(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — La Bruyère, 1646-1696 » pp. 155-177
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — La Bruyère, 1646-1696 » pp. 155-177

La Bruyère
1646-1696

[Notice]

Né à Dourdan, Jean de La Bruyère avait acheté une charge de trésorier à Caen, lorsque, après des revers de fortune, à 36 ans, sur la recommandation de Bossuet, il fut appelé à Paris pour enseigner l’histoire à M. le Duc, petit-fils du grand Condé. Ce fut l’événement décisif de sa vie ; car son entrée dans une maison princière lui permit d’assister de près au spectacle de la comédie humaine, où figuraient les originaux de la cour et de la ville. A Chantilly, qu’on appelait l’écueil des mauvais ouvrages, protégé par le crédit d’un prince qui avait le goût de la fine raillerie, il put faire provision d’expérience, tracer impunément de malins portraits, et se vouer à un genre périlleux, sans craindre les orages.

Toutefois, le nom de Théophraste servit de bouclier à la première édition de ses Caractères, qui parut en 1688. Ce fut une fête pour la curiosité publique ; et ce succès toujours croissant, qui étonna la modestie d’un auteur désintéressé, lui ouvrit les portes de l’Académie en 1693. Par son Discours de réception, il confondit des adversaires jaloux, et leur démontra qu’il était capable d’une éloquence soutenue. Trois ans après, il mourut pauvre à Versailles.

Honnête homme, fier, indépendant de caractère, supérieur à une condition subalterne, qui l’exposait à la légèreté hautaine ou à la condescendance humiliante des grands, La Bruyère eut des accès d’humeur chagrine allant jusqu’à la misanthropie. N’a-t-il pas dit : « Il faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. »

Observateur profond et peintre de caractères, il excelle dans l’art d’attirer l’attention par des remarques soudaines, des traits vifs et pénétrants, des métaphores passionnées, des hyperboles à outrance, des paradoxes simulés, des contrastes étudiés, des expressions originales, de petites phrases concises qui partent comme des flèches, des allégories ingénieuses, et des morceaux d’apparat où l’esprit étincelle dans les moindres détails ; même quand il expose des vérités ordinaires, il les marque d’une empreinte ineffaçable. Son style savant et varié n’a point la gravité périodique et les allures oratoires. Agile, dégagé, brisé, coupé, appelant les choses par leur nom, il prépare et annonce les temps nouveaux où les philosophes s’armeront à la légère.

La Bruyère est sur la frontière du dix-septième et du dix-huitième siècle. C’set le plus moderne de ses contemporains.

Jugement sur quelques académiciens du dix-septième siècle

Rappelez en votre mémoire ce grand et premier concile où les Pères qui le composaient étaient remarquables chacun par quelques membres mutilés, ou par les cicatrices qui leur étaient restées des fureurs de la persécution ; ils semblaient tenir de leurs plaies le droit de s’asseoir dans cette assemblée générale de toute l’Église : de même il n’y eut aucun de vos illustres prédécesseurs qu’on ne s’empressât de voir, qu’on ne montrât dans les places, qu’on ne désignât par quelque ouvrage fameux qui lui avait fait un grand nom, et qui lui donnait rang dans cette Académie naissante qu’ils avaient comme fondée. Tels étaient ces grands artisans de la parole, ces premiers maîtres de l’éloquence française ; tels vous êtes, messieurs, qui ne cédez ni en savoir ni en mérite à nul de ceux qui vous ont précédés.

L’un1, aussi correct dans sa langue que s’il l’avait apprise par règles et par principes, aussi élégant dans les langues étrangères que si elles lui étaient naturelles, en quelque idiome qu’il compose, semble toujours parler celui de son pays : il a entrepris, il a fini une pénible traduction que le plus bel esprit pourrait avouer, et que le plus pieux personnage devrait désirer d’avoir faite.

L’autre2 fait revivre Virgile parmi nous, transmet dans notre langue les grâces et les richesses de la latine, compose des romans qui ont une fin, en bannit le prolixe et l’incroyable, pour y substituer le vraisemblable et le naturel.

Un autre3, plus égal que Marot et plus poëte que Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits objets jusqu’au sublime : homme unique dans son genre d’écrire ; toujours original, soit qu’il invente, soit qu’il traduise ; qui a été au delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter.

