(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Mirabeau, 1749-1791 » pp. 368-376
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Mirabeau, 1749-1791 » pp. 368-376

Mirabeau
1749-1791

[Notice]

Pour un homme public, rien ne remplace l’ascendant d’une bonne renommée. Mirabeau en est un mémorable exemple, car les fautes de sa jeunesse pesèrent sur toute sa vie. Son histoire nous offre le douloureux spectacle d’un génie puissant qui lutte en vain contre la défiance des partis, se débat sous de noires calomnies auxquelles son passé donne prétexte, se sent isolé jusque dans ses triomphes, et meurt sur la brèche sans avoir pleinement conquis cette autorité morale qui est le plus efficace auxiliaire de la persuasion. Ce ne fut pas impunément qu’il parut sur la scène, obéré de dettes, maudit par son père, voué à une sorte de réprobation qui l’empêcha de faire tout le bien qu’il voulait. Savoir sa valeur, et ne pouvoir l’imposer que par accident et surprise, entendre murmurer autour de soi le nom de Catilina, quand on aborde la tribune avec le courage d’un bon sens supérieur et convaincu ; subir des résistances occultes, sous lesquelles se cache l’injure d’un mépris anonyme ; rendre la vérité suspecte, parce qu’on en est l’interprète : telle fut l’expiation sous laquelle il courba la tête jusqu’au dernier jour, tantôt exaspéré par d’injustes outrages, tantôt abattu par le sentiment de son impuissance. Entre les royalistes qui ne crurent pas à son dévouement, et les républicains qui se méfiaient de son désintéressement, la dictature de son éloquence ne put jamais s’établir assez souverainement pour durer au delà de ses discours.

Une raison patriotique dont la clairvoyance devine le fort et le faible de chaque parti, une ironie amère, un mépris superbe de la contradiction, le sang-froid de la passion qui se maîtrise au milieu de la colère, des ripostes foudroyantes, une inépuisable fécondité de preuves, une action théâtrale et dramatique, une voix tonnante, l’éclat des images qui ne sont que des arguments rendus sensibles, l’audace d’une volonté dominatrice, l’attitude hautaine d’une âme sincère qui réunit l’intelligence politique à la passion populaire : voilà les traits saillants de sa physionomie.

La vertu seule lui manqua pour être l’orateur accompli1

Discours sur la contribution du quart 1

Au milieu de tant de débats tumultueux, ne pourrai-je donc vous ramener à la délibération du jour par un petit nombre de questions bien simples ? Daignez, messieurs, daignez me répondre. Le ministre des finances ne vous a-t-il pas offert le tableau le plus effrayant de notre situation actuelle ? Ne vous a-t-il pas dit que tout délai aggravait le péril ; qu’un jour, une heure, un instant pouvait le rendre mortel ? Avons-nous un plan à substituer à celui qu’il propose ? (Oui, s’écria quelqu’un dans l’Assemblée). Je conjure celui qui répond oui de considérer que son plan n’est pas connu ; qu’il faut du temps pour le développer, l’examiner, le démontrer ; que, fût-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur peut se tromper ; que, fût-il exempt de toute erreur, on peut croire qu’il ne l’est pas ; que, quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ; qu’il se pourrait donc que l’auteur de cet autre projet, même ayant raison, eût tort contre tout le monde, puisque, sans l’assentiment de l’opinion publique, le plus grand talent ne saurait triompher des circonstances. Et moi aussi, je ne crois pas les moyens de M. Necker les meilleurs possibles ; mais le ciel me préserve, dans une situation très-critique, d’opposer les miens aux siens ! Vainement je les tiendrais pour préférables : on ne rivalise pas en un instant avec une popularité prodigieuse, conquise par des services éclatants, une longue expérience, la réputation du premier talent de financier connu, et, s’il faut tout dire, une destinée telle qu’elle n’échut en partage à aucun mortel. Il faut donc en revenir au plan de M. Necker. Mais avons-nous le temps de l’examiner, d’en sonder les bases, d’en vérifier les calculs ? Non, non, mille fois non. D’insignifiantes questions, des conjectures hasardées, des tâtonnements infidèles, voilà tout ce qui, dans ce moment, est en notre pouvoir.

