(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section cinquième. La Tribune académique. — Chapitre VI. Analyse du discours sur l’esprit philosophique, par le P. Guénard. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section cinquième. La Tribune académique. — Chapitre VI. Analyse du discours sur l’esprit philosophique, par le P. Guénard. »

Chapitre VI.
Analyse du discours sur l’esprit philosophique, par le P. Guénard.

Rien de plus propre, selon moi, à mettre dans tout leur jour les vices de l’éloquence moderne, que l’excellent esprit et le style vraiment éloquent qui distinguent le discours du P. Guénard : production d’autant plus précieuse, qu’elle doit faire époque dans notre histoire littéraire, et que c’est la dernière barrière opposée par le talent et le courage aux invasions dont le mauvais goût et le mauvais esprit menaçaient déjà les lettres et les mœurs109. Relégué jusqu’ici dans ces recueils académiques que l’on est rarement tenté de consulter, le discours dont je vais offrir l’analyse n’a pas joui de la célébrité classique dont il est si digne110 ; et je me fais un devoir de réparer à cet égard l’injure des circonstances. Je connais peu de morceaux qui réunissent à un pareil degré la profondeur des idées, la justesse du sens, la clarté des raisonnements, l’élégance et la force d’un style toujours au niveau de la matière qu’il traite.

Après un court exposé du sujet, l’orateur l’aborde franchement, et définit ainsi ce que l’on doit entendre par esprit philosophique.

« Avant d’exposer en détail les propriétés essentielles de l’esprit philosophique, qu’il me soit permis de le définir en deux mots : le talent de penser. Cette notion me paraît juste et naturelle : ouvrons cette idée, et développons ce qu’elle renferme. Le premier trait que j’en vois sortir, c’est l’esprit de réflexion, le génie d’observation ; caractère plus grand et plus singulier qu’il ne semble d’abord, et qu’on doit regarder comme la racine même du talent de penser, comme le germe unique de la vraie philosophie ».

Il développe ensuite sa proposition, et c’est là que commence à se déployer avec avantage le rare talent de l’écrivain pour prêter aux discussions philosophiques le charme de l’éloquence et l’intérêt du style.

« Par quel endroit l’esprit philosophique s’élève-t-il donc au-dessus de la foule, au-dessus même de tous les philosophes ordinaires ? C’est par le coup d’œil observateur, qui découvre à tout moment dans ces objets des propriétés, des analogies, des différences, un nouvel ordre de choses, un nouveau monde que l’œil du vulgaire n’aperçoit jamais ; c’est pour le talent singulier, non de raisonner avec plus de méthode, mais de trouver les principes même sur lesquels on raisonne ; non de compasser ses idées, mais d’en faire de nouvelles et de les multiplier sans cesse par une réflexion féconde : talent unique et sublime, don précieux de la nature, que l’art peut aider quelquefois, mais qu’il ne saurait ni donner, ni suppléer par lui-même. Voilà le génie qui créa les sciences ; et lui seul pourra les enrichir, et lui seul pourra les élever à la perfection. Que sont en effet toutes les sciences humaines ? Un assemblage de connaissances réfléchies et combinées. Il n’appartient donc qu’aux génies inventeurs et toujours pensants d’ajouter à ce trésor public, et d’augmenter les anciennes richesses de la raison : tous les autres philosophes, peuple stérile et contentieux, ne feront jamais que secouer, pour ainsi dire, et tourmenter les vérités que les grands génies vont chercher au fond des abîmes : ils ont un art qui les fait parler éternellement, quand d’autres ont pensé pour eux, et qui les rend tout d’un coup muets, quand il s’agit de trouver une seule idée nouvelle.

» Au génie de réflexions, comme à son principe, doit se rapporter cette liberté et cette hardiesse de penser, cette noble indépendance des idées vulgaires, qui forme, selon moi, un des plus beaux traits de l’esprit philosophique.

» Penser d’après soi-même : caractère plein de force et de grandeur ; qualité la plus rare peut-être et la plus précieuse de toutes les qualités de l’esprit. Qu’on y réfléchisse ; on verra que tous les hommes, à la réserve d’un très petit nombre, pensent les uns d’après les autres, et que leur raison tout entière est en quelque sorte composée d’une foule de jugements étrangers qu’ils ramassent autour d’eux. C’est ainsi que les opinions bizarres des peuples, les dogmes souvent absurdes de l’école, l’esprit des corps avec tous ses préjugés, le génie des sectes avec toutes ses extravagances, se perpétuent d’âge en âge, et ne meurent presque jamais avec les hommes, parce que toutes ces idées, en sortant de l’âme des vieillards et des maîtres, entrent aussitôt dans celle des enfants et des disciples, qui les transmetteront de même à leurs crédules successeurs ».

