(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section deuxième. La Tribune du Barreau. — Chapitre VI. D’Aguesseau et Séguier. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section deuxième. La Tribune du Barreau. — Chapitre VI. D’Aguesseau et Séguier. »

Chapitre VI.
D’Aguesseau et Séguier.

Quel homme mérita jamais mieux et justifia plus pleinement un pareil éloge, que l’illustre chancelier d’Aguesseau, qui serait encore un de nos plus célèbres écrivains, quand même il n’aurait pas été un de nos plus grands, de nos plus vertueux magistrats. Il sut allier à l’étendue du savoir une profonde sagesse ; aux charmes de l’éloquence, l’empire de la vertu ; à l’élévation des dignités, un amour aussi éclairé qu’intrépide pour le bien.

On admire dans ses discours une éloquence naturellement proportionnée aux sujets : sublime dans les plus élevés ; communicative et intéressante dans les plus simples ; une érudition choisie, une profondeur de raisonnement, parées de toutes les grâces de l’élocution. Les ornements se présentent d’eux-mêmes sous la plume de l’écrivain sagement philosophe, sans qu’il ait besoin de les chercher ; jamais la raison ne s’exprima avec plus de noblesse et de candeur : c’est Démosthène parlant le langage de Platon. On va en juger.

Nous avons, d’après Cicéron et Quintilien, établi pour principe la nécessité d’unir la philosophie à l’éloquence, pour former le parfait orateur, et nous nous sommes expliqués sur cette philosophie. D’Aguesseau a consacré un discours à développer cette vérité, et il l’a fait en orateur vraiment philosophe.

« C’est en vain, dit-il, que l’orateur se flatte d’avoir le talent de persuader les hommes, s’il n’a acquis celui de les connaître.

» L’étude de la morale et celle de l’éloquence sont nées en même temps, et leur union est aussi ancienne dans le monde que celle de la pensée et de la parole.

» On ne séparait point autrefois deux sciences qui, par leur nature, sont inséparables : le philosophe et l’orateur possédaient en commun l’empire de la sagesse ; ils entretenaient un heureux commerce, une parfaite intelligence entre l’art de bien penser et celui de bien parler ; et l’on n’avait pas encore imaginé cette distinction injurieuse aux orateurs, ce divorce funeste à l’éloquence, des expressions et du sentiment, de l’orateur et du philosophe ».

Plus loin, il trace le portrait de Démosthène ; et c’est avec des couleurs dignes du peintre et du modèle.

« Ce fut dans le premier âge de l’éloquence que la Grèce vit autrefois le plus grand de ses orateurs jeter les fondements de l’empire de la parole sur la connaissance de l’homme et sur les principes de la morale.

» En vain la nature, jalouse de sa gloire, lui refuse ces talents extérieurs, cette éloquence muette, cette autorité visible qui surprend l’âme des auditeurs, et qui attire leurs vœux avant que l’orateur ait mérité leurs suffrages. La sublimité de son discours ne laissera pas à l’auditeur transporté hors de lui-même, le temps et la liberté de remarquer ses défauts : ils seront cachés dans l’éclat de ses vertus ; on sentira son impétuosité, mais on ne verra point ses démarches : on le suivra comme un aigle dans les airs, sans savoir comment il a quitté la terre ».

L’orateur se demande ensuite :

« D’où sont sortis ces effets surprenans d’une éloquence plus qu’humaine ? Quelle est la source de tant de prodiges, dont le simple récit fait encore, après tant de siècles, l’objet de notre admiration » ?

Voici sa réponse : elle est digne d’attention.

« Ce ne sont point des armes préparées dans l’école d’un déclamateur : ces foudres, ces éclairs sont formés dans une région supérieure. C’est dans le sein de la sagesse qu’il avait puisé cette politique hardie et généreuse, cette politique constante et intrépide, cet amour invincible de la patrie ; c’est dans l’étude de la morale qu’il avait reçu des mains de la raison même cet empire absolu, cette puissance souveraine sur l’âme des auditeurs. Il a fallu un Platon pour former un Démosthène, afin que le plus grand des orateurs fît hommage de toute sa réputation au plus grand des philosophes ».

