(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « Étude littéraire et philologique sur la langue du XVIe siècle » pp. -
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(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « Étude littéraire et philologique sur la langue du XVIe siècle » pp. -

Étude littéraire et philologique sur la langue du XVIe siècle

« J’escris, dit Montaigne, un livre à peu d’hommes et à peu d’années. Si c’eust esté une matière de durée, il l’eust fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle qui a suivi le nostre jusques à ceste heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage d’icy à cinquante ans ? Il escoule tous les jours de nos mains, et depuis que je vis s’est altéré de moitié. » Cet aveu nous avertit que le xvie  siècle fut pour la langue française une époque de crises dont l’histoire ne saurait tenir dans le cadre d’un résumé rapide. Il faudrait un volume pour raconter toutes les transformations subies alors par un idiome encore indécis et flottant, qui comptait presque autant de vocabulaires qu’il y eut d’écrivains ambitieux de l’enrichir ou de le fixer. Ici, comme dans l’ordre politique, nous voyons agir cet esprit d’inquiétude et d’indépendance qui provoque les réformes ou les aventures. Nous assistons tantôt à des invasions étrangères, tantôt à des querelles intestines. Aux folies de la mode se mêlent les utopies des novateurs. Le zèle d’une louable émulation finit même par se tourner en péril ; et l’anarchie devint telle qu’il y eut un jour, dit Monteil, huit ou dix alphabets différents, quarante traités d’orthographe, trente systèmes de prononciation ou d’étymologie, et autant de grammaires. C’est que l’unité de la langue française devait être aussi laborieuse que celle de la nation. Ces efforts tentés en tous sens, nous ne saurions ici les étudier en détail. Bornons-nous donc à signaler les principales influences dont la trace disparut ou subsista, suivant qu’elles étaient contraires ou sympathiques à notre tempérament. L’Italie et l’antiquité grecque ou latine, voilà les trois écoles dont relevèrent plus ou moins les poëtes ou les prosateurs du xvie  siècle. En faisant à chacune sa part, nous apprendrons quels écueils doit éviter, ou quelles traditions doit suivre de préférence l’écrivain soucieux de rester fidèle aux instincts natifs de notre race, à la mesure, au goût, à la raison, en un mot à cette logique inconsciente ou réfléchie dont le travail assura victorieusement la précellence du langage français.

I. Influence exercée par l’Italie

On ne saurait refuser à un peuple le droit d’emprunter à ses voisins les termes qui lui manquent ; c’est un exemple que nous donnent les anciens eux-mêmes ; et si Montaigne conseillait à ses contemporains de puiser à toutes les sources, aux patois provinciaux comme « au jargon de nos chasses et de nos guerres », le néologisme qui procède d’origine étrangère est légitime, lorsqu’il répond à des besoins nouveaux qui n’ont pas encore leur expression. Ces importations sont surtout naturelles quand elles nous viennent d’une langue sœur de la nôtre, et qui, par conséquent, s’accommode à ces analogies, dont les combinaisons permettent aux mots de s’acclimater et de prendre racine. Mais s’ils sont transplantés, sans précaution, par une indiscrète fantaisie ou par une brusque violence, ils ne tardent pas à périr, ou, s’ils végètent, ils ressemblent à ces herbes folles qui ne vivent qu’aux dépens de la moisson, et l’étoufferaient sans la main qui les arrache.

C’est ainsi que l’usage et l’abus se confondirent dans ce courant d’imitation italienne qui, de 1520 à 1570, fut provoqué d’un côté par les expéditions de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, de l’autre par la régence de Catherine de Médicis. Ce mouvement eut donc sa raison d’être, et l’on ne s’étonnera pas que la Péninsule ait séduit les imaginations par le prestige de ses lettres ou de ses arts. Mais bien des travers compromirent cet hommage de juste admiration pour les élégances de l’esprit. Parmi ces causes secondaires, signalons une pointe de vanité chez tous ceux qui se piquaient d’avoir fait campagne au delà des monts. Ils se donnèrent un air de bravoure en bégayant la langue du peuple vaincu par des équipées chevaleresques. Si Pétrarque et Léonard de Vinci montraient à la France un idéal digne d’éveiller son génie et de charmer son cœur, de fâcheux exemples franchirent aussi les Alpes avec le cortége de la jeune reine que Florence venait de donner au Louvre. Ils ne mirent en vogue que des finesses équivoques, cajoleries et calineries félines, rodomontades et simagrées, baise-mains et révérences serviles, mensonges sophistiques, mièvreries, fadeurs galantes, parfums écœurants, en un mot les ridicules ou les vices d’une civilisation ingénieuse mais corrompue. Cette contagion fut propagée par deux puissances, les courtisans et les femmes, qui rivalisèrent de faveur complaisante pour ces grâces artificielles dont les coquetteries fardées risquèrent de ravir à nos mœurs comme au gentil parler de Villon et de Marot sa verte et naïve franchise. On n’entendit plus que soupirs, on ne vit plus que langueurs larmoyantes, dards, torches, carquois, cœurs embrasés et transpercés. Les concetti foisonnèrent :

Il n’y eut roc qui n’entendît leurs voix :
Leurs piteux vers firent cent mille fois
Pleurer les monts, les plaines et les bois.
(Du Belloy.)

Bref, ce fut le règne des précieux bien avant celui des précieuses.

Tandis que l’Italie faisait tourner les têtes, et que toute la cour s’habillait, se coiffait, dansait et saluait à l’italienne, notre langue s’italianisait, elle aussi. Parmi ces acquisitions, il y en eut de nécessaires. L’architecture, la sculpture, la peinture et la musique nous envoyèrent, avec des colonies d’artistes, l’idiome de leur métropole. C’est de là que datent tant de vocables spéciaux : arcade, archivolte, balustre, balcon, baldaquin, catafalque, cartouche, — artisan, aquarelle, costume, fresque, gouache, sépia, — maquette, — adagio, ariette, andante, arpège. Notons aussi des termes de cour, de plaisir, de marine ou de commerce : affidé, camériste, camérier, escorte, carrosse, brigue, charlatan, carnaval, arlequin, cantonade, — escale, bastingages, bourrasque, boussole, — bilan, agio, banque, banqueroute. Remarquons encore bagne, bandit, brigand, et autres mots dont nous ne revendiquons pas la provenance. Mais ce fut surtout l’art militaire qui mit l’Italie à contribution. La chevalerie ayant fait son temps, et ses armes n’étant plus de saison, il fallut bien que le dictionnaire suivit les progrès de la science ; et l’usage adopta baguette, arquebuse, bombe, arsenal, alarme, alerte, bandière, bandoulière, barricade, bastion, escalade, escadron, carabine, canon, colonel, condottière, escarmouche, estoc, escrime, fleuret, pertuisane, redoute, soldat, spadassin, brave, bravade, bravoure, bravache, forfanterie, et autres mots de même famille. Telle fut la foule de ces nouveaux-venus qu’Henri Estienne1, « ce vray François natif du cœur de la France », s’écriait avec indignation : « D’icy à peu d’ans qui sera celuy qui ne pensera que la France ait appris l’art de la guerre en l’eschole d’Italie, quand elle verra qu’elle n’use que des termes d’Italie ? » Sans insister davantage, constatons seulement que la philologie reconnaît aujourd’hui près de cinq cents mots ultramontains qui ont encore droit de cité parmi nous.

S’ils méritèrent l’hospitalité, il n’en fut pas ainsi de tant d’autres qui durent être chassés plus tard comme des aventuriers ; car l’italianisme devint une fureur dont les excès justifièrent cette protestation patriotique de Du Bellay : « La même loi naturelle, qui commande à chacun de défendre le lieu de sa naissance, nous oblige encore à garder la dignité de notre langue. » Or, on l’oubliait étrangement, lorsque tout gentilhomme bien appris « allait après le past (repas) spaceger (se promener) par la strade (rue) pour y étaler son garbe (tournure) ». C’était trahir et déserter. Ces raffinés ne s’étaient-ils pas avisés, pour adoucir la prononciation, de remplacer l’r par le z ? Ils disaient les Paziziens et Mazie, au lieu de Parisiens et Marie. C’est de cette manie que nous tenons (pour le dire en passant) le mot chaize, substitué à chaire (issu de cathedra). François Ier lui-même avait donné le signal ; et nous lisons dans une de ses lettres : « Le cerf nous a menés jusqu’au tartre (tertre)… J’avons espérance qu’il y fera beau temps. Pérot s’en est feuy, qui ne s’est ousé trouver devant moy. » Il est vraiment plaisant d’entendre ce promoteur des lettres parler ici comme ces paysans qui, sur notre scène comique, diront plus tard : « Je sommes pour être mariés ensemble. » En face de ces manies, qui n’approuverait la mauvaise humeur d’un poëte apostrophant ainsi les Italianisans ?

Vous, lourdement barbarisans
Qui, j’allions, je venions distes,
N’estes vous pas de bien grans fous
De dire chouse, au lieu de chose,
De dire j’ouse, au lieu de j’ose ?
En la fin, vous direz la guare,
Place Maubart, et frère Piarre.

