(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Massillon, 1663-1742 » pp. 205-215
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Massillon, 1663-1742 » pp. 205-215

Massillon
1663-1742

[Notice]

Né à Hyères, en Provence, dans une contrée qui fut la patrie de poëtes ou d’orateurs distingués ; entré en 1681 dans la savante congrégation de l’Oratoire ; devenu professeur de rhétorique au séminaire de Saint-Magloire ; plus effrayé qu’enhardi par ses premiers succès, Massillon parut quand Bourdaloue terminait sa carrière. Son Avent (1699) et son Carème (1701-1704), prêchés devant Louis XIV, opérèrent de soudaines conversions, et le roi disait de lui : « Mon père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs, j’en ai été fort content ; mais toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été mécontent de moi-même. » Nommé évêque de Clermont en 1717, il composa en six semaines son Petit Carème pour Louis XV enfant. Reçu à l’Académie française, il consacra le reste de ses jours aux devoirs de l’épiscopat, et ne vécut pas assez pour être attristé par les scandales qui prouvèrent trop que son royal auditeur ne profita pas de ses exhortations.

Le fond de ses sermons est emprunté à la morale plus qu’au dogme. S’il n’est ni dialecticien comme Bourdaloue, ni sublime et pathétique comme Bossuet, il a de l’onction, il est insinuant, il connaît intimement le cœur humain, met la passion aux prises avec la foi, et sait dire aux grands de courageuses vérités.

Il est un des modèles de notre langue pour l’élégance, la richesse, l’harmonie de la diction, la modération ornée du discours, l’ampleur ingénieuse d’un talent qui excelle dans ces développements souples et continus où les pensées naissent les unes des autres ; mais en lui l’art se fait trop sentir. Il pousse à l’excès la méthode scolastique des subdivisions. Il abuse des antithèses, des contrastes, des formes symétriques, des procédés savants. La douceur de son génie l’a fait appeler le Racine de la chaire. C’est le plus cicéronien de nos orateurs sacrés.

La mort 1

Sur quoi vous rassurez-vous donc ? Sur la force du tempérament ? Mais qu’est-ce que la santé la mieux établie ? Une étincelle qu’un souffle éteint ; il ne faut qu’un jour d’infirmité pour détruire le corps le plus robuste du monde. Je n’examine pas après cela si vous ne vous flattez pas vous-même là-dessus ; si un corps ruiné par les désordres de vos premiers ans ne vous annonce pas au dedans de vous une réponse de mort ; si des infirmités habituelles ne vous ouvrent pas de loin les portes du tombeau ; si des indices fâcheux ne vous menacent pas d’un accident soudain. Je veux que vous prolongiez vos jours au delà même de vos espérances : hélas ! ce qui doit finir, mes frères, doit-il vous paraître long ? Regardez derrière vous : où sont vos premières années ? Que laissent-elles de réel dans votre souvenir ? Pas plus qu’un songe de la nuit. Vous rêvez que vous avez vécu. Tout cet intervalle qui s’est écoulé depuis votre naissance jusque aujourd’hui, ce n’est qu’un trait rapide qu’à peine vous avez vu passer. Quand vous auriez commencé à vivre avec le monde, le passé ne vous paraîtrait pas plus long ni plus réel. Tous les siècles qui se sont écoulés jusqu’à nous, vous les regarderiez comme des instants fugitifs ; tous les peuples qui ont paru et disparu dans l’univers, toutes les révolutions d’empires et de royaumes, tous ces grands événements qui embellissent nos histoires, ne seraient pour vous que les différentes scènes d’un spectacle que vous auriez vu finir en un jour. Rappelez seulement les victoires, les prises de places, les traités glorieux, les magnificences, les événements pompeux des premières années de ce règne. Vous y touchez encore ; non-seulement vous en avez été pour la plupart spectateurs, mais vous en avez partagé les périls et la gloire. Ils passeront dans nos annales jusqu’à nos derniers neveux ; mais pour vous, ce n’est plus qu’un éclair qui a disparu, et que chaque jour efface même de notre souvenir. Qu’est-ce donc que le peu de chemin qui vous reste à faire ? Croyons-nous que les jours à venir aient plus de réalité que les jours passés ? Les années semblent longues quand elles sont encore loin de nous ; arrivées, elles disparaissent, elles nous échappent en un instant, et nous n’aurons pas tourné la tête, que nous nous trouverons, comme par un enchantement, au terme fatal qui nous paraît encore si loin et ne devoir jamais arriver. Regardez le monde tel que vous l’avez vu dans vos premières années, et tel que vous le voyez aujourd’hui : une nouvelle cour a succédé à celle que vos premiers ans ont vue ; de nouveaux personnages sont montés sur la scène ; les grands rôles sont remplis par de nouveaux acteurs.