Qu’allons-nous donc faire par le renvoi de la délibération ? Manquer le moment décisif, acharner notre amour propre à changer quelque chose à un plan que nous n’avons pas même conçu, et diminuer, par notre intervention indiscrète, l’influence d’un ministre dont le crédit financier est et doit être plus grand que le nôtre. Messieurs, certainement il n’y a là ni sagesse ni prévoyance ; mais du moins y a-t-il de la bonne foi. Oh ! si les déclarations les plus solennelles ne garantissaient pas notre respect pour la foi publique, notre horreur pour l’infâme mot de banqueroute, j’oserais scruter les motifs secrets, et peut-être, hélas ! ignorés de nous-mêmes, qui nous font si imprudemment reculer, au moment de proclamer l’acte du plus grand dévouement, certainement inefficace, s’il n’est pas rapide et vraiment abandonné ; je dirais à ceux qui se familiarisent peut-être à l’idée de manquer aux engagements publics par la crainte de l’excès des sacrifices, par la terreur de l’impôt, je leur dirais : Qu’est-ce donc que la banqueroute, si ce n’est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux des impôts ?… Mes amis, écoutez un mot, un seul mot. Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est prêt de s’engloutir : il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien, voici la liste des propriétaires français : choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez ; ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes ; précipitez-les dans l’abîme : il va se refermer…

Vous reculez d’horreur…. Hommes inconséquents ! hommes pusillanimes ! Eh ! ne voyez-vous donc pas qu’en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d’un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable, gratuitement criminel ? car enfin cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n’aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les milliers, les millions d’hommes, qui perdront en un instant, par l’explosion terrible, ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie et peut-être l’unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime ? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d’autres, et d’autant plus rapidement qu’elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d’hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n’aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse ? Non, vous périrez, et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d’allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances. Voilà où nous marchons… J’entends parler de patriotisme, d’invocation du patriotisme, d’élans du patriotisme. Ah ! ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime l’effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu’on possède ! Eh ! messieurs, ce n’est là que de la simple arithmétique, et celui qui hésitera ne peut désarmer l’indignation que par le mépris qu’inspirera sa stupidité. Oui, messieurs, c’est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale, c’est l’intérêt le plus grossier que j’invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d’un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus : Eh ! quels titres avez-vous à la liberté, quels moyens vous resteront pour la maintenir, si dès vos premiers pas vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus, si le besoin de votre concours et de votre surveillance n’est pas le garant de votre constitution ? Je vous dis : Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle ; et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c’est vous-mêmes.

Votez donc ce subside extraordinaire, et puisse-t-il être suffisant ! Votez-le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclaircis, vous n’en avez pas sur sa nécessité et sur notre impuissance à le remplacer ; votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que vous seriez comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n’en accorde pas. Eh ! messieurs, à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes, et l’on délibère ! et certainement il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome ; mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur : et vous délibérez1 !

Demande de pardon

a son oncle 1

Mon cher oncle,

Vous vous trompez ; quoique assez dures, vos lettres ont quelque douceur pour moi ; quoique affligeantes, elles me servent de consolation. Ne m’en privez pas.

N’est-ce donc rien dans la situation où je suis, que de n’être pas abandonné de l’univers entier ? que de pouvoir compter sur un homme de bien, sur un parent bon et sensé, qui s’occupe de moi, qui me prêche, qui me gronde ? Cet homme est un oncle qui eut pour moi des entrailles paternelles, qui m’a voulu et fait beaucoup de bien, qui m’est plus cher et plus respectable que je ne puis l’exprimer.

À travers sa sévérité même, je vois sa sensibilité. S’il croyait ses remontrances inutiles, il ne m’en ferait pas. S’il me jugeait perdu, il n’écrirait pas à un mort. Non, mon oncle, on n’est point mort tant qu’on sent et qu’on pense, et tant qu’on n’est point mort, on peut expier et mériter. Le ciel réserve aux humains, jusqu’à leurs derniers moments, le recours de son indulgence et de ses faveurs. Les hommes seront-ils plus sévères que lui, et n’y a-t-il aucun moyen de les émouvoir ? Hélas ! en est-il un de nous qui n’ait pas besoin d’indulgence ? c’est la plus belle leçon du Pater !

