(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie —  Vauvenargues, 1715-1747 » pp. 336-343
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie —  Vauvenargues, 1715-1747 » pp. 336-343

Vauvenargues
1715-1747

[Notice]

Voué par sa naissance au métier des armes, mais trahi par une santé débile, le marquis de Vauvenargues se retira du service après la retraite de Prague. Il tenta, mais en vain, d’entrer dans la diplomatie. Atteint de la petite vérole, cloué sur son lit par la souffrance, presque aveugle, il demanda aux lettres des ressources, une consolation, et l’emploi d’une activité qui visait encore à la gloire. Ses écrits portent les titres de Maximes, Caractères, Méditations, Introduction à la connaissance de l’esprit humain.

S’il n’a pas le trait acéré de La Rochefoucauld, la profondeur de Pascal, la vérité spirituelle et savante de La Bruyère, il nous touche par l’accent ému d’une âme fière, indépendante et haute dans une destinée trop étroite pour son essor. Malade et mourant, ce gentilhomme pauvre et soucieux de sa dignité eut de la tenue et de la sérénité dans la souffrance. Stoïcien tendre, il justifia par son exemple ce mot excellent qui est de lui : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Philosophe religieux par sentiment, il se conserva pur de toute contagion dans un siècle où la licence des mœurs atteignait les idées. Moraliste optimiste, il apprit en s’étudiant lui-même à aimer, à respecter ses semblables. Trop indulgent pour nos passions, il les regarda comme des forces qu’on peut tourner à la vertu, et crut trop à la bonté originelle de notre nature ; mais ne lui reprochons pas l’idée généreuse de concilier cette grandeur et cette misère qui avaient effrayé l’imagination de Pascal.

Voltaire admira cette rare intelligence ; elle lui offrait l’exemple d’un talent candide et sincère qui participe à la beauté morale d’un caractère et d’une conviction. Son style, volontiers périodique et oratoire a de la chaleur et du souffle. Sa gloire ressemble à une amitié sympathique pour sa douce mémoire1.

Vauvenargues parle des livres anciens qui l’ont passionné 1

Les Vies de Plutarque2 sont une lecture touchante ; j’en étais fou dans mon enfance ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints ; l’on y peut prendre une teinture de l’histoire de la Grèce et même de celle de Rome3. L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là, brille en pleine lumière la force de la nature ; là, paraît la vertu sans bornes, le plaisir sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, le vice sans bassesse et sans déguisement. Pour moi, je pleurais de joie, lorsque je lisais ces pages ; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allais dans la place de Rome, pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait des pierres4. Vous souvenez-vous que César prétendant faire passer une loi trop avantageuse au peuple, le même Caton voulut l’empêcher de la proposer, et lui mit la main sur la bouche, pour étouffer sa parole ? Ces manières d’agir, si contraires à nos mœurs, faisaient grande impression sur moi. Il me tomba, en même temps, un Sénèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis, des lettres de Brutus à Cicéron, dans le temps qu’il était en Grèce, après la mort de César : elles sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’était bien impossible de les lire de sang-froid1 ; je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému, que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse2, en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mît fin à la convulsion.

C’est là ce qui m’a donné cet air de philosophie, qu’on dit que je conserve encore ; car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais stoïcien à lier ; j’aurais voulu qu’il m’arrivât quelque infortune remarquable, pour déchirer mes entrailles, comme ce fou de Caton qui fut si fidèle à sa secte3. Je fus deux ans comme cela, et puis je dis à mon tour, comme Brutus : O vertu, tu n’es qu’un fantôme ! Cependant, cet aimable stoïcien, que sa constante vertu, son génie, son humanité, son inflexible courage me rendaient infiniment cher, m’a fait verser bien des larmes sur la faiblesse de sa mort : c’est une extrême pitié de voir tant de vertu, tant de force et de grandeur d’âme vaincues, en un moment, par le plus léger revers au milieu de tant de ressources, et de tant de faveurs de la fortune ! Mais n’est-ce pas une folie que de vous conter tout cela, et de prendre ce ton lugubre ? Vous allez croire sûrement que je veux que votre frère devienne un stoïcien, et qu’il se tue comme Caton, ou qu’il lise notre Sénèque ! Ah ! n’appréhendez pas cela ; je ris actuellement de mes vieilles folies, et même des folies présentes. Je voudrais bien que cette lettre fût assez ridicule pour vous faire rire vous-même ; mais je crains qu’elle n’ait que ce qui est nécessaire pour vous ennuyer un quart d’heure, car il faut bien cela pour la lire. Ce sont vos louanges qui me gâtent ; il est juste que vous en souffriez ; d’ailleurs, j’aime beaucoup mieux vous écrire rarement, que retenir ma plume, lorsqu’elle est en train d’aller ; cela est plus conforme à ma paresse, et plus commode aussi pour vous.

(Fragment d’une lettre à M. de Mirabeau.)

Ménalque, ou l’esprit moyen

Ménalque était toujours heureux dans ses entreprises, parce qu’elles étaient toujours proportionnées à ses moyens.

