(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Fontenelle. (1657-1757). » pp. 110-119
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Fontenelle. (1657-1757). » pp. 110-119

Fontenelle.
(1657-1757).

[Notice]

Fontenelle est de tous les écrivains modernes celui qui a fourni la plus longue carrière : il naquit en 1657 et mourut centenaire en 1757. Originaire de Rouen et neveu du grand Corneille, il voulut d’abord marcher sur les traces de son oncle et travailler pour le théâtre : mais ses compositions dramatiques ne réussirent que fort peu ; et, pour ses vers en général, si quelques-uns eurent de son vivant plus de succès, on peut dire qu’à l’exception d’un petit nombre de pièces légères ils ne le méritaient pas davantage : Fontenelle manquait de naturel et de cette émotion vraie qui est l’âme de la poésie. La réputation qu’il chercha dans presque tous les genres, il la trouva enfin, solide et véritable, dans l’alliance de la littérature avec la science, qu’il sut mettre à la portée du vulgaire des lecteurs. Doué d’une singulière aptitude à tout comprendre et à tout expliquer, il excella dans l’emploi de cette prose fine, agréable et sobrement ornée qui, s’appliquant à des sujets jusque-là interdits au plus grand nombre, ne contribua pas peu à en propager la connaissance. Admis jeune à l’Académie des sciences, il devint à quarante ans secrétaire perpétuel de cette compagnie ; et ce fut en cette qualité qu’il prononça ses Éloges des savants, qui forment son principal titre littéraire. Il y fait preuve d’un savoir très-étendu et très-varié, d’une raison éclairée et saine : en outre, dépouillant presque toujours sur ces matières le bel esprit, dont ailleurs il ne s’est pas assez dégagé, il écrit avec facilité, avec clarté, avec élégance. L’Académie française l’avait admis dans son sein en 1691 : il y siégea soixante-six ans. Cet homme, le plus universel de son siècle1, fut en même temps, par sa conversation piquante et délicate, l’ornement du monde, où son caractère réservé et circonspect lui permit de vivre très-goûté et très-heureux2.

Ancien état de l’Amérique.

Remettez-vous dans l’esprit l’état où était l’Amérique avant qu’elle eût été découverte par Christophe Colomb1. Ses habitants vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires ; ils n’avaient point d’autres armes que l’arc ; ils n’avaient jamais conçu que les hommes pussent être portés par des animaux ; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et au delà duquel il n’y avait rien. Il est vrai qu’après avoir passé des années entières à creuser le tronc d’un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc et allaient terre à terre portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu’ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper. Qui leur eût dit qu’il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite ; qu’on pouvait traverser cette étendue infinie d’eaux, de tel côté et de tel sens qu’on voulait ; qu’on s’y pouvait arrêter sans mouvement au milieu des flots émus ; qu’on était maître de la vitesse avec laquelle on allait ; qu’enfin cette mer, quelque vaste qu’elle fût, n’était point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu’il y eût des peuples au delà : vous pouvez compter qu’ils ne l’eussent jamais cru. Cependant le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu se présenter à eux : de grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes blanches2, qui volent sur la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant comme ils veulent des monstres qui courent sous eux, et tenant en leurs mains des foudres dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D’où sont-ils venus ? qui a pu les amener par-dessus les mers ? qui a mis le feu à leur disposition ? sont-ce les enfants du soleil ? car assurément ce ne sont pas des hommes. Je ne sais si vous entrez comme moi dans la surprise des Américains ; mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde.

Entretiens sur la pluralité des mondes, IIe soir.

Folles opinions relatives aux éclipses.

Dans toutes les Indes orientales on croit que, quand le soleil et la lune s’éclipsent, c’est qu’un certain dragon, qui a les griffes fort noires, les étend sur ces astres dont il veut se saisir ; et vous voyez pendant ce temps-là les rivières couvertes de têtes d’Indiens qui se sont mis dans l’eau jusqu’au cou, parce que c’est une situation très-propre, selon eux, à obtenir du soleil et de la lune qu’ils se défendent bien contre le dragon. En Amérique, on était persuadé que le soleil et la lune étaient fâchés quand ils s’éclipsaient, et Dieu sait ce qu’on ne faisait pas pour se raccommoder avec eux. Mais les Grecs, qui étaient si raffinés, n’ont-ils pas cru longtemps que la lune était ensorcelée, et que des magiciennes la faisaient descendre du ciel pour jeter sur les herbes une certaine écume malfaisante1 ? Et nous, n’avons-nous pas eu belle peur pour nous-mêmes, à une certaine éclipse de soleil, qui à la vérité fut totale2 ? Une infinité de gens ne se tinrent-ils pas enfermés dans des caves ? En vérité, tout cela est trop honteux pour les hommes : il devrait y avoir un arrêt du genre humain qui défendît qu’on parlât jamais d’éclipse, de peur que l’on ne conserve la mémoire des sottises qui ont été faites ou dites sur ce chapitre-là. Mais ne faudrait-il pas aussi que le même arrêt abolît la mémoire de toutes choses, et défendît qu’on parlât jamais de rien : car je ne sache rien au monde qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes.

