(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Courier 1773-1825 » pp. 238-242
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Courier 1773-1825 » pp. 238-242

Courier
1773-1825

[Notice]

Paul-Louis Courier fut avant 1815 un officier d’artillerie, peu soucieux de gloire militaire, peu discipliné, assez récalcitrant, et plus passionné pour l’étude du grec que pour son métier de soldat. Après la chute de l’empire qu’il avait servi sans enthousiasme, mécontent, déclassé, il se fit avocat de l’opposition, et guerroya contre les préfets, les maires et les gendarmes. Inspirés par des rancunes souvent mesquines, ou injustes, ses pamphlets, qui ont perdu l’à-propos des circonstances, représentent avec verve les mœurs politiques de la Restauration. Publiciste à courtes vues, Courier fut quinteux, misanthrope, taquin, sceptique, maussade et insociable. Écrivain châtié, savant et scrupuleux, puriste dont la finesse littéraire fait le régal des gourmets, il aime à puiser aux sources antiques, et abuse de l’archaïsme. Verte, alerte, penétrante, sa langue a des rudesses et des vivacités gauloises ; il procède par petites phrases brèves et incisives, qui ont un rythme poétique. On trouve dans sa prose quantité de vers alexandrins auxquels ne manque que la rime. Elle a un poli qui rappellerait les maîtres classiques, s’il était moins prémédité. Peu de matière et beaucoup d’art, voilà le secret de son talent.

Une tempête dans un verre d’eau

Ce fut le jour de la mi-carême, le 25 mars, à une heure du matin ; tout dormait ; quarante gendarmes entrent dans la ville ; là, de l’auberge où ils étaient descendus d’abord, ayant fait leurs dispositions, pris toutes leurs mesures et les indications dont ils avaient besoin, dès la première aube du jour ils se répandent dans les maisons. Luynes1, messieurs, est en grandeur la moitié du Palais-Royal ; l’épouvante fut bientôt partout. Chacun fuit ou se cache ; quelques-uns sont arrachés des bras de leurs femmes ou de leurs enfants ; mais la plupart nus, dans les rues, ou fuyant dans la campagne, tombent aux mains de ceux qui les attendaient dehors. Après une longue scène de tumulte et de cris, dix personnes demeurent arrêtées : c’était tout ce qu’on avait pu prendre. Oui, messieurs, à cent lieues de Paris, dans un bourg écarté, ignoré, qui n’est pas même lieu de passage, où l’on n’arrive que par des chemins impraticables, il y a là dix conspirateurs, dix ennemis de l’Etat et du roi, dix hommes dont il faut s’assurer, avec précaution toutefois ; le secret est l’âme de toute opération militaire. A minuit, on monte à cheval ; on arrive sans bruit aux portes de Luynes ; point de sentinelles à égorger, point de postes à surprendre ; on entre, et, au moyen de mesures si bien prises, on parvient à saisir une femme, un barbier, un sabotier, quatre ou cinq laboureurs ou vignerons, et la monarchie est sauvée2 !

Une aventure dans la Calabre

Résina, près Portici, le 1er novembre 1807.

Vos lettres sont rares, ma chère cousine ; vous faites bien, je m’y accoutumerais, et je ne pourrais plus m’en passer. Tout de bon, je suis en colère : vos douceurs ne m’apaisent point. Comment, cousine, depuis trois ans voilà deux fois que vous m’écrivez !… Mais quoi ! si je vous querelle, vous ne m’écrirez plus du tout ; je vous pardonne donc, crainte de pis.

Oui, sûrement, je vous conterai mes aventures bonnes et mauvaises, tristes et gaies ; car il m’en arrive des unes et des autres. Laissez-nous faire, cousine ! On vous en donnera de toutes les façons. C’est un vers de la Fontaine. Mon Dieu ! m’allez-vous dire, on a lu La Fontaine ; on sait ce que c’est que le Curé et le Mort 1. Eh bien, pardon. Je disais donc que mes aventures sont diverses et intéressantes ; il y a plaisir à les entendre, et plus encore, je m’imagine, à vous les conter. C’est une expérience que nous ferons au coin du feu quelque jour. J’en ai pour tout un hiver. J’ai de quoi vous amuser et par conséquent vous plaire, sans vanité, tout ce temps-là ; de quoi vous attendrir, vous faire rire, vous faire peur, vous faire dormir. Mais pour vous écrire tout, ah ! vraiment vous plaisantez : Mme Radcliff n’y suffirait pas2. Cependant je sais que vous n’aimez pas à être refusée, et comme je suis complaisant, quoi qu’on en dise, voici, en attendant, un petit échantillon de mon histoire ; mais c’est du noir3, prenez-y garde. Ne lisez pas cela en vous couchant, vous en rêveriez, et pour rien au monde je ne voudrais vous avoir donné le cauchemar.