Après avoir vivement fait sentir tout le danger d’une marche routinière dans la recherche de la vérité et dans l’ordre des connaissances philosophiques, le P. Guénard franchit les temps et arrive à l’époque où Descartes fonda parmi nous le règne de la véritable philosophie, et posa en même temps les principes sûrs qui doivent diriger l’esprit humain dans l’étude de cette grande science de l’homme. Voici le portrait qu’il trace de ce père de la philosophie :

« Enfin parut en France un génie puissant et hardi qui entreprit de secouer le joug du prince de l’école. Cet homme nouveau vint dire aux autres hommes que pour être philosophe, il ne suffisait pas de croire, mais qu’il fallait penser. À ces paroles toutes les écoles se troublèrent. Une vieille maxime régnait encore : ipse dixit ; le maître l’a dit : cette maxime d’esclave irrita tous les esprits faibles contre le père de la philosophie pensante : elle le persécuta comme novateur et comme impie, le chassa de royaume en royaume ; et l’on vit Descartes s’enfuir, emportant avec lui la vérité qui, par malheur, ne pouvait être ancienne tout en naissant. Cependant, malgré les cris et la fureur de l’ignorance, il refusa toujours de jurer que les anciens fussent la raison souveraine ; il prouva même que ses persécuteurs ne savaient rien, et qu’ils devaient désapprendre ce qu’ils croyaient savoir. Disciple de la lumière, au lieu d’interroger les morts et les dieux de l’école, il ne consulta que les idées claires et distinctes, la nature et l’évidence. Par ses méditations profondes il tira presque toutes les sciences du chaos ; et, par un coup de génie plus grand encore, il montra le secours mutuel qu’elles devaient se prêter, les enchaîna toutes ensemble, les éleva les unes sur les autres ; et se placant ensuite sur cette hauteur, il marchait avec toutes les forces de l’esprit humain, ainsi rassemblées, à la découverte de ces grandes vérités que d’autres plus heureux sont venus enlever après lui, mais en suivant les sentiers de lumière que Descartes avait tracés. Ce furent donc le courage et la fierté d’esprit d’un seul homme qui causèrent dans les sciences cette heureuse et mémorable révolution, dont nous goûtons aujourd’hui les avantages avec une superbe ingratitude. Il fallait aux sciences un homme de caractère, un homme qui osât conjurer tout seul, avec son génie, contre les anciens tyrans de la raison ; qui osât fouler aux pieds ces idoles que tant de siècles avaient adorées. Descartes se trouvait enfermé dans le labyrinthe avec tous les autres philosophes ; mais il se fit lui-même des ailes et s’envola, frayant ainsi de nouvelles routes à la raison captive ».

Un trait manque encore, pour achever de caractériser l’esprit philosophique.