Ce sont de nouveaux événements, de nouvelles intrigues, de nouvelles passions, de nouveaux héros dans la vertu comme dans le vice, qui font le sujet des louanges, des dérisions, des censures publiques ; un nouveau monde s’est élevé insensiblement, et sans que vous vous en soyez aperçus, sur les débris du premier. Tout passe avec vous et comme vous ; une rapidité que rien n’arrête entraîne tout dans les abîmes de l’éternité ; vos ancêtres vous en frayèrent le chemin, et nous allons le frayer demain à ceux qui viendront après nous. Les âges se renouvellent, la figure du monde passe sans cesse, les morts et les vivants se remplacent et se succèdent continuellement ; tout change, tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul demeure toujours le même ; le torrent des siècles qui entraîne tous les hommes roule devant ses yeux, et il voit avec indignation de faibles mortels, emportés par ce cours rapide, l’insulter en passant, faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber au sortir de là entre les mains de sa colère et de sa vengeance1.

(Carème. — Jeudi de la ive semaine.)

La loi doit régner sur les rois

Sire, c’est le choix de la nation qui mit d’abord le sceptre entre les mains de vos ancêtres ; c’est elle qui les éleva sur le bouclier militaire et les proclama souverains. Le royaume devint ensuite l’héritage de leurs successeurs ; mais ils le durent originairement au consentement libre des sujets. Leur naissance seule les mit ensuite en possession du trône ; mais ce furent des suffrages publics qui attachèrent d’abord ce droit et cette prérogative à leur naissance. En un mot, comme la première source de leur autorité vient de nous, les rois n’en doivent faire usage que pour nous… Ce n’est donc pas le souverain, c’est la loi, sire, qui doit régner sur les peuples : vous n’en êtes que le ministre et le premier dépositaire ; c’est elle qui doit régler l’usage de l’autorité, et c’est par elle que l’autorité n’est plus un joug pour les sujets, mais une règle qui les conduit, un secours qui les protége, une vigilance paternelle qui ne s’assure leur soumission que parce qu’elle s’assure leur tendresse. Les hommes croient être libres quand ils ne sont gouvernés que par les lois ; leur soumission fait alors tout leur bonheur, parce qu’elle fait toute leur tranquillité et toute leur confiance. Les passions, les volontés injustes, les désirs excessifs et ambitieux que les princes mêlent à l’autorité, loin de l’étendre, l’affaiblissent ; ils deviennent moins puissants dès qu’ils veulent l’être plus que les lois ; ils perdent en croyant gagner : tout ce qui rend l’autorité injuste et odieuse l’énerve et la diminue1.

(Petit Carème.)

Emploi du temps

La source de tous les désordres qui règnent parmi les hommes, c’est l’usage injuste du temps. Les uns passent toute la vie dans l’oisiveté et dans la paresse, inutiles à la patrie, à leurs concitoyens, à eux-mêmes ; les autres, dans le tumulte des affaires et des occupations humaines. Les uns ne semblent être sur la terre que pour y jouir d’un indigne repos, et se dérober par la diversité des plaisirs à l’ennui qui les suit partout à mesure qu’ils le suient ; les autres n’y sont que pour chercher sans cesse dans les soins d’ici-bas des agitations qui les dérobent à eux-mêmes. Il semble que le temps soit un ennemi commun contre lequel tous les hommes sont convenus à conjurer : toute leur vie n’est qu’une attention déplorable à s’en défaire ; les plus heureux sont ceux qui réussissent le mieux à ne pas sentir le poids de sa durée ; et ce qu’on trouve de plus doux, ou dans les plaisirs frivoles1, ou dans les occupations sérieuses, c’est qu’elles abrégent la longueur des jours et des moments, et nous en débarrassent sans que nous nous apercevions presque qu’ils ont passé.

