CHAPITRE I.
De la propriété des mots.
Il importe avant tout, pour bien entendre la langue latine, pour parler et écrire d’une manière pure et élégante, de connaître à fond la propriété des mots, leur sens propre et figuré, leurs synonymes. Or, le moyen le plus sûr pour atteindre ce but est de remonter à la première origine des mots, de les suivre dans leurs formations successives, de bien saisir l’analogie qui existe entre eux, et de voir l’usage qu’en ont fait les meilleurs écrivains.
I
De l’origine et de la formation des mots.
On distingue trois sortes de mots, au point de vue étymologique : les mots simples ou primitifs, les dérivés et les composés.
Les mots simples ou primitifs sont, si l’on peut dire ainsi, les premiers nés d’une langue ; ce sont des mots formés de racines primitives2, appartenant à une langue plus ancienne, et servant à former d’autres mots par l’addition de nouvelles lettres ou de nouvelles syllabes. Ainsi le mot fons, fontaine, source, est un mot simple d’origine celtique, von ou fon, source, fontaine. — Animus (du grec ανεµοσ, vent, souffle) est un mot simple formé de la racine primitive an ou han, qui désigne le souffle, ou le son produit par une respiration pénible. Dans son premier sens, qui n’est guère usité, il signifie souffle, air, et, par analogie, respiration, vie. Au figuré, où il est d’un usage si fréquent, il signifie esprit, courage, intention, désir, etc. — Acus, aiguille, est un mot simple formé de la racine primitive ac qui sert à désigner tout ce qui est aigu, d’où l’on a formé acutus, aigu ; aculeus, aiguillon ; acumen, pointe ; acies, pointe d’un instrument tranchant ; et, au figuré, troupe armée d’instruments aigus, et, par extension, armée en bataille. — Vir, homme, tiré de la racine primitive vi, force, désigne un homme fort, courageux ; et, par analogie, un homme de cœur, un homme de mérite.
Les mots dérivés sont ceux qui ont été formés des mots simples par l’addition de nouvelles lettres ou de nouvelles syllabes que l’on nomme désinences ou terminaisons3. Ainsi, du mot fors, fortune, hasard, sont dérivés fortuna, fortune, sort, destin ; fortunatus, fortuné ; fortuitus, fortuit ; fortuitò, fortuitement ; forsan, forsitan, fortassè, fortè, peut-être, par hasard. — Du mot animus, esprit, sont dérivés animosus, courageux ; animositas, animosité ; animare, souffler, animer, etc. — Du mot pars, partie, sont dérivés partiri, partager ; partitio, partition, action de partager ; partitor, qui partage ; partim, en partie ; particula, petite partie, parcelle ; particularis, particulier ; particulatim, par parties. — De l’oriental hur, feu, s’est formé le mot grec πυρ ; d’où, par le changement de p en f, cette famille de mots latins : furor, fureur ; furiosus, furieux ; furens, violent, impétueux ; furibundus, furibond, transporté de fureur, etc.
Les terminaisons ne sont point non plus le résultat d’une formation arbitraire ; elles dérivent aussi de mots primitifs dont elles ont conservé une ou plusieurs lettres qui en caractérisent le sens. Ainsi la lettre l désigne principalement les qualités des objets : facilis, facile ; amabilis, aimable. — La lettre r est surtout relative à l’action : actor, celui qui agit, acteur ; pictor, peintre ; salvator, sauveur, etc. — La lettre c désigne la fixité d’un objet, sa ténacité, sa constance. Tels sont les mots en ax mis pour acs : audax, audacieux ; tenax, tenace ; pertinax, opiniâtre, etc. — Les terminaisons men, mon, mentum, désignent généralement la cause, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. Tels sont flumen (id est : quod fluit), ce qui coule, fleuve ; levamen (quod levat), ce qui élève, ce qui soulage ; monumentum (quod monet), ce qui avertit, monument ; ornamentum (quod ornat), ce qui orne, ornement.
