(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Nisard. Né en 1806. » pp. 585-597
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Nisard. Né en 1806. » pp. 585-597

Nisard
Né en 1806.

[Notice]

Critique conservateur, M. Nisard a fait un livre qui manquait à la France. Il est le premier, il est le seul qui ait consacré à l’histoire de notre littérature un monument qu’on peut appeler national ; car nul sujet n’intéresse plus vivement notre gloire. Œuvre de talent, de science et de volonté courageusement soutenue pendant vingt-cinq années d’études, ce beau travail est un exemple considérable dans un temps qui se plaît à l’improvisation et à la fantaisie, ou répugne à la discipline comme à une servitude. Au lieu de flatter les goûts dominants qui récompensent leurs courtisans par la popularité, M. Nisard s’est imposé le devoir périlleux de représenter le respect des traditions et des principes qui sauvegardent l’intégrité du génie français, à savoir la raison, la mesure, la règle, et ce bon sens délicat qui est la substance même de toute éloquence. Aussi est-il un maître dans toute la force du mot : par l’accent et l’autorité de ses doctrines, nul n’est plus propre à diriger, à féconder les esprits ; nul ne forme plus sûrement le goût par la ferveur de ses convictions persuasives. Nul n’a plus contribué à raviver sans superstition la foi classique, et à convertir les indifférents à la religion du beau ou du vrai par une admiration réfléchie dont le plaisir sévère se communique aux indifférents ou aux rebelles. Moraliste pénétrant, il excelle aussi dans l’art de peindre les traits d’un caractère et d’un esprit. Cet ouvrage définitif participe à la perfection des écrivains qu’il analyse. Son style serré, savant et fin, unit la correction à l’agrément, l’art des nuances à la solidité, l’ingénieux au judicieux. Il condense la pensée avec une énergie qui se pare d’élégance. Il ajoute de nouveaux modèles à ceux dont il nous fait si bien comprendre et sentir les mérites.

La critique au dix-neuvième siècle

Si je ne suis pas dupe d’un vain désir de distinguer, il y a eu, de notre temps, quatre sortes de critique littéraire. La première1 est comme une partie nouvelle et essentielle de l’histoire générale. Les révolutions de l’esprit, les changements du goût, les chefs-d’œuvre en sont les événements ; les écrivains en sont les héros. On y fait voir l’influence de la société sur les auteurs, des auteurs sur la société : c’est proprement l’histoire des affaires de l’esprit.

La seconde sorte1 de critique est à la première ce que les mémoires sont à l’histoire. Elle s’occupe plus de la chronique2 des lettres que de leur histoire, et elle fait plus de portraits que de tableaux. Pour elle, tout auteur est un type, et aucun type n’est méprisable. Aussi, ne donne-t-elle pas de rangs ; elle se plaît aux talents aussi divers que les visages. Elle est moins touchée des lois générales de l’esprit que des variétés de la vie individuelle. Pour le fond comme pour la méthode, cette critique est celle qui s’éloigne le plus de la forme de l’enseignement, et qui a l’allure la plus libre. La pénétration qui ne craint pas d’être subtile, la sensibilité, la raison, pourvu qu’elle ne sente pas l’école, le caprice même à l’occasion, le fini du détail, l’image transportée de la poésie dans la prose, telles en sont les qualités éminentes. En lisant certaines Causeries sur des lettres illustres, on pense à Plutarque et à Bayle3, et on les retrouve.

La troisième4 sorte de critique choisit, parmi tous les objets d’étude qu’offrent les lettres, une question qu’elle traite à fond, en prenant grand soin de n’en avoir pas l’air.

S’agit-il, par exemple, de l’usage des passions5 dans le drame, elle recueille dans les auteurs dramatiques les plus divers et les plus inégaux les traits vrais ou spécieux dont ils ont peint une passion ; elle compare les morceaux, non pour donner des rangs, mais pour faire profiter de ces rapprochements la vérité et le goût ; elle y ajoute ses propres pensées, et de ce travail de comparaison et de critique, elle fait ressortir quelque vérité de l’ordre moral. C’est là son objet : tirer des lettres un enseignement pratique, songer moins à conduire l’esprit que le cœur, prendre plus de souci de la morale que de l’esthétique. C’est de la littérature comparée qui conclut par de la morale.

