(1813) Principes généraux des belles-lettres. Tome III (3e éd.) « Lettre. A un ancien Elève de l’Ecole Militaire de Paris. » pp. 375-399
/ 238
(1813) Principes généraux des belles-lettres. Tome III (3e éd.) « Lettre. A un ancien Elève de l’Ecole Militaire de Paris. » pp. 375-399

Lettre
A un ancien Elève de l’Ecole Militaire de Paris.

J E ne saurois trop m’empresser, mon cher ancien élève, de répondre à votre demande si juste et si digne d’éloges. Les bornes d’une lettre ne me permettront pas de le faire dans toute l’étendue que vous pourriez desirer. Aussi ne vous apprendrai-je point ici tout ce qu’il vous importe de savoir sur la me. Mais du moins en dirai-je peut-être assez, pour vous faciliter les moyens de l’apprendre vous-même. C’est là l’objet que je vais tâcher de remplir.

De la Morale en général.

La Morale en général est la science qui traite des mœurs, c’est-à-dire, des actions de l’homme, considérées par rapport à leur fin. Ces actions sont bonnes lorsqu’elles sont conformes aux loix, soit naturelles, soit humaines, soit divines. Elles sont mauvaises, lorsqu’elles sont contraires à ces loix. L’objet de la morale est de nous engager à ne faire que des actions bonnes ; par conséquent de nous apprendre à bien vivre, à vivre honnêtement, et à parvenir ainsi au vrai bonheur, après lequel tous les hommes soupirent. Est-il une science aussi noble, aussi utile, aussi précieuse ?

Pour nous instruire, avec une certaine méthode, des principes fondamentaux de la morale, nous devons nous considérer nous-mêmes sous deux rapports ; comme hommes, et comme chrétiens. Comme hommes, c’est-à-dire, comme membres de la société, nous devons savoir la meilleure manière de nous y conduire : c’est ce que j’appelle la morale de l’homme dans la vie civile. Comme chrétiens, nous devons connoître les grandes vérités de notre religion, et toutes les obligations qu’elle nous impose : c’est ce que j’appelle la morale du chrétien.

I. Morale de l’homme dans la vie civile.

Nous naissons tous pour la patrie et pour la société. Dans quelque rang que le ciel nous ait placés, nous devons autant qu’il est en nous, contribuer au bien public, et au bien de nos semblables. La qualité de sujet et de citoyen, ainsi que l’humanité naturelle, jointe à notre propre intérêt, nous en font une loi inviolable. Nous observerons cette loi dans toute son étendue, si nous remplissons de la manière la plus convenable tous les devoirs de notre état, et ceux que nous commande la nature. Ce sont là les obligations qui nous lient à la société, et à chacun des individus qui la composent.

Mais il en est d’autres que la morale de l’homme dans la vie civile nous prescrit relativement à nous-mêmes. Cette morale nous apprend à nous bien comporter dans le monde. Elle nous expose les principes qui doivent être la base de notre conduite ; principes qui constituent les vertus que nous appelons simplement morales, parce qu’elles sont fondées sur les seules lumières de la raison. Elle nous montre de plus combien il nous importe d’étudier et de connoître nos semblables. Ainsi la morale de l’homme du monde consiste dans la pratique des vertus morales, et dans la cs.

Vertus morales.

L’estime de soi-même et l’estime des autres sont le plus grand bien dont l’homme du monde puisse jouir. La pratique de toutes les vertus morales lui procure cette jouissance délicieuse. Mépris et malheur à l’âme de boue, qui ne sent point le prix de ces vertus, le charme de cette jouissance ! La probité est le premier devoir de l’homme. Mais elle ne suffit point dans le sens que l’on donne communément à ce mot. Ce n’est pas assez d’être juste à l’égard des autres : il faut l’être encore à l’égard de soi-même, en ne faisant jamais rien contre sa propre conscience. C’est là le moyen d’être toujours content de soi.

