Chapitre IV.
Du genre dramatique.
408. Quel doit être le rang de la poésie dramatique, au point de vue de son développement historique ?
La poésie, d’abord consacrée à célébrer la gloire, de Dieu, puis à chanter les héros, essaya ensuite d’instruire les hommes. Ce ne fut que plus tard, lorsqu’elle descendit du haut rang qu’elle occupait dans l’ode, dans l’épopée et même dans le genre didactique, pour devenir un moyen de délassement et de plaisir, que parut le genre dramatique, dont l’étude va clore ce Traité. Le peuple de Dieu, dont la poésie a toujours été religieuse, grave et sérieuse, n’a jamais eu de poésie dramatique, ni par conséquent de théâtre. Ce genre a pris naissance en Grèce, où il a succédé, dans les fêtes de Bacchus, à la poésie lyrique.
409. Faites connaître l’origine de la poésie dramatique.
L’origine de la poésie dramatique tient à la religion des Grecs. Des chœurs composés d’acteurs qui, en dansant et en chantant au son de la musique, représentaient quelque fable relative à la divinité dont on célébrait la fête, faisaient une partie essentielle du culte public. C’est ainsi qu’Hérodote raconte que les habitants de Sicyone représentaient par des chœurs les malheurs d’Adraste, un de leurs anciens rois, qu’ils révéraient comme une divinité ; et que les habitants d’Égine avaient institué des chœurs de femmes pour honorer deux antiques statues enlevées aux Épidauriens, et représentant Damas et Anxesias, divinités indigènes de ces derniers. Des chœurs semblables existaient à Athènes et faisaient partie des fêtes de Bacchus. Imitant tantôt par. leurs gestes, leurs danses et leurs chants, les expéditions de Bacchus et les autres événements de sa vie toute merveilleuse ; s’abandonnant tantôt à l’ivresse qu’inspiraient les plaisirs de la vendange auxquels ces représentations appartenaient, ils vantaient tour à tour les bienfaits de la divinité & laquelle ils devaient la vigne, et immolaient à la risée publique, soit des particuliers qui n’osaient s’offenser de cette licence, soit des magistrats qui, en la supportant, rendaient hommage à l’égalité qui constituait la base du gouvernement. Dans l’origine, les chants de ces chœurs, qui étaient des dithyrambes ou chants lyriques, n’étaient accompagnés d’aucune action, dans le sens que nous donnons, aujourd’hui à ce mot.
410. Quels furent les progrès du genre dramatique ?
Plus tard, pour jeter quelque variété dans ce spectacle qui, composé uniquement de chants, ne pouvait manquer d’être monotone, on s’avisa d’interrompre les chœurs, pour introduire un acteur faisant un récit. Ce récit s’appela épisode (ἐπεισοδιον), c’est-à-dire entr’acte on mieux entre-chant, ce qui interrompait le chant ; ensuite il reçut le nom d’action, de drame, et plus tard celui de tragédie. Thespis fut l’auteur de cette réforme (537 avant Jésus-Christ). Son acteur, qui apparemment raconta d’abord les actions qu’on attribuait à Bacchus, plut à tous les spectateurs ; mais bientôt le poète prit des sujets étrangers à ce dieu, et cette tentative fut approuvée du grand nombre. Enfin, ce récit fut divisé en plusieurs parties, pour couper plusieurs fois le chant et augmenter le plaisir de la variété.
Eschyle, qui vivait cinquante ans après Thespis, ajouta un second acteur, créa le dialogue, et introduisit le récit dramatique d’une action. Il imagina la robe flottante, le masque, le cothurne, exhaussa la scène et donna à ses personnages des caractères, des mœurs, une élocution pleine de majesté. C’était le récit mis en spectacle. Cette innovation eut tant de succès, que le chœur qui, dans le principe, avait été la base du spectacle, n’en fut plus que l’accessoire, et ne servit que d’intermède à l’action dramatique, de même qu’auparavant l’action en avait servi au chœur.
411. Qu’est ce qui caractérise la poésie dramatique ?
Tandis que c’est le récit qui distingue le genre épique, la poésie dramatique est caractérisée par l’action, c est-à-dire qu’elle fait parler et agir les personnages qu’elle emploie. On voit dans le drame la chose qui se fait, et de quelle manière elle se fait, on entend les discours des personnages qui imitent, comme si la chose se faisait réellement et par des personnages qui n’imiteraient pas. En un mot, l’épopée consiste dans le récit de l’action, res acta refertur, et le drame, dans la représentation de cette action, agitur res in scenis. L’action dramatique est soumise aux yeux et doit se peindre comme la vérité, ce qui demande un vraisemblable d’une espèce particulière au drame, le jugement des yeux étant infiniment plus redoutable que celui des oreilles :
Segnius iritant animos demissa per aurem,Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus…
412. Combien y a-t-il de sortes de compositions dramatiques ?
L’action dramatique, comme les divers événements de la vie humaine qu’elle a pour objet de mettre sous les yeux, peut avoir deux caractères distincts : ou elle est illustre, héroïque, sérieuse, touchante ; ou bien elle est commune, enjouée et légère. De là, deux espèces de drames : la tragédie et la comédie.
413. Comment diviserez-vous ce traité ?
Nous diviserons tout ce qui concerne le genre dramatique en trois parties : dans un premier article, nous ferons connaître les règles qui concernent le drame en général ; dans les deux suivants, nous parlerons des conditions particulières que demandent le genre tragique et le genre comique.
Article premier.
Du drame en général
414. Qu’est-ce que le drame en général ?
Le drame (δράειν, faire, δρᾶμα, action), dans son acception la plus étendue, est la représentation d’un fait réel ou supposé, par la parole et par l’action, c’est-à-dire au moyen de personnages qui parlent et qui agissent sous les yeux du spectateur. Le poète disparaît donc entièrement dans le drame pour ne laisser voir que les personnes qu’il met en scène.
415. Quelles sont les règles générales du drame ?
On peut rapporter à trois chefs les règles générales du drame : 1° Les qualités de l’action que le drame représente ; 2° la conduite de cette action ; 3° les personnages qui concourent à cette action. Nous examinerons ces trois questions dans les trois paragraphes suivants.
§ I. Des qualités de l’action dramatique.
416. Quelles sont les qualités de l’action dramatique ?
Les qualités nécessaires à toute action dramatique sont au nombre de cinq, savoir : la vérité ou la vraisemblance, l’intégrité, l’unité, l’intérêt et la moralité.
417. Faut-il que l’action dramatique soit vraie ou vraisemblable ?
Toutes les actions dramatiques sont ou vraies ou feintes. Les actions vraies sont celles qui ont eu lieu ; et les actions feintes celles qui ne sont pas arrivées, mais qui ont pu arriver. L’action est ou entièrement vraie ou historique, comme celle d’Esther qui renverse Aman ; ou vraie seulement dans le fond et feinte dans plusieurs de ses circonstances, comme dans les Horaces ; ou altérée dans le fond même et dans les circonstances et vraie seulement dans les noms qui sont historiques, comme dans le Cid et dans Héraclius ; ou enfin entièrement imaginée, comme dans Zaïre et dans presque toutes les comédies. Mais il faut toujours que l’action soit vraisemblable, c’est-à-dire qu’il y ait quelque raison de croire qu’elle a été faite ou qu’elle peut se faire.
418. La vérité historique est-elle préférable à la fiction dans le drame ?
La vérité historique n’est point nécessaire au genre dramatique. Le poète peut non seulement embellir un fait réel et l’accommoder au théâtre, en ajoutant ou supprimant des circonstances, et en rapprochant à une même époque celles qui sont arrivées en différents temps, mais encore inventer les noms, les faits et les circonstances, en un mot, une action entière. Néanmoins les faits historiques sont de nature à procurer plus de jouissance aux hommes graves et sérieux que les sujets entièrement inventés. Si donc l’histoire ou la société contemporaine fournit au poète une action qui puisse, avec toutes ses circonstances, être mise sur la scène, il la représentera sans y rien changer. Ainsi Racine n’a fait nul changement dans l’action d’Esther, et cette pièce n’en est que plus touchante. Il sort du fond de la vérité une certaine vertu de persuasion qui lui donne toujours un grand avantage sur la fiction. Cependant tout ce qui est vrai ou regardé comme tel, n’est pas toujours propre à être exposé sur le théâtre. Les horreurs, les atrocités, les images dégoûtantes ne doivent jamais être offertes aux yeux du spectateur. Il ne pourrait supporter la vue de Médée qui égorge ses enfants, d’Oreste qui tue sa mère, d’Œdipe qui se crève les yeux, d’Hippolyte attaqué par un monstre et traîné par ses chevaux. Les choses de ce genre doivent être connues par le récit.
419. En quoi consiste l’intégrité de l’action ?
L’intégrité de l’action dramatique consiste dans la juste étendue qu’on lui donne. L’action sera donc entière si elle a un commencement ou exposition du sujet, un milieu ou nœud, une fin ou dénoûment. Par là sont exclues les actions momentanées, comme le meurtre de Camille dans les Horaces, meurtre qui se fait tout à coup et sans que l’esprit du spectateur y ait été préparé. — Cinna conspire contre Auguste , voilà le commencement ; Maxime en fait avertir Auguste voilà le milieu ; Auguste lui pardonne, c’est la fin.
420. En quoi consiste l’unité dramatique ?
Une question littéraire, qui a été l’objet de nombreuses et vives discussions, surtout chez le : modernes, est celle qui est relative à l’imité nécessaire au drame. Parmi les critiques, les uns suivant l’école classique, c’est-à-dire les Grecs, les Latins, et en général tous les tragiques français et italiens jusqu’à notre siècle, demandent la triple unité d’action, de temps et de lieu, si bien résumée dans ces vers de Boileau :
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli,Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
Les autres, formant ce qu’on a appelé l’école romantique ou moderne, rejettent les unités de temps et de lieu, et ne retiennent que l’unité d’action, qui est regardée comme essentielle par h plus grand nombre. C’est l’école des Anglais, des Allemands, des Espagnols, et d’un grand nombre d’auteurs dramatiques contemporains. Nous citerons, parmi les principaux romantiques, Shakespeare, Schiller, Gœthe, Manzoni, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Victor Hugo, etc. Nous allons chercher à nous rendre compte de l’importance de chacune de ces trois unités.
421. Qu’est-ce que l’unité d’action ?
L’unité d’action ou de fait, d’où résulte l’unité d’intérêt, et qui est, de l’aveu de tous, la plus importante des trois unités, consiste dans le rapport que tous les incidents ont à un certain but ou à un certain effet, d’où il résulte qu’ils se combinent naturellement en un seul tout. L’unité d’action existe donc dans le drame lorsque toutes les parties ont un même principe et aboutissent à un centre commun. On doit s’y proposer un seul but ; et tous les moyens qu’on emploie, tous les efforts qu’on fait, doivent tendre à ce but. Le martyre de Polyeucte est le sujet de la tragédie de ce nom. Il est facile de voir que toutes les petites actions qui précèdent cette action principale, concourent à son accomplissement.
Pour que l’unité d’action ne soit pas rompue, il faut que le principal personnage soit toujours dans le même péril, depuis le commencement jusqu’à la fin. En effet, si le péril cesse, l’action est finie, et si le personnage tombe dans un second péril qui ne soit pas une suite nécessaire du premier, c’est une autre action qui commence. Le jeune Joas, depuis l’instant où le grand prêtre prend la résolution de le couronner, est en danger de tomber au pouvoir d’Athalie, et ce danger croissant toujours ne cesse que par la mort de cette reine : voilà l’unité d’action.
Enfin le personnage principal doit réunir tout l’intérêt du spectateur, comme Joas dans Athalie, Britannicus dans la tragédie de ce nom ; car si l’intérêt était double, l’action serait double aussi. On peut bien s’intéresser au sort des autres personnages, comme on le voit dans nos meilleures .pièces ; mais cet intérêt se rapporte toujours à la personne qui joue le premier rôle.
422. En quoi consiste l’unité de temps ?
L’unité de temps, entendue d’une manière exacte et absolue, exige que la durée de l’action n’excède pas le temps de la représentation, c’est-à-dire l’espace de deux ou trois heures. C’est ce qu’on trouve dans Cinna, dans les Horaces, dans Andromaque, dans Bajazet, dans Œdipe-Roi de Sophocle.
L’unité absolue de temps dut être exigible dans les tragédies grecques, qui no formaient qu’un seul grand acte de toutes leurs scènes ; et sans doute il serait à désirer qu’il y eût égalité de durée entre le temps fictif et le temps réel, pour jeter le spectateur dans une illusion complète. Mais trop peu de sujets se prêtent à cette rigueur. La scène eût perdu un grand nombre d’actions très belles et très intéressantes, si on n’eût pas élargi la carrière. On a donc prolongé la mesure à celle d’un jour entier ou à un tour de soleil, et même jusqu’à trente heures, d’après Corneille, et jusqu’à trente-six, d’après Lemercier. Cette latitude a été accordée en vue des entr’actes. En effet, on peut vraisemblablement supposer que, pendant ces instants de repos, il a pu s’écouler assez de temps pour remplir l’espace d’un jour. D’un autre côté, une plus longue mesure de temps pourrait donner naissance à de trop grands abus. Car, s il était une fois établi, dit Voltaire, qu’une action théâtrale pût se passer en deux jours, bientôt quelque auteur y emploierait deux semaines et un autre deux années. Le Jules César de Shakespeare présente deux parts de la vie de Brutus, et non un seul péril de ce romain ; cette pièce, qui contient plusieurs mois, se compose de la mort de César dans Rome et de la mort de Brutus à la bataille de Philippes. De nos jours, Alfred de Vigny demande que la tragédie soit un tableau large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe d’une intrigue ; et Alexandre Dumas réclame liberté entière pour tout, depuis les douze heures de Boileau, jusqu’aux trente ans de Shakespeare. Mais, en général, aucun homme de goût ne pourra admirer une pièce ou le héros,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
423. Que faut-il entendre par unité de lieu ?
L’unité de lieu, prise dans un sens strict, demande qu’on ne change pas le lieu de la scène, et que l’action qui fait le sujet de la pièce se passe, tout entière et jusqu’à la fin, dans le lieu où elle a commencé. C’est ce que l’on trouve dans Athalie,où les personnages agissants ne sortent pas du vestibule de l’appartement du grand prêtre, au temple de Jérusalem, et dans Andromaque et dans Britannicus, où une salle du palais est le lieu où commence et finit toute l’action représentée. L’unité de lieu, qui a aussi pour but de rapprocher l’imitation de la réalité, suit nécessairement l’unité de fait et l’unité de temps. En effet, le peu de temps donné à une seule action ne permet aux personnages de parcourir que pou d’espace. Cependant ici, comme pour l’unité de temps, on a accordé une latitude un peu plus considérable : l’usage de suspendre totalement le spectacle, pendant quelques instants, entre les actes, au lieu de le continuer sans interruption du commencement jusqu’à la fin, comme dans les tragédies grecques, a rendu moins nécessaire l’observation rigoureuse des anciennes limitations de temps et de lieu. Comme l’action est interrompue, le spectateur n’a pas besoin d’un grand effort pour supposer que chaque entr’acte dure quelques heures, ou pour s’imaginer qu’il passe lui-même d’un appartement dans un autre dans le même palais. Ainsi, dans Cinna, la moitié de l’action se passe dans l’appartement d’Émilie, et l’autre moitié dans le cabinet d’Auguste. Mais la vraisemblance requise dans l’imitation tragique exclut les changements brusques et fréquents de villes et de contrées. Ces changements ne doivent se faire que pendant les entr’actes ; et rien ne déconcerte plus l’accord de la fable avec la vérité que ces translations soudaines d’un pays en un autre, et que ces passages subits d’un héros en des lieux éloignés de ceux où les yeux le virent à la même heure. Quoi de plus invraisemblable, en effet, que de transporter la scène de Paris à Constantinople, de Madrid à Londres, et de représenter Cassius et Brutus à Rome au premier acte, et en Thessalie dans le cinquième, comme l’a fait Shakespeare, dans son Jules César ?
