Guizot
Né en 1787.
[Notice]
Voici comment M. Augustin Thierry juge l’œuvre historique de M. Guizot : « C’est le
plus vaste monument qui ait été exécuté sur les origines, le fonds et la suite de l’Histoire
de France. L’ensemble en est imposant. Ses travaux sont devenus le fondement le plus solide,
le plus fidèle miroir de la science moderne, dans ce qu’elle a de certain et d’invariable.
Avant lui, Montesquieu seul excepté, il n’y avait eu que des systèmes. C’est de lui que date
l’ère de la science proprement dite. »
Le goût des spéculations générales, la
profondeur et la gravité des maximes, des vues supérieures, des leçons éloquentes sur la part
qui revient à chacun dans la bonne ou la mauvaise fortune des sociétés, l’art magistral de
classer les idées, de les faire manœuvrer avec puissance et précision, l’autorité qui domine
un sujet et juge de haut toutes les questions : tels sont les mérites éminents de ce grand
esprit qui aborda l’histoire en homme d’État, prédestiné aux luttes et aux triomphes de la
parole. Son style, « poli et aiguisé sur le marbre de la tribune »
, a les
qualités ardentes et fortes que l’orateur confère et communique à l’écrivain. C’est un de ces
penseurs qui laissent une trace ineffaçable.
Washington
Jamais peut-être l’attente obscure, et la confiance prématurée dans la destinée, n’a été plus naturelle que pour Washington ; car jamais homme n’a paru, n’a été réellement, dès sa jeunesse et dans ses premières▶ actions, mieux approprié à son avenir et à la cause qu’il devait faire triompher.
Il était planteur de famille et de goût, et voué à ces intérêts, à ces habitudes, à cette vie agricole qui faisaient la vigueur de la société américaine.
Les voyages, la chasse, l’exploration des terres lointaines, les relations amicales ou hostiles avec les Indiens des frontières, furent les plaisirs de sa jeunesse. Son tempérament actif et hardi se complaisait dans les aventures et les périls que suscite à l’homme la nature grande et sauvage. Il avait la force de corps, la persévérance et la présence d’esprit qui en font triompher1.
Mais sa jeune ardeur, en même temps sérieuse et sereine, eut l’autorité de l’âge mûr. Dès le premier jour, il aimait dans la guerre, bien plus que le plaisir du combat, ce grand emploi de l’intelligence et de la volonté armées de la force pour un beau dessein, ce mélange puissant d’action humaine et de fortune, qui saisit et transporte les âmes les plus hautes comme les plus simples. Né dans les premiers rangs de la société coloniale, élevé dans les écoles publiques, au milieu de ses compatriotes, il arrivait naturellement à leur tête ; car il était à la fois leur supérieur et leur pareil, formé aux mêmes études, habile aux mêmes exercices, étranger, comme eux, à toute instruction élégante, à toute prétention savante, ne demandant rien pour lui-même, et ne déployant que pour le service public cet ascendant qu’un esprit pénétrant et sensé, un caractère énergique et calme assurent toujours dans une situation désintéressée.
En 1754, il entre à peine dans la société et dans la carrière des armes. C’est un officier de vingt-deux ans qui conduit des bataillons de milice ou correspond avec le représentant du roi d’Angleterre. Ni l’une ni l’autre relation ne l’embarrasse. Il aime ses compagnons ; il respecte le roi et le gouverneur ; mais ni l’affection ni le respect n’altèrent l’indépendance de son jugement et de sa conduite ; il sait, il voit, avec un admirable instinct d’action et de commandement, par quels moyens, à quelles conditions on peut réussir dans ce qu’il entreprend pour le compte du roi et du pays. Et ces conditions, ces moyens, il les demande, il les impose : à ses soldats, s’il s’agit de discipline, d’exactitude et d’activité dans le service ; au gouverneur, si la question porte sur la solde des troupes, sur les approvisionnements, sur le choix des officiers. Partout, soit que ses idées et ses paroles montent vers le supérieur auquel il rend compte, ou descendent sur les subordonnés qui lui obéissent, elles sont également nettes, pratiques, décisives, également empreintes de cet empire que donnent la vérité et la nécessité à l’homme qui se présente en leur nom.
Washington est, dès cette époque, l’Américain éminent, le représentant fidèle et supérieur de son pays, l’homme qui le comprendra et le servira le mieux, soit qu’il s’agisse de traiter ou de combattre pour lui, de le défendre ou de le gouverner1.