La mignardise et l’emphase furent les suites de cette épidémie qui eût fait ravage si des humanistes vraiment patriotes n’avaient réagi contre ce fléau. L’honneur en revient surtout à Henri Estienne, qui soutint le fort du combat dans son Dialogue du français-italianisé, pamphlet où l’épigramme littéraire est aiguisée par la haine politique. Il y représente, sous les traits de Philausone, toutes les manies que fustige le bon sens spirituel de Celtophile, un Gaulois de race, qui nargue de la belle façon « ces parleurs de baragouin ». Il nous les montre « escorchant deux langues à la fois » par des quiproquos risibles qui rappellent Petit-Jean pérorant sur l’état dépotigu et démocrite 1. Est-ce à dire qu’il proscrive tous ces intrus auxquels il donne la chasse ? Non ; il y a des mots qu’il se résigne à tolérer, entre autres bouffon, poltron et assassin ; car ils ne pouvaient, dit-il, naître de notre fonds, et à des mœurs venues d’Italie il fallait bien des termes italiens.

Sous cette polémique, parfois trop injurieuse, on sent du moins battre le cœur du citoyen luttant pro aris et focis. Si les anathèmes sont excessifs, pardonnons ce défaut de mesure aux entrainements d’une raison passionnée. Ces éloquentes satires ne réussirent pas moins contre l’Italie que la Ménippée contre l’Espagne ; et les Alpes, comme les Pyrénées, virent bientôt battre en retraite ces étrangers qui voulaient être maîtres chez-nous. Dès lors, affranchi par cette double victoire, notre pays put enfin s’appartenir, et rentrer en possession de sa langue aussi bien que de son territoire. Du tableau que nous venons d’esquisser ressort donc cette leçon, que tout engouement est un danger, que des richesses improvisées appauvrissent une langue, et qu’une nation n’abdique jamais sans péril ses propres instincts.

II. De l’imitation des anciens au XVIe siècle, usage et abus

Si les littératures vivantes portent parfois malheur à ceux qui les adoptent aveuglément, c’est qu’elles sont trop voisines de nous pour être jugées par un goût sûr et définitif. Il arrive même d’ordinaire qu’elles nous plaisent surtout par leurs défauts. De là, le caprice qui conduit vers elles une curiosité trop prompte à fêter ce qui paraît neuf. Mais il n’en va pas ainsi de la littérature antique ; car, réduite à quelques chefs-d’œuvre, et séparée de nous par la distance des siècles, elle a, comme la sculpture, je ne sais quelle beauté impersonnelle et abstraite, qui semble offrir des exemplaires immuables à l’admiration non d’un temps ou d’une école, mais de tous les âges et de l’humanité même. Aussi est-ce la raison pure qui admire ces types d’un art souverain, où s’entrevoit l’autorité des lois éternelles.

Et pourtant, bien que ces maîtres ne nous trompent pas, ils peuvent égarer aussi ceux qui, prenant la lettre pour l’esprit, et transformant les dieux en idoles, font dégénérer le culte en superstition. C’est ce qu’atteste l’histoire du xvie  siècle. Nous y surprenons au vif tantôt le pédantisme d’une érudition qui s’assouvit brutalement jusqu’à l’ivresse, tantôt la féconde originalité d’une émulation indépendante, qui, inspirée par l’étude pratique et intime des modèles, rivalise au lieu de copier, et finit presque par égaler ou surpasser ceux dont elle croit suivre pieusement les traces.

Voilà les deux formes sous lesquelles se continua la Renaissance durant le xvie  siècle. Nous voyons d’abord se produire une scolastique nouvelle, qui prétend créer d’emblée la langue française par un coup d’autorité, en lui imposant un dictionnaire grec et latin et une grammaire despotique, où l’ignorance de la philologie multiplie à plaisir les règles arbitraires. Telle fut l’ambition de la Pléiade, lorsque, alliant au mépris de notre passé une confiance illimitée dans l’avenir, elle brisa la chaîne de nos traditions nationales, et vint troubler par sa turbulence la belle économie des principes auxquels obéissait le développement spontané de l’esprit français. Érigeant l’art en mystère, et la poésie en sacerdoce, ces orgueilleux supprimèrent d’un trait de plume la gloire de deux ou trois générations, et tentèrent de soumettre à leur docte alchimie l’idiome populaire qu’ils appelaient dédaigneusement un patois néo-latin. Ils crurent l’enrichir et l’anoblir en s’ingéniant à transvaser dans son vocabulaire si expressif et sa syntaxe jusqu’alors si logique, non-seulement toute la poésie et toute la science des anciens, mais tous les vocables de Rome et d’Athènes, tous les procédés qui ne pouvaient convenir qu’à une langue née de la synthèse. Cette entreprise exigeait un critique, ce fut Joachim Du Bellay ; un poëte, ce fut Ronsard.

Tous deux valurent mieux que leurs œuvres. Nous dirons même qu’il serait injuste de ne voir qu’outrecuidante impertinence dans la présomption de ces enthousiastes qui s’embarquèrent pour leur Atlantide comme à la découverte d’un nouveau Monde. Il y eut là une heure d’espérance radieuse qui laissa de profonds souvenirs dans l’imagination des contemporains ; et l’on ne doit pas oublier que la Défense et illustration de la langue française 1 fut un généreux chant du départ. Mais les promesses ne furent pas suivies d’effets, et les préceptes d’exemples. Lorsque Joachim Du Bellay, défiant les anciens et les modernes, convia les descendants de Brennus à l’escalade du Capitole et au pillage de Delphes, ce cri de guerre ne fut que trop entendu ; car ces conquérants se conduisirent en barbares. Ils saccagèrent les provinces classiques, et, affublés de leurs dépouilles, ne firent que s’enivrer dans le temple d’Apollon.

Mais le bon sens français fut encore ici le plus fort. Il avait eu d’avance pour interprète un puissant railleur, François Rabelais, qui semblait prévoir Ronsard et ses disciples, lorsque les « rapetasseurs de vieilles ferrailles latines » passèrent sous ses verges, en compagnie de l’étudiant limousin. « Mon amy, dit Pantagruel, dond viens-tu à ceste heure ? L’escolier luy respondit : De l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce. — Qu’est à dire ? dist Pantagruel à ung de ses gens. C’est, respondit-il, de Paris. — Tu viens donc de Paris, dist-il, et à quoy passez-vous le temps, vous aultres, messieurs estudians ? — Respondit l’escolier : Nous transfretons la Séquane au dilucule et crépuscule ; nous déambulons par les compites et quadrivies de l’urbe ; nous despumons la verbocination latiale… — Qu’est-ce que veult dire ce fol ? s’escrie Pantagruel ; je croy qu’il nous forge icy quelque languaige diabolique. — A quoy dist ung de ses gens : Seigneur, sans nul doubte, ce gallant veult contrefaire la langue des Parisiens ; mais il ne fait que escorher le latin, et cuide ainsi pindariser ; et luy semble bien qu’il est quelque grand orateur en françois, parce qu’il desdaigne l’usance commun de parler. »

Cette excellente leçon ne va-t-elle pas à l’adresse des énergumènes qui se préparaient, comme l’étudiant limousin, « à excorier la cuticule de cette vernacule gallique » ? Eux aussi, ils trouvèrent à qui parler ; et, en attendant une dictature qu’ils avaient rendue désirable1, ils n’échappèrent pas à l’ironie narquoise d’un bel esprit, Mellin de Saint-Gelais, qui vengea son maître Marot, en divertissant la cour et la ville par ses Olympiques et ses Pythiques, où il parodiait le carnaval solennel de la Pléiade. Cette fronde légère suffit à terrasser le Goliath de la poésie ; et, malgré de pompeuses funérailles, malgré les épitaphes bruyantes qui ranimèrent un instant la ferveur des dévots, la gloire de Ronsard avait déjà bien pâli quand il mourut fort à propos, à la veille du jour où Malherbe allait enfin venir.

Cette grandeur et cette décadence d’une école qui s’éclipsa si vite, après avoir brillé d’un si vif éclat, ne contient-elle pas un enseignement ? En voyant ces paladins subir la même disgrâce que les derniers héros de la chevalerie errante, nous devons estimer leur talent, mais reconnaître qu’il fit fausse route, et que son discrédit fut mérité ; car ils ayaient eu le tort, comme le dit M. Nisard, de ressembler « à ces nouveaux enrichis qui couvent leurs trésors, et sont possédés par leur fortune, au lieu de la posséder ». Pour mieux éclairer cette conclusion, demandons-nous dans quelle mesure le grec et le latin aidèrent à la formation de notre langue.