424. La règle des trois unités n-a-t-elle pas rencontré des adversaires ?
Disons d’abord que l’importance de l’unité d’action est à peu
près unanimement reconnue. Quant aux unités de temps et de
lieu, elles ont contre elles des hommes d’un grand poids et
des objections sérieuses. Longtemps avant notre nouvelle
école littéraire, le drame romantique était connu en Europe.
Il suffira de nommer ses principaux représentants :
Shakespeare en
Angleterre, au
xvie
siècle ;
Calderon en Espagne, au xviie
; Schiller et Gœthe en Allemagne, au
xviiie
. En France
même, le père de cotre scène tragique et comique, Corneille,
avoue qu’il a élargi la règle des trois unités, parce qu’il
a reconnu par l’expérience quelle contrainte apporte leur
exactitude,
et combien de belles choses
elle bannit de notre théâtre
. — D’un
autre côté, Blair dit qu’on doit se garder de sacrifier aux
unités de temps et de lieu quelque grande beauté
d’exécution, ou quelque situation éminemment pathétique
qu’il serait impossible de produire sans les
violer. — Schlegel regarde ces deux unités comme de simples
accessoires, et prétend que les anciens tragiques
changeaient quelquefois le lieu de la scène, comme dans Ajax et les Euménides,
et se permettaient souvent de faire arriver pendant le chant
du chœur bien plus d’événements que ne le comportait sa
durée, comme on peut le voir dans l’Agamemnon d’Eschyle, dans les Trachiniennes de Sophocle, et dans les Suppliantes d’Euripide. — Manzoni, dans sa
Lettre sur l’unité dramatique, élève
aussi de fortes objections contre la règle classique des
unités. Inutile de dire que nos poètes romantiques, outre
qu’ils s’accordent beaucoup d’autres licences littéraires et
dramatiques, ne tiennent nullement compte des unités de
temps et de lieu, et ne se font pas scrupule, par exemple,
de changer le lieu de la scène pendant le cours du même
acte.
425. La règle des unités ne présente-t-elle pas de sérieux avantages ?
Ce qui donne de l’importance à la règle des trois unités, c’est que cette règle constitue un principe de perfection dramatique, principe appuyé de l’autorité des législateurs du théâtre, et suivi dans la pratique par les tragiques grecs, italiens et français, depuis Sophocle jusqu’à Voltaire. L’exactitude des trois unités, fondée sur la nature qui demande l’unité d’action pour captiver l’attention en la concentrant sur un objet unique, et sur la raison qui montre l’unité de temps et de lieu comme une conséquence de la première, est une loi très propre à favoriser la vraisemblance, et par là même l’illusion théâtrale. En général, plus le poète peut rapprocher la représentation dramatique et toutes ses circonstances de l’imitation exacte de la nature et de la vie réelle, plus l’impression qu’il produit est forte et complète. La vraisemblance est tout à fait essentielle à l’action dramatique, et ce qui la contrarie nous choque toujours. Ce n’est pas que les unités de temps et de lieu en imposent au spectateur, au point de lui persuader la réalité de ce qui se passe sur la scène, ou que la violation de ces unités rompe le charme et lui découvre la fiction. L’illusion ne peut aller jusque-là. Le spectateur ne se croit pas transporté à Athènes ou à Rome, lorsqu’il voit un Grec ou un Romain paraître sur le théâtre. Il sait que tout ce qu’il voit n’est qu’une imitation ; mais il exige que cette imitation soit faite avec art et vraisemblance. Du reste, rien ne démontre mieux à quelle perfection supérieure les trois unités conduisent, que l’examen de l’Œdipe grec et d’Athalie, modèles aussi purs dans le genre tragique, que le sont le Laocoon et l’Apollon du Belvédère dans la sculpture, et, conséquemment, les types véritables du beau idéal en poésie dramatique.
426. Que faut-il penser de cette question ?
Les diverses opinions que nous venons d’exposer nous font voir que certaines règles de l’art dramatique peuvent être considérées sous des points de vue divers. Aujourd’hui, les critiques les plus classiques et les plus purs admettent, dans la question des unités de lieu et de temps, ainsi que dans plusieurs autres, une latitude que la rigueur des anciens préceptes ne laissait pas aux poètes, et qui permet d’accorder les justes exigences du goût avec une plus grande liberté d’inspiration. Pour nous, nous croyons, avec Lemercier, qu’il est rare que le fait tragique ne s’accomplisse pas facilement en un jour : on le prend tout voisin de sa catastrophe ; et, commençât-il dès la naissance du héros, l’artifice de l’exposition ramène aisément les intérêts au point où se noue l’intrigue, pour arriver bientôt jusqu’au terme où elle se débrouille entièrement. Si le sujet oppose des difficultés à remplir cette obligation, c’est alors que l’art éclate davantage, et n’en est que plus admiré : cause nouvelle de plaisir pour le spectateur qui s’en étonne. Si le sujet, d’ailleurs riche d’éléments tragiques, se refuse absolument à être renfermé dans ces limites resserrées, il vaut mieux passer outre que de l’écarter de la scène ou de le traiter d’une manière invraisemblable ou forcée. On ne doit donc pas sacrifier à l’observation rigoureuse des unités de temps et de lieu des beautés d’un ordre▶ supérieur dans l’exécution du plan dramatique, ou certaines situations pathétiques qui ne peuvent avoir lieu qu’en sortant de cette étroite enceinte. — En matière d’art, dirons-nous avec un savant critique, M. J. Janin, il y a peu de règles pratiques dont un homme de génie ne puisse s’accommoder ou s’affranchir ; et il est aussi absurde de rester obstinément dans les routes battues que d’en sortir à tout propos. Si l’action est réellement intéressante ; si le drame est bien conduit ; si les scènes sont heureusement agencées ; si le caractère des personnages est vrai ; si l’intérêt se soutient et va croissant jusqu’au dénoûment ; si le vers exprime comme il convient la pensée du poète, et que cette pensée soit toujours à la hauteur des situations ; si, enfin, dans la tragédie, la terreur et la pitié oppressent toutes les poitrines, on aura fait un chef-d’œuvre dramatique, qu’on ait ou non observé les trois unités. — Enfin, nous citerons, en terminant, les remarques judicieuses que M. Mazure fait sur ce sujet, dans sa Nouvelle Rhétorique : il faut de la tolérance en matière de dégoût, dit le sage critique. Il est certain que de bons drames dans le goût romantique valent mieux que de froides compositions, symétriques, tirées au cordeau, sans intérêt, sans âme, sans accent, et qui veulent se faire admirer uniquement par leur sagesse. Mais ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de prendre les belles compositions dans les deux genres, et de les accepter pour leur mérite propre et malgré leurs diversités ; car les deux systèmes sont plutôt divers que contradictoires. Les chefs-d’œuvre en tout genre ne sont pas si abondants ; il ne faut pas se priver des objets d’admiration, et je ne vois pas pourquoi avec un goût sûr, mais vaste et sans préjugé, on ne pourrait pas admirer également Racine et Shakespeare. Ce qui est essentiel, c’est l’observation des règles imprescriptibles, l’unité en grand, l’intérêt, la nature fidèlement observée, la réalité fidèlement imitée, mais toujours sous la discipline de l’idéal. Si les réglée manquent, il ne faut accepter ni romantiques ni classiques ; si elles se rencontrent, il faut faire fête aux uns et autres.
427. L’action doit-elle être intéressante ?
L’action dramatique doit être pleine d’intérêt. Il n’est pas nécessaire de définir ce que c’est que l’intérêt, ni de dire qu’il prend sa source tantôt dans le cœur, tantôt dans l’esprit. Qu’un événement ou qu’une suite de choses nous émeuve, nous attendrisse, nous effraie, nous nous attachons dès le commencement à en suivre la direction et à en savoir la fin, soit pour sortir de notre perplexité momentanée, soit pour satisfaire notre curiosité tenue en suspens. Cette situation où nous sommes durant le cours de l’action, est la cause unique du plaisir qu’elle nous procure. Or, l’intérêt est excité ou par les faits, ou par les passions, ou par la politique, ou bien il résulte des caractères. Quelquefois un seul drame réunit tous ces genres d’intérêt ; plus souvent un seul suffit à notre attention.
428. Qu’avez-vous à dire sur la moralité de l’action dramatique ?
La poésie dramatique, comme toute poésie sérieuse, doit avoir
une fin utile, un but moral. Il faut donc non seulement
éloigner de la scène toute image dégoûtante ou obscène,
toute peinture dangereuse et séduisante pour le cœur, tout
discours hostile à la vertu et favorable aux passions ; mais
encore porter au bien et éloigner du vice, en montrant le
triomphe et la récompense des bons, la défaite et la
punition des méchants. Voltaire a transgressé cette règle
fondamentale dans sa tragédie de Mahomet,
où nous voyons ce monstre fouler aux pieds ce qu’il y a de
plus sacré et triompher par le crime. Sans moralité, il n’y
a point de succès pour le drame, parce qu’il n’y a point
d’intérêt. Comment, en effet, s’attacher à un homme qui est
absolument vicieux et criminel ? Comment un caractère
peut-il être intéressant, s’il n’a pas, comme qualités
distinctives, la droiture, la candeur, la sensibilité, la
noblesse et surtout la grandeur d’âme ? La comédie corrige
les mœurs en amusant :
ridendo castigat
mores
. La tragédie ne met les passions
enjeu que pour blâmer ce qu’elles ont d’extrême. Racine, en
particulier, a soin, dans
toutes
ses pièces, de faire entendre d’utiles leçons et de sages
conseils. Notre théâtre renferme même plusieurs pièces qui
se terminent par un trait lumineux et frappant, par une
espèce de moralité, comme Athalie et Sémiramis.
§ II. De la conduite de l’action dramatique.
429. Que faut-il entendre par la conduite de l’action dramatique ?
La conduite ou la marche de l’action n’est autre chose que le développement du plan. Or le développement de l’action dramatique présente une division matérielle en actes et en scènes, et une division fondée sur la nature des choses et qui, comme dans toute composition, consiste dans un commencement, un milieu et une fin. Ces trois parties de l’action prennent le nom d’exposition, de nœud ou d’intrigue, et de dénoûment. Après avoir exposé les règles concernant cette division naturelle du drame, nous dirons quelques mots des actes et des scènes.
I. — Exposition.
430. Qu’est-ce que l’exposition dramatique ?
L’exposition (πρότασις) donne une idée générale du sujet, et fait pressentir aux auditeurs l’action qui va se dérouler sous leurs yeux, afin d’exciter leur curiosité et de leur faciliter l’intelligence de ce qui va suivre. Elle doit leur faire connaître les principaux personnages qui paraîtront sur la scène, leurs desseins, leurs intérêts et leur situation au moment où la pièce commence, ainsi que le lieu de la scène, le moment précis, en un mot, les différentes circonstances de personnes, de lieu et de temps.
Que dès les premiers vers l’action préparéeSans peine du sujet aplanisse rentrée.
431. Quelles sont les qualités que demande l’exposition ?
L’exposition dramatique doit être en action ; et les personnages eux-mêmes, occupés de leurs intérêts et de l’état présent des choses, doivent en instruire les spectateurs sans s’adresser à eux, et sans autre intention apparente que de se dire ce qu’ils se diraient s’ils étaient sans témoins. Le grand art de l’exposition est de faire qu’elle sorte tout naturellement de la situation, et qu’elle présente le germe de tous les événements qui doivent composer l’action. Tout en évitant d’être obscure, parce qu’elle serait fatigante, l’exposition ne doit pas être tellement claire qu’elle instruise le spectateur de tout ce qui arrivera dans la suite : ce serait le priver du plaisir de la surprise. Eschyle, Sophocle, et quelquefois Euripide, exposent leurs sujets d’une manière claire, mais frappante et : pathétique, comme dans les Euménides, Antigone, Andromaque et Oreste.
Les expositions du théâtre moderne sont généralement moins touchantes, mais elles n’en sont que plus adroites : car une des premières règles de l’art dramatique est que l’intérêt aille en croissant ; et, après une exposition qui arracherait des larmes ou qui saisirait de terreur, il serait difficile durant cinq actes, de graduer les situations. Dans l’action comique, l’exposition n’est jamais bien difficile, cette action se passant communément dans le cercle d’une société, d’une famille. Les intérêts, les qualités, les affections, les inclinations particulières, qui en sont les mobiles et les ressorts, nous sont tous familiers : un seul mot les indique, une scène nous met au fait. Nous citerons comme modèles d’exposition, dans le genre comique, celles du Tartufe, du Misanthrope, du Malade imaginaire ; et, dans la tragédie, celles d’Athalie et de Bajazet.
432. Que faut-il éviter dans l’exposition ?
Dans l’exposition, il faut, en général, éviter les monologues et les confidents. Quelquefois l’exposition se fait par un monologue ; mais cette manière d’ouvrir la scène est languissante, froide et peu naturelle, si le personnage qui se parle n’a pas sujet d’être vivement agité, comme Émilie dans Cinna. En ce cas même, il est rare que le public entre soudain dans sa passion, et les mouvements qu’il exprime sont perdus ou nuisibles à l’effet des scènes suivantes. Cet inconvénient est très bien évité dans Cinna, parce que le magnifique tableau que vient de faire le chef des conjurés répand sur l’exposition qu’il remplit un éclat admirable, et que la terreur qui saisit les personnages, au moment où Auguste les appelle, commence à engager l’intérêt que leur complot a fait naître. Les confidents sont des personnages subalternes et souvent assez insignifiants, qui sont communément chargés de faire les récits. Employés pour faire l’exposition, ils ne peuvent manquer d’y répandre beaucoup de froideur, parce que leur rôle fort secondaire ne leur permet guère de s’intéresser vivement à l’action. Il suffit de lire l’exposition de Rodogune, pour se convaincre de la vérité de ce qui précède.