Le temps, ce dépôt précieux que le Seigneur nous a confié, est donc devenu pour nous un fardeau qui nous pèse et nous fatigue : nous craignons, comme le dernier des malheurs, qu’on ne nous en prive pour toujours ; et nous craignons presque comme un malheur égal d’en porter l’ennui et la durée : c’est un trésor que nous voudrions pouvoir éternellement retenir, et que nous ne pouvons souffrir entre nos mains.

Nous regarderions comme un insensé dans le monde un homme, lequel héritier d’un trésor immense, le laisserait dissiper faute de soins et d’attentions, et n’en ferait aucun usage, ou pour s’élever à des places et à des dignités qui le tireraient de l’obscurité, ou pour s’assurer une fortune solide, et qui le mît pour l’avenir dans une situation à ne plus craindre aucun revers. Mais le temps est ce trésor précieux dont nous avons hérité en naissant, et que le Seigneur nous laisse par pure miséricorde ; il est entre nos mains, et c’est à nous d’en faire usage. Ce n’est pas pour nous élever ici-bas à des dignités frivoles et à des grandeurs humaines ; hélas ! tout ce qui passe est trop vil pour être le prix d’un temps qui est lui-même le prix de l’éternité : c’est pour nous démêler de la foule des enfants d’Adam, au-dessus même des Césars et des rois de la terre, dans cette société immortelle de bienheureux qui seront tous rois, et dont le règne n’aura point d’autres bornes que celles de tous les siècles.

Quelle folie donc de ne faire aucun usage d’un trésor si inestimable, de prodiguer en amusements frivoles un temps qui peut être le prix de notre salut éternel, et de laisser aller en fumée l’espérance de notre immortalité ? Un seul jour perdu devrait nous laisser des regrets mille fois plus vifs et plus cuisants qu’une grande fortune manquée ; et cependant ce temps si précieux nous est à charge ; toute notre vie n’est qu’un art continuel de le perdre ; et, malgré toutes nos attentions à le dissiper, il nous en reste toujours assez pour ne savoir encore qu’en faire ; et cependant la chose dont nous faisons le moins de cas sur la terre, c’est de notre temps ; nos offices, nous les réservons pour nos amis ; nos bienfaits, pour nos créatures ; nos biens, pour nos proches et pour nos enfants ; notre crédit et notre faveur, pour nous-mêmes ; nos louanges, pour ceux qui nous en paraissent dignes ; notre temps, nous le donnons à tout le monde, nous l’exposons, pour ainsi dire, en proie à tous les hommes : on nous fait même plaisir de nous en décharger ; c’est comme un poids que nous portons au milieu du monde, cherchant sans cesse quelqu’un qui nous en soulage. Ainsi le temps, ce don de Dieu, ce bienfait le plus précieux de sa clémence, et qui doit être le prix de notre éternité, fait tout l’embarras, tout l’ennui et le fardeau le plus pesant de notre vie1.

(Carème, IV.)

Choix d’un état

Le choix d’un état est, de toutes les circonstances de la vie, celle où la méprise est plus ordinaire. On se détermine d’ordinaire dans un âge où à peine la raison peut connaître, loin qu’elle soit capable de choisir. Une démarche où la circonspection la plus attentive devrait encore craindre de se méprendre est toujours l’ouvrage des amusements et des goûts puérils de l’enfance : à peine commence-t-on à bégayer, qu’on décide déjà de l’affaire la plus sérieuse de la vie ; et ces paroles irrévocables qui prononcent sur notre destinée sont les premières qu’on nous apprend à former, avant même qu’on nous ait appris à les entendre ; on accoutume de loin notre esprit naissant à ces images suggérées ; le choix d’un état n’est plus qu’une impression portée de l’enfance ; ainsi, avant que nos penchants soient développés, et que nous sachions ce que nous sommes, nous nous formons des engagements éternels, et arrêtons ce que nous devons être pour toujours.

Si l’on attend un âge, plus avancé pour se choisir un état, les attentions n’en sont pas pour cela plus sérieuses ; c’est le hasard et l’occasion qui en décident d’ordinaire. Une dignité sacrée à laquelle on ne s’attendait point nous dépouille à l’instant de l’ignominie du siècle, et nous place dans le lieu saint. La mort d’un aîné change nos vues, nous rengage dans le monde d’où nous venions de sortir ; et notre vocation à l’autel expire à mesure que nous voyons revivre de nouvelles espérances pour la terre. Un simple dépit est souvent toute la raison qui nous arrache brusquement au siècle, et nous précipite dans la retraite. Une liaison d’amitié nous fait suivre la fortune et la destinée d’un ami. Enfin, de tous les choix, il n’en est point où la prudence chrétienne ait moins de part qu’à celui d’un état de vie ; et voilà pourquoi il n’en est point où la méprise soit plus ordinaire. Car comment voulez-vous ne pas vous méprendre dans un choix si grave et si décisif pour vous, auquel vous apportez moins de précautions qu’à toutes les démarches les moins importantes de votre vie ?

