(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Beaumarchais, 1732-1799 » pp. 344-356
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Beaumarchais, 1732-1799 » pp. 344-356

Beaumarchais
1732-1799

[Notice]

Fils d’un horloger, mécanicien habile, maître de musique auprès des filles de Louis XV, spéculateur audacieux qui se jette dans le tourbillon de l’agiotage et gagne des millions, en fournissant des armes à la jeune Amérique, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais eut une existence aussi compliquée que l’intrigue de son Figaro.

Plaideur par nécessité dans un procès contre les héritiers de Paris Duverney, il y trouve prétexte à jouer un rôle retentissant : cette mince affaire de quelques louis devient par son adresse une question de liberté publique et d’intérêt général. Par des pamphlets tantôt sérieux jusqu’à l’éloquence, tantôt plaisants jusqu’à la bouffonnerie, il livre le parlement Meaupou à la risée de l’Europe, immole la justice tout en paraissant n’attaquer que ses indignes ennemis, et s’érige en avocat du droit commun. Ses mémoires, qui passionnent l’opinion, sont les Provinciales du dix-huitième siècle.

Sa célébrité bruyante grandit encore par le succès de deux pièces étincelantes de verve, de vivacité, de malice et souvent de bon sens. Le Barbier de Séville (1775) et surtout le Mariage de Figaro (1784) sont l’image peu flattée d’une société qui court gaiement à une révolution où elle périra corps et biens. Figaro est un manifeste vivant lancé contre les abus petits et gros de l’ancien régime. Il répond aux bons et mauvais instincts qui inspirent les frondeurs de tous les temps. Un valet de comédie, un aventurier devint un tribun qui proclama les droits ou les prétentions du tiers état. L’aristocratie frivole qui applaudit ces satires battait des mains à sa propre ruine.

Il conduit l’intrigue la plus embarrassée avec la dextérité qu’il déployait dans la pratique des affaires. Comme Corneille, Beaumarchais est l’auteur dramatique qui a mis le plus d’invention dans ses plans. Talent souple et fertile qui suffit à tout avec de l’esprit, il mêla au sel gaulois du vieux temps les goûts de son siècle, l’à-propos et l’art d’exciter les passions en les amusant ; il est le plus remuant des Parisiens, le Gil Blas de l’époque encyclopédique. Son style abonde en mots piquants : sa prose acérée se retient comme des vers. Nul n’a mis en circulation plus d’épigrammes devenues proverbes. On peut lui appliquer ce trait : « qui dit auteur, dit oseur. »

Exorde de son quatrième mémoire 1

Si l’être bienfaisant qui veille à tout m’eût un jour honoré de sa présence et m’eût dit : « Je suis Celui par qui tout est ; sans moi tu n’existerais point ; je te douai d’un corps sain et robuste ; j’y plaçai l’âme la plus active ; tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur et la gaieté sur ton caractère ; mais tu serais trop heureux si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné : aussi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis ; privé de ta liberté, de tes biens ; accusé de rapines, de faux, d’imposture, de corruption, de calomnie ; gémissant sous l’opprobre d’un procès criminel ; garrotté dans les liens d’un décret ; attaqué sur tous les points de ton existence par les plus absurdes on dit ; et ballotté longtemps au scrutin de l’opinion publique, pour décider si tu n’es que le plus vil des hommes ou seulement un honnête citoyen », je me serais prosterné, et j’aurais répondu : « Être des êtres, je te dois tout, le bonheur d’exister, de penser et de sentir ; je crois que tu nous as donné les biens et les maux en mesure égale ; je crois que ta justice a tout sagement compensé pour nous, et que la variété des peines et des plaisirs, des craintes et des espérances, est le vent frais qui met le navire en branle et le fait avancer gaiement dans sa route.

« S’il est écrit que je dois être exercé par toutes les traverses que ta rigueur m’annonce, tu ne veux pas apparemment que je succombe à ces chagrins ; donne-moi la force de les repousser, d’en soutenir l’excès par des compensations ; et, malgré tant de maux, je ne cesserai de chanter tes louanges.