Celui-ci1 passe Juvénal, atteint Horace, semble créer les pensées d’autrui et se rendre propre tout ce qu’il manie ; il a, dans ce qu’il emprunte des autres, toutes les grâces de la nouveauté et tout le mérite de l’invention ; ses vers forts et harmonieux, faits de génie quoique travaillés avec art, pleins de traits et de poésie, seront lus encore quand la langue aura vieilli, en seront les derniers débris ; on y remarque une critique sûre, judicieuse et innocente, s’il est permis du moins de dire de ce qui est mauvais qu’il est mauvais.

Cet autre2 vient après un homme loué, applaudi, admiré, dont les vers volent en tous lieux et passent en proverbe, qui prime, qui règne sur la scène, qui s’est emparé de tout le théâtre ; il ne l’en dépossède pas, il est vrai, mais il s’y établit avec lui, le monde s’accoutume à en voir faire la comparaison. Quelques-uns ne souffrent pas que Corneille, le grand Corneille, lui soit préféré, quelques autres qu’il lui soit égalé : ils en appellent à l’autre siècle, ils attendent la fin de quelques vieillards qui, touchés indifféremment de tout ce qui rappelle leurs premières années, n’aiment peut-être dans Œdipe que le souvenir de leur jeunesse3.

Que dirai-je de ce personnage4 qui a fait parler si longtemps une envieuse critique et qui l’a fait taire ; qu’on admire malgré soi, qui accable par le grand nombre et par l’éminence de ses talents : orateur, historien, théologien, philosophe, d’une rare érudition, d’une plus rare éloquence, soit dans ses entretiens, soit dans ses écrits, soit dans la chaire ; un défenseur de la religion, une lumière de l’Église, parlons d’avance le langage de la postérité, un Père de l’Église ! Que n’est-il point ? Nommez, messieurs, une vertu qui ne soit pas la sienne.

Toucherai-je aussi votre dernier choix5, si digne de vous ? Quelles choses vous furent dites dans la place où je me trouve ! Je m’en souviens, et après ce que vous avez entendu, comment osé-je parler ? comment daignez-vous m’entendre ? Avouons-le, on sent la force et l’ascendant de ce rare esprit, soit qu’il prêche de génie et sans préparation, soit qu’il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu’il explique ses pensées dans la conversation : toujours maître de l’oreille et du cœur de ceux qui l’écoutent, il ne leur permet pas d’envier ni tant d’élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse ; on est assez heureux de l’entendre, de sentir ce qu’il dit, et comme il le dit ; on doit être content de soi si l’on emporte ses réflexions et si on en profite. Quelle grande acquisition avez-vous faite en cet homme illustre ! À qui m’associez-vous ?

(Discours prononcé à l’Académie française.)

De la conversation

Il y a un parti à prendre dans les entretiens entre une certaine paresse qu’on a de parler, ou quelquefois un esprit abstrait qui, nous jetant loin du sujet de la conversation, nous fait faire ou de mauvaises demandes ou de sottes réponses, et une attention importune qu’on a au moindre mot qui échappe pour le relever, badiner autour, y trouver un mystère1 que les autres n’y voient pas, y chercher de la finesse et de la subtilité, seulement pour avoir occasion d’y placer la sienne.

Être infatué de soi, et s’être fortement persuadé qu’on a beaucoup d’esprit, est un accident qui n’arrive guère qu’à celui qui n’en a point, ou qui en a peu : malheur, pour lors à qui est exposé à l’entretien d’un tel personnage ! Combien de jolies phrases lui faudra-t-il essuyer2 ! combien de ces mots aventuriers qui paraissent subitement, durent un temps, et que bientôt on ne revoit plus ! S’il conte une nouvelle, c’est moins pour l’apprendre à ceux qui l’écoutent que pour avoir le mérite de la dire, et de la dire bien ; elle devient un roman entre ses mains ; il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites façons de parler, et les fait toujours parler longtemps ; il tombe ensuite en des parenthèses qui peuvent passer pour des épisodes, mais qui font oublier le gros de l’histoire, et à lui qui vous parle, et à vous qui le supportez. Que serait-ce de vous et de lui, si quelqu’un ne survenait heureusement pour déranger le cercle et faire oublier la narration ?

Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. Il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit : ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés1 dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes2 et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde : rien d’heureux ne leur échappe ; rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement3 et ennuyeusement.

L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer ; ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui4.

Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.