433. Par qui l’exposition doit-elle être faite ?
Puisque les monologues et les récits des confidents sont, en général, peu propres à donner à l’exposition l’intérêt et la grandeur qu’elle demande, il faut (du moins dans la tragédie, car bien souvent cette règle n’est pas observée dans la comédie), il faut que cette partie du drame soit faite par des personnages importants et grandement intéressés à l’action, ou, en d’autres termes, par des personnages principaux. Corneille, nous l’avons dit, n’a pas observé cette règle dans l’exposition de Rodogune. En effet, les événements antérieurs à l’action y sont racontés par Laonice à Timagène, qui sont tous deux des personnages subalternes ; ce récit est de plus interrompu par l’arrivée d’Antiochus et repris à la quatrième scène, ce qui est un autre défaut. — Les anciens donnaient le nom de protatiques aux personnages chargés de faire l’exposition.
434. Qu’appelle-t-on prologue ?
Le prologue est, comme l’indique son nom, un ouvrage qui sert de prélude à une pièce dramatique.
Chez les anciens, le prologue était une espèce de préface, dans laquelle un acteur spécial qui portait lui-même le nom de prologue, donnait une exposition du sujet, analysait le drame et préparait le spectateur à ce qui allait se passer. On y faisait encore l’éloge et l’apologie de l’auteur, et on cherchait à captiver la bienveillance du public.
Dans notre ancien théâtre français, le prologue était fort en usage : celui des Mystères était ordinairement une exhortation pieuse, on une prière à Dieu pour l’auditoire :
Jésus, que nous devons prier,Le fils de la vierge Marie,Veuillez paradis octroyerA cette belle compagnie !Seigneurs et dûmes, je vous prie,Séez-vous tretous à votre aise ;Et de sainte Barbe la vieAchèverons, ne vous déplaise.
Le prologue des Moralités, des Soties, des Farces, était semblable à celui des anciens, ou plus souvent encore, une facétie qui faisait rire les spectateurs à leurs dépens.
Depuis le xviie siècle, le prologue a presque entièrement disparu de la tragédie et de la comédie : il est maintenant remplacé par l’avant-propos et l’exposition. Lorsqu’on s’en sert dans le théâtre moderne, on lui donne la forme d’un petit discours qui ne fait pas, comme l’exposition, partie intégrante du drame, et qui, comme autrefois, le précède et est récité par un acteur. C’est ce qu’a fait Racine dans le prologue d’Esther, où la Piété fait l’éloge de Louis XIV. L’Amphitryon, de Molière, est aussi précédé d’un prologue. Dans l’opéra, Quinault en a laissé un grand nombre de très remarquables par la poésie et par la manière noble et délicate dont il loue le grand roi.
II. — Nœud.
435. Qu’est-ce que le nœud ou intrigue ?
Le nœud ou intrigue, qui forme le corps du drame (ἐπίτασις), doit sortir nécessairement de l’exposition du sujet. Il consiste dans les obstacles qui retardent l’accomplissement de l’action, dans les dangers qu’il faut courir, dans les efforts, les ruses, les moyens qu’il faut employer pour y parvenir : obstacles, dangers, efforts, moyens qui supposent ou produisent des événements particuliers appelés incidents, d’où résultent pour le spectateur l’incertitude, la curiosité, l’impatience et l’inquiétude. C’est dans le nœud que se trouve l’intérêt d’un ouvrage dramatique.
436. D’où vient le nœud dramatique ?
Le nœud vient ou de l’ignorance de celui qui agit, ou de sa faiblesse. Iphigénie va sacrifier son frère Oreste qu’elle ne connaît pas. Le sacrifiera-t-elle ? voilà le nœud qui inquiète le spectateur. Si elle savait que c’est son frère, il n’y a pas de doute qu’elle ne l’épargnât : ainsi c’est son ignorance qui tient les esprits en suspens. Esther sait que le roi Assuérus va perdre les Juifs : comment pourra-t-elle, faible comme elle est, seule, sans secours, s’opposer à cette puissance ? Voilà le nœud : c’est un roi puissant à désarmer.
Le nœud qui vient de l’ignorance se résout par la connaissance de ce qui était inconnu : Iphigénie reconnaît son frère, et le sauve. Celui qui vient de la force opposée ou de la faiblesse du héros qui entreprend, se résout en détruisant la force contraire par une force ou par un art supérieur : ainsi, Esther bien conseillée, va trouver Assuérus et l’empêche d’agir.
437. Quel était le nœud chez les Grecs ?
Chez les Grecs, le nœud dramatique était généralement peu de chose. Ainsi, dans Œdipe-Roi, tout est fait avant que l’action commence. Laïus est mort, Œdipe a épousé Jocaste ; il n’a plus, pour être malheureux, qu’à, se reconnaître incestueux et parricide. Peu à peu le voile tombe, les faits s’éclaircissent ; Œdipe est convaincu d’avoir accompli l’oracle, et il s’en punit. Voilà le chef-d’œuvre des Grecs.
La comédie grecque, dans ses deux premiers âges, n’était guère mieux intriguée que la tragédie. On peut en juger par les pièces d’Aristophane, dont plusieurs, même parmi les plus célèbres, comme les Chevaliers, n’ont réellement pas d’intrigue. La comédie du troisième âge, celle de Ménandre, était mieux composée. Cependant il fallait que le nœud en fût bien simple, puisque Térence, dont les pièces ne sont pas elles-mêmes fort intriguées, était obligé, en l’imitant, de réunir deux de ses fables pour en faire une, et que pour cela ses critiques l’appelaient un demi-Ménandre.
438. Le nœud est-il le même chez les modernes ?
Nos premiers poètes, comme le Sénèque des Latins, ne savaient rien de mieux que de défigurer les poèmes des Grecs en les imitant, lorsqu’il parut un génie créateur, qui, rejetant comme pernicieux tous les moyens étrangers à l’homme, les oracles, la destinée, la fatalité, fit de la scène française le théâtre des passions actives et fécondes, et de la nature livrée à elle-même l’agent de ses propres malheurs. Dès lors, le grand intérêt du théâtre dépendit du jeu des passions : leurs progrès » leurs combats, leurs ravages, tous les maux qu’elles ont causes, les vertus qu’elles ont étouffées comme dans leurs germes, les crimes qu’elles ont fait éclore du sein même de l’innocence, du fond d’un naturel heureux : tels furent les tableaux que présenta la tragédie. On vit sur le théâtre les plus grands intérêts du cœur humain combinés et mis en balance, les caractères opposés et développés l’un par l’autre, les penchants divers combattus et s’irritant contre les obstacles, l’homme aux prises avec la fortune, la vertu couronnée au bord du tombeau, et le crime précipité du faîte du bonheur dans un abîme de calamités. Il n’est donc pas étonnant qu’une telle machine soit plus vaste et plus compliquée que les fables du théâtre ancien.
439. Quelle doit être l’étendue du nœud ?
Il faut que le nœud commence dès le premier acte : c’est une suite nécessaire de l’exposition du sujet. Il se resserre de plus en plus dans les suivants ; c’est-à-dire que les obstacles se multiplient, le péril augmente, les efforts deviennent plus vifs. L’intérêt, dans un ouvrage dramatique, étant ce qui attache, ce qui émeut par les situations et les sentiments, ou sent qu’il doit commencer et croître avec le nœud, parce que le péril, les obstacles, les efforts qui constituent ce nœud, jettent nécessairement le spectateur dans l’incertitude sur le sort des principaux personnages. De là, ces passages de la crainte à l’espérance, de la joie à la douleur ; ces surprises agréables, ce trouble inquiétant, ces désirs, ces alarmes : car l’âme ne pourrait pas être remplie d’un même sentiment jusqu’à la fin. Un héros, par exemple, est en danger. Quoique ce danger doive aller toujours croissant, il doit cependant y avoir des moments où la crainte cesse pour faire place à l’espérance. Enfin, au dernier acte, et autant qu’il se peut, à la dernière scène, les difficultés s’aplanissent, le nœud se rompt, et le dénoûment arrive.
440. Quelle est la règle à suivre relativement aux incidents ?
Plus les incidents sont multipliés, plus le nœud est compliqué. Il n’y en a point qui le soient autant que celui de la tragédie d’Héraclius. Les incidents y naissent à chaque pas ; mais le génie de Corneille les a tous rendus nécessaires ou vraisemblables, et a répandu sur toutes les parties de son poème la plus vive lumière. Dans Athalie, on voit, au contraire, une action de la plus grande simplicité : il n’y a presque point d’incidents ; mais, indépendamment de la beauté de l’élocution, cette action est si bien distribuée qu’elle marche toujours sans qu’il y ait aucune scène vide. Il fallait le génie de Corneille et de Racine pour triompher de ces difficultés.
Le nœud du poème dramatique ne doit donc être ni trop compliqué, ni trop simple. Trop compliqué, il aurait l’obscurité à redouter, et ne manquerait pas de porter la confusion et la fatigue dans les esprits :
Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,De ce qu’il veut, d’abord ne sait pas m’informer ;Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,D’un divertissement me fait une fatigue.
Trop simple, le sujet serait bientôt languissant. Il faut surtout que les incidents sortent du fond du sujet et s’y rapportent. C’est ainsi que les parties de l’action seront bien liées, se presseront mutuellement, et se succéderont avec rapidité, selon ce précepte si sage de Boileau, qui demande
Que l’action, marchant où la raison la guide,Ne se perde jamais dans une scène vide.
III. — Dénoûment.
441. Qu’est-ce que le dénoûment dramatique ?
Le dénoûment dramatique (καταστροφή) est le point où aboutit et se résout l’intrigue ; c’est la cessation des difficultés, la fin de l’action. Le dénoûment a lieu lorsqu’un événement particulier démêle le nœud, lorsqu’un incident termine la pièce. C’est la partie la plus difficile de la tragédie : elle demande plus d’art dans le drame sérieux que dans l’épopée. Un bon dénoûment peut sauver un pièce faible, et peut beaucoup pour le succès de la meilleure.
442. En quoi consiste l’art du dénoûment ?
L’art du dénoûment consiste à le préparer sans l’annoncer. Le préparer, c’est disposer l’action de manière que ce qui le précède le produise naturellement et sans effort. Dans une tragédie, il doit être contenu dans l’exposition comme dans son germe. Il y a, dit Aristote, une grande différence entre les incidents qui naissent les uns des autres, et des incidents qui viennent simplement les uns après les autres. C’est peu que le dénoûment vienne après les incidents, il faut qu’il naisse des incidents mêmes, et qu’il en résulte comme l’effet de sa cause. Mais ce n’est pas assez qu’il soit amené, il faut encore qu’il soit imprévu, parce que l’intérêt ne se soutient qu’autant que l’âme est suspendue entre la crainte et l’espérance. Le dénoûment doit être le passage d’un état certain à un état déterminé. La fortune des personnages intéressés dans l’intrigue est, durant le cours de l’action, comme un vaisseau battu par la tempête : on le vaisseau fait naufrage, ou il arrive au port : voilà le dénouement.
Dans la comédie, le dénoûment n’est, pour l’ordinaire, qu’un éclaircissement qui dévoile une ruse, qui fait cesser une méprise, qui détrompe les dupes, qui démasque les fripons, et qui achève de mettre le ridicule en évidence. Il doit, comme dans la tragédie, être, préparé, neutre du fond du sujet et de l’enchaînement des situations ; mais il a cela de particulier, qu’il n’a pas toujours besoin d’être imprévu : souvent même il n’est comique qu’autant qu’il est annoncé.
443. Le dénoûment ne demande-t-il pas d’autres qualités ?
Le dénoûment doit encore être frappant et rapide, moral, enfin complet ou achevé.
Le dénoûment tragique doit être la partie de la pièce où dominent par-dessus tout la passion et le sentiment : on doit le sentir s’approcher, par la chaleur qui s’accroît et qui pénètre insensiblement le spectateur, ainsi que par les scènes qui mettent en présence tous les acteurs. Il ne faut point de longs discours, de froide raisonnements, de vain étalage d’esprit ou de génie, au milieu de ces événements imposants et tragiques qui terminent les grandes révolutions de la fortune et de la vie humaine : c’est là, plus qu’ailleurs, que le poète doit se montrer simple, grave, pathétique, et ne parler que le langage de la nature. De plus, le dénoûment dramatique doit être moral. Il aura cette qualité dans la tragédie, lorsque nous verrons la justice, l’innocence et la vertu, longtemps menacées et persécutées, soit par le sort, soit par les hommes, sortir triomphantes du danger ou du malheur où elles ont gémi. La joie que cette révolution cause est encore plus vive si, en même temps que l’innocence triomphe, on voit le crime succomber, comme dans Athalie. Le dénoûment doit achever de rendre le vice méprisable, et surtout se garder d’attaquer la vertu ou de la confondre avec le crime. Enfin, le dénoûment doit être achevé ou complet, comme nous allons le voir en parlant de l’achèvement.
444. Que faut-il entendre par achèvement ?
L’achèvement ou complément dramatique est la conclusion qui suit l’événement par lequel l’intrigue est dénouée. Pour que l’action soit complète, il faut qu’elle soit entièrement achevée, c’est-à-dire que la curiosité du spectateur soit pleinement satisfaite, et qu’il sache, en se retirant, le sort et la situation des principaux personnages qui ont paru sur la scène.
Si l’achèvement a quelque étendue, il faut qu’il soit tragique, et qu’il ajoute encore aux mouvements de terreur ou de pitié que la catastrophe a produits. L’achèvement, qui doit être terrible ou touchant dans la tragédie, doit être plaisant dans la comédie, et d’une extrême vivacité. Pour peu qu’il soit lent, il est froid. C’est un défaut qu’on reproche à Molière.
445. De combien de manières peut se faire le dénoûment ?
Le dénoûment peut se faire de deux manières : par reconnaissance, lorsqu’un personnage, ou ne se connaît pas lui-même, ou ne connaît pas celui avec lequel il se trouve ; ou par péripétie, mot qui signifie révolution, lorsqu’il se produit un changement soudain de fortune.
446. Quand le dénoûment se fait-il par reconnaissance ?
Le dénoûment s’opère par reconnaissance (ἀναγνώρισις) lorsque le nœud, venant de l’ignorance de celui qui agit, est délié par la connaissance de ce qui était inconnu. C’est Iphigénie qui reconnaît son frère Oreste, et qui le sauve. Quand une scène de ce genre est conduite avec art, et placée dans une situation critique, elle produit un grand effet. Telle est la fameuse reconnaissance qui fait le fond du sujet de l’Œdipe-Roi, de Sophocle. — La reconnaissance est, dans le comique, une source de ridicules, comme elle est dans la tragédie une source de pathétique. Ainsi, c’est un fils dissipateur et un père usurier, qui, dans le prêteur et l’emprunteur qu’ils cherchent réciproquement, se rencontrent, comme dans l’Avare.
