce ne sont plus des pages, c’est quelqu’un que je vois ; je ferais son portrait, je me prends à envier un tel fils à ses parents, et je félicite la société de ce qu’il lui est né un homme.

Vos maîtres ne vous demandent pas un esprit brillant, une imagination heureuse. Cela ne s’enseigne ni ne s’ap-prend ; mais ils ont raison de vous demander ce dont nous sommes tous capables par la volonté, je veux dire l’attention, qui n’est que la volonté appliquée à la conduite de l’esprit. C’est un bien dont nul n’est privé, parce qu’il a plu à Dieu de faire de tout homme un être libre et responsable. Sans doute, il ne suffit pas de l’attention pour devenir un homme supérieur ; mais, c’est assez pour n’être pas médiocre. Il n’y a pas de couronne pour tout le monde ; mais il n’est personne qui ne puisse conquérir par l’attention quelque chose qui n’est au-dessous d’aucune couronne, la connaissance de ses forces, et cet art d’en user, par lequel on tient une place utile dans le monde, et on y laisse un vide quand on en sort1840.

(Discours au lycée Charlemagne, 1854.)

Les lettres

Que n’a-t-on pas dit des lettres, jeunes élèves, et que ne reste-t-il pas. à en dire ? Chaque époque en renouvelle pour ainsi dire l’éloge. Quelque idéal que se fasse une société d’une condition désirable sans les lettres, toute condition ornée et relevée par les lettres vaudra mieux. Aujourd’hui, l’idéal, c’est le bien-être par une fortune rapide. Nous ne manquons pas de connaître des gens qui y sont parvenus : c’est presque une foule. Regardons de près leur idéal. J’y vois beaucoup de luxe imité du luxe d’autrui, et qui n’a même pas l’originalité d’un caprice personnel satisfait ; j’y vois des hommes d’âge mûr qui s’entourent de joujoux, et qui, moins heureux que leurs enfants, ne peuvent pas les casser quand ils s’en dégoûtent. Ils s’agitent beaucoup pour varier leur triste bonheur, et, des deux passions qui les mènent, la convoitise et la satiété, la satiété va toujours plus vite que la convoitise. Heureux celui qui se souvient un jour qu’il a fait des études, et qui, dans un moment où il est accablé de son bien-être, s’avise de jeter les yeux sur sa bibliothèque, dont il n’estimait que le bois, et y prend ce qui lui a le moins coûté de tout son luxe, ce qu’il avait peut-être gardé, comme prévoyance ; de sa médiocrité première, un livre qui le rend un moment à lui-même, et lui fait savourer la différence du bien-être par l’argent au bonheur par l’esprit1841.

(Discours au lycée Charlemagne.)

Le profit des bonnes études

Pour que la culture de l’esprit produise ses fruits excellents, il faut entendre la langue des écrivains de génie ; or, cette langue vous demande tout ce que votre esprit a de pénétration, tout ce que votre âme a d’ouverture. Si par l’étude patiente de ce que leurs paroles expriment ou cachent de sens, vous n’arrivez pas à leurs pensées, si vous ne sentez pas leur cœur dans leurs écrits, c’en est fait, vous êtes à jamais privés des douceurs de leur commerce. Vous perdrez des amis, les seuls amis qu’on soit sûr de garder toute sa vie1842. Pour quelques efforts que vous n’aurez pas faits, au temps où une mémoire heureuse et une imagination tendre vous les rendent faciles, vous êtes déshérités de tous les biens de l’esprit. Ces biens, on ne vous le dira jamais trop, sont les seuls vrais biens. Dans le temps où nous vivons, et où il semble que l’instabilité nous donne la soif de la stabilité, il n’est qu’une sorte de gens dont on puisse dire qu’ils font leur fortune : ce sont les élèves laborieux de nos lycées. On le dit par erreur des gens heureux dans leurs affaires : le mot n’est vrai que de ceux d’entre vous qui vont être couronnés, ou qui ont mérité de l’être. Faites donc ces efforts si profitables, qui vous mettront en possession d’une fortune sans vicissitude. Préparez-vous, dans la vie des affaires et des devoirs, ce que Montaigne appelle ingénieusement une arrière-boutique, où vous puissiez vivre quelquefois avec vous-mêmes, jouissant de vous, non pas stérilement, mais en vous étudiant de plus près pour vous rendre meilleurs. Cette solitude-là est permise1843, elle est bonne ; les écrits et les exemples des sages nous apprennent que Dieu en est toujours le compagnon.

(Discours au lycée Napoléon, 1852.)

Le patriotisme littéraire

On entend dire trop souvent que l’esprit, en France, court des périls. Unissons-nous tous, maîtres, élèves, parents, pour les conjurer. Quand il s’agit du rang de la France dans les choses matérielles, l’émulation des peuples étrangers peut nous y servir, et nous faisons bien de la provoquer ; mais pour soutenir notre supériorité dans les choses de l’esprit, nous n’avons pas à compter sur le stimulant de la concurrence étrangère : il faut que toute l’émulation vienne de nous. Rivalisons donc entre nous pour garder à notre chère patrie ce privilège incontesté. Aussi bien, ce que nous faisons ainsi à nous seuls, toute l’histoire moderne nous en est témoin, nous le faisons pour le monde, et si nous nous manquons à nous-mêmes, c’est au monde que nous aurons manqué1844.

(Août 1855, discours au lycée Bonaparte.)