(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Première partie. De la poésie en général — Chapitre premier. Des caractères essentiels de la poésie » pp. 9-15
/ 215
(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Première partie. De la poésie en général — Chapitre premier. Des caractères essentiels de la poésie » pp. 9-15

Chapitre premier.

Des caractères essentiels de la poésie

11. Quel est le véritable principe de la poésie ?

Il est facile de comprendre que le principe de cet art sublime ne peut résider ni dans la mesure et la combinaison des syllabes, ni dans l’assemblage d’expressions brillantes et harmonieuses, ni dans la composition d’ouvrages ayant le nom et la forme d’Églogues, d’Odes, de Satires, d’Épopées, de Tragédies ou de Comédies. Inutile de faire remarquer que la raison n’est pas non plus le vrai principe de la poésie ; car cette faculté, qui veut tout peser, tout analyser, ne s’élève pas assez au-dessus des idées positives et du monde matériel pour fournir l’expression du beau idéal. Ce principe consiste dans les émotions mystérieuses qui s’emparent de l’âme du poète, et qui lui donnent une manière de voir, de penser et de sentir, qui n’est pas celle du commun des hommes. Le poète, en effet, voit ce qu’il y a d’intime et de mystérieux en toutes choses ; et au lieu de se renfermer dans le monde matériel et de s’arrêter aux intérêts vulgaires, il se plaît à animer la nature physique, à prêter des formes sensibles au monde moral, et à s’élancer dans un monde idéal.

12. Quels sont les caractères qui distinguent essentiellement la poésie de la prose ?

Le poète, nous l’avons dit, a une manière particulière d’envisager et de peindre ce qui le frappe. S’il considère le monde physique dans ses rapports avec son âme et ses sentiments, la nature lui semble vivante et animée, et il ouvre son cœur aux émotions les plus douces, aux impressions les plus profondes. Si sa pensée se porte sur le monde moral, il lui prête des formes matérielles et palpables. Mais ce n’est pas assez pour lui ; emporté par son inspiration, il s’élance au delà des choses réelles pour créer un monde plus beau et plus séduisant. Ainsi, spiritualiser la nature physique, matérialiser la nature morale, idéaliser le monde réel, tels sont les trois caractères distinctifs de la poésie.

13. De combien de manières peut-on considérer le monde physique ?

L’homme, dit M. Pérennès, est composé d’organes matériels et d’une âme intelligente ; et, à cette double nature, physique et morale, correspondent deux points de vue, sous lesquels on peut considérer les choses. On peut les envisager dans leurs rapports avec nos sens, avec notre être matériel, avec notre existence visible, bornée par le temps et l’espace : c’est le côté positif, qui nous fait considérer les objets par leurs qualités sensibles. On peut encore les considérer dans leurs rapports avec notre âme, nos idées, nos sentiments et nos passions, en un mot, avec notre vie intellectuelle et morale : c’est le point de vue moral qui laisse apercevoir le côté mystérieux des objets, et les liens qui les unissent au monde invisible ; c’est la manière poétique. Un anatomiste pourra ne voir que des os, des muscles, des nerfs et du sang dans un visage humain, où nous apercevons des sentiments, des passions, une intelligence, une âme. La nature entière se présente sous ce double aspect.

14. Comment la poésie spiritualise-t-elle la nature physique ?

Les hommes ordinaires, ceux qui vivent d’idées positives, et se renferment dans les choses et les intérêts matériels, ne portent guère leurs pensées au delà du monde visible qui les entoure. Ne croyant qu’au témoignage des sens ou du raisonnement, ils veulent tout calculer, tout peser. Le poète, au contraire, s’élance dans un monde idéal, et vit d’émotions morales. Il saisit le côté merveilleux des objets qui l’environnent ; il découvre, à chaque instant, des phénomènes qui surpassent son intelligence. Ce soleil qui ramène le jour et féconde la terre, ces astres dont la douce clarté illumine les nuits, cette mer qui s’agite en bouillonnant dans son lit immense, cette nature qui se pare et se dépouille tour à tour, ce mouvement régulier de l’univers, cette succession d’êtres qui brillent et s’effacent, qui naissent et meurent, les mystères qu’il rencontre en lui-même touchant son origine, sa conservation, sa fin, voilà ce qui le porte invinciblement à croire à des êtres invisibles, à un monde dont celui-ci n’est que l’apparence et le relief, et à faire tous ses efforts pour soulever le voile qui le dérobe à ses yeux. De là, cette disposition du poète à animer la nature physique, à lui prêter des sentiments et des passions analogues aux sentiments et aux passions qu’il éprouve lui-même. La foudre est peur lui la voix d’une puissance formidable et irritée contre la terre ; le zéphir est le souffle d’un génie bienfaisant : le bruit du ruisseau, c’est la plainte d’un être souffrant ; au retour du printemps, la terre se réveille et sourit de plaisir ; en hiver, elle est triste et désolée.

