(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Lamartine 1790-1869 » pp. 506-523
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Lamartine 1790-1869 » pp. 506-523

Lamartine
1790-1869

[Notice]

Tour à tour historien, publiciste, diplomate, orateur et personnage politique mêlé à des crises orageuses, où il joua un rôle pacificateur, M. de Lamartine n’a jamais cessé d’être un poëte. Génie optimiste et épris de l’idéal, il est un de ceux dont les chants impérissables traversent les siècles. Sa muse est la figure vaporeuse et à demi angélique d’Elvire. Méditations et Harmonies : ces deux mots résument les immortelles beautés d’une inspiration qui manquait à la France, et dont il nous a offert de parfaits modèles1. Il a été, sous une forme enchanteresse, le plus éloquent interprète de cette mélancolie philosophique et religieuse qui flottait dans l’air, au lendemain des révolutions et des catastrophes publiques : il exprima le malaise des âmes, l’inquiétude de l’infini. En l’écoutant, chacun crut entendre les plaintes ou les soupirs de son propre cœur, et monta vers les régions sereines, porté par l’essor de sa strophe éthérée. Aussi notre reconnaissance n’égalera-t-elle jamais la pureté des émotions nouvelles que nous devons à ces beaux vers, où l’azur du ciel et les hautes cimes se réfléchissent comme dans les eaux d’un lac paisible et transparent. Ajoutons que Jocelyn gardera sa place à côté de Paul et Virginie : cette épopée domestique et intime est peut-être la seule que comporte notre pays, surtout dans le siècle où nous vivons. M. Nisard a dit de cette poésie délicieuse : « Elle s’épanche en des vers d’une harmonie que Racine même n’a pas connue : ce charme ne cessera qu’avec la langue française2. »

Priére de l’indigent

O toi dont l’oreille s’incline
Au nid du pauvre passereau,
Au brin d’herbe de la colline
Qui soupire après un peu d’eau ;
Providence qui les console,
Toi qui sais de quelle humble main
S’échappe la secrète obole
Dont le pauvre achète son pain ;
Charge-toi, seule, ô Providence,
De connaître nos bienfaiteurs,
Et de puiser leur récompense
Dans les trésors de tes faveurs !
Notre cœur, qui pour eux t’implore,
A l’ignorance est condamné ;
Car toujours leur main gauche ignore
Ce que leur main droite a donné1.

La cascade

La cascade qui pleut dans le gouffre qui tonne
Frappe l’air assourdi de son bruit monotone ;
L’œil fasciné la cherche à travers les rameaux ;
L’oreille attend en vain que son urne tarisse ;
  De précipice en précipice,
Débordant, débordant à flots toujours nouveaux,
Elle tombe, et se brise, et bondit, et tournoie,
Et du fond de l’abîme ou l’écume se noie,
Elle-même remonte en liquides réseaux,
Comme un cygne argenté qui s’élève et déploie
  Ses blanches ailes sur les eaux2.
(Harmonies poétiques, liv. I, x.)

L’enthousiasme.

Ainsi, quand l’aigle du tonnerre
Enlevait Ganymède aux cieux,
L’enfant, s’attachant à la terre,
Luttait contre l’oiseau des dieux ;
Mais entre ses serres rapides
L’aigle, pressant ses flancs timides,
L’arrachait aux champs paternels ;
Et, sourd à la voix qui l’implore,
Il le jetait, tremblant encore,
Jusques aux pieds des immortels.
Ainsi, quand tu fonds sur mon âme,
Enthousiasme, aigle vainqueur,
Au bruit de tes ailes de flamme,
Je frémis d’une sainte horreur ;
Je me débats sous ta puissance,
Je fuis, je crains que ta présence
N’anéantisse un cœur mortel,
Comme un feu que la foudre allume,
Qui ne s’éteint plus, et consume
Le bûcher, le temple et l’autel.
Mais à l’essor de la pensée
L’instinct des sens s’oppose en vain :
Sous le dieu mon âme oppressée
Bondit, s’élance, et bat mon sein.
La foudre en mes veines circule :
Étonné du feu qui me brûle,
Je l’irrite en le combattant,
Et la lave de mon génie
Déborde en torrents d’harmonie,
Et me consume en s’échappant1.