Pourquoi ces grands modèles sont-ils devenus si rares ? Le voici :

« Livrés, dès notre enfance, aux préjugés de l’éducation et de la coutume, le désir d’une fausse gloire nous empêche de parvenir à la véritable ; et, par une ambition qui se précipite en voulant s’élever, on veut agir avant que d’avoir appris à se conduire, juger avant que d’avoir connu ; et, si nous osons même le dire, parler avant que d’avoir pensé ».

Dans un autre discours sur la décadence du barreau, il parle des vices de style qui défiguraient alors l’éloquence, et trace, à ce sujet, les règles du goût le plus sur, et de la critique la plus exercée.

« Heureuse, s’écrie-t-il, l’utile défiance de l’orateur sagement timide, qui, dans le choix et dans le partage de ses occupations, a perpétuellement devant les yeux ce qu’il doit à ses parties, à la justice, à lui-même ! Toujours environné de ces censeurs rigoureux, et plein d’un saint respect pour le tribunal devant lequel il doit paraître, il voudrait, suivant le souhait d’un ancien orateur, qu’il lui fût permis non seulement d’écrire avec soin, mais de graver avec effort les paroles qu’il y doit prononcer. Si quelquefois il n’a pas la liberté de mesurer le style et les expressions de ses discours, il en médite toujours l’ordre et les pensées ; et souvent même la méditation simple prenant la place d’une exacte composition, et la justesse des idées produisant celle des paroles, l’auditeur surpris croit que l’orateur a travaillé longtemps à perfectionner un édifice, dont il a eu à peine le loisir de tracer le premier plan. Mais, bien loin de se laisser éblouir par l’heureux succès d’une éloquence subite, il reprend toujours avec une nouvelle ardeur le pénible travail de la composition. C’est là qu’il pèse scrupuleusement jusques aux moindres expressions, dans la balance exacte d’une juste et savante critique : c’est là qu’il ose retrancher tout ce qui ne présente pas à l’esprit une image vive et lumineuse ; qu’il développe tout ce qui peut paraître obscur à un auditeur médiocrement attentif ; qu’il joint les grâces et les ornements â la clarté et à la pureté du dicours ; qu’en évitant la négligence, il ne fuit pas moins l’écueil également dangereux de l’affectation ; et que, prenant en main une lime savante, il ajoute autant de force à son discours, qu’il en retranche de paroles inutiles ; imitant l’adresse de ces habiles sculpteurs qui, travaillant sur les matières les plus précieuses, en augmentent le prix à mesure qu’ils les diminuent, et ne forment les chefs-d’œuvre les plus parfaits de leur art, que par le simple retranchement d’une riche superfluité ».

C’est à d’Aguesseau qu’il appartenait de parler de la grandeur d’âme, et de tracer le portrait du véritable magistrat. Il a donné si longtemps des preuves de l’une, et si heureusement réalisé ce qu’il va dire de l’autre, que l’on croirait lire sa propre histoire tracée par la main impartiale de l’équité.

« Né pour la patrie beaucoup plus que pour lui-même, depuis le moment solennel où, comme un esclave volontaire, la république l’a chargé de chaînes honorables, le vrai magistrat ne s’est plus considéré que comme une victime dévouée, non seulement à l’utilité, mais à l’injustice du public. Il regarde son siècle comme un adversaire redoutable contre lequel il sera obligé de combattre pendant tout le cours de sa vie : pour le servir, il aura le courage de l’offenser ; et s’il s’attire quelquefois sa haine, il méritera toujours son estime ».

Trop philosophe pour ne pas chercher la vraie philosophie où elle se trouve réellement, ce grand homme rendit à la religion un hommage constant par sa conduite et dans ses écrits. Les préceptes qu’elle renferme, dit-il quelque part, sont la route assurée pour parvenir à ce souverain bien que les anciens philosophes ont tant cherché, et qu’elle seule peut nous faire trouver. (Tom. i. Inst. i). C’est elle, dit-il ailleurs, qui doit animer tous nos travaux, qui en adoucit la peine, et qui seule les rendra vraiment utiles. (Ibid. Instruct. iv). D’où il tire cette conclusion, que la religion est la vraie philosophie . (Tom. ii. Instruct. i).