Pamphile ou le vaniteux

Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l’idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité : il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s’en enveloppe1 pour se faire valoir ; il dit : Mon ordre, mon cordon bleu 2 ; il l’étale ou il le cache par ostentation : un Pamphile, en un mot, veut être grand ; il croit l’être, il ne l’est pas, il est d’après un grand3. Si quelquefois il sourit à un homme du dernier ordre, à un homme d’esprit, il choisit son temps si juste qu’il n’est jamais pris sur le fait ; aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s’il était malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu’un qui n’est ni opulent, ni puissant, ni ami d’un ministre, ni son allié, ni son domestique4. Il est sévère et inexorable à qui n’a point encore fait sa fortune : il vous aperçoit un jour dans une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s’il vous trouve en un endroit moins public, ou, s’il est public, en la compagnie d’un grand, il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir. Tantôt il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et tantôt, s’il les trouve avec vous en conversation, il vous coupe5 et vous les enlève. Vous l’abordez une autre fois, et il ne s’arrête pas ; il se fait suivre, vous parle si haut que c’est une scène pour ceux qui passent. Aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre : gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d’être naturels ; vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris6.

On ne tarit point sur les Pamphiles : ils sont bas et timides devant les princes et les ministres, pleins de hauteur et de confiance avec ceux qui n’ont que de la vertu, muets et embarrassés avec les savants ; vifs, hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien. Ils parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier ; ils savent l’histoire avec les femmes ; ils sont poëtes avec un docteur et géomètres avec un poëte. De maximes, ils ne s’en chargent pas ; de principes, encore moins : ils vivent à l’aventure, poussés et entraînés par le vent de la faveur et par l’attrait des richesses. Ils n’ont point d’opinion qui soit à eux, qui leur soit propre : ils en empruntent à mesure qu’ils en ont besoin ; et celui à qui ils ont recours n’est guère un homme sage, ou habile, ou vertueux ; c’est un homme à la mode.

Clitiphon ou l’important

Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m’entendre ? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez ; je n’avais qu’une chose à vous demander, et vous n’aviez qu’une chose à me répondre : oui ou non. Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux qui dépendent de vous : vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir1. O homme important et chargé d’affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices2, venez dans la solitude de mon cabinet ! le philosophe est accessible. Je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction avec les corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter ; j’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et à devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes ; mon antichambre n’est pas faite pour s’y ennuyer3 en m’attendant ; passez jusqu’à moi sans me faire avertir. Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile !

Les écrivains et les hommes de finance

Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription ! il n’y aurait plus de rappel1. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants ! Quelle majesté n’observent-ils pas à l’égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n’a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement ! Il faut l’avouer, le présent est pour les riches, et l’avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore et sera toujours2 ; les receveurs de droits, les publicains3, ne sont plus : ont-ils été ? leur patrie, leurs noms, sont-ils connus ? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? Que sont devenus ces importants personnages qui méprisaient Homère, qui ne songeaient dans la place qu’à l’éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son nom, qui ne daignaient pas l’associer4 à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n’était pas riche, et qui faisait un livre ? Que deviendront les Fauconnets 5 ? iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes, né Français et mort en Suède 6 ?

Du même fonds1 d’orgueil dont on s’élève fièrement au-dessus de ses inférieurs, l’on rampe vilement devant ceux qui sont au-dessus de soi. C’est le propre de ce vice, qui n’est fondé ni sur le mérite personnel ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser ceux qui ont moins que nous de cette espèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui excède la nôtre2.

L’incapable qui a de l’avenir

Que faire d’Hégésippe qui demande un emploi ? Le mettra-t-on dans les finances ou dans les troupes ? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l’intérêt seul qui en décide ; car il est aussi capable de manier de l’argent, ou de dresser des comptes, que de porter les armes. Il est propre à tout, disent ses amis, ce qui signifie qu’il n’a pas plus de talent pour une chose que pour une autre, ou, en d’autres termes, qu’il n’est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes, occupés d’eux seuls dans leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement, dans un âge plus avancé, qu’il leur suffit d’être inutiles ou dans l’indigence, afin que la république3 soit engagée à4les placer ou à les secourir ; et ils profitent rarement de cette leçon si importante : que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels5 par leurs études et par leur travail, que la république elle-même eût besoin de leur industrie6 et de leurs lumières ; qu’ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, et qu’elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l’embellir.

Nous devons travailler à nous rendre très-dignes de quelque emploi : le reste ne nous regarde point ; c’est l’affaire des autres.

Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres ; mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos ; pernicieuse pour les grands et qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves ; qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue, et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples1.

Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps1 sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s’appelât travailler.

Un homme de mérite, et qui est en place, n’est jamais incommode par sa vanité ; il s’étourdit moins du poste qu’il occupe, qu’il n’est humilié par un plus grand qu’il ne remplit pas, et dont il se croit digne : plus capable d’inquiétude que de fierté ou de mépris pour les autres, il ne pèse qu’à soi-même.

Philémon ou le fat

L’or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon : il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes : le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence : je loue donc le travail de l’ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d’œuvre ; la garde de son épée est un onyx2 ; il a au doigt un gros diamant qu’il fait briller aux yeux et qui est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l’on porte sur soi autant pour la vanité que pour l’usage ; et il ne se plaint3 non plus toute sorte de parure qu’un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m’inspirez enfin de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne1

Tu te trompes, Philémon, si, avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l’on t’en estime davantage. L’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger, pour pénétrer jusqu’à toi, qui n’es qu’un fat.

Ménippe

Ménippe est l’oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui. Il ne parle pas, il ne sent pas ; il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l’esprit des autres, qu’il y est le premier trompé, et qu’il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu’il n’est que l’écho de quelqu’un qu’il vient de quitter. C’est un homme qui est de mise un quart d’heure de suite, qui le moment d’après baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu’un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l’héroïque ; et, incapable de savoir jusqu’où l’on peut avoir de l’esprit, il croit naïvement que ce qu’il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir : aussi a-t-il l’air et le maintien de celui qui n’a rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soi-même, et il ne s’en cache pas ; ceux qui passent le voient2, et qu’il semble3 toujours prendre un parti, ou décider qu’une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c’est le jeter dans l’embarras de savoir s’il doit rendre le salut ou non ; et, pendant qu’il délibère, vous êtes déjà hors de portée. Sa vanité l’a fait honnête homme, l’a mis au-dessus de lui-même, l’a fait devenir ce qu’il n’était pas. L’on juge en le voyant qu’il n’est occupé que de sa personne ; qu’il sait que tout lui sied bien, et que sa parure est assortie ; qu’il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler1.

La vraie et la fausse grandeur

La fausse grandeur est farouche et inaccessible ; comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu’autant qu’il faut pour imposer et ne paraître point ce qu’elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire. Elle se laisse toucher et manier ; elle ne perd rien à être vue de près : plus on la connaît, plus on l’admire ; elle se courbe par bonté vers ses inférieurs et revient sans effort dans son naturel ; elle s’abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir ; elle rit, joue et badine, mais avec dignité. On l’approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très-grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits2.

Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même ; il tend à de si grandes choses, qu’il ne peut se borner à ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur. Il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur, et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ; mais les hommes ne l’accordent guère, et il s’en passe.

Le Grand Condé 1

Émile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditation et d’exercice. Il n’a eu dans ses premières années qu’à remplir2 des talents qui étaient naturels, et qu’à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu’il n’avait jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires ? Une vie accompagnée d’un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu’il avait achevées dès sa jeunesse3. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées ; et celles qui n’étaient pas, sa vertu4 et son étoile les ont fait naître : admirable même et par les choses qu’il a faites et par celles qu’il aurait pu faire. On l’a regardé comme un homme incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles ; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières5, et qui voyait encore où personne ne voyait plus ; comme celui qui, à la tête des légions, était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions ; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire : la levée d’un siège, une retraite, l’ont plus ennobli que ses triomphes ; l’on ne met qu’après les batailles gagnées et les villes prises ; qui était rempli de gloire et de modestie ; on lui a entendu dire : « Je fuyais », avec la même grâce qu’il disait : « Nous les battîmes » ; un homme dévoué à l’État, à sa famille, au chef de sa famille ; sincère pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s’il lui eût été moins propre et moins familier : un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus1.

Les enfants des dieux2, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature, et en sont comme l’exception : ils n’attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l’âge3. Ils naissent instruits4, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance.

