(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Saint-Simon, 1675-1755 » pp. 223-233
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Saint-Simon, 1675-1755 » pp. 223-233

Saint-Simon
1675-1755

[Notice]

Fils d’un ancien favori de Louis XIII, qui prétendait descendre de Charlemagne, il fut tourmenté de bonne heure par le démon de l’histoire, et commença ses Mémoires en juillet 1694, à l’armée, à l’âge de dix-neuf ans. Depuis, il ne cessa pas d’observer et d’écrire, à bride abattue, sur tout ce qu’il voyait, entendait et devinait.

Son existence fut plus simple qu’il n’eût voulu. Entré jeune au service, il brisa son épée pour se venger d’un passe-droit. Grand seigneur, élevé dans des idées féodales, jaloux jusqu’au ridicule de son rang de duc et pair, il en soutint les prérogatives avec une fureur de vanité qui ressemblait à une monomanie.

Honnête homme de la vieille roche, chrétien fervent et pratique, Alceste mécontent et médisant, ambitieux de grandes choses et réduit à vivre parmi les petites, il eut pendant le règne de Louis XIV l’attitude d’un frondeur qui boude sous sa tente, d’un politique méconnu et entêté de chimères. Très-lié, malgré ses vertus austères, avec le duc d’Orléans, il n’eut d’influence que dans les premières années de la Régence, pendant lesquelles il travailla avec rage à rabaisser le parlement et à précipiter d’un rang usurpé les fils illégitimes de Louis XIV. Après son ambassade d’Espagne, il vécut dans la retraite et mourut à quatre-vingts ans.

Il faut se défier de ses portraits et de ses jugements ; car la passion l’aveugle, quand elle ne l’éclaire pas ; mais son génie de peintre et de moraliste l’égale à Molière, à Cervantes, à Shakespeare. Sincère, hardi pour le bien public, implacable contre la bassesse, aussi franc avec ses amis que terrible pour ses ennemis, vraiment épris de la vertu, sensible à toutes les délicatesses de l’honneur, il fut le Tacite de Versailles.

Il voit tout et fait tout voir. Son imagination évoque les scènes et ressuscite les acteurs avec tant de puissance qu’il nous donne l’impression de la réalité même. Son effrayante clairvoyance arrache tous les masques, perce de ses regards toutes les physionomies, met l’homme à découvert. Sa sensibilité est effrénée. Il a des ricanements de vengeance, des transports de joie, des tressaillements d’horreur.

Ardent, fiévreux, inventif, son style emporte la pièce. « Il écrit à la diable pour l’immortalité » a dit Chateaubriand ; mais ne lui demandez ni la sobriété, ni la correction, ni les bienséances, ni le goût.

Chez lui, idées, sentiments, expressions, tout surabonde, déborde : c’est une tempête, un déluge, qui renverse toutes les digues. Ses phrases sont parfois un labyrinthe inextricable. Mais quelle fougue de pinceau ! Il entraîne, il maîtrise, il possède son lecteur.

Tableau de la cour à la mort de monseigneur 1

Jamais la cour ne fut plus instructive que le jour de la mort de ce prince. J’en vois encore tout le tableau devant mes yeux.

Nous avions soupé. La compagnie, quelque temps après, s’était retirée, et je causais avec madame de Saint-Simon, lorsqu’un ancien valet de chambre, à qui elle avait donné une charge de garçon de la chambre de madame la duchesse de Berry, et qui servait à table, entra tout effarouché. Il nous dit qu’il fallait qu’il y eût de mauvaises nouvelles de Meudon ; que monseigneur le duc de Bourgogne venait d’envoyer parler à l’oreille à M. le duc de Berry, à qui les yeux avaient rougi à l’instant ; qu’aussitôt il était sorti de table ; que, sur un second message fort prompt, la table où la compagnie était restée s’était levée avec précipitation, et que tout le monde était passé dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrême. Je courus chez madame la duchesse de Berry aussitôt ; il n’y avait plus personne ; ils étaient2 tous allés chez madame la duchesse de Bourgogne ; j’y poussai tout de suite.

