(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Première section. Des genres secondaires de poésie — Chapitre II. Du genre pastoral » pp. 96-112
/ 275
(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Première section. Des genres secondaires de poésie — Chapitre II. Du genre pastoral » pp. 96-112

Chapitre II.

Du genre pastoral

Nous réunirons sous deux chefs ce qui concerne le genre pastoral : nous traiterons d’abord de la poésie pastorale en général, puis de l’églogue et de l’idylle. De là deux articles.

Article premier.

De la poésie pastorale

139. Qu’est-ce que la poésie pastorale ?

La poésie pastorale est la peinture de la vie champêtre, représentée avec tous les charmes, toutes les grâces qu’elle peut recevoir. On l’appelle encore bucolique, du mot grec Βουκολος, pâtre de bœufs.

Le but moral de ce genre est d’inspirer à l’homme l’amour de la paix et des douces joies que procure la vie des champs, afin de le détourner des agitations et de la corruption des villes.

140. Quel est l’objet de la poésie pastorale ?

D’après notre définition, l’objet essentiel de la pastorale est de retracer à l’imagination le repos de la vie des champs avec tous ses agréments. Ce repos renferme une vie régulière et paisible passée au milieu des scènes riantes de la nature, une juste abondance, une douce gaieté, des mœurs simples et pures ; il admet des passions douces et modérées qui peuvent produire des chansons, des récits intéressants, des combats de flûte ou de chant. La pastorale est, pour ainsi dire, la peinture de l’âge d’or mis à la portée des hommes. C’est le règne des plaisirs innocents, de la paix, de ces biens pour lesquels les hommes se sentent nés, quand leurs passions leur laissent quelques moments de silence pour se reconnaître. En un mot, c’est la retraite riante et commode d’un homme qui a le cœur pur, et qui ne connaît ni l’ambition, ni le luxe, ni les emportements, ni les remords.

Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis,
Et qui de leur toison voit filer ses habits,
Et, bornant ses désirs au bord de son domaine,
Ne connaît d’autre mer que la Marne ou la Seine.
Racan.

141. Quelle a été l’origine de la poésie pastorale ?

On serait tenté de regarder la pastorale comme une des plus anciennes formes de la poésie, et de croire que la vie champêtre des premiers hommes dut les engager à chanter les riants tableaux de la campagne et les objets qui y ont rapport. Il est certain cependant que, dans tous les pays, les poètes prirent pour sujet principal de leurs premiers chants les actions de leurs dieux et de leurs héros, leurs propres exploits à la guerre, les succès ou les revers de leurs compatriotes. Ils ne songèrent point à prendre pour sujet spécial de leurs compositions la tranquillité et les plaisirs de la campagne, tant que ces biens furent pour eux des objets familiers et d’une jouissance journalière ; ce fut lorsque les hommes, réunis dans les grandes villes, commencèrent à se plaindre de toutes les misères que la corruption y avait entassées, cl à regretter la vie douce et innocente dont avaient joui leurs ancêtres au milieu des scènes champêtres et des occupations pastorales, qu’ils conçurent l’idée de célébrer ce bonheur dans leurs vers, et que la poésie pastorale revêtit sa forme actuelle. Ce fut à la cour de Ptolémée que Théocrite écrivit ses pastorales ; et c’est à la cour d’Auguste que Virgile les imita.

142. Sous combien d’aspects peut-on considérer la vie pastorale ?

On peut considérer la vie pastorale sous trois aspects différents. On peut l’envisager telle qu’on s’imagine qu’elle était dans des temps plus anciens, où les mœurs étaient plus simples : c’était une vie aisée et abondante, avec l’ingénuité de la nature, la douceur de l’innocence et la noblesse de la liberté. On peut ensuite la voir telle qu’elle est de nos jours : l’état des bergers est bas, servile, laborieux ; leurs occupations sont devenues pénibles et désagréables, leurs idées tristes et grossières. Enfin, on peut la considérer telle qu’elle n’a jamais existé, et telle qu’elle ne sera jamais : à l’aisance, à l’innocence, à la simplicité du premier âge, nous nous plaisons à joindre le goût délicat et les manières polies des temps modernes.