Remontons à la source : d’où vient que cet homme est entré dans la robe ? C’est qu’il a cru mieux faire son chemin par la voie de la magistrature que par celle des emplois militaires. D’où vient qu’un autre a suivi la route des armes ? C’est que son nom et les services de ses ancêtres lui permettaient d’aspirer à tout, au lieu qu’un parti différent l’eût laissé dans l’obscurité d’une vie privée. Pourquoi celui-ci paye-t-il de tous ses biens une charge qui l’approche de la personne du prince ? C’est que sous les yeux du maître on est plus près de la source des grâces. Quels sont les motifs qui conduisent cet autre à l’autel saint ? que vient-il chercher dans l’église ? ses trésors, ou ses fonctions ? ses honneurs, ou ses ministères ? l’éclat du sanctuaire, ou le Dieu qu’on y adore ? Il apporte, pour toute marque de vocation à un ministère d’humilité, des vues d’élévation et de gloire ; à un ministère de travail et de sollicitude, des espérances de repos et de mollesse ; à un ministère de désintéressement, de modestie et de charité, des projets de luxe, de profusion et d’abondance ; et, comme cet infidèle Héliodore, il ne vient dans le temple que parce qu’il a toujours ouï dire qu’il y trouverait des richesses immenses, et les dépouilles saintes des peuples.

Ce sont des vues de fortune, d’élévation, de plaisir, qui vous ont frayé la route par où vous marchez ; vous y trouverez donc des occasions d’orgueil, d’ambition, de mollesse, de volupté, d’autant plus inévitables pour vous, que votre choix déclare vos penchants infortunés pour ces vices. Vous serez donc un mondain voluptueux, un courtisan ambitieux, un homme de guerre impie, un magistrat injuste, un ministre corrompu, puisque vous n’avez choisi le monde que pour ses plaisirs : la cour, que pour la faveur ; les armes, que pour la licence ; la robe, que pour une vaine distinction ; l’autel, que pour les honneurs et les richesses du sanctuaire.

C’est le respect humain qui préside presque toujours à la décision de nos destinées, et qui nous force à des choix que tous nos penchants désavouent. Tel prend le parti des armes, et suit une route d’où mille raisons de tempérament, de goût, de conscience, d’intérêt même, l’éloignent, parce que, né avec un nom, il n’oserait se borner aux soins domestiques, et que le monde regarderait ce repos comme une indigne lâcheté. Tel préfère un célibat dangereux à un établissement qui le dégraderait dans le monde, et aime mieux s’exposer à toutes les suites de sa fragilité, que déshonorer son nom par une alliance inégale. Telle, sans aucun attrait pour la retraite, se consacre au Seigneur par pure fierté, parce que n’ayant pas de quoi soutenir son nom et s’établir convenablement dans le monde, un asile saint lui paraît plus honorable aux yeux des hommes qu’une fortune obscure et rampante.

Personne presque ne prend dans son propre cœur la décision de sa destinée. Si l’on est maître de son sort, c’est la crainte du monde et de ses jugements qui en décide ; en un âge tendre, on regarde comme une loi la volonté de ceux de qui l’on tient la vie ; on n’ose produire des désirs qui contrediraient leurs desseins : on étouffe des répugnances qui deviendraient bientôt des crimes. Des parents barbares et inhumains, pour élever un seul de leurs enfants plus haut que ses ancêtres, et en faire l’idole de leur vanité, ne comptent pour rien de sacrifier tous les autres et de les précipiter dans l’abîme : ils arrachent du monde des enfants à qui l’autorité seule tient lieu d’attrait et de vocation pour la retraite ; ils conduisent à l’autel des victimes qui vont s’y immoler à la cupidité de leurs pères plutôt qu’à la grandeur du Dieu qu’on y adore ; ils donnent à l’Église des ministres que l’Église n’appelle point, et qui n’acceptent le saint ministère que comme un joug odieux qu’une injuste loi leur impose ; enfin, pourvu que ce qui paraît d’une famille éclate, brille et fasse honneur dans le monde, on ne se met point en peine que des ténèbres sacrées cachent les chagrins, les dégoûts, les larmes, le désespoir.

