(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) «  Chapitre XXIV. des figures. — figures par rapprochement d’idées opposées  » pp. 339-352
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) «  Chapitre XXIV. des figures. — figures par rapprochement d’idées opposées  » pp. 339-352

Chapitre XXIV.

des figures. — figures par rapprochement d’idées opposées

Observez ici comme tout se lie dans l’esprit humain. Par la comparaison et toutes les figures qui s’y rattachent, nous nous plaisions à rapprocher deux idées homogènes, et cette homogénéité arrivait graduellement à ce point que la catachrèse finissait par les confondre en une seule. Puis, par l’hyperbole et la litote nous rapprochions deux idées toujours semblables, mais dont l’une était plus grande ou plus petite que l’autre. Enfin nous voici parvenus à rapprocher deux idées contraires. L’antiphrase nous mène à l’antithèse, et nous trouvons autant de charmes dans l’opposition que dans la similitude, dans l’antithèse que dans la métaphore, parce que, des deux parts, la rhétorique ne fait que constater les lois universelles de la nature.

« Les couleurs vives d’une draperie, dit Condillac, donnent de l’éclat à un beau teint, les couleurs sombres lui en donnent encore. Quand il ne s’embellit pas en dérobant des nuances aux objets qui l’approchent, il s’embellit par le contraste. » Voilà une image sensible des comparaisons et des antithèses.

L’antithèse n’est donc que le rapprochement des contrastes, comme la comparaison est le rapprochement des semblables. L’antithèse, si fréquente dans la nature, ne peut manquer de l’être dans le discours.

Deux vérités opposées s’éclairent en se rapprochant, comme deux couleurs opposées se font ressortir l’une l’autre ; exemples : La jeunesse vit d’espérance, la vieillesse de souvenir ; — ce ne sont pas les places qui honorent les hommes, mais les hommes qui honorent les places. — Pourquoi la forme de la phrase ne chercherait-elle pas à exprimer un contraste que comporte si bien le fond de l’idée ?

Quand Florus compare la Rome des empereurs à cette Rome naissante qui portait ses vœux au Capitole pour la conquête de Tibur et de Préneste, devenus depuis les maisons de plaisance du peuple-roi ; quand Auguste demande aux jeunes gens d’écouter un vieillard que les vieillards écoutaient lorsqu’il était jeune, audite, jurenes, senem quem juvenem senes audiere ; quand Bossuet rappelle l’Océan traversé tant de fois par la reine d’Angleterre dans des fortunes si diverses, l’opposition dans les faits amène nécessairement l’antithèse dans les mots.

Combien de fois n’est-il pas arrivé que deux sentiments contraires se partagent notre âme, que deux opinions, deux points de vue différents divisent des individus ou une assemblée entière ? L’antithèse naît ici d’elle-même. C’est elle qui fait le plus souvent tout l’artifice du monologue et du dialogue dramatique, que les interlocuteurs se nomment Narcisse et Burrhus, ou Alceste et Philinte ; c’est sur elle que roulent la strophe et l’antistrophe des chœurs grecs et les imitations qu’en ont faites les modernes. Connaissez-vous rien de plus grand que l’antithèse de Socrate s’adressant à ses juges : « Maintenant retirons-nous, moi pour mourir, et vous pour vivre ; » rien de plus touchant que celle d’Hérodote : « Préférez toujours la paix à la guerre ; car pendant la paix, les enfants ensevelissent leurs pères, et pendant la guerre, ce sont les pères qui ensevelissent leurs enfants ; » rien de plus gracieux que celle de Quinault :

Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
Se ferait vers sa source une roule nouvelle,
Plus tôt qu’on ne verrait votre cœur dégagé :
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,
C’est le même penchant qui toujours les entraîne ;
Leur cours ne change point, et vous avez changé…

L’antithèse est la vraie expression du sentiment, toutes les fois que l’esprit est tellement frappé d’un contraste qu’il ne peut le rendre d’une autre manière. Telle est la situation de Rodrigue, au premier acte du Cid. Son monologue est peut-être un peu long, mais il est vrai et naturel,

Puisque son père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène.

