(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Saint-Simon 1625-1695 » pp. 144-147
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Saint-Simon 1625-1695 » pp. 144-147

Saint-Simon
1625-1695

[Notice]

Fils d’un ancien favori de Louis XIII, qui prétendait descendre de Charlemagne, il fut tourmenté de bonne heure par le démon de l’histoire, et commença ses Mémoires en juillet 1694, à l’armée, vers l’âge de dix-neuf ans. Depuis, il ne cessa pas d’observer et d’écrire, à bride abattue, sur tout ce qu’il voyait, entendait et devinait.

Son existence fut plus simple qu’il n’eût voulu. Entré jeune au service, il brisa son épée pour se venger d’un passe-droit. Grand seigneur, élevé dans les idées féodales, jaloux jusqu’au ridicule de son rang de duc et pair, il en soutint les prérogatives avec une fureur de vanité qui ressemblait à une monomanie.

Honnête homme de la vieille roche, chrétien fervent, ambitieux de grandes choses et réduit à vivre parmi les petites, il eut, pendant tout le règne de Louis XIV, l’attitude d’un politique mécontent, méconnu et entêté de chimères. Très-lié, malgré ses vertus austères, avec le duc d’Orléans, il n’exerça d’influence que dans les premières années de la régence. Après son ambassade d’Espagne, il vécut dans la retraite, et mourut à quatre-vingt ans.

Il faut se défier de ses portraits et de ses jugements ; car la passion l’aveugle, quand elle ne l’éclaire pas. Mais son génie de peintre et de moraliste l’égale à Molière et à Shakespeare. Sincère, hardi pour le bien public, implacable contre la bassesse, aussi franc avec ses amis que terrible pour ses ennemis, vraiment épris de la vertu, sensible à toutes les délicatesses de l’honneur, il fut le Tacite de Versailles.

Il voit tout et fait tout voir. Son imagination évoque les scènes, et ressuscite les acteurs avec tant de puissance qu’il nous donne l’impression de la réalité même. Son effrayante clairvoyance fait tomber tous les masques, perce de ses regards toutes les physionomies, met l’homme à découvert. Sa sensibilité est effrénée. Il a des ricanements de vengeance, des transports de joie, des tressaillements d’horreur.

Ardent, fiévreux, inventif, son style emporte la pièce. « Il écrit à la diable pour l’immortalité », a dit Chateaubriand.

La duchesse de Bourgogne 1

Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu’elle avait reçues. Son habile père, qui connaissait à fond notre cour, la lui avait peinte, et lui avait appris la manière unique de s’y rendre heureuse. Beaucoup d’esprit naturel et facile l’y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec Madame de Maintenon, lui attira les hommages de l’ambition1

Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu’à craindre de faire la moindre peine à personne, légère et vive, elle était pourtant capable de vues et de suite2. La complaisance lui était naturelle, coulait de3 source ; elle en avait jusque pour sa cour4

Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain-brun fort bien plantés, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, peu de dents, et toutes gâtées, dont elle parlait et se moquait5 la première, le plus beau teint du monde, le cou long avec un soupçon de goître6 qui ne lui seyait point mal, un port de tête galant, gracieux, majestueux, et le regard de même, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue, aisée, parfaitement coupée, une marche de déesse sur les nues7 ; elle plaisait au dernier point. Les grâces naissaient d’elles-mêmes de tous ses pas8, de toutes ses manières et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d’esprit, charmait, avec cette aisance qui était en elle, jusqu’à la communiquer à tout ce qui l’approchait.

Elle voulait plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres 1, sans qu’elle parût le rechercher. On était tenté de la croire toute et uniquement à celles avec qui elle se trouvait. Sa gaieté jeune, vive, active, animait tout, et sa légèreté de nymphe2 la portait partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux à la fois, et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornait tous les spectacles, était l’âme des fêtes, des plaisirs, des bals, et y ravissait par les grâces, la justesse3 et la perfection de sa danse. Elle aimait le jeu s’amusait au petit jeu, car tout l’amusait ; elle préférait le gros, y était nette4, exacte, la plus joueuse du monde, et en un instant faisait le jeu5 de chacun ; également gaie et amusée6 à faire les après-dînées des lectures sérieuses, à converser dessus, et à travailler avec ses dames sérieuses ; on appelait ainsi ses dames du palais les plus âgées. Elle n’épargna rien jusqu’à sa santé, elle n’oublia pas jusqu’aux plus petites choses, et sans cesse, pour gagner Madame de Maintenon7, et le roi par elle. Sa souplesse, à leur égard, était sans pareille, et ne se démentit jamais d’un moment. Elle l’accompagnait de toute la discrétion que lui donnait la connaissance de leur caractère, que l’étude et l’expérience lui avaient acquise, pour les degrés d’enjouement ou de mesure qui étaient à propos8 Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie, elle s’acquit une familiarité avec eux9 dont aucun des enfants du roi, non pas même ses parents, n’avait pu approcher.

En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, et en timide bienséance10 avec Madame de Maintenon, qu’elle n’appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l’amitié. En particulier, causante, sautante, voltigeante1 autour d’eux, tantôt perchée sur le bras du fauteuil de l’un ou de l’autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au cou, les embrassait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait le dessous du menton2, les tourmentait, fouillait leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les décachetait, les lisait quelquefois malgré eux, selon qu’elle les voyait en humeur d’en rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout, à la réception des courriers qui apportaient les nouvelles les plus importantes, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil, utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours portée à obliger, à servir, à excuser et à bien faire.

Le président du Harlay 3

M. de Harlay était un petit homme, vigoureux et maigre, un visage en losange4, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants perçants, qui ne regardaient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour5 le faire rentrer en terre ; un habit peu ample, un rabat presque ecclésiastique, et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue, mais courte, avec une grande calotte par dessus. Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air6, plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles, pour faire place avec plus de bruit, et n’avançait qu’à force de révérences respectueuses, et comme houleuses7, à droite et à gauche, à Versailles.