(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Fléchier 1632-1710 » pp. 84-88
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Fléchier 1632-1710 » pp. 84-88

Fléchier
1632-1710

[Notice]

Né à Pernes, dans le comtat d’Avignon, Fléchier appartient à cette génération de beaux esprits dont l’hôtel de Rambouillet fut le centre, qu’enchanta la lecture de l’Astrée, et qui portèrent aux nues Balzac et Voiture. Admis dans la congrégation de la doctrine chrétienne, puis professeur de rhétorique à Narbonne, où il brilla par d’ingénieuses bagatelles que couronnaient des académies de province, il attira l’attention de Conrart, qui se plaisait à produire les talents, et, grâce à son patronage, il devint précepteur chez M. de Caumartin, qui lui fit connaître la société la plus choisie. Des vers latins adressés à Mazarin sur la paix des Pyrénées, des sermons qui eurent un succès mondain, et l’oraison funèbre de la duchesse de Montausier lui firent une réputation qui lui ouvrit les portes de l’Académie en 1675. Promu aux évêchés de Lavaur et de Nîmes, il honora l’épiscopat par ses vertus, comme il avait charmé les salons par ses agréments.

La postérité doit estimer en lui une éloquence ornée sans recherche, pompeuse sans emphase, et fleurie sans fadeur. Un feu pur et doux l’anime ; une imagination réglée la colore. Il sait assortir les nuances du sentiment et de la pensée, caresser l’oreille, et charmer l’esprit par l’heureux choix des mots et l’harmonie d’une période savante. Mais son talent coquet et compassé vise trop aux applaudissements : il fait montre de son art, et l’on retrouve dans tous ses discours l’abbé disert qui avait enseigné la rhétorique.

Un naufrage sur le Rhône

Lettre narrative.

Votre lettre, Monsieur, est arrivée aussitôt que moi, et j’ai reçu avec plaisir les marques de votre amitié. J’avais fait un voyage par un fort beau temps, et sans accidents, jusqu’à la dernière journée. J’allais1 de barque à Beaucaire, à quatre lieues de Nîmes, après avoir été trois jours sur le Rhône. La barque de mon équipage venait après moi, à l’entrée de la nuit ; et soit que le patron fût ivre, soit qu’il n’eût pas bien pris sa route, il fut entraîné par le cours de cette rivière que les pluies avaient notablement grossie ce jour-là, et je le vis faire naufrage au port.

La barque alla donner contre le pont, et se fracassa. Vous jugez bien quel spectacle ce fut. Cependant tous les gens eurent le temps de se sauver, et onze chevaux s’étant jetés dans l’eau, malgré la rapidité du fleuve, gagnèrent tous les bords, à la faveur des feux qu’on y avait fait allumer aux endroits où ils pouvaient prendre port. Mon carrosse même avait été lié avec des cordes, et presque élevé sur le pont ; mais quelques uns de ceux qui le tiraient ayant lâché les câbles, il tomba dans le fond de l’eau et se perdit.

Je viens d’apprendre qu’on l’a pêché, et retiré en partie, le train encore entier, et les places mêmes intactes, mais l’impériale brisée, et le reste bien fracassé et bien bourbeux. On dit que j’ai couru moi-même un grand danger ; mais je n’en sais rien2. Voilà, Monsieur, le récit de mon naufrage. Si l’on vous annonce que je suis noyé, n’en croyez rien, et laissez demander mon évêché à ceux qui le croiront vacant. Aimez-moi toujours.

Qu’est-ce qu’une armée ?

Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes, qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ; c’est une troupe d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un chef, dont ils ne savent pas les intentions1 ; c’est une multitude d’âmes ; pour la plupart mercenaires2, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants ; c’est un assemblage confus de libertins3 qu’il faut assujettir à l’obéissance, de lâches qu’il faut mener au combat, de téméraires qu’il faut retenir, d’impatients qu’il faut accoutumer à la constance. Quelle prudence ne faut-il pas pour conduire, et réunir au seul intérêt public tant de vues et de volontés différentes ? Comment se faire craindre, sans se mettre en danger d’être haï, et bien souvent abandonné ? Comment se faire aimer sans perdre un peu de l’autorité, et relâcher de la discipline nécessaire ?4 5