Le lendemain de la bataille

Accourez maintenant, amis, épouses, mères !
Venez compter vos fils, vos amants et vos frères ;
Venez sur ces débris disputer aux vautours
L’espoir de vos vieux ans, le fruit de vos amours…
Que de larmes sans fin sur eux vont se répandre !
Dans vos cités en deuil que de cris vont s’entendre,
Avant qu’avec douleur la terre ait reproduit,
Misérables mortels, ce qu’un jour a détruit !
Mais au sort des humains la nature insensible
Sur leurs débris épars suivra son cours paisible :
Demain, la douce aurore, en se levant sur eux,
Dans leur acier sanglant réfléchira ses feux ;
Le fleuve lavera sa rive ensanglantée ;
Les vents balayeront leur poussière infectée,
Et le sol, engraissé de leurs restes fumants,
Cachera sous des fleurs leurs pâles ossements1.
(Les Préludes, éd. MM. Hachette, Furne et Pagnerre.)

Le lézard et le colisée 2

Un jour, seul dans le Colisée,
Ruine de l’orgueil romain,
Sur l’herbe de sang arrosée,
Je m’assis, Tacite3 à la main.
Je lisais les crimes de Rome,
Et l’empire à l’encan1 vendu,
Et, pour élever un seul homme,
L’univers si bas descendu.
Je voyais la plèbe idolâtre,
Saluant les triomphateurs,
Baigner ses yeux, sur le théâtre,
Dans le sang des gladiateurs2.
Sur la muraille qui l’incruste,
Je recomposais lentement
Les lettres du nom de l’Auguste3
Qui dédia le monument.
J’en épelais le premier signe ;
Mais, déconcertant mes regards,
Un lézard dormait sur la ligne
Où brillait le nom des Césars4 ;
Seul héritier des sept collines5,
Seul habitant de ces débris,
Il remplaçait sous ces ruines
Le grand flot des peuples taris.
Sorti des fentes des murailles,
Il venait, de froid engourdi,
Réchauffer ses vertes écailles
Au contact du bronze attiédi.
Consul, César, maître du monde,
Pontife, Auguste, égal aux dieux,
L’ombre de ce reptile immonde
Éclipsait ta gloire à mes yeux !
La nature a son ironie :
Le livre échappa de ma main.
O Tacite, tout ton génie
Raille moins fort l’orgueil humain !

La famille du laboureur

………………
Mais le milieu du jour au repas les rappelle :
Ils couchent sur le sol le fer ; l’homme dételle
Du joug tiède et fumant les bœufs, qui vont en paix
Se coucher loin du soc sous un feuillage épais.
La mère et les enfants, qu’un peu d’ombre rassemble,
Sur l’herbe, autour du père, assis, rompent ensemble
Et se passent entre eux de la main à la main
Les fruits, les œufs durcis, le laitage et le pain ;
Et le chien, regardant le visage du père,
Suit d’un œil confiant les miettes qu’il espère.
Le repas achevé, la mère, du berceau
Qui repose couché dans un sillon nouveau,
Tire un bel enfant nu qui tend ses mains vers elle,
L’enlève, et, suspendu, l’emporte à sa mamelle,
L’endort en le berçant du sein sur ses genoux,
Et s’endort elle-même, un bras sur son époux.
Et sous le poids du jour la famille sommeille
Sur la couche de terre, et le chien seul les veille1.