« Si mes malheurs doivent commencer par l’attaque imprévue d’un légataire avide sur une créance légitime, sur un acte appuyé de l’estime réciproque et de l’équité des deux contractants, accordez-moi pour adversaire un homme avare, injuste, et reconnu pour tel ; de sorte que les honnêtes gens puissent s’indigner que celui qui, sans droit naturel, vient d’hériter de quinze cent mille francs, m’intente un horrible procès, et veuille me dépouiller de cinquante mille écus, pour éviter de me payer quinze mille francs au nom et sur la foi de l’engagement de son bienfaiteur.

« Fais qu’aveuglé par la haine, il s’égare assez pour me supposer tous les crimes ; et que, m’accusant faussement, au tribunal du public, d’avoir osé compromettre les noms les plus sacrés, il sorte enfin couvert de honte, quand la nécessité de me justifier m’arrachera au silence le plus respectueux.

« Fais qu’il soit assez maladroit pour prouver sa liaison secrète avec mes ennemis en écrivant contre moi dans Paris des lettres de Grenoble à celui qui l’aura aidé à me dépouiller de mes biens ; de façon que je n’aie qu’à poser les faits dans leur ordre naturel, pour être vengé de ce riche légataire par lui-même.

« S’il est écrit qu’au milieu de cet orage je doive être outragé dans ma personne, emprisonné pour une querelle particulière ; s’il est écrit que l’usurpateur de mon bien profite de ma détention pour faire juger notre procès au parlement, et si je suis destiné de toute éternité à tomber à cette époque entre les mains d’un rapporteur inabordable, j’oserais désirer qu’il me fût interdit de sortir de prison pour solliciter ce rapporteur, sans être suivi d’un homme public et assermenté, dont le témoignage pût servir un jour à me sauver des misérables embûches de mes ennemis.

« Si, pour les suites de ce procès, je dois être dénoncé au parlement comme ayant voulu corrompre un juge incorruptible, et calomnier un homme incalomniable, suprême Providence, ton serviteur est prosterné devant toi : je me soumets ; fais que mon dénonciateur soit un homme de peu de cervelle ; qu’il soit faux et faussaire ; et puisque ce procès criminel doit être de toute iniquité comme le procès civil qui y a donné lieu, fais, ô mon maître ! que celui qui veut me perdre se trompe sur moi, me croie un homme sans force, et s’abuse dans ses moyens !…

« Si mon dénonciateur suborne un témoin, que ce soit un homme simple et droit, que l’horreur des cachots n’empêche pas de revenir à la vérité, dont on l’aura un moment écarté. »

Telle eût été ma prière ardente ; et si ces vœux avaient été exaucés, encouragé par tant de condescendance, j’aurais ajouté : « Suprême bonté, s’il est encore écrit que quelque intrus doive s’immiscer dans cette horrible affaire et prétendre à l’honneur de l’arranger, en sacrifiant un innocent et me jetant moi-même dans des embarras inextricables, je désirerais que cet homme fût un esprit gauche et lourd ; que sa méchanceté maladroite l’eût depuis longtemps chargé de deux choses incompatibles jusqu’à lui, la haine et le mépris public. Je demanderais surtout qu’infidèle à ses amis, ingrat envers ses protecteurs, odieux aux auteurs dans ses censures, nauséabond aux lecteurs dans ses écritures, terrible aux emprunteurs dans ses usures, colportant les livres défendus, espionnant les gens qui l’admettent, écorchant les étrangers dont il fait les affaires, désolant, pour s’enrichir, les malheureux libraires, il fût tel enfin dans l’opinion des hommes, qu’il suffît d’être accusé par lui pour être présumé honnête, d’être son protégé, pour devenir à bon droit suspect : donne-moi Marin 1

« Que si cet intrus doit former le projet d’affaiblir un jour ma cause en subornant un témoin dans cette affaire, j’oserais demander que cet autre argousin fût un cerveau fumeux, un capitan sans caractère, girouette tournant à tous les vents de la cupidité, pauvre hère qui, voulant jouer dix rôles à la fois, dénué de sens pour en soutenir un seul, allât, dans la nuit d’une intrigue obscure, se brûler à toutes les chandelles, en croyant s’approcher du soleil ; et qui, livré sur l’escarpolette de l’intérêt à un balancement perpétuel, en eût la tête et le cœur étourdis au point de ne savoir ce qu’il affirme, ni ce qu’il a dessein de nier : donne-moi Bertrand.