Je me défends sur quelques points, parce que je suis assez coupable sur d’autres pour n’avoir pas besoin qu’on aggrave mes torts. Mais fussent-ils plus grands, sont-ils donc inexpiables et irréparables devant mes parents, mes alliés et mes proches, quand ils ne le sont pas devant Dieu ? J’espère qu’il sauvera mon âme ; est-il bien décidé qu’il faille laisser périr mon corps, la seule chose de moi qui soit au pouvoir des hommes ? Est-ce votre bonté qui en porterait l’arrêt ? et si vous n’osez pas le porter, vous qui ne manquez pourtant ni de fermeté ni d’une justice assez sévère, ne devez-vous pas désirer, mon généreux oncle, qu’il ne soit prononcé par personne, et qu’on m’ouvre la porte du salut ? N’y devez-vous pas concourir ? Du sein des voûtes qui me couvrent, je puis mal voir ; mais ceux qui voient mieux que moi n’ont-ils pas l’obligation de me tendre la main, de guider mes pas, de me mettre en état, puisque j’en ai l’extrême désir, de mériter d’eux et de la société ? Tout repentir sincère a droit au pardon. Tout ferme propos de bien faire a droit au secours ; serai-je seul excepté de cette loi ? quand je crie : Sauvez-moi, je ferai tout ce que l’on exigera pour m’en rendre digne ; me répondra-t-on : Meurs ? — Non, vous ne le répondrez pas, mais vous regarderez comme une espèce de devoir de m’aider à obtenir une autre réponse.

Qu’ai-je à faire ? Je l’ignore. Mais qu’on me l’indique, et j’obéirai. Je suis accoutumé aux peines, et crains peu les difficultés ; lorsqu’on veut acheter quelque chose, on dit : Mettez-y le prix. Je veux acheter quoi ? L’avantage d’être à portée de mieux faire et de mériter un jour un pardon complet ; qu’on y mette le prix : ce sera alors à moi à prendre sur moi-même de quoi l’acquitter, ou à me résigner, si je me trouve insolvable ; mais m’enterrer irrévocablement et sans condition, lorsque j’en demande avec larmes, me serait trop dur !

Pardon, mon oncle, je me répète : tout sentiment surabondant fait ainsi ; mon cœur crie sans cesse qu’il vous respecte, qu’il vous aime, qu’il espère en vous : éclairez-le, guidez-le ; ce cœur toujours ardent est devenu docile ; il obéira à la moindre inflexion de votre main ou de celle de mon père. Écrivez-moi, mon oncle, daignez m’écrire, et dites-moi ce que je dois tenter. Du bord de la mer, on avertit un malheureux naufragé de la planche à laquelle il peut s’accrocher ; on lui jette, si l’on peut, un cordage.

Rien n’égale la tendresse, la confiance et la vénération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc. (Mémoires, liv. VIII, t. II, p. 361)1

Au major de Mauvillon

Fragment de lettre

C’est avoir entrepris une fière et difficile2 tâche que de gravir au bien public sans ménager aucun parti, sans encenser l’idole du jour, sans autres armes que la raison et la vérité1, les respectant partout, ne respectant qu’elles, n’ayant d’amis qu’elles, d’ennemis que leurs adversaires, ne reconnaissant d’autre monarque que sa conscience, et d’autre juge que le temps. Eh bien ! je succomberai peut-être dans cette entreprise, mais je ne reculerai pas !

Vous voudriez me voir tirer un pronostic de l’avenir. Mais l’horizon est trop nébuleux, cela ne se peut pas. Si M. Necker avait eu quelque ombre de talent et des intentions perverses, il obtenait sous huit jours 60 millions d’impôt, 150 d’emprunts, et, le neuvième, nous étions dissous. Si M. Necker avait l’ombre de caractère, il serait inébranlable, marcherait avec nous au lieu de déserter notre cause qui est la sienne, deviendrait cardinal de Richelieu sur la cour, et nous régénérerait. Si le gouvernement avait la moindre habileté, le roi se déclarerait populaire au lieu de susciter les défiances de l’opinion. Bien loin de là, ils vérifieront, à qui mieux mieux, l’admirable axiome de ce Machiavel qui avait tout vu : Tout le mal de ce monde vient de ce qu’on n’est pas assez bon ou assez méchant , et leur molle indécision nous jettera dans la guerre civile, s’ils n’y prennent garde.