Il est donc essentiel de connoître ces vertus morales, et d’y conformer sa conduite, pour remplir tous les devoirs du vrai honnête-homme. Un livre, où ces devoirs sont fort bien tracés, et qui est infiniment propre à former l’homme d’honneur, ce sont les Offices de Cicéron, traduits par Barrett ; livre qu’on ne doit pas se contenter de lire, suivant Pline, mais qu’on doit apprendre par cœur. C’est un extrait de ce que les anciens philosophes ont pensé de plus judicieux et de plus solide. Tous les préceptes y sont fondés sur des principes sages et justes, sur des notions exactes de l’utile et de l’honnête, dont les vertus morales sont la base et la substance. L’homme y apprend à combiner tous les rapports qui le lient à la société, et à déduire de ces rapports tous les devoirs auxquels il est assujéti ; à se rappeler sans cesse sa dignité, et à ne point avilir par ses actions le caractère auguste qui le distingue de la brute.

Parmi les auteurs modernes, le baron de Puffendorf me paroît être celui qui a le mieux établi les principes raisonnés de la morale dont je parle ici, dans ses Devoirs de l’homme et du citoyen. Cet ouvrage profond, solide, lumineux et méthodique, en nous éclairant sur la source et sur l’importance de nos devoirs, nous laisse entièrement persuadés qu’il est de notre plus grand intérêt de les remplir avec une scrupuleuse exactitude. Il a été fort bien traduit du latin par Barbeyrac, qui y a joint d’excellentes notes. Au reste, cet ouvrage de Puffendorf n’est que l’abrégé de son grand ouvrage ds.

Dans les Avis d’une mère à son fils, et dans ceux d’une mère à sa fille, la marquise de Lambert ne donne que des instructions saines et remplies d’aménité. Sa morale sage, douce et sensible, n’en devient que plus onctueuse et plus attrayante par les grâces du style, dont elle a su la revêtir. Le fils et la fille qui suivront les avis d’une telle mère, ne s’écarteront jamais du chemin de la vertu.

Nous avons de la même dame un Traité de l’amitié, trop bien fait pour ne pas intéresser vivement tous les cœurs qui connoissent le prix de ce sentiment délicieux.

Un militaire ne doit pas manquer de lire le Traité de la valeur, par Saint-Réal. Il est plein de goût et de raison.

Le Traité de la gloire, par Sacy, ne doit pas être négligé, quoiqu’il soit écrit d’un style maniéré et trop souvent antithétique. La morale en est pure ; les principes en sont exact ; et l’on peut y acquérir un grand nombre de connoissances précieuses.

Les Réflexions sommaires sur l’esprit, que le comte de Tressan a faites pour l’instruction de ses enfans, offrent le développement des vérités relatives à la marche éclairée de l’esprit humain. L’auteur y expose les fausses notions qui peuvent l’égarer, et les excès par lesquels il peut s’avilir. Mais il indique en même temps les moyens de le rectifier et de l’éclairer, parce que la justesse et les lumières de l’esprit influent nécessairement sur les mœurs. Tout est solidement pensé dans cet ouvrage, et tout y est exprimé avec autant de sagesse que d’élégance. C’est un des plus propres que je connoisse pour former l’esprit et le cœur des jeunes gens.

Dans ce petit nombre de livres que je viens d’indiquer, on peut puiser le goût et l’amour des vertus morales, à la pratique desquelles il faut, comme je l’ai déjà dit, joindre la connoissance des hommes.

Connoissance des hommes.

La nature n’offre pas plus de diversité dans aucune espèce de ses productions, que dans les esprits et les caractères. L’homme sage les étudie tous, s’y accommode, y conforme même le sien autant qu’il le peut, sans s’écarter des principes de la sagesse. Cette manière de se conduire, dans tous les individus, établiroit sur des fondemens inébranlables la paix et l’harmonie de la société.

Les avantages que nous retirons de la connoissance des hommes, sont infinis. Une liaison funeste, ou seulement dangereuse, est presque toujours la première cause de nos fautes ou de nos malheurs : la connoissance des hommes nous la fait éviter, en nous dirigeant dans le choix d’un ami. Un excès de franchise nous rend souvent les victimes de la trahison et de la perfidie : la connoissance des hommes nous fait tenir, quand il le faut, dans les bornes de la circonspection. D’un autre côté, une trop grande réserve nuit bien souvent à nos propres intérêts : la connoissance des hommes nous donne de la confiance, et nous apprend jusqu’à quel point nous devons la porter.

