(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre VII. des passions  » pp. 89-97
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre VII. des passions  » pp. 89-97

Chapitre VII.

des passions

L’invention, nous venons de l’établir, trouvera donc de grandes ressources dans l’observation des mœurs, c’est-à-dire de l’individu considéré dans son état normal et habituel ; elle n’en trouvera pas moins dans celle des passions, c’est-à-dire de l’espèce considérée dans les accidents identiques qui l’affectent, en se modifiant d’après les circonstances individuelles.

Ne l’oublions pas, en effet, traiter des passions, ce n’est pas seulement, comme dans la rhétorique des anciens, enseigner combien il est important d’émouvoir celles de l’auditeur, et comment on y parvient, mais encore et surtout y voir des sources d’idées, des auxiliaires pour l’invention. Peindre la passion ou chercher à l’inspirer : voilà évidemment un des topiques de discours les plus féconds et les plus variés ; l’ajouter à un sujet quelconque, passionner le sujet, pour ainsi dire, voilà un des plus puissants moyens de le développer et d’en exprimer tout ce qu’il contient. Or ici, comme tout à l’heure à propos des mœurs, pour réussir, commencez par étudier profondément les passions, eu vous-même, si vous les éprouvez ; dans les autres, si vous ne les éprouvez pas.

Mais à ce dernier mot, presque tous les rhéteurs m’arrêtent et se récrient. Prétendre exprimer des passions qu’on n’éprouve pas ! n’est-ce point soutenir un paradoxe ? n’est-ce point se mettre en opposition avec les maîtres de l’art ? Tous ne sont-ils pas unanimes pour répéter le précepte d’Horace :

… Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi…

vérité si incontestable aux yeux de Boileau, qu’il se contente de la traduire :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez ;

et qu’ailleurs, après avoir accordé à l’amour une place dominante dans les écrits, comme dans les sentiments et les actions des hommes, il ajoute :

Mais pour bien exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être poëte, il faut être amoureux.

Je réponds avec un ancien : Etsi omnes, ego non. Et pour ma part, je partage si peu l’avis de Boileau, que, si j’osais, je dirais, en retournant son vers :

C’est tout d’être poëte et rien d’être amoureux.

Quoi ! il faut que le poëte, le romancier, l’orateur éprouvent ou aient éprouvé toutes les passions qu’ils veulent communiquer ou exprimer ! Corneille, le plus pacifique des hommes, a dû ressentir la haine monstrueuse de Cléopâtre ; Molière, le plus généreux, les transes ridicules de l’avare ; Voltaire, le plus sceptique, le religieux enthousiasme de Lusignan ; Shakespeare enfin, toutes les passions, car en est-il une qui lui ait échappé ? Le cœur jaloux de Molière lui a révélé, me dit-on, la scène de jalousie du Misanthrope. Je le veux bien. Mais dites-moi, à votre tour, n’a-t-il pas aussi bien réussi dans le Tartufe ? et soutiendrez-vous que c’est à la même source qu’il a puisé l’abominable langage de l’hypocrisie ?

Sans doute la nature individuelle a d’admirables révélations, des inspirations sublimes ; mais pour être sûr de saisir et de conserver cette sublimité, il faut, en quelque sorte, l’arrêter au passage par la réflexion, la généraliser par l’abstraction, s’élancer au-delà des bornes étroites de l’individu, contempler un modèle plus grand et plus haut placé, pressentir enfin d’imagination et de génie la nature universelle, et la rendre par la combinaison de l’enthousiasme idéal et du sang-froid personnel.

