Chapitre III.
De l’Éloquence chez les Romains.
Sans cesse occupés d’expéditions militaires, les Romains négligèrent longtemps tous les arts : chez eux, tout fut grave, lent et austère. Brigands disciplinés, plutôt qu’hommes de génie, ils n’eurent, pendant l’espace de cinq cents ans, ni goût, ni imagination, ni sensibilité, ni éloquence. À mesure qu’ils étendirent leurs conquêtes, ils ne surent que piller les monuments des arts, sans jamais savoir les imiter. Il fallut que les vaincus prissent le soin de polir et de former leurs vainqueurs ; et les Romains durent tous les arts du génie à ces mêmes Grecs, dont ils furent en tous les disciples, les admirateurs et les tyrans. C’est à leur école qu’ils s’instruisirent ; mais ils leur furent toujours fort inférieurs du côté du génie. Ils n’avaient ni la vivacité, ni la sensibilité des Grecs : leurs passions étaient plus difficiles à émouvoir, leurs conceptions moins vigoureuses, et leur langue portait l’empreinte de leur caractère. Composée de sons âpres et rudes, elle n’eut d’abord ni variété ni précision : elle devint ensuite régulière et majestueuse ; mais elle manqua toujours de cette simplicité expressive, de cette heureuse flexibilité qui se plie sans efforts à tous les genres de composition. Aussi, quand on compare les productions de la Grèce et de Rome, trouve-t-on dans les premières plus de génie et d’invention ; dans les autres, plus de régularité et de perfection.
Comme le gouvernement fut populaire chez les Romains, tout le temps de la république,
il est probable que les discours publics furent un des moyens dont les chefs se
servaient pour influencer la multitude et la diriger à leur gré. Mais, malgré les orages
de la liberté, les grands intérêts, et le plaisir de gouverner par la parole un peuple
libre, il n’y eut pas, avant Caton, un orateur que l’on pût citer. Lui-même était encore
hérissé et barbare ;
asperum et horridum dicendi
genus
. (Cic. de cl. orat.) Sur deux ou trois cents orateurs qui, en
divers temps, parlèrent à Rome, à peine y en eut-il un ou deux, par siècle, qui pût
passer pour éloquent : peu même eurent le mérite de parler avec pureté leur langue.
Peut-être la facilité qu’eurent les Romains, de puiser chez les Grecs tout ce qui
manquait au système de leur langue ou de leurs idées, retarda les progrès qu’ils eussent
pu faire d’eux-mêmes, et contribua à n’en faire qu’un peuple imitateur.
L’époque où les orateurs de Rome commencèrent à déployer des talents réels, ne précéda pas de beaucoup le siècle de Cicéron. Crassus et Antoine paraissent avoir été les plus célèbres. Cicéron décrit très éloquemment les différences de leur style et de leur manière. Mais comme leurs productions sont perdues pour nous, ainsi que celles d’Hortensius, le contemporain et le rival de Cicéron, nous allons nous hâter de franchir les temps, et d’arriver à Cicéron lui-même.
Cicéron.
Il est inutile de répéter ici tout ce qui a été dit sur ce grand homme. Né dans un rang obscur, on sait qu’il devint, par son génie, l’égal de Pompée, de César ou de Caton. Il gouverna et sauva Rome ; il fut vertueux dans un siècle de crimes, défenseur des lois dans l’anarchie, républicain parmi des grands qui se disputaient le droit d’être oppresseurs. Enfin, après avoir défendu soixante ans les particuliers et l’état, cultivé les lettres, la philosophie et l’éloquence, au milieu des orages, des succès et des malheurs, il périt victime des factions et d’un monstre à qui il avait servi de protecteur et de père. Mais les détails qui concernent l’homme public et le philosophe, n’entrent point dans notre plan : il ne s’agit ici que de l’orateur, et nous allons tâcher de le faire connaître, en exposant ses qualités et les taches légères qui les déparent quelquefois.
La supériorité de ses talents est incontestable, et se manifeste dans tous ses discours. Son exorde est généralement régulier ; il prépare adroitement son auditoire et le dispose en sa faveur. Sa méthode est claire, ses preuves présentées dans le meilleur ordre possible ; c’est même un de ses principaux avantages sur Démosthène. Chaque chose occupe la place qui lui convient ; il s’efforce de convaincre, avant de songer à émouvoir ; c’est sur les passions douces qu’il a en général le plus d’empire. Personne n’a connu, comme lui, la force et le pouvoir des mots. Toujours abondant, toujours harmonieux, jamais brusque, son sujet s’étend à son gré sous sa plume ; ses périodes s’enchaînent, et sa phrase▶ marche avec une pompe et une magnificence qui sent trop, quelquefois, la recherche et le travail. Quoique généralement trop diffus, il sait se varier avec art, et toujours d’une manière convenable à son sujet. Lorsqu’un objet important exaltait son âme, et exigeait de la force et de l’indignation, il abandonnait le ton déclamatoire, et le remplaçait par la force et la véhémence ; et l’homme vraiment éloquent, qui foudroie Antoine, Verrès et Catilina, n’est plus l’orateur fleuri, l’écrivain élégant qui parlait pour Marcellus, pour Ligarius ou pour le poète Archias.