447. En quoi consiste le dénoûment par révolution ?
Le dénoûment a lieu par révolution ou par péripétie, lorsqu’il arrive, sur la fin de l’action, un événement qui change la face des choses, et qui fait passer le personnage intéressant du malheur à la prospérité, ou de la prospérité au malheur. C’est ainsi que dans Athalie, Joas est mis en possession de la couronne, grâce à Joad et à ses lévites. La révolution est ou heureuse, ou malheureuse, ou mixte. Si le dénoûment est heureux, comme dans Cinna, il conserve le nom de péripétie ; s’il est malheureux, c’est-à-dire si un ou plusieurs personnages périssent, comme dans Polyeucte, Britannicus, il prend le nom de catastrophe ; enfin, il est mixte, et la révolution est double, lorsqu’un personnage triomphe et que l’autre succombe, comme dans Athalie et Héraclius. Dans la première pièce, Athalie, et dans la seconde, Phocas, périssent ; dans la première, Joas, et dans la seconde, Héraclius, montent sur le trône.
Quoiqu’il soit très permis de donner à la tragédie un dénoûment heureux, cependant les dénoûments malheureux sont regardés par plusieurs auteurs comme plus favorables à la réussite d’une pièce ; et par le fait, les tragédies qui se terminent par une catastrophe sont beaucoup plus nombreuses que celles qui ont une péripétie pour conclusion.
IV. — Actes et scènes.
448. Faites connaître la division matérielle du drame.
Outre la division naturelle dont nous venons de parler, le drame moderne], comme le drame latin, présente une division matérielle en actes et en scènes. Établie pour empêcher l’attention du spectateur de s’épuiser, en présentant de temps en temps des repos à l’esprit, cette division ne doit jamais nuire à l’unité générale du drame. Du reste, ce n’est pas seulement dans la composition générale de la fable que l’unité d’action doit être soigneusement maintenue ; elle doit présider à chacun des actes, à chacune des scènes qui composent la pièce.
449. Qu’est-ce qu’un acte dans le drame ?
Un acte, comme son nom l’indique, est un degré, un pas de l’action. C’est une partie du drame renfermant une action subordonnée qui sert de moyen pour arriver à une fin ultérieure, qui suppose d’autres actions avant ou après, et qui fait partie essentielle de l’action principale. Ainsi, dans la tragédie de Polyeucte, l’action du poème est le martyre de Polyeucte ; mais cette action en suppose nécessairement d’autres, qui ont dû la précéder et la préparer. Polyeucte veut sortir, et sort malgré Pauline, pour se faire baptiser : c’est une action qui fait la matière du premier acte. On ordonne un sacrifice aux faux dieux ; Polyeucte prend la résolution d’y aller, et y fait ce qu’il avait médité : c’est le second acte, ou la seconde action préparatoire. Néarque, ami de Polyeucte, est puni dans le premier instant de la fureur de Félix : c’est une troisième action. Elle est suivie d’une quatrième qui contient les efforts inutiles de Pauline et de Félix contre la fermeté de Polyeucte, c’est le quatrième acte. Enfin, dans le cinquième acte, c’est le jugement de Polyeucte qui est livré à la mort. On voit clairement que chaque acte contient une action secondaire, et que toutes ces actions tendent de près ou de loin, médiatement ou immédiatement, à une fin commune. C’est par cette division de l’action totale en degrés que doit commencer le travail du poète, soit dans la tragédie, soit dans la comédie, lorsqu’il en médite le plan. Les actes sont séparés les uns des autres par un entr’acte ou intermède, et ils se divisent en scènes.
450. Quelle doit être la gradation dans la marche de l’action ?
Le progrès de l’action doit être sensible d’acte en acte,
de scène en scène, comme on peut le voir par l’examen
des meilleures pièces de notre théâtre, et en
particulier de Polyeucte, d’Athalie, de Cinna,
du Misanthrope. Cette gradation doit
être rigoureusement observée. Car, si l’action se repose
deux scènes de suite dans le même point, elle se
refroidit. Il faut qu’elle chemine comme l’aiguille
d’une pendule. Le dialogue marque les secondes, les
scènes marquent les minutes, les actes répondent aux
heures. C’est pour n’avoir pas observé ce progrès
sensible et continu, que l’on s’est si souvent trouvé à
froid. On espère remplir les vides par des détails
ingénieux : mais l’intérêt languit ; et l’on peut dire
de l’intérêt ce qu’un poète a dit de l’âme, que
c’est un feu qu’il faut nourrir, et qui
s’éteint s’il ne s’augmente
.
451. Qu’est-ce que l’entr’acte ?
L’entr’acte ou intermède est l’intervalle qui, dans la représentation d’une pièce de théâtre, en sépare les actes, et donne du relâche à l’attention des spectateurs. C’est cet espace de temps pendant lequel les personnages, entraînés hors de la scène par des circonstances qui doivent être connues des spectateurs, sont censés agir loin du théâtre. Chez les Grecs, le théâtre n’était jamais vide, et l’intervalle était occupé par les chœurs. Dans le théâtre moderne, il y a un repos absolu dans l’intermède. Ce repos, toutefois, n’existe que pour le spectateur, et non pas pour l’action, qui ne laisse pas de continuer hors du lieu de la scène. En effet, il faut que l’on croie les acteurs occupés dans l’entr’acte ; et le poète, dans le plan de la pièce, en divisant son action, doit la distribuer de façon qu’elle continue d’un acte à l’autre et que l’on sache ou que l’on suppose ce qui se passe dans l’intervalle.
452. L’entr’acte n’est-il pas favorable à la vraisemblance et à l’intérêt ?
Il est facile de comprendre, après ce que nous avons dit, quelle est la facilité que l’entr’acte donne à l’action, soit du côté de la vraisemblance, soit du côté de l’intérêt.
L’action théâtrale a souvent des longueurs inévitables, des détails froids et languissants, dont on ne peut la dégager ; et le spectateur, qui veut être continuellement ému ou agréablement occupé, ne redoute rien tant que ces scènes stériles. Il veut pourtant que tout arrive comme dans la nature, et que la vraisemblance amène l’intérêt : or, le poète les concilie, en n’exposant aux yeux que les scènes intéressantes, et en dérobant dans l’entr’acte toutes celles qui languiraient. — Il y a dans la nature une foule de choses dont l’exécution est impossible sur la scène, et dont l’imitation manquée détruirait toute illusion. C’est dans l’entr’acte qu’elles se passent : le poète le suppose, le spectateur le croit. — Enfin, un autre avantage attaché à l’entr’acte, c’est de donner aux événements qui se passent hors du théâtre un temps idéal un peu plus long que le temps réel du spectacle. C’est ainsi qu’on étend à un jour entier la durée d’une action dont la représentation ne dure guère que trois heures.
453. Qu’appelle-t-on scènes, et comment chaque scène doit-elle être caractérisée ?
L’action secondaire que comprend chaque acte doit avoir, comme l’action principale, un commencement, un milieu et une fin. L’acte doit donc être composé de plusieurs parties ; et ces parties portent le nom de scènes. Chaque scène est caractérisée par l’entrée ou la sortie des différents personnages qui ont part à l’action, soit en conseillant, soit en ordonnant, soit en exécutant.
454. Comment les scènes doivent-elles être conduites ?
La perfection de l’art dramatique demande que les scènes, naturellement amenées l’une par l’autre, soient si bien liées, qu’elles ne paraissent faire qu’un seul et même tout, et qu’on ne puisse en détacher aucune sans rompre et détruire entièrement le tissu de l’ouvrage. Pour réussir à cet égard, il y a deux règles essentielles à observer.
La première est que durant le cours d’un acte, le théâtre ne reste jamais vide. Par conséquent, les personnages qui paraissent dans une scène ne doivent jamais se retirer tous à la fois, pour faire place à d’autres qui recommencent une nouvelle scène indépendante de la première : il en résulterait une lacune ou une interruption totale dans la représentation, qui mettrait réellement fin à l’acte ; car, dès que la scène est vide, l’acte est terminé. Il faut, au contraire, que lorsqu’un acteur parait, il en trouve un autre sur le théâtre, et qu’il lui parle. S’il ne lui parle pas, il doit le voir ; s’il ne le voit pas, il doit en être vu.
La seconde règle demande qu’aucun acteur n’entre ni ne sorte sans raison, et sans que le spectateur soit instruit immédiatement, ou au moins dans le courant du drame, des motifs qui l’y déterminent. Rien, en effet, n’est plus contraire à l’art, que de faire paraître un acteur sans qu’on aperçoive aucune raison de sa présence, si ce n’est que le poète en avait besoin précisément en ce moment-là ; ou de le faire sortir sans autre motif que le bon vouloir de l’auteur qui n’avait plus rien à lui faire dire, puisque la perfection du drame consiste à faire en sorte qu’à la représentation tout se passe, autant qu’il est possible, comme se passeraient des événements réels. L’intérêt doit augmenter de scène en scène :
Que le trouble croissant toujours de scène en scène,A son comble arrivé » se débrouille sans peine.
455. Quel doit être le nombre des actes et des scènes ?
Horace a fixé à cinq le nombre des actes pour toute espèce de pièce dramatique.
Neve minor, neu sit quinto productior actuFabula quæ posci vult, et spectata reponi.
Cette division, en usage chez les Romains, a été généralement adoptée par les modernes. La plupart des chefs-d’œuvre dramatiques de nos grands poètes sont en cinq actes. Nous avons aussi quelques pièces excellentes en trois actes, par exemple : Esther, les Plaideurs. Il existe même des comédies en un acte, comme les Précieuses ridicules. En général, un ou deux actes ne suffisent pas, dans la tragédie, pour produire une impression assez profonde ; et des critiques ont remarqué qu’on ne trouve aucun drame remarquable en quatre actes ou en six.
Comme à la fin de chaque acte il y a dans la représentation un repos absolu, il faut que le poète ait grand soin de faire tomber ce repos à une place convenable, c’est-à-dire à un moment où une action sur la scène doive être naturellement suspendue, et où l’on puisse supposer que se passe tout ce qu’on ne représente pas sur le théâtre.
Quant à la durée, il suffit qu’il n’y ait pas entre les actes une inégalité trop sensible ; et l’étendue de chacun se trouve ainsi proportionnée à celle de la pièce qui, chez nous, peut aller de douze à dix-huit cents vers.
Le nombre des scènes n’est point déterminé dans les actes. Il peut varier de deux à douze, suivant la nature et les besoins de l’action.
456. Que faut-il penser de la division en cinq actes ?
L’usage établi de donner cinq actes à la tragédie n’est ni assez fondé pour faire loi, ni assez dénué de raison pour être banni du théâtre. Quand le sujet peut les fournir, cinq actes donnent à l’action une étendue avantageuse ; de grands événements y trouvent place ; de grands intérêts et de grands caractères s’y développent en liberté ; les situations s’amènent, les accidents s’annoncent ; les sentiments n’ont rien de brusque et de heurté ; le mouvement des passions a tout le temps de s’accélérer, et l’intérêt de croître jusqu’au dernier degré de pathétique et de chaleur. On a éprouvé que l’âme des spectateurs peut suffire à l’attention, à l’illusion, à l’émotion que produit un spectacle de cette durée ; et si l’action de la comédie semble très bien s’accommoder de lu division en trois actes, l’action .de la tragédie semble préférer la division en cinq actes, à cause de sa majesté et des grands ressorts qu’elle vent faire agir. Mais le sujet peut être naturellement tel que, ne donnant lien qu’à deux ou trois situations assez fortes, il ne soit susceptible aussi que de deux degrés et de deux repos de l’action. Alors, faut-il abandonner ce sujet, s’il est pathétique, intéressant et fécond en beautés ? Ou faut-il le charger d’incidents et de scènes épisodiques ? Ni l’un ni l’autre. Mais il faut donner à l’action sa juste étendue, et suivre la loi de la nature, préférable à celle de l’art, sans se laisser enchaîner par l’usage.
457. Que doit renfermer le premier acte ?
Le premier acte, que les anciens appelaient protase parce qu’il contient la proposition du sujet, doit exposer avec clarté et intérêt la chose dont il s’agit. Ainsi, dans Cinna, Émilie, ouvrant la scène, annonce la fureur de se venger. Elle aime Cinna, mais elle ne lui donnera sa main qu’à la condition qu’il assassinera Auguste :
Quoique j’aime Cinna, quoique mon cœur l’adore,S’il veut me posséder, Auguste doit périr ;Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Une introduction frappante produit un effet très heureux ; mais tous les sujets n’en sont pas susceptibles.
En second lieu, le premier acte doit faire connaître tous les acteurs avec leurs caractères. On les fait connaître en les faisant paraître eux-mêmes, comme dans Cinna, où l’on montre Émilie, Cinna, Fulvio, Évandre, etc., ou en les désignant indirectement, mais du côté qui peut avoir rapport à l’entreprise. Ainsi, dans le premier acte de Cinna, on fait le portrait d’Auguste, qu’on n’a point encore vu, et on le peint comme un usurpateur qui a fait mourir le père d’Émilie ; on peint de même Livie comme une princesse qui a beaucoup d’empire sur Auguste, et enfin Maxime qui s’est chargé du second rôle de la conjuration. Dans Polyeucte, Sévère est annoncé au premier acte, quoiqu’il ne paraisse qu’au second. Sans cette précaution, on serait surpris de voir, à la fin de la pièce, des personnages dont on n’aurait point entendu parler.
En troisième lieu, le nœud doit être commencé dans le premier acte, et le dénoûment préparé, sans cependant que cette préparation soit trop sensible. Le nœud, dans Cinna, est de savoir si Cinna tuera Auguste, son bienfaiteur, pour obéir à Émilie. Le dénoûment est Auguste conservé, et pardonnant à Cinna, par le conseil de Livie ; ce qui est préparé par ces mots d’Émilie :
…… Je vais donc chez Livie,Puisque dans ton péril il me reste un moyenDe faire agir pour toi son crédit et le mien.
458. Quelle sera la progression des autres actes ?
A mesure que le drame avance, c’est-à-dire dans le second, le troisième et le quatrième actes, l’intrigue doit faire de continuels progrès, le nœud se serrer de plus en plus, l’action marcher sans cesse afin que l’inquiétude du spectateur, entremêlée de temps en tempe de joie et d’espérance, aille toujours en croissant. Ainsi, dans Cinna, la conjuration formée, tous les conjurés sont contents. Dans ce moment, Auguste mande les principaux d’entre eux : quelle alarme ! il leur demande conseil s’il quittera l’empire : les alarmes cessent ; mais l’intérêt ou la curiosité en prend la place. Cinna, voyant la générosité d’Auguste, ne veut plus l’assassiner : on espère pour Auguste. Mais Émilie ramène Cinna à la conjuration ; il y court comme un furieux : le trouble augmente. La conjuration est découverte ; on croit tout perdu : Auguste accorde la grâce, et le cœur reprend son assiette et sa tranquillité.
Le cinquième acte est la place du dénoûment de · l’intrigue. Il doit être le plus vif de tous, parce que, plus le spectateur a attendu, plus il est impatient. Si on le peut, le dénoûment doit avoir lieu à la dernière scène.
§ III. — Des personnages dramatiques.