III. Influence de la langue grecque sur le XVIe  siècle

Quoi qu’en aient dit certains grammairiens ou étymologistes du temps passé, les Gaulois et les Grecs n’eurent jamais de relations directes. Ces deux races n’auraient pu se toucher que dans la colonie phocéenne de Marseille ; mais, comme elle devint rapidement toute romaine, l’idiome originaire fut submergé sous cette inondation. Si, avant le xv e siècle, quelques mots grecs se glissèrent dans l’usage, ils ne nous ont été transmis que par voie détournée, comme chère, somme, parole, bourse, bocal, qui proviennent de cara, sagma, parabola, byrsa, baucalis, empruntés par le latin vulgaire à κάρα, σάγμα, παραβόλη, βύρσα, βαυκάλιον1.

C’est donc à la Renaissance qu’il convient d’attribuer l’influence que le grec put exercer sur notre langue et notre littérature.

Ici, comme tout à l’heure, nous rencontrons des intempérants qui, suivant l’expression de Bonaventure des Périers, voulaient « tirer tout le françois du grégeois 2 ». Telle fut la visée d’Henri Estienne qui découvrit entre l’un et l’autre toutes sortes de conformités imaginaires. Il les développe avec une complaisance systématique dans un Traité célèbre composé de trois livres où, considérant les « diverses parties de l’oraison, les locutions, les idiotismes et les étymologies », il s’évertue à justifier son paradoxe par des raisons qui peuvent faire sourire la philologie moderne, mais témoignent d’une sagacité ingénieuse et d’une recherche inventive. Ses erreurs mêmes recouvrent parfois des instincts clairvoyants, et, si la science n’a pas grand-chose à démêler avec ses conjectures, il n’en faut pas moins regarder comme un service rendu cet appel qui anima la curiosité des intelligences, et les conduisit vers des sources trop oubliées.

Nous n’en dirons pas autant des extravagances dont Ronsard prit l’initiative, lorsqu’à la façon des Grecs il essaya de provigner les mots, et voulut tirer de verve les dérivés verver et vervement ; de pays, payser ; d’eau, eauer ; de feu, feuer. Ces folies ne devaient pas avoir plus de chance de vivre que la création des mots composés, Bacchus cuissené, nourrit-vigne, aime-pampre-enfant. Elles eurent pourtant leur jour de vogue, comme le prouvent trente éditions successives d’un poëme1 où Du Bartas se crut un Homère, parce qu’il appelait Apollon donne-honneur, porte-jour, Neptune guide-navire, Mercure invent’-art, ayme-lire. N’est-ce pas le cas de répéter avec Boileau que Ronsard

Mêlant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode…
Que sa muse en français parla grec et latin ?

En dépit de ces expériences, peu de mots grecs ont été greffés sur la tige gauloise. Exceptions seulement la terminologie savante dont l’exemple fut donné pour la première fois par les érudits du xvie  siècle. Ils inaugurèrent ainsi ces glossaires qui, devenus le partage exclusif des spécialistes, n’ont pas cessé d’être un obstacle à la vulgarisation des sciences. Car ils en interdisent l’abord aux profanes, qui ne peuvent attacher aucune idée à ces vocables dont les hellénistes tiennent seuls la clef2

En examinant de près les écrivains de cette époque, on pourra surprendre l’influence du grec dans certaines tournures ou expressions, entre autres dans l’emploi des substantifs formés soit avec des adjectifs, comme le clair, le chaud, l’efficace, le subit (pour clarté, chaleur efficacité, soudaineté), soit avec des infinitifs, comme l’imaginer, le vivre, le partir, le mourir, le dormir, le chanter, le vouloir, le taire, le médire et le philosopher. Mais en somme, la Grèce exerça sur nous une action esthétique et morale plutôt que philologique ou grammaticale. Or, Rabelais et Amyot sont les deux écrivains auxquels nous devons le bienfait de ce commerce indirect qui nous suggéra surtout des idées et des sentiments.

Tout en puisant à pleines mains dans les trésors de la double antiquité classique, Rabelais eut toujours une prédilection marquée pour le grec « sans lequel, dit Gargantua, c’est honte qu’une personne se juge savante ». Outre que cette langue, suspecte d’hérésie, avait alors l’attrait du fruit défendu, un esprit si curieux et si ouvert devait préférer le génie athénien, ses variétés, ses audaces, sa souple désinvolture, sa netteté scientifique, ses grâces ou son enjouement, à l’austérité du latin, cet instrument de la discipline et de la tradition. Sa raison, comme son humeur, alla donc par une sorte d’irrésistible entraînement vers les maîtres de toute poésie, de toute éloquence, de toute spéculation indépendante. Homère et Aristophane, Platon et Lucien, Hippocrate et Galien, sinon Aristote que lui gâtaient les scolastiques, furent en effet, je ne dis pas ses instituteurs, (car il ne relevait que de lui-même), mais les compagnons de son exubérante fantaisie. Ils lui communiquèrent, par une fréquentation cordiale, à défaut de l’atticisme qui n’était pas son instinct ou celui de son temps, l’art merveilleux de passer sans effort du familier au sublime, et du réel à l’idéal, le souffle oratoire, la verve comique, l’entrain lyrique, et ce je ne sais quoi de léger (κουφόν τι) qui se retrouve jusque dans le délire de son ébriété.

Amyot fit plus encore. Traducteur incomparable, original dans sa sujétion, tout ensemble hardi et retenu, maître et disciple, capable de se risquer au-delà de frontières trop étroites, ou de s’arrêter à temps, lorsque l’usage résiste à la nouveauté, il sut dérober à Plutarque sa finesse, son aisance, son agilité, ses nuances, sa phrase ondoyante, ou plutôt il le métamorphosa par cette bonhomie naïve qui semble parler en son nom lorsqu’elle interprète, et donne un air d’abandon aux servitudes d’un docte labeur. Ce miracle d’adresse nous valut ce langage, « eslu, formé des mots les plus doux, les plus propres, qui sonneront le mieux à l’oreille, plus coutumièrement en la bouche des bien parlants ». En nous révélant aussi le plus exquis répertoire de la morale païenne, il épura, il humanisa un âge fanatique et corrompu. Par la forme, par le fond, il fut le précurseur de Montaigne ; et cet éloge dispense de tout autre.

En dernière analyse, la Grèce n’a pas joué près de nous le rôle d’un grammairien qui régente et enseigne un rudiment, mais d’un artiste qui nous affranchit et nous inspira, par son esprit, sa raison et son cœur.

IV. Influence de la langue latine sur la grammaire du XVIe  siècle

Si Athènes et Paris se touchent, Rome est plus voisine encore de la France. Car nous sommes vraiment ses fils, comme le confirme l’étude de notre épanouissement littéraire, en particulier au xvie  siècle. Outre que jusqu’alors on n’avait pas cessé d’écrire et de parler la langue romaine, l’excellence et la popularité de Montaigne, qui francisa autant de mots latins que Rabelais de mots grecs, ne prouve-t-elle pas que les latinismes vulgaires ou savants furent toujours le penchant prédominant de notre race ?

Nous ne rappellerons pas ici les lois qui présidèrent aux origines des dialectes romans ; car nous les avons indiquées en un chapitre préliminaire. Nous ne dirons rien non plus de la Renaissance. Renfermons-nous dans le xvie  siècle ; et, sans passer en revue le vocabulaire latin des érudits ou des lettrés, énumérons les principales formes latines que nous offrent les écrivains de ce temps. Le catalogue qui va suivre pourra paraître ingrat, mais il éclaire les textes que nous citons, et explique les tendances qu’ils accusent1

1° Pour commencer par les substantifs, on ne s’étonnera pas de ce que plusieurs d’entre eux, féminins aujourd’hui, aient été mis alors au masculin. Tel est le moterreur, auquel fut imposé parfois le genre latin, contrairement à la règle qui féminisait tous les masculins latins en or, et dont le souvenir est resté dans le féminin plurield’amour.

2° A la même analogie remonte la persistance d’une forme unique pour les deux genres, dans les adjectifs qui procédaient de la seconde déclinaison en is (fortis, grandis). On écrivit en effet, une grand femme, comme nous disons encore une grand’route. Mais pourtant, les grammairiens commençaient à perdre le sens de ces locutions ; car quelques-uns usaient déjà de l’apostrophe pour marquer par ce signe la chute de l’e qu’ils croyaient supprimé.

D’autres adjectifs, devenus depuis prépositions, conservaient leurs flexions ; on faisait accorder sauf avec le substantif en des locutions comme celle-ci : « Saulve (salva) l’honneur de toute la compaignie. »

Souvent aussi l’on usait d’adjectifs numéraux venus directement du latin, prime, tiers, quart, quint ; et, si, depuis lors, ces formes ont à peu près succombé, ce ne fut pas sans résistance ; car La Fontaine s’en servit fréquemment, et quelques-unes ont même survécu dans tiers-parti, prime-saut etprime-abord.

Notre langue ne fut pas moins fidèle à son berceau, quand elle disait : « mil chevaux, et deux mille hommes. » Elle se souvenait que mil provient de mille, qui désigne un singulier, tandis que mille, dérivé de millia, contient l’idée de plusieurs milliers.

