Chapitre XVI.
Genre du roman.
Le roman est un récit d’aventures, ordinairement imaginaires, qui doit avoir pour but d’instruire le lecteur en l’amusant.
§ I. Origine du roman.
Quoique le roman, tel que nous le comprenons aujourd’hui, soit une véritable création des temps modernes, on peut dire que, dans tous les âges et dans tous les lieux, l’homme s’est plu à sortir en imagination de la vie ordinaire, et à rêver un ordre d’événements plus varié, plus fantastique, plus en harmonie avec ses désirs.
Quel esprit ne bat la campagne ?Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Voilà l’origine véritable du roman ; c’est le monde de la fantaisie et de l’idéal ; il a sa source dans les rêves de l’imagination : il est donc aussi ancien que l’homme lui-même.
Il ne faut pas s’étonner que le roman soit devenu un genre important de littérature ; il peut avoir de graves inconvénients, nous le savons, et nous en signalerons plus loin les abus ; mais il a aussi un charme universel qui fait sa force, et dont il faut tenir compte.
§ II. Caractère du roman.
Le roman diffère de l’histoire ; celle-ci raconte des faits véritables, l’autre vit de fictions ; mais le roman a aussi sa vérité à lui : il fait l’histoire du cœur humain.
L’histoire de l’homme ne consiste pas seulement dans les événements extérieurs et publics, qui ne nous montrent guère que des princes, des héros, et les actions mémorables des grands hommes ; l’humanité a encore une autre face : c’est la vie privée, c’est la multitude, ce sont les passions, les intérêts, les accidents de tous les jours, les vertus, les vices, les mœurs, les usages, les caractères de la vie commune ; c’est l’histoire de chacun et l’histoire de tous : tels sont les éléments variés et féconds où le roman puise ses peintures et ses récits.
Le roman est donc à la fois fiction et vérité : fiction par la forme, vérité par l’expression. Il peint l’homme comme le théâtre ; avec moins de force et de vivacité sans doute, mais avec plus de liberté. Il dispose à son gré de sa matière, il n’est guère soumis qu’aux lois générales du bon sens et du goût ; pour le reste, il ne reçoit de règles que de lui-même et de son sujet. Toute la nature lui appartient ; il peut prendre▶ tous les tons, toutes les formes, aborder toutes les matières, les étendre, les développer son gré ; son héros est un centre autour duquel il fait rayonner tous les caprices de sa fantaisie.
§ III. Moralité du roman.
Le roman devient ainsi la véritable épopée de la vie humaine : épopée prosaïque, sans merveilleux, sans prestige, mais par cela même plus réelle, plus attrayante que l’épopée héroïque- Sous cette forme, le romancier peut donner à son aise des leçons de philosophie et de morale pratiques, et communiquer à ses lecteurs l’expérience de la vie.
Il ne suffit pas, en effet, que le roman soit bien ordonné, que le récit en soit vif, intéressant, les peintures variées, les passions peintes avec naturel ; que les évènements s’enchaînent, que les caractères soient bien tracés et bien soutenus, qualités qui appartiennent aussi au poème épique ; il faut encore que le roman soit moral et instructif.
Aucun ouvrage d’imagination ne doit avoir pour but exclusif d’amuser, encore moins d’amuser aux dépens de la vérité et des mœurs.
§ IV. Abus et danger du roman.
Hélas ! nous le savons, le roman atteint rarement le but élevé que nous venons d’indiquer. Trop souvent il peint les passions sous des couleurs vives et attrayantes ; trop souvent, dans les caprices ou le délire de l’imagination, il porte atteinte au bon goût, à la vérité, à la vertu.
De nos jours, les romanciers sont souvent des hommes sans conscience, qui font de leur talent un honteux trafic ; ils veulent le succès, et, pour l’atteindre, tous les moyens leur sont bons. Voyant le public blasé sur les jouissances pures et délicates, ils cherchent à réveiller cette sensibilité émoussée en recourant au laid et en forçant la nature ; ils jettent en pâture au public des sentiments raffinés, des situations fausses, extravagantes, invraisemblables, des passions exagérées. La critique a beau élever sa voix sévère, le mal est plus fort que la raison et la vérité36.