Le souverain

Que de dons du ciel5 ne faut-il pas pour bien régner ! Une naissance auguste, un air d’empire et d’autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince6, et qui conserve le respect dans le courtisan ; une parfaite égalité d’humeur ; un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point1 : ne faire jamais ni menaces ni repròches ; ne point céder à la colère, et être toujours obéi ; l’esprit facile, insinuant ; le cœur ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très-propre à se faire des amis, des créatures et des alliés ; être secret toutefois, profond et impénétrable dans ses motifs et dans ses projets ; du sérieux et de la gravité dans le public ; de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils ; une manière de faire des grâces2 qui est comme un second bienfait ; le choix des personnes que l’on gratifie ; le discernement des esprits, des talents et des complexions3, pour la distribution des postes et des emplois ; le choix des généraux et des ministres ; un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l’on connaît le meilleur parti et le plus juste ; un esprit de droiture et d’équité qui fait qu’on le suit jusqu’à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis ; une mémoire heureuse et très-présente qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes ; une vaste capacité qui s’étende non-seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d’État, aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles ; mais qui sache aussi se renfermer au dedans, et comme dans les détails4 de tout un royaume ; qui en bannisse un culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté, s’il s’y rencontre ; qui abolisse des usages cruels et impies5, s’ils y règnent ; qui réforme les lois et les coutumes6, si elles étaient remplies d’abus ; qui donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d’une exacte police, plus d’éclat et plus de majesté par des édifices somptueux ; punir sévèrement les vices scandaleux ; donner, par son autorité et par son exemple, du crédit à la piété et à la vertu ; protéger l’Église, ses ministres, ses droits, ses libertés1 ; ménager ses peuples comme ses enfants2 ; être toujours occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers, et tels qu’ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir ; de grands talents pour la guerre ; être vigilant, appliqué, laborieux ; avoir des armées nombreuses, les commander en personne ; être froid dans le péril3, ne ménager sa vie que pour le bien de son État, aimer le bien de son État et sa gloire plus que sa vie ; une puissance très-absolue, qui ne laisse point d’occasion aux brigues, à l’intrigue et à la cabale ; qui ôte cette distance infinie4 qui est quelquefois entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également ; une étendue de connaissances qui fait que le prince voit tout par ses yeux, qu’il agit immédiatement par lui-même, que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres ; une profonde sagesse qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire, qui sait faire la paix, qui sait la rompre, qui sait quelquefois, et selon les divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir ; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusqu’où l’on doit conquérir ; au milieu d’ennemis couverts ou déclarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles ; cultiver les arts et les sciences, former et exécuter des projets d’édifices surprenants ; un génie enfin supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers ; qui fait d’une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille unie parfaitement sous un même chef, dont l’union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde. Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l’idée du souverain. Il est vrai qu’il est rare de les voir réunies dans un même sujet ; il faut que trop de choses concourent à la fois, l’esprit, le cœur, les dehors, le tempérament1 ; et il me paraît qu’un monarque qui les rassemble toutes en sa personne est bien digne du nom de grand.

Le courtisan

N’espérez plus de candeur, de franchise, d’équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté, dans un homme qui s’est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens ? Il ne nomme plus chaque chose par son nom ; il n’y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d’impertinents. Celui dont il lui échapperait de dire ce qu’il en pense est celui-là même qui, venant à le savoir, l’empêcherait de cheminer 2. Pensant mal de tout le monde, il n’en dit de personne ; ne voulant du bien qu’à lui seul, il veut persuader qu’il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins lui soit3 contraire. Non content de n’être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit ; la vérité blesse son oreille ; il est froid et indifférent sur les observations que l’on lui fait sur la cour et sur le courtisan ; et parce qu’il les a entendues, il s’en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue et des distractions fréquentes : il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges pour ce qu’a fait ou ce qu’a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique1 ; il a des formules de compliments différents pour l’entrée et pour la sortie à l’égard de ceux qu’il visite ou dont il est visité ; et il n’y a personne de ceux qui se payent de mines et de façons de parler qui ne sorte d’avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures : il est médiateur, confident, entremetteur ; il veut gouverner ; il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour ; il sait où il faut se placer pour être vu ; il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires ; et, pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou, s’il survient quelqu’un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance ; il pleure d’un œil, et il rit de l’autre. Se formant quelquefois sur le ministre ou sur le favori2, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la gelée ; il se tait au contraire, et fait le mystérieux sur ce qu’il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu’il ne sait point3.