459. Qu’y a-t-il à considérer relativement aux personnages dramatiques ?
Dans le drame, ce sont les personnages qui fixent principalement l’attention du spectateur. Celui-ci s’identifie, pour ainsi dire, avec eux ; il parait ressentir leur bonheur ou leurs peines. Il est donc de la plus haute importance que le poète, en les faisant agir, s’applique à les représenter tels qu’ils doivent être. Le nombre n’en est pas déterminé ; il suffit qu’il ne s’en trouve pas d’inutiles. Parmi ces personnages, il y en a un qui est toujours dominant, et pour lequel les autres paraissent sur la scène : c’est celui qui forme l’entreprise ou qui en est l’objet. L’intérêt principal doit rouler sur lui. C’est lui qu’il faut mettre en relief, et qu’il importe de peindre avec les plus vives couleurs.
460. Que faut-il observer pour bien peindre les personnages ?
Si le poète dramatique veut bien représenter ses ; personnages, s’il veut les peindre convenablement, et les rendre vraiment intéressants, il doit considérer avec attention les mœurs et caractères et les paroles.
461. Quels doivent être les caractères et les mœurs dramatiques ?
Nous ne reviendrons pas ici sur ce qu’il faut entendre par caractères et mœurs poétiques, ni sur les définitions que nous avons données des qualités qui leur conviennent. Dans le drame comme dans l’épopée, les caractères doivent être, sinon toujours grands, ce qui convient peu à la comédie, au moins vrais et soutenus. Les mœurs doivent être locales, bonnes, convenables, ressemblantes et variées. Par conséquent, les mœurs du drame sont les mêmes que celles du poème épique, aux différences près toutefois qu’exigent l’étendue et la durée de l’action. L’épopée demande que le passage d’un état de fortune à l’autre, ou, si l’on veut, de la cause à l’effet, soit progressif et assez lent pour donner aux incidents le temps de se développer. Les passions qu’elle emploie ne doivent donc pas être des mouvements rapides et passagers, mais des sentiments vifs et durables, comme le ressentiment des injures, le désir de la gloire, l’amour de la patrie, etc.
462. Qu’est-ce que le dialogue dramatique ?
Le dialogue dramatique est un entretien entre plusieurs personnages d’une pièce de théâtre, ou la manière dont conversent les acteurs qu’un poète met en scène. Dans le drame comme dans l’épopée, le dialogue a pour objet une action, et non une vérité, comme le dialogue philosophique. Horace défend d’employer quatre personnages dans un dialogue :
…… Nec quarta loqui persona laboret.
En effet, la raison et l’expérience nous apprennent qu’un entretien, pour être intéressant, ne doit avoir lieu qu’entre deux personnages ou entre trois au plus ; encore dans ce dernier cas, s’en trouve-t-il un qui prend généralement peu de part à la conversation.
463. Quelles doivent être les qualités du dialogue ?
Pour bien dramatiser un sujet, il faut savoir dialoguer.
Bien dialoguer, c’est répondre, et répondre d’une manière naturelle et logique. Or, le dialogue a deux formes et deux espèces : il est soutenu, quand l’acteur développe ce qu’il pense en un discours suivi, et que l’acteur opposé approuve ou combat ses arguments, en une réplique suivie, d’une certaine étendue. Cette espèce, ordinaire à nos théâtres, n’est pas si commune à celui des Grecs. Ils usent fréquemment du dialogue coupé, qui répond mot par mot, vers par vers. En cela plus imitateurs que nous de la nature, voici comment ils commencent leurs scènes. Le dialogue coupé engage d’abord le sujet, et quand les esprits échauffés ont besoin de se répandre en prétextes ou en raisons, alors ils prolongent la discussion en discours suivis, dont la solidité remplit le milieu de l’entretien ; et la conclusion la ferme par un nouveau dialogue vif et coupé. Cette marche est conforme aux vrais sentiments de l’esprit humain ; elle sert à la variété des effets, et si nous l’eussions plus longtemps suivie, on n’eût pas en lieu de reprocher à nos scènes l’uniformité de leur coupe, et la langueur traînante qui les refroidit. Les Italiens, et surtout Alfieri, paraissent n’avoir pas négligé cette règle. Il est par trop évident que les acteurs ne doivent rien dire qui n’aille directement à l’action, et qui ne réponde précisément à ce qu’un autre a dit, si ce n’est dans le cas d’un grand malheur ou d’une grande passion. Ainsi, le dialogue doit être rapide, animé, naturel, suivi et coupé à propos.
Corneille, de tous nos tragiques, est l’auteur dont les personnages se répondent le mieux dans les deux espèces de dialogue. Dans le comique, Molière est un modèle accompli dans l’art de dialoguer comme la nature ; on ne voit pas dans toutes ses pièces un seul exemple d’une réplique hors de propos.
464. Qu’est-ce que le monologue ?
Le monologue est le discours d’un personnage resté seul sur le théâtre où il se parle à lui-même. Le monologue ne doit pas être, comme chez les Grecs et les Romains, le récit d’un événement ou l’annonce de ce qui doit arriver, puisque nos drames n’ont pas de chœur, mais l’expression d’un combat intérieur, où le personnage paraisse irrésolu et délibérant avec lui-même sur ce qu’il doit faire, ou le résultat d’une passion violente.
465. Quel doit être le monologue ?
Le monologue doit être court, sous peine de manquer de vraisemblance et de ralentir l’action. On ne peut lui donner une certaine étendue que dans le cas où le personnage est accablé sous le poids d’une grande infortune ou en proie à une grande agitation. Un homme tranquille se contente de penser, de réfléchir : ce n’est que lorsqu’il sent un grand trouble au dedans de lui-même qu’il éclate, qu’il marche à grands pas, qu’il fait des gestes et prononce des paroles. Tel est le monologue d’Agamemnon, dans Racine, lorsqu’il délibère tout haut s’il immolera ou non Iphigénie. Il y a alors une espèce de dialogue de deux hommes en un seul. Le roi et le père se disputent leurs droits entre eux ; l’un veut immoler, l’autre ne le veut pas.
Nous citerons comme modèle le fameux monologue d’Auguste : Ciel ! etc.
Article II.
Du genre tragique
466. Que comprend le genre tragique ?
Le genre tragique ou genre sérieux comprend trois espèces de compositions dramatiques : la tragédie proprement dite, la tragédie populaire ou drame bourgeois, et la tragédie lyrique ou opéra. Nous allons faire connaître dans les trois paragraphes suivants le caractère propre et distinctif de chacune de ces pièces.
§ I. — De la tragédie proprement dite.
467. Qu’est-ce que la tragédie ?
La tragédie (τράγος, bouc, ᾠδὴ, chant, parce que dans l’origine le prix de ce poème était un bouc), est la représentation d’une action héroïque propre à exciter la terreur, la pitié, l’admiration, et, en général, tout sentiment grand, noble et généreux.
Cette définition indique suffisamment quelles sont les qualités nécessaires à la tragédie, et le but qu’elle doit se proposer.
468. Que faut-il pour que l’action soit héroïque ?
Pour que l’action tragique soit héroïque, il faut qu’elle soit l’effet d’une qualité de l’Âme portée à un degré d’élévation extraordinaire. L’héroïsme est un courage, une valeur, une générosité qui est au-dessus des âmes vulgaires. C’est Auguste qui pardonne à Cinna ; c’est Héraclius qui veut mourir pour sauver Martian, son ami ; c’est Pulchérie, qui dit à l’usurpateur Phocas avec une fierté digne de sa naissance :
Tyran, descends du trône, et fais place à ton maître.
L’action tragique est encore héroïque par elle-même, ou par le caractère de ceux qui la font. Elle est héroïque par elle-même quand elle a un objet grand et noble, comme d’acquérir un trône, de sauver une nation, de se vaincre soi-même dans l’accès d’une violente passion. Ainsi, dans les Horaces, le sort de Rome est entre les mains de trois combattants ; dans Iphigénie en Aulide, la Grèce assemblée demande le sang de la fille d’Agamemnon. Elle est héroïque par le caractère de ceux qui la font, quand les personnages qui agissent ou contre lesquels on agit sont des rois, des princes, des hommes illustres par leur rang ou leurs dignités, ou fameux dans l’histoire par le grand rôle qu’ils ont joué sur la scène du monde ; ou bien si les acteur sont d’un rang moins illustre, ils doivent se distinguer par quelque qualité portée à un degré extraordinaire, comme la générosité, la fermeté, le courage. C’est ainsi que Corneille a donné aux Horaces la valeur, la magnanimité et l’orgueil national, de manière h les élever à la hauteur de l’héroïsme nécessaire à la tragédie. Avec une action aussi grande et aussi noble, le poète monte ses idées et son style au niveau de ses personnages, et les moindres détails y prennent de la dignité.
469. L’action tragique est-elle nécessairement sanglante ?
Ce n’est point une nécessité, dit Racine, qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions en soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. Ainsi, ce que demande la scène tragique, c’est que l’action, par les diverses circonstances dont elle est accompagnée, par la situation où se trouvent les principaux personnages, remue fortement le cœur, et l’agite avec véhémence. Or, aucune action théâtrale ne peut produire cet effet si elle n’est terrible, touchante, digne d’admiration, si elle ne nous offre un malheur assez grand pour nous effrayer et nous attendrir, ou une action assez illustre pour exciter en nous de nobles et généreux sentiments. La terreur, la pitié, l’admiration, tels sont, par conséquent, les sentiments que doit exciter la tragédie : ils en sont tout à la fois la base et l’objet, parce que ce sont les trois plus grands ressorts qui paissent être mis en jeu pour émouvoir notre âme.
470. Comment le poète tragique excite-t-il la terreur ?
La terreur est un trouble de l’âme craignant qu’il n’arrive quelque malheur. Ce sentiment, le plus tragique et le plus agissant sur les fortes âmes des peuples de l’antiquité, a ses germes profonds dans le cœur de l’homme. La terreur sert à le pénétrer de l’horreur des crimes, à la vue du châtiment des scélérats et des oppresseurs du monde. Le poète tragique doit, pour exciter ce sentiment dans notre âme à l’égard du personnage auquel nous nous intéressons, nous le faire voir dans une situation où il soit menacé d’un grand malheur, où sa vie soit en danger. Telle est, dans la tragédie de Rodogune, la situation d’Antiochus et de Séleucus, son frère ; telle est encore celle d’Hippolyte, lorsque Thésée invoque contre lui la colère de Neptune.
471. De quelle manière la pitié peut-elle être mise en jeu ?
La pitié est le sentiment d’une âme qui s’attendrit sur les malheurs d’autrui. C’est de la compassion que relève la noblesse humaine : c’est elle qui rattache nos cœurs aux intérêts de nos semblables, à la prospérité de nos villes, à tous les mouvements de la société publique. La noblesse de ce sentiment le rend digne de la tragédie ; et lorsque celle-ci se propose de le mettre en jeu, elle manifeste pleinement son utilité morale. Si le poète tragique peint vivement par l’expression ou représente par l’action même le malheur du personnage pour lequel on s’intéresse, il ne manquera pas d’exciter la pitié dans l’âme du spectateur. C’est ainsi que Racine sait si bien nous attendrir sur le sort du jeune Joas, par la vive peinture du danger où il se trouva, lorsque la cruelle Athalie fit massacrer tous les princes de la race de David ; et sur la situation d’Andromaque, lorsque Pyrrhus, fils du meurtrier de son époux, lui laisse le triste choix de l’épouser ou de voir périr son fils. L’Œdipe-Roi de Sophocle est aussi un des sujets les plus attendrissants de la pitié tragique.
472. Par quel moyen peut-on produire l’admiration ?
Le caractère de grandeur, de noblesse et d’élévation que nous avons demandé pour l’action tragique, constitue le troisième ressort de la tragédie. Les actions communes, en effet, les qualités vulgaires ne suffisent pas pour ce genre de poème ; il faut des caractères élevés, des sentiments nobles et généreux, en un mot, des personnages héroïques. Il n’appartient qu’aux véritables héros d’exciter l’admiration, dit Geoffroy, tandis que le premier malheureux peut produire la pitié et le dernier des scélérats la terreur. L’admiration est le plus noble des sentiments que la poésie puisse inspirer aux Âmes honnêtes. Comme exemple de ce genre appelé admiratif, on peut citer, après Lemercier, la piété courageuse d’Antigone, dans Sophocle, et surtout cet admirable dialogue entre le martyr Polyeucte, qui refuse de sacrifier aux idoles, et le gouverneur païen :
Je suis chrétien. — Impie !Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.— Je suis chrétien. — Tu l’es ? ô cœur trop obstiné !— Où le conduisez-vous ? — A la mort. — A la gloire !Chère Pauline, adieu, conservez ma mémoire.
Eschyle et Corneille sont les deux poètes tragiques qui ont le mieux réussi à produire l’admiration : ils agrandissent leurs personnages en leur inspirant toujours une vertu, une force, ou une volonté à laquelle toutes les autres affections sont subordonnées.
473. Comment faut-il employer ces ressorts ?
Le succès d’une tragédie dépend en grande partie de l’art avec lequel la terreur, la pitié, l’admiration y sont excitées, et du degré auquel ces sentiments y sont portés. Ainsi, le poète doit s’attacher à les graduer depuis le commencement de l’action jusqu’au dénoûment. Il faut que le péril où se trouve son héros, le malheur qu’il éprouve, la grande action qu’il fait, soient présentés de manière que les incidents qui suivent les rendent plus terribles, plus attendrissants, plus admirables qu’ils ne l’étaient dans les incidents qui ont précédé, afin que la terreur, la pitié, l’admiration croissent toujours jusqu’à ce qu’elles soient parvenues à leur comble. Cela n’empêche pas cependant, comme nous l’avons dit précédemment, qu’on ne puisse, qu’on ne doive même entrelacer les situations de quelques moments de joie et d’espérance qui relèvent l’âme pour la faire retomber avec plus de force.
474. Quel sera l’effet moral de la tragédie ?
Le but que la tragédie doit se proposer est de perfectionner la sensibilité, de corriger les mœurs et de ramener au bien par la terreur, la pitié et l’admiration. Les poètes peuvent et doivent même représenter l’homme vertueux aux prises avec l’infortune, parce que c’est une situation dans laquelle il ne se trouve que trop souvent ici-bas ; mais il faut qu’ils s’appliquent à nous le faire aimer. Dans une tragédie, la vertu peut paraître malheureuse ; mais au dénoûment, on ne doit jamais voir le vice triomphant et parfaitement heureux. Lors même que les méchants sont représentés comme obtenant les succès qu’ils désirent, on montre toujours le châtiment que le ciel leur réserve ; et on présente le malheur sous une forme ou sous une autre, comme la suite inévitable du crime. L’amour et l’admiration pour les hommes vertueux, la compassion pour les infortunés, l’indignation pour les auteurs de leurs maux, la défiance dans la prospérité, voilà les sentiments que doit en général présenter la tragédie.