L’homme en place doit connoître le cœur humain, et les différens ressorts qui le font agir : il n’emploie alors dans ses opérations, que des agens fidèles et sûrs, intéressés à les faire réussir. L’homme qui veut parvenir, doit posséder aussi cette connoissance : il ne manque pas alors de ne se servir que de ceux qui peuvent l’aider dans ses desseins. L’homme privé a un intérêt réel à juger sainement des actions de ses semblables ; et c’est par la connoissance des hommes qu’il se met en état de le faire. Il sait distinguer alors l’action en elle-même, des circonstances et des causes qui l’ont produite. Car une action aura un grand mérite dans un homme, et n’en aura qu’un très-petit dans un autre. Elle sera bonne dans celui-ci, et vicieuse dans celui-là. Le cœur, l’esprit, le caractère en font souvent tout le prix.

On ne doit pas se flatter d’acquérir une bien profonde connoissance des hommes par le seul secours des livres. Il faut pour cela un grand usage du monde, et une longue suite d’observations réitérées. Mais les livres nous abrègent infiniment ce travail, en nous donnant des principes certains qui éclairent notre esprit, rectifient notre jugement, et rendent nos observations plus exactes ; nous y puisons des notions générales, et c’est beaucoup. Il ne nous reste plus qu’à en faire de justes applications. La lecture des livres qui nous facilitent cette connoissance des hommes, est donc bien essentielle. Il en faut peu, mais que ce soient les meilleurs. Je me borne à ceux-ci.

Les Pensées, maximes et réflexions morales du duc dt. C’est un des premiers livres bien écrits qui aient été publiés en France. Que de choses à apprendre dans ce petit recueil, plein de génie, de délicatesse et de jugement ! il suppose la plus grande connoissance du cœur humain, et l’on y reconnoît par-tout le profond moraliste, autant que l’élégant écrivain. Cependant il est nécessaire de dire que cet ouvrage devroit être lu avec quelque précaution, sans les judicieuses remarques qu’on y a insérées. Ce sont des notes critiques, morales, politiques et historiques, qu’Amelot de la Houssaye, et l’abbé de la Roche ont faites sur chacune de ces pensées. Ces notes servent à rectifier quelques maximes un peu fausses ou exagérées, et à développer celles qui présentent un sens un peu obscur ou équivoque. Madame de la Sablière, si recommandable par son esprit et par ses vertus, y a répandu des maximes chrétiennes, qui respirent la plus saine morale de l’évangile, et dont la lecture ne sauroit être trop conseillée. L’édition où se trouvent ces notes, est de 1777.

Les Caractères de la Bruyère, ouvrage où tout le genre humain est peint en détail et avec la plus grande vérité ; où l’on voit un portrait de chaque caractère, tracé d’après nature. Cet homme unique, qui n’a pas plus été imité dans son genre, que la Fontaine dans le sien, fait d’un seul coup de pinceau un tableau achevé. Il ne lui faut qu’un coup d’œil, pour saisir les plus secrets mouvemens du cœur : il ne lui faut qu’un trait pour les rendre. Par-tout il pense et s’exprime avec force ; par-tout il sent et s’exprime avec chaleur. L’esprit, qu’on lui reproche de montrer, n’est pas un esprit recherché, il tient essentiellement aux choses ; c’est la pensée elle-même fortement colorée, revêtue de la seule image qui lui convenoit. La Bruyère dit tout avec la plus exacte précision : mais ses pensées sont toujours assez développées. Son style est concis : mais il n’est jamais obscur. Un des ouvrages les plus utiles pour l’instruction des hommes est le sien.

A la suite des Mémoires pour servir à l’histoire de Louis, dauphin de France, père de Louis XVI, on a imprimé un Traité de la connoissance des hommes, que le P. Griffet, jésuite, rédacteur de ces mémoires, avoit composé par l’ordre de ce digne héritier du trône. Après avoir traité de la connoissance des hommes en général, et développé les meilleurs moyens de l’acquérir, il nous apprend à les bien connoître par rapport aux talens de l’esprit et aux qualités du cœur. Style pur, naturel et rapide, netteté et liaison des idées, instructions solides et appuyées sur des principes aussi sages que vrais, tout se trouve réuni dans cet excellent ouvrage, qui ne laisse sur cette matière rien d’important à desirer. Un grand mérite de l’auteur est de présenter les vérités les plus profondes dans un jour si lumineux, qu’elles deviennent à la portée des esprits les plus ordinaires.