J’éprouve quelque embarras à définir la quatrième sorte de critique1. Celle-ci se rapproche plus d’un traité ; elle a la prétention de régler les plaisirs de l’esprit, de soustraire les ouvrages à la tyrannie du chacun son goût, d’être une science exacte2, plus jalouse de conduire l’esprit que de lui plaire. Elle s’est fait un idéal de l’esprit humain dans les livres ; elle s’en est fait un du génie particulier de la France, un autre de sa langue3 ; elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple idéal4. Elle note ce qui s’en rapproche : voilà le bon ; ce qui s’en éloigne : voilà le mauvais. Si son objet est élevé, si elle ne fait tort ni à l’esprit humain qu’elle étudie dans son imposante unité, ni au génie de la France, qu’elle veut toujours montrer semblable à lui-même, ni à notre langue qu’elle défend contre les caprices de la mode, il faut avouer qu’elle se prive des grâces5 que donnent aux trois premières sortes de critique la diversité, la liberté, l’histoire mêlée aux lettres, la beauté des tableaux, la vie des portraits, les rapprochements de la littérature comparée. J’ai peut-être des raisons personnelles pour ne pas mépriser ce genre ; j’en ai plus encore pour le trouver difficile et périlleux.

Sous chacun de ces trois premiers genres tout lecteur met des noms célèbres, en faisant une place à part pour celui de l’écrivain supérieur6 qui a élevé la critique à la hauteur de l’histoire, et prouvé que la science littéraire n’est pas la moins relevée des sciences morales. Quant au quatrième genre, les lecteurs de ce livre diront s’il répond à une réalité, ou si l’auteur n’a pas pris pour un genre son défaut de génie pour les trois autres.

Il y a une autre sorte1 de critique qui ne se pique point d’être un genre, et qui en refuserait l’éloge. L’art de lire les bons livres serait son vrai nom. Elle parle plus volontiers de ses plaisirs que de ses dégoûts ; elle tient plus à nous faire aimer les beautés des livres qu’à nous rendre trop délicats sur les défauts des écrivains. S’il n’avait pas suffi, pour l’inventer, de la justesse d’esprit et de la candeur d’âme dans un homme de bien, je dirais de l’écrivain qui s’y est fait de nos jours une aimable célébrité qu’il en a pris le modèle à Fénelon et à Rollin.

La critique est la faculté générale et dominante du dix-neuvième siècle. Elle a attiré à elle et gardé pour elle des talents qui avaient donné des gages éclatants à la poésie, au théâtre, au roman. Elle est l’âme de tous les ouvrages ; elle est mêlée à tous les genres.

Appliquée à l’histoire des beaux-arts et au jugement des chefs-d’œuvre de la peinture2, elle a, dans des pages d’une justesse et d’une finesse exquises, tracé l’histoire des grandes écoles et appelé sur l’œuvre du plus doux et du plus expressif de nos peintres, Eustache Lesueur, un retour de célébrité auquel est associé désormais son historien.

Nous avons, vers le milieu de ce demi-siècle, admiré comme auditeurs, et nous admirons aujourd’hui comme lecteurs, une brillante application de la critique3 à l’histoire de la philosophie. C’étaient de belles fêtes pour l’esprit que ces leçons où l’exposition la plus lucide mettait sous nos yeux les quatre systèmes élémentaires nés des premières réflexions de l’homme sur lui-même, sensualisme, idéalisme, scepticisme, mysticisme4 ; où la dialectique la plus pénétrante démêlait le vrai d’avec le faux dans chaque système, et combattait les erreurs de l’un par les vérités de l’autre ; où l’éloquence inspirée du seul intérêt de ces hautes matières nous rendait quelque chose de l’ampleur de Descartes et de l’éclat de Malebranche ; où, charmés et persuadés, nous sentions notre nature morale s’élever et s’améliorer par les mêmes plaisirs d’esprit qui formaient notre goût.

Ces leçons, devenues des livres, ont gardé dans leurs parties les plus solides les qualités du grand style ; et, dans tout ce qui n’est que brillant, elles en ont encore les grands airs. Peut-être eût-on désiré pour une si belle plume une fortune plus haute que l’histoire ou la critique des systèmes ; peut-être un nouvel effort supérieur d’invention et de démonstration, pour nous faire monter quelques échelons de plus vers l’inaccessible, eût-il plus servi la philosophie que les modestes affirmations de l’éclectisme1. En tout cas, ce regret ne fait pas tort à l’homme illustre qui nous avait donné tant d’ambition pour lui, et il ne nous rend pas indifférents à ce qui fut, il y a vingt ans, comme un souffle puissant de spiritualisme qui purifia notre atmosphère intellectuelle des grossières vapeurs que le sensualisme du dix-huitième siècle y avait répandues.

Est-il vrai que plus d’un auditeur de la Sorbonne, sous le charme de tant de belles paroles sur Dieu, l’homme, le monde et leurs rapports, s’achemina vers Notre-Dame2 plus qu’à demi conquis aux vérités religieuses qu’enseignaient, du haut de la chaire chrétienne, des prédicateurs plus éloignés des voies des grands sermonnaires que le philosophe ne l’était des voies de Descartes ? Étaient-ce des gens touchés allant du Dieu de l’éclectisme au Dieu de l’Évangile, ou des Athéniens courant d’une tribune à une autre tribune, du plaisir de la parole au plaisir de la parole ? En tout cas, la Sorbonne était digne de recruter pour Notre-Dame, et si on lui en donne la louange, c’est un honneur que ne refuserait pas la philosophie la plus jalouse de rester distincte de la religion.

(Histoire de la littérature française, t. IV, p. 530. Édition Firmin Didot.)

La langue française et l’art d’écrire

Dans les principales conditions de notre langue, — je veux bien ne pas dire priviléges, pour échapper à l’envie, — la propriété, la clarté, la précision, la liaison, qu’y a-t-il pour la commodité de l’écrivain ? Ces qualités d’obligation, sans lesquelles on n’écrit rien de durable en France, sont comme autant de priviléges pour le lecteur ; pour l’écrivain, ce sont des charges et des devoirs. Quiconque a tenu une plume sait ce qu’il en coûte pour être goûté, ou seulement pour n’être pas rebuté. Que d’efforts pour être clair, simple, précis, pour ne se servir que des termes propres, c’est-à-dire pour n’être pas un méchant écrivain !

De là, chez presque tous ceux qui ont du goût, une grande répugnance à écrire. Ils sentent déjà la difficulté, et ils craignent la fatigue, que ne paye pas toujours le succès. Aussi n’y a-t-il d’écrivains résolus que ceux qui sont doués extraordinairement, ou cette foule qui n’a pas conscience de la difficulté1.

Au reste, l’art n’est pas facile, même aux mieux doués. Ce que l’histoire anecdotique de nos grands écrivains nous raconte de ces manuscrits raturés à toutes les lignes, de ces rédactions premières qui n’ont été que des tâtonnements laborieux, nous autorise à dire que la langue française, si complaisante pour le lecteur, est sans pitié pour l’écrivain.

Pour écrire clairement en français, c’est-à-dire pour arracher les idées de ce fonds obscur où nous les concevons, et les amener à la pleine lumière, que d’efforts et de travail ! Si nous ne les voyions pas, dans le lointain, poindre devant nous comme des lueurs qui nous attirent invinciblement et nous dérobent la longueur du chemin, qui donc entreprendrait un si rude labeur ? Quelques-unes naissent spontanément et tout exprimées ; c’est la facile conquête de ceux qui sont nés sous une constellation heureuse : mais combien d’autres qui sont le fruit d’une poursuite ingrate ; qu’il faut remanier sans cesse ; qui, après avoir contenté un moment l’écrivain, le rebutent2 ; qui ne paraissent jamais qu’une image imparfaite du vrai, mais non le vrai lui-même ! Faut-il parler de la défiance que doit avoir l’écrivain de cette demi-clarté trompeuse, qui peut lui suffire, mais qui laisse le lecteur dans les ténèbres ? Le plaisir même que donne à l’inventeur une vérité trouvée ne lui est permis que le jour où tout le monde la voit comme lui ; jusque-là, c’est peut-être un piége. Malheur à qui se contente trop facilement1 ! Molière l’a dit : c’est une marque de médiocrité d’esprit. Les joies de l’art sont rares et austères2 : ce n’est que le plus noble de tous les travaux imposés à la race d’Adam. L’écrivain qui jouit tout seul de son esprit ne mérite guère plus d’estime qu’un oisif, dans une société où tout le monde travaille.

De même avant d’être précis, que de fois n’est-on pas vague ! Combien de termes qui n’appartiennent pas à la langue du sujet, et qui s’y introduisent par le relâchement de l’attention, par la mémoire, par l’imitation ! Combien d’autres dont s’est emparé l’usage ou plutôt la mode du jour, et dont le sens est étendu à tant de choses qu’il ne désigne plus rien de distinct ! Que de tours languissants et embarrassés se présentent avant le vrai tour, le seul qui donne à la pensée sa physionomie et son mouvement ! Que d’expressions qui ne déterminent pas les choses, et dont nous sommes si prompts à nous contenter, soit mollesse de conception, soit fatigue ou paresse3 ! Que dire des inexactitudes qui se glissent dans l’effort même que nous faisons pour être exacts, et de nos illusions dans l’emploi de ce que nous appelons les nuances, lesquelles, au lieu d’être des aspects différents de la pensée, ne sont souvent que de vaines images qui nous la cachent !