Les jeunes gens ne doivent pas s’étonner si on leur interdit ces frivoles et dangereuses lectures : leur cœur et leur esprit n’y peuvent rien gagner, ils ont tout à y perdre.
À un âge où l’imagination est vivement impressionnable, il est important de ne la fausser sous aucun rapport. Leur âme ne doit recevoir que les inspirations bienfaisantes de la vertu, leur goût ne doit contempler que ce qui est pur et beau.
Rien n’est plus contraire aux progrès d’une éducation solide que la lecture des romans ; ces frivoles distractions dégoûtent des travaux sérieux, jettent le trouble dans les idées, et fanent promptement cette fleur de l’imagination qui a besoin de tant de délicats ménagements.
La lecture des romans, même les plus innocents en apparence, peut fausser l’esprit et troubler le cœur où règnent la candeur et la simplicité de la vertu ; car ils peignent un monde idéal et factice qui diffère toujours du monde réel. Quand une imagination naïve et jeune s’est peuplée de ces chimères, qu’elle est trop tentée de prendre au sérieux, elle veut transporter ensuite toutes ses illusions dans la vie pratique. Alors viennent les déceptions et les mécomptes ; le cœur se brise à chaque pas qu’il fait dans la vie ; tout l’ennuie, tout le dégoûte ; il ne trouve rien en harmonie avec l’idéal de ses rêves ; devant lui se creuse un abîme où trop souvent il s’engloutit.
§ V. Histoire du roman.
Le roman nous apparaît d’abord chez les Orientaux, peuples ingénieux qui donnaient à toutes les œuvres de l’imagination la forme de l’allégorie et du symbole. Leurs récits cachent toujours une leçon morale sous une forme embellie de toutes les richesses de la fiction ; ils brillent par une imagination féconde, crédule, amie du merveilleux. Les contes arabes des Mille et une Nuits et les contes persans des Mille et un Jours sont une preuve de cette extrême fertilité de l’invention orientale.
Les Grecs, hommes d’action avant tout, étaient moins portés que les Asiatiques à faire et à entendre ces longs récits qui supposent les doux loisirs d’une vie somnolente et contemplative.
« Tout l’empire de la fiction, dit M. Villemain, était pour ainsi dire envahi par le polythéisme ingénieux des Grecs. Cette croyance devait suffire aux imaginations les plus vives ; elle satisfaisait ce besoin de fables et de merveilleux si naturel à l’homme. Chaque fête, en rappelant les aventures des dieux, occupait les âmes curieuses par des récits qui ne laissaient point de place à d’autres étonnements. Le théâtre, dont les solennités n’étaient point affaiblies par l’habitude, frappait les esprits par ce mélange d’intervention divine et d’histoire héroïque, qui faisait son merveilleux et sa terreur. De plus, chez une nation si heureusement née pour les arts, la fiction appelait naturellement les vers ; et l’on ne serait pas descendu de ces belles fables, si bien chantées par les poètes, à des récits en prose qui n’auraient renfermé que des mensonges vulgaires. Remarquons d’ailleurs combien tout était public et occupé dans la vie de ces petites et glorieuses nations de la Grèce : il n’y avait pour personne de distraction privée ni de solitude ; l’État se chargeait pour ainsi dire d’amuser les citoyens. Toute la Grèce courait aux jeux Olympiques pour entendre Hérodote lire son histoire.