J’y trouvai tout Versailles rassemblé, ou y arrivant, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. J’appris que Monseigneur avait reçu l’extrême-onction, qu’il était sans connaissance et hors de toute espérance, et que le roi avait mandé à madame la duchesse de Bourgogne qu’il s’en allait à Marly, et de le venir attendre dans l’avenue entre les deux écuries, pour le voir en passant.

Ce spectacle attira toute l’attention que j’y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme, et ce qui tout à la fois se présenta à mon esprit. Les deux princes et les deux princesses étaient dans le petit cabinet derrière la ruelle du lit. La toilette pour le coucher était à l’ordinaire dans la chambre de madame la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la cour en profusion. Elle allait et venait du cabinet dans la chambre, en attendant le moment d’aller au passage du roi ; et son maintien, toujours avec ses mêmes grâces, était un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun semblait prendre pour douleur. Elle disait ou répondait en passant devant les uns et les autres quelques mots rares. Tous les assistants étaient des personnages vraiment expressifs ; il ne fallait qu’avoir des yeux, sans aucune connaissance de la cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux qui n’étaient de rien : ceux-ci tranquilles à eux-mêmes, les autres pénétrés de douleur ou de gravité et d’attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élargissement1 et leur joie.

Je vis arriver madame la duchesse de Bourgogne, dont la contenance majestueuse et compassée ne disait rien. Elle entra dans le petit cabinet, d’où bientôt après elle sortit avec M. le duc d’Orléans, duquel l’activité et l’air turbulent marquaient plus l’émotion du spectacle que de tout autre sentiment. Ils s’en allèrent, et je le remarque exprès, par ce qui bientôt après arriva en ma présence.

Quelques moments après, je vis de loin, vers la porte du petit cabinet, monseigneur le duc de Bourgogne avec un air fort ému et peiné ; mais le coup d’œil que j’assénai vivement sur lui ne m’y rendit rien de tendre, et ne me rendit que l’occupation profonde d’un esprit saisi.

Valets et femmes de chambre criaient déjà indiscrètement, et leur douleur prouva bien tout ce que cette espèce de gens allait perdre. Vers minuit et demi, on eut des nouvelles du roi ; et aussitôt je vis madame la duchesse de Bourgogne sortir du petit cabinet avec monseigneur le duc de Bourgogne, l’air alors plus touché qu’il ne m’avait paru la première fois, et qui rentra aussitôt dans le cabinet. La princesse prit à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et d’un air délibéré, traversa la chambre, les yeux à peine mouillés, mais trahie par de curieux regards lancés de part et d’autre à la dérobée, et, suivie seulement de ses dames, gagna son carrosse par le grand escalier.

Elle ne tarda pas à revenir, et l’on sut qu’arrêtée dans l’avenue entre les deux écuries, elle n’avait attendu le roi que fort peu de temps. Dès qu’il approcha, elle mit pied à terre et alla à sa portière. Madame de Maintenon, qui était de ce même côté, lui cria : « Où allez-vous, madame ? n’approchez pas, nous sommes pestiférés. » Je n’ai point su quel mouvement fit le roi, qui ne l’embrassa point à cause du mauvais air. La princesse à l’instant regagna son carrosse et s’en revint. Elle retrouva les deux princes et madame la duchesse de Berry avec le duc de Beauvilliers, dans un petit cabinet où elle les avait laissés.

Après les premiers embrassements d’un retour qui signifiait tout, le duc de Beauvilliers, qui les vit étouffer dans ce petit lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sépare de la galerie ; depuis quelque temps, on avait fermé ce salon d’une porte pour en faire un grand cabinet. On y ouvrit des fenêtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse à son côté, s’assirent sur un même canapé près des fenêtres, le dos à la galerie ; tout le monde épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familières par terre aux pieds ou proche du canapé des princes.

Là, dans la chambre et par tout l’appartement, on lisait apertement sur les visages. Monseigneur n’était plus ; on le savait, on le disait, nulle contrainte ne retenait plus à son égard, et ces premiers moments étaient ceux des premiers mouvements peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l’agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.