3° Si nous abordons les pronoms personnels, nous constaterons que la syntaxe latine enseigna la pratique, alors très-générale, qui consistait à placer avant le verbe, comme régime direct ou indirect, les pronoms moi, toi, soi, dans les occasions où nous mettrions me, te, se.« Il veult soy cacher. » (Rab.) C’est en vertu d’un latinisme semblable que le pronom soi s’appliqua régulièrement à un nom déterminé de personne, et cela jusque dans les classiques du xviie  siècle1

Quant à la suppression du pronom personnel, sujet du verbe, elle était universelle.

Riche ne suys, certes je le confesse.
(Marot.)

Or ne serait-ce point une vague réminiscence de la conjugaison latine ? Avouons que ce tour avait de la grâce, et donnait au style une allure dégagée ; il convenait singulièrement à la prestesse de la poésie légère, et nous avons été mal avisés de nous en défaire. — On aimait tant ce procédé rapide qu’il était de mise pour les sujets, je, tu, il, elle, nous, vous ; on les écartait souvent comme superflus ou importuns. Les exemples en sont si nombreux qu’il suffira d’ouvrir notre recueil au hasard pour s’en assurer. — Même dans les verbes impersonnels, le neutre il s’effaçait d’ordinaire, et l’on disait gentiment : « Me souvient qu’Aristote… Alors tonnoit et pleuvinoit à merveilles… Bien est vray que… M’est advis que… Faut estre sage. » Cette jolie forme, nous avons eu tort de la laisser à nos villageois. Car la phrase « ainsi troussée » semblait courir, comme Perrette, dans la fable du Pot au lait :

« Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats. »

Ajoutons que cette élimination du sujet pronominal devenait une règle absolue dans les propositions négatives : Ne sçay quoy faire… Je meurs, si secouru ne suis de toy. » (Marot.)

Pour le dire incidemment, c’est le même besoin d’agile désinvolture qui répandit l’usage de retrancher la conjonction devant les subjonctifs dont le sujet ne pouvait disparaître. Jugez-en : « Vous debviez le payement réserver, l’argent vous demourast en bourse » (quand bien même l’argent vous demeurerait).

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés seront toutes flaitries. (Ronsard.)

Dans nos prières, l’antique formule ainsi soit-il n’est-elle pas préférable à qu’il en soit ainsi ? Avec l’âge, nous avons pris de l’aplomb, du poids ; mais nos aïeux avaient plus de vivacité.

4° Mille petites nuances l’attestent, par exemple, le pronom démonstratif ce, qui jadis avait sa fonction importante, dont il a trop perdu mémoire. Il se suffisait à lui-même ; il jouait le rôle de sujet et de complément, avec le sens de cela ; d’où ces tournures lestes : « Pour se faire… Surce, partit l’ost (armée)… Ce non obstant (hoc non obstante), il advint… » Qui donc oserait préférer à cette dernière façon de dire notre lourd quoi qu’il en soit ?

Mais nous n’en avons pas fini avec les élégances du pronom démonstratif, dont l’office fut également heureux dans les phrases où plusieurs mots pouvaient, sans inconvénient d’obscurité, le séparer de son relatif, témoin ce vers de Ronsard :

« Celuy n’est pas heureux qu’ on monstre par la rue. »

ou même avec inversion :

« Qui n’est homme de bienceluy n’est pas personne
« De qui l’en puisse dire… »

Est-il besoin de signaler ici le latinisme qui… ille ?

Il y en a bien d’autres. Tel est l’emploi d’icel (ecce-ille), et d’icest, celui, celle, traités comme adjectifs démonstratifs dans ces locutions : « Icelle puissance…Celuy temps où…Celle tant renommée victoire… »

5° Tels sont les cas nombreux où figurent les pronoms relatifs qui ou que, usités alors pour ce qui et ce que dans les exemples suivants : « Nous nommons l’armet habillement de teste, qui est (quod est) une vraye sottie de dire par trois paroles ce qu’une seule nous donnoit. » — « Les bourgeois demandoient que (quid) c’estoit. » Nous trouvons encore un parfum de latinité dans ce tour si familier à Montaigne. « En l’amitié de quoi (de quâ) je parle… »

6° Il serait long d’épuiser la liste de ces conformités manifestes. N’oublions pas du moins le pronom indéfini aucun (aliquis), qui, toujours affirmatif, comme au moyen âge, signifiait quelqu’un, avec ou sans substantif singulier ou pluriel. « Aucuns ont dit… Aucuns écrivains affirment… Aulcunes fois se trouve que…  »

Relevons enfin comme digne d’attention la rencontre assez curieuse du pronom indéterminé un ayant le sens de quelqu’un : « J’advisai un qui se pourmenoit » (unum qui ambulabat). — En revanche, on sous-entendait ce mot devant seul et autre : « En ce livre n’avait seul grain de bon sens. »

7° Les verbes nous révèlent aussi le sentiment prolongé de leur formation primitive. C’est ainsi qu’obéissant aux principes étymologiques, ils n’admettaient pas l’s à la première personne du singulier. Ce fut postérieurement que, l’assimilant à la seconde personne, caractérisée par l’s final, on écrivit je crois, je rends, je dis, au lieu de je croi, je ren, je dy, etc. Plus d’une autre irrégularité apparente, qui déconcerte aujourd’hui notre routine grammaticale, n’était que la conséquence logique des lois qui régirent le passage du latin au vieux français. Ne voulant pas rebuter les esprits par des détails trop compliqués, nous indiquerons seulement, comme échantillon de cette conjugaison surannée, la troisième personne pluriel du parfait défini vindrent et prindrent, où l’intercalation du d est si conforme à l’instinct d’euphonie qui avait tiré cendre de cinerem, et gendre de generum.

On voit bien que les mots étaient alors plus voisins de leurs sources. Parmi les symptômes qui nous l’apprennent, comptons le participe présent, qui s’accordait avec les noms à la façon d’un adjectif. On écrivait : « Les nymphes fuyantes, les troupeaux bellans. » Or,ces flexions eurent l’avantage de varier les assonances, et produisirent parfois des effets que ne rend pas une terminaison invariable.

8° Sous les plumes autorisées, il n’est pas rare non plus de rencontrer alors des propositions infinitives tout à fait calquées sur la construction latine. « Vous sçavez estre du mouton le naturel tousjours suyvre le premier… J’estime nostre poésie estre capable… Il te convient servir, aymer et craindre Dieu. »

9° A plus forte raison les ablatifs absolus étaient-ils d’usage quotidien, avec les participes présent ou passé. « Estant de soy loy de nature, je ne sçay… — Posé le cas que vous trouverez matières joyeuses, pas demourer là ne fault… — Eux arrivés, il se fit que…  — Ce faict, on apportoit des cartes. » Il en résultait pour la phrase souplesse et dextérité.

10° Mais ce qui vous frappera surtout, c’est l’abondance de ces inversions qui, fléchissant la rigueur de l’ordre logique, lui substituent l’ordre de la passion, et permettent de faire saillir le sujet, le régime ou l’attribut exprimant le vif de l’idée, du sentiment et de l’intention. Ce qui plus tard sera réputé audace d’orateur ou de poète était alors non pas licence tolérée, mais droit reconnu de tous, ou plutôt essor spontané d’imaginations toutes jeunes que n’avait point intimidées la férule des régents. « S’enveilloit Gargantua entre… Possible est de… Hasardé n’est point que (ce que) Dieu garde… Si cesse la charrue…  — Qui l’arbre transforme, greffe en nouvelle sorte… Pour mieux son œuvre commencer. » Ou je me trompe fort, ou nous avons moins gagné que perdu à nous interdire cette indépendance de tours, qui communiquait à la pensée la grâce d’un premier mouvement. Oui, j’en veux un peu aux réformateurs qui firent marcher au pas vers et prose. La Muse au moins s’accommodait mieux d’une libre démarche.

En résumé, le français du xvie  siècle est tout latin par son vocabulaire et sa grammaire. Que serait-ce donc si nous pouvions analyser ici le style des maîtres, et goûter la saveur de leur plus pure substance ? Jusque sous les nonchalances de Montaigne se retrouverait comme la moëlle de cette antiquité romaine dont il disait : « Quand je veois ces braves formes de s’expliquer, si visves et si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser. » Notre conclusion, c’est encore lui qui nous l’offre, non-seulement par son exemple, mais par ce précepte : « A défault de nostre langage, le latin se présente au secours… Le maniement de ses beaux esprits donne prix à la langue, non pas l’innovant, tant comme la remplissant de plus vigoureux et divers services, l’estirant et la ployant. Ils enrichissent ses mots, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, luy apprenant des mouvements inaccoutumés, mais prudemment et ingénieusement. »

V. Quels regrets mérite la langue du XVIe siècle ?

Puisque le chapitre précédent nous y invite, donnons ici place aux regrets que méritent certaines façons de dire qui ne sont plus. Car tout ne fut pas également indispensable dans le travail d’épuration auquel se livrèrent les écoles, les salons ou les Académies qui passèrent au crible les éléments du discours. A force de tamiser le dictionnaire, le zèle des puristes prit parfois le bon grain pour l’ivraie, et notre langue fut exposée au même péril que l’Homme entre deux âges, dans cette fable où La Fontaine nous montre deux veuves lui arrachant l’une les cheveux noirs, parce qu’ils sont trop jeunes, l’autre les blancs parce qu’ils sont trop vieux. Néologismes et archaïsmes subirent ainsi une enquête qui nous eût privé des uns et des autres, si l’usage n’en avait sauvé bon nombre, sans en demander la permission à ceux qui s’intitulaient ses experts et ses contrôleurs.