Il faisait peu de mal, parce qu’il faisait peu de bien ; il commettait peu de fautes, parce qu’il n’avait pas cette chaleur de sentiment et cette hardiesse d’esprit qui poussent à tenter de grandes choses. Il avait l’esprit sûr et judicieux dans sa sphère, mais sans finesse et sans profondeur ; le goût des détails, une assez longue expérience des choses du monde, la mémoire prompte, fidèle, et un coup d’œil assez vif, mais au delà duquel il ne voyait plus. Accoutumé à la clarté de ses propres idées, il devinait avec peine ce qui était fin et enveloppé, et l’on était étonné qu’un homme qui concevait et qui s’exprimait si nettement ne pût guère aller plus loin que sa première idée et sa première vue. Incapable de se passionner dans les affaires, il conservait toujours une humeur libre, qui se prêtait, sans effort, aux différents devoirs de son ministère ; il avait toujours la possession de son esprit et de son jugement ; la modération et l’égalité de son caractère le rendaient constant dans ses résolutions. Il changeait sans peine d’application et de travail ; il paraissait né pour remplir avec distinction les emplois subalternes, qui renferment beaucoup de minuties. Il n’imaginait point et n’inventait point ; il allait aux routes battues, et se laissait porter sans résistance au cours capricieux des événements ; mais il suivait avec célérité le fil des choses, et exécutait avec prudence tout ce qui ne demandait qu’un sens droit et une habitude ordinaire des affaires. Sa pénétration et son goût, joints au bonheur de sa mémoire, se portaient avec une indifférente facilité sur toutes choses ; mais il n’avait point cette véritable étendue de génie qui, saisissant les objets avec leurs rapports, les embrasse tout entiers et réunis ; et c’est ainsi qu’il avait des connaissances presque universelles, sans qu’on pût dire qu’il eût l’esprit vaste, contrariété assez ordinaire. Mais il rachetait ces défauts par les qualités qui donnent le succès ; il était enjoué, plaisant, laborieux, d’une conversation légère et agréable, d’une repartie vive, quoiqu’il parlât sans feu et sans énergie ; enfin, à cette sagesse spécieuse qui plaît aux esprits modérés, il joignait les agréments variés qui usurpent si souvent la place des talents solides, et leur enlèvent la faveur du monde et les récompenses des princes1.

Clazomène ou la vertu malheureuse

Clazomène a eu l’expérience de toutes les misères de l’humanité. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance, et l’ont sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté. Il s’est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimait. L’injure a flétri son courage, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, n’ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse n’a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui attira. Lorsque la fortune1 a paru se lasser de le poursuivre, la mort s’est offerte à sa vue. Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge ; et, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, il a eu la douleur insupportable de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, il n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très-habiles se ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur2 ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux ; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage3.

Caractères, IX.

Vauvenargues sollicitant un poste diplomatique

À Louis XV

Sire,

Pénétré de servir, depuis neuf ans, sans espérance, dans les emplois subalternes de la guerre, avec une faible santé, je me mets aux pieds de Votre Majesté, et la supplie très-humblement de me faire passer du service des armées, où j’ai le malheur d’être inutile, à celui des affaires étrangères, où mon application peut me rendre plus propre. Je n’oserais dire à Votre Majesté ce qui m’inspire la hardiesse de lui demander cette grâce ; mais peut-être est-il difficile qu’une confiance si extraordinaire se trouve dans un homme tel que moi, sans quelque mérite qui la justifie1.

Il n’est pas besoin de rappeler à Votre Majesté quels hommes ont été employés, dans tous les temps, et dans les affaires les plus difficiles, avec le plus de bonheur : Votre Majesté sait que ce sont ceux-là mêmes qu’il semble que la fortune en eût le plus éloignés. Et qui doit, en effet, servir Votre Majesté avec plus de zèle qu’un gentilhomme qui, n’étant pas né à la cour, n’a rien à espérer que de son maître et de ses services ? Je crois sentir, Sire, en moi-même, que je suis appelé à cet honneur, par quelque chose de plus invincible et plus noble que l’ambition.

M. le duc de Biron, sous qui j’ai l’honneur de servir, pourra faire connaître ma naissance et ma conduite à Votre Majesté, lorsqu’elle le lui ordonnera ; et j’espère qu’elle ne trouvera rien, dans l’une ni dans l’autre, qui puisse me fermer l’entrée de ses grâces2.

Je suis avec un très-profond respect, etc.

(Vauvenargues, ibid., lett. 95.)

L’homme d’épée condamné au repos

J’ai besoin de votre amitié, mon cher Saint-Vincent : toute la Provence est armée1, et je suis ici bien tranquille au coin de mon feu ; le mauvais état de mes yeux et de ma santé ne me justifie point assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Mandez-moi donc, je vous prie, immédiatement, s’il reste encore de l’emploi dans nos troupes nouvellement levées, et si je serais sûr d’être employé en me rendant en Provence. Si je m’étais trouvé à Aix lorsque le Parlement a fait son régiment, j’aurais peut-être eu la témérité de le demander. Je sais combien il y a de gentilshommes en Provence, qui, par leur naissance et par leur mérite, sont beaucoup plus dignes que moi d’obtenir cet honneur ; mais vous, mon cher Saint-Vincent, Monclar, le marquis de Vance, vous m’auriez peut-être aidé de votre recommandation, et cela m’aurait tenu lieu de toutes les qualités qui me manquent. Je ne vous dis pas à quel point j’aurais été flatté d’être compté parmi ceux qui serviront la province dans ces circonstances ; je crois que vous ne doutez pas de mes sentiments. Je vous remets, mon cher ami, la disposition de tout ce qui me regarde : offrez mes services, pour quelque emploi que ce soit, si vous le jugez convenable, et n’attendez point ma réponse pour agir ; je me tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi et en mon nom. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage ; vous connaissez ma tendre amitié pour vous, et je crois pouvoir toujours compter sur la vôtre2.

(Lettre à M. de Saint-Vincent.)