La mort du curé de campagne

J’étais le seul ami qu’il eût sur cette terre,
Hors son pauvre troupeau. Je vins au presbytère
Comme j’avais coutume, à la Saint-Jean d’été,
A pied, par le sentier du chamois fréquenté,
Mon fusil sous le bras, et mes deux chiens en laisse,
Montant, courbé, ces monts que chaque pas abaisse1
Mais songeant au plaisir que j’aurais, vers le soir,
A frapper à sa porte, à monter, à m’asseoir
Au coin de son foyer tout flamboyant d’érable,
A voir la blanche nappe étendue, et la table,
Couverte par ses mains de légume et de fruit,
Nous rassembler causant bien avant dans la nuit2.
Il me semblait déjà dans mon oreille entendre
De sa touchante voix l’accent tremblant et tendre,
Et sentir, à défaut de mots cherchés en vain,
Tout son cœur me parler d’un serrement de main3 ;
Car, lorsque l’amitié n’a plus d’autre langage,
La main aide le cœur, et lui rend témoignage4.
Quand je fus au sommet d’où le libre horizon
Laissait apercevoir le toit de sa maison,
Je posai mon fusil sur une pierre grise,
Et j’essuyai mon front que vint sécher la brise ;
Puis regardant, je fus surpris de ne pas voir
D’arbre en arbre au verger errer son habit noir5.
Car c’était l’heure sainte où, libre et solitaire,
Aux rayons du couchant, il lisait son bréviaire ;
Et plus6 surpris encor de ne pas voir monter,
Du toit où si souvent je la voyais flotter,
De son foyer du soir l’ordinaire fumée.
Mais voyant au soleil sa fenêtre fermée,
Une tristesse vague, une ombre7 de malheur,
Comme un frisson sur l’eau courut sur tout mon cœur ;
Et, sans donner de cause à ma terreur subite,
Je repris mon chemin, et je marchai plus vite8.
Mon œil cherchait quelqu’un qu’il pût interroger ;
Mais dans les champs déserts, ni troupeau, ni berger.
Le mulet broutait seul l’herbe rare et poudreuse
Sur les bords de la route ; et dans le sol qu’il creuse
Le soc penché dormait à moitié du sillon1.
On n’entendait au loin que le cri du grillon,
Au lieu du bruit vivant, des voix entremêlées
Qui montent, tous les soirs, du fond de ces vallées.
J’arrive, et frappe en vain ; le gardien du foyer,
Son chien même, à mes coups ne vient pas aboyer ;
Je presse le loquet d’un doigt lourd et rapide2,
Et j’entre dans la cour, aussi muette et vide.
Vide ? hélas ! mon Dieu, non ; au pied de l’escalier
Qui conduisait de l’aire au rustique palier,
Comme un pauvre accroupi sur le seuil d’une église,
Une figure noire était dans l’ombre assise,
Immobile, le front sur ses genoux couché,
Et dans son tablier le visage caché.
Elle ne proférait ni plainte ni murmure ;
Seulement, du drap noir qui couvrait sa figure
Un mouvement léger, convulsif, continu,
Trahissait le sanglot dans son sein retenu3.
Je devinai la mort à ce muet emblème :
La servante pleurait le vieux maître qu’elle aime.
« Marthe ! dis-je, est-il vrai ?…4 » Se levant à ma voix,
Et s’essuyant les yeux du revers de ses doigts :
« Trop vrai ! Montez, monsieur ; on peut le voir encore :
On ne doit l’enterrer que demain, à l’aurore.
Sa pauvre âme du moins s’en ira plus en paix,
