Montesquieu.
(1689-1755.)
[Notice]
Lorsque Montesquieu naquit, la dynastie des Stuarts venait de succomber en Angleterre, et Jacques II cherchait un asile auprès de Louis XIV ; lorsqu’il mourut, Louis XVI était dans sa première▶ année, et la guerre désastreuse de Sept ans allait éclater : déjà fermentaient dans la France ces vagues désirs de réformes qui aboutirent à des bouleversements. Montesquieu fut un des hommes qui auraient pu épargner à notre pays ces douloureuses épreuves. Esprit hardi mais sage, ami du progrès sans rompre avec le passé, magistrat érudit et homme vertueux, il a écrit pour éclairer ses semblables et pour les rendre meilleurs. Après un livre frivole, où des parties sérieuses portaient l’empreinte des on génie, il s’est immortalisé par plusieurs productions, entre lesquelles se distingue l’Esprit des Lois. Souvent on a loué la richesse d’imagination et de savoir qui se montre dans ce dernier ouvrage : on peut dire qu’aucun, dans le dix-huitième siècle, ne renferme plus de vues justes et fécondes, de principes vrais et lumineux, et plus de ces pensées efficaces, susceptibles de se réaliser par des applications pratiques1.
Les Troglodites2.
Il y avait en Arabie un petit peuple, appelé Troglodite, qui descendait de ces anciens Troglodites, qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plutôt à des bêtes qu’à des hommes. Ceux-ci n’étaient point si contrefaits ; ils n’étaient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point ; ils avaient deux yeux : mais ils étaient si méchants et si féroces, qu’il n’y avait parmi eux aucun principe d’équité ni de justice.
Ils avaient un roi d’une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement ; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent et exterminèrent toute la famille royale. Le coup étant fait, ils s’assemblèrent pour choisir un gouvernement ; et après bien des discussions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu’ils1 leur devinrent insupportables, et ils les massacrèrent encore.
Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu’ils n’obéiraient plus à personne ; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres. Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient : « Qu’ai-je à faire d’aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi. Je vivrai heureux ; que m’importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins2, et pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodites soient misérables. » On était dans le mois où l’on ensemence les terres ; chacun dit : « Je ne labourerai mon champ que pour qu’il me fournisse le blé qu’il me faut pour me nourrir ; une plus grande quantité me serait inutile : je ne prendrai point de la peine pour rien. »
Les terres de ce petit royaume n’étaient pas de même nature : il y en avait d’arides et de montagneuses, et d’autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année la sécheresse fut très-grande, de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très-fertiles : ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim, par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte. L’année suivante fut très-pluvieuse : les lieux élevés se trouvèrent d’une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu’ils l’avaient été eux-mêmes.
Cependant une maladie cruelle ravagea la contrée. Les Troglodites périrent tous ; de tant de familles il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation.
Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l’humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ; ils n’avaient de différends que ceux qu’une douce et tendre amitié faisait naître ; et, dans l’endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.
Toute leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste. Ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible, et que la justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours la même ; et la vertu, bien loin de s’affaiblir dans la multitude, fut fortifiée au contraire par un plus grand nombre d’exemples. Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodites ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux : ce n’était1 pas les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodites ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes ; ils n’étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l’union de leurs frères, l’amour et l’obéissance de leurs enfants.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s’assemblaient, et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des ◀premiers▶ Troglodites et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple et sa félicité ; ils célébraient la grandeur des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils s’abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompaient jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère ; ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple Troglodite se regardait comme une seule famille : les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement, c’était de les partager.
Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie. Les peuples voisins s’assemblèrent, et, sous un vain prétexte, ils résolurent d’enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodites envoyèrent au-devant d’eux des ambassadeurs, qui leur parlèrent ainsi : « Que vous ont fait les Troglodites ? Ont-ils dérobé vos bestiaux, ravagé vos campagnes ? Non ; nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous ? Voulez-vous de la laine pour faire vos habits ? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits de notre terre ? Mettez bas les armes, venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons, par ce qu’il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches. »
Ces paroles furent renvoyées avec mépris ; ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodites, qu’ils ne croyaient défendue que par leur innocence. Mais ils1 étaient bien disposés à la défense : ils avaient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d’eux ; ils furent étonnés de l’injustice de leurs ennemis et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s’était emparée de leur cœur : l’un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple Troglodite. La place de celui qui expirait était d’abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort particulière à venger. Tel fut le combat de l’injustice et de la vertu. Ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n’eurent pas honte de fuir ; et ils cédèrent à la vertu des Troglodites, même sans en être touchés.
Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodites crurent qu’il était à propos de se choisir un roi. Ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste, et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse. Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait fait de lui : « A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodites, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu, en naissant, les Troglodites libres, et de les voir aujourd’hui assujettis. » A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. « Malheureux jour ! disait-il, et pourquoi ai-je tant vécu ? » Puis il s’écria d’une voix sévère : « Je vois bien ce que c’est, ô Troglodites ! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos ◀premiers▶ pères. Mais ce joug vous paraît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté, et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. » Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. « Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodite ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature ? O Troglodites ! je suis à la fin de mes jours ; mon sang est glacé dans mes veines ; je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux ; pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu1 ! »
Parallèle de Charles XII et d’Alexandre.
Ce prince (Charles XII), qui ne fit usage que de ses seules forces, détermina sa chute en formant des desseins qui ne pouvaient être exécutés que par une longue guerre : ce que son royaume ne pouvait soutenir.
Ce n’était pas un Etat qui fût dans la décadence qu’il entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les Moscovites se servirent de la guerre qu’il leur faisait comme d’une école. A chaque défaite ils s’approchaient de la victoire ; et, perdant au dehors, ils apprenaient à se défendre au dedans.