143. Dans quel état le poète doit-il placer ses personnages ?

Des trois états que nous venons d’indiquer, le second est trop bas et trop triste, le dernier trop raffiné et trop étranger à la simplicité de la nature, pour qu’on puisse en faire la base de la poésie pastorale. Le poète doit tenir un juste milieu entre ces extrêmes. Il faut qu’il se forme l’idée d’une vie champêtre telle qu’elle a pu exister pendant le cours de ces temps heureux où les bergers étaient aimables et gais, sans avoir l’instruction et les manières des peuples avancés dans la civilisation ; où ils étaient simples et naïfs, sans être grossiers et sans exciter un sentiment de pitié. En un mot, c’est la vie pastorale ornée et embellie, présentée du moins sous son plus beau jour, que le poète doit peindre. C’est ainsi que, dans les vers suivants, Virgile a su rassembler, conformément au véritable esprit de la poésie pastorale, autant d’images qu’il était possible d’en offrir des plaisirs de la vie champêtre.

Fortunate senex ! hic inter flumina nota
Et fontes sacros, frigus captabis opucum.
Hinc tibi, quæ semper vicino ab limite sepes
Hyblæis apibus, florem depasta salicti,
Sæpè levi somnum suadebit mire susurro ;
Hinc alta sub rupe canet frondator ad auras ;
Nec tamen interea, raucæ, tua cura, palumbes,
Nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.

144. Le bonheur des bergers doit-il être sans mélange ?

Comme il serait contraire à la nature de supposer, dans la vie humaine, une condition exempte de malheurs et d’inquiétudes, le poète peut sans doute attacher à la vie pastorale des peines et des soucis ; mais ces maux doivent être tels qu’ils n’offrent rien à l’imagination qui puisse lui inspirer du dégoût pour ce genre de vie. Le berger peut s’affliger d’avoir été supplanté par un rival qui a remporté le prix de la lutte, de la course ou du chant. Le ciel sous lequel il vit n’est pas toujours serein ; ses champs ne sont pas à l’abri des vents pernicieux, de la grêle, des orages ; un souffle mortel peut dessécher ses fruits, et des maladies contagieuses frapper ses troupeaux. C’est assez vanter un état que de le présenter comme n’ayant que de tels malheurs à déplorer.

145. Sous combien de formes la poésie pastorale peut-elle se présenter ?

La poésie pastorale peut se présenter sous trois formes différentes. Quelquefois le poète parle lui-même ou rapporte les discours de ses personnages, comme dans la deuxième églogue de Virgile : c’est la forme épique ou narrative. D’autres fois, le poète se cache, et ne fait paraître que ses bergers qui se racontent l’événement, comme dans la troisième églogue de Virgile : alors l’églogue est dramatique. Enfin, quelquefois le poète parle lui-même et fait parler ses acteurs, comme dans la septième bucolique, et cette forme est dite mixte.

146. Quel doit être le lieu de la scène ?

Le lieu de la scène est ordinairement un paysage champêtre, comme les bois, les prairies, le bord des rivières, des fontaines, etc. ; ce n’est que par exception, comme dans la Magicienne, de Théocrite, que le poète place ailleurs ses personnages. L’art de bien décrire ce lieu est une partie considérable du mérite de la pastorale. A cet égard, Théocrite l’emporte sur Virgile ; ses descriptions sont plus riches en beautés naturelles et plus pittoresques que celles du poète latin.

