(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Voltaire. (1694-1778.) » pp. 140-145
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Voltaire. (1694-1778.) » pp. 140-145

Voltaire.
(1694-1778.)

[Notice]

Peu d’hommes ont plus que Voltaire remué par leur génie et rempli de leur nom le monde : aucun n’a plus fortement agi sur son temps. Pour lui on a épuisé les censures et les éloges ; on se bornera à dire qu’il a justifié pleinement les unes et les autres. Il suffisait pourtant à sa gloire d’être le talent le plus universel, le plus brillant et le plus fécond écrivain du dix-huitième siècle : son ardente ambition voulut encore renouveler les opinions humaines ; il déclara la guerre aux plus saintes, aux plus inébranlables vérités. A cette lutte, qui troubla sa vie et pèse sur sa mémoire, furent consacrées surtout les années de sa longue vieillesse : elles lui permirent de voir les commencements du règne de Louis XVI, après que sa jeunesse avait vu la fin de celui de Louis XIV. Né en effet le 20 février 1694 à Châtenay, près de Paris, il ne mourut qu’en 1778, à Paris. Émule, dans la prose, des maîtres de notre époque classique, Voltaire s’est, toutefois, élevé rarement au ton de la haute éloquence. Ses passions étaient plus vives et plus mobiles que ses convictions profondes et arrêtées. Le ton de légèreté et d’ironie, qui lui est trop ordinaire, se concilie peu d’ailleurs avec les grands mouvements de l’âme. Mais il excelle dans le style simple et tempéré : son langage, facile et animé d’une douce chaleur, offre les principales qualités de l’esprit français, la netteté, la clarté, l’élégance et la finesse1.

Retraite de Schullembourg2.

Auguste3 confia pour quelque temps le commandement de son armée au comte de Schullembourg, général très-habile, et qui avait besoin de toute son expérience à la tête d’une armée découragée. Il songea plus à conserver les troupes de son maître qu’à vaincre : il faisait la guerre avec adresse, et les deux rois1, avec vivacité. Il leur déroba des marches, occupa des passages avantageux, sacrifia quelque cavalerie pour donner le temps à son infanterie de se retirer en sûreté. Il sauva ses troupes par des retraites glorieuses devant un ennemi avec lequel on ne pouvait guère alors acquérir que cette espèce de gloire.

A peine arrivé dans le palatinat de Posnanie, il apprend que les deux rois, qu’il croyait à cinquante lieues de lui, avaient fait ces cinquante lieues en neuf jours. Il n’avait que huit mille fantassins et mille cavaliers ; il fallait se soutenir contre une armée supérieure, contre le nom du roi de Suède et contre la crainte naturelle que tant de défaites inspiraient aux Saxons. Il avait toujours prétendu, malgré l’avis des généraux allemands, que l’infanterie pouvait résister en pleine campagne, même sans chevaux de frise2, à la cavalerie3 ; il en osa faire ce jour-là l’expérience contre cette cavalerie victorieuse, commandée par deux rois et par l’élite des généraux suédois. Il se posta si avantageusement qu’il ne put être entouré. Son premier rang mit le genou en terre : il était armé de piques et de fusils ; les soldats extrêmement serrés présentaient aux chevaux des ennemis une espèce de rempart hérissé de piques et de baïonnettes ; le second rang, un peu courbé sur les épaules du premier, tirait par-dessus ; et le troisième debout faisait feu en même temps derrière les deux autres4. Les Suédois fondirent avec leur impétuosité ordinaire sur les Saxons, qui les attendirent sans s’ébranler : les coups de fusil, de pique et de baïonnette effarouchèrent les chevaux, qui se cabraient au lieu d’avancer. Par ce moyen, les Suédois n’attaquèrent qu’en désordre, et les Saxons se défendirent en gardant leurs rangs.

Il en fit un bataillon carré long ; et, quoique chargé de cinq blessures, il se retira en bon ordre en cette forme, au milieu de la nuit, dans la petite ville de Gurau, à trois lieues du champ de bataille. A peine commençait-il de respirer dans cet endroit, que les deux rois paraissent tout à coup derrière lui.

Au delà de Gurau, en tirant vers le fleuve de l’Oder, était un bois épais, au travers duquel le général saxon sauva son infanterie fatiguée. Les Suédois, sans se rebuter, le poursuivirent par le bois même, avançant avec difficulté dans des routes à peine praticables pour des gens de pied. Les Saxons n’eurent traversé le bois que cinq heures avant la cavalerie suédoise. Au sortir de ce bois coule la rivière de Parts, au pied d’un village nommé Rutzen. Schullembourg avait envoyé en diligence rassembler des bateaux : il fait passer la rivière à sa troupe, qui était déjà diminuée de moitié. Charles arrive dans le temps que Schullembourg était à l’autre bord. Jamais vainqueur n’avait poursuivi si vivement son ennemi. La réputation de Schullembourg dépendait d’échapper au roi de Suède ; le roi, de son côté, croyait sa gloire intéressée à prendre Schullembourg et le reste de son armée : il ne perd point de temps ; il fait passer sa cavalerie à un gué. Les Saxons se trouvaient enfermés entre cette rivière de Parts et le grand fleuve de l’Oder, qui prend sa source dans la Silésie, et qui est déjà profond et rapide en cet endroit.

La perte de Schullembourg paraissait inévitable ; cependant, après avoir sacrifié peu de soldats, il passa l’Oder pendant la nuit. Il sauva ainsi son armée, et Charles ne put s’empêcher de dire : « Aujourd’hui Schullembourg nous a vaincus. »

C’est ce même Schullembourg qui fut depuis général des Vénitiens, et à qui la république a érigé une statue dans Corfou, pour avoir défendu contre les Turcs ce rempart de l’Italie. Il n’y a que les républiques qui rendent de tels honneurs : les rois ne donnent que des récompenses.