Charles se croyait le maître du monde dans les déserts de la Pologne, où il errait, et dans lesquels la Suède était comme répandue1, pendant que son principal ennemi se fortifiait contre lui, le serrait, s’établissait sur la mer Baltique, détruisait ou prenait la Livonie.
La Suède ressemblait à un fleuve dont on coupait les eaux dans sa source, pendant qu’on les détournait dans son cours.
Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles : s’il n’avait pas été détruit dans ce lieu, il l’aurait été dans un autre. Les accidents de la fortune se réparent aisément : on ne peut pas parer à des événements qui naissent continuellement de la nature des choses.
Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fortes contre lui que lui-même.
Il ne se réglait point sur la disposition actuelle des choses, mais sur un certain modèle qu’il avait pris : encore le suivait-il très-mal. Il n’était point Alexandre ; mais il aurait été le meilleur soldat d’Alexandre.
Le projet d’Alexandre ne réussit que parce qu’il était sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions qu’ils firent de la Grèce, les conquêtes d’Agésilas et la retraite des Dix mille avaient fait connaître au juste la supériorité des Grecs dans leur manière de combattre et dans le genre de leurs armes ; et l’on savait bien que les Perses étaient trop grands pour se corriger.
Ils ne pouvaient plus affaiblir la Grèce par des divisions : elle était alors réunie sous un chef qui ne pouvait avoir de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude que de l’éblouir par la destruction de ses ennemis éternels et par l’espérance de la conquête de l’Asie.
Un empire cultivé par la nation du monde la plus industrieuse, et qui travaillait les terres par principe de religion, fertile et abondant en toutes choses, donnait à un ennemi toutes sortes de facilités pour y subsister.
On pouvait juger par l’orgueil de ces rois, toujours vainement mortifiés par leurs défaites, qu’ils précipiteraient leur chute en donnant toujours des batailles, et que la flatterie ne permettrait jamais qu’ils pussent douter de leur grandeur.
Et non-seulement le projet était sage, mais il fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avait, si j’ose me servir de ce terme, une saillie de raison qui le conduisait, et que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire, et qui avaient l’esprit plus gâté que lui, n’ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aise.
Il ne partit qu’après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étaient voisins et achevé d’accabler les Grecs : il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise ; il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens ; il attaqua les provinces maritimes ; il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n’être point séparé de sa flotte ; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre ; il ne manqua point de subsistances, et, s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.
Dans le commencement de son entreprise, c’est-à-dire dans un temps où un échec pouvait le renverser, il mit peu de chose au hasard : quand la fortune le mit au-dessus des événements, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsqu’avant son départ il marche contre les Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu’il est de retour dans la Grèce, c’est comme malgré lui qu’il prend et détruit Thèbes ; campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix : ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu’il s’agit de combattre les forces maritimes des Perses, c’est plutôt Parménion qui a de l’audace, c’est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine, dans laquelle ils étaient supérieurs. Tyr était, par principe, attachée aux Perses, qui ne pouvaient se passer de son commerce et de sa marine : Alexandre la détruisit. Il prit l’Egypte, que Darius avait laissée dégarnie de troupes, pendant qu’il assemblait des armées innombrables dans un autre univers.
Le passage du Granique fit qu’Alexandre se rendit maître des colonies grecques : la bataille d’Issus lui donna Tyr et l’Egypte : la bataille d’Arbèles lui donna toute la terre.
Après la bataille d’Issus, il laisse fuir Darius, et ne s’occupe qu’à affermir et à régler ses conquêtes ; après la bataille d’Arbèles, il le suit de si près, qu’il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n’entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir : les marches d’Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l’empire de l’univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire.
C’est ainsi qu’il fit ses conquêtes : voyons comment il les conserva.
Il résista à ceux qui voulaient qu’il traitât les Grecs comme maîtres et les Perses comme esclaves : il ne songea qu’à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu ; il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire ; il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs : c’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu’il montra tant de continence. Qu’est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône verse des larmes ? C’est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant puisse se vanter.
Rien n’affermit plus une conquête que l’union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avait vaincue1 : il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages ; les Visigoths les défendirent en Espagne, et ensuite ils les permirent ; les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent : quand les Romains voulurent affaiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourrait se faire d’union par mariage entre les peuples des provinces.
Alexandre, qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques : il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.
Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs : il ne lui importait quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu’ils lui fussent fidèles.
Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs : il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu’il avait trouvés. Il mettait les Macédoniens à la tête des troupes et les gens du pays à la tête du gouvernement : aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois) que d’une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avaient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Egyptiens : il les rétablit. Peu de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices : il semblait qu’il n’eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire : il voulut tout conquérir pour tout conserver ; et, quelque pays qu’il parcourût, ses ◀premières▶ idées, ses ◀premiers▶ desseins, furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie ; les seconds, dans sa frugalité et son économie particulière ; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermait pour les dépenses privées : elle s’ouvrait pour les dépenses publiques. Fallait-il régler sa maison : c’était un Macédonien. Fallait-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée : il était Alexandre.
Il fit deux mauvaises actions : il brûla Persépolis et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir : de sorte qu’on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu ; de sorte qu’elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres ; de sorte que la postérité trouva la beauté de son âme presque à côté de ses emportements et de ses faiblesses ; de sorte qu’il fallut le plaindre, et qu’il n’était plus possible de le haïr.
Je vais le comparer à César : quand César voulut imiter les rois d’Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d’Asie, il fit une chose qui entrait dans le plan de sa conquête.