Pascal.
(1623-1662.)
[Notice]
L’illustration de Pascal a été, en quelque sorte, renouvelée de nos jours par les
nombreuses publications dont il a été le sujet. On ne s’en étonnera pas, s’il est
vrai, comme il faut le reconnaître avec Vauvenargues, « qu’il ait été l’homme
de la terre qui sut mettre la vérité dans un plus beau jour et raisonner avec le
plus de force »
. Né à Clermont-Ferrand en 1623, il précéda tous les grands
prosateurs du règne de Louis XIV, et ne fut dépassé par aucun d’eux : sa courte
carrière, vouée aux découvertes scientifiques aussi bien qu’aux travaux des lettres,
ne lui a permis toutefois que de laisser deux ouvrages, les Provinciales et les Pensées. Aucun livre n’atteste plus que
le premier la puissance du style : car c’est par le style seul qu’a vécu et que
demeurera immortelle cette œuvre de polémique religieuse, qui autrement eût péri
depuis longtemps comme beaucoup d’autres. Les Pensées, quoique
restées imparfaites, ont mis le comble à la gloire de Pascal comme écrivain.
L’empreinte du génie marque ces pages inachevées ; dans ces pierres d’attente, dans
ces premières▶ assises du monument qu’il voulait élever à la religion chrétienne, on
peut apercevoir quelle en eût été la grandeur1.
Pascal mourut à l’âge de 39 ans, le 19 août 1662.
Lutte de la violence contre la vérité.
C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaye d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales ; car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque ; au lieu que la vérité subsiste éternellement1, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même2.
L’homme ne sait pas vivre dans le présent.
Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons1 sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse : nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige. Et, s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper : nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées : il les trouvera toujours occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière2, pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre3 ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
Du véritable bien de l’homme : où doit-il le chercher ?
Le présent ne nous satisfaisant jamais, l’espérance nous pipe1, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort, qui en est un comble éternel2.
Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables3, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même.
Lui seul est son véritable bien ; et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, élément, plantes, animaux, insectes, fièvre, peste, guerre, famine, vices4. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble…
C’est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point dans vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité ni le bien. Les philosophes vous l’ont promis, et ils n’ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est votre véritable état. Comment auraient-ils donné des remèdes à vos maux, puisqu’ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l’orgueil, qui vous soustrait1 de Dieu, la concupiscence, qui vous attache à la terre ; et ils n’ont fait autre chose qu’entretenir au moins l’une de ces maladies. S’ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n’a été que pour exercer votre superbe2. Ils vous ont fait penser que vous lui étiez semblables et conformes par votre nature. Et ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jeté dans l’autre précipice, en vous faisant entendre que votre nature était pareille à celle des bêtes, et vous ont porté à chercher votre bien dans les concupiscences3 qui sont le partage des animaux.
Ce n’est pas là le moyen de vous guérir de vos injustices, que ces sages n’ont point connues…
Dieu a voulu racheter les hommes, et ouvrir le salut à ceux qui le chercheraient. Mais les hommes s’en rendent si indignes, qu’il est juste que Dieu refuse à quelques-uns, à cause de leur endurcissement, ce qu’il accorde aux autres par une miséricorde qui ne leur est pas due. S’il eût voulu surmonter l’obstination des plus endurcis, il l’eût pu en se découvrant si manifestement à eux qu’ils n’eussent pu douter de la vérité de son essence, comme il paraîtra au dernier jour, avec un tel éclat de foudres et un tel renversement de la nature, que les morts ressusciteront, et les plus aveugles le verront.
Ce n’est pas en cette sorte qu’il a voulu paraître dans son avénement de douceur ; parce que tant d’hommes se rendant indignes de sa clémence, il a voulu les laisser dans la privation du bien qu’ils ne veulent pas. Il n’était donc pas juste qu’il parût d’une manière manifestement divine et absolument capable de convaincre tous les hommes ; mais il n’était pas juste aussi qu’il vînt d’une manière si cachée, qu’il ne pût être reconnu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à ceux-là ; et ainsi, voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, il tempère sa connaissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et obscures à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.
Pensées recueillies dans Pascal.
Il n’est point de vertu sans sacrifice.
Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.
L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver1. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.
Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus ; et nous sommes si vains, que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.
Les belles actions cachées sont les plus estimables.
Diseur de bons mots, mauvais caractère.
Je n’admire point l’excès d’une vertu comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme en Epaminondas, qui avait l’extrême valeur et l’extrême bénignité2.
Voulez-vous qu’on croie du bien de vous ? n’en dites point.
Si la première règle est de parler avec vérité, la seconde est de parler avec discrétion.
Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme.
La vraie nature de l’homme, son vrai bien, et la vraie vertu, et la vraie religion, sont choses dont la connaissance est inséparable.
Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux tout ensemble3.