L’antithèse est alors aussi bien placée dans la pompe d’une tragédie que dans la simplicité d’une lettre. Clytemnestre va retourner en Argos après la mort de sa fille qu’elle avait amenée pour l’hymen d’Achille ;

Et moi qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée ;
Je verrai les chemins encor tout parfumes
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés…

Madame de Sévigné ne dira pas autrement que Clytemnestre : « Quand j’ai passé sur ces chemins, j’étais comblée de joie dans l’espérance de vous voir et de vous embrasser ; et en retournant sur mes pas, j’ai une tristesse mortelle dans le cœur, et je regarde avec envie les sentiments que j’avais en ce temps-là. »

Dans tous ces exemples, l’antithèse n’est que le reflet de l’opposition qui existe réellement dans les idées, les faits, les sentiments ; et ce rapprochement préalable entre les choses ne peut que gagner en clarté, en force, en grâce, en pathétique, au rapprochement entre les mots.

D’où vient donc que tant de rhéteurs blâment l’antithèse, et que plusieurs vont presque jusqu’à la bannir des sujets sérieux ? C’est que si l’antithèse déplacée est un vice, elle est un vice aimable et décevant, dulce vitium, disait Quintilien à propos de Sénèque ; qu’en conséquence, beaucoup d’écrivains et des plus ingénieux se sont laissé prendre à ses charmes, qu’ils ont torturé les choses pour rapprocher les mots, qu’ils ont abusé de l’antithèse, comme d’autres de l’ellipse, de la métaphore, de l’hyperbole, de la périphrase, choses également bonnes en soi, et qu’enfin la peur de l’abus a fait proscrire l’usage ; c’est que, d’une autre part, le tour de phrase, dans l’antithèse, étant toujours le même, cette symétrie incessante amène l’uniformité, que de l’uniformité naît toujours l’ennui, et qu’on pardonne tout plutôt que l’ennui.

Tout auteur de portraits et de parallèles, tout bel esprit, en prenant même le mot dans son meilleur sens, penche vers l’antithèse. Pascal et Corneille en ont de sublimes ; Pline le jeune, Sénèque, Fléchier, Marivaux, de vives et d’ingénieuses ; mais ces derniers ne peuvent s’en rassasier, et ils en deviennent faux et fatigants. Fléchier veut dire que mademoiselle de Rambouillet fit preuve d’une sagesse au-dessus de son âge. « Qui ne sait qu’elle fut admirée dans un âge où les autres ne sont pas encore connues ; qu’elle eut de la sagesse dans un temps où l’on n’a presque pas encore de la raison ; qu’on lui confia les secrets les plus importants , dès qu’elle fut en âge de les entendre ; que son naturel heureux lui tint lieu d’expérience dès ses plus tendres années, et qu’elle fut capable de donner des conseils en un temps où les autres sont à peine capables de les recevoir ? » Il est évident que la vérité, comme la variété, a été sacrifiée à cette synonymie antithétique.

Parmi nos contemporains, MM. Jules Janin et Victor Hugo, le dernier surtout, sont les plus effrénés partisans de l’antithèse. Les œuvres de critique et de théâtre de M. Victor Hugo en fourmillent. Ensemble et détails, but et moyens, actions et caractères, décors même, machines, ornements, costumes, tout lui est matière à contraste, à batteries et à cliquetis de mots. Il les prend de droite, de gauche, à tort et à travers. C’est une grande faute, et qui, dans un génie d’ailleurs si fécond et si puissant, gâte beaucoup de bonnes pages.

On a distingué diverses espèces d’antithèses.

Fait-on revenir les mots sur eux-mêmes dans deux propositions successives et opposées l’une à l’autre, l’antithèse prend le nom de réversion. Ainsi Bourdaloue : « Nous ne devons pas juger des règles et des devoirs par les mœurs et par les usages ; mais nous devons juger des usages et des mœurs par les devoirs et par les règles. Donc, c’est la loi de Dieu qui doit être la règle constante des temps, et non la variété des temps qui doit devenir la règle et la loi de Dieu. » Tout le monde connaît l’épigramme d’Ausone :

Pauvre Didon, où t’a réduite
De les maris le triste sort ?
L’un en mourant cause ta fuite,
L’autre en fuyant cause ta mort.