Les figures, les métaphores, sont des piéges du même genre, et dont il n’est guère plus facile de se garder. À qui n’en vient-il pas dans l’esprit par cette porte banale de la mémoire, toujours ouverte à tout ce qui est imitation et mode ? Notre langue ne souffre point ces ombres qui se placent entre notre pensée et nous ; c’est le premier devoir de l’écrivain de s’en défier, ou plutôt de les chasser courageusement, comme Énée dissipait les ombres avec son épée. Ces images sont le plus souvent des effets du sang, des fumées qui nous montent au cerveau4. Les littératures les plus riches en images sont les plus pauvres d’idées. Certains écrivains sont pleins d’images ; tout reluit, tout brille, tout étincelle ; mettez tout cela au creuset : pour quelques parcelles d’or, que de cendre ! L’image ne doit être que le dernier degré d’exactitude, ou plutôt elle ne doit être que la pensée elle-même exprimée en perfection ; mais pour une qui remplit cet office, combien qui ne sont que des apparences de la pensée !

Enfin, quel esprit cultivé ne sera pas d’accord avec moi sur ce qu’il en coûte, dans notre langue, pour lier le discours et n’y employer que les termes propres ? Pour la propriété, ce n’est pas assez d’être bien doué ; il faut savoir la langue et avoir pesé dans les écrits des modèles ce que valent les mots dont nous nous servirons à notre tour. Il faut que l’étude les place dans la mémoire de l’écrivain, qui les y garde, comme de l’argent qui dort, jusqu’au jour où l’inspiration les en tire, les anime de sa propre vie, en sorte que, tout en ayant le même sens, ils lui appartiennent néanmoins par l’emploi qu’il en fait. Il doit donc réunir deux qualités qui semblent s’exclure : il doit être savant et inspiré. S’il n’est que savant, il répétera froidement et sans effet ce qui a été mieux dit par d’autres ; s’il n’est qu’inspiré, il risquera de parler dans une langue qui ne sera comprise que de lui.

Quant à la liaison, à cette suite et à cette jointure des idées, dont Horace a admiré la puissance en homme qui en avait senti la difficulté, que d’efforts d’attention n’y faut-il pas ! Que de fois la force d’esprit qui doit tenir toutes ces pièces rangées ne fléchit-elle point ! Quels soins pour disposer dans l’ordre naturel tant de pensées qui se présentent isolément et avant leur tour, pour reconnaître les points par où elles se touchent, pour faire un tissu indestructible de tous ces fils dispersés !

La réunion de ces diverses conditions, une certaine facilité apparente qui cache au lecteur jusqu’à la trace des efforts qu’elle a coûtés, voilà ce qui constitue un bon écrit, ou plutôt une chose écrite en français ; car je ne donne pas ici le secret du génie. Ai-je ce secret1 ? et qui peut se vanter de l’avoir ? J’indique ce que veut la langue française de quiconque prend la plume ; et ces réflexions sur les lois du discours regardent, non ceux qui ont le don du discours, mais les esprits, en grand nombre, qui peuvent se perfectionner par la culture, et tirer du travail des ressources qui les sauvent du ridicule de mal écrire. Le ridicule, est-ce assez dire ? il n’y va pas seulement de notre vanité, notre vie même peut y être engagée ; car celui qui s’est fait écrivain, et qui ne sait ni ne pratique les lois du discours, combien n’est-il pas à la merci des hommes et des choses !

(Histoire de la littérature française, t. I, p. 24. Édition Firmin Didot.)

La fable et La Fontaine

Je ne ferai point de dissertation sur la fable. À regarder ce genre trop en savant, on se jette, comme Lessing1, dans des subtilités. La fable, du moins, aurait dû échapper aux théories. Je ne sais si c’est la tyrannie ou la liberté qui donna naissance à l’apologue ; je me borne à remarquer qu’on a goûté ce genre dans des pays et dans des temps fort divers, et que de toutes les conventions littéraires qu’on nomme genres, il n’en est aucune dont s’accommodent un plus grand nombre d’esprits. Il n’y faut ni savoir ni points de vue particuliers. Si un certain degré de culture est nécessaire pour en goûter toutes les beautés, il suffit d’avoir l’esprit sain pour s’y plaire. On lit des fables à tous les âges de la vie, et les mêmes fables ; à chaque âge elles donnent tout le plaisir qu’on peut tirer d’un ouvrage de l’esprit, et un plaisir proportionné2.

