(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Fléchier, 1632-1710 » pp. 124-132
/ 152
(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Fléchier, 1632-1710 » pp. 124-132

Fléchier
1632-1710

[Notice]

Né à Pernes, dans le comtat d’Avignon, Fléchier appartient à cette génération de beaux esprits, dont l’hôtel de Rambouillet fut le centre, qu’enchanta la lecture de l’Astrée, et qui portèrent aux nues Balzac et Voiture. Admis dans la congrégation de la Doctrine chrétienne, puis professeur de rhétorique à Narbonne, où il brilla par d’ingénieuses bagatelles que couronnaient des académies de province, il attira l’attention de Conrart, qui se plaisait à produire les talents, et devint par son patronage précepteur chez M. de Caumartin, qui lui fit connaître la société la plus choisie. Des vers latins adressés à Mazarin sur la paix des Pyrénées, des sermons qui eurent un succès mondain, et l’oraison funèbre de la duchesse de Montausier lui firent une réputation et lui ouvrirent les portes de l’Académie en 1675. Promu aux évêchés de Lavaur et de Nîmes, il honora l’épiscopat par ses vertus, comme il avait charmé les salons par ses agréments.

La postérité ne lui a pas conservé le rang que lui donnèrent ses contemporains ; mais elle estime en lui une éloquence ornée sans recherche, pompeuse sans emphase, et fleurie sans fadeur. Un feu pur et doux l’anime ; une imagination réglée la colore. Il sait assortir les nuances du sentiment et de la pensée, caresser l’oreille et charmer l’esprit par l’heureux choix des mots et l’harmonie d’une période savante. Mais son talent coquet et compassé vise trop aux applaudissements : il fait montre de son art, et l’on retrouve dans tous ses discours l’abbé disert qui avait enseigné la rhétorique. Son chef-d’œuvre est l’oraison funèbre de Turenne, où, s’élevant au-dessus de lui-même, il fut l’interprète ému du deuil national. Ses mémoires sur les grands jours d’Auvergne 1 sont une gazette où il jette des fleurs sur les récits les plus tragiques.

Fléchier peint par lui-même 2

Vous voulez que je vous trace le portrait d’un de vos amis et des miens, d’un original que vous connaissez aussi bien que moi. S’il y a plaisir à vous obéir, il y a difficulté à vous satisfaire. Comment vous le représenterai-je ? Si je dissimule ses défauts, je suis peu sincère ; si je les découvre, je suis peut-être peu discret ; si je vous expose ses vertus, je serai suspect ou de trop d’amitié, ou de trop de complaisance pour vous. Mais enfin, vous l’ordonnez ; je me mettrai donc à l’œuvre.

Sa figure, comme vous savez, n’a rien de touchant ni d’agréable, mais n’a rien aussi1 de choquant : sa physionomie n’impose pas, et ne promet point, au premier coup d’œil, tout ce qu’il vaut ; mais on peut remarquer, dans ses yeux et sur son visage, je ne sais quoi dont l’expression répond de son esprit et de sa probité. Il paraît d’abord trop sérieux et trop réservé, mais après il s’égaye insensiblement ; et qui peut essuyer ce premier froid s’accommode assez de lui dans la suite. Son esprit ne s’ouvre pas tout d’un coup, mais il se déploie petit à petit, et il gagne beaucoup à être connu. Il ne s’empresse pas à acquérir l’estime et l’amitié des uns et des autres ; il choisit ceux qu’il veut connaître et qu’il veut aimer ; et pour peu qu’il trouve de bonne volonté, il s’aide après cela de sa douceur naturelle et de certains airs de discrétion qui lui attirent la confiance. Il n’a jamais brigué de suffrage ; il a voulu être estimé par raison, non pas par cabale. Sa réputation n’a jamais été à charge à ses amis, et n’a rien coûté qu’à lui-même. Quand il a été louable, il a laissé aux autres le soin de le louer. Il sait se servir de son esprit, mais il ne sait pas s’en prévaloir ; et bien qu’il se sente, bien qu’il s’estime ce qu’il vaut, il laisse à chacun son jugement. Si l’on a bonne opinion de lui, il en est reconnaissant ; sinon, il se renferme en lui-même et se rend la justice qu’on lui refuse.

Il a un caractère d’esprit net, aisé, capable de tout ce qu’il entreprend. Il a fait des vers fort heureusement2, il a réussi dans la prose : les savants ont été contents de son latin ; la cour a loué sa politesse. Il a écrit avec succès ; il a parlé en public, même avec applaudissement.

Sa conversation n’est ni brillante, ni ennuyeuse ; il s’abaisse, il s’élève quand il le faut. Il parle peu, mais on s’aperçoit qu’il pense beaucoup. Certains airs fins et spirituels marquent sur son visage ce qu’il approuve ou ce qu’il condamne, et son silence même est intelligible.

