(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre VIII. de la disposition. — unité, enchainement des idées  » pp. 98-117
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre VIII. de la disposition. — unité, enchainement des idées  » pp. 98-117

Chapitre VIII.

de la disposition. — unité, enchainement des idées

Les Grecs n’avaient qu’un seul mot, ϰόσμος, pour signifier le monde et l’ordre, c’est-à-dire la création et l’organisation. Les rhéteurs ne devraient peut-être en avoir qu’un seul pour exprimer l’invention et la disposition. Sans la disposition, qui établit dans les idées l’enchaînement nécessaire pour que chacune soit à sa place et produise son effet, l’invention n’est rien ; ce n’est plus le monde, c’est le chaos. Dieu n’a pas créé le chaos, il a créé le monde, qu’un ancien définissait : l’ordre dans la grandeur.

Si donc la disposition forme la seconde partie de la rhétorique, ce n’est, pour ainsi parler, qu’au point de vue chronologique ; sous le rapport de la valeur et de l’utilité, elle est assurément sur la même ligne que la première. C’est elle qui coordonne les pensées trouvées par l’invention ; qui révèle leur dépendance, leur déduction, leur génération successive ; qui descend d’un principe à ses dernières conséquences ; qui prépare, appuie, continue les idées l’une par l’autre du commencement à la fin de l’ouvrage, quelque long, quelque compliqué qu’il soit. Et tout cela, d’une façon si naturelle et si soutenue, que, se laissant aller à cette magie de la disposition, chaque lecteur se dise, « je ferais de même, » jusqu’à ce qu’il se mette à l’œuvre, et qu’après de longs et inutiles efforts, il reconnaisse la vanité de ses prétentions.

« L’ordre, dit Fénelon, est ce qu’il y a de plus rare dans les opérations de l’esprit. Et, en effet, il faut avoir tout vu, tout pénétré, tout embrassé, pour savoir la place précise de chaque mot. »

Les plus profonds rhéteurs du xviiie  siècle semblent renfermer toute la rhétorique dans la disposition et l’élocution. Le style n’est, selon Condillac, que la liaison des idées ; selon Buffon, que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. On n’a rien écrit à ce sujet qui surpasse le discours prononcé par ce dernier à l’occasion de sa réception à l’Académie. Je ne puis que le rappeler. Pourquoi vouloir, en effet, quand on pense de même, dire autrement ce que bien évidemment on ne dira pas mieux ? Reperto quod est optimum, qui quœrit aliud, pejus vult.

« Avant de chercher, dit Buffon, l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre, plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées ; c’est en marquant leur place sur ce premier plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sons leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit…

« Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base ; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois. Sans cela, le meilleur écrivain s’égare, sa plume marche sans guide, et jette à l’aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu’il emploie, quelques beautés qu’il sème dans les détails, comme l’ensemble choquera, ou ne se fera pas assez sentir, l’ouvrage ne sera point construit… C’est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent bien, écrivent mal ; que ceux qui s’abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir ; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu’en un mot il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet. »

Les interruptions, les repos, les sections peuvent être utiles au lecteur, elles le délassent et lui indiquent les temps d’arrêt, mais il ne doit pas y en avoir dans l’esprit de l’auteur. « Son dessein ne peut se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme, que toute interruption détruit ou fait languir. »

Ce discours de Buffon est, ce me semble, un admirable commentaire des quarante-cinq premiers vers si vrais et si féconds de la Poétique d’Horace. Je prie le lecteur de comparer les deux écrits, et surtout de méditer ces paroles :

… cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo,
Ordinis hæc virtus crit et venus… etc.

« Pour bien écrire, dit Buffon, il faut posséder pleinement son sujet, cui lecta potenter erit res, » c’est là le point essentiel. « Il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue dont chaque point représente une idée ; et lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. »

Toutes les vertus du style, tous ses charmes naissent donc de cet ordre, qui en est lui-même le charme et la vertu suprême.