147. Comment faut-il dessiner le lieu de la scène ?

Dans chaque pastorale, il faut dessiner d’une manière nette le lieu particulier où l’action se passe, et mettre sous les yeux du lecteur les objets qui le déterminent et l’embellissent. Il ne suffit pas de nous présenter des violettes et des roses, des oiseaux, des ruisseaux, des zéphyrs et tous les lieux communs que tant d’auteurs ramènent sans cesse dans leurs insipides pastorales. Le poète doit décrire un paysage dont le peintre puisse faire la copie. Les objets qu’il présente doivent être particularisés : le ruisseau, le rocher, l’arbre dont il parle doivent être vus distinctement ; leur figure doit frapper l’imagination, afin qu’elle puisse jouir de l’agréable situation où l’on cherche à la transporter. Un seul objet introduit à propos suffit quelquefois pour caractériser une scène entière. Tel est cet antique tombeau champêtre, objet si propre à embellir un paysage, que nous présente Virgile, d’après Théocrite :

Hinc adeo media est nobis via ; jamque sepulchrum
Incipit apparere Bianoris ; hic ubi densas
Agricolæ stringunt frondes.
Églog. IX.

Cette variété, nécessaire à la description du lieu de la scène, ne l’est pas moins dans celle de tous les objets auxquels le poète fait allusion. Il faut des images et des couleurs nouvelles, sous peine de devenir insipide et ennuyeux.

148. Le lieu de la scène doit-il être assorti au sujet ?

Si le lieu de la scène doit être nettement dessiné, il faut aussi qu’il soit assorti au sujet et à l’action de chaque pastorale. Selon que le sujet est triste ou gai, il convient de donner à la nature des formes et des couleurs qui correspondent aux sentiments que le poète veut inspirer ou décrire. C’est ainsi que Virgile, dans sa deuxième églogue, qui contient les plaintes d’un berger blessé dans ses affections, donne à toute la scène une teinte sombre :

Tantum inter densas, umbrosa cacumina, fagos
Assidue veniebat : ibi hæc incondita solus,
Montibus et silvis studio jactabat inani.

149. Quels doivent être les mœurs et le caractère des bergers ?

Rappelons d’abord que les acteurs de la pastorale doivent être des personnes vouées aux occupations champêtres : presque toujours des bergers et quelquefois des laboureurs et même des pêcheurs, comme on le voit dans la IXe idylle de Théocrite. Par conséquent, les habitants des villes, établis momentanément à la campagne, ne peuvent figurer, avec leurs aventures et leur langage, sur cette scène champêtre. Les mœurs de bergers doivent être simples, pures et exemptes crimes. Les bergers peuvent avoir le désir de plaire, l’émulation dans les jeux, l’ambition d’entretenir un troupeau nombreux et fécond, des passions douces, tendres et modérées, mais jamais de ces passions violentes et cruelles qui sont le fléau de la société. Ils doivent toujours être vrais, naïfs, sincères, ingénus, éloignée de toute espèce de dissimulation, d’imposture et de trahison. Il faut que leurs passions, même les plus gaies ou les plus tristes, aient un caractère de modération. Un berger, vainqueur dans les jeux ou qui aura réussi à plaire, pourra chanter sou bonheur et sa gloire. Mais il n’insultera point par son orgueil et sa fierté à la douleur de ses rivaux. D’un autre côté, celui qui aura été vaincu et dédaigné, pourra se plaindre de son malheur, mais toujours avec une douceur touchante et sans emportement. Il pourra briser de dépit ses chalumeaux, mais il ne se portera jamais aux excès de la vengeance.

150. Quel doit être le langage des bergers ?

Le langage des bergers doit être toujours poli, mais jamais raffiné. Leurs entretiens doivent être exempts de ces disputes vives où l’aigreur domine, de ces reproches amers et mordants, de ces paroles injurieuses et grossières qui contrastent si vivement avec le caractère de la poésie pastorale. Si le fond du caractère des bergers doit être une aimable simplicité, il n’est nullement nécessaire qu’ils poussent cette qualité jusqu’à l’excès ; ils peuvent avoir du bon sens et de la réflexion, un esprit vif et prompt, mais toujours naturel, ennemi de l’affectation, de la recherche, des jeux de mots et des subtilités. Cet esprit peut même être orné de certaines connaissances, mais toutes relatives à l’art champêtre, à la culture des terres et des fruits, aux maladies des troupeaux, à la qualité des pâturages, à l’influence des vents et des astres. Il faut qu’ils soient instruits de leur religion, et qu’ils parlent quelquefois de la divinité. D’ailleurs, outre que la naïveté, la pureté des mœurs qui conviennent aux bergers, sont les qualités ordinaires de la religion et de la piété, il est certain que rien n’est plus propre à élever l’âme vers Dieu que le spectacle de la nature et la solitude des campagnes.