Quand il n’est pas avec des gens qui lui plaisent, il demeure au dedans de lui-même. Avec ses amis, il aime à discourir et à se répandre au dehors ; il est pourtant toujours maître de son esprit. Lorsqu’il parle, on voit bien qu’il saurait se taire ; et lorsqu’il se tait, on voit bien qu’il saurait parler. Il écoute les autres paisiblement ; il leur pardonne aisément d’avoir peu d’esprit, pourvu qu’ils ne veuillent pas lui faire accroire qu’ils en ont beaucoup. Ce qui fait qu’il est bien reçu dans les compagnies, c’est qu’il s’accommode à tous et ne se préfère à personne. Il ne se pique pas de faire valoir ce qu’il sait ; il aime mieux leur donner le plaisir de dire eux-mêmes ce qu’ils savent. Il n’est pas fort vif au dehors, mais il a beaucoup de vivacité au dedans, et peu de chose échappe à ses réflexions. Il n’est pas naturellement inquiet, et ne s’amuse pas à deviner les secrets d’autrui ; mais pour peu d’ouverture qu’on lui donne, il va de conjecture en conjecture, et quand il veut, il n’y a guère de mystère qu’il ne découvre. Il voit tout d’un coup le ridicule des hommes, et jamais personne ne remarqua plus promptement une sottise.

Il est naturellement paresseux ; mais quand il veut, il trouve en lui des ressources dont il a été souvent étonné lui-même. Quoiqu’il perde beaucoup de temps, il se rencontre qu’il en a toujours assez, et tout lent qu’il paraît, il y a peu de gens qu’il ne rattrape, quelque diligents qu’ils puissent être.

Pour son style et pour ses ouvrages, il y a de la netteté, de la douceur, de l’élégance, la nature y approche de l’art, et l’art y ressemble à la nature. On croit d’abord qu’on ne peut ni penser ni dire autrement ; mais après qu’on y a fait réflexion, on voit bien qu’il n’est pas facile de penser ou de dire ainsi. Il a de la droiture dans le sens, de l’ordre dans le discours et dans les choses, de l’arrangement dans les paroles, et une heureuse facilité, qui est le fruit d’une longue étude. On ne peut rien ajouter à ce qu’il écrit sans y mettre du superflu, et l’on ne peut rien en ôter sans y retrancher quelque chose de nécessaire. Enfin votre ami vaudrait encore mieux, s’il pouvait s’accoutumer au travail, et si sa mémoire un peu ingrate, non pas infidèle, le servait aussi bien que son esprit ; mais il n’y a rien de parfait au monde, et chacun a ses endroits faibles1.

Exorde de l’oraison funebre de Turenne 2

Je ne puis, messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture sainte se sert3 pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée4 : cet homme qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre ; qui couvrait son camp du bouclier, et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle.

Cet homme qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; cet homme que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie  : ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe1. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues, des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ! » À ces cris Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du temple s’ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ! »

Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l’Écriture, celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables ; et il ne manque aujourd’hui à ce dernier qu’un éloge digne de lui. O si l’Esprit divin, l’Esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu, et qui la persuadent tout ensemble, de combien de nobles idées remplirais-je vos esprits, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !…

Mort de Turenne

Il passe le Rhin et trompe la vigilance d’un général habile et prévoyant2. Il observe les mouvements des ennemis. Il relève le courage de alliés. Il ménage la foi suspecte et chancelante des voisins. Il ôte aux uns la volonté, aux autres les moyens de nuire ; et, profitant de toutes ces conjonctures importantes, qui préparent les grands et glorieux événements, il ne laisse rien à la fortune de ce que le conseil et la prudence humaine lui peuvent ôter. Déjà frémissait dans son camp l’ennemi confus et déconcerté. Déjà prenait l’essor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces1. Ces foudres de bronze que l’enfer a inventés pour la destruction des hommes tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette retraite ; et la France en suspens attendait le succès d’une entreprise qui, selon toutes les règles de la guerre, était infaillible.

Hélas ! nous savions tout ce que nous pouvions espérer, et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre. La providence divine nous cachait un malheur plus grand que la perte d’une bataille. Il en devait coûter une vie que chacun de nous eût voulu racheter de la sienne propre ; et tout ce que nous pouvions gagner ne valait pas ce que nous allions perdre2. O Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires ! Pour accomplir vos volontés, et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes, et vous frappez quand il vous plaît ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées.