D’où vient que l’ordre sera la source de la chaleur, facundia, et de la lumière, lucidus ? Buffon va vous le dire, et, d’après ce qui précède, vous le comprendrez aisément.

« Rien ne s’oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n’est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne tire que par force, en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent quelques instants, que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence, facundia, que l’emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité : aussi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière et de chaleur . »

Chose singulière que cette identité de langage entre Horace et Buffon ; d’une part le poëte le plus brillant et le plus gracieux de l’antiquité, de l’autre le plus intraitable partisan de la prose qu’ait produit le siècle prosateur par excellence. C’est que Buffon, sans avoir jamais écrit un vers, fut, dans son immense ouvrage, un poëte sublime et varié ; c’est qu’Horace, en se laissant emporter au vol de Pindare, fut en même temps le génie le plus sensé de l’antiquité ; c’est qu’enfin tous deux se rencontraient ici sur leur terrain commun, la vérité et la raison.

Oui, quelque sujet qu’on traite, fût-ce le dithyrambe ou la lettre familière, les caprices de la fantaisie ou le délire de la passion, l’art exige une certaine unité, un certain enchaînement, une certaine harmonie, des proportions régulières, une gradation continue ; tout cela, si vous voulez, plus ou moins apparent, plus ou moins rigoureux, plus lâche ou plus serré ; mais, sans ces éléments, l’art n’existe plus, la nature même n’est plus représentée, sinon une nature malade, les rêves d’un fiévreux, velut œgri somnia 18

Or comment arriver à la disposition ? Comme on est arrivé à l’invention. Pour disposer les idées, comme pour les trouver, le moyen le plus puissant et le plus efficace, c’est d’en faire l’objet d’une méditation constante et profonde. La méditation, en révélant les rapports des choses et des êtres entre eux, a grandement contribué à l’invention des idées ; en révélant les rapports des idées entre elles, elle contribue également à leur disposition.

« Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, je reviens toujours à Buffon, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions, on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées ; plus ou leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression. »

Le premier point à méditer dans la disposition d’un ouvrage, c’est l’unité. Voilà le précepte qu’Horace a mis en tête de l’Art poétique :

Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum.

On a distingué plusieurs espèces d’unités : l’unité d’action, l’unité d’intérêt, l’unité de mœurs, spécialement recommandées toutes trois dans l’épopée, dans le drame, dans le roman ; l’unité de ton, partout nécessaire, qui rend le style soutenu, analogue au sujet, semblable à lui-même d’un bout à l’autre, mais qui tient plutôt à l’élocution qu’à la disposition ; enfin l’unité de dessein, la plus importante, qui consiste à établir dans un écrit un point fixe auquel tout se rapporte, un but unique vers lequel tout se dirige. Arrêtons-nous à cette souveraine unité.

De même que l’on entend aujourd’hui par les mots, unité humanitaire, unité sociale, la loi commune qui régit les individualités renfermées sous les noms collectifs, humanité, société, et l’objet où elles tendent toutes par des chemins divers, ainsi, dans un livre, l’unité de dessein indique la pensée commune qui régit, l’idée finale où tendent, sous des formes et par des voies différentes, toutes les pensées particulières. Elle fait apercevoir, entre des faits disparates au premier coup d’œil, le caractère général qui permet de les rapporter l’un à l’autre ; entre des personnages divers, le point de contact qui les groupe, comme amis ou comme ennemis, autour d’une même idée. Ce trait bien dégagé, cette idée énergiquement conçue devient, en quelque sorte, la séve qui circule jusque dans la moindre feuille, l’âme qui vivifie tout le corps de l’ouvrage, mens agitat molem.