M. de la Rochefoucauld avait dit : « Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison. » Madame de Grignan retourna la pensée : « Nous n’avons pas assez de raison pour employer toute notre force. » Ces contrastes symétriques plaisent à l’esprit, pourvu qu’ils soient présentés sobrement et à propos. « En effet, dit Pascal, ceux qui font des antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes. »

Vous savez ce que l’on nomme en logique enthymème : c’est un syllogisme tronqué, dont on a retranché ou la majeure, ou la mineure, ou la conclusion. Il ne reste plus alors que deux membres qui, par leur rapprochement, forment une antithèse spéciale qu’on a appelée enthymémisme. L’unique vers de la Médée d’Ovide qui nous soit parvenu :

Servare potui, perdere an possim rogas ?
Quoi ! j’ai pu le sauver et ne pourrais le perdre !

la fameuse ellipse de Racine :

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?

sont des enthymémismes. Molière avait fait dire à Dorine :

Quoi ! vous êtes dévot, et vous vous emportez !

et Virgile avait mis dans la bouche de Didon cette parole si touchante :

Non ignara mati, miseris succurrere disco.
Malheureuse, j’appris à plaindre le malheur !

De Belloy, profitant de l’idée de Virgile et de la forme de Molière, en a fait dans le Siége de Calais un enthymémisme remarquable :

Vous fûtes malheureux, et vous êtes cruel !

Vous voyez que M. Delille, dans sa traduction du vers de Virgile, oppose à l’adjectif malheureuse un substantif appartenant à la même racine. Celte espèce d’antithèse se nomme dérivation, quand les mots, différents entre eux, ont une origine commune,

Ton bras est invaincu mais non pas invincible…
Et le combat cessa faute de combattants ;

et polypiote, quand ce sont diverses formes du même mot :

Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire.
Et ton nom deviendra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure.

Enfin le paradoxisme est une antithèse d’idées formulée à l’aide d’une alliance de mots qui semblent s’exclure mutuellement. Ainsi le fameux vers de Corneille :

Et monté sur le faite, il aspire à descendre ;

ainsi plusieurs vers de Racine :

Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces…
Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir…
Pour réparer des ans l’irréparable outrage… etc.

Les heureux paradoxismes de ce genre sont une des formes antithétiques les plus ingénieuses. Mais, qu’on me pardonne de me répéter toujours, évitez encore ici l’abus et l’affectation, et ne rapprochez pas ces mots qui, comme on l’a dit :

Hurlent d’effroi de se voir accouplés.

Les figures dont il vient d’être question expriment, comme vous voyez, une opposition réelle entre les idées ou entre les sentiments, représentée par une antithèse entre les mots. Mais n’y a-t-il pas une autre sorte d’opposition ? Quand un écrivain dit, ou du moins paraît dire le contraire de ce qu’il pense, quand il conseille, prescrit, ordonne même le contraire de ce qu’il veut, quand il prétend ne pas énoncer ce qu’en effet il énonce, s’adresser à l’un quand il s’adresse réellement à l’autre, ne reconnaît-on pas dans tous ces contrastes entre l’expression et la pensée une antithèse interne, en quelque sorte, qui mérite notre attention ? Pour que cette figure ajoute au discours de la valeur et de l’énergie, elle devra être présentée de façon que le lecteur ne puisse manquer, d’une part, d’interpréter les paroles dans le sens voulu, et se plaise, de l’autre, au facile travail de cette interprétation.

Voilà donc de nouvelles formes d’antithèses. Ce sont celles qu’on nomme, en rhétorique, ironie, épitrope, astéisme, prétérition, rétroaction, correction, communication, etc.

Tout le monde sait ce que l’on entend par ironie ; j’en ai déjà parlé, à propos de la réfutation, et le mot, comme la chose, appartient au langage usuel. Cette contre-vérité, par laquelle on loue en apparence ce qu’on blâme en réalité, trouve aussi bien sa place dans le ton noble et sérieux que dans le plaisant et le familier. Prenez la scène troisième du deuxième acte de Tartufe, depuis ces mots de Dorine :

Non, non, je ne veux rien ; je vois que vous voulez
Etre à monsieur Tartufe,

jusqu’à ceux où la naïve douleur de Mariane fait si bien ressortir l’énergique puissance de l’ironie :

… Ah ! tu me fais mourir ;

rapprochez-en l’admirable strophe d’Hermione, acte IV, scène 5, d’Andromaque :

Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse…

jusqu’à la fin ; et vous pourrez vous faire une idée de la valeur de l’ironie dans le genre tragique comme dans le plaisant.