Amelot de la Houssaye a traduit de l’espagnol un fort bon ouvrage, intitulé : L’Homme de cour, par Balthasar Gracïan. En nous traçant les moyens de connoître les hommes, l’auteur nous apprend parfaitement la manière de nous bien conduire avec eux ; c’est-à-dire, de ne pas nous engager dans de fausses démarches, et de bien prendre nos mesures, pour réussir dans les affaires, autant qu’il est possible, sans violer les règles de la probité. Il n’est pas souvent obscur et inintelligible, comme l’ont prétendu quelques critiques, qui l’avoient sans doute lu avec précipitation. Son ouvrage est un livre fait pour les bons esprits et pour l’homme qui a l’usage du monde. Plus on le lit avec réflexion, plus on en goûte les beautés, ainsi que les sages maximes qui en font le prix. Gracian dit beaucoup en peu de mots ; et tout ce qu’il dit est plein de justesse et de bon sens. Il ne dit jamais rien de superflu ; et son style, toujours concis et serré, a toujours beaucoup de force, et, quand il le faut, de l’élévation. La plupart de ses pensées sont délicates ; et il a l’art de les exprimer finement. La matière qu’il traite est sublime ; et l’expression l’est toujours. En un mot cet ouvrage ne peut qu’être de la plus grande utilité dans presque toutes les circonstances de la vie.

Vous trouverez d’ailleurs, mon cher ancien élève, dans une foule de bons ouvrages de littérature et d’histoire, d’excellentes maximes touchant les mœurs ; les portraits les mieux frappés des divers caractères ; les peintures les plus ressemblantes des vices, des travers, des ridicules de tous les états ; et ces diverses choses ne feront qu’augmenter et perfectionner vos connoissances sur la morale de l’homme dans la vie civile.

De ce premier point que je n’ai pu toucher ici que bien superficiellement, je passe au second, sur lequel je ne pourrai guères m’étendre davantage. C’est la morale du chrétien, dont la connoissance est absolument indispensable au chrétien même, et la plus utile de toutes à celui qui ne le seroit pas.

II.

Morale du chrétien.

Vous savez que ces hommes fameux de l’ancienne Grèce, appellés Philosophes (ou, suivant l’étymologie de ce mot, Amateurs de la sagesse, parce qu’ils faisoient profession de l’enseigner et de la pratiquer), donnèrent toute leur application aux principes de la morale. Mais privés du flambeau qui seul pouvoit les éclairer, ils ne virent ni la route qu’ils devoient suivre, ni le but auquel ils devoient tendre. Ils ne connoissoient pas la nature, la dignité, la fin de l’homme ; et c’est cette ignorance qui les jeta dans un labyrinthe d’erreurs, ou dans des incertitudes perpétuelles. Les uns établirent des systêmes absurdes, ou totalement étrangers au vrai bonheur : les autres tombèrent dans des égaremens monstrueux ; et aucun d’eux ne découvrit la vérité. On peut dire en général qu’une grandeur d’âme affectée, une tranquillité seulement apparente, une indifférence chimérique, une vaine ostentation, l’orgueil, l’indépendance, la corruption la plus licencieuse et la plus effrénée, et bien souvent la dégradation totale de l’homme, sont les principes ou les effets de leur morale.

Socrate et son disciple Platon, Epictète sur-tout, qui parut quelques siècles après eux ; Epictète, qui alla aussi loin qu’on pouvoit aller avec les seules lumières du paganisme, sont les philosophes dont la doctrine est la moins défectueuse. Mais elle est encore bien imparfaite. Les plus belles idées, les plus riches découvertes de ces moralistes portent l’empreinte des erreurs et des préjugés de leur temps. Ce sont de vives étincelles, d’éclatantes lueurs sorties du sein des ténèbres du paganisme, mais qui vont presqu’aussitôt se perdre dans ces mêmes ténèbres. Ainsi l’esprit humain, abandonné à lui-même, ne marchoit qu’au hasard ; il avoit besoin d’être éclairé d’une lumière divine.