« L’écrivain, dit Fénelon, doit remonter d’abord à un premier principe… De ce principe, comme du centre, se répandra la lumière sur toutes les parties de l’ouvrage, de même qu’un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d’un seul endroit il distribue à chaque partie son degré de lumière. Tout discours est un, il se réduit à une seule proposition mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu’on voit d’un seul coup d’œil l’ouvrage entier, comme on voit de la place publique d’une ville toutes les rues et toutes les portes, quand les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée ; la proposition est le discours en abrégé. »

Mais là est la difficulté aussi bien que le mérite. Faire jaillir d’un sujet cette pensée unique qui en est l’âme n’appartient qu’au génie fécondé par la méditation, et non-seulement peu d’écrivains y parviennent, mais il n’est pas même donné à tout lecteur de saisir, là où elle se trouve, cette unité qui ajoute à l’ouvrage, quel qu’il soit, dramatique ou oratoire, historique ou philosophique, une haute valeur et un puissant intérêt.

Je m’explique.

La tragédie d’Athalie présente autour du personnage principal les caractères variés de Mathan, de Joad, d’Abner, de Josabeth, de Joas. Mais plus on en pénètre l’esprit, mieux on comprend qu’il y règne en outre, d’un bout à l’autre, une unité que le poëte a excellemment formulée dans les derniers vers :

Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamais
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,
L’innocence un vengeur, et l’orphelin un père.

Sur la terre, la lutte entre le bien et le mal, entre Joad et Athalie : voilà la variété d’incidents ; au ciel, l’œil de la Providence, incessamment ouvert, et d’où partent, comme autant de rayons glorieux, ses éternels décrets : voilà l’unité de dessein.

Bossuet l’a mise dans l’histoire, comme Racine sur le théâtre. Dominant du point de vue d’un père de l’Eglise tout l’ensemble des faits humains, et les enchaînant l’un à l’autre avec une merveilleuse puissance de génie, il leur assigna pour loi unique et éternelle leur concours à l’accomplissement des desseins de Dieu sur son Eglise. Si cette explication nous paraît contestable ou incomplète, si Vico, Herder et notre siècle cherchent ailleurs la clé des événements, l’idée de Bossuet, parfaitement en harmonie d’ailleurs avec l’opinion de son époque, était en même temps éminemment propre à donner à son livre l’unité littéraire. De là vient que, malgré l’immensité si variée de la matière, le Discours sur l’histoire universelle semble avoir été fondu d’un seul jet, tant toutes les parties sont étroitement liées. Et observez que cette fusion savante n’ôte à aucune des trois grandes divisions de l’ouvrage son caractère propre et spécial ; elles n’ont de commun, outre l’éclat et la majesté d’une expression qui répond toujours à l’élévation de la pensée, que cette précieuse unité de dessein.

Dans l’éloquence rappelez-vous le Discours de Cicéron pour Milon ; dans la philosophie, l’Essai de Locke sur l’entendement humain. Ici, tout se réduit à l’origine de nos idées ; là, à cette proposition : — « Le meurtre de Clodius fut un acte licite. » Nous avons blâmé la forme brusque et tranchante des premiers mots de l’Emile : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » Mais, d’autre part, de ce principe une fois bien posé découle l’idée unique qui circule jusqu’à la fin du volume : « L’éducation consiste donc à se rapprocher le plus possible de l’état de nature, à s’éloigner le plus possible de l’état de société. » Que cette proposition soit ou non un paradoxe, ce n’est ici le lieu ni de la justifier, ni de la combattre ; je ne prétends établir qu’une chose, c’est qu’elle communique au livre de Jean Jacques l’intérêt et la rapidité, en lui donnant, comme à l’éducation même, l’unité de dessein.

L’unité de dessein bien déterminée, il s’agit de distribuer les groupes d’idées, de les mettre chacun en sa place, d’après leur génération et leur dépendance, d’enchaîner l’un à l’autre tous les anneaux, à mesure qu’on les reconnaît, sinon de la même forme, au moins du même métal. Interrogez chaque idée qui se présente, examinez si elle se rattache au sujet, au but que vous vous proposez en le traitant, et si elle y mène par le plus court chemin.