Les premières pièces offraient les mugissements contenus des valets, désespérés de la perte d’un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d’un autre qu’ils ne prévoyaient qu’avec transissement, et qui par celle-ci devenait le leur propre. Parmi eux s’en remarquaient d’autres des plus éveillés de gens principaux de la cour, qui étaient accourus aux nouvelles, et qui montraient bien, à leur air, de quelle boutique ils étaient balayeurs.

Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiraient leurs soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considérables, s’inquiétaient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D’autres, vraiment affligés et1 de cabale frappée, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d’un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d’affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière ; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir et l’importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu’au maintien chagrin et austère, le tout n’était qu’un voile clair, qui n’empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés en garde contre l’opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements ; mais leurs yeux suppléaient au peu d’agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout ; un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres ; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer ; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux les distinguaient malgré qu’ils en eussent.

Les deux princes et les deux princesses assises à leurs côtés prenant soin d’eux étaient les plus exposés à la pleine vue. Monseigneur le duc de Bourgogne pleurait d’attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry, tout d’aussi1 bonne foi en versait en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paraissait grande ; et poussait non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisait parfois, mais de suffocation, puis éclatait, mais avec un tel bruit, qui semblait tellement la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclataient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Cela fut au point qu’il fallut le déshabiller là même, et se précautionner de remèdes et de gens de la Faculté. Madame la duchesse de Berry était hors d’elle ; on verra bientôt pourquoi. Le désespoir le plus amer était peint avec horreur sur son visage. On y voyait écrite une rage de douleur, non d’amitié, mais d’intérêt ; des intervalles secs, mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montraient une amertume d’âme extrême, fruit de la méditation profonde qui venait de précéder. Souvent réveillée par les cris de son époux, prompte à le secourir, à le soutenir, à l’embrasser, à lui présenter quelque chose à sentir, on voyait un soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde en elle-même, puis un torrent de larmes qui lui aidaient à suffoquer ses cris. Madame la duchesse de Bourgogne consolait aussi son époux, et y avait moins de peine qu’à acquérir le besoin d’être elle-même consolée ; à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyait bien qu’elle faisait de son mieux pour s’acquitter d’un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le fréquent moucher répondait aux cris du prince son beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissaient à l’art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d’œil fréquemment dérobé se promenait sur l’assistance et sur la contenance de chacun.

Le duc de Beauvilliers2, debout auprès d’eux, l’air tranquille et froid, comme à chose non avenue ou à spectacle ordinaire, donnait ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu’il était besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses ; vous l’auriez cru au lever ou au petit couvert servant à l’ordinaire. Ce phlegme dura sans la moindre altération, également éloigné d’être aise par religion, et de cacher aussi le peu d’affliction qu’il ressentait, pour conserver toujours la vérité.

Madame1, rhabillée en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, les inonda tous de ses larmes en les embrasant, fit retentir le château d’un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d’une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarade.

Madame la duchesse d’Orléans s’était éloignée des princes, et s’était assise le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort silencieux autour d’elles, ces dames peu à peu se retirèrent d’auprès d’elle, et lui firent grand plaisir. Il ne resta que la duchesse Sforze, la duchesse de Villeroy, madame de Castries, sa dame d’atours, et madame de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s’approchèrent en un tas, tout le long d’un lit de veille à pavillon et le joignant ; et comme elles étaient toutes affectées de même à l’égard de l’événement qui rassemblait là tant de monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.

Dans la galerie et dans ce salon, il y avait plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchaient des Suisses de l’appartement et des frotteurs, et ils y avaient été mis à l’ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, madame de Castries, qui touchait au lit, le sentit remuer et en fut fort effrayée, car elle l’était de tout quoique avec beaucoup d’esprit. Un moment après, elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très-long à reconnaître son monde qu’il regardait fixement l’un après l’autre, et qui, enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s’était apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avait assez profondément dormi depuis pour ne s’être réveillé qu’alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelques dames de là autour, et fit quelque peur à madame la duchesse d’Orléans et à ce qui causait avec elle d’avoir été entendues. Mais, réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassurèrent.

