(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Bourdaloue 1632-1704 » pp. 89-93
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Bourdaloue 1632-1704 » pp. 89-93

Bourdaloue
1632-1704

[Notice]

Durant trente-quatre ans, et jusqu’à la veille de sa mort, Bourdaloue ne cesa pas de distribuer aux humbles comme aux grands le pain quotidien de la parole évangélique. Voilà toute sa vie : c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. Né à Bourges, fils d’un avocat, tourmenté dès l’enfance par le désir de se consacrer à Dieu, il se déroba aux vœux de sa famille, qui le destinait à la robe, et se jeta dans le noviciat des Jésuites (1648), à l’âge de seize ans. Dix-huit années de préparation studieuse à laquelle s’ajouta l’expérience du monde nourrirent sa forte éloquence, qui, à partir de 1669, se multiplia sans relâche pour semer le bon grain. Il monta dans la chaire quand Bossuet en descendit. Son succès fut prodigieux, et jamais prédicateur plus grave ne passionna plus vivement de meilleurs juges, dans une société brillante et voluptueuse qu’il exhortait à la foi et à la pénitence.

Nous admirons en lui un accent convaincu, la beauté des plans, une exposition sévère, le tissu serré des développements, une logique inflexible qui va droit au but, l’ardente ferveur d’un apôtre, et une austérité chrétienne que tempère l’onction d’une âme évangélique.

Écrivain juste, clair, exact, uni, probe comme sa pensée, il a l’expression ferme, nette, appropriée, simple sans bassesse, noble sans recherche ; il songe à instruire plus qu’à plaire, et nous émeut par la force pénétrante de la vérité.

L’hypocrisie

Quand je parle de l’hypocrisie, ne pensez pas que je la borne à cette espèce particulière qui consiste dans l’abus de la piété, et qui fait les faux dévots ; je la prends dans un sens plus étendu, et d’autant plus utile à votre instruction que peut-être, malgré vous-mêmes, serez-vous obligés de convenir que c’est un vice qui ne vous est que trop commun ; car j’appelle hypocrite quiconque, sous de spécieuses apparences, a le secret de cacher les désordres d’une vie criminelle. Or, en ce sens, on ne peut douter que l’hypocrisie ne soit répandue dans toutes les conditions, et que parmi les mondains il ne se trouve encore bien plus d’imposteurs et d’hypocrites que parmi ceux que nous nommons dévots.

En effet, combien dans le monde de scélérats travestis en gens d’honneur ! combien d’hommes corrompus et pleins d’iniquité, qui se produisent avec tout le faste et toute l’ostentation de la probité ! combien de fourbes insolents à vanter leur sincérité ! combien de traîtres, habiles à sauver les dehors de la fidélité et de l’amitié ! combien de sensuels, esclaves des passions les plus infâmes, en possession d’affecter la pureté des mœurs, et de la pousser jusqu’à la sévérité1 ! Au contraire, combien de justes faussement accusés et condamnés ! combien de serviteurs de Dieu, par la malignité du siècle, décriés et calomniés ! combien de dévots de bonne foi traités d’hypocrites, d’intrigants et d’intéressés ! combien de vraies vertus contestées ! combien de bonnes œuvres censurées ! combien d’intentions droites mal expliquées, et combien de saintes actions empoisonnées !

L’oubli et l’abandon des pauvres

Combien de pauvres sont oubliés ! combien demeurent sans secours et sans assistance ! Oubli d’autant plus déplorable, que, de la part des riches, il est volontaire, et par conséquent criminel. Je m’explique : combien de malheureux réduits aux dernières rigueurs de la pauvreté et que l’on ne soulage pas, parce qu’on ne les connaît pas, et qu’on ne veut point les connaître ! Si l’on savait l’extrémité de leurs besoins, on aurait pour eux, malgré soi, sinon de la charité1, au moins de l’humanité. A la vue de leur misère, on rougirait de ses excès, on aurait honte de ses délicatesses, on se reprocherait ses folles dépenses, et l’on s’en ferait avec raison des crimes. Mais parce qu’on ignore ce qu’ils souffrent, parce qu’on ne veut pas s’en instruire, parce qu’on craint d’en entendre parler, parce qu’on les éloigne de sa présense, on croit en être quitte en les oubliant ; et, quelque extrêmes que soient leur maux, on y devient insensible.

Combien de véritable pauvres, que l’on rebute comme s’ils ne l’étaient point, sans qu’on se donne et qu’on veuille se donner la peine de discerner s’ils le sont en effet ! Combien de pauvres dont les gémissements sont trop faibles pour venir jusqu’à nous, et dont on ne peut pas s’approcher pour se mettre en devoir de les écouter ! Combien de pauvres abandonnés1 ! Combien de désolés dans les prisons ! Combien de languissants2 dans les hôpitaux ! Combien de honteux dans les familles particulières ! Parmi ceux qu’on connaît pour pauvres, et dont on ne veut ni ignorer, ni même oublier le douloureux état, combien sont négligés ! combien sont durement traités ! combien manquent de tout, pendant que le riche est dans l’abondance, dans le luxe, dans les délices ! S’il n’y avait point de jugement dernier, voilà ce que l’on pourrait appeler le scandale de la Providence, la patience des pauvres outragés par la dureté et par l’insensibilité des riches3.

L’athée

L’athée croit qu’un État ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince ; il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et l’économie d’un père de famille ; il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote ; et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille bien réglée, ce royaume dans l’orde et dans la paix, il conclut, sans hésiter, qu’il y a un esprit, une intelligence qui y président. Mais il prétend raisonner tout autrement à l’égard du monde entier, et il veut que, sans providence4, sans prudence, sans intelligence, par un pur effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l’ordre merveilleux où nous le voyons. N’est-ce pas aller contre ses propres lumières, et contredire sa raison ?1

Vœux de retraite

Lettre au supérieur de la compagnie.

Mon très-révérend Père, Dieu m’inspire et me presse d’avoir recours à votre paternité, pour la supplier très-humblement, mais très-instamment, de m’accorder ce que je n’ai pu, malgré tous mes efforts, obtenir du révérend père provincial2 Il y a cinquante-deux ans que je vis dans la compagnie, non pour moi, mais pour les autres, du moins, plus3 pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent et m’empêchent de travailler, autant que je le voudrais, à ma perfection, qui néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille, c’est-à-dire plus régulière et plus sainte. Je sens que mon corps s’affaiblit et tend vers sa fin. J’ai achevé ma course, et plût à Dieu que je pusse ajouter : J’ai été fidèle ! Qu’il me soit permis, je vous en conjure, d’employer constamment pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par là à mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu’il plaise au supérieur sera le lieu de mon repos. Là, oubliant toutes les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les œuvres de ma vie, dans l’amertume de mon âme4.