Les idées principales sont celles qui démontrent et développent le mieux la pensée-mère, la proposition-résumé d’un écrit. Dès que vous les aurez nettement aperçues et dégagées, vous pouvez vous mettre à l’œuvre. Moins sévère que Buffon, je ne demande pas en effet que l’auteur, avant de prendre la plume, ait disposé son livre tout entier dans son cerveau. Il suffit qu’il puisse jeter sur le papier les idées premières ; une foule de détails viennent dans l’exécution.

Je n’exige pas non plus que, dans le travail spécial des diverses parties, il s’assujettisse à suivre à la rigueur l’ordre qu’il s’est tracé primitivement. Une fois le plan bien arrêté, il n’y a pas d’inconvénient à traiter tantôt une partie, tantôt l’autre, selon la fantaisie et l’attrait du moment.

« Il y a dans cette conduite, dit Condillac, une manière libre qui ressemble au désordre, sans en être un. Elle délasse l’esprit, en lui présentant des objets toujours différents, et elle lui laisse la liberté de se livrer à toute sa vivacité. Cependant la subordination des parties fixe des points de vue qui préviennent ou corrigent les écarts, et qui ramènent sans cesse à l’objet principal. On doit mettre son adresse à régler l’esprit, sans lui ôter sa liberté. Quelque ordre que les gens à talent mettent dans leurs ouvrages, il est rare qu’ils s’y assujettissent, lorsqu’ils travaillent. »

Mais, de quelque façon qu’ils s’y prennent, le résultat doit être tel que chaque idée engendre en quelque sorte l’idée suivante ; que celle-ci, en amenant à son tour une autre idée, serve en même temps à la précédente d’explication ou de développement. Ne perdez pas de vue, en effet, que toute proposition suppose trois questions à résoudre : la chose est-elle ? pourquoi est-elle ? comment est-elle ? Il faut établir, expliquer, développer. Cet ordre s’applique à tout. Un exemple mettra mieux cette doctrine en tout son jour.

Je choisis la première partie d’un des sermons de Massillon, dans le Petit Carême, celui sur les Tentations des grands, et je le choisis précisément parce que l’enchaînement des idées, en s’y développant presque d’un bout à l’autre avec l’exactitude et l’aisance ordinaires à Massillon, n’y est cependant pas absolument irréprochable19.

Le texte est tiré de l’évangile du jour : Jésus fut conduit par l’esprit dans le désert pour y être tenté par le diable.

Dès l’exorde, vous saisissez sans peine la pensée principale : « Les grands sont les premiers objets de la fureur du démon ; — ils doivent donc plus que tous autres se tenir en garde contre la tentation et la combattre. » Mais ce second membre de phrase, ce conséquent reste sous-entendu ; il sera aisé de le déduire de l’ensemble du discours. Il faut avant tout s’occuper de la preuve et du développement de l’antécédent.

D’où l’orateur conclut-il que les grands sont les premiers objets de la fureur du démon ? De la conduite de l’esprit à l’égard de Jésus, type éternel et universel des vérités morales, dans chacun des actes de sa vie terrestre. L’esprit, en effet, ne cherche à tenter Jésus que parce qu’il prévoit sa grandeur, parce que la naissance de Jésus, ses droits à la couronne, les prophéties qui l’annonçaient ne lui permettent pas d’en douter. Tout croyant admettra cette preuve sans difficulté. Puisque Jésus-Christ a été tenté, les grands peuvent donc l’être et le sont plus que d’autres.20 et 21

Maintenant, pourquoi les grands sont-ils les premiers objets de la fureur du démon ? — 1° Parce que leur position lui permet de les attaquer plus facilement et plus sûrement que les autres ; 2° parce que leur chute lui répond de celle de tous ceux presque qui dépendent d’eux. — Il semble, au premier aspect, que ce second motif, beaucoup plus puissant que l’autre, eût dû être présenté d’abord ; mais comme le but de l’orateur, déterminé par la nature de l’auditoire auquel il s’adresse, était de prévenir les chutes des grands, c’est sur la facilité de ces chutes et le danger des séductions à leur égard qu’il appuie principalement22.