Cette lumière brille dans la morale de l’Evangile. Comparez-la avec celle des sages les plus célèbres de l’antiquité : mettez à côté du Manuel d’Epictète qui est un précis des maximes des Stoïciens, un manuel chrétien, suivant pied-à-pied celui du philosophe (c’est ce qu’a fait le Mourgues, jésuite, dans son excellent Parallèle de la morale chrétienne avec celle des anciens philosophes), et vous verrez bien évidemment la supériorité de nos saintes maximes sur celles de la sagesse humaine. Envisagez-la cette morale de l’Evangile dans ses principes, dans ses motifs ; dans sa fin ; vous la trouverez la plus sage, la plus pure, la plus sublime, toujours invariable, et pour tout dire en un mot, parfaite. Le sentiment de la conscience qui l’approuve, en atteste les inestimables avantages. Le suffrage de la saine raison qui l’admire, en atteste l’immuable vérité. En montrant à l’homme ses propres perfections dans tout leur éclat, cette morale lui commande l’humilité la plus profonde. En lui découvrant toute sa corruption et toutes ses foiblesses, elle le fortifie et l’élève au-dessus de lui-même. Est-il au faîte de la grandeur ? il doit être petit à ses propres yeux. Est-il dans l’extrême bassesse ? il doit s’estimer grand par sa propre dignité.

Une pareille morale devoit sans doute opérer une révolution universelle dans les esprits : c’est ce qui arriva. A peine fut-elle publiée, que la science orgueilleuse des philosophes les plus renommés fut anéantie. L’académie, le lycée, les jardins d’Epicure, lieux où ils rassembloient leurs disciples, devinrent déserts. La vérité se montra aux hommes ; les nations la reconnurent ; et la face du monde entier fut changée.

Les écrits des sages du paganisme doivent donc, avec tout le faste de leur morale, disparoître auprès de l’Evangile. Nul livre en effet n’offre des maximes si pures, si élevées, des instructions si saines, si touchantes. Jamais la vertu n’a parlé un si doux langage : jamais la sagesse la plus profonde ne s’est exprimée avec autant d’énergie et de vérité : « La majesté des Ecritures m’étonne, dit J. J. Rousseau lui-même (a) : la sainteté de l’Evangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe. Qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si sage soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire, ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste, ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! Quelle grâce touchante dans ses instructions ! Quelle élévation dans ses maximes ! Quelle profonde sagesse dans ses discours ! Quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! Quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans foiblesse et sans ostentation ?…. Dirons-nous que l’histoire de l’Evangile est inventée à plaisir ? Ce n’est pas ainsi qu’on invente ; et les faits de Socrate dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond, c’est reculer la difficulté sans la détruire. Il seroit plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce livre, qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n’eussent trouvé ce ton ni cette morale ; et l’Evangile a des caractères de vérité si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le héros. »

C’est selon l’esprit de cet Evangile, que la morale du chrétien nous apprend à vivre. Elle veut que nous conformions toujours nos mœurs et notre conduite aux maximes et aux préceptes de notre religion ; religion qui a été révélée aux hommes ; que le fils de Dieu même est venu établir sur la terre ; qu’il a prêchée autant par ses exemples que par ses discours ; dont il a prouvé la sainteté par la pureté de sa vie, confirmé la vérité par ses miracles et par sa mort ; qu’enfin ses disciples ont répandue eux-mêmes miraculeusement chez toutes les nations de l’univers. Tous ces faits sont authentiques : ils ne peuvent sous aucun rapport être contestés : l’histoire n’en offre point d’aussi certains ; et l’homme qui ne craindroit pas de les révoquer en doute, devroit nier tous les autres.

D’ailleurs, (pourroit-on dire à ce sceptique) une religion est absolument nécessaire pour le bien général de la société, pour le bien particulier de chaque individu ; et cette religion doit avoir un culte extérieur, parce qu’il est dans la nature de l’homme qu’il fasse éclater l’admiration, le respect, l’amour et tous les autres sentimens de son cœur envers l’objet qui les a fait naître. Mais parmi toutes les religions qui ont été et qui sont encore connues des divers peuples, la raison n’admet que la meilleure. Or, il est incontestable que la nôtre mérite une entière préférence. « Chose admirable ! s’écrie Montesquieu (a), la religion chrétienne qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. » Qu’ils sont précieux en effet, mon cher ancien élève, les avantages qu’elle nous procure sur la terre d’exil que nous habitons ! Quelles sont belles et magnifiques les espérances qu’elle nous donne, et qui doivent se réaliser dans notre céleste patrie ! Aussi l’homme dégagé des vices de l’esprit et des folles passions du cœur, y reconnoît-il sans peine l’empreinte de la divinité même.