151. La religion catholique peut-elle fournir des sujets de pastorale ?

Si l’on excepte les vieux noëls de nos campagnes, qu’une versification un peu plus soignée mettrait au rang des plus belles pastorales, et quelques églogues du P. Bécanes, dont la plus touchante est celle où sont énumérés les soins donnés à une madone par la bergère Thestylis, nous n’avons point encore de pastorales véritablement chrétiennes. Gessner, il est vrai, sortant de la voie tracée par les anciens, est allé chercher dans le sentiment de la famille et de la religion des ressources nouvelles ; mais, disciple d’une religion qui dessèche le cœur, il n’a pu puiser aux sources vives et abondantes, aux trésors de piété que nous offre l’Église catholique. Outre les sujets nombreux que nous présente l’Ancien Testament dans Caïn et Abel, Abraham et les patriarches, Joseph et ses frères, Moïse protégeant dans le désert les tilles de Jethro, Ruth et Noémi, David, poète et pasteur, que de pastorales ne pourrait-on pas composer sur le mystère si suave de la Nativité, sur les entretiens des anges avec les bergers, sur les paraboles si touchantes de l’Enfant prodigue revenu vers son père, du bon Pasteur qui cherche la brebis égarée, etc. ? Les légendes elles-mêmes et l’histoire de l’Église pourraient devenir une source inépuisable d’inspirations : Marie, la divine bergère, conduisant parmi les lis les blanches brebis de son Fils ; sainte Agnès, au nom si doux, qui fait entre ses bras un lit pour le céleste Agneau ; sainte Madeleine, visitée dans la Sainte-Baume par les anges, et chantant avec eux les louanges de Dieu sept fois le jour ; saint François d’Assise parlant aux oiseaux et les faisant taire lorsqu’il récitait son bréviaire ; sainte Germaine marchant sur les flots, quand le torrent voisin de Pibrac, grossi par l’orage, l’empêchait de se rendre à l’église, et commandant à ses brebis de rester paisible autour de sa houlette pendant son absence, — ou bien obtenant du ciel, pour apaiser sa marâtre, le changement en fleurs admirables, au milieu de l’hiver, de quelques morceaux de pain qu’elle destinait aux pauvres.

152. Quel doit être le style de la poésie pastorale ?

Après tout ce que nous avons dit sur la nature de la pastorale, et sur les mœurs et le langage des bergers, il est facile de se former une idée juste du ton et du style que demande ce genre de poésie. On comprend qu’il serait ridicule de donner aux bergers une imagination aussi hardie et aussi riche qu’à ceux qui ont vécu dans les villes, de leur supposer des pensées brillantes et profondes, des réflexions pompeuses et magnifiques. Dans les discours tout doit être simple, doux, naïf. gracieux. Le caractère et le style de la pastorale sont bien tracés par Boileau dans son Art poétique.

153. En quoi consistent la simplicité et la douceur du style de la pastorale ?

La simplicité, qui forme ici la qualité fondamentale, consiste à n’employer que les termes ordinaires, et à les employer sans faste, sans apprêt, sans dessein apparent de plaire. Virgile est en cela le modèle le plus parfait.

La douceur se sent mieux qu’elle ne peut s’expliquer : c’est un certain moelleux, mêlé de délicatesse et de simplicité, soit dans les pensées, soit dans les tours, soit dans les mots. Virgile en fournit de nombreux exemples ; on peut citer en particulier les dix premiers vers de la première églogue : Tytire… Segrais donne aussi un beau modèle de douceur dans les vers suivants :

Oh ! les charmants discours ; oh ! les divines choses
Qu’un jour disait Amynte en la saison des roses !
Doux zéphyrs, qui régniez alors en ces beaux lieux,
N’en portâtes-vous rien à l’oreille des Dieux ?