Vous la comprendrez encore mieux, si vous avez vu Andromaque, je ne dirai pas jouée, mais exécutée, accomplie, performed, comme parlent les Anglais, par Mlle Rachel. L’ironie y est poussée jusqu’au sarcasme, qui, selon la définition de Robertson, n’est qu’une ironie amère, irrisio amarulenta. Avec ce rôle d’Hermione, un des modèles de l’ironie sarcastique sérieuse, car j’aurais trop à citer dans le plaisant, est une pièce de Corneille, que je regarde comme une des plus étonnantes productions de son génie, Nicomède. Quand on relit cette pièce, on ne s’étonne pas que Mlle Clairon ait toujours regretté de ne pouvoir jouer le rôle principal. Ce fut un des triomphes de Talma. Cette ligure de Talma, d’ordinaire si sombre et si tragique, prenait ici un singulier caractère d’audacieuse jovialité. Tandis que la fierté indomptable et la téméraire ardeur de la jeunesse respiraient sur son front et dans ses regards, l’amère ironie, le profond mépris pour Rome et la cour esclave qu’elle s’asservissait, se peignaient dans les coins relevés de cette bouche dédaigneuse. Ceux qui ont eu l’heur de l’entendre se rappellent de quel ton il disait à Flaminius :

Attale a le cœur grand, l’esprit grand, l’âme grande,
Et toutes les grandeurs dont on fait un grand roi…
Et si Flaminius en est le capitaine,
Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène…

à Attale :

Vous avez de l’esprit, si vous n’avez du cœur…

à Laodice, après son entretien avec l’ambassadeur de Rome,

Vous a-t-il conseillé beaucoup de lâchetés,
Madame ?…

et par dessus tout cette scène 3 de l’acte II, où Corneille a donné tout le grandiose de la tragédie à un caractère comique que la comédie elle-même semble avoir craint de toucher après lui, le railleur.

Non-seulement l’ironie parait louer ce qu’on blâme en effet, mais elle conseille le contraire de ce qu’on veut ; pour mieux faire sentir toute l’horreur du mal, elle demande qu’on l’exagère jusqu’au délire :

… Poursuis, Néron : avec de tels ministres,
Par des faits glorieux tu vas te signaler ;
Poursuis ; tu n’as pas fait ce pas pour reculer ;

et à la fin d’Andromaque :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance108,
Et je te loue, ô ciel ! de la persévérance.

Cette façon d’ironie se nomme épitrope. Deux observations applicables à l’épitrope comme à l’ironie : c’est d’abord de les présenter de façon que le lecteur ou l’auditeur ne s’y trompe pas, ne s’avise point de prendre vos paroles à la lettre, et ne puisse même supposer un instant que vous parlez sérieusement. C’est ensuite, dans les sujets graves, d’ennoblir l’ironie par la hauteur avec laquelle on ressaisit le ton sérieux. Nicomède est encore un modèle sous ce rapport.

On voit que l’ironie qui blâme en paraissant louer est très-fréquente, celle qui loue en paraissant blâmer est plus rare, et ne s’admet d’ailleurs que dans les ouvrages légers. On l’appelle astéisme. Ainsi ces paroles du Lutrin où la Mollesse, en regrettant l’heureux siècle des rois fainéants, fait le plus bel éloge de la triomphante activité de Louis XIV ; ainsi plusieurs passages du même Boileau dans ses Epîtres au roi,

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire, etc.

qui rappellent la lettre de Voiture au duc d’Enghien, après la bataille de Rocroi. C’est la 141e, qui n’est qu’un long astéisme du premier mot au dernier.

J’ai dit qu’il y a beaucoup d’autres formes où la pensée contraste avec la parole. Ici l’on affirme ou l’on rappelle certaines idées, certains faits, tout en disant qu’on les passera sous silence, prétérition ; là, on feint de s’être laissé emporter à la passion, ou d’avoir mal apprécié les choses, et l’on revient à dessein sur ce que l’on a dit pour le fortifier, l’adoucir, le rétracter même et produire ainsi plus d’effet, correction, rétroaction, épanorthose ; on a l’air tantôt d’admettre jusqu’à un certain point les objections de l’adversaire et de reculer devant lui, pour reprendre bientôt après ou s’assurer immédiatement un avantage décisif, concession, préoccupation, prolepse ; tantôt de le consulter, d’entrer dans son opinion, de partager ses erreurs, afin de l’amener moins péniblement à l’aveu ou au repentir, communication ; plus loin, on semble mettre en question ce que l’on a déjà irrévocablement décidé, délibération ; ou encore s’enquérir de ce que l’on sait fort bien, interrogation ; si bien même que souvent, après avoir fait la demande, on fait la réponse, au lieu de l’attendre, subjection.