Cependant cette religion si auguste et si sainte est aujourd’hui plus que jamais l’objet des déclamations et des satires de l’impie. Jamais on ne le vit en braver avec autant d’audace les loix les plus sacrées, et réunir toutes ses forces avec autant d’adresse pour en sapper les fondemens. Malheureux effet de l’orgueil ou du libertinage ! Car, je le répète, on ne citera point un seul homme qui, en maîtrisant ses vices et ses passions, soit jamais tombé dans l’incrédulité. Nous ne saurions donc trop nous prémunir contre le venin que renferment les écrits des impies, et nous mettre en état de découvrir toute l’absurdité de leurs principes, toute l’extravagance de leurs opinions, toutes les horribles conséquences de leurs systêmes. Ainsi nous devons approfondir la vérité de la religion en même temps que nous en étudierons la me.

Vérité de la religion.

Pour apprécier tous les raisonnemens des détracteurs de cette religion divine, nous n’avons pas besoin de nous engager dans la lecture d’une foule d’excellens ouvrages, où elle est vengée d’une manière si éclatante et si victorieuse. Il nous suffira d’en connoître et d’en bien saisir les preuves démonstratives. Elle nous paroîtra infailliblement la seule véritable ; et par conséquent tout ce qu’on peut dire contre cette religion, ne nous offrira que le caractère ou de l’injustice, ou de l’absurdité, ou de l’imposture et de la calomnie.

Le Traité de l’existence de Dieu, par Fénélon, est le premier livre qui doit nous mener à la connoissance de la religion. Il est essentiel de le lire, non-seulement, pour sentir tout le frivole des sophismes des prétendus athées, mais encore pour se rendre raison à soi-même de l’intime persuasion où sont tous les hommes de l’existence de Dieu. Car, si l’on peut supposer qu’il y ait de vrais athées, il est certain qu’ils ne le sont qu’en ce qu’ils voudroient se persuader dans leur cœur qu’il n’y a pas de Dieu, parce qu’ils auroient intérêt, comme l’ont dit Pascal et Bâcon, qu’il n’existât aucun vengeur de leurs crimes. Mais la raison et la conscience leur crient sans cesse qu’il existe un être, seul éternel, seul indépendant, seul principe de tous les êtres, et dont ils se sentent forcés de reconnoître la nécessité, que Voltaire a si bien exprimée dans ces vers :

C’est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l’espérance du juste.
Si les cieux dépouillés de leur empreinte auguste,
Pouvoient cesser jamais de le manifester ;
Si Dieu n’existoit pas, il faudroit l’inventer.
Que le sage l’annonce, et que les rois le craignent.
Rois, si vous m’opprimez, si vos grandeurs dédaignent
Les pleurs de l’innocent que vous faites couler,
Mon vengeur est au ciel ; apprenez à trembler.

Nous devons lire ensuite le Traité de la vérité de la religion chrétienne, par Ae. C’est le meilleur ouvrage que nous ayons en ce genre. La précision et la netteté du style y répondent à la justesse des pensées et à la solidité du raisonnement. Dans l’exposition et l’enchaînement des preuves, il y a une méthode, un clarté admirable, une dialectique des plus pressantes et des plus vigoureuses. On y voit démontrées la nécessité et la vérité de la révélation, l’authenticité des livres saints et l’accomplissement des prophéties qu’ils contiennent, la divinité du messie, auteur de la religion chrétienne, dont l’établissement, les progrès et la propagation étant un vrai miracle, sont l’ouvrage de Dieu même. On y voit appuyée sur des preuves incontestables l’opinion de l’immortalité de l’âme, celle d’un Dieu vengeur du crime et rémunérateur de la vertu dans une autre vie ; par conséquent le système des deïstes démontré absurde ; le systême des matérialistes démontré indigne de Dieu même, et désespérant pour l’homme. Quand on a lu ce livre avec quelque attention, on ne peut regarder les productions de l’incrédule, que comme des ouvrages du délire ou de la mauvaise foi.