Faisons donc un retour vers ces formes oubliées ; et, sans en dresser l’inventaire complet, éveillons la curiosité de nos lecteurs qui, par leurs propres recherches, suppléeront à nos lacunes.

Parmi les pratiques où il y avait du bon, pourvu qu’on n’en abusât pas, une des plus habituelles fut la suppression des articles devant une foule de substantifs qui prenaient ainsi une physionomie plus vivante. Car ils présentaient l’idée abstraite comme personne agissante ou objet animé ; et d’ailleurs les mots glissaient plus doucement quand ils étaient affranchis des ces le, la, les dont nos phrases sont maintenant comme saupoudrées.

Les particules pas et point pouvaient de même s’abstenir d’escorter la négation : « Je n’ay soucy de… — Ne bougez… — Ne touchez à…  » Entre ne et sinon, le mot rien (qui est affirmatif et vient de rem) n’était nullement de nécessité :

Je ne suis à tes yeux sinon
Qu’un fétu sans force et sans non.

En revanche, on disait, sans particule négative : « Est-ce pas ?… Avez-vous pas ouy dire ? » Cette tendance, que j’appellerai l’instinct de la brièveté, est sensible en mainte rencontre. A cette heure d’adolescence, la parole était moins posée, moins stricte : on ne mettait pas les points sur les i ; j’entends par là qu’on allait au plus pressé, sans trop se soucier des entraves qui ralentissent le débit, ou embarrassent l’action du discours.

De ces sous-entendus et ellipses résultait pour la diction un air de gentillesse enfantine. Il est malaisé de fixer ces nuances qui ont de l’insaisissable, et se sentent plus qu’elles ne s’analysent. Pour en juger, comparez telle page de Montaigne à telle autre de Pascal se rencontrant sur le même sujet ; vous verrez que la différence ne tient pas seulement aux esprits, mais à la langue, qui n’a plus le même âge, et dont la virilité commence. Nous ne voudrions pas nous attarder ici aux minuties grammaticales. Signalons pourtant un exemple, celui de l’élision, qui, pour éviter un hiatus, faisait dire m’amour et m’amie ? N’y avait-il pas là je ne sais quoi de caressant ou de calin que ne rendra jamais le rétablissement du pronom possessif dans :mon amour et mon amie ? Il ne me déplaît pas non plus l’usage où l’on était de traiter indistinctement mien, tien, sien en adjectifs possessifs ou en pronoms, et de dire, à la mode italienne, la sienne mère (la sua madre).

Mais ne regardons pas les choses au microscope. Allons plutôt à cette classe d’adjectifs composés, qui auraient eu meilleure fortune s’ils ne s’étaient produits que sous le patronage de Montaigne, comme doux fleurant, qui eut bien autant de droit à survivre que clairvoyant et ses semblables. Sans réhabiliter un procédé que décourage le génie analytique de notre langue, et sans nous écrier avec Ronsard,

Combien je suis marry que la muse françoise
Ne fasse pas ses mots comme fait la grégeoise,
Ocymore, dyspotme, oligochronien !

nous estimons pourtant que cette ressource se prêtait à des nuances délicates dont l’expression n’a plus son équivalent. C’était question de sobriété, de tact ou de choix ; mais fallait-il envelopper dans une commune proscription les élus et les réprouvés ?

D’autres victimes d’arrêts trop rigoureux se recommandent aussi à l’honneur d’un souvenir ; je veux parler des diminutifs, qui, beaucoup plus nombreux que de nos jours, se formaient alors soit du substantif, soit des adjectifs simples, par addition des suffixes et, el-et, ot, quin, etc., comme joliet, doucelet, seulet, bergerot, musequin (petit berger, petit museau), etc. Puisqu’on a conservé cueillette, coquette, osselet, pourquoi a-t-on banni avette (petite abeille), gorgette, bouquette (petite bouche), façonnette, ruisselet, colombelle, et mille autres fleurettes dont nous pourrions composer un joli bouquet ? Sans doute, il fut sage d’émonder ce luxe trop exubérant, surtout au temps des Valois. Mais nous eussions demandé grâce pour beaucoup d’innocents massacrés par les Hérodes de notre vocabulaire.

Ils eussent attendri le cœur de Fénelon ; car plusieurs d’entre eux ont touché celui de La Fontaine toujours si hospitalier pour ce vieux langage qui « avoit je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné », comme dit la lettre à l’Académie. Labruyère est encore plus compatissant pour ces épaves d’un vaste naufrage ; écoutez ses plaintes : « Ains a péri : la voyelle qui le commence, et si propre à l’élision, n’a pu le sauver. Certes est beau dans sa vieillesse, et a encore de la force sur son déclin : la poésie le réclame, et notre langue doit beaucoup aux écrivains qui le disent en prose, et se commettent pour lui dans leurs ouvrages. Maint est un mot qu’on ne devait jamais abandonner, et par la facilité qu’il y avait à le couler dans le style, et par son origine qui est francaise. Moult, quoique latin, était dans son temps d’un même mérite, et je ne vois pas par où beaucoup l’emporte sur lui. Quelle persécution le car n’a-t-il pas essuyée ? et, s’il n’eût trouvé de la protection parmi les gens polis, n’était-il pas banni honteusement d’une langue à qui il a rendu de si longs services, sans qu’on sût quel mot lui substituer ? Cil a été, dans ses beaux jours, le plus joli mot de la langue française ; il est douloureux pour les poètes qu’il ait vieilli. Douloureux ne vient pas plus naturellement de douleur, que de chaleur vient chaleureux ou chaloureux ; celui-ci se passe, bien que ce fût une richesse pour la langue, et qu’il se dise fort juste où chaud ne s’emploie qu’improprement. Valeur devait aussi nous conserver valeureux ; haine, haineux ; peine, peineux ; pitié, piteux ; foi, féal ; cour, courtois ; haleine, haléné ; coutume, coutumier ; point, pointu et pointilleux ; frein, effrené ; front, effronté, etc… Heur se plaçait où bonheur ne saurait entrer ; il a fait heureux qui est si français, et il a cessé de l’être ; si quelques poètes s’en sont servis, c’est moins par choix que par la contrainte de la mesure. Issue prospère, et vient d’issir qui est aboli. Fin subsiste, sans conséquence pour finer qui vient de lui, pendant que cesse et cesser règnent également. Verd ne fait plus verdoyer, ni fête, fétoyer, ni larme larmoyer, ni joie, s’éjouir, bien qu’il fasse toujours se réjouir, se conjouir, ainsi qu’orgueil s’enorgueillir. On a dit gent, le corps gent : ce mot si facile non-seulement est tombé, l’on voit même qu’il a entraîné gentil dans sa chute. On dit diffamé, dérivé de fame, qui ne s’entend plus… Il y avait à gagner de dire si que pour de sorte que, ou de manière que ; de moi,au lieu de pour moi, ou quant à moi ; de dire je sais que c’est qu’un mal, plutôt que je sais ce que c’est qu’un mal, soit par l’analogie latine, soit par l’avantage qu’il y a souvent à avoir un mot de moins dans l’oraison. L’usage a préféré par consequent à par conséquence, et en conséquence à en conséquent, travailler à ouvrer, conduire à duire, faire du bruit à bruire, injurier à vilainer, piquer à poindre ; et dans les noms, pensées à pensers, un si beau mot et dont le vers se trouvait si bien, grandes actions à prouesses, louanges à loz, méchanceté à mauvaistié, porte à huis, navire à nef, armée à ost, monastère à moutier, prairies à prées, … tous mots qui pouvaient durer ensemble d’une égale beauté, et rendre une langue plus abondante… Si nos ancêtres ont mieux écrit que nous, ou si nous l’emportons sur eux par le choix des mots, par le tour et l’expression, par la clarté et la brièveté du discours, c’est une question souvent agitée, toujours indécise.  »

