(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Bonaventure Desperriers. Mort en 1544 » pp. -
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(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Bonaventure Desperriers. Mort en 1544 » pp. -

Bonaventure Desperriers
Mort en 1544

[Notice]

Né à Arnay-le-Duc, en Bourgogne, valet de chambre, puis secrétaire intime de Marguerite d’Angoulême, Desperriers composa des dialogues facétieux connus sous le titre de Cymbalum mundi. Ce livre qui, suivant l’expression d’Etienne Pasquier, « méritait d’être jeté au feu avec son auteur », fut brûlé si bel et si bien qu’un siècle après, Bayle ne put en trouver un seul exemplaire. Desperriers n’était pourtant rien moins que calviniste. Il fut en prose ce que Marot devait être en poésie, un esprit flottant et libertin, mais naïf et ingénieux, un Fontenelle de boudoir, un épicurien se moquant de la vérité, pour se dispenser de la chercher. Son persiflage blessa tous les partis. Réduit à la misère, ce gai conteur termina sa vie légère par une fin tragique. Ce sceptique, habitué à rire de tout, se perça de son épée dans un accès de désespoir. Sauvons de l’oubli quelques pages agréables qui représentent un genre tout à fait gaulois, le Fabliau desrimé, la nouvelle.

Un jeu de mots

Un homme, devisant1 avec une femme de Paris, laquelle se vantoit d’estre la maistresse, luy disoit : « Sy j’estois vostre mary, je vous garderois bien de faire tout a vostre teste. — Vous ! disoit elle ; il vous fauldroit passer par là aussy bien comme2 les aultres. — Ouy, fit il, asseurez vous que je scais deux poincts pour avoir raison d’une femme. — Vites-vous3 ? dit-elle ; et qui sont ces deux poincts là ? » L’homme, en fermant la main, lui dit : « En voilà un ! » Puys, tout soubdain, en fermant l’aultre main, « et voilà l’aultre. » De quoy il fut bien ri. Car la femme attendoit qu’il luy alloit descouvrir deux raisons nouvelles pour mettre les femmes au pas4.

Le Pot au lait

Comparaison des alquemistes 1 à la bonne femme qui portoit une potée de lait au marché 2

Chascun sçait que le commun langaige3 des alquemistes, c’est qu’ilz se promettent un monde de richesses, et qu’ilz sçavent des secrets de nature que tous les hommes ensemble ne sçavent pas ; mais à la fin tout leur cas s’en va en fumée…4 et ne les sçauroit-on mieux comparer qu’à une bonne femme qui portoit une potée de laict au marché, faisant son compte ainsi : qu’elle la vendroit deux liards ; de ces deux liards elle en5 achepteroit une douzaine d’eufz, lesquelz elle mettroit couver, et en auroit une douzaine de poussins ; ces poussins deviendroient grands.. et vaudroyent cinq solz la pièce ; ce seroit un escu et plus, dont elle achepteroit deux cochons, masle et femelle, qui deviendroyent grands et en seroient une douzaine d’autres, qu’elle vendroit vingt solz6 la pièce après les avoir nourriz quelque temps : ce seroyent douze francs, dont elle achepteroit une jument qui porteroit un beau poulain, lequel croistroit et deviendroit tant gentil : il saulteroit et feroit hin7. Et, en disant hin, la bonne femme, de l’aise8 qu’elle avoit en son compte, se print à faire la ruade que feroit son poulain, et, en la faisant, sa potée de laict va tomber et se respandit toute. Et voilà ses eufs, ses poussins, ses chapons, ses cochons, sa jument et son poulain, tous par terre9. Ainsi les Alquemistes, après qu’ils ont bien fournayé1, charbonné, lutté2, soufflé, distillé, calciné, congelé3, fixé4, liquefié, vitrefié, putrefié, il ne fault que casser un alembic pour les mettre au compte5 de la bonne femme.

(Nouvelles, XII.)