Si vous l’accompagnez de vos derniers souhaits.
Il a parlé de vous jusqu’à sa dernière heure :
« Marthe, me disait-il, si Dieu veut que je meure,
« Dis-lui que son ami lui laisse tout son bien,
« Pour avoir soin de toi, des oiseaux et du chien. »
Son bien ! n’en point garder était toute sa gloire1 :
Il ne remplirait pas le rayon d’une armoire.
Le peu qui lui restait a passé sou par sou
En linge, en aliments, ici, là, Dieu sait où2.
Tout le temps qu’a duré la grande maladie,
Il leur a tout donné, monsieur, jusqu’à sa vie ;
Car c’est en confessant, jour et nuit, tel et tel,
Qu’il a gagné la mort. — Oui, lui dis-je, et le ciel ! »
Et je montai. La chambre était déserte et sombre ;
Deux cierges seulement en éclaircissaient l’ombre,
Et mêlaient sur son front les funèbres reflets
Aux rayons d’or du soir qui perçaient les volets,
Comme luttent entre eux, dans la sainte agonie,
L’immortelle espérance et la nuit de la vie1.
Son visage était calme et doux à regarder :
Ses traits pacifiés semblaient encor garder
La douce impression d’extases commencées2 ;
Il avait vu le ciel déjà dans ses pensées,
Et le bonheur de l’âme, en prenant son essor,
Dans son divin sourire était visible encor.
Un drap blanc, recouvert de sa soutane noire,
Parait son lit de mort ; un crucifix d’ivoire
Reposait dans ses mains sur son sein endormi,
Comme un ami qui dort sur le cœur d’un ami3 ;
Et, couché sur les pieds du maître qu’il regarde,
Son chien blanc, inquiet d’une si longue garde,
Grondait au moindre bruit4, et, las de le veiller,
Écoutait si son souffle allait le réveiller.
Près du chevet du lit, selon le sacré rite,
Un rameau de buis sec trempait dans l’eau bénite ;
Ma main avec respect le secoua trois fois,
En traçant sur le corps le signe de la croix ;
Puis je baisai les pieds et les mains. Le visage
De l’immortalité portait déjà l’image ;
Et déjà sur ce front, où son signe était lu,
Mon œil respectueux ne voyait qu’un élu.
Puis, avec l’assistant disant les saints cantiques,
Je m’assis pour pleurer près des chères reliques ;
Et priant, et chantant, et pleurant tour à tour,
Je consumai la nuit, et vis poindre le jour.
Près du seuil de l’église, au coin du cimetière,
Dans la terre des morts nous couchâmes la bière.
Chacun des villageois jeta sur le cercueil
Un peu de terre sainte, en signe de son deuil ;
Tous pleuraient en passant, et regardaient la tombe
S’affaisser lentement sous la cendre qui tombe :
Chaque fois qu’en tombant la terre retentit,
De la foule muette un sourd sanglot sortit.
Quand ce fut à mon tour : « O saint ami ! lui dis-je,
Dors. Ce n’est pas mon cœur, c’est mon œil qui s’afflige.
En vain je vais fermer la couche où te voilà,
Je sais qu’en ce moment mon ami n’est plus là…
Il est où ses vertus ont allumé leur flamme ;
Il est où ses soupirs ont devancé son âme ! »
Je dis ; et tout le soir, attristant ces déserts,
Sa cloche en gémissant le pleura dans les airs,
Et, mêlant à ses glas des aboiements funèbres,
Son chien, qui l’appelait, hurla dans les ténèbres.