N’attendez-pas, messieurs, que j’ouvre ici une scène tragique, que je représente ce grand homme étendu sur ses propres trophées, que je découvre ce corps pâle et sanglant auprès duquel fume encore la foudre qui l’a frappé, que je fasse crier son sang comme celui d’Abel3, et que j’expose à vos yeux les tristes images de la religion et de la patrie éplorées. Dans les pertes médiocres, on surprend ainsi la pitié des auditeurs ; et, par des mouvements étudiés, on tire au moins de leurs yeux quelques larmes vaines et forcées. Mais on décrit sans art une mort qu’on pleure sans feinte. Chacun trouve en soi la source de sa douleur, et rouvre lui-même sa plaie ; et le cœur, pour être touché, n’a pas besoin que l’imagination soit émue.

Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs ; Turenne meurt : tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s’éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile. Les blessés pensent à la perte qu’ils ont faite, et non aux blessures qu’ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L’armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres ; et la renommée, qui se plaît à répandre dans l’univers les accidents extrordinaires, va remplir toute l’Europe du récit glorieux de la vie de ce prince et du triste regret de sa mort.

Que de soupirs alors ! que de plaintes ! que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne ! L’un voyant croître ses moissons bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit encore en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici l’on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là on lui dresse une pompe funèbre, où l’on s’attendait de lui dresser un triomphe. Chacun choisit l’endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie. Tous entreprennent son éloge ; et chacun, s’interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent et tremble pour l’avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur ; et la perte d’un homme seul est une calamité publique1.

Lettre sur la mort de Bossuet 1.

J’ai été sensiblement touché, Monsieur, de la mort de M. l’évêque de Meaux votre oncle. La perte que vous avez faite, et la douleur que vous en avez, vous sont communes avec nous qui l’avons particulièrement aimé et respecté pendant sa vie, et avec tous ceux qui aiment l’Église, dont il a été le très-fidèle et très-zélé défenseur. On peut dire qu’une grande lumière est éteinte en Israël. Ses mœurs étaient aussi pures que sa doctrine, et je ne puis me souvenir de cet air de candeur et de vérité, qui accompagnait ses actions et ses paroles, et qui le rendait si agréable, que je ne regrette le temps que j’ai passé loin de lui. La Religion avait encore besoin de son secours ; mais il avait consumé sa vie à travailler pour elle, et il était temps qu’il reçût la récompense de ses travaux. Je ne puis que prier le Seigneur pour lui, et vous assurer que sa mémoire me sera toujours précieuse, que je vous plains, et que je suis avec un sincère et parfait attachement, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

(Fléchier, Lettres choisies, lettre 288.)

À un père sur la mort de sa fille

J’apprends avec déplaisir, monsieur, mais en même temps avec beaucoup d’édification, la mort de mademoiselle votre fille cadette, et je ne sais si je dois vous consoler de l’avoir perdue ou vous féliciter de l’avoir rendue au ciel dans un état d’innocence et de pénitence dont j’ai été tout à fait touché. Vous êtes père, et vous avez ressenti la douleur que cause la nature dans les cœurs tendres comme le vôtre ; mais vous êtes chrétien ; aussi vous devez regarder avec une satisfaction intérieure les grâces que Dieu a faites à mademoiselle votre fille, et le bonheur dont elle jouit. Dans ces sortes de pertes, on tire1 ses consolations non-seulement de sa piété, en se soumettant aux ordres de Dieu, mais encore de sa foi et de sa confiance, en voyant presque évidemment ses miséricordes accomplies sur une âme prédestinée. Je n’ai pas oublié les bonnes qualités que j’ai remarquées autrefois en cette demoiselle presque dans son enfance2 : un esprit vif, une gaieté modeste, un air plein de discrétion et de prudence, au delà même de son âge, et je ne doute pas qu’elle ne vous fût très-utile pour la conduite de votre maison, et pour le soulagement de madame sa mère ; mais j’ai loué Dieu des bonnes dispositions qu’il lui a inspirées à la fin de sa vie ; elles vous rendront sa mort précieuse, par le souvenir de sa foi, de sa résignation, de son courage. Les pères doivent donner bon exemple à leurs enfants, mais ils doivent aussi profiter des bons exemples qui viennent quelquefois de leurs enfants.

La plus grande consolation3 qui vous reste, ce sont la sagesse, la piété et les bonnes mœurs du frère et de la sœur, qui ont rendu tous les offices qu’ils ont pu à leur sœur mourante. Entre les grâces que le Seigneur vous a faites, une des principales est sans doute le bonheur d’avoir une femme et des enfants qui connaissent et qui aiment la vertu et la solide religion. Je leur écris cette lettre aussi bien qu’à vous, et j’espère qu’ils se souviendront de moi dans vos prières. Je voudrais avoir quelque occasion de vous témoigner le sincère et parfait attachement avec lequel je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

(Fléchier, Lettres choisies, lettre 84.)