« Je le trouve dans le talent de saisir les principes généraux, et d’enchaîner les idées entre elles par la force des analogies : c’est véritablement le talent de penser en grand. Ce brillant caractère me frappe d’abord dans tous les ouvrages marqués au coin de la vraie philosophie : je sens un génie supérieur qui m’enlève au-dessus de ma sphère ; et qui, m’arrachant aux petits objets, autour desquels ma raison se traînait lentement, me place tout d’un coup dans une région élevée, d’où je comtemple ces vérités premières, auxquelles sont attachées, comme autant de rameaux à leur tige, mille vérités particulières ; dont les rapports m’étaient inconnus : il me semble alors que mon esprit se multiplie et devient plus grand qu’il n’était. Les philosophes d’un génie vulgaire sont toujours noyés dans les détails : incapables de remonter aux principes d’où l’on voit sortir les conséquences, comme une eau vive et pure de sa source, ils se fatiguent à suivre le cours de mille petits ruisseaux qui se troublent à tout moment, qui les égarent dans leurs détours, et les abandonnent ensuite au milieu d’un désert aride. Ces esprits étroits et rampants prennent toujours les choses une à une, et ne les voient jamais comme elles sont, parce qu’ils n’ont pas saisi l’ensemble qui montre clairement l’usage et l’harmonie des parties différentes : science confuse, amas de poussière, qui ne fait qu’aveugler la raison, et la charger d’un poids inutile. Jetons hors de notre âme cette foule de petites idées, et voyons, s’il est possible, comme le vrai philosophe, par ces grandes vues qui embrassent les rapports éloignés, et décident à la fois une infinité de questions, en montrant l’endroit où mille objets viennent se toucher en secret par un côté, tandis que, par un autre, ils paraissent s’éloigner à l’infini, et ne pouvoir jamais se rapprocher. Il n’appartient qu’à ces génies rapides qui s’élancent tout d’un coup aux premières causes, de traiter les sciences, les arts et la morale, d’une manière également noble et lumineuse. Écartant avec dédain toutes ces minuties scolastiques qui remplissent l’esprit sans l’éclairer, ils vous porteront d’abord au centre où tout vient aboutir, et vous mettront à la main le nœud, pour ainsi dire, de toutes les vérités de détail, lesquelles, à le bien prendre, ne sont réellement vérités que pour ceux qui en connaissent l’étendue et les affinités secrètes : aussitôt toutes vos observations s’éclairent mutuellement, toutes vos idées se rassemblent en un corps de lumière ; il se forme de toutes vos expériences un grand et unique fait, et de toutes vos vérités une seule et grande vérité qui devient comme le fil de tous les labyrinthes. Nous le voyons, c’est un petit nombre de principes généraux et féconds qui a donné la clef de la nature, et qui, par une mécanique simple explique l’ordre de l’architecture divine. Voilà le sceau de l’esprit philosophique ».

L’éloquent défenseur de la vraie philosophie va concentrer maintenant en un seul et même point tous les traits de lumière dispersés jusqu’ici dans la première partie de son discours. Quelle force et quel éclat ils vont emprunter de cette réunion !

« Rassemblons ici toutes les qualités essentielles. Un esprit vaste et profond, qui voit les choses dans leurs causes, dans leurs principes ; un esprit naturellement fier et courageux, qui dédaigne de penser d’après les autres ; un esprit observateur qui découvre des vérités partout, et les développe par une réflexion continuelle : telles sont les propriétés du sublime talent de penser ; tels sont les grands caractères qui distinguent l’esprit philosophique de toute autre sorte d’esprit ».

On ne saurait trop regretter, avec M. le cardinal Maury, que l’écrivain, beaucoup trop resserré dans les bornes d’une demi-heure de lecture, ne les ait pas franchies, au lieu de sacrifier son sujet à cette loi du concours, et qu’il se soit réduit à une ébauche, en appliquant uniquement les rapports de l’esprit philosophique à la religion, à l’éloquence et à la poésie, tandis qu’il aurait dû en étendre les effets à l’agriculture, aux beaux-arts, à l’administration, à la société, enfin à tous les autres objets scientifiques, moraux, politiques, littéraires, etc., sur lesquels s’exerce visiblement son influence.

Mais cette esquisse rapide n’en offre pas moins un riche et vaste répertoire d’idées fécondes en résultats profonds et lumineux ; mais cette ébauche imparfaite d’un grand ouvrage, n’en contient pas moins des pages achevées, que le cri seul de l’admiration peut louer d’une manière digne d’elles.

Quel morceau, par exemple, que celui-ci, sur l’accord de la philosophie avec la la poésie et l’éloquence !