On cite le De Oratore de Cicéron. « Il est impossible, dit Antoine à Crassus, que l’auditeur se livre à la douleur, à la haine, à l’indignation, à la crainte, à la pitié, si tous ces sentiments ne sont profondément imprimés dans l’âme de l’orateur. Pour moi, ajoute-t-il, je le proteste, je n’ai jamais essayé de les inspirer aux juges, que je n’aie personnellement ressenti les émotions que je voulais faire passer dans leur âme16. »

Malgré les protestations d’Antoine, je doute de sa véracité ; et ces protestations même prouvent que Crassus en doutait comme moi. Mais songez donc, ô Antoine, que vous donnez des préceptes pour soulever toutes les passions, bonnes ou mauvaises, jusqu’à l’envie, la plus avilissante, la plus hideuse de toutes. Eh bien, nous protesterez-vous que toutes ces passions vous aient agité, que votre noble cœur ait aussi connu l’envie, l’envie de l’autorité et de la fortune, potestatis atque fortunœ, méritées même par des services réels et honorables, tum si erunt honestiora merita atque graviora !

Mais je vais plus loin. L’avocat plaide, dans la même matinée, deux causes diverses ; le poëte, et remarquez que c’est là le ressort continuel de l’action scénique, introduit deux interlocuteurs opposés de sentiment comme d’intérêts ; le romancier, d’une page à l’autre, peint avec une égale énergie deux passions rivales. Soutiendrez-vous que l’écrivain ressente au même degré ces affections contraires ? qu’il soit à la fois misanthrope et philanthrope, Burrhus et Néron ? Et cependant de deux choses l’une : ou vous croyez qu’il éprouve à la fois des passions exclusives l’une de l’autre, puisqu’il les exprime également bien, et alors vous admettez l’impossible ; ou vous ne croyez pas qu’il les éprouve, quoiqu’il les exprime également bien, et alors votre précepte est obscur ou vide.

Je me rappelle avoir assisté un jour à une séance de la chambre des représentants. L’opposition avait poursuivi un ministre des plus graves reproches, des injures même les plus sanglantes. Emporté par une indignation véritable et sentie, celui-ci s’élance à la tribune. Il était rigoureusement alors dans les conditions exigées par Antoine : ses yeux étaient injectés, ses joues empourprées ; il veut parler, il balbutie, il pousse des cris confus, sa colère réelle le suffoque ; il touchait au ridicule. Mais en même temps, il ne manquait ni de talent, ni d’énergique volonté ; il sentit qu’il s’égarait, il commanda à sa passion, l’homme fit place à l’orateur, et l’assemblée émue lui prouva que, pour communiquer aux autres son indignation, il faut d’abord la dominer soi-même.

Non pas que je nie que, en certaines circonstances, la passion personnelle puisse inspirer une idée, un mouvement oratoire, un cri, un geste entraînant et irrésistible. Je viens de le dire, et je l’ai reconnu dès le premier chapitre de cet ouvrage, elle a parfois de soudaines illuminations, et révèle des rapports inaperçus dans l’état normal. Je soutiens seulement qu’elle n’est pas l’auxiliaire indispensable, la condition sine qua non de l’expression ; qu’il ne faut pas, de nécessité, être amoureux pour peindre l’amour, ni pleurer réellement pour arracher des larmes aux autres. Et grâces soient rendues à l’auteur de la nature qui l’a permis ainsi ; car on conçoit que, s’il en était autrement, la vie de l’écrivain et de l’orateur serait la plus intolérable existence qu’on pût imaginer.

La vérité, à mon avis, c’est que l’écrivain qui veut communiquer ou exprimer la passion doit, non pas la ressentir, mais la comprendre ; ce qui est bien différent. Sa devise sera le vers de Térence :

Homo sum, humani nihil a me alienum puto.

Il étudiera donc le cœur humain, non-seulement en lui, mais dans les autres ; il cherchera à s’expliquer, à s’assimiler tout ce qu’il y rencontrera, même de plus excentrique, de plus antipathique à sa propre nature17. Et cette seule nécessité d’observation, d’impartialité, de distraction de soi, en supposant une grande sensibilité théorique et générale, pour ainsi dire, détruit toute idée de sensibilité pratique et actuelle.

La passion comprise, l’écrivain saura la feindre lui-même ou la prêter aux autres. Et bien certainement, cette idée de fiction est au fond du précepte des anciens. Dans le dolendum est d’Horace, je ne vois point de larmes, mais plutôt cet air et ce langage triste qui doivent nous en arracher à nous spectateurs, auditeurs, lecteurs, troupe de pleureurs, comme les appelle Diderot, qu’il chasse de la scène pour les reléguer au parterre. Remarquez les mots suivants :

… male si mandata loqueris,
Aut dormitabo, aut ridebo…

C’est un mandat qu’ont accepté l’acteur et le poëte ; c’est une passion de commande dont ils doivent prendre le masque et les paroles, mais un masque d’une irréprochable fidélité, mais des paroles d’une rigoureuse convenance. N’est-ce pas Cicéron lui-même, ce grand champion de la passion réelle, qui a dit quelque part, en rapportant l’opinion des péripatéticiens : « Pour allumer la colère dans l’âme de l’auditeur, quand même on ne la ressentirait pas, il faut la feindre du moins par ses paroles et son action. » Relisez aussi le chapitre II du VIe livre de Quintilien, où il traite des passions ; vous verrez, quoi qu’il semble, que nous ne sommes pas loin de nous entendre. Tout se réduit à ce précepte : si vous n’avez point la passion, donnez-vous-la, à l’aide de cette faculté que les Grees appellent fantaisie, et nous imagination. Ai-je dit autre chose ?

Au reste, vous concevez bien que cette intelligence de la passion portée jusqu’à l’illusion est le comble de l’art ; vous concevez que, pour peindre avec une certaine perfection, ou pour soulever et calmer à son gré ces fièvres de l’âme, il faut à l’écrivain des études aussi obstinées, aussi diverses qu’au médecin pour reconnaître et guérir les maladies du corps. Je serais infini si je voulais présenter ici cette pathologie intellectuelle, décrire successivement les signes, les phases, les effets de toutes les passions, indiquer pour la reproduction de chacune d’elles les règles et les modèles à suivre. Je ne l’essaierai même pas. C’est au jeune écrivain à en rechercher les symptômes et les diagnostics dans les maîtres ; qu’il étudie avec soin la manière dont quelques grands copistes de la nature les ont présentées et nuancées, dont ils les ont fait ressortir par les contrastes et les repoussoirs. Démosthène, Cicéron, Bossuet, Massillon, Bourdaloue, Mirabeau, les tragiques anciens et modernes, nos grands poëtes, nos grands romanciers fourniraient mille modèles de la passion décrite, excitée ou calmée.

Mais, ainsi que le praticien s’instruit principalement dans les hôpitaux et au lit des malades, c’est surtout dans les assemblées politiques ou religieuses ; dans la place et la voie publique, au parterre des théâtres, dans la société intime où l’a placé la nature ou le hasard, que l’écrivain étudiera les passions :

Segnius irritant animos demissa per aurem,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus…

Un fait dont on a été témoin, un mot, un signe caractéristique, échappés d’instinct à la passion, que l’observation les recueille, que la méditation les mûrisse, et ce travail sera plus utile que tous les commentaires de la philosophie, que tous les modèles de la poésie et de l’éloquence.

J’ai dit qu’on féconde un sujet en le passionnant. Passionner un sujet, c’est l’animer en s’y attachant, c’est en faire sa chose, c’est soutenir une thèse avec autant d’ardeur que si nos plus chers intérêts se trouvaient compromis par le triomphe de l’opinion contraire. Essayez d’agir ainsi, même avec les sujets qui, au premier abord, vous paraissent les plus indifférents, peu à peu cette animation fictive, sous certains rapports, échauffe réellement ; on s’enthousiasme pour son idée, la fiction devient une vérité ; et cela sans contradiction avec ce qui précède, car cette passion volontaire ne prend plus au cœur et aux entrailles, elle réside toute dans l’imagination.

Les natures impressionnables sont excellentes ici. Parcourez de ce point de vue certaines pages de la Fontaine, de madame de Sévigné, de J. J. Rousseau et de son école. Ces écrivains passionnent toute chose, et l’intérêt tout personnel qu’ils semblent prendre aux moindres événements qu’ils racontent, aux moindres principes qu’ils établissent, leur donne des ressources infinies pour les développer en y intéressant aussi le lecteur. Ce dernier point est capital. N’employez que la raison, vos auditeurs ou vos lecteurs pourront approuver votre opinion ; mais arrivez à exciter la passion, ils voudront que votre opinion soit vraie, et ce qu’on veut, on le croit aisément. Dès qu’ils entrent dans nos passions, colère ou faveur, haine ou pitié, notre affaire devient la leur ; le torrent les emporte et ils se laissent aller.