154. Montrez, par des exemples, que le style de la pastorale doit être naïf et gracieux.

La naïveté du style consiste dans le choix de certaines expressions simples, pleines de molle douceur, et qui paraissent nées d’elles-mêmes plutôt que choisies, dans ces constructions faites comme par hasard ; dans certains tours rajeunis et qui conservent cependant encore un air de vieille mode. Virgile, parlant d’une bergère, dit qu’en se cachant elle désire être vue :

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.

Le gracieux consiste à montrer les choses riantes et agréables avec tout l’agrément qu’elles peuvent recevoir, sans toutefois sortir du genre simple. Il se place surtout dans les descriptions. Tel est, outre le tableau déjà cité : Fortunate senex, le passage suivant de Segrais :

Qu’en ses plus beaux habits, l’aurore au teint vermeil
Annonce à l’univers le retour du soleil,
Et que, devant son char, ses légères suivantes
Ouvrent de l’Orient les portes éclatantes ;
Depuis que ma bergère a quitté ces beaux lieux,
Le ciel n’a plus ni jour ni clarté pour mes yeux.

155. Quelles doivent être les descriptions dans la poésie pastorale ?

Outre la grâce dont nous venons de parler, on trouve dans les descriptions pastorales des allusions fréquentes aux circonstances de la vie champêtre, comme dans ces beaux vers de Virgile, imités par Racan :

Sepibus in nostris parvam te roscida mala
(Dux ego vester eram) vidi cum matre legentem ;
Alter ab undecimo tum me jam ceperat annus,
Jam fragiles poteram & terra contingere ramos…
Il me passait d’un an ; et de ses petits bras
Cueillait déjà des fruits dans les branches d’en bas.

156. De quels tours de phrase se servent les bergers ?

Les bergers emploient souvent des comparaisons tirées des objets qui frappent leurs yeux, au lieu des expressions propres qui quelquefois leur manquent.

Lenta salix quantum pallenti cedit olivæ,
Puniceis humilie quantum saliunca rosetis,
Judicio nostro tantum tibi cedit Amyntas.
Comme en hauteur ce saule excède les fougères,
Amarynte en beauté surpasse nos bergères.
…………………………… Tu fuis ……………………
Comme le faon peureux de la biche sauvage,
Qui va cherchant sa mère aux rochers écartés.
Il craint du doux zéphyr les trembles agités ;
Le moindre oiseau l’étonne ; il a peur de son ombre,
Il a peur de lui-même et de la forêt sombre.

Des symétries :

Il m’appelait sa sœur, je l’appelais mon frère ;
Nous mangions même pain au logis de mon père ;
Ce pendant qu’il y fut, nous vécûmes ainsi :
Tout ce que je voulais, il le voulait aussi.

Des répétitions fréquentes :

Pan primus calamos cera conjungere plures
Instituit : Pan curat oves oviumque magistros.
Pan a soin des brebis, Pan a soin des pasteurs,
Et Pan peut me venger de toutes vos rigueurs.
……………… Ipsæ te, Tityre, pinus,
Ipsi te fontes, ipsa hæc arbusta vocabant.

Cette répétition doit avoir quelque chose de nonchalant, et qui semble indiquer qu’on ne veut pas se donner la peine de chercher plus loin.

157. Le style des bergers est-il figuré ?

Comme les bergers sont surtout frappés par les choses extérieures, ils ne peuvent manquer d’avoir un style très figuré. Ainsi, pour dire : Il est midi, ils diront que c’est l’heure où le troupeau repose à l’ombre des forêts ; pour dire : Il est tard : L’ombre des montagnes s’allonge dans les vallées.

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

Quelques années sont chez eux quelques moissons ou quelques étés.