Ce plaidoyer n’est point une boutade, et l’usage lui a même donné raison, puisqu’il a repris plusieurs des mots cités par Labruyère comme ayant alors disparu. Ce n’est pas que tout soit de même prix dans cette langue que Fénelon jugea « trop verbeuse ». Il y avait des pousses parasites à élaguer ; mais le fer ne devait pas entamer le tronc, et compromettre ainsi la sève. Parmi les rejetons qu’on aurait pu épargner avec avantage, signalons presque au hasard, nonchaloir, désaccoutumance, biendisance, esjouissance, ombreux, herbageux, naufrageux, tempestueux, rosayant, défeuiller, apolironir, desconforter, enjalouser, feuillir, esbaudir, œillader, enfiévrer, guirlander, patoiser, s’amignarder, désaimer, envieillir, enamourer, et surtout sereiner, qui était d’un puissant effet dans cette phrase de Montaigne : « La phizophie doit sereiner les tempestes de l’âme. » Jamais les mots haine, animosité ou violence n’égaleront non plus l’intensité du mot rancœur, qui exprimait si bien l’indélébile et juste ressentiment d’un outrage. — Qui pourrait préférer orgueil ou fierté au sens que nos pères donnaient à ce noble substantif la superbe ? — L’ire est aussi un terme admirable que ne remplacent pas courroux et colère. — Pourtraire me paraît plus bref et plus commode que faire un portrait. — Il affiert eut plus d’énergie que n’en a il convient ; car cette locution indiquait un mouvement d’attraction et de sympathie (ferre, ad). — Cuider gardait sa nuance distincte, puisqu’il voulait dire estimer après réflexion, ce que ne signifie ni penser (pensare, peser), ni croire (credere, se fier à), ni songer (somniare). — Douloir (dolere) ne contenait pas seulement l’idée métaphysique de souffrance, mais tressaillait de la sensation même qui brise le cœur et fait couler les larmes.  — Férir répondait à une action plus vive que frapper. — Gaudir évoque l’ingénuité d’une joie toute naïve et spontanée, dont il semble que nous ayons oublié le secret.

L’un veut railler, l’autre gaudir et rire.
(Marot).

 — Gésir (être étendu par terre, jacere) n’a pas eu de digne successeur.

 — Issir (sortir avec vitesse) parlait à l’imagination, et n’a pas laissé sa vertu au verbe sortir (sortiri). — Rober (voler) s’applique à un rapt violent auquel ne suffit point dérober ou même ravir. — Tollir a une tout autre véhémence qu’enlever. — Liesse (lætitia) nous communique le sentiment d’une jouissance, d’une délectation, dont la plénitude n’est traduite que languissamment par des synonymes dégénérés. — Ramentevoir (remettre en mémoire) désignait je ne sais quelle réminiscence de souvenir éloigné, dont le vague rappel chercherait aujourd’hui vainement son verbe définitif. — Enfin souloir (solere) a droit au moins à une oraison funèbre, ne fût-ce qu’en mémoire de La Fontaine qui, dans son épitaphe, disait nonchalamment de sa vie écoulée :

Deux parts en fit, dont il soulait passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire

Je ne dirai rien de marri, d’accort, de discourtois, d’assagir, d’amusoir, de charlataner, de coquiner, de dévaller, d’embesogner, d’encager, de routiner, de pluviner et de tant d’autres vocables qui, tout morts qu’ils sont, pourraient bien être plus vivants que leurs héritiers ; car, après l’ostracisme qui sévit entre 1600 et 1620, nous avons été réduits à leur substituer des termes abstraits qui sentent l’officine des savants, au lieu d’avoir jailli de source vive, je veux dire de l’imagination populaire, si prompte à peindre et animer tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche. On reconnaîtra de prime-abord les mots qui en proviennent. Ils ont énergie, grâce, précision, esprit et malice Ce sont des Gaulois de race, chez lesquels une franchise toute rustique n’exclut pas la finesse. Pourquoi faut-il que des médailles si nettes, si brillantes encore, malgré leurs services séculaires, ne soient plus en circulation ? Au lieu d’en faire collection dans un glossaire, ne serait-il pas sage de puiser avec discernement dans cette réserve nationale, qui peut redevenir une fontaine de Jouvence pour une langue trop mort génée jadis par les rigoristes, et aujourd’hui trop infidèle à ses vieilles traditions ? Dans les plus belles années de notre siècle, toute une école, poètes et prosateurs, a tenté cette restauration, et n’a point eu à s’en plaindre. On peut donc encore glaner à pleines mains sur le sol généreux où ils firent ample moisson. Montaigne, tout seul, suffirait à enrichir les plus dénués. Car, si l’on veut rajeunir le vocabulaire par des archaïsmes de bon aloi, c’est à lui surtout qu’on devra recourir. Par sa pleine possession de l’antiquité classique, par sa vigueur et sa souplesse, par la liberté de sa fantaisie créatrice, et l’ingénieuse sûreté de son bon sens, par sa science délicate des analogies qui permettent de franciser le latin, ou de latirriser le français, par l’originalité d’un style indépendant et personnel, mais logique et raisonnable jusque dans les saillies les plus aventureuses, n’offre-t-il pas une mine inépuisable à qui saurait y chercher l’or pur dont nous avons besoin pour la refonte d’une monnaie trop usée ?

VI. Des formes archaïques et de l’orthographe au XVIe siècle

S’il est utile de pratiquer nos modèles antiques, pour apprendre d’eux le parler franc, énergique, pittoresque et coloré, il serait puéril de faire dévier cette étude vers un pastiche artificiel qui étonnerait l’oreille ou les yeux, sans profit pour l’expression ou le sentiment. C’est un problème difficile à résoudre, et des plumes adroites n’y ont réussi qu’à peu près : Paul Louis Courier lui-même, auquel les maîtres du xvie  siècle étaient si familiers, trahit son docte labeur jusque dans ses pages les plus raffinées. C’est qu’il s’agit bien moins ici d’imiter que de rivaliser ; indiquons donc certains écueils à éviter, je veux dire les formes surannées, dont nous n’avons que faire, et une orthographe qui ne nous donnerait que le ridicule d’une physionomie gothique.

Pour ce qui est des locutions tombées en désuétude, il serait superflu d’insister longuement ; car elles se dénoncent d’elles-mêmes : aussi, n’en dresserons-nous pas ici l’inventaire. Parmi les plus connues figurent les superlatifs moult (multum) et prou (beaucoup) dont il faut faire son deuil, quoi qu’en pense La Bruyère. La contraction es (dans les), qui se retrouve dans le mot bachelier es lettres, n’est plus aussi qu’une relique de l’ancienne déclinaison que nul ne songe à ressusciter. Si le démonstratif icel s’est réfugié dans la langue du Palais, ce n’est point une raison pour l’introduire ailleurs, pas plus que cestuy-ci et cestuy-là, ou ces adverbes explétifs voire et voire et voirement (verè) que nos aïeux prodiguaient à satiété, mais qui commencèrent à disparaître vers la seconde moitié du xvie  siècle.

Tout en rendant justice à l’instinct de simplicité que manifeste en mainte occasion l’idiome du bon vieux temps, par exemple dans la formation des verbes, nous ne serons pourtant pas tentés de retrancher les préfixes qui, aujourd’hui, déterminent les nuances particulières du sens, et contribuent à la clarté du discours. Ainsi, au lieu de dire apporter, accoupler, asseoir, enlever, retenir, renaître, prémunir, remarquer, poursuivre, repaître, rebâtir, repartir, reconnaître, rejeter, ressentir, retirer, retrouser, revêtir, supposer, nous n’écrirons pas, avec moins de précision, porter, coupler, seoir, lever, tenir, naitre, munir, marquer, suyvre, paistre, bastir, partir, cognoitre, jecter, sentir, tirer, trousser, vestir, poser, En retour, nous n’accolerons aucun préfixe parasite à d’autres verbes qui s’en décoraient jadis : engraver (graver), engeler (geler), ensuivre (suivre), enguarder (garder, empêcher). Nous ne conseillerons pas davantage de remettre en vigueur l’usage qui donnait un sens réfléchi à toute une famille de verbes dépourvus de la forme pronominale : affaiblir, escrimer, ourvoyer, faire voir, mesler, montrer, passer, repaistre, reposer, renouveler, ruer, terminer, pour s’affaiblir, s’escrimer, se fourvoyer, se faire voir, se mêler, se montrer, se passer, se repaître, se reposer, se renouveler, se ruer, se terminer.  — D’autre part, il n’est point urgent de rendre pronominaux des verbes qui ont cessé de l’être, tels que : se sourire et se pourpenser. — Quant à ceux qui, devenus neutres, furent alors actifs, notons-les seulement comme curiosités. Tels étaient : apprendre, conseiller, ressembler, survivre, que suivait régulièrement le régime direct quelqu’un. On disait de même, sans le moindre scandale, pâlir ou éclater quelque chose, pour faire pâlir et faire éclater ; il était permis également d’écrire : entrer un lieu, jouir un plaisir, user une faveur. On rencontrera bien d’autres régimes insolites : être forcé de famine, commencer à une entreprise, exhorter de, se régler au patron, se plaire de…, attendre à faire, prétendre de, se résoudre de… pour agir (se tenir prêt à) etc.  — Les substantifs et les adjectifs ne nous dépaysent pas moins, soit que les uns se forment du verbe, comme le plonge (de plonger), le réclame (de réclamer) ; soit que les autres aient force adverbiale, comme cher, haut, premier, pour chèrement, hautement, premièrement, et, dans ce cas, gardent les formes variables d’un adjectif, comme dans cette phrase : « Des choses pures humaines. »

Mais finissons-en avec des remarques dont il est prudent de n’user qu’avec discrétion, si l’on ne veut pas impatienter des lecteurs aux-quels ne convient guère la sécheresse de ces études. Qu’ils nous permettent seulement de terminer notre excursion philologique par quelques remarques sur l’orthographe.