Pourtant Washington n’avait point ces qualités brillantes, extraordinaires, qui frappent, au ◀premier▶ aspect, l’imagination humaine. Ce n’était point un de ces génies ardents, pressés d’éclater, entraînés par la grandeur de leur pensée ou de leur passion, et qui répandent autour d’eux les richesses de leur nature, avant même qu’au dehors aucune occasion, aucune nécessité en sollicite l’emploi. Étranger à toute agitation intérieure, à toute ambition spontanée et superbe, Washington n’allait point au devant des choses, n’aspirait point à l’admiration des hommes. Cet esprit si ferme, ce cœur si haut était profondément calme et modeste. Capable de s’élever au niveau des plus grandes destinées, il eût pu s’ignorer lui-même sans en souffrir, et trouver dans la culture de ses terres la satisfaction de ces facultés puissantes qui devaient suffire au commandement des armées et à la fondation d’un gouvernement.
Mais quand l’occasion s’offrit, quand la nécessité arriva, sans effort de sa part, sans surprise de la part des autres, ou plutôt, comme on vient de le voir, selon leur attente, le sage planteur fut un grand homme. Il avait à un degré supérieur les deux qualités qui, dans la vie active, rendent l’homme capable des grandes choses. Il savait croire fermement à sa propre pensée, et agir résolûment selon ce qu’il pensait, sans craindre la responsabilité.
C’est surtout la faiblesse des convictions qui fait celle des conduites ; car l’homme agit bien plus en vertu de ce qu’il pense que par tout autre mobile. Dès que la querelle s’éleva, Washington fut convaincu que la cause de son pays était juste, et qu’à une cause si juste, dans un pays déjà si grand, le succès ne pouvait manquer. Pour conquérir l’indépendance par la guerre, il fallut neuf ans ; pour fonder le gouvernement par la politique, dix ans. Les obstacles, les revers, les inimitiés, les trahisons, les erreurs et les langueurs publiques, les dégoûts personnels abondèrent, ainsi qu’il arrive, sous les pas de Washington, dans cette longue carrière. Mais pas un moment sa foi et son espérance ne furent ébranlées1.
La même énergie de conviction, la même fidélité à son propre jugement, qu’il portait dans l’appréciation générale des choses, l’accompagnaient dans la pratique des affaires. Esprit admirablement libre, plutôt à force de justesse que par richesse et flexibilité, il ne recevait ses idées de personne, ne les adoptait en vertu d’aucun préjugé, mais en toute occasion, les formait lui-même, par la vue simple ou l’étude attentive des faits, sans aucune entremise ni influence, toujours en rapport direct et personnel avec la réalité.
Aussi, quand il avait observé, réfléchi et arrêté son idée, rien ne le troublait ; il ne se laissait point jeter ou entretenir, par les idées d’autrui, ni par le désir de l’approbation, ni par la crainte de la contradiction, dans un état de doute et de fluctuation continuelle. Il avait foi en Dieu et en lui-même1.
C’est qu’il joignait, à cet esprit indépendant et ferme, un grand cœur, toujours prêt à
agir selon sa pensée, en acceptant la responsabilité de son action : « Ce que j’admire
dans Christophe Colomb, dit Turgot, ce n’est pas d’avoir découvert
le nouveau monde, mais d’être parti pour le chercher sur la foi d’une idée. »
Que
l’occasion fût grande ou petite, les conséquences prochaines ou éloignées, Washington,
convaincu, n’hésitait jamais à se porter en avant, sur la foi de sa conviction. On eût dit, à
sa résolution nette et tranquille, que c’était pour lui une chose naturelle de décider des
affaires et d’en répondre : signe assuré d’un génie né pour gouverner ; puissance admirable
quand elle s’unit à un désintéressement consciencieux.
Entre les grands hommes, s’il en est qui ont brillé d’un éclat plus éblouissant, nul n’a été soumis à une plus complète épreuve : dans la guerre et dans le gouvernement, résister, au nom de la liberté et au nom du pouvoir, au roi et au peuple ; commencer une révolution et la finir2.