Mais, si les bergers aiment à peindre au moyen des figures et des images, souvent ils cherchent à intéresser le cœur, et unissent pour cela le sentiment à l’imagination. En voici un exemple frappant :

Ite, meæ, felix quondam pecus, ite capellæ.
Non ego vos posthâc, viridi projectus in antro,
Dumosâ pandere procul de rupe videbo.

158. La poésie pastorale peut-elle quelquefois prendre l’essor ?

Si la poésie pastorale doit éviter tout ce qui sentirait l’étude et l’application, cependant elle peut s’élever quelquefois, comme on le voit par l’exemple de Théocrite, de Virgile, de Segrais et de Racan. Mais si les bergers imaginent de grandes choses, il faut que ce soit toujours avec une sorte de timidité ; ils doivent en parler avec un étonnement, un embarras qui fasse sentir leur simplicité au milieu d’un récit pompeux :

Urbem quam dicunt Romani, Melibæe, putavi,
Stultus ego ! huic nostræ similem, quo sæpe solemus
Pastores ovium teneros depellere fetus…
Verum hæc tantum alias inter caput extulit urbes,
Quantum lenta solent inter viburna cupressi.

159. Quel est le ton de la pastorale quand le poète parle lui-même ?

Lorsque le poète raconte lui-même, il peut prendre un ton plus élevé que celui sur lequel il fait parler ses bergers : il peut employer un style plus élégant et plus fleuri ; mais il faut que ses ornements soit tirés des mœurs et des objets champêtres. L’émail des prairies, les bocages tranquilles, les moissons jaunissantes, les fleurs, les fontaines, les oiseaux, la fraîcheur du matin, le soir d’un beau jour, en un mot, la scène variée des campagnes doit seule fournir au poète le sujet de ses tableaux et de ses images. Le naturel dans les couleurs est surtout de l’essence du style bucolique, et le poète ne doit être lui-même que le mieux instruit et le plus ingénieux des bergers. Ce n’est que dans des cas assez rares que, s’inspirant d’une circonstance plus intéressante, il s’élève et

Rend digne d’un consul la campagne et les bois
Si canimus silvas, silvæ sint consule dignæ.

Article II.

De l’églogue et de l’idylle

160. Comment se divise la poésie pastorale ?

La poésie pastorale comprend l’églogue et l’idylle. Ces noms, chez les anciens, n’exprimaient aucune distinction réelle. Ainsi on a donné le nom d’idylles aux pastorales de Théocrite, tandis que celles de Virgile ont été appelées églogues. Le mot églogue, ἐκλογή, ecloga, signifie une pièce de choix ou un recueil de pièces choisies dans quelque genre que ce soit. On a donné ce nom aux petits poèmes sur la vie champêtre, et on a dit les églogues de Virgile, c’est-à-dire les petits poèmes de Virgile sur la vie pastorale. Idylle, εἱδύλλιον, veut dire une petite image des objets champêtres, un petit poème, une peinture dans le genre gracieux et doux. Ces dénominations, dont le vague indique que les anciens pouvaient traiter, dans leurs pastorales, toutes sortes de sujets, étaient autrefois employées indifféremment l’une pour l’autre. Aujourd’hui, on admet généralement une différence entre l’églogue et l’idylle, comme nous allons l’expliquer.

161. Qu’entend-on aujourd’hui par églogue ?

L’églogue qui, comme l’idylle, est une représentation simple et naïve de la vie des champs dans ce qu’elle a de plus gracieux, diffère aujourd’hui de celle-ci en ce qu’elle semble demander plus d’action et de mouvement, et en ce qu’elle prend la forme dramatique ou la forme épique, c’est-à-dire qu’elle est en dialogue ou en récit ; tandis que l’idylle ne renferme ordinairement que des images, des sentiments et rarement des récits.