475. Qu’entendez-vous par passions tragiques ?
Les passions sont des mouvements, des agitations que l’âme
éprouve pour ou contre un objet, une action quelconque,
comme l’amour, la haine, la crainte, l’ambition,
l’espérance, le désir, etc. La tragédie est le domaine des
passions. Nous y allons pour être émus par la représentation
vive de ces sentiments de l’âme, et quelque habileté que le
poète ait déployée dans la disposition de son sujet, quelque
morales que puissent être ses intentions, quoique élégance
qu’il ait mise dans son style, s’il échoue dans la peinture
des passions, tout son mérite est perdu ; sa pièce nous
laisse froids et mécontents. Les passions dramatiques
doivent être en conformité avec la nature humaine, et en
harmonie avec les temps, les pays et les données fournies
par l’histoire. De plus, elles doivent s’adresser à l’esprit
et non aux appétits grossiers, s’éloigner des excès qui les
empêcheraient de plaire, et ne pas chercher à « frapper fort
pour la multitude plutôt que de frapper juste pour les gens
instruits »
. Cette maxime, qui était celle de Voltaire, est
bien plus encore celle des romantiques, qui ne veulent que
des commotions violentes, des terreurs pénibles, des
empoisonnements, des assassinats, etc. Enfin, il n’est
jamais permis, sous prétexte de moralité, de dérouler des
turpitudes dégoûtantes, ni de faire sans cesse appel aux
passions criminelles et dégradantes.
476. Quelles sont les passions les plus dramatiques ?
La scène tragique est généralement ouverte à toutes les grandes passions. C’est là le lieu où elles doivent se montrer avec tous les malheurs, toutes les misères qui en sont les suites funestes. Or, la colère, la vengeance, l’ambition, l’amour, se disputent tour à tour le premier rang parmi les passions du cœur humain. Les trois dernières surtout sont regardées comme les plus théâtrales, parce qu’elles paraissent fondées sur un principe de générosité et de grandeur : la vengeance sur la droiture et l’honneur, l’ambition sur le désir de la gloire, enfin, l’amour qui, lorsqu’il est chaste et légitime, est intéressant dans sa cause et dans son principe, et dont on doit montrer les suites funestes lorsqu’il est désordonné et coupable.
477. L’amour est-il nécessaire à la tragédie ?
De toutes les passions qui fournissent des matériaux à la tragédie, celle qui joue le plus grand rôle sur le théâtre moderne, c’est l’amour. Cette passion, cependant, n’est nullement nécessaire à la tragédie : Athalie et Mérope sont des chefs-d’œuvre, quoique entièrement dépourvues d’intrigue amoureuse. Voltaire s’élève avec force contre l’usage continuel de cette passion dans la tragédie : Vouloir de l’amour dans toutes les tragédies, dit-il, me paraît un goût efféminé… L’amour n’est souvent chez nos héros que de la galanterie. Pour qu’il soit digne du théâtre tragique, il faut qu’il soit le nœud nécessaire de la pièce, et non qu’il soit amené forcément pour en remplir le vide. Il faut que ce soit une passion véritablement tragique, regardée comme une faiblesse et combattue par des remords. Il faut que l’amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux, ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu’il n’est pas invincible. Manzoni regarde les intrigues amoureuses comme plus nuisibles qu’utiles à la tragédie, parce que c’est un ressort trop commun et trop facile ; et Bossuet pense avec raison que, loin d’être propre à guérir le spectateur, la peinture de l’amour profane, même dans les tragédies honnêtes, est dangereuse pour les mœurs.
478. Les Grecs employaient-ils l’amour dans la tragédie ?
Sur le théâtre grec, cette passion était en quelque sorte inconnue. Il n’en est pas fait mention ailleurs que chez Euripide ; et encore cet auteur a-t-il été blâmé de son innovation par Aristophane et par ses contemporains. Cela tenait aux mœurs nationales des Grecs, à la séparation des sexes qui était établie chez eux beaucoup plus qu’elle ne l’est chez les nations modernes, et à l’habitude des femmes de mener une vie plus retirée, ce qui eût rendu le langage de l’amour déplacé sur la scène. D’ailleurs, l’usage ne permettant pas aux femmes de monter sur le théâtre, il n’y avait pas de comédiennes : les rôles de femmes étaient joués par des hommes masqués, et l’amour eût paru ridicule dans leur bouche.
479. Quels sont les rythmes propres à la tragédie ?
La tragédie a toujours parlé en vers. Les anciens avaient reconnu que la poésie dramatique exigeait un langage plus naturel que le poème lyrique et l’épopée ; et ils avaient pris pour la scène celui de leurs vers dont Je rythme approchait le plus de la prose. C’était le vers iambique de six pieds, tous iambes ou mêlés de spondées. Ce pied, dont la grande rapidité a fait donner le nom de trimètre au vers iambique, quoiqu’il soit comme l’hexamètre composé de six mesures, était très propre à faire arriver la voix des acteurs jusqu’aux extrémités d’un amphithéâtre qui contenait jusqu’à vingt mille spectateurs.
Chez nous, le vers alexandrin est le seul employé dans la tragédie.
480. Quel doit être le style de la tragédie ?
Le style de la tragédie doit avoir de la dignité, de la force et de la noblesse, mais sans enflure et sans affectation, avec une simplicité sans bassesse. C’est le style qui convient à des personnages de haute distinction. Supposez des monarques, des héros, des ministres, des hommes illustres qui sont à la tête d’un gouvernement quelconque, parlant aussi parfaitement qu’ils peuvent parler, soit lorsqu’ils discutent les intérêts de leur nation ou leurs intérêts particuliers, soit lorsqu’ils sont agités d’une violente passion, excités par un grand objet, et faites-les parler de même, vous aurez saisi le véritable style de la tragédie. Mais remarquez que ce n’est pas le poète qui parle, mais bien les personnages qui s’entretiennent de quelque affaire importante : par conséquent, quoique vous donniez à leur langage le rythme de la poésie, vous ne devez pas lui en donner l’enthousiasme et les transports. Ainsi, on doit rejeter les hyperboles, les comparaisons directes, les apostrophes aux êtres insensibles, excepté lorsque le personnage qui parle est sous l’impression d’une passion qui remplit toute son âme, ou dans un moment d’enthousiasme.
481. La variété n’est-elle pas nécessaire au style tragique ?
Le style tragique a divers tons, diverses nuances selon le caractère, les passions, la situation des personnages. Nous ferons comprendre cette vérité par des exemples. Ainsi, veut-on connaître le vrai langage des héros tragiques qu’enflamment l’amour de la patrie et une ardeur insatiable pour la gloire, qu’on écoute parler Horace dans la tragédie de Corneille (II. 2), lorsque Curiace, en le félicitant de ce que Home l’a nommé avec ses deux frères pour le combat, ne peut s’empêcher de lui témoigner ses craintes pour Albe, sa patrie. On peut voir aussi dans Iphigénie en Aulide (I. 2), comment s’exprime Achille brûlant d’aller se signaler sous les remparts de Troie, quoiqu’il sache que les dieux y ont marqué son tombeau. Pour avoir une juste idée du langage des grands souverains dans la tragédie, on peut voir sur quel ton Corneille (V. 1) fait parler Auguste à son favori, qui tramait une conspiration contre lui. Tout est grand dans ce morceau ; tout y est d’une simplicité sublime : il n’y a pas un seul mot à retrancher. C’est la vraie éloquence qui convient à la tragédie. Le discours que Racine met dans la bouche de Mithridate faisant part à ses enfants du dessein qu’il a formé d’aller attaquer les Romains dans Rome même (III. 1), est également admirable par la grandeur des sentiments et la richesse de l’élocution.
482. La tragédie n’admet-elle pas les descriptions et les narrations ?
Les descriptions font un très bel effet dans la tragédie ; mais il faut qu’elles soient liées au sujet, qu’elles y soient même nécessaires, et toujours dictées par le sentiment ou la passion. Un personnage qui décrit un objet, doit avoir un grand intérêt à le faire. On peut voir la description que Bérénice fait de Titus dans la tragédie de ce nom (I. 3), et celle que fait Andromaque de la prise de Troie (III. 8).
Les narrations que lait le poète pour instruire le spectateur de ce qui s’est passé avant l’action peuvent servir d’ornement dans la tragédie-. C’est pourquoi le style doit en être riche, brillant, animé, et surtout pathétique. On peut citer comme modèle celle d’Idoménée dans la tragédie de ce nom, par Crébillon (I. 2).
§ II. — De la tragédie populaire ou drame bourgeois.
483. Qu’est-ce que ta tragédie populaire ou drame bourgeois ?
La tragédie populaire, appelé aussi drame domestique ou bourgeois, ou simplement drame, est la représentation des événements les plus funestes et des situations les plus malheureuses de la vie commune. Le drame bourgeois se rapproche de la tragédie et de la comédie par le mélange des scènes tristes et gaies, ou par le ton uniformément sérieux qu’il garde quelquefois : car il y a deux espèces, l’une qui ne se compose que d’un sujet sombre dont le dénoûment se termine par le malheur ; l’autre qui varie son principal intérêt en y ajoutant des épisodes riants et dont le nœud pathétique se dénoue par le bonheur. Ce genre nouveau fut introduit sur notre scène par La Chaussée, vers 1732.
484. Le drame bourgeois peut-il être intéressant ?
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux,
a dit Voltaire ; et Marmontel remarque que celui-ci a son intérêt, son utilité et sa beauté.
Pour l’intérêt, il est facile d’en donner au drame. L’enfance, la vieillesse, l’infirmité dans l’indigence, la ruine d’une famille honnête, la faim, le désespoir, sont des situations très touchantes ; une grêle, une inondation, un incendie, une femme et ses enfants prêts à périr ou dans les eaux ou dans les flammes, sont des tableaux très pathétiques ; les hôpitaux, les prisons et la grève sont des théâtres de terreur et de compassion si éloquents par eux-mêmes, qu’ils dispensent l’auteur qui les met sous nos yeux d’employer une autre éloquence. Les malheurs domestiques, les événements de la vie commune, ont aussi l’avantage d’être plus près de nous, et, quoiqu’ils nous étonnent moins que les aventures des héros et des rois, ils doivent nous toucher plus vivement, et être plus intéressants pour le plus grand nombre.
485. Le drame peut-il avoir le mérite de l’utilité ?
Le drame peut offrir quelque utilité, lorsqu’à l’exemple de la tragédie, il place dans le cœur humain le ressort des événements et le mobile des actions. Que l’homme y soit malheureux par sa faute, en danger par son imprudence, jouet de sa propre faiblesse, victime de sa passion, ce genre, avec moins de splendeur, de dignité, d’élévation que la tragédie, ne laissera pas que d’avoir la bonté poétique et la bonté morale. Mais le drame est mauvais, parce qu’il ne présente ni intérêt, ni instruction, lorsqu’il roule sur des accidents dont l’homme est la victime sans en être la cause. Une calamité, un malheur domestique, un accident funeste qui vient d’une cause étrangère, ne .prouve rien, n’instruit rien et n’avertit de rien. Le spectateur en est affligé, mais d’une tristesse stérile et par conséquent pénible.
486. En quoi consiste la beauté du drame ?
Pour qu’un drame soit beau, il faut que le sujet soit pathétique et moral, populaire et décent, qu’il n’ait rien de trivial ni de romanesque ; la conduite de l’action doit être d’autant plus vive qu’elle n’est soutenue par aucun des prestiges de l’illusion théâtrale ; les mœurs bourgeoises et populaires y doivent être peintes sans grossièreté, sans bassesse, et pourtant avec l’air de la vérité ; le langage doit être simple, du ton de la chose et des personnages, mais correct, facile et pur, naïf, ingénieux, sensible, énergique lorsqu’il doit l’être, jamais forcé, jamais rampant, jamais plus haut que le sujet.
487. Quel doit être le style de la tragédie populaire ?
Le poète qui écrit comme on parle, écrit mal. La diction doit être naturelle, mais de ce naturel que le goût rectifie, où il ne laisse rien de froid, de négligé de diffus, de plat, d’insipide. Le langage même du peuple a sa grâce et son élégance, comme il a sa bassesse et sa grossièreté ; il a ses tours ingénieux et vifs, ses expressions pittoresques, ses figures éloquentes. Il aura sans doute sa pureté, quand le choix sera fait avec discernement. Le drame est en vers ou en prose.
488. Peut-on chercher à produire le plus d’effet possible ?
D’après certains auteurs dramatiques modernes, on doit viser à produire des émotions par tous les moyens possibles. Tout, dans les arts, devrait concourir à ce qu’ils appellent l’effet, c’est-à-dire à l’illusion et à l’émotion la plus forte ; et plus l’illusion serait complète et le spectacle pathétique, plus il nous serait agréable, quelque moyen que l’on eût pris pour nous tromper et pour nous émouvoir, quand même on serait allé chercher le caractère de ses personnages dans les cours d’assises et jusque dans les bagnes.
Cette opinion peut être celle d’un peuple sans délicatesse, qui ne demande qu’à être ému. Mais pour un monde éclairé, cultivé, et doué d’organes sensibles, le plaisir de l’émotion dépend toujours des moyens qu’on emploie : aussi fera-t-il peu de cas d’un drame qui, avec l’imitation et l’expression triviale de la douleur et de la plainte, avec des objets pitoyables, avec des cris, des larmes, des sanglots, l’aura physiquement ému.
§ III. — De la tragédie lyrique ou grand opéra.
489. Qu’est-ce que la tragédie lyrique ou grand opéra ?
La tragédie lyrique ou grand opéra est une tragédie faite pour être chantée. C’est un poème dramatique et lyrique où l’on réunit tous les charmes des beaux-arts dans la représentation d’une action, pour exciter, à l’aide de sensations agréables, l’intérêt et l’illusion. L’action que représente le grand opéra est héroïque et malheureuse, comme dans la tragédie ; de plus, elle est presque toujours merveilleuse. La musique joue le principal rôle dans l’opéra lyrique, puisque ce dernier ne se compose que de chant ou de récitatif, en opposition à l’opéra-comique qui admet le dialogue parlé.
490. Combien distingue-t-on d’espèces d’opéra lyrique ?
D’après notre définition, le merveilleux forme, sinon le caractère essentiel, au moins le caractère le plus général de ce poème, puisque l’action y est presque toujours merveilleuse. Ces expressions, cependant, donnent place au moins à un autre genre ; et, en effet, on peut distinguer deux espèces d’opéra lyrique : l’un pris dans l’hypothèse du merveilleux, et l’autre réduit à la simple nature.
491. Quelles sont les règles de l’opéra dépourvu de merveilleux ?
Dans ce système, qui est celui de Métastase, et qui s’est presque entièrement substitué à l’autre, le poète doit observer toutes les règles de la tragédie proprement dite, avec cette différence cependant que dans celle-ci, le danger et le malheur du personnage pour lequel on s’intéresse, croissent et redoublent de scène en scène, tandis que dans l’opéra l’action ne doit être affligeante ou terrible que par intervalles. L’espérance et la joie doivent y succéder souvent à la crainte et à la douleur, afin que les danses puissent y être amenées avec vraisemblance. L’opéra ne veut point de ces intrigues compliquées qui exigent de la part du poète de très grands efforts d’imagination, et de la part du spectateur une grande contention d’esprit ; mais il demande une intrigue nette, facile à nouer et à dénouer, des incidents qui ne soient pas trop multipliés et qui naissent d’eux-mêmes, un intérêt vif et touchant, mais qui, par intervalles, laisse respirer l’âme.