L’esprit

Qu’est-ce que l’esprit, dont les hommes paraissent si vains ? Si nous le considérons selon la nature, c’est un feu qu’une maladie et qu’un accident amortissent sensiblement ; c’est-un tempérament délicat qui se dérègle, une heureuse conformation d’organes qui s’usent, un assemblage et un certain mouvement d’esprits6 qui s’épuisent et qui se dissipent ; c’est la partie la plus vive et la plus subtile de l’âme qui s’appesantit, et qui semble vieillir avec le corps ; c’est une finesse de raison qui s’évapore, et qui est d’autant plus faible et plus sujette à s’évanouir, qu’elle est plus délicate et plus épurée. Si nous le considérons selon Dieu, c’est une partie de nous-mêmes, plus curieuse que savante, qui s’égare dans ses pensées ; c’est une puissance orgueilleuse qui est souvent contraire à l’humilité et à la simplicité chrétienne, et qui, laissant souvent la vérité pour le mensonge, n’ignore que ce qu’il faudrait savoir, et ne sait que ce qu’il faut ignorer1.

Lettre de premier de l’an

Fléchier, évêque de Nîmes, a madame C***

Quand je vous souhaite, Madame, au commencement de cette année, une longue suite de jours heureux, j’entends des jours de salut et de bénédictions spirituelles. Les années finissent si tôt, et les prospérités humaines valent si peu, qu’elles ne méritent pas nos premiers vœux, ni notre principale attention. Ce n’est pas que je ne demande pour vous au Seigneur ce repos qui fait qu’on le sert plus tranquillement, cette joie qui est le fruit d’une bonne conscience, ces biens qui sont la matière de vos charités, et toutes les douceurs de la vie qui peuvent contribuer à votre sanctification. Je ne puis mieux répondre aux bontés que vous me témoignez, ni vous marquer plus efficacement la reconnaissance et l’attachement avec lequel je suis, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur2.

Mort de Turenne

Il passe le Rhin et trompe la vigilance d’un général habile et prévoyant1. Il observe les mouvements des ennemis. Il relève le courage des alliés. Il ménage la foi suspecte et chancelante des voisins. Il ôte aux uns la volonté, aux autres les moyens de nuire ; et, profitant de toutes ces conjonctures importantes, qui préparent les grands et glorieux événements, il ne laisse rien à la fortune de ce que le conseil et la prudence humaine lui peuvent ôter. Déjà frémissait dans son camp l’ennemi confus et déconcerté. Déjà prenait l’essor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces2. Ces foudres de bronze que l’enfer a inventés pour la destruction des hommes tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette retraite ; et la France en suspens attendait le succès d’une entreprise qui, selon toutes les règles de la guerre, était infaillible.

Hélas ! nous savions tout ce que nous pouvions espérer, et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre. La providence divine nous cachait un malheur plus grand que la perte d’une bataille. Il en devait coûter une vie que chacun de nous eût voulu racheter de la sienne propre ; et tout ce que nous pouvions gagner ne valait pas ce que nous allions perdre3. O Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires ! Pour accomplir vos volontés, et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes, et vous frappez quand il vous plaît ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées.

N’attendez-pas, messieurs, que j’ouvre ici une scène tragique, que je représente ce grand homme étendu sur ses propres trophées, que je découvre ce corps pâle et sanglant auprès duquel fume encore la foudre qui l’a frappé, que je fasse crier son sang comme celui d’Abel1, et que j’expose à vos yeux les tristes images de la religion et de la patrie éplorées. Dans les pertes médiocres, on surprend ainsi la pitié des auditeurs ; et, par des mouvements étudiés, on tire au moins de leurs yeux quelques larmes vaines et forcées. Mais on décrit sans art une mort qu’on pleure sans feinte. Chacun trouve en soi la source de sa douleur, et rouvre lui-même sa plaie ; et le cœur, pour être touché, n’a pas besoin que l’imagination soit émue.

Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs ; Turenne meurt : tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s’éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile. Les blessés pensent à la perte qu’ils ont faite, et non aux blessures qu’ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L’armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres ; et la renommée, qui se plaît à répandre dans l’univers les accidents extraordinaires, va remplir toute l’Europe du récit glorieux de la vie de ce prince et du triste regret de sa mort.

Que de soupirs alors ! que de plaintes ! que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne ! L’un voyant croître ses moissons bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit encore en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici l’on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là on lui dresse une pompe funèbre, où l’on s’attendait de lui dresser un triomphe. Chacun choisit l’endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie. Tous entreprennent son éloge ; et chacun, s’interrompant lui même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l’avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur ; et la perte d’un homme seul est une calamité publique2.