Enfin, comment le démon tente-t-il les grands ? Comme il a tenté Jésus-Christ, d’abord par le plaisir, puis par l’adulation, en dernier lieu par l’ambition. Cette triple tentation formera le plan naturel du discours et le subdivisera en trois parties23 et 24. Ne nous occupons que de la première.

Est-il certain que le démon ait vu juste, et que le premier écueil de la vie des grands soit le plaisir ? Sans doute, car il est le premier écueil de tous les hommes : emploi du lieu genre. Comment cela ? C’est que les autres passions ne se développent qu’avec la raison ; celle-ci la prévient25. Mais le plaisir est-il la tentation en quelque sorte privilégiée des grands ? Sans doute, car, dans les autres hommes, cette passion, traversée par les obstacles, retenue par la crainte des discours publics, partagée par l’amour de la fortune, n’exerce qu’à demi son empire26.

1° Elle est traversée par les obstacles. Développement par les contraires. Au lieu d’expliquer comment les obstacles traversent les plaisirs des autres hommes, l’orateur se contente d’établir que ceux des grands n’éprouvent point d’obstacles, ce qu’il développe par l’énumération des parties, une analyse entre deux synthèses 27, et par les semblables, l’exemple de David28.

Pour la parfaite symétrie du diseours, il eût fallu, sans doute, que l’opposition entre la condition des grands et celle des autres hommes eût été nettement dessinée des deux parts ; mais on peut dire, pour justifier l’écrivain, d’abord qu’il est aisé de conclure l’une de l’autre, et qu’en laissant ee soin à l’auditeur, l’orateur a acquis le mérite de la précision ; ensuite que l’antithèse prêtant à des développements plus brillants et plus complets dans les deux articles qui suivent, il pouvait se dispenser de la formuler ici, et que, en la supprimant ainsi d’un côté pour la conserver de l’autre, il a obtenu la variété.

2° La licence du commun des hommes est retenue par la crainte des diseours publies. Le développement se poursuit par l’analyse. Mais ici elle s’offre sous les deux faces : la passion arrêtée d’une part et modérée en dépit d’elle-même29 ; et de l’autre, s’abandonnant à tous ses caprices, sans frein comme sans crainte30.

Arrêtons-nous au31. Jusqu’à présent, vous le voyez, les idées ont été successivement amenées l’une par l’autre ; la première a toujours contenu la seconde, celle-ci la troisième, et ainsi de suite. Mais relisez les deux derniers paragraphes, et vous vous apercevrez que le douzième ne présente plus à leur égard cette rigueur de conséquence que vous remarquiez précédemment. Il renferme, sans doute, une haute leçon de moralité pour les grands ; le prêtre fait sagement de la saisir et de l’exprimer ; mais l’orateur aurait dû la préparer autrement. La pensée se rattache bien à la dernière phrase du § 11 : « Presque toujours devenus les seuls objets de la censure publique, les grands sont les seuls qui l’ignorent ; » mais elle se rattache uniquement à cette phrase, et non pas à l’ensemble du paragraphe. Nous saisissons mal la liaison entre cette idée : « Ils ne craignent pas un public qui les craint et qui les respecte, et, à la honte du siècle, ils se flattent avec raison qu’on a pour leurs passions les mêmes égards que pour leurs personnes, » et celle-ci : « Ainsi,… ceux qui leur sont soumis se vengent de la servitude par la liberté des discours ; les grands se croient tout permis, et l’on ne pardonne rien aux grands. » Encore une fois, Massillon a parfaitement raison, il énonce une vérité, et une vérité bonne à dire ; mais assurément ses prémisses, au lieu d’amener cette conséquence, semblaient en promettre une toute contraire.