Un jour, je voyageais en Calabre4. C’est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n’aiment personne, et en veulent surtout aux Français5. De vous dire pourquoi, cela serait long ; suffit6 qu’ils nous haïssent à mort, et qu’on passe fort mal son temps lorsqu’on tombe entre leurs mains. J’avais pour compagnon un jeune homme d’une figure… ma foi, comme ce monsieur que nous vîmes au Raincy7 ; vous en souvenez-vous ? et mieux encore peut-être. Je ne dis pas cela pour vons intéresser, mais parce que c’est la vérité. Dans ces montagnes les chemins sont des précipices ; nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine ; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute ; devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes, tant qu’il fit jour, notre chemin à travers ces bois ; mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d’une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon ; mais comment faire ? Là, nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier ; nous voilà mangeant et buvant, lui, du moins, car pour moi j’examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers ; mais la maison, vous l’eussiez prise pour un arsenal. Ce n’étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux et coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire, il était de la famille, il riait, il causait avec eux ; et par une imprudence que j’aurais dû prévoir (mais quoi ! s’il était écrit…), il dit d’abord d’où nous venions, où nous allions, que nous étions Français, imaginez un peu ! Chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain ! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche1, promit à ces gens pour la dépense, et pour nos guides le lendemain, ce qu’ils voulurent. Enfin il parla de sa valise, priant fort qu’on en eût grand soin, qu’on la mît au chevet de son lit ; il ne voulait point, disait-il, d’autre traversin. Ah ! jeunesse ! jeunesse ! que votre âge est à plaindre !

Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la soupente haute où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept ou huit pieds, où l’on montait par une échelle, c’était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid dans lequel on s’introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l’année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise ; moi, déterminé à veiller, je fis bon feu, et m’assis auprès. La nuit s’était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand sur l’heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j’entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer ; et, prêtant l’oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d’en bas, je distinguai ces propres mots du mari : « Eh bien ! enfin, voyons, faut-il les tuer tous les deux ? » A quoi la femme répondit : Oui. » Et je n’entendis plus rien.

Que vous dirai-je ? Je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre ; à me voir, vous n’eussiez su si j’étais mort ou vivant. Dieu ! quand j’y pense encore !… Nous deux, presque sans armes, contre eux douze ou quinze, qui en avaient tant ! Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue ! L’appeler, faire du bruit, je n’osais ; m’échapper tout seul, je ne pouvais ; la fenêtre n’était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups… En quelle peine je me trouvais ; imaginez-le si vous pouvez. Au bout d’un quart d’heure qui fut long, j’entendis sur l’escalier quelqu’un, et, par la fente de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l’autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui, moi, derrière la porte : il ouvrit ; mais avant d’entrer, il posa la lampe, que sa femme vint prendre, puis il entra pieds nus ; et elle, dehors, lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : « Doucement, va doucement. » Quand il fut à l’échelle, il monte, son couteau dans les dents ; et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu, offrant sa gorge découverte, d’une main il prend son couteau, et de l’autre… Ah ! cousine… il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s’en va, et je reste seul avec mes réflexions1.

Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous éveiller, comme nous l’avions recommandé. On apporte à manger : on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l’un et manger l’autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : « Faut-il les tuer tous deux ? » Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.

Cousine, obligez-moi, ne contez point cette histoire. D’abord, comme vous voyez, je n’y joue pas un beau rôle, et puis vous me la gâteriez. Tenez, je ne vous flatte point ; c’est votre figure qui nuirait à l’effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j’ai la mine qu’il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter ? Prenez des sujets qui aillent à votre air : Psyché, par exemple.