Analysez toutes ces figures, et vous conclurez que toutes se rattachent à l’ironie, en ce sens que l’idée exprimée n’y est pas à elle-même son but, et qu’il n’en est aucune à laquelle ne puisse s’appliquer le mot fameux de Talleyrand : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. » Ne perdez pas de vue ce caractère de double entente ; c’est lui qui justifie non-seulement le rang que j’assigne à ces formes du discours, mais le nom même de figures que je leur donne. En effet, que la concession, par exemple, soit réelle, que vous compreniez vous-même et confessiez votre erreur, ou encore que vous soyez positivement incertain et ne sachiez en vérité quel parti prendre, il n’y a plus figure. L’expression d’un aveu ou d’une hésitation de bonne foi n’est pas plus une figure que celle d’un conseil, d’une demande, d’une plainte, d’un éloge, d’un remercîment, en un mot de tous les sentiments et de toutes les opinions humaines109.

Autres exemples : Agamemnon, déplorant le coup fatal qui frappe Iphigénie, est interrogé tour à tour par Arcas et par Clytemnestre. Arcas, éveillé par son roi, lui demande quel besoin lui a fait devancer l’aurore, quels malheurs lui arrachent les larmes qu’il verse, s’il pleure Clytemnestre ou bien Iphigénie. Arcas interroge parce que réellement il ignore : point de figure, emploi forcé de la formule usitée en français pour l’interrogation. Mais quand plus tard Clytemnestre le presse de ces questions redoublées :

Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?
Quel débris parle ici de votre résistance ?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?

figure alors ; car toute cette tristesse d’Agamemnon n’est dans la pensée de Clytemnestre qu’une odieuse hypocrisie ; elle sait fort bien qu’il n’y a eu ni combats, ni flots de sang, ni débris, ni champs couverts de morts, et qu’il n’y a point de réponse possible à ses questions.

Il y a figure quand Massillon, dans le Sermon sur le petit nombre des élus, interroge et répond en même temps, tout en conservant la forme interrogative : « Quelle est, selon l’Ecriture, la voie qui conduit à la mort ? n’est-ce pas celle où marche le plus grand nombre ? Quel est le parti des réprouvés ? n’est-ce pas celui de la multitude ? » Assurément, c’est comme s’il disait : la voie où marche le plus grand nombre conduit à la mort, le parti de la multitude est celui des réprouvés. Mais cette incertitude apparente sur ce qu’il sait mieux que personne, cette modestie feinte avec laquelle il semble vouloir s’éclairer des lumières de son auditoire, et se faire un d’eux pour prévenir leurs objections, tout cela donne au discours une tout autre énergie que s’il se contentait de la simple affirmation.

Il y a double, triple figure, interrogation, communication, délibération, prétérition, dans Boileau, lorsque, déterminé à décrire le ridicule accoutrement de la femme avare, et le décrivant en effet, il a l’air d’affirmer qu’il ne le fera pas, tout en demandant à son lecteur s’il doit le faire :

Décrirai-je sas bas en trente endroits percés,
Ses souliers grimaçants vingt fois rapetassés ?
Peindrai-je son jupon bigarré de latin… ? etc.

Un seul exemple de chacune de ces figures en fera mieux apprécier la nature que toute dissertation.

ÉNONCIATION SIMPLE. ÉNONCIATION FIGURÉE.
Prétérition :
Pendant la nuit de la Saint-Barthélemy on n’entendit que le tumulte et les cris, le sang ruisselait de tous côtés dans Paris ; on trouvait le fils assassiné sur le corps de son père, le frère mort avec la sœur et la fille avec mère

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,

Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris ;

Le fils assassiné sur le corps de son père

Le frère avec la sœur, la fille avec sa mère…

Voltaire, Henriade.

Correction, rétroaction, épanorthose :

J’avais un fils que j’aimais plus que ma vie ; on me l’a dérobé, plaignez mon infortune.

J’aimais un fils plus que ma vie,

Je n’ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l’ai plus !

On me la dérobé, plaignez mon infortune.

La Fontaine, Fables, IX, I.

Les voyageurs étrangers insultent Rome, et les Romains, au lieu de s’indigner d’un affrout si sanglant, sourient au barbare, lui vendent leur soleil qu’il aime. Loin de rougir, ils briguent une frivole gloire, et triomphent de ce qu’on chante encore au pied du Capitole, et de ce que, à de place du fer de leur ancêtre, la lyre et le pinceau chargent leurs faibles moins.

Et tu souffres sans honte un affront si sanglant !

Que dis-je ? tu souris au barbare insolent !

Tu lui vends les rayons de ton astre qu’il aime !

