(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Sainte-Beuve 1804-1870 » pp. 291-295
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Sainte-Beuve 1804-1870 » pp. 291-295

Sainte-Beuve
1804-1870

[Notice]

M. Sainte-Beuve est avant tout un peintre de portraits. Une merveilleuse sagacité psychologique assure à sa critique l’intérêt impérissable qui s’attache à toutes les œuvres où l’homme apprend à se connaître. Nul ne s’insinue avec plus d’adresse dans l’intimité des consciences. On dirait qu’il a été le contemporain, l’ami des personnages, dont il analyse les sentiments. Il leur dérobe leur secret par mille aveux involontaires qui ressemblent à une confidence, et parfois à une confession.

Savoir lire, voilà son art inimitable. Comme il l’a dit, il puise dans l’écritoire de chaque écrivain l’encre dont il se sert pour parler de lui. Ses œuvres sont une encyclopédie qui embrasse la philosophie, la politique, l’histoire, la poésie, l’éloquence et les arts, l’antiquité et les temps modernes, la littérature étrangère et contemporaine, en un mot toutes les formes de l’esprit humain, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Ses Causeries du lundi eussent fait les délices de l’épicurien Montaigne, et seraient devenues son Plutarque français.

Les points de vue littéraires

Quand vous voulez faire en Suisse l’ascension du Rhigi2 ou de toute autre montagne, un guide vous conduit au meilleur endroit, un peu avant l’aurore, s’y place à côté de vous ; et l’on voit tout à coup le soleil se lever à l’horizon, et sa vive lumière développer elle-même par degrés l’immense paysage, dont le guide alors vous indique les hauts sommets et vous dénombre tous les noms. Il faut aussi montrer un auteur en place dans son siècle, et mettre son lecteur au point de vue qui l’éclaire. Ce mode de commentaire, appliqué à la littérature, suppose tout un art qui se dérobe, et n’est au-dessous d’aucune science, ni d’aucune supériorité critique, si élevée et si distinguée qu’elle soit ; car il ne s’agit pas ici simplement de se faire petit avec les petits, il faut arriver à inoculer une sorte de délicatesse dans le bon sens, et dégager dans chacun ce je ne sais quoi qui ne demande pas mieux que d’admirer, mais qui n’a pas encore trouvé son objet1.

(Causeries du lundi, Ed. Garnier.)

Heureux les simples de cœur

M. Sainte-Beuve a l’esprit hospitalier pour tous les sentiments. Il n’en est aucun qu’il ne puisse comprendre.

Heureux celui qui d’un cœur humble reconnaît dans la nature un auteur visible, se manifestant par tous les signes ; qui croit l’entendre dans le tonnerre et dans l’orage ; qui le bénit dans la rosée du matin et dans la pluie du printemps ; qui l’admire et l’adore dans la splendeur du soleil, ou dans les magnificences d’une belle nuit ! Heureux qui l’invoque et le prie à chaque accident de la saison, qui compte sur lui seul comme aux jours de la manne dans le désert, qui suit en fidèle ému, entre deux haies en fleur, la procession d’une Fête-Dieu champêtre, ou qui prend part avec foi et ferveur, le long des blés courbés ou desséchés, aux cantiques d’alarme et aux pieux circuits des Rogations extraordinaires, qui sait le chemin menant à la statue de la Vierge dressée au sommet du rocher, ou logée au cœur du chêne antique que hantaient jadis les fées, qui ne méprise pas le saint du lieu et le miracle d’hier qu’on en raconte ! Ces croyances et coutumes sont innocentes et charmantes.

Les amitiés littéraires

Aimer Molière, c’est avoir une garantie en soi contre bien des défauts, bien des travers et des vices d’esprit ; c’est n’être disposé à goûter ni le faux bel-esprit, ni la science pédante ; c’est savoir reconnaître à première vue nos Trissotins et nos Vadius1 jusque sous leurs airs galants et rajeunis ; c’est ne pas se laisser prendre aujourd’hui plus qu’autrefois à l’éternelle Philaminte, cette précieuse de tous les temps, dont la forme seule change, et dont le plumage se renouvelle sans cesse ; c’est aimer la santé et le droit sens de l’esprit, chez les autres comme pour soi.

Aimer et préférer ouvertement Corneille, c’est sans doute une belle chose, et sans aucun doute bien légitime ; c’est vouloir habiter et marquer son rang dans le monde des grandes âmes : et pourtant n’est-ce pas risquer, avec la grandeur et le sublime, d’aimer un peu la fausse gloire, jusqu’à ne pas détester l’enflure et l’emphase, un air d’héroïsme à tout propos ? Celui qui aime passionnément Corneille peut n’être pas ennemi d’un peu de jactance2.

Aimer, au contraire, et préférer Racine, ah ! c’est sans doute aimer avant tout l’élégance, la grâce, le naturel, la vérité, la sensibilité, une passion touchante et charmante ; mais n’est-ce pas cependant aussi, sous ce type unique de perfection, laisser s’introduire dans son goût et dans son esprit de certaines beautés convenues et trop adoucies, de certaines mollesses et langueurs trop chères, de certaines délicatesses excessives, exclusives ? Enfin, tant aimer Racine, c’est risquer d’avoir trop, ce qu’on appelle en France le goût, et qui rend si dégoûté3.

