Victor Hugo
Né à Besançon en 1802
[Notice]
M. Nisard juge ainsi un maître contemporain envers lequel il est peu suspect de complaisance :
« Il a rendu sa pensée visible par un talent de description nouveau dans l’histoire de notre poésie. Chez lui, tout est forme et couleur ; le monde moral et le monde physique se confondent ; les sentiments sont des sensations, les idées ont des contours, l’abstrait prend un corps, et l’invisible même veut qu’on le voie. Léonard de Vinci regardait tout pour tout dessiner, jusqu’aux salissures des vieilles murailles, où il trouvait des airs de tête, des figures étranges, des confusions de bataille, des habillements capricieux ; lui aussi, le poëte coloriste, a tout regardé pour tout peindre. Par la puissance du même don, tout ce qu’il voit le regarde à son tour. Les vieilles murailles lui font des signes d’intelligence ; les grottes sont des yeux qui le fixent, toute chose lui est comme un de ces portraits de maître qui, dans les musées, semblent suivre les passants du regard. Il n’y a pas dans la nature, telle qu’il la sent, d’objets inanimés ; tout a vie, il le sait. C’est la pensée de Pascal retournée. L’univers connaît l’homme, et, s’il l’écrasait, il saurait qu’il l’écrase. Cette poésie prodigieuse a fait peur, presque autant qu’elle aura été admirée. Il se mêlera toujours des scrupules à l’admiration qu’inspirent les beautés du grand poëte coloriste. Le goût français fera aussi ses réserves sur ses défauts. Rayons et Ombres, ce titre de l’un de ses recueils sera sa devise : ses beautés resplendissent comme des rayons, et ses défauts pèsent sur l’esprit comme des ombres. »
Après ce jugement, dont les réserves sont sympathiques à un génie qui est souvent inégal par la variété même de ses aptitudes, nous n’ajouterons qu’un mot. Si M. Victor Hugo a les défauts de ses qualités, si ses amis mêmes ont pu lui reprocher de la bizarrerie ou de l’excentricité, s’il inquiète le goût par ses audaces, son relief exorbitant, ou la prodigalité de son pinceau, il n’en faut pas moins dire très-haut qu’il est la plus merveilleuse imagination dont s’honore notre littérature. Sans admirer jusqu’à l’idolâtrie cette puissance d’invention qui a renouvelé ou agrandi tous les genres, roman, drame, ode, élégie, ballade, idylle, épopée1, rappelons-nous avec une durable reconnaissance qu’il a fait jaillir mille sources inconnues d’un sol qui commençait à paraître épuisé. Notre siècle lui doit toute une renaissance poétique. — Nul artiste n’a possédé plus souverainement la science du rhythme et du nombre, nul ne laissera plus de vers souples, nerveux, amples, hospitaliers à toutes les idées, à tous les sentiments, et capables d’exprimer tous les mouvements de l’âme humaine, de peindre toutes les couleurs, ou toutes les formes de la nature2.
Le matin
Sur le tombeau d’un petit enfant
La voie du segneur
Espoir en dieu
La vache
Pour les pauvres
La meilleraie 2
Les enfants 4
Après la bataille
Mon père, ce héros au sourire si doux1,Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tousPour sa grande bravoure et pour sa haute taille,Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.Il lui sembla, dans l’ombre, entendre un faible bruit :C’était un Espagnol de l’armée en dérouteQui se traînait sanglant sur le bord de la route,Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié,Et qui disait : « A boire, à boire par pitié ! »Mon père, ému, tendit à son housard fidèleUne gourde de rhum qui pendait à sa selle,Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »Tout à coup, au moment où le housard baisséSe penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,Et vise au front mon père en criant : « Caramba2 ! »Le coup passa si près que le chapeau tomba,Et que le cheval fit un écart en arrière.« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père3.
Souvenirs d’enfance
La résignation chrétienne
Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;Je vous porte▶, apaisé,Les débris de ce cœur tout plein de votre gloire,Que vous avez brisé6.Je viens à vous, Seigneur, confessant1 que vous êtesBon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent2.Je dis que le tombeau qui sur les morts se fermeOuvre le firmament,Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le termeEst le commencement3.Je conviens à genoux que vous seul, Père auguste,Possédez l’infini, le réel, l’absolu ;Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est justeQue mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’a voulu !Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrivePar votre volonté.L’âme de deuil en deuil, l’homme de rive en riveRoule à l’éternité4…Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire ;Rien ne lui fut donné dans ses rapides jours,Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :C’est ici ma maison, mon champ et mes amours5 !Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;Il vieillit sans soutiens.Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;J’en conviens, j’en conviens !Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,Au fond de cet azur immobile et dormant,Peut-être faites-vous des choses inconnues,Où la douleur de l’homme entre comme élément1…(Contemplations, liv. iv.)
Tristesse
La prière pour tous
Sur lui-même
Si parfois de mon sein s’envolent mes pensées,Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées2 ;S’il me plaît de cacher l’amour et la douleurDans le coin d’un roman ironique et railleur3 ;Si j’ébranle la scène avec ma fantaisie ;Si j’entre-choque aux yeux d’une foule choisieD’autres hommes comme eux, vivant tous à la foisDe mon souffle, et parlant au peuple avec ma voix ;Si ma tête, fournaise où mon esprit s’allume,Jette le vers d’airain qui bouillonne et qui fumeDans le rhythme profond, moule mystérieuxD’où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux ;C’est que l’amour, la tombe, et la gloire et la vie,L’onde qui fuit, par l’onde incessamment suivie,Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,Fait reluire et vibrer mon âme de cristal1,Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adoreMit au centre de tout comme un écho sonore2 !(Feuilles d’automne, MM. Hachette et Pagnerre.)
La grandeur
Que t’importe, mon cœur, ces naissances des rois,Ces victoires qui font éclater à la foisCloches et canons en volées,Et louer le Seigneur en pompeux appareil,Et la nuit, dans le ciel des villes en éveil,Monter des gerbes étoilées ?Rien ici-bas qui n’ait en soi sa vanité :La gloire fuit à tire-d’aile ;Couronnes, mitres d’or, brillent, mais durent peu ;Elles ne valent pas le brin d’herbe que DieuFait pour le nid de l’hirondelle !Hélas ! plus de grandeur contient plus de néant !La bombe atteint plutôt l’obélisque géantQue la tourelle des colombes.C’est toujours par la mort que Dieu s’unit aux rois ;Leur couronne dorée a pour faîte sa croix ;Son temple est pavé de leurs tombes.Quoi ! hauteur de nos tours, splendeurs de nos palais,Napoléon, César, Mahomet, Périclès,Rien qui ne tombe, et ne s’efface !Mystérieux abîme où l’esprit se confond !A quelques pieds sous terre un silence profond,Et tant de bruit à la surface1 !(Feuilles d’automne.)
Soleil couchant
Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées,Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !Tous ces jours passeront ; ils passeront en fouleSur la face des mers, sur la face des monts,Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où rouleComme un hymne confus des morts que nous aimons.Et la face des eaux, et le front des montagnes,Ridés et non vieillis, et les bois toujours vertsS’iront rajeunissant ; le fleuve des campagnesPrendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,Sans que rien manque au monde immense et radieux1 !(Feuilles d’automne.)