Si la religion avait besoin de suffrages pour relever sa gloire et pour assurer son triomphe, on conviendra que celui d’un homme tel que d’Aguesseau serait bien propre à confondre la présomption aveugle qui l’attaque, et à faire rougir les vices honteux qui la déshonorent.

Les Réquisitoires de d’Aguesseau sont, en ce genre, des modèles achevés, dont rien n’approche davantage que ceux d’un de ses plus illustres successeurs dans les fonctions d’avocat-général, M. Séguier. Nous en citerons, pour preuve, quelques fragments du discours prophétique, où, vingt ans avant la révolution, l’orateur-magistrat la dénonçait au roi, à la France, à l’Europe entière ; en exposait le but, le plan, les moyens, les auteurs, de manière à ne pas laisser l’ombre d’un doute sur l’existence de cette effrayante conspiration contre le bonheur et la moralité de tous les peuples.

« Il s’est élevé au milieu de nous une secte impie et audacieuse ; elle a décoré sa fausse sagesse du nom de philosophie : sous ce titre imposant, elle a prétendu posséder toutes les connaissances. Ses partisans se sont érigés en précepteurs du genre humain. Liberté de penser, voilà leur cri, et ce cri s’est fait entendre d’une extrémité du monde à l’autre. D’une main, ils ont tenté d’ébranler le trône ; et de l’autre, ils ont voulu renverser les autels. Leur objet était d’éteindre la croyance, de faire prendre un autre cours aux esprits sur les institutions religieuses et civiles ; et la révolution s’est, pour ainsi dire, opérée ; les prosélytes se sont multipliés ; leurs maximes se sont répandues ; les royaumes ont senti chanceler leurs antiques fondements ; et les nations, étonnées de trouver leurs principes anéantis, se sont demandé par quelle fatalité elles étaient devenues si différentes d’elles-mêmes.

» Ceux qui étaient les plus faits pour éclairer leurs contemporains, se sont mis à la tête des incrédules ; ils ont déployé l’étendard de la révolte ; et, par cet esprit d’indépendance, ils ont cru ajouter à leur célébrité. Une foule d’écrivains obscurs, ne pouvant s’illustrer par l’éclat des mêmes talents, a fait paraître la même audace… Enfin, la religion compte aujourd’hui presque autant d’ennemis déclarés, que la littérature se glorifie d’avoir produit de prétendus philosophes. Et le gouvernement doit trembler de tolérer dans son sein une secte ardente, qui semble ne chercher qu’à soulever les peuples, sous prétexte de les éclairer ».

(Réquisitoire du 18 août 1770).

Il s’agissait, dans ce réquisitoire, d’une foule d’ouvrages, dont le goût et la morale ont fait justice depuis longtemps.

« En réunissant toutes ces productions, continuait l’éloquent magistrat, on en peut former un corps de doctrine corrompue, dont l’assemblage prouve invinciblement que l’objet qu’on s’est proposé n’est pas seulement de détruire la religion chrétienne. L’impiété ne borne pas ses projets d’innovation à dominer sur les esprits. — Son génie inquiet, entreprenant, et ennemi de toute dépendance, aspire à bouleverser toutes les constitutions politiques ; et ses vœux ne seront remplis, que quand elle aura mis la puissance législative et exécutrice entre les mains de la multitude ; lorsqu’elle aura détruit cette inégalité nécessaire des rangs et des conditions ; lorsqu’elle aura avili la majesté des rois, rendu leur autorité précaire et subordonnée aux caprices d’une foule aveugle ; et lorsqu’enfin, à la faveur de ces étranges changements, elle aura précipité le monde entier dans l’anarchie, et dans tous les maux qui en sont inséparables ».