« Si j’osais dire que le génie des beaux-arts est tellement ennemi de l’esprit philosophique, qu’il ne peut jamais se réconcilier avec lui, combien d’ouvrages immortels où brille une savante raison, parée de mille attraits enchanteurs, élèveraient ici la voix de concert, et pousseraient un cri contre moi ? Je l’avouerai donc : les grâces accompagnent quelquefois la philosophie, et répandent sur ses traces les fleurs à pleines mains ; mais qu’il me soit permis de répéter une parole de la sagesse au philosophe sublime qui possède l’un et l’autre talent : craignez d’être trop sage ; craignez que l’esprit philosophique n’éteigne, ou du moins n’amortisse en vous le feu sacré du génie. Sans cesse il vient accuser de témérité, et lier par de timides conseils la noble hardiesse du pinceau créateur : naturellement scrupuleux, il pèse et mesure toutes ses pensées, et les attache les unes aux autres par un fil grossier qu’il veut toujours avoir à la main ; il voudrait ne vivre que de réflexions, ne se nourrir que d’évidence ; il abattrait, comme ce tyran de Rome, la tête des fleurs qui s’élèvent au-dessus des autres : observateur éternel, il vous montrera tout autour de lui des vérités, mais des vérités sans corps, pour ainsi dire, qui sont uniquement pour la raison, et qui n’intéresseraient ni les sens ni le cœur humain. Rejetez donc ces idées, ou changez-les en images, donnez-leur une teinture plus vive. Libre des opinions vulgaires, et pensant d’une manière qui n’appartient qu’à lui seul, il parle un langage, vrai dans le fond, mais nouveau et singulier, qui blesserait l’oreille des autres hommes ; vaste et profond dans ses vues, et s’élevant toujours par ses notions abstraites et générales, qui sont pour lui comme des livres abrégés, il échappe à tout moment aux regards de la foule, et s’envole fièrement dans les régions supérieures. Profitez de ses idées originales et hardies, c’est la source du grand et du sublime ; mais donnez du corps à ces pensées trop subtiles ; adoucissez par le sentiment la fierté de ses traits ; abaissez tout cela jusqu’à la portée de nos sens : nous voulons que les objets viennent se mettre sous nos yeux ; nous voulons un vrai qui nous saisisse d’abord, et qui remplisse toute notre âme de lumière et de chaleur. Il faut que la philosophie, quand elle veut nous plaire dans un ouvrage de goût, emprunte le coloris de l’imagination, la voix de l’harmonie, la vivacité de la passion : les beaux-arts, enfants et pères du plaisir, ne demandent que la fleur, et la plus douce substance de votre sagesse.

» Mais si la nature, en vous accordant le talent de penser en philosophe, vous a refusé cette heureuse sensibilité qui saisit le beau avec transport, et le reproduit avec force ; si vous n’êtes qu’un esprit toujours réfléchissant, la règle devient plus sévère à votre égard, et vous bannit de l’empire du goût ; éloignez-vous : la raison séparée des grâces, n’est qu’un docteur ennuyeux qu’on laisse tout seul au milieu de son école. Vous n’apportez que des vérités tranquilles, un tissu de réflexions inanimées : cela peut éclairer l’esprit ; mais le cœur qui veut être remué, l’imagination qui veut être échauffée, demeurent dans une triste et fatigante inaction : une poésie morte et des discours glacés, voilà tout ce que l’esprit philosophique pourra tirer de lui-même : il enfante, et ne peut donner la vie.

» Quel est ce philosophe téméraire qui ose toucher avec le compas d’Euclide la lyre délicate et sublime dé Pindare et d’Homère ? Blessée par une main barbare, cette lyre divine, qui renfermait autrefois dans son sein une si ravissante harmonie, ne rend plus que des sons aigres et sévères : je vois naître des poèmes géométriquement raisonnés, et j’entends une pesante sagesse chanter en calculant tous ses tons. Nouveau délire de la philosophie ! Elle chausse le brodequin, et montant sur un théâtre consacré à la joie, où Molière instruisait autrefois toute la France en riant, elle y va porter de savantes analyses du cœur humain, des sentences profondément réfléchies, un traité de morale en dialogue ».

Mais ce qui me semble au-dessus de tout par la vigueur de la dialectique, et l’éloquente énergie de la diction, ce sont les dernières pages de ce même discours. Elles rappellent les écrits polémiques de Bossuet : c’est le plus grand éloge que l’on en puisse faire, et elles le méritent.

« La sagesse incarnée n’est pas venue défendre à l’homme de penser, et elle n’ordonne point à ses disciples de s’aveugler eux-mêmes : aussi réprouvons-nous ce zèle amer et ignorant qui crie d’abord à l’impiété, et qui se hâte toujours d’appeler la foudre et l’anathème, quand un esprit éclairé, séparant les opinions humaines des vérités sacrées de la religion, refuse de se prosterner devant les fantômes sortis d’une imagination faible et timide à l’excès, qui veut tout adorer, et, comme dit un ancien, mettre Dieu dans les moindres bagatelles. Croire tout sans dicernement, c’est donc stupidité ? Je l’avoue ; mais un autre excès plus dangereux encore, c’est l’audace effrénée de la raison, cette curiosité inquiète et hardie, qui n’attend pas, comme la crédulité stupide, que l’erreur vienne la saisir ; mais qui s’empresse d’aller au-devant des périls ; qui se plaît à rassembler des nuages, à courir sur le bord des précipices, à se jeter dans les filets que la justice divine a tendus, pour ainsi dire, aux esprits téméraires : là, vient ordinairement se perdre l’esprit philosophique.