L’orthographe ! Voici encore un terrain bien glissant ; aussi, j’admire fort les érudits qui, s’y tenant de pied ferme, imposent à chaque époque un système infaillible auquel ils veulent ramener tous les dissidents. Il est certain pourtant que, jusqu’au xve  siècle, il y eut, dans la notation des sons, à peu près autant d’anarchie que dans leur prononciation. Aux caprices individuels des écrivains, à la diversité des dialectes provinciaux, à l’ignorance des uns ou à la prétendue science des autres, à l’absence de principes communs, s’ajoutaient les incertitudes ou les bévues des copistes, souvent distraits, insouciants, ou trop incompétents pour obéir à des lois et à des traditions d’ailleurs aussi variables que l’usage local, et la langue elle-même. Si au xviie  siècle et même plus tard, l’orthographe fut en souffrance dans les plus hautes régions, que devait-il en être, au cœur du moyen âge ? Mais respectons les illusions de ceux qui ont le privilége de voir clair en plein brouillard.

Si la pureté des textes ne fut jamais qu’approximative avant l’imprimerie, cette grande découverte provoqua bientôt un mouvement en faveur de règles plus stables. Jusqu’alors l’instinct avait tout fait ; or, à partir de la Renaissance, la réflexion se crut en droit d’intervenir. De là, deux systèmes en présence : l’un qui vise à rapprocher les signes de la prononciation, l’autre qui tend à rappeler le plus possible les origines du mot. Le premier est phonétique, le second étymologique. A chacun d’eux correspond de préférence une certaine classe de lettres. Ou bien elles sont vivantes, parce qu’on les articule toutes également (filosofie) ; ou bien elles sont mortes parce qu’elles ne parlent qu’à la vue, et ne disent rien à l’ouïe (philosophie).

De ces combinaisons qui vont se trouver aux prises, on voit quelle est la plus populaire et la plus pratique. Évidemment, nous reconnaissons ce caractère dans celle qui élimine l’inutile ; car, s’il convient d’être entendu de tous, des simples, des ignorants, et non pas seulement des lettrés, ou des doctes, mieux vaut réduire le son à ses éléments les plus naturels.

Ainsi fit d’ordinaire le moyen âge ; il s’interdit par exemple ces lettres doubles, qui sont un des fléaux du vocabulaire, et l’encombrent le plus souvent sans raison. Il n’usa pas davantage de ces lettres intercalaires qui épaississent les mots, sans que leur substance en profite. Au lieu de recepvoir, debvoir, aultre, paulme, il écrivait : recevoir, devoir, autre, paume. C’était obéir à l’usage séculaire qui, chez nous, avait, sans le vouloir, transformé spontanément en v le p latin.

Mais les savants en décidèrent autrement. Tout imbus de l’antiquité qu’ils traduisaient avec enthousiasme, ils crurent lui rendre hommage, en calquant les mots sur le latin savant. Ils ne se bornerent pas à revêtir de ce costume les termes qu’ils venaient de créer par brusque importation : ils imposèrent l’uniforme à beaucoup d’autres qui ne relevant que du latin vulgaire, n’étaient point sortis de l’Ecole ou des livres. Cette révolution fut surtout opérée par ces imprimeurs érudits entre lesquels s’illustrèrent Robert et Henri Estienne.

Voilà d’où procède l’invasion de ces lettres muettes qui foisonnèrent dans tous les dérivés ; ils étalaient ce luxe stérile comme un titre de noblesse classique. Il en résulta une confusion fâcheuse, dont la trace n’est point encore effacée ; car elle se perpétue en de choquantes irrégularités ou en de flagrantes contradictions. Pourquoi, par exemple, la bizarrerie qui autorise simultanément honneur et honnête, honorer et honorable, provenant du même radical ?

Maigret et Ramus1 eurent beau s’insurger, les étymologistes prévalurent. C’eût été demi-mal, si leur zèle ne s’était égaré souvent en conjectures qui ne ressemblent pas plus à la science que l’alchimie à la chimie, ou l’astrologie à l’astronomie. Que de chimères, en effet, dans leurs inductions ! — Ce fut ainsi que, tirant pois de pondus, ils écrivirent poids, sans se douter que ce vocable descendait en ligne directe de pensum par la réduction de n en s, d’où provint le latin vulgaire pesum, qui donna pois à la langue primitive par le changement constant de e en oi. Une méprise analogue fit restaurer, dans pris et ses composés (prins, apprins, surprins) les deux consonnes ns qui se ramenaient à l’s, dans le vieux français : (mois, toise de mensis et tensa). Le même calcul modifia le groupe latin gn qui, originairement, perdait le g, (benin de benignus, poin de pugnus) ; ces mots et leurs pareils donnèrent donc bening, poing, etc. — Tandis que les premiers âges changeaient en n l’m latin appuyé sur une consonne, (songe de somnium, conter de computare), les contemporains de la Renaissance adoptèrent compter. — Le d qui disparaissait toujours devant une consonne (avenir d’advenire) fit de nouveau son apparition dans advenir. — Ignorant que ct latin se métamorphose en it, et est représenté par i dans trait (de tractum), et fait (de factum), les réformateurs nous déchirerent les oreilles par traict et faict. — Ils allèrent plus loin. Non contents de rétablir c dans les mots où il existait en latin, ils l’accordèrent libéralement à ceux que leur étymologie en affranchissait, et ils dirent craincte pour crainte, parce qu’ils ne voyaient pas que craindre dérive de tremere par la mutation ordinaire de emere en eindre : (geindre de gemere). — Une erreur non moins grave nous valut scavoir, que l’on tira faussement de scire et non de sapere, (sapire, savire). — Au lieu de s’effacer, comme dans l’ancien idiome, l’h latin s’afficha dans le nouveau, qui, tout en écrivant avoir (d’habere), se contredit dans homme (de hominem), et hostel (d’hospitale). On finit même par imposer cet intrus au mot habondance et par affubler d’un th autheur et authorité. — Ne soupçonnant pas qu’entre deux voyelles, b se tourne toujours en v, des philologues novices commirent un pléonasme étymologique en écrivant debvoir. — Oublieux de la tradition romane qui ramenait pt à t, ils réintégrèrent ces deux lettres dans achapteur (acheteur) et escript (écrit). — S’imaginant que le p latin avait péri dans neveu (nepotem), où il atteste pourtant sa présence par un v, ils l’installèrent dans nepveu, et dans tous les mots de même espèce.

Ces exemples que l’on pourrait multiplier, si l’on ne craignait de fatiguer l’attention, prouvent combien l’orthographe fut souvent arbitraire et factice, dans un temps où le sens historique manquait aux plus doctes. Aussi celle du xive  siècle est-elle relativement plus voisine de la nôtre. Remarquons-le toutefois : les divergences d’une pratique trop variable d’une province à l’autre donnèrent une apparence d’utilité provisoire à des tentatives qui eurent leurs inconvénients. C’est ce qui nous explique pourquoi l’école érudite eut gain de cause, en dépit des bons esprits qui réclamaient en faveur de la tradition populaire, malgré Ramus, entre autres, qui disait : « La vraie doctrine n’est point es-auditoires des professeurs hébraïques, grecs ou latins de l’Université de Paris ; elle est au Louvre, au Palais, aux halles, en grève, à la place Maubert. » Au siècle suivant, en pleine Académie, Bossuet devait aussi proclamer l’usage « le grand-maître des langues » ; et Malherbe renvoyer les Pindarisans et les Latinisans « à l’école des crocheteurs du port à foin ».

Mais en attendant que la force des choses condamnât définitivement toute surcharge de lettres incommodes ou superflues, on dut se résigner à subir des innovations qu’implantait l’habitude. Si, grâce à l’initiative des grands écrivains, notamment de Corneille, quelques concessions allégèrent ce bagage de consonnes importunes, l’Académie française n’en consacra pas moins la plupart des arrêts rendus par les érudits ; et lorsqu’en 1694 elle publia la première édition de son dictionnaire, elle ne voulut pas, dit-elle en sa préface, « authoriser un retranchement de lettres » qui « eût osté tous les vestiges de l’analogie et des rapports qui sont entre les mots ». Se bornant à expliquer la prononciation de certaines formes « trop esloignées de la manière dont elles sont escrites », elle ne daigna pas même « s’engager, en faveur des estrangers, à donner des règles phonétiques ». Pour s’en abstenir, elle eut bien ses raisons ; car, si elle l’avait essayé, elle aurait pu y perdre son latin.

