Calvin
1509-1564
[Notice]
Né à Noyon, en 1509, fils d’un procureur fiscal, élevé dans l’Université de Bourges, destiné à l’Église, puis jurisconsulte en même temps que théologien, Jean Calvin finit par devenir le plus puissant organisateur de la réforme religieuse à laquelle il donna son nom. On sait qu’il fit de Genève la capitale de ce protestantisme dogmatique et rigide dont il façonna l’esprit et les mœurs à l’image de son propre génie. Banni de cette cité en 1538 par le parti des libertins, il y rentra triomphalement en 1541, et ne cessa pas dès lors d’y exercer une dictature omnipotente jusqu’en l’année 1564, époque de sa mort.
Il ne nous appartient pas de juger l’œuvre du docteur qui, selon
l’expression de Bossuet, « remua les bornes une fois posées, et
se rendit l’arbitre de sa croyance »
. Tout en regrettant
qu’il ait troublé la paix du monde chrétien, bornons-nous à dire
quelques mots de l’homme et de l’écrivain.
Cette grande et redoutable figure ne ressemble point à celle de Luther.
Ne cherchons pas dans ses œuvres les accents d’une mélancolie parfois
touchante, la fougue d’une verve joyeuse, les explosions orageuses de
cette éloquence populaire dont les éclats mirent l’Allemagne en feu. Il
n’eut rien de l’artiste et du rêveur. Son visage osseux et blême, son
œil fixe et méditatif, ses lèvres minces, crispées et frémissantes,
annoncent le dialecticien froid et bilieux qui ne connut jamais ni le
sourire, ni les larmes. Dans le politique vertueux à faire peur qui créa
sa république austère et bourgeoise, on retrouve le légiste nourri de
chicane, l’avocat, l’aigre Picard, dont l’unique passion fut l’ambition
de convaincre et de dominer. Sa parole▶ stridente, âpre et incisive, a
comme un arrière-goût d’amertume. Sa logique accable l’adversaire sous
le poids de syllogismes dédaigneux et superbes. On comprend que Rabelais
n’ait jamais pu souffrir celui qu’il appela « le
démoniaque de Genève »
, ce sectaire flegmatique
dont la vie fut un implacable combat, même contre ses propres soldats.
Dur aux autres comme à lui-même, il offrit aux âmes vraiment religieuses
le douloureux scandale du persécuté qui devient persécuteur au jour de
la victoire, prêche la tolérance en dressant des gibets, et justifie sa
devise : « Je suis venu apporter non la paix, mais la guerre. » Ne
fit-il pas périr sur un bûcher Michel Servet, le savant qui soupçonna le
premier la circulation du sang ? Son regard inquisiteur pénétra
jusqu’aux secrets du foyer, jusqu’au fond des consciences. Dans son
église, dont les portes furent trop étroites, il était défendu aux
nouveaux mariés de danser ou de chanter le jour de leurs
noces. Il régla la forme des habits, fixa les
dépenses de la table, interdit l’usage des souliers à la mode de Berne,
fit attacher au pilori un citoyen surpris avec un jeu de cartes. Il
prétendait inspirer la vertu par décret. Sa discipline pesa comme un
joug de fer. Il hérissa d’épines les voies du salut.
Mais s’il eut le cœur médiocre, parce que la charité lui fit défaut, respectons la pureté de ses mœurs, la sincérité de son zèle, et surtout sa forte intelligence.
Le plus mémorable de ses titres littéraires est l’Institution chrétienne, dont la première édition parut en 1535, et qu’il transforma jusqu’à la fin de sa vie, pour en faire le code de ses fidèles. L’admirable dédicace qui en est l’ouverture, et qu’il adresse à François Ier, est un modèle de polémique supérieure. Les quatre livres que renferme cet ouvrage traitent : 1° de Dieu, 2° de Jésus médiateur, 3° des effets de cette médiation, 4° des formes extérieures de l’Église. C’est la première fois, depuis Commines, que la langue française traite de grands intérêts, avec l’éloquence d’une passion convaincue. Ferme, simple, sobre, clair et pur, son style est une merveille pour cette époque, où l’on ignorait la méthode et la gravité soutenues. Il économise les mots en un temps où ils débordaient sous la plume des meilleurs. Sa précision et son argumentation nerveuse s’accordent bien avec la trempe énergique de son caractère. Son expression est pleine, sa véhémence exempte de déclamation, son érudition de pédantisme. Tandis que Rabelais prend les Grecs pour guides, Calvin relève du génie latin, dont il aime la rigueur et l’autorité. Il inaugure enfin le plan harmonieux d’une vaste conception. Il substitue un ordre lumineux aux subtilités captieuses de la scolastique. Mais il ne cherche pas à plaire. Son discours est triste, et ne dit rien au cœur. Ajoutons qu’il confond souvent le raisonnement avec la raison. Il n’en est pas moins un des pères de notre idiome
Une mort édifiante
A Madame de Cany
Mort de Madame de Normandie 1
En tout le cours de sa maladie, elle s’est monstree une vraye brebis de nostre Seigneur Jesus, se laissant paisiblement mener à ce grand Pasteur2. Deux ou trois jours devant la mort, comme elle avoit le cœur plus eslevé à Dieu, aussy parloit-elle d’une plus vehemente affection que jamais. Mesme le jour devant1, comme elle exhortoit ses gens, elle dict au serviteur, puisque Dieu l’avoit conduit en une eglise chrestienne, qu’il advisast d’y vivre sainctement. La nuyt suyvante elle fut pressee de grandes douleurs et continuelles. Toutes fois jamais on n’ouït aultre complainte d’elle qu’en priant Dieu qu’il eust pitié et qu’il la delivrast de ce monde, luy faisant grace de perseverer tousjours en la foy qu’il luy avoit donnee. Environ cinq heures du matin, je vins à elle. Après qu’elle eust ouy fort patiemment la doctrine que je luy proposay, selon que le temps le requeroit, elle dict : « l’heure approche, il fault que je parte du monde ; ceste chair ne demande que de s’en aller en pourriture, mais je me tiens certaine que mon Dieu se tient en son roiaume. Je congnois combien je suis pauvre pecheresse, mais je me confie en sa bonté et en la mort et passion de son Fils. Ainsi je ne doute point de mon salut puisqu’il m’en a asseurée. Je m’en vais à luy comme à un Pere. » Comme elle tenoit ces ◀paroles▶, il arriva bonne compagnie2, j’entrelaçois parfois quelques mots, selon qu’il me sembloit estre expedient : et aussi nous faisions prieres à Dieu selon l’exigence de sa necessité. Après avoir monstré derechef congnoissance qu’elle avoit de ses pechés pour en demander pardon à Dieu, et la certitude qu’elle avoit de son salut, mettant sa confiance en un seul Jesus, et ayant3 à luy tout son refuge, sans estre incitee de nul4, elle commença à prononcer le Miserere, comme nous le chantons à l’Église, à haulte voix et forte, non sans grand peine, mais elle pria qu’on lui permist de continuer. Sur ce que je lui feis un brief recueil de l’argument du pseaume5, voiant le goust qu’elle y prenoit, elle après, me prenant par la main, me dist : « Que je suis heureuse et que je suis bien tenue6 à Dieu, de ce qu’il m’a icy amenee pour y mourir. Si j’estois en ceste malheureuse prison, je n’oserois ouvrir la bouche pour faire confession de ma chrestienté1. Icy non seulement j’ay liberté de glorifier Dieu, mais j’ay tant de bonnes remonstrances pour me confermer en mon salut2. » Quelques fois elle disoit bien : « Je n’en puis plus. » Quand je lui repondois : « Dieu pourra pour vous ; il vous a bien monstré jusques icy comme il assiste aux siens ; » elle disoit tantost : « Je le croy et me faict bien sentir son aide. » Son mary estoit là, s’esvertuant en sorte qu’il nous faisoit pitié à tous, et cependant nous faisoit esbaïr3 de sa constance. Car menant un deuil tel que je sçay, et estant pressé