162. Quelles sont les qualités que demande l’églogue ?

L’églogue soit en récit, soit en dialogue, soit en récit et en dialogue en même temps, doit être irréprochable dans son plan, c’est-à-dire ne rien laisser à désirer dans son commencement, dans son milieu, ni dans sa fin. Il faut que ce que l’on dit prépare à ce que l’on va dire, et que le poème forme un tout qui excite l’intérêt et satisfasse la curiosité. Par conséquent, point de ces dialogues sans objet et quelquefois sans suite, point de ces personnages qui ne savent à quel propos ils commencent, ils continuent on ils finissent de parler. L’esprit, en effet, ne peut être intéressé par ces propos alternatifs, qui, détachés les uns des autres, ne se terminent à rien. Dans le dialogue, on ne mettra jamais plus de trois interlocuteurs, parce qu’il serait trop difficile d’en occuper convenablement un plus grand nombre. Nous avons dit plus haut ce que doit faire le poète lorsqu’il raconte lui-même. Lorsque c’est un berger qui raconte, le ton et le style de l’églogue en récit ne diffèrent en rien du ton et du style de l’églogue en dialogue. Dans l’une et dans l’autre, ce doit être une suite d’images familières, mais choisies, c’est-à-dire gracieuses ou touchantes.

163. Qu’est-ce que l’idylle ?

L’idylle, nous l’avons dit, a le même objet que l’églogue : la peinture de la vie et des mœurs champêtres. Elle se distingue de l’églogue en ce qu’elle est moins animée : ordinairement elle n’admet même pas d’action, et consiste en un tableau gracieux présentant des images, des récits, une réflexion ou un sentiment développé, ou enfin la peinture d’une passion pastorale. Nous citerons Myrtile ou la piété filiale, de Gessner, imité par Léonard ; les idylles des Oiseaux et des Moutons, de Mme Deshoullières ; la Retraite, de Racan ; Ruth, par Florian, etc.

164. Quelles sont les règles propres à l’idylle ?

Dans les cas très rares où l’idylle possède une action, cette action doit être mise en récit. Si l’idylle exprime une passion, il faut que cette passion s’exhale en plaintes, en reproches modérés, si elle est triste, ou en expression joyeuses, mais toujours pleines de douceur, si elle est inspirée par la joie, la tendresse ou l’espérance. Le poète y fait quelquefois une comparaison de nos travaux, de nos vices, de nos prétendues richesses avec les plaisirs, le repos et l’innocence des bergers. De plus, l’idylle peut rouler sur une allégorie soutenue, tirée de l’instinct des animaux ou de la nature des choses insensibles, comme les fleurs, les ruisseaux, les fontaines, etc. ; ainsi qu’on pourra le voir dans l’idylle des Oiseaux, de Mme Deshouillères. Enfin l’idylle, comme l’églogue, constitue un poème ; or, tout poème demande un plan ; il faut ici une image, une pensée, un sentiment ou une passion qui se développe dans de justes proportions.

165. L’idylle n’a-t-elle pas un caractère plus élevé que l’églogue ?

L’idylle a un caractère un peu plus élevé que l’églogue. Dans cette dernière, ce sont des bergers qui s’entretiennent de la vie champêtre ; leur ton aura les qualités que nous avons demandées pour la pastorale en général, c’est-à-dire, la simplicité, la douceur, la grâce et la naïveté. Dans l’idylle, la scène est encore au village ; mais la femme sensible et tendre qui parle aux fleurs, aux ruisseaux, aux moutons, n’est pas une de nos bergères, c’est la maîtresse du château. C’est ainsi que l’idylle, telle que nous l’entendons aujourd’hui, sans cesser d’être simple, doit être noble et élégante :

Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante idylle.

Elle ne mêle point de diamants à sa parure, mais elle a un chapeau de fleurs.

166. Quels sont les poètes bucoliques les plus célèbres ?

Les plus célèbres poètes bucoliques sont : Théocrite, Bion et Moschus, chez les Grecs ; Virgile, chez les Latins ; Racan, Segrais, Mme Deshoullières, Fontenelle, Léonard et Berquin chez nous ; Gessner, chez les Allemands.