« Et si quelque auteur infortuné doit servir un jour de conseiller à cette belle ambassade, j’oserais supplier ta divine Providence de permettre qu’il y remplît un rôle si pitoyable, que, bouffi de colère et tout rouge de honte, il fût réduit à se faire à lui-même tous les reproches que la pitié me ferait supprimer. Heureux encore quand une expérience de soixante-quatre ans et demi ne lui aurait pas appris à parler, que cet événement lui apprît au moins à se taire ! donne-moi Baculard 1.

« Que si, pour achever d’exercer ma patience et me mieux tourmenter, quelque magistrat d’un beau nom doit se déclarer le protecteur, le conseil et le soutien de mon ennemi, j’oserais demander qu’il fût choisi entre mille d’un caractère léger, et tel que ses imputations n’obtinssent pas plus créance contre moi que ses outrages publics ne doivent m’ébranler ni me nuire. Je sais que mon désir est difficile à satisfaire, mais rien n’est impossible à ta puissance2. »

Enfin, si dans la foule des maux prêts à m’accabler, si dans la nécessité d’un procès aussi bizarre, cet Être bienfaisant m’eût laissé le choix du tribunal, je l’aurais supplié qu’il fût tel que, tout près encore de la naissance de ses augustes fonctions, il pût sentir que l’expulsion d’un membre vicié l’honorait plus aux yeux de la nation que cent jugements particuliers, où les murmures des malheureux balancent toujours l’éloge que les heureux sont tentés de donner. Je l’aurais demandé ainsi, parce que j’aurais cru n’être point exposé à voir sortir de ce tribunal un jugement équivoque, sous les yeux d’un peuple éclairé, plein de sagacité, d’esprit et de feu, et qui, toujours plus prompt à blâmer qu’à prodiguer la louange, rendrait chaque magistrat attentif et sévère sur sa façon de prononcer.

Eh bien ! dans mon malheur, tout ce que j’aurais ardemment désiré, ne l’ai-je pas obtenu ? L’acharnement de mes ennemis les a rendus peu redoutables ; leur nombre les a livrés au défaut de liaison si nécessaire en tout projet ; la haine les a conduits à l’aveuglement ; chacun de leurs efforts pour m’arrêter n’a fait qu’accélérer ma marche et hâter ma justification.

Combien de fois m’étais-je dit, pendant ces temps de trouble : je n’aurai pas la faiblesse de me faire un besoin de l’estime universelle, car je n’ai pas non plus l’orgueil de croire la mienne utile à tout le monde. Avouons-le de bonne foi, force n’est pas bonheur : il faut une vertu plus qu’humaine pour être heureux étant mésestimé ; mais je n’en ai que mieux goûté depuis combien l’estime publique est douce à recueillir. Aujourd’hui je sens toute la fermeté de mon cœur s’amollir, se fondre de reconnaissance et de plaisir au plus léger éloge que j’entends faire de mon courage ou de mon honnêteté.

Si j’ajoute à cela les offres multipliées de secours et de services d’une foule d’honnêtes gens, et les consolations particulières de l’amitié, vous conviendrez que l’exemple vivant d’une heureuse compensation du mal par le bien est ici joint aux enseignements de la douce philosophie.

Plaintes de Figaro

Parce que vous êtes un grand seigneur, monsieur le comte, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu1 ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en amis depuis cent ans pour gouverner toutes les Espagnes.

Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne sais qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte, je veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette de vétérinaire ! Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule ; à l’instant un envoyé de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et du Maroc ; et voilà ma comédie flambée pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate en nous disant : « Chiens de chrétiens ! » Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues se creusaient, mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net ; sitôt, je vois du fond d’un fiacre se baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté.

Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours1 ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.

Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question.

On me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celle de la presse ; et que pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt, je vois s’élever contre moi mille pauvres hères à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi.

Le désespoir m’allait saisir : on pense à moi pour une place ; mais, par malheur, j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint1.

(Mariage de Figaro, V, 3.)

Une audience 2

Brid’oison, à Double-Main. Double-Main, a-appelez les causes.