La foi

Si ma religion était fausse, je l’avoue, voilà le piége le mieux dressé qu’il soit possible d’imaginer ; il était inévitable de ne pas donner tout au travers et de n’y être pas pris : quelle majesté, quel éclat des mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur, quelle innocence de vertu ! quelle force invincible et accablante des témoingnages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d’une même vérité soutient dans l’exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice ! Prenez l’histoire, ouvrez, remontez jusques au commencement du monde, jusques à la veille de sa naissance : y a-t-il eu rien de semblable dans tous les temps ? Dieu même pouvait-il jamais mieux rencontrer pour me séduire ? par où échapper ? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche ? S’il faut périr, c’est par là que je veux périr ; il m’est plus doux de nier Dieu que de l’accorder1 avec une tromperie si spécieuse et si entière : mais je l’ai approfondi, je ne puis être athée ; je suis donc ramené et entraîné par ma religion, c’en est fait.

Zénobie ou la vanité de la magnificence

Ni les troubles, Zénobie 2, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence : vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un superbe édifice ; l’air y est sain et tempéré, la situation en est riante ; un bois sacré l’ombrage du côté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choisir une plus belle demeure ; la campagne autour est couverte d’hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient du bois du Liban, l’airain et le porphyre ; les grues3 et les machines gémissent dans l’air, et font espérer à ceux qui voyagent vers l’Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez le porter, avant de l’habiter vous et les princes vos enfants. N’y épargnez rien, grande reine : employez-y l’or et tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison pour l’embellir, et la rendre plus digne de lui et de sa fortune1.

Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux vous enchantent, et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède : il n’est plus, il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous ; il n’y a jamais eu un jour serein, ni une nuit tranquille ; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit : ses créanciers l’en ont chassé ; il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort de saisissement.

L’homme en place

Vient-on de placer quelqu’un dans un nouveau poste, c’est un débordement de louanges2 en sa faveur qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l’escalier, les salles, la galerie, tout l’appartement : on en a au-dessus des yeux ; on n’y tient pas. Il n’y a pas deux voix différentes sur ce personnage ; l’envie, la jalousie, parlent comme l’adulation : tous se laissent entraîner au torrent qui les porte, qui les force de dire d’un homme ce qu’ils en pensent ou ce qu’ils n’en pensent pas, comme de louer souvent celui qu’ils ne connaissent point. L’homme d’esprit, de mérite, ou de valeur, devient en un instant un génie de premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l’on fait de lui, qu’il paraît difforme près de ses portraits ; il lui est impossible d’arriver jamais jusqu’où la bassesse et la complaisance viennent de le porter ; il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans le poste où on l’avait mis, tout le monde passe facilement à un autre avis ; en est-il entièrement déchu, les machines qui l’avaient guindé si haut, par l’applaudissement et les éloges, sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris ; je veux dire qu’il n’y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s’étaient comme dévoués à la fureur1 d’en dire du bien2.

Aux curieux

L’on court les malheureux pour les envisager, l’on se range en haie, ou l’on se place aux fenêtres, pour observer les traits et la contenance d’un homme qui est condamné, et qui sait qu’il va mourir : vaine, maligne, inhumaine curiosité1. Si les hommes étaient sages, la place publique serait abandonnée, et il serait établi qu’il y aurait de l’ignominie seulement à voir de tels spectacles. Si vous êtes si touchés de curiosité, exercez-la du moins en un sujet noble : voyez un heureux, contemplez-le dans le jour même où il a été nommé à un nouveau poste, et qu’il en reçoit les compliments ; lisez dans ses yeux, et au travers d’un calme étudié et d’une feinte modestie, combien il est content et pénétré de soi-même ; voyez quelle sérénité cet accomplissement de ses désirs répand dans son cœur et sur son visage ; comme il ne songe plus qu’à vivre et à avoir de la santé ; comme ensuite sa joie lui échappe, et ne peut plus se dissimuler ; comme il plie sous le poids de son bonheur ; quel air froid et sérieux il conserve pour ceux qui ne sont plus ses égaux ; il ne leur répond pas, il ne les voit pas : les embrassements et les caresses des grands, qu’il ne voit plus de si loin, achèvent de lui nuire2 : il se déconcerte, il s’étourdit ; c’est une courte aliénation3.

Un homme qui vient d’être placé ne se sert plus de sa raison et de son esprit pour régler sa conduite et ses dehors à l’égard des autres ; il emprunte sa règle de son poste et de son état : de là l’oubli, la fierté, l’arrogance, la dureté, l’ingratitude.