« Sous d’autres rapports, cette forme de société fournissait peu à l’imitation des mœurs privées et à la fiction romanesque. La civilisation, quoique prodigieusement spirituelle et corrompue, était plus simple que la nôtre. L’esclavage domestique formait une première et grande uniformité ; le reste de la vie des citoyens, se passant sur la place publique, était trop ouvert à tous les yeux pour que l’on y pût supposer avec vraisemblance quelque aventure extraordinaire, quelque grande singularité de caractère ou de destinée, enfin, la condition inférieure des femmes, leur vie retirée, affaiblissaient la puissance de cette passion, qui joue un si grand rôle dans les romans modernes. »
Pourtant la littérature grecque n’est pas absolument dépourvue de romans : la Cyropédie de Xénophon est un véritable roman philosophique, comme le remarque Cicéron ; c’est le Télémaque réduit aux formes de l’histoire. La belle fiction de l’Atlantide, dans Platon, présente un caractère à peu près semblable. Mais c’est surtout à l’époque de la décadence que nous trouvons le roman chez les Grecs. Les Fables milésiennes, dues à un certain Aristide de Milet, étaient des récits libres et naïfs, assez semblables à nos fabliaux du moyen âge. Les Latins imitèrent ces contes, témoin l’Âne d’or d’Apulée, où l’on trouve la fable si ingénieuse et si délicate de Psyché. — Les Amours de Théagène et de Chariclée, par Héliodore d’Émèse, sont célèbres pour avoir charmé la jeunesse de Racine et excité la mauvaise humeur de son maître Lancelot, qui lui en brûla deux exemplaires. C’est le premier roman où l’on trouve un récit d’aventures supposées, mais vraisemblables, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction du lecteur Daphnis et Chloé, par Longus, est un roman pastoral dont on a trop vanté la naïveté, parce qu’on l’a jugé d’après le vieux style d’Amyot qui l’a traduit. On ne sait rien de précis sur l’auteur, ni sur l’époque où il vécut. Il est certain que Daphnis et Chloé a servi de modèle à Paul et Virginie de Bernardin de Saint Pierre ; mais combien l’auteur français l’emporte sur l’auteur grec par la pureté morale, par le naturel et la vérité, par la simplicité naïve et touchante qui fait de son livre une œuvre de génie !
La chevalerie du moyen-âge a fait naître un nouveau genre de récits qui brillent d’un vif éclat, d’abord chez les troubadours de la Provence, ensuite dans les ouvrages ingénieux des trouvères au nord de la France. Mais ces romans chevaleresques et poétiques, œuvres d’une époque d’enthousiasme, ne sont pas encore le roman moderne.
Le roman moderne est l’épopée populaire et prosaïque ; il commence à poindre au moment où la chevalerie pâlit et s’efface ; il naît de l’esprit pratique, posé, satirique, raisonneur, observateur des peuples septentrionaux. Il n’a rien de commun avec le Midi, pays des chimères, des aventures, des allégories et des symboles ; il sort tout armé de l’imagination rêveuse des hommes du Nord, qui se plaît à l’analyse des caractères, à l’examen détaillé des individus et à la peinture des mœurs.
Le roman de Renard est peut-être le premier type de ces récits où se trouve l’empreinte de l’analyse individuelle propre au génie septentrional. Ce roman est une vraie création originale, que nous trouvons chez tous les peuples d’origine germanique ; il remonte, sans nom d’auteur, au onzième siècle, et circule partout, dans toutes les classes de la société, tant il est profondément national : c’est l’œuvre de tout le monde, c’est la peinture de la vie humaine, analyse fine et narquoise, tableau grossier, naïf, plein de naturel et de vérité.
Cet esprit d’analyse se manifeste encore au quatorzième siècle en Allemagne dans les curieux ouvrages du maitre d’école Hugo de Trimberg, qui semble annoncer de loin, Addison, Sterne et Swift. Il eut pour successeur, au quinzième siècle, un jurisconsulte de Strasbourg, Sébastien Brandt, auteur du Vaisseau des fous.
Le roman de Renard était une allégorie ; la France la continuait d’une manière plus délicate, plus chevaleresque, mais moins profonde, dans le célèbre Roman de la Rose, dont la vogue dura plus de deux siècles.
Pendant ce temps, l’Italie avait sa langue déjà fixée ; elle chantait avec Dante et Pétrarque, elle écoutait les contes de Boccace, que Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, devait imiter en France ; mais ces contes sont des récits d’aventures, et non des études de caractères et de mœurs.
L’Angleterre, au contraire, entre, comme l’Allemagne, dans la carrière de l’observation, où elle doit briller d’un si vif éclat. Chaucer emprunte aux Italiens la matière de ses récits, mais il y déploie le génie original et analytique qui caractérise sa nation ; il commence cette série d’observateurs, de peintres, d’humoristes, dont la gloire, non éclipsée de nos jours, se transmettra jusqu’à Walter Scott et Dickens, en passant par Shakspeare, Sterne, Swift, de Foë, Richardson, Fielding, Smollet, etc.