Double-Main lit un papier. « Noble, très-noble, infiniment noble, don Pedro George, hidalgo, baron de los Altos, y Montes Fieros, y otros montes ; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il est question d’une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l’autre. »

Le comte. Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S’ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poëte son talent.

Double-Main lit un autre papier. « André Petrutchio, laboureur ; contre le receveur de la province. » Il s’agit d’un forcement3 arbitraire.

Le comte. L’affaire n’est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux en les protégeant près du roi. Passez.

Double-Main en prend un troisième. Bartholo et Figaro se lèvent. « Barbe-Agar-Raab-Madeleine-Nicole-Marceline de Verte-Allure, fille majeure (Marceline se lève et salue) ; contre Figaro… » Nom de baptême en blanc.

Figaro. Anonyme.

Brid’oison. A-anonyme ! Què-el patron est-ce là ?

Figaro. C’est le mien.

Double-Main écrit. Contre anonyme Figaro. Qualités ?

Figaro. Gentilhomme.

Le comte. Vous êtes gentilhomme ? (Le greffier écrit.)

Figaro. Si le ciel l’eût voulu, je serais le fils d’un prince.

Le comte au greffier. Allez.

L’huissier, glapissant. Silence ! messieurs.

Double-Main lit. « … Pour cause d’opposition faite au mariage dudit Figaro par ladite de Verte-Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même, si la cour le permet, contre le vœu de l’usage et la jurisprudence du siége. »

Figaro. L’usage, maître Double-Main, est souvent un abus. Le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats qui, suant à froid, criant à tue-tête, et connaissant tout, hors le fait, s’embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que d’ennuyer l’auditoire et d’endormir messieurs ; plus boursouflés après que s’ils eussent composé l’Oratio pro Murena 1. Moi, je dirai le fait en peu de mots. Messieurs…

Double-Main. En voilà beaucoup d’inutiles, car vous n’êtes pas demandeur, et vous n’avez que la défense. Avancez, docteur, et lisez la promesse.

Figaro. Oui, promesse !

Bartholo, mettant ses lunettes. Elle est précise.

Brid’oison. I-il faut la voir.

Double-Main. Silence donc, messieurs !

L’huissier, glapissant. Silence !

Bartholo lit. « Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc… Marceline de Verte-Allure, dans le château d’Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes, laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château ; et je l’épouserai, par forme de reconnaissance, etc. Signé Figaro, tout court. » Mes conclusions sont au payement du billet et à l’exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs… jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour ; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris…

Le comte, interrompant. Avant d’aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre ?

Brid’oison, à Figaro. Qu’oppo… qu’oppo-osez-vous à cette lecture ?

Figaro. Qu’il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce ; car il n’est pas dit dans l’écrit : « laquelle somme je lui rendrai, ET je l’épouserai » ; mais « laquelle somme je lui rendrai, OU je l’épouserai » ; ce qui est bien différent.

Le comte. Y a-t-il ET dans l’acte, ou bien OU ?

Bartholo. Il y a ET.

Figaro. Il y a OU.

Brid’oison. Dou-ouble-Main, lisez vous-même.

Double-Mainprenant le papier. Et c’est le plus sûr ; car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) « E.e.e.e. Damoiselle e.e.e. de Verte-Allure e.e.e. Ha ! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château… ET… OU… ET… OU… » Le mot est si mal écrit… il y a un pâté.

Brid’oison. Un pâ-âté ? je sais ce que c’est.

Bartholo, plaidant. Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase ; je payerai la demoiselle, ET je l’épouserai.

Figaro, plaidant. Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres ; je payerai la donzelle, OU je l’épouserai. À pédant, pédant et demi. Qu’il s’avise de parler latin, j’y suis grec1 ; je l’extermine.

Le comte. Comment juger pareille question ?

Bartholo. Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu’il y ait OU.

Figaro. J’en demande acte.