492. Donnez une idée de l’opéra qui est fondé sur le merveilleux.
Le système fondé sur le merveilleux fut celui de l’opéra français, inventé par Quinault et perfectionné par son inventeur. C’est le divin de l’épopée mis en spectacle. Le caractère de l’épopée est de transporter la scène de la tragédie dans l’imagination du lecteur. Là, profitant de l’étendue de son théâtre, elle agrandit et varie ses tableaux, se répand dans la fiction, et manie à son gré tous les ressorts du merveilleux. Dans l’opéra, la muse dramatique à son tour jalouse des avantages que la muse épique a sur elle, essaie de marcher son égale ou plutôt de la surpasser, en réalisant pour les yeux, et on plaçant sur la scène avec toute la pompe du merveilleux, ce qui, dans les récits, ne se peint qu’en idée. Elle demande pour varier et embellir ce brillant spectacle, les mêmes licences que la muse épique s’est données ; et appelant à son secours la musique, la danse, la peinture et toutes sortes de décorations en machines et en habits, elle nous fait voir, par une magie nouvelle, les prodiges que sa rivale ne nous a fait qu’imaginer. Telle est l’idée qu’on peut se faire d’un spectacle qui réunit les prestiges de tous les arts et de toutes les inventions de l’homme.
493. En quoi consiste le merveilleux dans l’opéra ?
Le merveilleux de l’action dans l’opéra consiste dans l’intervention de quelque divinité ou de quelque être surnaturel qui se mêle parmi les personnages dans les événements extraordinaires, dans les décorations les plus magnifiques, dans la pompe la plus éblouissante. On y voit au nombre des acteurs les dieux du ciel, de la terre, des enfers ; des ombres, des démons, les furies, les habitants du Ténare, ainsi que tous ces êtres fantastiques dont l’imagination a peuplé la terre et les mers. La mythologie et la féerie sont donc les : sources où la muse lyrique va puiser ce merveilleux quelle étale, pour plonger nos sens dans une espèce d’enchantement. On peut voir, pour le genre mythologique, l’opéra de Thétis et Pélée, par Fontenelle.
494. Faites connaître les règles propres à ce genre d’opéra.
Dans l’opéra qui admet le merveilleux, tout est d’accord, et cet accord en fait la vérité. La musique y fait le charme du merveilleux, le merveilleux y fait la vraisemblance de la musique : on est dans un monde nouveau ; c’est la nature dans l’enchantement et visiblement animée par une foule d’intelligences dont les volontés sont ses lois. On conçoit bien qu’en traitant de pareils sujets, il ne serait pas possible d’observer la règle des trois unités. Dans la tragédie proprement dite, chaque acte ne contient qu’une partie de l’action ; .ici, chaque acte peut contenir une action entière, qui amène une fête et un divertissement de danse, car la danse est une partie essentielle de ce poème. Le lieu de la scène y change aussi à chaque acte, parce qu’il faut plaire aux yeux par la variété des tableaux. Ainsi, à l’éclat d’un palais enchanté succédera la sombre horreur d’un affreux désert. Le mont Etna vomira des tourbillons de fumée, des torrents de flammes, des roches calcinées ; et bientôt après s’offriront les campagnes riantes et les bosquets fleuris de l’Élysée. Cette multiplicité d’actions ou d’incidents, ces changements subits qui tiennent du prodige, ne choquent point notre raison, parce qu’ils sont opérés par la puissance de la divinité ou de la fée qui en est le premier agent.
495. Comment le poète ferait-il intervenir la divinité dans le grand opéra ?
D’abord, les puissances supérieures ne devront jamais paraître que pour un motif sérieux et vraiment digne d’une telle intervention :
Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodusInciderit.
De plus, elles doivent être représentées avec toute la majesté que leur donnent les poètes anciens. C’est alors que l’auteur doit donner au langage, avec l’élégance et l’harmonie, l’élévation et même la sublimité. C’est ce qu’a fait Quinault dans le début de Pluton de l’opéra de Proserpine :
Les efforts d’un géant qu’on croyait accabléOnt fait encor frémir le ciel, la terre et l’onde, etc.
496. Qu’appelle-t-on récitatif et air ou ariette ?
Notons d’abord que les raisonnements, les discussions, les développements, les longs récits, sont incompatibles avec la poésie lyrique et avec la musique, et ne peuvent par conséquent trouver place dans l’opéra. La musique veut de la poésie toute pure, des images et des sentiments. Mais comme la passion a ses moments de calme, ses repos et ses intervalles, le poète distingue dans le discours de ses personnages le moment tranquille du moment passionné. Le musicien rend le discours tranquille, c’est-à-dire l’entretien uni, le simple dialogue des personnages, par une espèce de chant qui approche beaucoup de l’accent naturel de la parole, et qu’on appelle récitatif. Le discours passionné, c’est-à-dire le moment où les passions se montrent dans leur force, dans leur variété, dans leur désordre, est rendu par un chant qui porte le nom d’air ou d’ariette. Ce chant ne peut donc être placé que dans les endroits où le personnage se livre aux transports d’une passion douce ou violente. Ainsi le récitatif s’emploie à tout ce que la scène a de tranquille et de rapide ; et l’air a lieu dans les situations plus vives, il exprime le choc des passions, les mouvements interrompus de l’âme, l’égarement de la raison, les irrésolutions de la pensée, et tout ce qui se passe de tumultueux et d’entrecoupé sur la scène.
497. Quelles sont les qualités nécessaires au récitatif et aux airs ?
Dans les vers lyriques destinés au récitatif, on doit éviter le double excès d’un style ou trop diffus ou trop concis ; et c’est ce qui a été senti avec une extrême justesse par Quinault, quo l’on peut regarder comme le modèle de l’élégance, de la grâce, de la facilité, quelquefois même de la splendeur et de la majesté que la scène demande. Les vers dont le style est diffus sont lents, pénibles à chanter, et d’une expression monotone ; les vers d’un style coupé par des repos fréquents, obligent le musicien à briser de même son style. Cela est réservé au tumulte des passions ; car alors la chaîne des idées est rompue, et à chaque instant il s’élève dans l’âme un mouvement subit et nouveau. Pour cette partie de la scène où règne une passion tumultueuse et violente, Métastase est encore un modèle supérieur à Quinault. Mais dans le récitatif, le style de Métastase est trop concis, et moins susceptible de belles modulations que le style nombreux et développé de Quinault.
Dans les airs, la marche de la strophe demande l’élévation, la splendeur et la richesse de l’ode : l’harmonie doit même en être plus soignée.
498. Quels sont les vers qui conviennent à l’opéra ?
L’opéra demande des vers libres et inégaux, parce que la versification ne saurait y être trop douce, trop coulante, trop gracieuse, le dialogue trop vif, trop aisé, trop naturel. La moindre dureté dans le son, le moindre défaut d’harmonie n’y serait pas supportable. Aussi quelle douceur, quelle mélodie dans les vers suivants :
Fontaine, qui, d’une eau si pure,Arrosez ces brillantes fleurs,En vain votre charmant murmureFlatte le tourment que j’endure :Rien ne peut adoucir mes mortelles douleurs.Ce que j’aime me fuit, et je fuis tout le monde.Pourquoi traîner plus loin ma vie et mes malheurs ?Ruisseau, je vais mêler mon sang avec ton onde ;C’est trop peu d’y mêler mes pleurs.Quinault.
Le même poète sait, quand il le faut, réunir l’élégance et l’agrément avec l’énergie et l’élévation. C’est ce qu’on peut remarquer dans ce morceau que chante Médée, dans l’opéra de Thésée :
Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,Voyez le jour pour le troubler.Que l’affreux désespoir, que la rage cruellePrennent soin de vous rassembler.Avancez, malheureux coupables,Soyez aujourd’hui déchaînés ;Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés,Ne soyez pas seuls misérables.Ma rivale m’expose à des maux effroyables ;Qu’elle ait part aux tourments qui vous sont destinésNon, les enfers impitoyablesNe pourront inventer des horreurs comparablesAux tourments qu’elle m’a donnés.Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés ;Ne soyons pas seuls misérables.
499. Que faut-il éviter dans l’opéra ?
Il serait difficile de trouver un modèle plus parfait que
Quinault pour le style de la tragédie lyrique. Toutefois, il
faut bien se garder de l’imiter dans
ces lieux
communs de morale lubrique
que Boileau lui a
justement reprochés. Il est certain que toutes ses tragédies
ne sont que trop pleines de maximes séduisantes et d’images
voluptueuses, quoiqu’il y ait des endroits où l’amour est
représenté comme une dangereuse faiblesse. Tels sont ces
vers énergiques que chante Armide :
Venez, venez, haine implacable,Sortez du gouffre épouvantableOù vous faites régner, une éternelle horreur.Sauvez-moi de l’amour ; rien n’est si redoutable ;Rendez-moi mon courroux, rendez-moi ma fureurContre un ennemi trop aimable.
500. Qu’est-ce que le mélodrame ?
Le mélodrame est une pièce de théâtre à émotions fortes dont les scènes déclamées sont marquées par des morceaux de musique instrumentale en rapport avec la situation. Le chaut ne se mêle pas à ce drame ; l’orchestre ne se fait entendre qu’au commencement de la pièce et à l’arrivée de chaque personnage sur le théâtre. Il est souvent mélangé de comique, et prend quelquefois entièrement ce dernier caractère : on le nomme alors mélodrame comique.
501. Qu’est-ce que l’oratorio ?
L’oratorio ou hiérodrame, que l’on a appelé quelquefois opéra spirituel, est une espèce de drame religieux qu’on exécute à grand orchestre et au moyen d’un grand nombre de chanteurs. L’oratorio emprunte ordinairement ses sujets à l’histoire sainte, et peut par conséquent, être considéré comme un drame lyrique sacré. Les oratorios les plus célèbres sont ceux de Métastase et ceux dont Haydn, Haendel, Beethoven, Jommelli et Mozart ont composé la musique.
Article III.
Du genre comique.
502. Comment divise-t-on le genre comique ?
Comme le genre tragique ou sérieux, le genre comique peut se diviser en trois parties : la comédie proprement dite, la comédie populaire et l’opéra, comique. De là, trois paragraphes.
§ I. — De la comédie proprement dite.
503. Qu’est-ce que la comédie ?
La comédie (κώμη, bourg, village, ᾄδω, je chante), est une œuvre dramatique dans laquelle on représente une action ordinaire, et qui peint d’une manière plaisante les mœurs, les défauts ou les ridicules de la société, dans le dessein de les corriger.
504. Comment la comédie se distingue-t-elle de la tragédie ?
La comédie est suffisamment distinguée de la tragédie par le ton général qui y règne. La pitié, la terreur, l’admiration, et en général, toutes les passions fortes, sont à l’usage de la dernière ; le ridicule est le seul ou le principal instrument qu’emploie la première. La comédie n’a pour objet ni les grandes infortunes des hommes, ni leurs grands crimes, ni leurs grandes actions ; mais leurs folies, leurs travers, leurs défauts, leurs vices les moins odieux, les traits de leurs caractères qui, aux yeux de l’observateur, paraissent manquer de convenance, qui les exposent au blâme des uns, à la risée des autres, ou qui les rendent incommodes et désagréables è la société.
505. Quel doit être le but moral de la comédie ?
Cette idée générale qu’on peut se faire de la comédie, comme étant une représentation satirique des travers et des folies humaines, devrait lui donner un but moral et utile. Polir les mœurs des hommes, attirer leur attention sur les bienséances prescrites dans la conduite ordinaire de la vie sociale, surtout jeter du ridicule sur le vice pour le rendre odieux, c’est rendre un service bien réel.
506. Ce but est-il toujours atteint ?
Nous dirons d’abord que la comédie, comme la satire, manque de l’autorité nécessaire pour combattre le vice d’une manière efficace. Sa puissance se bornera ordinairement à corriger quelques travers, comme cela est arrivé pour les Femmes savantes, les Précieuses, etc., que Molière a fait tomber dans le ridicule. Bien souvent même les poètes non seulement négligent ce but, mais encore paraissent prendre à tâche de favoriser la licence et de flatter les passions mauvaises, en jetant le ridicule sur des caractères, des institutions, des objets respectables et qui ne doivent jamais y être exposés. C’est ainsi que la représentation du Tartufe, bien loin d’avoir un but utile en flétrissant le vice sans atteindre la vertu, comme doit le faire la comédie, est véritablement immorale, puisque sous prétexte de flétrir l’ignoble hypocrisie, elle attaque la piété et la vertu. Ce tort cependant ne tient pas à la nature de la comédie ; il faut l’imputer au mauvais génie et à l’esprit dépravé de l’écrivain. Entre les mains d’un écrivain immoral, la comédie devient une source de corruption et d’égarement. C’est ce que l’on voit trop fréquemment de nos jours où les Dumas, les Scribe, etc., se livrent à des excès qui font presque oublier les fautes de Molière.
507. Dans quel sens les vices appartiennent-ils à la comédie ?
Les vices n’appartiennent à la comédie qu’autant qu’ils sont ridicules et méprisables ; dès que les vices sont odieux, ils sont du ressort de la tragédie. Il faut que le poète jette le voile sur tout ce qu’ils peuvent avoir de bas, de méprisable et de révoltant. Nous ne devons jamais voir le vicieux dans une situation qui puisse faire naître en nous la compassion, la haine ou l’effroi. Il doit toujours nous égayer à ses dépens ; et plus il nous amusera et nous divertira, plus nous sentirons, si nous faisons un secret retour sur nous-mêmes, qu’il nous avertit de nous tenir sur nos gardes, pour ne pas tomber dans ce même ridicule qui le rend à nos yeux un objet de risée.
508. Qu’est-ce que le ridicule ?
Le ridicule, qui est le principal élément de la comédie, est, suivant Aristote, un défaut, un vice même qui fait rougir le vicieux et fait rire le spectateur, mais qui n’occasionne pas de grands malheurs. Ce sera un magistrat qui, oubliant la décence et la gravité de son état, ne s’occupera que de puérilités ; un homme ruiné qui voudra apprendre aux autres à s’enrichir ; une personne âgée, en qui on retrouve les goûts légers et frivoles de la jeunesse ; un homme d’une condition ordinaire, qui voudra prendre le ton, les manières des grands seigneurs, et qui ne parlera que de rois et de personnages illustres ; un homme, en un mot, qui choquera, par sa manière d’être, la raison, les bienséances ou les usages reçus.
509. Qu’est-ce que les anciens appelaient vis comica ?
Le vis comica, dont les comédies de Térence étaient dépourvues, au grand regret de César, ne pouvait être que la touche risible du ridicule, ou en d’autres termes, le ridicule exactement saisi et vivement exprimé. Aristophane et Plaute possédaient cette verve comique. Nous sentons que Molière la possède à un haut degré, et c’est pour cela que nous le plaçons parmi les meilleurs comiques. Pour exceller en ce genre, il faut un jugement fin, un goût sûr, et une imagination vive et enjouée.