» Libre et hardi dans les choses naturelles, et pensant toujours d’après lui-même ; flatté depuis longtemps par le plaisir délicat de goûter les vérités claires et lumineuses qu’il voyait sortir, comme autant de rayons, de sa propre substance, ce roi des sciences humaines se révolte aisément contre cette autorité, qui veut captiver toute intelligence sous le joug de la foi, et qui ordonne aux philosophes mêmes, à bien des égards, de redevenir enfants : il voudrait porter dans un nouvel ordre d’objets sa manière de penser ordinaire : il voudrait encore ici marcher de principe en principe, et former de toute la religion une chaîne d’idées générales et précises que l’on pût saisir d’un coup d’œil ; il voudrait trouver, en réfléchissant, en creusant en lui-même, en interrogeant la nature, des vérités que la raison ne saurait révéler, et que Dieu avait cachées dans les abîmes de sa sagesse ; il voudrait même ôter, pour ainsi dire, aux événements leur propre nature, et que des choses dont l’histoire seule et la tradition peuvent être les garants, fussent revêtues d’une espèce d’évidence dont elles ne sont point susceptibles ; de cette évidence toute rayonnante de lumière qui brille à l’aspect d’une idée, pénètre tout d’un coup l’esprit, et l’enlève rapidement. Quelle absurdité ! quel délire ! mais c’est une raison ivre d’orgueil qui s’évanouit dans ses pensées, et que Dieu livre à ses illusions. Craignons une intempérance si funeste, et retenons dans une exacte sobriété cette raison qui ne connaît plus de retour quand une fois elle a franchi les bornes.

» Quelles sont donc, en matière de religion, les bornes où doit se renfermer l’esprit philosophique ? Il est aisé de le dire : la nature elle-même l’avertit à tout moment de sa faiblesse, et lui marque, en ce genre, les étroites limites de son intelligence. Ne sent-il pas, à chaque instant, quand il veut avancer trop avant, ses yeux s’obscurcir et son flambeau s’éteindre ? C’est là qu’il faut s’arrêter. La foi lui laisse tout ce qu’il peut comprendre ; elle ne lui ôte que les mystères et les objets impénétrables. Ce partage doit-il irriter la raison ? Les chaînes qu’on lui donne-ici sont aisées à porter, et ne doivent paraître trop pesantes qu’aux esprits vains et légers. Je dirai donc aux philosophes : Ne vous agitez point contre ces mystères que la raison ne saurait percer ; attachez-vous à l’examen de.ces vérités qui se laissent approcher, qui se laissent en quelque sorte toucher et manier, et qui vous répondent de toutes les autres : ces vérités sont des faits éclatants et sensibles, dont la religion s’est comme enveloppée tout entière, afin de frapper également les esprits grossiers et subtils. On livre ces faits à votre curiosité : voilà les fondements de la religion ; creusez donc autour de ces fondements, essayez de les ébranler. Descendez avec le flambeau de la philosophie jusqu’à cette pierre antique, tant de fois rejetée par les incrédules, et qui les a tous écrasés ; mais lorsqu’arrivés à une certaine profondeur, vous aurez trouvé la main du Tout-Puissant, qui soutient, depuis l’origine du monde, ce grand et majestueux édifice toujours affermi par les orages même et le torrent des années, arrêtez-vous enfin et ne creusez pas jusqu’aux enfers. La philosophie ne saurait vous mener plus loin sans vous égarer : vous entrez dans les abîmes de l’infini ; elle doit ici se voiler les yeux comme le peuple adorer sans voir, et remettre l’homme avec confiance entre les mains de la foi. La religion ressemble à cette nuée miraculeuse qui servait de guide aux enfants d’Israël dans le désert : le jour est d’un côté et la nuit de l’autre. Si tout était ténèbres, la raison, qui ne verrait rien, s’enfuirait avec horreur loin de cet affreux objet ; mais on vous donne assez de lumière pour satisfaire un œil qui n’est pas curieux à l’excès : laissez donc à Dieu cette nuit profonde où il lui plaît de se retirer avec sa foudre et ses mystères ».

Je ne ferai aucune remarque sur les beautés de détail, qui étincellent en foule dans cette étonnante production : elles sont de nature à frapper tous les yeux, à parler à toutes les âmes, et n’appartiennent en rien à la critique littéraire. Quelle perle pour l’éloquence, que le silence d’un homme qui s’était annoncé avec un aussi grand talent, et quel effet il eût produit, de quelle réputation il eût joui dans le siècle des Pascal, des Bossuet et des Bourdaloue !