Condamnation de Strafford 3
Ce n’est pas tout qu’une condamnation soit juste, il faut être juste envers le condamné. Il monte sur l’échafaud, il y meurt, justement, je le veux : Est-ce fini ? Non : l’histoire est là qui a aussi à le juger, et la justice de l’échafaud n’est pas celle de l’histoire1. Incurable paresse de l’esprit humain, qui veut toujours se croire au terme et s’y reposer ! Il écrit des lois pour prévoir et punir les crimes, et quand il les a écrites, il s’y confie, il promet de s’y assujettir. Un coupable survient dont les crimes ont échappé à la prévoyance et ne tombent point sous l’atteinte des lois. La conscience humaine s’étonne, hésite ; puis enfin elle fait un effort ; elle va reconnaître et saisir le crime hors de la sphère légale. Là elle s’arrête, elle triomphe, elle est fière de son audace ; et parce qu’elle a su s’élever au-dessus de ce qu’elle avait écrit, parce qu’elle a considéré et jugé une action en elle-même, indépendamment des définitions de la science, elle se tient pour satisfaite et en possession de la vérité ; elle se hâte d’appliquer à l’homme tout entier le jugement qu’elle a porté sur l’action ; et déjà lasse d’un travail inattendu, elle ne veut voir en lui que l’auteur du crime qu’elle a eu tant de peine à saisir.
Vaine prétention ! Rien n’est dit, rien n’est jugé ; il faut recommencer ; il faut aller au delà du crime comme il a fallu aller au delà de la loi ; il faut étudier l’homme lui-même, tout l’homme ; il est bien plus vaste, bien plus complexe que son action ; en lui se rencontrent je ne sais combien de dispositions, de facultés, d’idées, de sentiments dont elle ne donne pas la clef, qui n’en font pas moins partie de sa nature morale, et qu’il faut bien connaître, dont il faut bien tenir compte si on veut le juger d’après ce qu’il est réellement, et prononcer sur son caractère, sur sa personne, sur lui-même enfin avec équité. Il est vrai, Strafford, qui n’était pas coupable de trahison selon la loi, en était coupable selon la morale ; et pourtant Strafford était bien autre chose qu’un traître et un coupable. Comme il y avait dans sa conduite des crimes que les lois n’atteignent point, de même il y avait dans son caractère des qualités que n’atteignent point ses crimes. Fier et passionné, il s’égara sans jamais s’abaisser ; infidèle à la cause de son pays, il se dévoua sans réserve, quel que fût le péril, à la cause de son maître ; ambitieux, capricieux, déréglé, il savait pourtant aimer, estimer, résister et servir le roi contre la cour, et tout en poussant avec ardeur sa fortune, braver de puissantes défaveurs. Sans doute, il portait sur les droits et les intérêts de l’Angleterre un jugement bien moins pur, bien moins juste que Falkland et Hampden1 ; cependant il ne faut pas croire que tout fût erreur dans sa pensée politique : bien des choses, et de très-importantes, le frappaient, qui échappaient à ses rivaux ; il connaissait des besoins publics, des conditions de liberté publique dont Hollis et Pym2 avaient tort de ne point tenir compte ; il prévoyait, au train de la révolution, mille conséquences dont ils ne voulaient pas plus que lui, mais qu’ils ne savaient point démêler.
Enfin c’était non-seulement un esprit supérieur, mais une âme élevée, en proie, il est vrai, au tumulte des passions mondaines, dépourvue de moralité patriotique, et pourtant capable de conviction, d’affection, de désintéressement. Je comprends que Hampden l’ait condamné ; je ne comprends pas que l’histoire, en le chargeant de ce qui fit sa ruine, ne prenne pas plaisir à lui rendre ce qui faisait sa grandeur ; et pour mon compte, je suis sûr qu’en assistant à sa glorieuse défense, à son tranquille départ pour l’échafaud, en le voyant ne baisser la tête que pour recevoir sur son passage la bénédiction d’un vieil ami de prison, j’aurais senti le besoin de lui tendre la main, de serrer la sienne, et, au dernier moment, de sympathiser avec ce grand cœur.
Mirabeau
Ne me demandez pas ce que fut Mirabeau selon les maximes de la morale1, mais ce qu’il fit et quelle puissance il exerça sur les autres hommes. Si nous consultons les mémoires du temps, si dans ses paroles à demi figées sur le papier nous cherchons à reconnaître l’inspiration primitive, nous voyons un homme audacieux par le caractère autant que par le génie ; attaquant avec véhémence, lorsqu’il aurait eu peine à se défendre ; faisant passer les mépris qu’on lui avait d’abord montrés pour le premier des préjugés qu’il veut détruire ; y réussissant à force de hardiesse et de talent, et ressaisissant par l’éloquence l’ascendant sur les passions qu’il cesse de flatter.