Ibid.

Éloge de d’Argenson.

(Fragment.)

M. d’Argenson1 voulait entrer dans le service ; mais des convenances d’affaires domestiques lui firent prendre la charge de lieutenant général au présidial2 d’Angoulême, qui lui venait de son aïeul maternel. Les magistrats que le roi envoya tenir les grands jours3 en quelques provinces le connurent dans leur voyage, et sentirent bientôt que son génie et ses talents étaient trop à l’étroit sur un si petit théâtre. Ils l’exhortèrent vivement à venir à Paris, et il y fut obligé par quelques démêlés qu’il eut avec sa compagnie. La véritable cause n’en était peut-être que cette même supériorité de génie et de talents un peu trop mise au jour et trop exercée. A Paris il fut bientôt connu de M. de Pontchartrain, alors contrôleur général, qui, pour s’assurer de ce qu’il valait, n’eut besoin ni d’employer toute la finesse de sa pénétration, ni de le faire passer par beaucoup d’essais sur des affaires de finances dont il lui confiait le soin. On l’obligea à se faire maître des requêtes4, sur la foi de son mérite ; et, au bout de trois ans, il fut lieutenant général de police de la ville de Paris, en 1697.

Les citoyens d’une ville bien policée jouissent de l’ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l’établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes sans en avoir aucune connaissance ; et même, plus l’ordre d’une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible ; et par conséquent il est toujours d’autant plus ignoré qu’il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître et l’approfondir en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense dont une infinité d’accidents peuvent toujours tarir quelques sources ; réprimer la tyrannie des marchands à l’égard du public, et en même temps animer leur commerce ; empêcher les usurpations mutuelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler ; reconnaître dans une foule infinie tous ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse et en purger la société ; ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement ; être présent partout sans être vu ; enfin mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l’âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps : voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de la police. Il ne semble pas qu’un homme seul y puisse suffire, ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celles des vues qu’il faut suivre, ni par l’application qu’il faut apporter, ni par la variété des conduites qu’il faut tenir et des caractères qu’il faut prendre : mais la voix publique répondra si M. d’Argenson a suffi à tout.

Sous lui, la propreté, la tranquillité, l’abondance, la sûreté de la ville furent portées au plus haut degré. Aussi le feu roi1 se reposait-il entièrement de Paris sur ses soins. Il eût rendu compte d’un inconnu qui s’y serait glissé dans les ténèbres : cet inconnu, quelque ingénieux qu’il fût à se cacher, était toujours sous ses yeux ; et si enfin quelqu’un lui échappait, du moins, ce qui fait presque un effet égal, personne n’eût osé se croire bien caché. Il avait mérité que, dans certaines occasions importantes, l’autorité souveraine et indépendante des formalités appuyât ses démarches ; car la justice serait quelquefois hors d’état d’agir, si elle n’osait jamais se débarrasser de tant de sages liens dont elle s’est chargée elle-même. Environné et accablé dans ses audiences d’une foule de gens, du menu peuple pour la plus grande partie, peu instruits même de ce qui les amenait, vivement agités d’intérêts très-légers et souvent très-mal entendus, accoutumés à mettre à la place du discours un bruit insensé, il n’avait ni l’inattention ni le dédain qu’auraient pu s’attirer les personnes ou les matières ; il se donnait tout entier aux détails les plus vils, ennoblis à ses yeux par leur liaison nécessaire avec le bien public ; il se conformait aux façons de penser les plus basses et les plus grossières ; il parlait à chacun sa langue, quelque étrangère qu’elle lui fût ; il accommodait la raison à l’usage de ceux qui la connaissaient le moins ; il conciliait avec bonté des esprits farouches, et n’employait la décision d’autorité qu’au défaut de la conciliation. Quelquefois, des contestations peu susceptibles ou peu dignes d’un jugement sérieux, il les terminait par un trait de vivacité plus convenable et aussi efficace. Il s’égayait à lui-même, autant que la magistrature le permettait, des fonctions souverainement ennuyeuses et désagréables, et il leur prêtait, de son propre fonds, de quoi le soutenir dans un si rude travail.