La mère de jocelyn revoit la maison natale 1

Hier, fatale idée ! elle conçut l’envie
De revoir pas à pas la scène de sa vie,
La maison, le jardin, et de tout parcourir,
D’y revivre un moment, fallût-il en mourir !
Ma sœur et moi, cédant à tout par complaisance,
Du nouveau possesseur épiâmes l’absence,
Et, profitant de l’heure, appuyée à nos bras,
Jusqu’au seuil de l’enclos nous traînâmes ses pas.
Le concierge, attendri par ces deux voix de femmes,
Ouvrit furtivement la porte, et nous entrâmes.
Soit confiance en nous, soit par cette pudeur
Que l’innocence inspire ainsi que le malheur,
Cet homme, retournant à ses travaux champêtres,
Du jardin, du logis, sembla nous laisser maîtres.
Oh ! que son sentiment soit béni dans son cœur !
Ma mère, dont la joue avait repris couleur,
Ma mère, dont la force, un moment ranimée,
Empruntait de la vie à cette terre aimée,
Parcourant du regard et le ciel et les lieux,
Voyait tout son passé remonter sous ses yeux ;
Le nuage des pleurs qui flottaient sur sa vue
Laissait à chaque aspect percer son âme émue.
Elle nous entraînait partout d’un pas rêveur,
Montrait du doigt, de loin, chaque arbre, chaque fleur ;
Voulait s’en approcher, les toucher, reconnaître
S’ils ne frémiraient pas sous l’œil qui les vit naître ;
Voir de combien de mains avaient grandi leurs troncs,
Les comparer de l’œil, comme alors, à nos fronts,
En froisser une feuille, en cueillir une branche ;
Appeler par son nom chaque colombe blanche,
Qui, partant de nos pieds pour voler sur les toits,
Rappelait à son cœur nos ramiers d’autrefois ;
Écouter si le vent dans l’herbe ou la verdure,
L’onde dans la rigole, avaient même murmure1 ;
Éprouver si le mur de la chère maison
Renvoyait aussi tiède au soleil son rayon ;
Ou si l’ombre du toit, sur son vert seuil de mousse,
Au penchant du soleil s’allongeait aussi douce.
C’était à chaque chose une exclamation,
Un soupir, puis un mot de résignation,
Puis de son bras au nôtre une étreinte plus vive,
Qui trahissait l’élan d’une âme convulsive.
Enfin de la demeure ouverte, d’un coup d’œil
Et d’un élan rapide elle franchit le seuil ;
Elle nous entraîna d’un pas involontaire
Dans toute la maison, comme en un sanctuaire
Qu’elle semblait fouler avec recueillement,
N’osant ni respirer, ni faire un mouvement,
Comme si du passé l’image tendre et sainte
Devait, au moindre bruit, s’enfuir de cette enceinte.
Dans notre toit d’enfant presque rien de changé1 ;
Le temps, si lent pour nous, n’avait rien dérangé :
C’était toujours la salle ouvrant sur la pelouse,
Le réduit qu’obscurcit la liane jalouse,
La chambre maternelle où nous vînmes au jour,
Celle de notre père, à côté, sur la cour ;
Ces meubles familiers qui d’une jeune vie,
Sous notre premier toit, semblent faire partie,
Que l’on a toujours vus, connus, aimés, touchés2 ;
Cette première couche où Dieu nous a couchés,
Cette table où servait la mère de famille3,
Cette chaise où la sœur, travaillant à l’aiguille
Auprès de la fenêtre, en cet enfoncement,
Sous ses cheveux épars penchait son front charmant ;
Sur les murs décrépits ces deux vieilles gravures
Dont les regards étaient toujours sur nos figures ;
Et, près du vieux divan que la fleur nuançait,
L’estrade où de son pied ma mère nous berçait.
Tout était encor là, tout à la même place ;
Chacun de nos berceaux avait encor sa trace ;
Chacun de nous touchait son meuble favori,
Et, comme s’il avait compris, jetait un cri.
Mais ma mère, entr’ouvrant la chambre paternelle
Et nous poussant du geste : « A genoux ! nous dit-elle,
Enfants ! Voilà le lit où votre père est mort ! »
Puis tombant elle-même à genoux sur le bord,
Et des mains embrassant le pilier de la couche,
Comme nous en pleurant elle y colla sa bouche ;
Ses larmes sur le bois ruisselaient à grands flots,
Et la chambre un moment fut pleine de sanglots1
Mais des pieds de chevaux dans la cour résonnèrent,
Le marteau retentit, et les cloches sonnèrent.
A ce bruit, tout à coup reprenant nos esprits,
Et comme des voleurs craignant d’être surpris,
Emportant dans mes bras ma mère évanouie,
Dont cette émotion venait d’user la vie,
Dérobés aux regards par le mur de jasmin,
Je regagnai tremblant la porte du chemin,
Soutenant sur mon cœur ma mère à demi morte ;
Et, dans le moment même où la secrète porte
Se fermait doucement sous la main de ma sœur,
J’entendis les enfants du nouveau possesseur,
Sortant de la maison en joyeuse volée,
Courir de haie en haie et d’allée en allée,
Et leurs cris de bonheur monter et retentir
Sur les pas de la mort, qui venait d’en sortir2.