Dans les verbes, la désinence llo marque un diminutif de l’action : cantillo, je chante tout bas, je fredonne ; sorbillo, je bois à petits coups, je buvotte. — La désinence sso désigne un augmentatif : lacesso, je provoque, je harcèle ; incesso (de incedo), je marche avec instance, j’assaille, je poursuis ; capesso (de capio), je m’efforce de prendre ; facesso (de facio), je fais avec empressement, etc. — La désinence sco indique le commencement, et quelquefois la continuité de l’action : albesco, je commence à blanchir ; ardesco, je m’enflamme ; dehisco, je m’entr'ouvre, etc. — Les désinences to, so, co ou xo indiquent la fréquence de l’action : clamitare (de clamare), crier souvent, criailler ; cantitare (de cantare), chanter souvent ; pulsare (de pellere), pousser avec instance ; nexere (de nectere), lier étroitement, entrelacer ; fodicare (de fodere), percer en creusant, etc.
Les mots composés sont ceux dans la formation desquels il entre deux ou plusieurs mots d’espèce différente. Ainsi, de la racine primitive re, chose, objet que l’on voit, on a formé le mot latin res, chose, qui, joint à l’adjectif public-us, a, um, public, a formé le mot composé respublica, la chose publique ou la république. — De même le mot judicium, jugement, se compose de jus, juris, droit, et dicere ; dire le droit ou juger. — L'adjectif sincer-us, a, um, comprend les deux mots sine, sans, et cera, cire ; c’est-à-dire sans cire, sans mélange, pur, sincère. — Le mot princeps est composé de l’adjectif prim-us, a, um, et du mot caput, première tête, ou le premier, le chef, le prince. — Le verbe fero, je porte, a formé plusieurs composés en se joignant à divers substantifs. Tels sont : frugifer, a, um (de ferre fruges), qui porte des fruits ; c’est-à-dire fécond, fertile, abondant en fruits. Mortifer ou mortiferus (de ferre mortem), qui porte la mort, mortel. Legislator (du supin latum et de lex, legis), qui porte la loi, législateur. De même laniger, porte-laine, brebis, est composé de gerere, porter, et lanam, laine.
Le verbe eo, je vais, est un mot simple ; joignez-y différentes prépositions, et vous aurez autant de mots composés. Tels sont : adire (de ire ad), aller vers, s’approcher de, aborder. Adiit oraculum Jovis, il alla trouver l’oracle de Jupiter. — Inire (de ire in), aller dans, entrer, pénétrer. Inire convivium, Cic., aller à un festin. Inire prælium, Cic., engager un combat. — Exire (de ire ex), sortir de, se retirer. Exire domo, sortir de la maison. — Abire (de ire ab), s’en aller, s’éloigner. Abire domo, s’éloigner de la maison. — Anteire (de ire ante), aller devant, devancer, surpasser. Anteit omnes ætale, il les devance tous par son âge. — Circumire (de ire circum), aller autour, entourer. Circumire tentoria, aller autour des tentes. Præterire (de ire præter), aller au delà, passer outre. Præterire urbem, aller au delà de la ville.
Animadvertere, remarquer, est composé de trois mots : vertere animum ad, tourner son esprit vers ; d’où : faire attention, remarquer.
De même recordari (de rursum cordi dare, donner de nouveau à son cœur), signifie se souvenir, se rappeler.
Cette petite digression sur les origines latines doit suffire pour nous faire comprendre toute l’importance qu’il faut attacher à l’étude des étymologies4. Ce sont elles en effet qui réduisent les mots au plus petit nombre possible, en les classant par familles, et en les rattachant aux mêmes radicaux. Ce sont elles aussi qui répandent le plus d’intérêt dans l’étude des langues, en nous faisant remonter à l’origine des mots, et en établissant entre chacun d’eux les rapports les plus intimes. Le langage ainsi analysé devient la peinture vivante de nos idées ; notre esprit se plaît à en saisir les rapports, notre imagination les voit comme sur un tableau, et notre mémoire vient facilement à bout de s’en souvenir.
II
Des mots considérés dans leur sens propre et dans leur sens figuré.
Le sens propre d’un mot est celui qu’il a eu dès son origine, celui qui désigne la chose même pour laquelle il a été créé. Ainsi le mot feu est employé dans le sens propre, quand il désigne réellement du feu. Ignis ardet, le feu brûle. Le mot fruit est pris dans le sens propre, quand il désigne le produit d’un arbre ou d’une plante. Fructus terræ, les fruits de la terre. Pendent in arbore poma, les fruits pendent à leur arbre. Le mot aile est pris dans le sens propre, quand il désigne cette partie du corps dont les oiseaux font usage pour voler.