L’Espagne produit, au commencement du dix-septième siècle, une œuvre étincelante de verve, de gaieté, d’esprit et de raison : c’est le Don Quichotte de Cervantes, qui excita la surprise et l’admiration universelles. Ce fut une vraie découverte ; on ne connaissait pas jusque-là ces peintures piquantes de mœurs, ce développement profond des caractères, cette habile ordonnance de l’intrigue, ce ton naturel et vrai de la narration, cette satire de bon goût qui devait chasser de la littérature toutes les fades et extravagantes aventures de la chevalerie. Pourtant, on trouve encore dans ce chef-d’œuvre la tendance symbolique du Midi : don Quichotte, c’est l’âme avec ses sublimes extravagances ; Sancho, c’est le corps qui songe à sa conservation.
L’Espagne avait eu ses Amadis ; la France les imita, puis elle tomba dans les Artamènes, race de héros aussi fades qu’ennuyeux, aussi peu conformes à l’histoire qu’à la nature.
Depuis l’Astrée d’Honoré d’Urfé jusqu’aux interminables romans de mademoiselle Scudéry, tels que le Grand Cyrus et Clélie, le roman français languit dans le platonisme amoureux ; il était complètement en dehors de la vérité. Madame de La Fayette le ramena dans des voies plus délicates et plus vraies par la Princesse de Clèves ; Scarron, par son Roman comique, mérite aussi d’être mentionné pour avoir esquissé quelques scènes amusantes et naturelles. Enfin, Lesage, dans Gil-Blas, offrit le premier et le plus parfait modèle du roman de mœurs, genre fécond, par lequel le roman entrait dans des destinées nouvelles. En Angleterre, Richardson suivait la même inspiration dans Clarisse Harlowe et Paméla. Depuis ce temps, le domaine du roman n’a cessé de s’agrandir.
Nous ne suivrons pas toutes les nuances de transformations qu’il a subies, autant par le caprice des auteurs que par les exigences d’un public avide d’émotions et d’histoires. Citons seulement le roman historique comme une des formes les plus nouvelles et les plus importantes. Rien de plus attrayant que cet effort de l’imagination et de la science qui s’empare d’une époque historique, ranime la poussière du passé, et fait revivre dans ses peintures, à l’aide de personnages et d’événements supposés, les mœurs, les usages et l’esprit d’un autre âge. Walter Scott, qui a créé ce genre, n’a guère trouvé de rivaux parmi ses imitateurs, et l’on a pu dire de ses romans, sans se tromper, qu’ils sont plus vrais que l’histoire.
En résumant cette longue esquisse du roman, nous voyons que s’il paraît d’abord chez les peuples orientaux sous la forme de contes, c’est surtout dans le Nord qu’il se développe et qu’il ◀prend son véritable caractère. C’est là qu’il trouve le principe de l’Individualité ; il le puise à la fois dans l’indépendance germanique et dans la réflexion intérieure ; il s’y empreint fortement de l’esprit d’observation et d’analyse intime ; il peint le cœur humain en pénétrant dans tous ses replis les plus cachés ; il affectionne les tableaux de famille, il entre dans tous les détails et les effets des passions. C’est surtout des sentiments du cœur qu’il tire ses plus grandes ressources. La position élevée des femmes dans la société moderne, leur action puissante dans la vie privée et publique, entrent pour beaucoup dans cette importance qu’a prise le roman dans nos mœurs actuelles.
Après ce que nous venons de dire, on comprendra, sans qu’il soit besoin de les expliquer, les différents noms que l’on a donnés aux divers romans, selon leur forme ou leur objet. C’est ainsi que l’on a les romans d’intrigue, les romans d’amour, les romans de caractère, les romans de mœurs, les romans chevaleresques, historiques, philosophiques, satiriques, intimes, etc.
Le conte en prose n’est au fond qu’une variété du roman ; pourtant il conserve toujours un ton plus léger, plus vif, une allure plus libre et plus capricieuse.
La nouvelle est un roman en miniature.