Ce grand orateur n’est cependant point exempt de défauts ; et il est d’autant plus nécessaire de les indiquer, qu’il offre, dans tout le reste, un modèle parfait, qui entraînerait aisément les jeunes gens dans une imitation fautive. L’art est trop sensible dans la plupart de ses discours : il y est même poussé quelquefois jusques à l’ostentation. Souvent il se montre plus jaloux de se faire admirer, que de se faire croire de ses auditeurs : aussi, est-il souvent plus brillant que solide, et diffus lorsqu’il devrait être serré et pressant. Ses ◀phrases sont toujours harmonieusement cadencées, jamais monotones cependant, parce qu’il en sait habilement varier la cadence. Mais, trop curieux de charmer l’oreille, il sacrifie souvent la force à la richesse du nombre. Malgré l’importance réelle des services qu’il avait rendus à son pays, malgré l’injustice qui le forçait de les retracer quelquefois, on lui peut reprocher cependant d’avoir été trop souvent son propre panégyriste. C’est un tort, sans doute ; c’est même, si l’on veut, un petit ridicule dans un si grand homme. Pardonnons-lui pourtant, et surtout après son exil ; songeons qu’il eut sans cesse à combattre la jalousie et la haine, et rappelons-nous qu’un grand homme persécuté a des droits que n’a pas le reste des hommes. Chez les anciens, d’ailleurs, la liberté républicaine permettait plus d’énergie aux sentiments, et laissait plus de franchise au langage. Cet affaiblissement de caractère, que l’on nomme politesse, et qui craint tant d’offenser l’amour-propre, c’est-à-dire, la faiblesse inquiète et vaine, était alors plus inconnu. On aspirait moins à être modeste, et plus à être grand.
Démosthène et Cicéron comparés.
Les critiques de tous les temps ont beaucoup parlé, beaucoup écrit sur le mérite respectif de Démosthène et de Cicéron ; et le parallèle de ces deux grands orateurs est devenu l’un de ces lieux communs où le contraste puéril des mots et la manie des oppositions remplacent souvent la justesse des idées. Personne, parmi les anciens, n’a saisi, avec plus de finesse que Plutarque, les rapports qui existent entre ces deux orateurs, et aucun écrivain moderne ne les a plus clairement exposés que La Harpe.
« J’ai toujours cru, dit-il, que ce qui importait le plus n’était pas de décider une prééminence qui sera toujours un problème, attendu la valeur à peu près égale des motifs pour et contre, et la diversité des esprits ; mais de bien saisir, de bien apprécier les caractères distinctifs et les mérites particuliers de chacun. Démosthène et Cicéron ne sont plus, à proprement parler pour nous, que des écrivains : nous ne les entendons plus, nous les lisons ; et cette différence de point de vue est grande. Tous deux ont eu les mêmes succès, ont exercé le même empire sur les âmes. Mais il est facile de concevoir aujourd’hui que Cicéron, qui a toutes les sortes d’esprit et toutes les sortes de style, doit être plus généralement goûté que Démosthène, qui n’a pas cet avantage. Cicéron peut l’emporter devant les lecteurs, parce qu’il leur donne plus de jouissances : mais devant les auditeurs, nul ne l’emportera sur Démosthène, parce qu’en l’écoutant, il est impossible de ne pas lui donner raison, et c’est là certainement le premier but de l’art oratoire. »
Un homme bien fait pour juger les anciens, puisque c’est de tous les modernes celui qui s’en est approché le plus près, l’illustre auteur du Télémaque, ne balance pas à se décider en faveur de Démosthène.
Je proteste, dit Fénelon, que personne n’admire plus que moi Cicéron : il embellit tout ce qu’il touche ; il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire ; il a je ne sais combien de sortes d’esprit ; il est même court et véhément, toutes les fois qu’il veut l’être, contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine. Mais on remarque quelque parure dans son discours. L’art y est merveilleux, mais on l’entrevoit. L’orateur, en pensant au salut de la république, ne s’oublie pas, et ne se laisse pas oublier.