En nous donnant l’être et la liberté, Dieu ne s’est pas départi des droits qu’il avait sur son ouvrage. Ce n’est pas à nous à disposer de nous-mêmes ; c’est à lui seul à nous employer selon les vues qu’il s’est proposées en nous formant, et à régler l’usage des talents que nous n’avons reçus que de lui. Aussi, à peine le premier homme fut-il sorti de ses mains, qu’il l’appliqua à la culture de ce lieu de délices qui devait être sa demeure ; et il semble qu’en lui déterminant cette occupation, il voulut faire sentir à tous ses descendants que c’était à lui seul à nous marquer un emploi et une occupation dans cet univers où il nous a placés.

Mais quand sa souveraineté ne lui donnerait pas ce droit sur la créature, sa sagesse devrait l’établir seul arbitre de nos destinées. Car connaissant tout seul les plus secrets penchants de nos cœurs ; développant déjà dans les premières ébauches de nos passions tout ce que nous devons être ; jugeant de nous-mêmes par les rapports divers de vice ou de vertu que les situations infinies où il pourrait nous placer ont avec les qualités naturelles de notre âme ; découvrant en nous mille dispositions cachées que nous ne connaissons pas, et qui n’attendent que l’occasion pour paraître ; seul, lorsqu’il tira tout du néant, et qu’il donna à tous les êtres cet arrangement admirable et ce cours harmonieux que la durée des temps n’a jamais pu altérer, il put prévoir quelles étaient dans cet assemblage si bien assorti les circonstances du siècle, de la nation, du pays, de la naissance, des talents, de l’état, les plus favorables à notre salut, et en les rassemblant par un pur effet de sa miséricorde, en former comme le fil et toute la suite de notre destinée.

Dieu seul nous connaît, et nous ne nous connaissons pas nous-mêmes : nos penchants nous séduisent ; nos préjugés nous entraînent ; le tumulte des sens fait que nous nous perdons de vue : tout ce qui nous environne nous renvoie notre image ou adoucie ou changée ; et il est vrai que nous ne pouvons nous choisir à nous-mêmes un état sans nous méprendre, parce que nous ne nous connaissons pas assez pour décider sur ce qui nous convient : nous sortons même des mains de la souveraineté et de la sagesse divine ; nous devenons à nous-mêmes nos guides et nos soutiens ; semblables au prodigue de l’Évangile, en forçant le père de famille de laisser à notre disposition et à notre caprice les dons et les talents dont il voulait lui-même régler l’usage, nous rompons tous les liens de dépendance qui nous liaient encore à lui, et au lieu de vivre sous la protection de son bras, il nous laisse errer loin de sa présence au gré de nos passions, dans des contrées étrangères1.

(Carème, II.)

La vérité

La vérité, cette lumière du ciel, est la seule chose ici-bas qui soit digne des soins et des recherches de l’homme. Elle seule est la lumière de notre esprit, la règle de notre cœur, la source des vrais plaisirs, le fondement de nos espérances, la consolation de nos craintes, l’adoucissement de nos maux, le remède de toutes nos peines ; elle seule est la source de la bonne conscience, la terreur de la mauvaise, la peine secrète du vice, la récompense intérieure de la vertu ; elle seule immortalise ceux qui l’ont aimée, illustre les chaînes de ceux qui souffrent pour elle, attire des honneurs publics aux cendres de ses martyrs et de ses défenseurs, et rend respectables l’abjection ou la pauvreté de ceux qui ont tout quitté pour la suivre ; enfin, elle seule inspire des pensées magnanimes, forme des âmes héroïques, des âmes dont le monde n’est pas digne, des sages seuls dignes de ce nom. Tous nos soins devraient donc se borner à la connaître, tous nos talents à la manifester, tout notre zèle à la défendre ; nous ne devrions donc chercher dans les hommes que la vérité, et ne souffrir qu’ils voulussent nous plaire que par elle ; en un mot, il semble qu’il devrait suffire qu’elle se montrât à nous pour se faire aimer, et qu’elle nous montrât à nous-mêmes, pour nous apprendre à nous connaître1.