Mais ce qui faisait la gloire de Schullembourg n’était guère utile au roi Auguste. Ce prince abandonna encore une fois la Pologne à ses ennemis ; il se retira en Saxe, et fit réparer avec précipitation les fortifications de Dresde, craignant déjà, non sans raison, pour la capitale de ses Etats héréditaires.

Histoire de Charles XII 1, liv. III.

Charles XII à Bender1.

Le canon tirait contre la maison ; mais, les pierres étant fort molles, il ne faisait que des trous et ne renversait rien. Le kan des Tartares et le bacha, qui voulaient prendre le roi en vie, honteux de perdre du monde et d’occuper une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la maison pour obliger le roi à se rendre. Ils firent lancer sur le toit, contre les portes et contre les fenêtres, des flèches entortillées de mèches allumées : la maison fut en flammes en un moment ; le toit tout embrasé était près de fondre sur les Suédois. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le feu : trouvant un petit baril plein de liqueur, il prend le baril lui-même, et, aidé de deux Suédois, il le jette à l’endroit où le feu était le plus violent ; il se trouva que ce baril était rempli d’eau-de-vie ; mais la précipitation inséparable d’un tel embarras empêcha d’y penser. L’embrasement redoubla avec plus de rage : l’appartement du roi était consumé ; la grande salle où les Suédois se tenaient était remplie d’une fumée affreuse mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les portes des appartements voisins ; la moitié du toit était abîmée dans la maison même ; l’autre tombait en dehors en éclatant dans les flammes.

Un garde, nommé Walberg, osa, dans cette extrémité, crier qu’il fallait se rendre. « Voilà un étrange homme, dit le roi, qui s’imagine qu’il n’est pas plus beau d’être brûlé que d’être prisonnier. » Un autre garde, nommé Rosen, s’avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n’était qu’à cinquante pas, avait un toit de pierres, et était à l’épreuve du feu, qu’il fallait faire une sortie, gagner cette maison et s’y défendre. « Voilà un vrai Suédois ! » s’écria le roi ; il embrassa ce garde, et le créa colonel sur-le-champ. « Allons, mes amis, dit-il, prenez avec vous le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, et gagnons la chancellerie l’épée à la main. »

Les Turcs, qui cependant entouraient cette maison tout embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d’épouvante que les Suédois n’en sortaient point ; mais leur étonnement fut encore plus grand lorsqu’ils virent ouvrir les portes et le roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armés d’épées et de pistolets : chacun tira deux coups à la fois, à l’instant que la porte s’ouvrit, et, dans le même clin d’œil, jetant leurs pistolets et s’armant de leurs épées, ils firent reculer les Turcs plus de cinquante pas ; mais, le moment d’après, cette petite troupe fut entourée. Le roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s’embarrassa dans ses éperons et tomba. Vingt et un janissaires se jettent aussitôt sur lui ; il jette en l’air son épée pour s’épargner la douleur de la rendre. Les Turcs l’emmenèrent au quartier du bacha ; les uns le tenaient sous les jambes, les autres sous les bras, comme on porte un malade que l’on craint d’incommoder.

Au moment que le roi se vit saisi, la violence de son tempérament et la fureur où un combat si long et si terrible avait dû le mettre firent place tout à coup à la douceur et à la tranquillité ; il ne lui échappa pas un mot d’impatience, pas un coup d’œil de colère ; il regardait les janissaires en souriant, et ceux-ci le portaient en criant Allah, avec une indignation mêlée de respect. Ses officiers furent pris en même temps et dépouillés par les Turcs et par les Tartares. Ce fut le 12 février de l’an 1713 qu’arriva cet étrange événement, qui eut encore des suites singulières.

Ibid. liv. VI.

Au marquis d’Argenson1.

Une lettre de recommandation.

Que direz-vous de moi, monsieur ? Vous me faites sentir vos bontés de la manière la plus bienveillante ; vous ne semblez me laisser de sentiments que ceux de la reconnaissance, et il faut avec cela que je vous importune encore. Non, ne me croyez pas assez hardi ; mais voici le fait. Un grand garçon, bien fait, aimant les vers, ayant de l’esprit, ne sachant que faire, s’avise de se faire présenter, je ne sais comment, à Cirey1. Il m’entend parler de vous comme de mon ange gardien. « Oh ! oh ! dit-il, s’il vous fait du bien, il m’en fera donc : écrivez-lui en ma faveur. — Mais, monsieur, considérez que j’abuserais… — Eh bien ! abusez, dit-il. Je voudrais être à lui, s’il va en ambassade ; je ne lui demande rien, je le servirai à tout ce qu’il voudra. Je suis diligent, je suis bon garçon, je suis de fatigue ; enfin donnez-moi une lettre pour lui. » Moi, qui suis bonhomme, je lui donne la lettre. Dès qu’il la tient, il se croit trop heureux. — « Je verrai M. d’Argenson ! » — Et voilà mon grand garçon qui vole à Paris.

J’ai donc, monsieur, l’honneur de vous en avertir. Il se présentera à vous avec une belle mine et une chétive recommandation. Pardonnez-moi cette importunité ; ce n’est pas ma faute. Je n’ai pu résister au plaisir de me vanter de vos bontés, et un passant a dit : « J’en retiens part. »

S’il arrivait en effet que ce jeune homme fût sage, serviable, instruit, et, qu’allant en ambassade, vous eussiez besoin de lui, informez-vous-en au noviciat des jésuites : il a été deux ans novice.

Pour moi, je vivrai pour vous être à jamais attaché avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance.

Lettres, mars 1739.