3° L’ambition et l’amour de la fortune dans les autres hommes partagent l’amour du plaisir. Développement semblable au précédent ; opposition entre la situation du commun des hommes32 et celle des grands33, traitée des deux côtés par l’énumération des parties. Mais n’oubliant pas qu’il s’adresse spécialement ici aux hautes classes de la société ; que, s’il parle des autres hommes, ce n’est que d’une façon accessoire et pour faire ressortir la position des grands, l’orateur s’arrête plus longtemps sur ces derniers ; il explique quel résultat produit chez eux, dans le domaine de la passion, ce privilége de la naissance qui, leur ayant donné tout le reste, leur permet de s’occuper exclusivement du plaisir, sans en être distraits par les soins de la fortune. Cet épisode, qui occupe le34, est plus naturel et plus logique que celui qui le précède. L’aussi, qui le commence, est mieux placé que l’ainsi de tout à l’heure ; car il est la conséquence, non plus d’une seule phrase, mais du paragraphe tout entier. Et l’exemple de Salomon, qui couronne cette première partie35 avec une harmonieuse majesté de diction, confirme une vérité morale non moins importante, et plus savamment amenée que celle du § 12.

On comprend que l’exercice dont je viens de présenter l’essai serait singulièrement utile pour habituer nos jeunes gens à bien disposer à leur tour leurs propres idées, et à les faire dériver l’une de l’autre. Il faudrait d’abord leur mettre entre les mains des passages de peu d’étendue, extraits des auteurs les plus irréprochables sous le rapport de la disposition, de Bourdaloue, par exemple, de Massillon, de Buffon, de Racine surtout, si admirable par le tissu de son style. Puis ils attaqueraient peu à peu des morceaux plus considérables, des discours, des dissertations, de longs chapitres tout entiers, appartenant toujours aux classiques les plus scrupuleux. De là ils passeraient à des écrivains également remarquables, mais chez qui la liaison des idées est moins manifeste, Pascal, Bossuet, Montesquieu. Là ils chercheraient à saisir ou à rattacher le fil parfois brisé ou mêlé, du moins en apparence. Enfin, lorsque leur jugement, fortifié par l’exercice et l’expérience, aurait acquis la rectitude et la solidité convenables, le professeur leur présenterait des compositions d’un goût moins sévère, d’un travail moins exquis ; ils y verraient eux-mêmes comment, par le défaut de méditation ou par la recherche de ces pensées déliées et fugitives, que Buffon comparait aux feuilles du métal battu, il arrive que les parties d’un écrit sont gauchement jointes entre elles, les chaînons mal agencés l’un à l’autre, et la trame du discours souvent interrompue.

Pour bien comprendre cet artifice de la disposition, il suffirait de comparer un discours d’Isocrate, par exemple, à un discours de Démosthène, même dans une traduction. Démosthène porte au plus haut degré le mérite de l’enchainement des idées, et je doute qu’aucun écrivain l’égale sous ce rapport. On pourrait encore analyser en ce sens quelques morceaux de poésie, réputés classiques, parce que les détails en sont réellement admirables, mais qui ne résistent pas à l’examen de quiconque s’attache à la liaison des idées, et veut voir un ensemble, une suite, une certaine logique, même dans les transports les plus capricieux de l’imagination.

Un seul exemple. M. de la Harpe cite l’ode de J.-B. Rousseau au comte du Luc comme le vrai modèle de la marche de l’ode ; pour l’ensemble et le style il ne connaît rien de supérieur dans notre langue. En partageant l’admiration du professeur du Lycée pour l’expression et l’harmonie de ce morceau, nous sommes loin d’en regarder la disposition comme irrépréhensible. Cette ode se compose de trente-trois strophes, dont voici l’analyse ; que l’élève veuille bien la suivre sur le texte qu’il trouvera partout.