Le retour de jocelyn au presbytère de valneige après trois mois d’absence

Enfin, le soir, je vis noircir, entre les cimes
Des arbres, mes murs gris au revers des abîmes.
Les villageois, épars sur les meules de foin,
Du geste et du regard me saluaient de loin.
L’œil fixé sur mon toit sans bruit et sans fumée,
J’approchais, le cœur gros, de ma porte fermée,
Là, quand mon pied poudreux heurta mon pauvre seuil,
Un tendre hurlement fut mon unique accueil ;
Hélas ! c’était mon chien, couché sous ma fenêtre,
Qu’avait maigri trois mois le souci de son maître.
Marthe filait, assise en haut sur le palier ;
Son fuseau de sa main roula sur l’escalier ;
Elle leva sur moi son regard sans mot dire ;
Et, comme si son œil dans mon cœur eût pu lire,
Elle m’ouvrit ma chambre et ne me parla pas.
Le chien seul en jappant s’élança sur mes pas,
Bondit autour de moi de joie et de tendresse,
Se roula sur mes pieds enchaînés de caresse,
Léchant mes mains, mordant mon habit, mon soulier,
Sautant du seuil au lit, de la chaise au foyer,
Fêtant toute la chambre, et semblant aux murs même,
Par ses bonds et ses cris, annoncer ce qu’il aime ;
Puis, sur mon sac poudreux à mes pieds étendu,
Me couva d’un regard dans le mien suspendu1.
Me pardonnerez-vous, vous qui n’avez sur terre
Pas même cet ami du pauvre solitaire ?
Mais ce regard si doux, si triste de mon chien,
Fit monter de mon cœur des larmes dans le mien2.
J’entourai de mes bras son cou gonflé de joie ;
Des gouttes de mes yeux roulèrent sur sa soie ;
« O pauvre et seul ami, viens, lui dis-je, aimons-nous ! Partout où le ciel mit deux cœurs, s’aimer est doux1 ! »
Hélas ! rentrer tout seul dans sa maison déserte,
Sans voir à votre approche une fenêtre ouverte,
Sans qu’en apercevant son toit à l’horizon
On dise : « Mon retour réjouit ma maison ;
Une sœur, des amis, une femme, une mère,
Comptent de loin les pas qui me restent à faire ;
Et dans quelques moments, émus de mon retour,
Ces murs s’animeront pour m’abriter d’amour ! »
Rentrer seul, dans la cour se glisser en silence,
Sans qu’au-devant du vôtre un pas connu s’avance,
Sans que de tant d’échos qui parlaient autrefois
Un seul, un seul au moins tressaille à votre voix ;
Sans que le sentiment amer qui vous inonde
Déborde hors de vous dans un seul être au monde,
Excepté dans le cœur du vieux chien du foyer,
Que le bruit de vos pas errants fait aboyer !
N’avoir que ce seul cœur à l’unisson du vôtre,
Où ce que vous sentez se reflète en un autre ;
Que cet œil qui vous voit partir ou demeurer,
Qui, sans savoir vos pleurs, vous regarde pleurer ;
Que cet œil, sur la terre, où votre œil se repose,
A qui, si vous manquiez, manquerait quelque chose,
Ah ! c’est affreux peut-être, eh bien ! c’est encor doux !
O mon chien ! Dieu seul sait la distance entre nous ;
Seul il sait quel degré de l’échelle de l’être
Sépare ton instinct de l’âme de ton maître ;
Mais seul il sait aussi par quel secret rapport
Tu vis de son regard, et tu meurs de sa mort,
Et par quelle pitié pour nos cœurs il te donne
Pour aimer encor ceux que n’aime plus personne.
Aussi, pauvre animal, quoique à terre couché,
Jamais d’un sot dédain mon pied ne t’a touché ;
Jamais, d’un mot brutal contristant ta tendresse,
Mon cœur n’a repoussé ta touchante caresse.
Mais toujours, ah ! toujours en toi j’ai respecté
De ton maître et du mien l’ineffable bonté,
Comme on doit respecter sa moindre créature,
Frère à quelque degré qu’ait voulu la nature1.
Ah ! mon pauvre Fido, quand, tes yeux sur les miens,
Le silence comprend nos muets entretiens ;
Quand, au bord de mon lit épiant si je veille,
Un seul souffle inégal de mon sein te réveille ;
Que, lisant ma tristesse en mes yeux obscurcis,
Dans les plis de mon front tu cherches mes soucis,
Et que, pour la distraire attirant ma pensée,
Tu mords plus tendrement ma main vers toi baissée ;
Que, comme un clair miroir, ma joie ou mon chagrin
Rend ton œil fraternel inquiet ou serein,
Révèle en toi le cœur avec tant d’évidence,
Et que l’amour dépasse encor l’intelligence ;
Non, tu n’es pas du cœur la vaine illusion,
Du sentiment humain une dérision,
Un corps organisé qu’anime une caresse,
Automate trompeur de vie et de tendresse2 !
Non ! quand ce sentiment s’éteindra dans tes yeux,
Il se ranimera dans je ne sais quels cieux.
De ce qui s’aima tant la tendre sympathie,
Homme ou plante, jamais ne meurt anéantie :
Dieu la brise un instant, mais pour la réunir3 ;
Son sein est assez grand pour nous tous contenir !
Oui, nous nous aimerons comme nous nous aimâmes.
Qu’importe à ses regards des instincts ou des âmes ?
Partout où l’amitié consacre un cœur aimant,
Partout où la nature allume un sentiment,
Dieu n’éteindra pas plus sa divine étincelle
Dans l’étoile des nuits dont la splendeur ruisselle,
Que dans l’humble regard de ce tendre épagneul,
Qui conduisait l’aveugle et meurt sur son cercueil !!!
Viens, viens, dernier ami que mon pas réjouisse,
Ne crains pas que de toi devant Dieu je rougisse ;
Lèche mes yeux mouillés, mets ton cœur près du mien,
Et, seuls à nous aimer, aimons-nous, pauvre chien !

La cloche des funérailles

Moi, quand des laboureurs porteront dans ma bière
Le peu qui doit rester ici de ma poussière,
Après tant de soupirs que mon sein lance ailleurs ;
Quand des pleureurs gagés, froide et banale escorte,
Déposeront mon corps endormi sous la porte
  Qui mène à des soleils meilleurs ;
Si quelque main pieuse en mon honneur te sonne,
Des sanglots de l’airain, oh ! n’attriste personne ;
Ne va pas mendier des pleurs à l’horizon !
Mais prends ta voix de fête, et sonne sur ma tombe
Avec le bruit joyeux d’une chaîne qui tombe
  Au seuil libre d’une prison1 !