Aimer Boileau… mais non, on n’aime pas Boileau4 ; on l’estime, on le respecte ; on admire sa probité, sa raison, par instants sa verve ; et, si l’on est tenté de l’aimer, c’est uniquement pour cette équité souveraine qui lui a fait rendre une si ferme justice aux grands poëtes ses contemporains, et en particulier à celui qu’il proclame le premier de tous, à Molière.

Aimer La Fontaine, c’est presque la même chose qu’aimer Molière ; c’est aimer la nature, toute la nature, la peinture naïve de l’humanité, une représentation de la grande comédie aux cent actes divers1, se déroulant, se découpant à nos yeux en mille petites scènes, avec des grâces et des nonchalances qui vont si bien au bonhomme, avec des faiblesses aussi et des laisser-aller2 qui ne se rencontrent jamais dans le simple et mâle génie, le maître des maîtres. Mais pourquoi les distinguer ? La Fontaine et Molière, on ne les sépare pas ; on les aime ensemble.

Les funérailles d’un sceptique et d’un croyant

Après avoir raconté les funérailles de M. de Sacy3, je me demande ce que seraient à nos yeux celles de Montaigne4 ; je me représente même ce convoi idéal5 et comme perpétuel, que la postérité lui fait incessamment. Osons marquer les différences ; car toute la morale aboutit là.

Montaigne est mort : on met son livre sur son cercueil ; le théologal Charron6 et mademoiselle de Gournay7, celle-ci, sa fille d’alliance, en guise de pleureuse solennelle, sont les plus proches qui l’accompagnent, qui mènent le deuil, ou portent les coins du drap, si vous voulez. Bayle8 et Naudé, à titre de sceptiques officiels, leur sont adjoints. Suivent les autres qui plus ou moins s’y rattachent, qui profitèrent en le lisant, et y goûtèrent un quart d’heure de plaisir ; ceux qu’il a guéris un moment du solitaire ennui, ceux qu’il a fait penser en les faisant douter ; La Fontaine, madame de Sévigné comme cousine et voisine ; plusieurs, entre lesquels La Bruyère, Montesquieu et Jean-Jacques, qu’il a piqués d’émulation, et qui l’ont imité avec honneur ; — Voltaire, à part, au milieu ; — beaucoup d’autres dans l’intervalle, pêle-mêle, Saint-Évremond1, Chaulieu2, Garat3… j’allais nommer nos contemporains.

Quelles funérailles ! S’en peut-il humainement de plus glorieuses, de plus enviables au moi 4 ? Mais qu’y fait-on ? A part mademoiselle de Gournay qui y pleure tout haut, par cérémonie5, on y cause ; on y cause du défunt et de ses qualités aimables, et de sa philosophie qui est tant de fois en jeu dans la vie ; on y cause de soi6. On récapitule les ressemblances7 communes : « Il a toujours pensé comme moi des matrones inconsolables », se dit La Fontaine. — « Et comme moi des médecins assassins », s’entre-disent à la fois Le Sage et Molière. — Ainsi8 fait un chacun. Personne n’oublie sa dette ; chaque pensée rend son écho. Et ce moi 9 humain du défunt qui jouirait tant s’il entendait, où est-il ? car c’est là toute la question. Est-il ? et s’il est, dans quelles conditions vit-il encore ? Quelle comédie jouent donc tous ces gens, qui la plupart furent illustres, et passèrent pour raisonnables ? Qui mènent-ils, et où le mènent-ils ? où est la bénédiction ? où est la prière ? Je le crains ; Pascal10 seul, s’il est du cortége, a prié.

Mais M. de Sacy, comment meurt-il ? Vous le savez11 ; nous avons suivi son cercueil de Pomponne à Paris, de Saint-Jacques du Haut-Pas à Port-Royal des Champs, par les neiges et les glaces. Nous avons ouvert le cercueil avec Fontaine12 ; nous avons revu son visage non altéré ; une centaine de religieuses, plus brillantes de charité que les cierges qu’elles portaient dans leurs mains1, l’ont regardé, ce visage d’un père, à travers leurs pleurs ; les principales, en le descendant à la fosse, lui ont donné de saints baisers, et toutes ont chanté jusqu’à la fin la prière qui crie grâce pour les plus irrépréhensibles ; et puis, les jours suivants, dans le mois, dans l’année, les voilà qui se mettent à mourir, et les messieurs aussi2 ; ils meurent coup sur coup, frappés au cœur par cette mort de M. de Sacy, joyeux de le suivre, certains de le rejoindre, oui certains, grâce à l’humble et tremblant espoir du chrétien, et redisant volontiers, comme lui, d’une foi brûlante et soupirante : « O bienheureux purgatoire3 ! » — Et ceux qui survivent se sentent redoubler de charité envers les hommes, et de piété envers Dieu, à son souvenir.

Or, s’il y a une vérité, si la vie aboutit4, lequel de ces deux hommes a le plus fait ? A l’heure où tout se juge5, lequel sera trouvé moins léger ?