Comme Protée résiste aux prières des mortels, strophe 1, et le prêtre de Delphes au Dieu qui l’agite, strophe 2, ainsi, quand l’enthousiasme poétique veut s’emparer de moi, je lutte longtemps pour échapper à sa puissance, strophe 3, mais une fois vainqueur, il m’enlève jusqu’au sublime ;

Ce n’est plus un mortel, c’est Apollon lui-même
Qui parle par ma voix.
Str. 4.

Assurément ces quatre premières strophes sont admirables, mais je retrancherais la cinquième, toute gracieuse qu’en est la forme et l’expression :

Je n’ai point l’heureux don de ces esprits faciles,
Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles,
Ouvrent tous leurs trésors,
Et qui, dans la douceur d’un tranquille délire,
N’éprouvèrent jamais, en maniant la lyre,
Ni fureurs, ni transports.

Cette strophe n’ajoute rien à l’idée, et loin d’amener la suivante, elle la contredit par avance. Ecoutez :

Des veilles, des travaux un faible cœur s’étonne.
Apprenons toutefois que le fils de Latone,
Dont nous suivons la cour,
Ne nous vend qu’à ce prix ces traits de vive flamme,
Et ces ailes de feu qui ravissent une âme
Au céleste séjour.

Comment se fait-il que les doctes sœurs ouvrent tous leurs trésors à certains esprits faciles, qui n’éprouvèrent jamais de transports, puisque, d’une autre part, Apollon ne vend à ceux qui suivent sa cour, c’est-à-dire au poëte quel qu’il soit, les traits réellement sublimes qu’au prix des veilles et des travaux ? Les traits d’Apollon sont donc autre chose que les trésors des doctes sœurs ? — Mais, dites-vous, ce n’est là qu’une réponse ironique à l’écrivain froid et indolent qui se croirait poëte pour avoir rimé quelques vers faciles. Je le veux bien, mais il fallait le faire mieux sentir, et de toute manière, il reste quelque chose de louche et d’incomplet dans la pensée. Poursuivons.

Il faut donc nécessairement des veilles et des travaux. C’est par là qu’un prophète fidèle allait chez les Dieux interroger le sort, strophe 7. Quel est ce prophète ? Isaïe ? mais alors pourquoi chez les Dieux ? et plus bas, profanant la retraite des Dieux ? Prométhée, Tirésias, ou tout autre ? alors pourquoi fidèle ? allusion obscure, à mon avis.

C’est par là qu’Orphée retrouva Eurydice, strophe 8. De tels miracles ne se renouvellent plus, strophe 9. Ah ! si j’avais le même pouvoir, strophe 10 ; je n’imiterais ni ce prophète, ni Orphée, strophe 11 ; j’irais dire aux Parques que vous êtes le plus juste et le plus généreux des hommes, et qu’elles doivent vous rendre la santé, même au prix de ma vie, strophes 12-18. Je réussirais, strophe 19. Dès lors vous jouiriez d’une santé toujours florissante, strophe 20. Mais, hélas ! il n’en est pas ainsi ; et les Dieux qui donnent à chacun une part égale de biens et de maux, en vous douant de talents et de vertus, vous ont refusé la santé, strophes 21-24. Qu’importe, au reste ? ce qui vous console, c’est que votre nom sera immortel, l’avenir connaîtra vos mérites et vos hauts faits, strophes 25-28. Mais qui pourra les raconter tous dignement ? strophe 29.