La duchesse de Villeroy, qui ne faisait presque que les joindre, s’était fourrée un peu auparavant dans le petit cabinet avec la comtesse de Roucy et quelques dames du palais, dont madame de Lévi n’avait osé approcher, pensant trop conformément à la duchesse de Villeroy. Elles y étaient quand j’arrivai.

Je voulais douter encore, quoique tout me montrât ce qui était ; mais je ne pus me résoudre à m’abandonner à le croire que le mot ne m’en fût prononcé par quelqu’un à qui on pût ajouter foi1. Le hasard me fit rencontrer M. d’O, à qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n’en être pas bien aise. Je ne sais pas trop si je réussis bien ; mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n’émoussèrent ma curiosité, et qu’en prenant bien garde à conserver toute bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux.

Cette sorte de désordre dura bien une heure, où la duchesse de Lude ne parut point, retenue au lit par la goutte. À la fin, M. le duc de Beauvilliers s’avisa qu’il était temps de délivrer les deux princes d’un si fâcheux public. Il leur proposa donc que M. et madame la duchesse de Berry se retirassent dans leur appartement, et le monde, de celui de madame la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussitôt embrassé. M. le duc de Berry s’achemina donc partie seul et quelquefois appuyé sur son épouse, madame de Saint-Simon avec eux et une poignée de gens. Je les suivis de loin pour ne pas exposer ma curiosité plus longtemps. Ce prince voulait coucher chez lui, mais madame la duchesse de Berry ne le voulut pas quitter ; il était si suffoqué et elle aussi, qu’on fit demeurer auprès d’eux une Faculté complète et munie.

Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De fois à autre, M. le duc de Berry demandait des nouvelles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause de la retraite du roi à Marly. Quelquefois il s’informait s’il n’y avait plus d’espérance ; il voulait envoyer aux nouvelles, et ce ne fut qu’assez avant dans la matinée que le funeste rideau fut tiré devant ses yeux, tant la nature et l’intérêt ont de peine à se persuader des maux extrêmes et sans remède. On ne peut rendre l’état où il fut quand il le sentit enfin dans toute son étendue. Celui de madame la duchesse de Berry ne fut guère meilleur, mais qui ne l’empêcha pas de prendre de lui tous les soins possibles.

La nuit de monseigneur et madame la duchesse de Bourgogne fut plus tranquille ; ils se couchèrent assez paisiblement. Madame de Lévi dit tout bas à la princesse que, n’ayant pas lieu d’être affligée, il lui serait horrible de lui voir jouer la comédie. Elle lui répondit bien naturellement que, sans comédie, la pitié et le spectacle la touchaient, et la bienséance la contenait, et rien de plus ; et en effet elle se tint dans ces bornes-là avec vérité et avec décence. Ils voulurent que quelques-unes des dames du palais passassent la nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau demeura ouvert, et cette chambre devint aussitôt le palais de Morphée. Le prince et la princesse s’endormirent promptement, s’éveillèrent une fois ou deux un instant ; à la vérité ils se levèrent d’assez bonne heure et assez doucement. Le réservoir d’eau était tari chez eux ; les larmes ne revinrent plus depuis que rares et faibles à force d’occasion. Les dames qui avaient veillé et dormi dans cette chambre contèrent à leurs amis ce qui s’y était passé. Personne n’en fut surpris ; et comme il n’y avait plus de monseigneur, personne aussi n’en fut scandalisé.

Fénelon

Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l’harmonie qui frappait dans l’original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait. Ses manières y répondaient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût qu’on ne tient que de l’usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de soi-même dans toutes ses conversations : avec cela une éloquence naturelle, douce, fleurie ; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée ; une élocution facile, nette, agréable ; un air de clarté et de netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures ; avec cela un homme qui ne voulait jamais avoir plus d’esprit que ceux à qui il parlait, qui se mettait à la portée de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettait à l’aise et qui semblait enchanté ; de façon qu’on ne pouvait le quitter, ni s’en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C’est ce talent si rare, et qu’il avait au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l’espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie1