(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Molière 1622-1672 » pp. 379-400
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Molière 1622-1672 » pp. 379-400

Molière
1622-1672

[Notice]

Molière a peint avec une vérité saisissante tous les types de la physionomie humaine ; il met en scène la cour, la ville et la province : bourgeois et nobles, marchands, médecins et hommes de lois, pédants, fâcheux, fanfarons, fripons, servantes, valets et maîtres, bel esprit, faux savoir, avarice, prodigalité, faiblesse, égoïsme, entêtement, malveillance, vanité, sottise, jalousie, libertinage, misanthropie, irréligion, hypocrisie, en un mot, son siècle, et avec lui l’humanité tout entière. Il a suffi aux plaisirs et à l’enseignement des plus raffinés comme des plus simples. Il a fait la part de tous avec une libéralité d’invention vraiment inépuisable. Il n’eut ni débuts, ni déclin, et ses premiers croquis sont aussi étonnants que ses tableaux les plus achevés. Sa verve provoque sans efforts et cette hilarité bruyante dont les éclats réjouissent le cœur, et cette gaieté réfléchie qui est le sourire de l’esprit. Original jusque dans ses imitations, il a l’air, quand il emprunte, de prendre son bien où il le trouve, et fait oublier les sources auxquelles il puise. La farce même, il l’élève jusqu’à lui, et ses bouffonneries sont traversées par des éclairs d’intuition morale qui les rapprochent de la haute comédie dont il est le père. Non moins habile à nouer une intrigue, à exciter la surprise, et à combiner des situations, qu’à représenter toutes les variétés de la vie, il possède dans une variété parfaite l’imagination, la sensibilité et la raison. Car si le comique est la forme de son génie, le bon sens en est le fond et la substance. Bien qu’il s’oublie lui-même pour être tour à tour chacun de ses acteurs, il nous découvre aussi pourtant sous ses œuvres la cordialité d’une âme généreuse, éclairée, tolérante, indulgente, digne de n’avoir jamais eu d’autres ennemis que les envieux et les vicieux. En admirant le philosophe, que Boileau surnomma le contemplateur, on aime le comédien qui mourut victime de son art et de sa bienfaisance.

Monologue de sosie

Sosie 1.