d’extremes angoisses, il avoit gaigné ce point sur soy d’exhorter sa bonne partie4, aussy franchement comme s’ils eussent deu faire un voïage bien joïeux ensemble. Les propos que j’ay recitez5 estoient au milieu des grands tormens d’estomac qu’elle enduroit. Environ les neuf ou dix heures ils s’appaiserent. Cependant, comme aiant plus de relasche, elle ne cessoit de glorifier Dieu, s’humiliant tousjours pour chercher son salut et tout son bien en Jesus Christ. Quand la ◀parole lui fut faillie, elle ne cessa pourtant de parler de son visaige6 combien elle estoit ententive tant aux prieres qu’aux admonitions qu’on faisoit. Au reste elle etoit si paisible qu’il n’y avoit que la veue qui donnast apparence de vie. En la fin, pensant qu’elle fust passee, je dis : « Or prions Dieu qu’il nous face la grace de la suyvre. » Comme je me levois, elle tourna ses yeux sur nous, comme se recommandant à ce qu’on perseverasse7 à prier et à la consoler. Depuis n’apperceusmes nul mouvement, et trepassa aussy paisiblement comme si elle se fust endormie…
A l’Église de France 8
Très chers seigneurs et freres, ie ne doubte point que vous n’aiez journellement beaucoup de nouvelles tant d’icy que d’Allemaigne qui pourroient tourner en scandale à ceulx qui ne sont point trop bien confirmés en Nostre Seigneur Jesus-Christ. Mais ie me confie en Dieu1 qu’il vous hatellement fortifiés que vous ne serez esbranlés ne pour cela, ne pour rien qui puisse advenir encore plus grand. Et de faict, si nous sommes bien bastis sur ceste pierre dure qui ha esté ordonnee pour le fondement de l’Église, nous pourrons bien soutenir de plus rudes tempestes et orages, sans estre abattus. Mesmes il nous est expedient2 que telles choses adviennent, à fin que la constance et la fermeté de nostre foy en soit esprouvee.
Quant est des bruicts3 qui ont vollé de nos troubles, premierement ils se sont forgés sur le champ pour la plus grand’part. Car si vous estiez sur le lieu, vous n’y verriez point la dixieme partie de ce qui s’en est dict dehors. Vray est que nous en avons plusieurs de dure cervelle et de col rebelle au ioug4, qui à toutes ocasions ne demandent que s’eslever et par tumultes dissiper et abolir tout ordre en l’Eglise, voire tant ieunes que vieux. Et principalement nous avons une ieunesse fort corrompue : ainsy, quand on ne leur veult point permettre toute licence, ils fonct des mauvais chevaulx à mordre et à regimber5. Nagueres ils se sont fort despités soubs umbre6 d’une petite chose. C’est qu’on ne leur vouloit point conceder de porter chausses decouppees7, ce qui ha esté defendu en la ville il y ha douze ans passés. Non pas que nous fissions instance de cela8, mais pource que nous voyons que par les fenestres des chausses ils vouloient introduire toutes dissolutions9. Cependant nous avons protesté que c’estoit un mesme fatras1 qui ne valoit pas le parler que la decoupure de leurs chausses, et avons tendu à une aultre fin, qui estoit de les brider et reprimer leurs follies. Durant ce petit combat, le diable en a entrelassé d’aultres2, tellement qu’il y ha eu de grands murmures. Et pource qu’ils ont senti en nous plus de magnanimité qu’ils n’eussent voulu, et plus de vehemence à leur resister, le venin que tenoient aucuns3 caché dedans leur cœur s’est ietté. Mais tout cela n’est que fumee : car les menaces ne sont que comme une ecume de l’orgueil de Moab4, qui n’ha point de force d’executer ce qu’il ha presumé.
Quoy qu’il en soyt, il ne fault point que vous en soyez estonnés. Il y a eu de plus grandes esmotions contre Moyse et contre les prophetes, combien qu’ils5 eussent à governer le peuple de Dieu ; et ce sont exercices necessaires pour nous. Seulement priez Nostre Seigneur qu’il nous face la grace de ne point fleschir, mais que nous preferions son obeyssance à nostre vie, quand mestier sera6, et que nous craignions plus de l’offenser que d’esmouveoir toute la rasge des meschans contre nous, et en la fin qu’il luy plaise d’apaiser tous les tumultes qui pourroient rompre le cœur des infirmes : car c’est ce qui me poise7 plus que tout le reste. Nostre Seigneur nous ha fait ceste grace d’avoir la iustice de bon vouloir à remédier au mal, et tous nos freres sont d’un bon accord à poursuyvre ce qui est de nostre office, tellement qu’il y ha une mesme constance en tous. Il ne reste sinon que ce bon Dieu poursuyve à conduire son œuvre8.