Bartholo. Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons le titre en ce sens. (Il lit.) « Laquelle somme je lui rendrai dans ce château, où je l’épouserai. » C’est ainsi qu’on dirait, messieurs : « Vous vous ferez saigner dans ce lit, vous resterez chaudement » ; c’est dans lequel. « Il prendra deux grains de rhubarbe, vous mêlerez un peu de tamarin » ;dans lesquels on mêlera. « Ainsi château je l’épouserai », messieurs, c’est « château dans lequel… »

Figaro. Point du tout ; la phrase est dans le sens de celle-ci : « ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin » ; ou bien le médecin ; c’est incontestable. Autre exemple : « ou vous n’écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront » ; ou bien les sots ; le sens est clair ; car, audit cas, sots ou mé hants sont le substantif qui vous gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j’aie oublié ma syntaxe ? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l’épouserai…

Bartholo, vite. Sans virgule.

Figaro, vite. Elle y est. C’est virgule, messieurs, ou bien je l’épouserai.

Bartholo, regardant le papier, vite. Sans virgule, messieurs.

Figaro, vite. Elle y était, messieurs.

(Les juges se lèvent et opinent tout bas.)

Double-Main. Silence, messieurs !

L’huissier, glapissant. Silence !

Bartholo. Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes.

Figaro. Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez ?

Bartholo. Je défends cette demoiselle.

Figaro. Continuez à déraisonner, mais cessez d’injurier. Lorsque, craignant l’emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu’on appelât des tiers, ils n’ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C’est dégrader le plus noble institut1.

(Mariage de Figaro, acte III, sc. xv.)

Le style au théatre

Un monsieur de beaucoup d’esprit, mais qui l’économise un peu trop, me disait un soir au spectacle : — Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi, dans votre pièce, on trouve autant de phrases négligées qui ne sont pas de votre style ? — De mon style, monsieur ? Si par malheur j’en avais un, je m’efforcerais de l’oublier quand je fais une comédie, ne connaissant rien d’insipide au théâtre comme ces fades camaïeux1 où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l’auteur, quel qu’il soit.

Lorsque mon sujet me saisit, j’évoque tous mes personnages et les mets en situation : — Songe à toi, Figaro, ton maître va te deviner. — Sauvez-vous vite, chérubin ; c’est le comte que vous touchez. — Ah ! comtesse, quelle imprudence avec un époux si violent ! — Ce qu’ils diront, je n’en sais rien ; c’est ce qu’ils feront qui m’occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j’écris sous leur dictée rapide, sûr qu’ils ne me tromperont pas, que je reconnaîtrai Bazile, lequel n’a pas l’esprit de Figaro, qui n’a pas le ton noble du comte, qui n’a pas la sensibilité de la comtesse, qui n’a pas la gaieté de Suzanne, qui n’a pas l’espièglerie du page, et surtout aucun d’eux la sublimité de Brid’oison : chacun y parle son langage. Eh ! que le Dieu du naturel les préserve d’en parler d’autre ! Ne nous attachons donc qu’à l’examen de leurs idées, et non à rechercher si j’ai dû leur prêter mon style.

(Préface du Mariage de Figaro.)

L’amour-propre blessé 1

Je n’ai nulle considération pour des femmes qui se permettent de voir un spectacle qu’elles jugent malhonnête, pourvu qu’elles le voient en secret ; je ne me prête point à de pareilles fantaisies. J’ai donné ma pièce au public pour l’amuser et pour l’instruire, mais non pour offrir à Arsinoë le plaisir d’en aller penser du bien en petite loge, à condition d’en dire du mal en société. Les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu, telle est la pruderie du siècle. Ma pièce n’est point un ouvrage équivoque ; il faut l’avouer ou la fuir. Je vous salue, et je garde ma loge2.

(Dans Grimm, Correspondance littéraire, mai 1784, tom. XII, p. 117.)

Un de ses derniers billets

À Collin d’Harleville 3

Pour lire un joli poëme, s’amuser d’un ouvrage, il faut, mon cher citoyen, avoir le cœur sérieux, la tête libre ; et bien peu de ces doux moments sont réservés à la vieillesse. Autrefois, j’écrivais pour alimenter le plaisir ; et maintenant, après cinquante ans de travaux, j’écris pour disputer mon pain à ceux qui l’ont volé à ma famille. Mais j’avoue que je suis un peu comme la Claire de Jean-Jacques, à qui, à travers les larmes, le rire échappait quelquefois.4.