La cherté étant excessive dans les années 1709 et 17101, le peuple, injuste parce qu’il souffrait, s’en prenait en partie à M. d’Argenson, qui cependant tâchait par toutes sortes de voies de remédier à cette calamité. Il y eut quelques émotions2 qu’il n’eût été ni prudent ni humain de punir trop sévèrement. Le magistrat les calma, et par la sage hardiesse qu’il eut de les braver, et par la confiance que la populace, quoique furieuse, avait toujours en lui. Un jour, assiégé dans une maison où une troupe nombreuse voulait mettre le feu, il en fit ouvrir la porte, se présenta, parla et apaisa tout. Il savait quel est le pouvoir d’un magistrat sans armes ; mais on a beau le savoir, il faut un grand courage pour s’y fier… Il n’a jamais manqué de se trouver aux incendies, et d’y arriver des premiers. Dans ces moments si pressants et dans cette affreuse confusion, il donnait les ordres pour le secours, et en même temps il en donnait l’exemple, quand le péril était assez grand pour le demander. A l’embrasement des chantiers de la porte Saint-Bernard1, il fallait, pour prévenir un embrasement général, traverser un espace de chemin occupé par les flammes. Les gens du port et les détachements du régiment des gardes hésitaient à tenter ce passage : M. d’Argenson le franchit le premier, et se fit suivre des plus braves, et l’incendie fut arrêté. Il eut une partie de ses habits brûlés, et fut plus de vingt heures sur pied dans une action continuelle. Il était fait pour être Romain, et pour passer du sénat à la tête d’une armée.

Il avait une gaieté naturelle et une vivacité d’esprit heureuse et féconde en traits, qui seules auraient fait une réputation à un homme oisif. Elles rendaient témoignage qu’il ne gémissait pas sous le poids énorme qu’il portait. Quand il n’était question que de plaisir, on eût dit qu’il n’avait étudié toute sa vie que l’art si difficile, quoique frivole, des agréments et du badinage. Il ne connaissait point à l’égard du travail la distinction des jours et des nuits ; les affaires avaient seules le droit de disposer de son temps, et il n’en donnait à tout le reste que ce qu’elles lui laissaient de moments vides, au hasard et irrégulièrement. Il dictait à trois ou quatre secrétaires à la fois, et souvent chaque lettre eût mérité par sa matière d’être faite à part, et semblait l’avoir été. Il a quelquefois accommodé à ses propres dépens des procès, même considérables ; et un trait rare en fait de finances, c’est d’avoir refusé, à un renouvellement de bail, cent mille écus qui lui étaient dus par un usage établi : il les fit porter au trésor royal… Autant que par sa sévérité, ou plutôt par son apparence de sévérité, il savait se rendre redoutable au peuple dont il faut être craint, autant, par ses manières et par ses bons offices, il savait se faire aimer de ceux que la crainte ne mène pas. Les personnes dont j’entends parler ici sont en si grand nombre et si importantes, que j’affaiblirais son éloge en y faisant entrer la reconnaissance que je lui dois, et que je conserverai toujours pour sa mémoire.

Histoire de l’Académie des sciences 2 (Éloges des académiciens).

Homère et Ésope.

Homère. En vérité, toutes les fables que vous venez de me réciter ne peuvent être assez admirées. Il faut que vous ayez beaucoup d’art pour déguiser ainsi en petits contes les instructions les plus importantes que la morale puisse donner, et pour couvrir vos pensées sous des images aussi justes et aussi familières que celles-là.

Esope. Il m’est bien doux d’être loué sur cet art par vous qui l’avez si bien entendu.

Homère. Moi ? je ne m’en suis jamais piqué.

Esope. Quoi ! n’avez-vous pas prétendu cacher de grands mystères dans vos ouvrages ?

Homère. Hélas ! point du tout.

Esope. Cependant tous les savants de mon temps le disaient : il n’y avait rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à quoi ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenaient que tous les secrets de la théologie, de la physique, de la morale, et des mathématiques mêmes, étaient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement il y avait quelque difficulté à les développer : où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvait un physique ; mais, après cela, ils convenaient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenait bien1.

Homère. Sans mentir, je m’étais bien douté que de certaines gens ne manqueraient point d’entendre finesse où je n’en avais point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’événement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables en attendant l’allégorie.

Esope. Il fallait que vous fussiez bien hardi pour vous reposer sur vos lecteurs du soin de mettre des allégories dans vos poëmes. Où en eussiez-vous été si on les eût pris au pied de la lettre ?

Homère. Hé bien ! ce n’eût pas été un grand malheur.

Esope. Quoi ! ces dieux qui s’estropient les uns les autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de divinités, menace l’auguste Junon de la battre ; ce Mars qui, étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes, et n’agit pas comme un seul (car, au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) : tout cela eût été bon sans allégorie ?

Homère. Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai : détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. Si vous avez la vérité à dire, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus. Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire sans contenir aucune vérité. Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain : mais le faux y entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. Je vous dirai bien plus. Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auraient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auraient laissé là l’allégorie1.

Esope. Cela me fait trembler : je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes apologues.

Homère. Voilà une plaisante peur.

Esope. Hé quoi ! si l’on a bien cru que les dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?

Homère. Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les dieux soient aussi fous qu’eux1 ; mais ils ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages.

Dialogues des morts anciens, V.