Il faut joindre à cet excellent traité les Pensées sur la religion, par Pascal, homme de génie, qui nous apprend à parler peu, et à dire beaucoup. Quelle sublimité ! Quelle énergie ! Quelle profondeur ! Quelle éloquence ! Chacune de ces pensées, caractérisée par une raison lumineuse, par un sentiment vif et profond, est un trait de flamme qui éclaire, qui échauffe : c’est, pour ainsi dire, un tableau de toute la religion. Elle nous en fait du moins concevoir l’idée la plus grande, la plus magnifique, la plus vraie, en nous élevant jusqu’à son divin auteur. Pascal écrivant ainsi est un terrible argument contre les incrédules, qu’on appelle bien mal-à-propos es.« Les libertins, dit Bayle lui-même, ne pourront plus dire qu’il n’y a que des petits-esprits qui aient de la piété. Car on leur en fait voir de la mieux poussée dans un des plus grands géomètres, des plus subtils métaphysiciens et des plus pénétrans esprits qui aient jamais été au monde. »

Ce n’est point assez de connoître les preuves de notre religion. Il nous importe beaucoup de savoir distinguer avec précision les objets de notre croyance. Le P. Bougeant, jésuite, nous en fournit les moyens dans son Exposition de la doctrine chrétienne par demandes et par réponses. Cet ouvrage précieux, en nous rappelant les instructions que nous avons reçues dès nos plus tendres années, nous servira de guide dans toutes les matières de foi.

Mais une étude simplement spéculative de la morale chrétienne ne nous seroit pas d’une bien grande utilité, puisqu’elle seule ne nous rendroit ni meilleurs ni plus heureux. Il faut y joindre la Morale pratique pour acquérir la vraie sagesse, pour parvenir au vrai bonheur.

Morale pratique de la religion.

Le premier fondement de cette morale est la connoissance de soi-même ; connoissance la plus importante de toutes, et pour le chrétien, et même pour l’homme du monde. Le livre où l’on peut le mieux la puiser, est l’Art de se connoître soi-même, par Abbadie ; ouvrage écrit avec force, avec élévation, et plein d’idées profondes. L’homme y est représenté comme un être capable de vertu et de bonheur, dans l’état même de corruption et de misère où il se trouve. Il y est peint avec toutes ses foiblesses et avec toutes ses forces morales, dans toute sa grandeur et dans toute sa bassesse. Tout ce qui peut l’humilier, tout ce qui peut l’élever à ses propres yeux, y est fidèlement exposé. En un mot, la nature de l’homme, le principe de ses vices et de ses vertus, les motifs qui peuvent le déterminer dans ses actions, les devoirs qui lui sont prescrits, et dont la source est dans l’immortalité de son âme, y sont tracés et développés avec la plus grande justesse et la plus grande vérité.

Nous avons un petit ouvrage, traduit de l’espagnol, qui est un vrai chef-d’œuvre de morale chrétienne : c’est la Conversion du Pécheur, par le P. Salazar, jésuite. Les quatre fins dernières de l’homme y sont traitées avec cette raison saine et religieuse, qui porte la conviction dans l’âme, et avec cette éloquence de sentiment qui la pénètre et la maîtrise. L’auteur présente toujours la vérité avec les traits les plus capables de la faire sentir et de la faire aimer. En nous montrant le chemin du vrai bonheur, il dit tout ce que l’on peut dire de plus solide et de plus touchant, pour nous engager à le prendre.

Parmi la grande quantité de livres qui peuvent nous animer à remplir les devoirs de la religion, il y en a deux sous le même titre d’ Année chrétienne, qu’on doit sans contredit mettre au nombre des meilleurs. Le premier est du P. Croiset, jésuite, et le second du P. Griffet, de la même compagnie. L’un et l’autre offrent pour toute l’année, un cours de morale bien propre à nous inspirer les réflexions les plus sérieuses sur la fin pour laquelle nous avons été créés.

Le P. Griffet étoit honoré de l’estime et de la confiance de Louis, dauphin de France, père de LI. Ce prince, dont les vertus sublimes et le mérite rare ne furent connus qu’après sa mort, et qui, dans tout le cours de sa vie, fut constamment attaché aux pratiques d’une dévotion vraie, solide et non moins aimable, voulut avoir un livre particulier, pour se préparer à recevoir dignement le sacrement de l’Eucharistie ; et le jésuite remplit les vues du dauphin, par la composition d’un petit ouvrage, intitulé : Exercices de piété pour la communion : c’est un chef-d’œuvre.