Ces dons naturels, cette voix tonnante, cette action, tout cela était enseveli dans les livres des rhéteurs ; mais tout cela était ressuscité par Mirabeau. Cet homme était né orateur ; sa tête énorme, grossie par son énorme chevelure ; sa voix âpre et dure, longtemps traînante avant d’éclater ; son débit d’abord lourd, embarrassé, tout, jusqu’à ses défauts, impose et subjugue. Il commence par de lentes et graves paroles, qui excitent une attention mêlée d’anxiété ; lui-même il attend sa colère ; mais qu’un mot échappe du sein de la tumultueuse assemblée, ou qu’il s’impatiente de sa propre lenteur, tout hors de lui, l’orateur s’élève2. Ses paroles jaillissent énergiques et nouvelles ; son improvisation devient pure et correcte, en restant véhémente, hardie, singulière ; il méprise, il insulte, il menace ; une sorte d’impunité est acquise à ses paroles comme à ses actions ; il refuse les duels avec insolence, et fait taire les factions du haut de la tribune1.
Conseils à la jeunesse 2
Au milieu des agitations publiques, vous avez vécu tranquilles et studieux, renfermant dans l’enceinte de nos écoles vos pensées comme vos travaux, uniquement occupés de vous former à l’intelligence et au goût du beau et du vrai.
Je vous en félicite et je vous en loue. Le monde vous appartiendra un jour ; mais gardez-vous de vous associer, avant le temps, à ses intérêts et à ses passions. Votre âme s’énerverait, votre esprit s’abaisserait dans ce contact prématuré. Vous vivez, au sein de nos écoles, dans une région élevée et sereine, où l’élite seule de l’humanité vous entoure et vous parle. Le temps présent est toujours chargé des misères de notre nature ; le passé nous transmet surtout ce qu’elle a de noble et de fort, car c’est ce qui résiste à l’épreuve des siècles. Les idées hautes, les actions mémorables, les chefs-d’œuvre, les grands hommes, c’est là votre société familière. Vivez, vivez longtemps au milieu d’elle ; consacrez-lui avec affection cette ardeur que n’altèrent point encore les intérêts agités de la vie. Ainsi, vous vous préparez à la mission sociale qui vous attend.
Mission difficile, qui veut des esprits fiers et modestes, sentant leur dignité et n’ignorant pas leur faiblesse. Nous avons vécu dans des temps pleins à la fois de passion et d’incertitude, qui ont exalté et confondu sans mesure l’ambition humaine, où l’âme de l’homme a été troublée aussi profondément que la société. Nous en sommes sortis travaillés de maladies contraires, enivrés d’orgueil et vaincus par le doute, offrant tour à tour le spectacle de l’emportement des désirs et de la mollesse de la volonté. Ce sera votre tâche de lutter contre ce double mal, de retrouver pour vous-mêmes et de répandre autour de vous des convictions fermes avec des désirs modérés, de la tempérance et de l’énergie. Il faudra que la société apprenne de vous à régler ses prétentions sans abandonner ses généreuses espérances. Vous aurez à contenir et à relever en même temps l’esprit humain, encore superbe et pourtant abattu.
J’espère, Messieurs, qu’il vous sera donné de faire à notre chère patrie ce bien immense. Mais, pour vous en rendre dignes et capables, écartez de votre pensée les préoccupations étrangères ; concentrez vos forces sur l’étude profonde et désintéressée. L’étude poursuivie avec sincérité élève et purifie le cœur, en même temps qu’elle enrichit et arme l’esprit pour toutes les carrières de la vie. L’étude donne à l’enfance même ces habitudes sérieuses qui feront, dans l’âge viril, la dignité et la puissance.
La sérénité
Je serais surpris, Monsieur, si le cours des années, et les enseignements de la vie ne produisaient pas sur vous le même effet que j’en ai éprouvé. Plus j’ai pénétré dans l’intelligence et dans l’expérience des choses, des hommes et de moi-même, plus j’ai senti en même temps mes convictions générales s’affermir et mes impressions personnelles se calmer et s’adoucir. L’équité, je ne veux pas dire la tolérance, envers la foi religieuse ou politique des autres, est venue prendre place et grandir à côté de ma tranquillité dans ma propre foi. C’est la jeunesse, ce sont ses ignorances naturelles et ses préoccupations passionnées qui nous rendent exclusifs et âpres dans nos jugements sur autrui. À mesure que je me détache de moi-même et que le temps m’emporte loin de nos combats, j’entre sans effort dans une appréciation sereine et douce des idées et des sentiments qui ne sont pas les miens. Vous le savez, Monsieur, il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père, a dit Notre Seigneur Jésus-Christ ; il y a aussi plusieurs routes ici-bas pour les gens de bien, à travers les difficultés et les obscurités de la vie, et ils peuvent se réunir au terme sans s’être vus au départ ni rencontrés en chemin1.