Un exemple de ce que j’appelle passionner un sujet. Rien de plus avantageux à la poésie que l’emploi de la mythologie : voilà une opinion, juste ou erronée, peu importe pour le moment, qu’ont soutenue, entre autres, six poëtes de renom, J.-B. Rousseau, Delille, Boileau, Corneille, Voltaire et M. de Fontanes. Les six morceaux sont réunis dans les Leçons de littérature de Noël et de la Place. Comparez ces compositions l’une à l’autre, c’est un exercice que je recommande d’ailleurs aux jeunes gens, vous remarquerez que cette matière, purement didactique pour les deux premiers, est animée par l’attendrissement dans M. de Fontanes, par l’enthousiasme dans Voltaire, par l’indignation contre l’opinion contraire dans Boileau, et plus vivement encore dans Corneille. Eh bien, voyez, je ne dis pas précisément que d’idées neuves, mais quel art de rajeunir de vieilles idées ces quatre poëtes doivent à l’introduction de la passion dans leurs vers ; et comment, d’une autre part, si vous n’êtes pas convaincu, vous regrettez au moins de ne pas l’être.

Il serait difficile d’indiquer des sujets où il soit interdit à l’écrivain d’introduire la passion. C’est à peine si j’excepterais les plus sérieuses abstractions des sciences physiques et philosophiques. Tout dépend de la manière d’user et du soin de ne pas abuser. Les rhéteurs signalent ici quelques écueils, surtout dans les parages de l’éloquence.

D’abord toute matière oratoire ne comporte pas la passion. L’Intimé des Plaideurs, dépensant autant de mouvements pour son chien accusé du meurtré d’un chapon, que Cicéron contre Catilina, n’est plus qu’un personnage de comédie. C’est le dévot demandant à Jupiter son tonnerre pour foudroyer un insecte ; c’est l’enfant, dit Quintilien, qui veut chausser le cothurne et prendre le masque d’Hercule. Que l’orateur soit circonspect dans l’usage de la passion ; c’est ici surtout que du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas.

Autre observation. Dans un livre, vous pouvez préparer le lecteur, l’amener peu à peu à prendre vos impressions, l’échauffer insensiblement sur les sujets même les plus indifférents au premier coup d’œil. Et puis, que vous n’y parveniez pas, il vous quitte sans se plaindre ; la faute n’en est pas à vous, mais à lui qui, d’humeur triste, a pris un livre gai, ou d’humeur gaie, un livre triste. Il n’en va pas ainsi de l’orateur. L’orateur est l’esclave de son auditoire ; il doit en étudier les dispositions, les flatter, les caresser d’abord, s’il veut ensuite les gouverner à son gré. Qu’il n’aille pas se jeter brusquement avec ses passions vraies ou feintes à la traverse des esprits. Cicéron le comparerait à l’homme ivre qui tombe inopinément au milieu d’une assemblée à jeun, vinolentus inter sobrios.

Enfin, pour maintenir son pouvoir, qu’il n’en abuse pas ; qu’il n’insiste pas trop sur le pathétique, surtout s’il s’agit des poignantes douleurs, des déchirements de la pitié, de toutes les passions tendres et énervantes. « Rien, dit Cicéron, qu’il faut toujours citer au chapitre des passions, rien ne sèche plus vite que les larmes, nil lacryma citius arescit. » Il répète deux fois cette sentence, dans le livre à Herennius et dans le De Inventione. L’émotion prolongée devient une fatigue. L’économie et la variété, ces deux vertus toujours opportunes du style, sont surtout nécessaires ici. Et c’est encore une objection contre la passion réelle, que son égoïsme exclusif rend presque toujours si loquace et si monotone, quand l’art ne vient pas en aide à la nature.