Rougis !… mais non : briguant une gloire frivole,

Triomphe ! en chante encore au pied du Capitole !

A la place du fer, ce sceptre des Romains.

La lyre et le pinceau chargent tes faibles mains…

Lamartine, Pèlerinage d’Harold, 13.

Concession, préoccupation, prolepse :
J’ai beaucoup à vous dire contre les meurtriers de César, dit Antoine au peuple romain : ils prétendent que c’est pour servir l’Etat qu’ils ont percé le flanc de votre dictateur, et que, malgré les bienfaits dont il les avait comblés, ils se sont teints de son sang. Mais César n’était coupable d’aucun crime qui pût forcer des Romains à ce coup détestable. En effet, il n’a jamais appesanti son pouvoir sur vous, il n’a pas gardé pour lui le fruit de ses conquêtes, il enuronnait vos têtes des dépouilles du monde, etc., etc.

Contre ses meurtriers je n’ai rien à vous dire ;

C’est à servir l’Etat que leur grand cœur aspire.

De votre dictateur ils ont percé le flanc ;

Comblés de ses bienfaits, ils sont teints de de sang.

Pour forcer des Romains à ce coup detestable,

Sans doute, il fallait bien que César fût coupable.

Je le crois. Mais enfin César a-t-il jamais

De son pouvoir sur vous appesanti le faix ?

A-t-il gardé pour lui le fruit de ses conquêtes ?

Des dépouilles du monde il courennait vos têtes…,

Etc., etc.

Voltaire, la Mort de César, acte. V.

Lisez le discours jusqu’à la fin, et la conclusion sera : Donc César n’était pas coupable, et loin de n’avoir rien à dire contre ses meurtriers, je dis qu’ils sont d’infâmes assassins.

Communication :
Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple pour vous juger, je suis bien persuadé que le plus grand nombre de ceux qui m’écoutent ne serait pas placé à sa droite… Dieu seul sait ceux qui lui appartiennent, mais si personne ne connait ceux qui appartiennent à Dieu, tout le monde sait du moins que le, pécheurs ne lui appartiennent pas.

Or, je vous le demande, et je vous le demande avec terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez, si Jésus-Christ paraissait dans ce temple pour nous juger, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à sa droite ?… Je vous le demande ; vous l’ignorez et je l’ignore moi-même. Vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent. Mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas.

Massillon, Du petit nombre des élus.

Communication, délibération, interrogation, subjection, ajoutant un intérêt plus vif au lieu énumération des parties :
. Ce n’est qu’en faisant des heureux. que les grands peuvent être heureux eux-mêmes, car toutes les autres jouissances qu’ils croiraient pouvoir retirer de leurs grandeurs sont toujours accompagnées de maux ou d’inconvénients qui changent en tourments les plaisirs qu’ils espéraient.

Mais quel usage plus doux et plus flatteur, mes. frères, pourriez-vous faire de votre élévation et de votre opulence ? Vous attirer des hommages ? Mais l’orgueil lui-même s’en lasse. Commander aux hommes, et leur donner des lois ? Mais ce sont là les soins de l’autorité, ce n’en est pas le plaisir. Voir autour de vous multiplier à l’infini vos serviteurs et vos esclaves ? Mais ce sont des témoins qui vous embarrassent et vous gênent, plutôt qu’une pompe qui vous décore. Habiter des palais somptueux ? Mais vous édifiez, dit Job, des solitudes, où les soucis et les noirs chagrins viennent bientôt habiter avec vous. Y rassembler tous les plaisirs ? Ils peuvent remplir ces vastes édifices, mais ils laisseront toujours votre cœur vide… etc.

Massillon, Petit Careine.

Interrogation, subjection.
Il est bien certain que tout écrivain veut méditer l’amour du public et éviter la censure ; eh bien ! pour y parvenir, il doit varier sans cesse ses discours, et être à lui-même un critique sévère de ses propres ouvrages.

Voulez-vous du public mériter les amours ?Sans cesse en écrivant variez vos discours…Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?Soyez-vous à vous-même un sévère critique.

Boilear, Art poét.

Assurément, l’incendie de Rome et de l’Italie me font mépriser Sylla, et puisque j’abhorre Attila, je n’admirerai pas Alexandre.

Quoi ! Rome et l’Italie en cendreMe feront Honorer Sylla ?J’admirerais dans AlexandreCe que j’abhorre en Attila ?

J.-B. Rousseau, Ode à la fortune.