Louis XIV
1638-1715
[Notice]
Louis XIV mérite une place dans le voisinage des écrivains qui ont le plus contribué à sa
gloire. Il fut digne de donner son nom au siècle qu’ils illustrèrent. D’unanimes témoignages
s’accordent du moins à reconnaître la solidité de son esprit et la délicatesse de son
jugement. À un bon sens supérieur il alliait « le don de l’élocution », et Bossuet put dire
avec sincérité : « La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments.
Ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il
parle avec tant de force, une douceur suprême lui ouvre les cœurs, et donne je ne sais
comment un nouvel éclat à la majesté qu’elle tempère. »
Dans ses mémoires, on sent
la présence d’un maître. Tout y est simple et digne : tout s’y déroule avec calme et suite.
Ses idées sont d’une netteté parfaite. Si son style n’a pas la brièveté vive, brusque et
impérieuse de Napoléon, s’il n’a pas la pétulance guerroyante, et l’entrain gascon d’Henri
IV, il excelle par la tenue et la solidité.
Les bienfaits de la royauté
À peine remarquons-nous l’ordre▶ admirable du monde, et le cours si réglé et si utile du soleil, jusqu’à ce que quelque déréglement des saisons ou quelque désordre apparent dans la machine nous y fasse faire un peu plus de réflexion. Tant que tout prospère dans un État, on peut oublier les biens infinis que produit la royauté et envier seulement ceux qu’elle possède : l’homme, naturellement ambitieux et orgueilleux, ne trouve jamais en lui-même pourquoi un autre lui doit commander, jusqu’à ce que son besoin propre le lui fasse sentir. Mais ce besoin même, aussitôt qu’il a un remède constant et réglé, la coutume le lui rend insensible. Ce sont les accidents extraordinaires qui lui font considérer ce qu’il en retire ordinairement d’utile, et que1, sans le commandement, il serait lui-même la proie du plus fort, il ne trouverait dans le monde ni justice, ni raison, ni assurance pour ce qu’il possède, ni ressource pour ce qu’il avait perdu ; et c’est par là qu’il vient à aimer l’obéissance, autant qu’il aime sa propre vie et sa propre tranquillité1.
Testament politique
Fragment
Les rois sont souvent obligés à faire des choses contre leur inclination, et qui blessent leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire plaisir ; or il faut qu’ils châtient souvent, et perdent des gens à qui naturellement ils veulent du bien. L’intérêt de l’État doit marcher le premier. On doit forcer son inclination, et ne pas se mettre en état de se reprocher, dans quelque chose d’importance, qu’on pouvait faire mieux. Mais quelques intérêts particuliers m’en ont empêché et ont déterminé les vues que je devais avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de l’État. Souvent il y a des endroits qui font peine ; il y en a de délicats qu’il est difficile de démêler : on a des idées confuses. Tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer ; mais dès que l’on se fixe l’esprit à quelque chose, et qu’on croit voir le meilleur parti, il le faut prendre. C’est ce qui m’a fait réussir souvent dans ce que j’ai entrepris. Les fautes que j’ai faites, et qui m’ont donné des peines infinies, ont été par complaisance, et pour me laisser aller trop nonchalamment aux avis des autres1. Rien n’est si dangereux que la faiblesse, de quelque nature qu’elle soit. Pour commander aux autres, il faut s’élever au-dessus d’eux ; et, après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement, qu’on doit faire sans préoccupation, et pensant toujours à ne rien ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu’on porte, ni de la grandeur de l’État. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelques connaissances de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude et une grande application à se rendre capables, trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître, qu’ils doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se garantir contre soi-même, prendre garde à son inclination, et être toujours en défiance de son naturel. Le métier de roi est grand, noble, flatteur, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage ; mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues, d’inquiétude. L’incertitude désespère quelquefois ; or, quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer et prendre le parti qu’on croit le meilleur.
Quand on a l’État en vue, on travaille pour soi ; le bien de l’un fait la gloire de l’autre : quand le premier est heureux, élevé et puissant, celui qui en est cause est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de plus agréable dans la vie. Quand on s’est mépris, il faut réparer sa faute le plus tôt qu’il est possible, et que nulle considération n’en empêche, pas même la bonté2.