Le sens figuré d’un mot est celui qu’il n’avait pas à son origine, mais qui lui a été donné par analogie 5, pour exprimer sous une forme sensible des objets spirituels avec lesquels il a des rapports de ressemblance. Ainsi, quand on dit ignis amoris, le feu de l’amour ; ignis iræ, le feu de la colère ; le mot ignis n’offre plus à l’esprit l’idée d’un feu matériel ; mais il peint sous une forme sensible l’ardeur d’une âme qui éprouve de vifs sentiments d’amour ou de colère. Dans ce cas, on dit que le mot ignis, feu, est pris dans un sens figuré. Quand Stace a dit, en parlant de la paresse : Demisso torpens vultu, la paresse engourdie sous un visage baissé, il a fait une figure. La paresse, terme abstrait, ne peut avoir de visage, elle ne saurait être engourdie. Les mots torpens et vultu demisso sont donc pris dans un sens figuré. Quand Virgile a dit : Pedibus timor addidit alas, la frayeur a donné des ailes à ses pieds▶, il a fait une figure ; car les ◀pieds▶ ne sauraient avoir des ailes. Il en est ainsi dans ce beau vers de La Fontaine :
Sur les ailes du temps la tristesse s’envole.
Il importe donc beaucoup, pour connaître exactement les diverses significations d’un même mot, de bien saisir les rapports qui existent entre le sens primitif de ce mot et celui que l’analogie des idées est venue établir. Il faut pour cela remonter à sa première origine, le suivre par degrés dans ses développements successifs, et remarquer avec soin, tant dans les dictionnaires, que dans les bons auteurs, les variétés de sens que l’usage et la progression des idées lui ont fait subir.
III
Des mots synonymes.
Les synonymes sont des mots qui expriment tous la même idée, mais avec certaines nuances, certaines modifications qui les distinguent, certaines idées particulières qui conviennent à chacun d’eux et qu’il importe de bien remarquer. Ainsi les verbes amare et diligere expriment tous deux l’action d’aimer ; mais ils diffèrent en ce sens que amare signifie aimer d’un amour naturel, de cet amour que Dieu a mis dans le cœur des hommes en les unissant par les liens du sang et de la parenté. Ainsi l’on dit bien : Pater amat suos liberos, un père aime ses enfants. Au lieu que diligere (de legere, choisir, dis pour diversim, de divers côtés), signifie choisir, faire un choix, et, par extension, aimer par choix, par estime, par préférence. Amicos diligere debemus.
Les mots acies, exercitus, agmen, qui sont devenus synonymes par suite de l’extension de leur premier sens, expriment tous trois l’idée du mot armée. — Acies (du grec αϰη, pointe) désigne, dans son premier sens, la partie aiguë ou tranchante d’un instrument. Acies ferri, le tranchant du fer ; acies mucronis, la pointe d’une épée. Au figuré, il signifie partie fine, délicate, pénétrante. Acies oculorum, la pénétration des regards ; acies ingenii, la vivacité de l’esprit. Il s’emploie plus spécialement pour désigner le front d’une armée, et, par extension, une armée rangée en bataille. Exiguo intervallo utraque acies stetit, les deux armées s’arrêtèrent à une petite distance. — Exercitus (de exercere, exercer) désigne un corps de troupes formées par l’exercice. Consul exercitui præerat, le consul avait le commandement de l’armée. — Agmen (de agere, conduire) signifie proprement une troupe quelconque en marche. Agmen muliebre, une troupe de femmes ; agmen aligerum, une troupe d’oiseaux. — Il désigne plus spécialement une armée en marche. Primum agmen ducere, conduire l’avant-garde.
Il est facile de juger, d’après ces exemples, que les mots synonymes, outre les idées qui leur sont communes, présentent aussi à l’esprit des idées particulières qui les distinguent et donnent à chacun d’eux le caractère qui lui est propre. Il importe donc, si l’on veut parler et écrire avec justesse, de bien saisir cette différence, et de choisir avec discernement les mots qui doivent être l’expression la plus exacte de nos pensées.