Qui va là ? Hein ! Ma peur à chaque pas s’accroît !
Messieurs, ami de tout le monde.
Ah ! quelle audace sans seconde1
De marcher à l’heure qu’il est2 !
Que mon maître, couvert de gloire,
Me joue ici3 d’un vilain tour !
Quoi ! si pour son prochain4 il avait quelque amour,
M’aurait-il fait partir par une nuit si noire ?
Et, pour me renvoyer annoncer son retour,
Et le détail de sa victoire,
Ne pouvait-il pas bien attendre qu’il fût jour ?
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis !
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits5.
Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
Obligé de s’immoler6.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d’assidu service
N’en obtiennent rien pour nous :
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux7.
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens que nous sommes heureux.
Vers la retraite enfin la raison nous appelle8,
En vain notre dépit quelquefois y consent ;
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant ;
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle.
Mais enfin, dans l’obscurité,
Je vois notre maison, et ma frayeur s’évade.
Il me faudrait pour l’ambassade
Quelque discours prémédité.
Je dois aux yeux d’Alcmène un portrait militaire
Du grand combat qui met nos ennemis à bas ;
Mais comment diantre le faire,
Si je ne m’y trouvai pas1 ?
N’importe, parlons-en2, et d’estoc et de taille,
Comme oculaire témoin.
Combien de gens font-ils des récits de bataille
Dont ils se sont tenus loin3 !
Pour jouer mon rôle sans peine,
Je le veux un peu repasser.
Voici la chambre où j’entre en courrier que l’on mène,
Et cette lanterne est Alcmène,
A qui je dois m’adresser.
(Sosie pose sa lanterne à terre4.)
« Madame, Amphitryon, mon maître et votre époux…
(Bon ! beau début !) l’esprit toujours plein de vos charmes,
M’a voulu choisir entre tous
Pour vous donner avis du succès de ses armes,
Et du désir qu’il a de se voir près de vous5.
— Ah ! vraiment, mon pauvre Sosie,
A te revoir j’ai de la joie au cœur.
— Madame, ce m’est trop d’honneur,
Et mon destin doit faire envie.
(Bien répondu !) — Comment se porte Amphitryon ?
— Madame, en homme de courage,
Dans les occasions où la gloire l’engage.
(Fort bien ! belle conception !)
— Quand viendra-t-il, par son retour charmant,
Rendre mon âme satisfaite ?
— Le plus tôt qu’il pourra, madame, assurément,
Mais bien plus tard que son cœur ne souhaite1.
(Ah !) — Mais quel est l’état où la guerre l’a mis ?
Que dit-il ? que fait-il ? Contente un peu mon âme.
— Il dit moins qu’il ne tait, madame,
Et fait trembler les ennemis.
(Peste ! où prend mon esprit toutes ces gentillesses2 ?)
— Que font les révoltés ? dis-moi quel est leur sort ?
— Ils n’ont pu résister, madame, à notre3 effort ;
Nous les avons taillés en pièces,
Mis Ptérélas4, leur chef, à mort,
Pris Télèbe5 d’assaut ; et déjà dans le port
Tout retentit de nos prouesses.
— Ah ! quel succès ! ô dieux ! Qui l’eût pu jamais croire ?
Raconte-moi, Sosie, un tel événement.
— Je le veux bien, madame, et sans m’enfler de gloire,
Du détail de cette victoire
Je puis parler très-savamment6.
Figurez-vous donc que Télèbe,
Madame, est de ce côté ;
(Sosie marque les lieux sur sa main.)
C’est une ville, en vérité,
Aussi grande quasi que Thèbe.
La rivière est comme là.
Ici nos gens se campèrent ;
Et l’espace que voilà,
Nos ennemis l’occupèrent.
Sur un haut1, vers cet endroit.
Était leur infanterie ;
Et plus bas, du côté droit,
Était leur cavalerie.
Après avoir aux dieux adressé les prières,
Tous les ordres donnés, on donne le signal :
Les ennemis, pensant nous tailler des croupières2,
Firent trois pelotons de leurs gens à cheval ;
Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,
Et vous allez voir comme quoi3.
Voilà notre avant-garde à bien faire animée ;
Là, les archers de Créon, notre roi ;
Et voici le corps d’armée,
(On fait un peu de brnit.)
Qui d’abord… Attendez, le corps d’armée a peur. »
J’entends un peu de bruit, ce me semble4.

Un fat

CLITANDRE, ACASTE.

Clitandre.

Cher marquis5, je te vois l’âme bien satisfaite ;
Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?
acaste.
Parbleu1 ! je ne vois pas, lorsque je m’examine,
Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine.
J’ai du bien2, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe3 :
Pour le cœur4, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire5
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute, et du bon goût,
A juger sans étude6, et raisonner de tout ;
A faire aux nouveautés1, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
Y décider en chef, et faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des ah ! 2
Je suis assez adroit, j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine3.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime, autant qu’on y puisse être ;
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
Qu’on peut par tout pays être content de soi.

Les passions sont aveugles

Célimène.

Enfin, s’il faut qu’à vous4 s’en rapportent les cœurs,
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
A bien injurier5 les personnes qu’on aime.

éliante.

L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois6.
Et l’on voit les amants vanter toujours leurs choix7.
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms1 :
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est dans son port pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur,
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant dont l’amour est extrême
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime2.

Les médisances

Clitandre.

Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé3,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis lui prêter les lumières ?

célimène.

Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort :
Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord1 ;
Et lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.

Acaste.

Parbleu ! s’il faut parler de gens extravagants,
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon, le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

Célimène.

C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L’art de ne vous rien dire avec de grands discours ;
Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.

éliante, lbas, à Philinte.

Ce début n’est pas mal, et contre le prochain
La conversation prend un assez bon train.

Clitandre.

Timante encor, madame, est un bon caractère2.

Célimène.

C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette en passant un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
A force de façons il assomme le monde ;
Sans cesse il a, tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien :
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.

Acaste.

Et Géralde, madame !

Célimène.

O l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur1 ;
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse.
La qualité l’entête, et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage et de chiens ;
Il tutoie, en parlant, ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage2.

Clitandre.

On dit qu’avec Bélise il est du premier bien.

Célimène.

Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre :
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance ;
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encor épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille3 aussi peu qu’une pièce de bois.

Acaste.

Que vous semble d’Adraste ?

Célimène.

Ah ! quel orgueil extrême4 !
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même :
Son mérite jamais n’est content de la cour ;
Contre elle il fait métier de pester chaque jour1 ;
Et l’on ne donne emploi, charge ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.

Clitandre.

Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?

Célimène.

Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,
Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite2.

éliante.

Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.

Célimène.

Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas :
C’est un fort méchant plat que toute sa personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.

Philinte.

On fait assez de cas de son oncle Damis.
Qu’en dites-vous, madame ?

Célimène.

Il est de mes amis.

Philinte.

Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage3.

célimène

Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.
Il est guindé sans cesse, et, dans tous ses propos,
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans sa tête il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile !
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire ;
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre :
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

Acaste.

Dieu me damne ! voilà son portrait véritable.

Clitandre, à Célimène.

Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.

Alceste.

Allons ferme ! poussez, mes bons amis de cour,
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie, en hâte, aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.

Clitandre.

Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse,
Il faut que le reproche à madame s’adresse.

Alceste.

Non, morbleu ! c’est à vous ; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre.

Philinte.

Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,
Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?

Célimène.

Et ne faut-il pas bien que monsieur contredise1 ?
A la commune voix veut-on qu’il se réduise,
Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
Il prend toujours en main l’opinion contraire,
Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui2.
(Le Misanthrope, acte II, scène iv.)

La prude et la coquette

ARSINOÉ, CÉLIMÈNE.

Arsinoé.

Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.

Célimène.

Voulons-nous nous asseoir ?

Arsinoé.

Il n’est pas necessaire.
Madame, l’amitié1 doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
Et, comme il n’en est point de plus grande importance
Que celles de l’honneur et de la bienséance2,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
Hier3, j’étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
Et là, votre conduite, avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas4.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,
Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais5 vous savez qu’il est des choses6 dans la vie
Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse ;
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements7
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements ;
Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée :
Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts1.

Célimène.

Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre ;
Un tel avis m’oblige, et, loin de le mal prendre,
J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
Et, comme je vous vois vous montrer mon amie2
En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu’on dit de vous.
En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens d’un très-rare mérite3,
Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
Cette affectation d’un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
Vos mines4 et vos cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,
Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures5
Sur des choses qui sont innocentes et pures,
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
« A quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
Et ce sage dehors que dément tout le reste6 ?
Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
Mais elle bat ses gens et ne les paye point.
Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle ;
Mais elle met du blanc, et veut paraître belle1. »
………………
Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c’était médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire2
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
A ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.

Arsinoé.

A quoi qu’en reprenant on soit assujettie,
Je ne m’attendais pas3 à cette repartie,
Madame, et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.

Célimène.

Au contraire, madame, et, si l’on était sage,
Ces avis mutuels seraient mis en usage.
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle
Nous ne continuions cet office fidèle,
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous4,
(Le Misanthrope, acte III, sc. v.)

Chrysale dit leur fait aux femmes savantes

Chrysale, à Bélise.

C’est à vous que je parle, ma sœur :
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabas,
Vous devriez brûler tout ce monde inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie1.
Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point ; mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs.
Elles veulent écrire et devenir auteurs.
Nulle science n’est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde ;
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire,
Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin, je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.
Une pauvre servante, au moins, m’était restée,
Qui de ce mauvais air n’était point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu’elle manque à parler Vaugelas.
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse,
Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse,
Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
Et principalement ce monsieur Trissotin :
C’est lui qui, dans vos vers, vous a tympanisées ;
Tous les propos qu’il tient sont des billevesées.
On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé ;
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé1.
(Les Femmes savantes, acte II, sc. vii.)

La fresque

Et toi, qui fus jadis la maîtresse du monde,
Docte et fameuse école en raretés féconde,
Où les arts déterrés ont, par un digne effort,
Réparé les dégâts des barbares du Nord ;
Source des beaux débris1 des siècles mêmorables,
O Rome, qu’à tes soins nous sommes redevables
De nous avoir rendu, façonné de ta main,
Le grand homme, chez toi, devenu tout Romain2,
Dont le pinceau célèbre avec magnificence
De ses riches travaux vient parer notre France,
Et dans un noble lustre y produire à nos yeux
Cette belle peinture, inconnue en ces lieux,
La fresque, dont la grâce, à l’autre3 préférée,
Se conserve un éclat d’éternelle durée,
Mais dont la promptitude et les brusques fiertés
Veulent un grand génie à toucher ses beautés4 !
De l’autre qu’on connaît la traitable méthode
Aux faiblesses d’un peintre aisément s’accommode ;
La paresse de l’huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur ;
Elle sait secourir, par le temps qu’elle donne,
Les faux pas que peut faire un pinceau qui tâtonne ;
Et sur cette peinture on peut, pour faire mieux,
Revenir, quand on veut, avec de nouveaux yeux.
Cette commodité de retoucher l’ouvrage
Aux peintres chancelants est un grand avantage ;
Et ce qu’on ne fait pas en vingt fois qu’on reprend,
On peut le faire en trente, on peut le faire en cent.
Mais la fresque est pressante, et veut, sans complaisance,
Qu’un peintre s’accommode à son impatience,
La traite à sa manière, et d’un travail soudain
Saisisse le moment qu’elle donne à sa main1,
La sévère rigueur de ce moment qui passe
Aux erreurs d’un pinceau ne fait aucune grâce ;
Avec elle il n’est point de retour à tenter,
Et tout, au premier coup, se doit exécuter.
Elle veut un esprit où se rencontre unie
La pleine connaissance avec le grand génie,
Secouru d’une main propre à le seconder,
Et maîtresse de l’art jusqu’à le gourmander2 ;
Une main prompte à suivre un beau feu qui la guide,
Et dont, comme un éclair, la justesse rapide
Répande dans les fonds, à grands traits non tâtés,
De ses expressions les touchantes beautés.
(La gloire 3 du dôme du Val-de-Grâce, 1669.)

Les grands hommes sont mauvais courtisans 4

  Poursuis, ô grand Colbert, à vouloir dans la France
Des arts que tu régis établir l’excellence,
Et donne à ce projet, et si grand et si beau,
Tous les riches moments d’un si docte pinceau1.
Attache à des travaux dont l’éclat te renomme
Les restes précieux des jours de ce grand homme.
Tels hommes rarement se peuvent présenter.
Et, quand le ciel les donne, il faut en profiter.
De ces mains, dont les temps ne sont guère prodigues,
Tu dois à l’univers les savantes fatigues ;
C’est à ton ministère à les aller saisir
Pour les mettre aux emplois que tu leur peux choisir ;
Et, pour ta propre gloire, il ne faut point attendre
Qu’elles viennent t’offrir ce que son choix doit prendre.
Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans,
Peu faits à s’acquitter des devoirs complaisants ;
A leurs réflexions tout entiers ils se donnent ;
Et ce n’est que par là qu’ils se perfectionnent.
L’étude et la visite ont leurs talents à part ;
Qui se donne à la cour, se dérobe à son art,
Un esprit partagé rarement s’y consomme,
Et les emplois de feu demandent tout un homme.
Ils ne sauraient quitter les soins de leur métier
Pour aller chaque jour fatiguer ton portier,
Ni partout, près de toi par d’assidus hommages,
Mendier des prôneurs les éclatants suffrages.
Cet amour de travail, qui toujours règne en eux,
Rend à tous autres soins leur esprit paresseux,
Et tu dois consentir à cette négligence
Qui de leurs beaux talents te nourrit l’excellence.
Souffre que dans leurs arts s’avançant chaque jour,
Par leurs ouvrages seuls ils te fassent leur cour2.
Leur mérite à tes yeux y peut assez paraître.
Consultes-en ton goût, il s’y connaît en maître,
Et te dira toujours, pour l’honneur de ton choix,
Sur qui tu dois verser l’éclat des grands emplois.
C’est ainsi que des arts la renaissante gloire
De tes illustres soins ornera la mémoire ;
Et que ton nom, porté dans cent travaux pompeux,
Passera triomphant à nos derniers neveux.