Jusqu’ici, comme vous voyez, à l’exception de la strophe 5 et peut-être de la strophe 7, la marche de l’ode se poursuit à la fois régulièrement et poétiquement, et comme certains développements sont magnifiques d’imagination et d’expression, le poëte a su concilier la logique avec ce beau désordre qui doit être un effet de l’art. Mais comment expliquer la fin ? Il a demandé qui saurait louer dignement le comte du Lue. Ce n’est pas lui, Rousseau, strophe 30. Il est peu propre aux efforts d’une longue carrière ; je comprends ce sentiment de modestie ; mais il ajoute qu’il est poëte inconstant et rêveur ;

Sans cesse en divers lieux errant à l’aventure,
Des spectacles nouveaux que m’offre la nature
Mes yeux sont égayés ;
Et tantôt dans les bois, tantôt dans les prairies,
Je promène toujours mes douces rêveries
Loin des chemins frayés.

Un instant ; je n’y suis plus. Et qu’est donc devenu le Pindare de tout à l’heure, le poëte qui, prenant sa mission au sérieux, luttait contre le Dieu, et ne cédait enfin que pour laisser Apollon lui-même parler par sa voix ? On le dirait maintenant au nombre de ces esprits faciles, dont il a avoué ne pas avoir l’heureux don. Et puis que signifie la strophe suivante ?

Celui qui, se livrant à des guides vulgaires,
Ne détourne jamais des routes populaires
Ses pas infructueux,
Marche plus sûrement dans une humble campagne
Que ceux qui, plus hardis, percent de la montagne
Les sentiers tortueux.

Vous voulez dire probablement que celui qui ne peut faire un pas sans suivre un guide, et un guide vulgaire, réussit mieux en marchant dans la campagne, c’est-à-dire en traitant des sujets unis et faciles, qu’en perçant les sentiers de la montagne, c’est-à-dire en s’attaquant à des sujets plus élevés, à l’éloge du comte du Luc, par exemple. Mais à quoi revient cette réflexion, puisque vous n’êtes vous-même ni dans l’une ni dans l’autre de ees catégories ? Vous n’êtes pas de ceux qui suivent des guides vulgaires et ne détournent jamais leurs pas des routes populaires, puisque vous vous égarez toujours loin des chemins frayés. D’autre part, vous ne percez pas les sentiers tortueux de la montagne, puisque vous ne faites que promener vos rêveries dans les prairies et les bois.

Quant à la dernière strophe, si pompeuse de forme, elle ne fait, comme pensée, que ramener assez gauchement l’idée de l’exorde. Le dirai-je ? On croirait presque que ce morceau a été fait à plusieurs reprises ; le poëte aurait d’abord écrit le commencement à part, mais n’ayant pas trouvé matière à toute une ode dans cette sentence pourtant si féconde, le génie ne s’acquiert qu’à force de travail, il l’aurait ensuite renouée à l’éloge de son protecteur. Quant à ce dernier, je ne veux pas chicaner le poëte à son endroit. Il est bien certain qu’aux yeux de la postérité, la santé du comte du Luc ne mérite pas un tel enthousiasme, qui ne semblerait convenir qu’à propos d’une maladie de Louis XIV ou de Napoléon. Mais en accordant que Rousseau eût des motifs légitimes pour placer l’ambassadeur en Suisse au rang des dominateurs ou des bienfaiteurs de l’humanité, son ode n’eût rien perdu, ce me semble, de son éblouissante et harmonieuse poésie, et eût gagné comme logique, si son plan eût été à peu près celui-ci :

Il est des génies privilégiés qui, une fois dominés par l’enthousiasme poétique, font des miracles, Orphée en est un exemple. Si j’étais un de ceux-là, je demanderais au destin la santé du comte du Luc, ou du moins je transmettrais sa gloire à la postérité. Malheureusement mon courage et mon talent ne vont pas si loin, et c’est ce que je regrette et comme poëte et comme ami dévoué de mon héros.

Au reste, si l’on veut voir l’idée de l’inspiration poétique traitée par un écrivain aussi irréprochable dans la pensée qu’admirable dans la forme, qu’on lise l’ode de Lamartine à l’Enthousiasme ; c’est la 11e méditation.