Dans l’enfance, ce n’est pas la morale de la fable qui frappe, ni le rapport du précepte à l’exemple ; mais on s’y intéresse aux propriétés des animaux et à la diversité de leurs caractères. Les enfants y reconnaissent les mœurs du chien qu’ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur ; toute la basse-cour, où ils se plaisent mieux qu’à l’école. Ils y retrouvent ce que leur mère leur a dit des bêtes féroces : le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes1. Ils s’amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe, pour l’innocent contre le coupable. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin ; ils savent saisir une première ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux : j’en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent du fabuliste à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement. Ils regardent mieux et avec plus d’intérêt. C’est là, pour cet âge, le profit proportionné2.

Les fables ne sont pas le livre des jeunes gens ; ils préfèrent les illustres séducteurs, qui les trompent sur eux-mêmes et leur persuadent qu’ils peuvent tout ce qu’ils veulent, que leur force est sans bornes et leur vie inépuisable1. Ils sont trop superbes pour goûter ce qu’enfants on leur a donné à lire. C’était une lecture de père de famille, dans le temps des conseils minutieux et réitérés, où le fabuliste était complice des réprimandes, et le docteur de la morale domestique. Mais si, dans cet orgueil de la vie, il en est un qui, par désœuvrement ou par fatigue des plaisirs, ouvre le livre dédaigné, quelle n’est pas sa surprise, en se retrouvant parmi ces animaux auxquels il s’était intéressé enfant, de reconnaître par sa propre réflexion, non plus sur la parole du maître ou du père, la ressemblance de leurs aventures avec la vie, et la vérité des leçons que le fabuliste en a tirées !

Ce temps d’ivresse passé2, quand chacun a trouvé enfin la mesure de sa taille en s’approchant d’un plus grand ; de ses forces, en luttant avec un plus fort ; de son intelligence, en voyant le prix remporté par un plus habile ; quand la maladie, la fatigue lui ont appris qu’il n’y a qu’une mesure de vie ; quand il en est arrivé à se défier même de ses espérances, alors revient le fabuliste qui savait tout cela, qui le lui dit et qui le console, non par d’autres illusions, mais en lui montrant son mal au vrai, et tout ce qu’on en peut ôter de pointes par la comparaison avec le mal d’autrui.

Vieillards enfin, arrivés au terme « du long espoir et des vastes pensées », le fabuliste nous aide à nous souvenir. Il nous remet notre vie sous nos yeux, laissant la peine dans le passé, et nous réchauffant par les images du plaisir. Enfermés dans ce petit espace de jours précaires et comptés, quand la vie n’est plus que le dernier combat contre la mort, il nous en rappelle le commencement et nous en cache la fin. Tout nous y plaît : la morale qui se confond avec notre propre expérience, en sorte que lire le fabuliste, c’est ruminer ; l’art, dont nous sommes touchés jusqu’à la fin de notre vie, comme d’une vérité supérieure et immortelle ; les mœurs et les caractères des animaux, auxquels nous prenons le même plaisir qu’étant enfants, soit ressouvenir des imperfections des hommes, soit effet de cette ressemblance justement remarquée entre les goûts de la vieillesse et ceux de l’enfance. Il est peu de vieillards qui n’aient quelque animal familier : c’est quelquefois le dernier ami ; celui-là du moins est éprouvé. Il souffre nos humeurs, il joue avec la même grâce pour le vieillard que pour l’enfant. Le maître du chien n’a ni âge, ni condition, ni fortune ; le faible est pour le chien le seul puissant de ce monde ; le vieillard lui est un enfant aux fraîches couleurs ; le pauvre lui est roi.

Il est vrai qu’en attribuant toutes ces propriétés à la fable, nous avons involontairement en vue le genre tel que La Fontaine l’a traité. Cependant Ésope, Phèdre, ses deux modèles dans l’antiquité, donnent la même sorte de plaisir et de profit, quoique à un degré moindre. Mais la fable, dans toute sa grâce et dans tout son effet moral1, est de l’invention de La Fontaine.

(Histoire de la littérature française, t. III, p. 133. Édition Firmin Didot.)