Mais ce qu’elle ne fit pas fut opéré peu à peu, sans secousse, par ce besoin de simplicité qui est une de nos aptitudes natives. Dans cette œuvre logique, les maîtres du grand siècle eurent une part de collaboration efficace. Leurs exemples méritaient trop de faire loi pour ne pas forcer la main aux plus récalcitrants. Aussi la troisième édition du Dictionnaire, en 1740, prit-elle le parti de remplacer enfin par un accent l’s étymologique dans tous les mots qu’il embarrassait (tête, honnête, apôtre). Elle sacrifia de même le d muet, dans avoué, avocat, aventure, etc. C’était capituler ; mais elle s’en consola tant bien que mal, en maintenant la diphtongue oi pour ai, malgré des protestations qui dataient déjà de bien loin ; car, en 1675, un certain Bérain avait proposé d’abolir cette forme désagréable : mais on s’était moqué de sa requête. Voltaire, lui-même, eût beau venir à la rescousse ; en dépit de son prestige, sa plume toute puissante contre des institutions ou des croyances respectables échoua contre un monosyllabe qui narguait son ironie. Il fallut la Révolution de juillet et la chute d’une dynastie, pour que l’Académie consentit à sanctionner l’inévitable. En 1835, elle enregistra donc ce que sa bonne volonté ne pouvait empêcher.

En grammaire comme en politique, les partis extrêmes sont vaincus d’avance. Leurs surprises ont toujours un lendemain, et, tôt ou tard, ils cèdent la place à l’autorité des faits ou du sens commun. Assujetir l’écriture aux lois de la prononciation, c’eût été déclasser les mots, et falsifier cet air de famille qui est comme leur état civil. Soumettre la prononciation à l’écriture, c’était plier l’usage à des servitudes dont la raison lui échappait trop souvent, parce qu’elles ne furent pas toujours raisonnables. Entre ces deux excès, le tiers-parti se fraya ses voies par un esprit de conciliation qui modéra la turbulence des novateurs, sans les heurter de front. Se conformant à la prononciation, toutes les fois que les lettres étymologiques étaient muettes, il réussit ainsi, sans fracas et insensiblement, à réduire de plus en plus les lettres doubles ou parasites, c’est-à-dire les difficultés inutiles ou rebutantes. Tout en tenant un compte suffisant de l’étymologie, il ne négligea point les dérivations qui peuvent la modifier légèrement ; c’est ainsi qu’il fit bien de maintenir ps dans corps, moins à cause du latin corpus que par égard pour les dérivés corporel ou corporal, d’une part, et corsage, corset, corselet de l’autre. Sans doute, il ne put remédier à toutes les anomalies dont étaient responsables tant de révolutions successives. Il toléra, par exemple, les contradictions qui nous font écrire abatis et abattoir, charretier et chariot, coureur et courrier, consonnance et dissonance, aplanir et applaudir, apercevoir et approuver ; que sais-je encore ? — Mais l’orthographe composite que produisirent ces transactions est, à tout prendre, un compromis sage qui satisfait le plus grand nombre. Or, il est remarquable que cette dernière réforme l’a ramenée de plus en plus vers les tendances instinctives qui précédèrent la Renaissance, et par conséquent le xvie  siècle. C’est que tout fleuve détourné de son cours finit par renverser ses digues, et retrouver sa pente naturelle.

VII. Conclusion

Des chapitres qui précèdent tirons quelques conclusions. Plus on pratique intimement la langue française, plus on s’assure que ses mutations ont leur logique. Tout ce qui répugnait à son génie, elle finit par le repousser. Tout ce qu’il autorisait, elle finit par l’oser, en dépit des injonctions qui prétendirent le défendre. Or, ce qu’elle aime surtout, c’est la clarté. Voilà pourquoi elle a répudié les tours qui n’étaient qu’un embarras ou un piége, en particulier les enlacements de la synthèse, les ellipses et les inversions forcées. Elle a de plus en plus dégagé la phrase des obstacles qui la compliquaient. Elle a combattu l’équivoque dans les constructions comme dans les mots. Aussi, les vraies fautes de français sont-elles les maladresses qui rendent le discours pénible ou obscur.

Ce principe sera pour nous une lumière : il est plus infaillible que les règles des grammairiens, dont les contradictions firent des sceptiques, même au xvie  siècle, si j’en juge par ces vers de Philippe Lenoir :

Qui se fye en sa grammaire
S’abuse manifestement !

Elle serait bien longue, en effet, la série des échecs subis par ces législateurs qui disent à l’usage : « Tu n’iras pas plus loin. » Ce droit qu’ils s’arrogent, ils ne l’ont pas. Qu’il leur suffise d’enregistrer, de classer et d’expliquer les faits accomplis, c’est-à-dire consacrés par l’élection populaire et l’autorité des grands écrivains, qui seuls, comme les souverains, ont le privilége de frapper à leur effigie la monnaie courante. Ce n’est pas que le langage échappe à l’obligation d’obéir à des lois. Mais de toutes celles qui le régissent la plus impérieuse est peut-être la nécessité du changement ; car tout ce qui vit étant par essence ondoyant et divers, la mort seule réduit les choses à une apparente immobilité. Ce serait donc aller contre la nature que de rêver pour la parole humaine je ne sais quelle perfection stationnaire. Elle reflétera toujours les vicissitudes des instincts, des sentiments, des idées ou des besoins qui, chez les peuples, se modifient sans cesse avec les temps. Elle ne sera donc jamais fixée définitivement, n’en déplaise aux doléances d’un goût trop exigeant qui n’accepte, dans la fortune littéraire d’une nation, qu’un siècle, et dans ce siècle, qu’un petit nombre d’élus.

Au lieu de nous appauvrir ainsi de nos propres mains, mieux vaut reconnaître que chaque époque a sa valeur et sa beauté. A ce titre, les écrivains du xvie  siècle méritaient, entre tous, d’être l’objet de nos études ; car, si le jour est venu où il est urgent de renouveler une séve qui menace de s’épuiser, le remède le plus efficace sera de recourir, non pas aux Beauzée, aux Dumarsais et aux Vaugelas, mais à ces maîtres qu’on pourrait appeler les pères de notre langue. C’est à leurs exemples qu’il faut demander le secret de cette vertu créatrice qui répare les pertes du vocabulaire par des acquisitions durables. Leurs fautes mêmes furent fécondes, et leurs témérités étaient des conquêtes.

Mais ce sera surtout parmi les prosateurs que nous chercherons des guides. Car la poésie fut trop souvent alors un art de caprice éphémère et variable, une distraction d’érudits, un ornement des cours, un exercice d’école ou une parade académique. Elle n’exprimait pas d’idées générales, ou, si parfois elle l’essaya, la mémoire et non la conscience en fit seule les frais. Elle répétait des lieux communs, au lieu de penser par elle-même. Elle fut un écho, non pas une voix. De là une indigence qui, du fonds, allait à la forme, et que déguisèrent mal des ambitions aussi bruyantes qu’impuissantes. De là, tous les mécomptes de la Pléiade ; s’imaginant qu’on enrichit une langue par des procédes artificiels, elle apprit, à ses dépens, que les mots doivent se tirer de l’âme, du cœur et de la raison. Voilà pourquoi ses coups d’audace n’eurent pas d’avenir. A ces rhéteurs et à ces ouvriers malhabiles, le bon sens refusa ce qu’il accordait à des penseurs et à des artistes. Ce qui parut bonheur chez les uns fut réputé gaucherie chez les autres. Aussi, la prose seule représente-t-elle à cette époque la vraie mesure de l’esprit français. Rabelais et Calvin, Amyot et Montaigne, voilà les classiques du xvie  siècle. A ces chefs du chœur, il convient pourtant d’associer les plumes secondaires qui firent alors plus que dans les âges suivants œuvre d’utiles auxiliaires. Car l’initiative personnelle avait le champ plus libre en un temps si favorable à l’indépendance des talents et à l’originalité des caractères. N’oublions pas non plus qu’une part de gratitude est due à la royauté, dont les destinées se sont toujours associées parmi nous à celles de notre langue, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIV. François Ier n’a-t-il pas contribué singulièrement au crédit du français, lorsque, par trois ordonnances datées de 1522, de 1529 et de 1539, il en prescrivit l’emploi dans les actes publics et privés ? Il octroyait ainsi des lettres de noblesse à la langue des bourgeois, qui devint celle de la cour, des parlements et, plus tard, de la diplomatie européenne.

Terminons en disant que le xvie  siècle ne pouvait manquer de nous être sympathique, aujourd’hui surtout ; car nous y retrouvons notre esprit de curiosité, de libre examen, de turbulence orageuse et trop souvent anarchique. C’est alors aussi que, pour la première fois, furent inaugurés parmi nous les vœux de tolérance et les instincts de réforme politique ou civile qui devaient tôt ou tard triompher de toutes les résistances. Il plaît donc à nos défauts comme à nos qualités ; et, s’il n’a pas assez connu le prix de la discipline ou de l’autorité, le xviie  siècle est là pour nous apprendre à respecter, sinon à aimer l’une et l’autre.