Bientôt après, ce prince écrivit au P. Griffet, et lui dit dans sa lettre : J’ai encore à vous demander un ouvrage, qui ne roulera que sur l’accomplissement des préceptes de l’évangile, et sur tous les devoirs de la vie d’un homme du monde. Ce sont des méditations pour tous les jours de l’année, partagées en deux points, courtes, pleines de choses, et qui n’occupent, au nombre de trois cent soixante-six, qu’un seul volume in-12 … Quand je parle de la méditation, je la distingue fort de l’oraison. Un prince ne peut guère être un homme d’oraison : mais il doit méditer ses devoirs ; et voilà ce que je veux. Que toute la loi de Dieu y soit renfermée en entier : je ne veux rien de particulier pour les princes, qu’en tant qu’ils sont au rang des hommes du monde. Le P. Griffet s’empressa de travailler à satisfaire les desirs du vertueux dauphin, et lui présenta des Méditations sur tous les jours de l’année, qui furent publiées par la voie de l’impression.

Mais le livre, dont la lecture doit, pour cet objet, nous occuper le plus fréquemment ; le livre le plus capable de nous faire aimer et pratiquer la vertu, est l’Imitation de Jésus-Christ ; livre admirable, plein de sagesse, de force et d’onction. Le fruit de cette lecture sera une piété douce et tendre, une tranquillité d’âme inaltérable, un courage à toute épreuve dans les peines et les afflictions qui sont inséparables de la nature humaine, au faîte même des grandeurs, et dans le sein de la plus brillante prospérité.

Je ne vous exhorterai point, mon cher ancien élève, à n’être pas retenu par une fausse honte dans la pratique de la vertu. Votre respect, votre amour sincère pour la religion, et pour les devoirs qu’elle nous impose, me sont trop connus. Vous savez trop d’ailleurs (et j’ose bien assurer que vous ne l’oublierez jamais) que le vrai chrétien s’attire toujours l’estime générale ; que les hommes sages l’aiment, et que les libertins se sentent forcés de le respecter. Vous savez trop que les vertus du christianisme, loin d’être incompatibles avec la vraie valeur, impriment au contraire dans l’âme un caractère d’héroïsme plus élevé, que ne donne point le seul sentiment de l’honneur. Aussi, voit-on le guerrier, dont la conscience est tranquille, affronter avec bien plus d’audace et d’intrépidité, les périls et la mort : Nous avons parlé souvent ensemble du prince Eugène, qui, dans toutes ses expéditions militaires, portoit sur lui l’Imitation de Jésus-Christ ; de l’immortel et vertueux Turenne, qui étoit de l’exactitude la plus scrupuleuse à remplir tous ses devoirs de religion ; de ce grand Condé, qui, vainqueur dans les plaines de Rocroi, se prosterna au milieu du champ de bataille, pour rendre ses hommages et ses actions de grâces au Dieu des armées, qui seul tient en ses mains la balance des combats et la destinée des empires ; de ce grand Condé, qui, dans ses derniers momens, pour détruire les injustes soupçons que la calomnie avoit voulu jeter sur sa foi, crut devoir déclarer qu’il n’avoit jamais douté des mystères de la religion, quoi qu’on eût dit, et dont la mort fut tout à la fois, et celle du héros, et celle du parfait chrétien.

En vous indiquant, mon cher ancien élève, ce petit nombre de livres de morale, je crois avoir rempli, du moins dans la partie la plus essentielle, l’objet de vos desirs. Il ne vous restera plus qu’à méditer bien sérieusement les bons principes contenus dans ces livres ; à vous les graver bien profondément dans l’esprit et dans le cœur, et à les regarder à jamais comme la seule règle, la règle invariable de votre conduite. La vérité dans les discours, la droiture dans les actions, l’aménité dans le caractère ; voilà ce qui fait l’homme vraiment aimable et généralement estimé. Mais qu’on joigne sur-tout à ces qualités de l’homme du monde, les vertus du vrai chrétien ; et l’on aura l’homme parfait, autant qu’il peut l’être dans son état actuel de foiblesse et de corruption.

Je suis, etc.