Démosthène paraît sortir de soi et ne voir que la patrie ; il ne cherche point le
beau, il le fait sans y penser ; il est au-dessus de l’admiration ; il se sert de la
parole, comme un homme modeste de son habit, pour se couvrir. Il tonne, il foudroie ;
c’est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer, parce qu’on est saisi. On
pense aux choses qu’il dit, et non à ses paroles. On le perd de vue ; on n’est occupé
que de Philippe qui envahit tout. « Je suis charmé de ces deux orateurs,
conclut Fénelon ; mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini et de la
magnifique éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de
Démosthène ».
Le règne de la véritable éloquence fut très court chez les Romains ; elle avait pris naissance avec Cicéron, elle expira avec lui. Rien de moins surprenant : la liberté n’était plus, et l’empire romain devenait la proie d’une longue suite de tyrans, l’opprobre tour à tour ou l’effroi, et toujours le fléau de l’humanité. On devait naturellement s’attendre à voir, sous leur verge funeste, le goût se corrompre et le talent se décourager. Quelques-uns des beaux-arts, qui dépendent moins essentiellement de la liberté, se soutinrent quelque temps encore. Mais les discussions de la tribune républicaine, les débats du sénat et des assemblées populaires, cessèrent d’échauffer les esprits, et d’entretenir cette éloquence mâle et vigoureuse que le mouvement allume, et qui ne brille qu’en embrasant. Abandonnée dès lors aux sophistes et aux déclamateurs romains, elle ne fut plus qu’un composé bizarre d’affectation, de pointes et d’antithèses. Cette dégradation commença à se faire sentir dans les écrits de Sénèque ; et il nous faut arriver ensuite jusqu’à Pline le Jeune, pour retrouver, dans son panégyrique de Trajan, quelques étincelles de l’ancienne éloquence. Encore ces étincelles sont-elles rares et faibles, et s’aperçoit-on, à chaque instant, des efforts que fait l’auteur pour s’éloigner de la façon de penser et de parler ordinaire, et se maintenir à une élévation forcée.
Cette décadence était trop sensible et trop déplorable en même temps, pour ne pas exciter le zèle de ceux qui, fidèles encore aux bons principes, et admirateurs constants des grands modèles, ne pouvaient voir sans douleur les progrès effrayants du mauvais goût, et l’entier oubli des règles tracées par la nature. De la, ce fameux dialogue sur les causes qui avaient corrompu l’éloquence, chef-d’œuvre de goût et de raison, successivement attribué à deux grands maîtres, Tacite et Quintilien, et à peu près reconnu aujourd’hui pour l’ouvrage du premier. C’est là, que la cause du goût et de la raison est plaidée avec une éloquence et une solidité dignes de l’un et de l’autre ; que les limites qui séparent et doivent distinguer la poésie et l’éloquence, sont assignées avec autant de justesse que de sagacité ; que la grande question de la prééminence des anciens sur les modernes est discutée et résolue, de manière à terminer toute espèce de dispute à cet égard.
Mais écoutons Messala, l’un des interlocuteurs, assigner et détailler les causes
principales auxquelles il attribue la décadence totale de l’éloquence romaine.
« Ce n’est point, dit-il, la disette de talents qui augmente chaque jour
l’intervalle qui nous sépare des anciens ; c’est l’indolence de la jeunesse
actuelle ; c’est l’insouciance des parents ; c’est enfin l’oubli complet des mœurs
antiques ».
Suit un parallèle énergiquement tracé des mœurs et de
l’éducation anciennes, rapprochées de l’éducation et des exemples que les Romains
donnaient alors à leurs enfants. « Pénétrons, dit-il, dans l’intérieur des
maisons : qu’y voit, qu’y entend un enfant qui puisse ne pas faire, sur sa jeune
âme, l’impression la plus fâcheuse ? Qui prendra la peine de se contenir devant lui,
quand les parents eux-mêmes s’oublient assez pour lui ouvrir la route, et lui donner
des exemples journaliers de tous les genres de corruption ? De là, cette impudence,
qui n’est d’abord que ridicule, mais qui enfante bientôt le mépris de soi et des
autres, etc. »
De l’éducation domestique, Messala passe à celle que les jeunes gens recevaient à Rome des professeurs publics, et de nouveaux désordres, de nouveaux abus se présentent en foule à ses yeux. Il en conclut donc que, pour ramener les esprits aux vrais principes et pour faire renaître les beaux jours de l’éloquence, il faut en revenir à la simplicité des mœurs antiques, à l’étude des grands maîtres, et faire enfin ce qu’ils avaient fait eux-mêmes, si l’on veut parvenir à s’illustrer comme eux. Il appuie surtout, et avec raison, sur la nécessité de ne point énerver l’âme des jeunes gens, en traitant leur corps avec trop de mollesse. Ce sont des hommes que nous devons à la société ; élevons-les donc comme des hommes, et sachons que jamais une âme forte et généreuse ne se rencontrera dans un corps amolli et efféminé.