15. Rendez plus sensible, par des exemples, ce premier caractère de la poésie.

Quelques exemples suffiront pour montrer comment la poésie spiritualise la nature physique, et pour rendre sensible la différence qui existe, entre le poète et l’homme ordinaire, dans la manière de l’envisager. Ainsi le soir, pour un homme qui veut tout analyser, tout expliquer, n’est que le moment où le mouvement de la terre sur elle-même dérobe à nos yeux la lumière du soleil. Pour le poète, c’est une heure de silence, de recueillement, de rêverie, où l’âme, émue par le majestueux spectacle d’un ciel parsemé d’étoiles, s’élance jusqu’aux régions de l’infini, et s’entretient d’immortalité. Un esprit froid, tout occupé de choses positives et d’intérêts matériels, demeure indifférent au spectacle que la nature présente en automne. Il ne voit, dans les feuilles qui tombent, qu’un engrais pour la terre ; dans les vents qui agitent les forêts, que des courants destinés à purifier l’air que nous respirons ; dans la pluie qui inonde les champs, que des eaux qui vont alimenter les ruisseaux voisins et faire mouvoir les usines. Mais l’âme du poète ne peut rester insensible à ce tableau ; ces bois qui se dépouillent en gémissant de leur parure, ces feuilles jaunies qui tombent emportées par les vents, ces ruisseaux qui précipitent leurs eaux troublées, ces vents qui murmurent à travers les rameaux desséchés, lui paraissent exprimer la souffrance et le deuil. Cette tristesse de la nature pénètre son âme, il fait un retour sur lui-même, il songe à ses propres douleurs, et, s’abandonnant à une douce et mélancolique rêverie, il exprime son émotion dans un langage mélodieux, comme l’a fait Lamartine dans ses Méditations poétiques.

16. Citez les vers de Lamartine sur l’automne.

Salut, bois couronnés d’un reste de verdure,
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à ma douleur et plaît à mes regarde.
Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire ;
J’aime à revoir encor pour la dernière fois
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois.
Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire,
A ses regards voilés je trouve plus d’attraits ;
C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.

17. Montrez que la poésie matérialise le monde moral.

Un autre caractère essentiel de la poésie, c’est de prêter des formes sensibles et palpables au monde moral, de le matérialiser. Si l’homme a un penchant irrésistible à croire à des êtres surnaturels, d’un autre côté, la faiblesse de son intelligence ne lui permet pas de se les représenter d’une manière purement spirituelle, et il est naturellement amené à leur donner des formes palpables. C’est là ce que fit la mythologie qui, à l’origine, n’était autre chose que de la poésie. Après avoir peuplé la nature de puissances invisibles, elle donna à ces puissances des formes corporelles. Tous les grands phénomènes de la nature étaient ainsi personnifiés : le soleil était un dieu monté sur un char étincelant, que traînaient des chevaux immortels vomissant la flamme ; l’aurore était une jeune déesse, ouvrant avec ses doigts de roses les portes de l’Orient : ses pleurs étaient la rosée qui humecte la terre et qui redonne la vie aux fleurs ; les vents avaient des ailes, le tonnerre, des flèches. La même personnification eut lieu pour les puissances d’une nature morale : les remords étaient des furies qui poursuivaient le coupable, armées de leurs fouets vengeurs ; les vices étaient des monstres hideux ; l’envie était dévorée de serpents, et la vengeance armée de poignards ; la colère, agitée de mouvements convulsifs, avait la bouche remplie d’écume, et la calomnie, se traînant dans l’ombre, répandait partout le fiel et le poison. La poésie antique alla jusqu’à personnifier, diviniser et adorer les passions. Elle fut ainsi détournée de son but moral par le matérialisme et la corruption. Le christianisme, en purifiant la poésie, l’a préservée de ce danger. Guidée par la religion véritable, elle donne une forme sensible aux êtres invisibles, au monde moral ; mais il y a, dans sa pensée et dans sa forme, quelque chose de moins grossier et de moins terrestre, comme on peut le voir dans les poésies de saint Grégoire de Nazianze, et surtout dans le portrait qu’il a tracé de la Pureté et la Tempérance.

18. Faites connaître le troisième de la poésie, en montrant quelle idéalise le monde réel.

La poésie ne se borne pas à peindre ce qui existe. Le possible est son domaine ; et ici nous découvrons le troisième caractère de la poésie, l’idéal. Sans doute le poète compose ses tableaux avec les éléments que lui fournit la nature ; mais, en l’imitant, il lui donne une grandeur, une beauté qu’elle n’a pas réellement, et, en cela, il répond encore à une disposition naturelle. Il y a, en effet, dans l’homme, un sentiment inné qui le pousse incessamment à sortir de la réalité ; poursuivi par un impérieux désir de bonheur, les biens terrestres ne peuvent combler le vide de son cœur. En les possédant, il les dédaigne. Toujours trompé dans ses espérances, il rêve sans cesse un bien qui apaise la soif de son âme, ce bien idéal que toute âme désire, et qui n’a pas de nom au terrestre séjour. Pour trouver cet objet, il revient sur ses pas, il s’élance dans l’avenir, il le cherche en lui-même, il le demande à la société, à la nature, aux choses invisibles ; et, si quelquefois il croit apercevoir quelque reflet de ce bien suprême, de cette beauté inaltérable qu’il a rêvée, c’est un de ses plaisirs les plus doux, une de ses plus vives jouissances que de le contempler. La poésie satisfait ce besoin de l’humanité. Par ses peintures idéales, elle élève et ravit notre âme. Elle crée un monde plus beau, plus pur, plus heureux, en un mot, plus séduisant que le monde réel. Ce sont des vallées enchantées, embellies par un printemps éternel ; des jardins délicieux où tout se réunit pour charmer les yeux et réjouir l’âme ; des palais ravissante où se font entendre d’ineffables harmonies. Ces merveilles de la poésie ont le pouvoir de nous charmer, et font vibrer je ne sais quelle corde mystérieuse au fond de notre âme. Quelle que soit l’élévation de notre raison et la puissance de notre intelligence, le merveilleux nous plaît.