510. Quels sont les principaux moyens de faire · sortir les ridicules et les vices ?
On peut compter quatre moyens principaux de bien peindre les ridicules et les vices. Le premier consiste à opposer un ridicule à un autre ridicule, un vice à un autre vice, comme si on représentait une femme altière et absolue à côté d’un mari pusillanime et soumis, un père avare à côté d’un fils prodigue. Le second, c’est d’opposer le ridicule ou le vice à l’honnête et au décent, de représenter à côté d’un misanthrope, un homme doux et poli, à côté d’un flatteur, un homme sincère et vrai. Le troisième moyen, c’est d’outrer un peu la peinture. Les objets ne sont vus au théâtre que dans le lointain. Il faut les peindre fortement pour qu’ils fassent une impression durable. Cependant, l’exagération ne doit pas dépasser par trop les limites de la vraisemblance. Enfin, le quatrième moyen est de rapprocher les traits épars. Toutes les actions d’un avare réel ne sont point marquées au coin de l’avarice : un avare de théâtre ne dit pas un mot, ne fait pas un mouvement qui ne soit d’un avare. Le plus souvent, la comédie repose sur le contraste de deux ridicules ou de deux vices opposés.
511. Combien compte-t-on d’espèces de comique ?
Marmontel distingue trois espèces de comique : le haut comique ou comique noble, le comique bourgeois et le bas comique.
512. Faites connaître l’objet de chaque genre de comique ?
Le comique noble peint les mœurs des grands, qui diffèrent des mœurs du peuple et de la bourgeoisie moins par le fond que par la forme. Les défauts des grands sont moins grossiers ; leurs ridicules sont moins choquants ; ils sont même, pour la plupart, si bien colorés par la politesse, qu’ils sont à peine visibles. Leurs vices ont je ne sais quoi d’imposant qui parait se refuser à la plaisanterie ; mais les situations et les contrastes les mettent en jeu. Quoi de plus sérieux en soi que le Misanthrope ? Le poète le montre épris d’une coquette, et il est comique.
Le comique bourgeois peint les prétentions déplacées, les faux airs, la vanité et les autres ridicules de la bourgeoisie. Les progrès de la politesse et du luxe l’ont rapproché du comique noble, mais ne les ont pas confondus. Le Bourgeois gentilhomme est un modèle de ce comique.
Le bas comique peint les mœurs du peuple. Il peut avoir, comme les tableaux flamands, le mérite du coloris, de la gaieté. Il a aussi sa finesse et ses grâces, et il ne faut pas le confondre avec le comique grossier qui n’est point un genre à part, mais un défaut de tous les genres. Qu’une suivante, dans le Dépit amoureux, de Molière, dise à un valet avec lequel elle se brouille :
Voilà ton demi-cent d’épingles de ParisQue tu me donnas hier avec tant de fanfare,
c’est du comique bas ; mais que le valet lui réponde :
Tiens, je voudrais pouvoir rejeter le potageQue tu me fis manger, pour n’avoir rien à toi,
c’est du comique grossier. Les Fourberies de Scapin sont du bas comique en grande partie. Du reste, les trois genres peuvent se trouver ensemble dans une même pièce ; et alors ils ne servent qu’à se donner réciproquement une nouvelle force par les contrastes frappants auxquels ils donnent lieu. C’est ce qu’on voit dans le Festin de Pierre.
513. Combien distingue-t-on d’espèces de comédie ?
On distingue trois espèces principales de comédie proprement dite ; la comédie d’intrigue, la comédie de caractère et la comédie mixte. A ces trois genres, on peut ajouter la comédie héroïque, la comédie larmoyante et la comédie-ballet.
514. Qu’est-ce que la comédie d’intrigue ?
La comédie d’intrigue, dit un auteur comique, consiste dans un enchaînement d’aventures plaisantes qui tiennent le spectateur en haleine, et forment un embarras qui croit toujours jusqu’au dénoûment. Les incidents en font tout le mérite, parce que les mœurs et les caractères n’y sont que légèrement indiqués. La comédie d’intrigue n’offre point de caractère dominant ; elle ne demande ni talents extraordinaires, ni connaissance approfondie du cœur humain, mais seulement beaucoup d’imagination. Nous citerons comme modèle en ce genre l’Étourdi, de Molière.
515. Qu’est-ce que la comédie de caractère ?
La comédie de caractère ou de mœurs présente un caractère dominant dont la peinture fait le principal objet de la pièce. Les plus remarquables parmi les comédies de caractère sont le,de Corneille ; l’Avare et le Misanthrope, de Molière ; le Joueur, de Regnard ; le Glorieux, de Destouches. Le poète peut associer à ce caractère principal d’autres caractères pour ainsi dire subalternes, sans que l’action en devienne plus chargée ni plus intriguée. C’est ce qu’a fait Molière dans le Misanthrope, où il a présenté les caractères des petits-maîtres, de la médisante, etc. Si, dans la comédie d’intrigue, l’action est l’objet principal, elle n’a qu’une influence secondaire dans la comédie de caractère : elle doit être subordonnée aux caractères et surtout au caractère principal. La comédie de caractère est plus utile et plus difficile que la comédie d’intrigue.
516. Qu’appelle-t-on comédie mixte ?
La comédie mixte est le mélange bien combiné des deux genres précédents. Un genre supérieur à tous les autres, dit Marmontel, est celui qui réunit le comique de caractère et le comique d’intrigue, c’est-à-dire dans lequel les personnages sont engagés, par les vices du cœur ou par les travers de, l’esprit, dans les circonstances humiliantes qui les exposent à la risée et au mépris des spectateurs. Telle est, dans l’Avare, de Molière, la rencontre d’Harpagon avec son fils, lorsque, sans se connaître, ils viennent traiter ensemble, l’un comme usurier, l’autre comme dissipateur. La comédie mixte réunit, en les tempérant, tous les ressorts des deux autres. Les caractères y abondent moins en détails, et s’y dessinent par leurs grands traits de ridicule. Les événements y sont aussi moins nombreux ; ils y sont inventés pour faire mieux éclater les travers des caractères agissants auxquels la contexture de l’intrigue est subordonnée.
517. Que faut-il surtout éviter dans la peinture des caractères ?
Le poète, dans la peinture des caractères, ne doit oublier
aucun trait propre à caractériser parfaitement ses
personnages, surtout le personnage principal, dont le
caractère doit se développer au moyen de gradations habiles.
Il s’efforcera de réunir sur un seul individu tous les
traits d’un caractère, distribués entre plusieurs membres de
la société. C’est ainsi que les caractères du Misanthrope, de l’Avare, du Glorieux, du Joueur,
etc., sont composés de plusieurs misanthropes, de plusieurs
avares, etc. Mais il faut prendre garde de passer les bornes
de la nature. Quand il est question de ridicule, rien de
plus difficile sans doute que de marquer le point précis où
finit la bonne plaisanterie et où la bouffonnerie commence.
L’avare de Plaute, examinant
les
mains de son valet qu’il soupçonne de loi avoir volé sa
cassette, lui dit :
Ostende etiam tertiam
,
ce qui est choquant. Molière a traduit :
Et
l’autre
, ce qui est naturel, attendu que la
précipitation de l’avare a pu lui faire oublier qu’il a déjà
examiné deux mains, et prendre celle-ci pour la seconde.
518. Qu’est-ce que la comédie héroïque ?
La comédie héroïque est celle dont les personnages sont pris d’un ◀ordre supérieur, où l’on met sur la scène des rois, des princes ou de grands seigneurs. Le grand Corneille fut le premier à faire usage de ce nom pour Don Sanche d’Aragon. Molière a aussi laissé une comédie héroïque, Don Garcie de Navarre. Plusieurs critiques ne veulent point regarder la comédie héroïque comme un genre distinct, parce qu’ils pensent que le caractère d’un drame vient moins de la condition des personnages que du rôle qu’on leur fait jouer.
519. Qu’est-ce que la comédie larmoyante ?
La comédie larmoyante est celle où il y a beaucoup de situations pathétiques ou attendrissantes. Ce genre présente les vertus communes avec des traits qui les font aimer, et dans des périls ou des malheurs qui les rendent intéressantes. Il a été condamné par Boileau en ces termes :
Le comique ennemi des soupirs et des pleurs,N’admet point dans ses vers de tragiques douleurs.
Voltaire pensait de même sur ce sujet. D’un autre côté, Corneille et Marmontel regardent le genre larmoyant comme étant peut-être plus utile aux mœurs que la tragédie, parce qu’il nous intéresse de plus près, et qu’ainsi les exemples qu’il nous propose nous touchent plus sensiblement. Nous pensons que la comédie attendrissante qui, d’ailleurs, se rapproche beaucoup du drame populaire, peut bien ne pas manquer d’utilité morale ; mais elle nous semble s’éloigner du ton général du genre comique, qui est de faire rire ; il parait d’ailleurs difficile d’y éviter le double écueil d’être froid ou d’être romanesque.
520. Qu’appelle-t-on comédie-ballet ?
On appelle comédie-ballet celle où les intermèdes sont remplis par des pantomimes, des danses ou des chants, comme dans le Malade imaginaire. Quelquefois la danse est mêlée à l’action ; il arrive même qu’elle la compose seule à l’exclusion de tout discours. Si, au lieu de représenter l’action par des danses, les acteurs s’expriment uniquement par des gestes, la pièce prend le nom de pantomime.
On distingue encore la comédie historique, dont le sujet est tiré de l’histoire, et la comédie pastorale dont l’action se passe entre des bergers, comme le Mélicerte, de Molière.
521. Qu’appelle-t-on coups de théâtre ?
Les coups de théâtre ou surprises sont des événements imprévus, quoique préparés par l’auteur, qui arrivent subitement dans une pièce. Les coups de théâtre font un très bel effet dans la comédie. Le poète doit ici faire goûter au spectateur tout le plaisir d’une vive et agréable surprise, sans choquer néanmoins le bon sens et la raison. Il faut donc que les événements ne puissent être prévus, et qu’en même temps ils soient vraisemblables, naturels, tirés du fond de l’intrigue même, et amenés par la situation des personnages ; ce qui demande beaucoup d’art et de délicatesse. Les reconnaissances sont des coups de théâtre. Molière excelle · dans cette partie. Ainsi, dans l’Avare, au moment où le père usurier rencontre en face son fils emprunteur, les deux personnages qui les introduisent prennent soudain la fuite, et les deux acteurs, restés en présence, font tableau par leur stupéfaction et leur mutuelle colère. Le dénoûment du Malade imaginaire est encore plus remarquable en ce genre.
522. Quel est le style qui convient à la comédie ?
Le style de la comédie doit être généralement clair, simple, aisé et pur. Presque toujours il prendra le ton de la conversation polie, et jamais il ne descendra aux expressions basses, grossières et triviales. Les termes doivent être vifs et choisis, mais sans pompe et sans éclat ; point de grands mots, point de figures éclatantes et soutenues. Il faut que les pensées se distinguent par la finesse, la délicatesse, et surtout par la vérité, la justesse, le naturel et la clarté. Le dialogue sera soigné : on veut qu’il soit libre, aisé, piquant, vif, serré, plein de verve et de feu, mais sans affectation et sans recherche.
Le style de la comédie doit être assorti, non seulement à la nature du sujet, mais encore à la condition et à la situation des acteurs. Aux premières phrases sorties de la bouche d’un personnage, on reconnaître sa profession, son âge et son humeur, si le style est convenablement adapté à son rôle. Un bon modèle du style comique est le passage des Femmes savantes où le bourgeois Chrysale se plaint de l’expulsion de Martine : Qu’importe… Le ton de la comédie s’élève quelque fois ; et ce genre admet la prose.
§ II. — De la comédie populaire
523. Que comprend la comédie populaire ?
La comédie populaire, qui a pour objet le divertissement et la gaieté avec ou sans but moral, comprend la farce, la parodie, et les pièces à scènes détachées ou à tiroir.
524. Qu’est-ce que la farce ?
La farce est une espèce de comédie grossière et bouffonne, qui a pour but de faire rire, par une peinture familière et chargée des ridicules et des vices de la société. Les petites pièces de ce genre ont été introduites sur la scène pour être jouées à la suite d’une tragédie ou d’une comédie, afin de délasser le spectateur du sérieux de la grande pièce. Cet usage, qui date du temps où le spectacle français était composé de moralités, a été maintenu par les plus grands auteurs comiques, par Molière en particulier, afin de conserver la faveur populaire. L’agrément et la gaieté doivent faire le principal mérite de la farce.
525. Quelles sont les règles de la farce ?
La farce doit suivre les règles de la comédie. Cependant, on n’y exige pas autant d’exactitude dans la conduite de l’action, dans la liaison des scènes, ni autant d’art dans la manière de faire naître les incidente et d’amener le dénoûment. Le comique y est moins noble et moins délicat ; mais il ne doit jamais être ignoble, ni offrir des idées basses et obscènes, non plus que des expressions équivoques ou licencieuses. Le bon goût et l’honnêteté proscrivent de tels abus de tous les ouvrages d’esprit.
Le chef-d’œuvre en ce genre est l’Avocat Patelin, par le Père Planchet, au xve siècle, qui a été retouché par Brueys, en 1706. A cette pièce nous ajouterons les Plaideurs, de Racine ; le Médecin malgré lui ; les Fourberies de Scapin, etc.
526. Que faut-il penser de la farce ?
La farce est le spectacle de la grossière populace, dit Marmontel. C’est un plaisir qu’il faut lui laisser, mais dans la forme qui lui convient, c’est-à-dire avec une grossièreté innocente, des tréteaux pour théâtres, et pour salles des carrefours : par là, il se trouve à la bienséance des seuls spectateurs qu’il convienne d’y attirer. Lui donner des salles décentes et une forme régulière, l’orner de musique, de danses, de décorations agréables, et y souffrir des mœurs obscènes et dépravées, c’est dorer les bords de la coupe où le public va boire le poison du vice et du mauvais goût. Admettre la farce sur les grands théâtres, en faire le spectacle de prédilection, de faveur, de magnificence, c’est afficher le projet ouvert d’avilir, de corrompre, d’abrutir une nation. Boileau regrettait de voir un homme de génie comme Molière descendre à un genre aussi bas :
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.
527. Qu’est-ce que la parodie ?
La parodie en général est l’imitation travestie d’un ouvrage sérieux, par la substitution d’une action triviale à une action héroïque. La parodie dramatique est une pièce de théâtre d’un genre gai ou burlesque, faite pour travestir, pour tourner en ridicule une autre pièce d’un genre noble ou pathétique. La parodie s’étend tantôt à la pièce entière, tantôt à la plus grande partie, tantôt enfin à quelques parties seulement. La parodie d’Inès de Castro, de Lamotte, sous le titre d’Inès de Chaillot, a eu beaucoup de succès dans le temps. Boileau a fait la parodie d’une scène du Cid, sous le titre de Chapelain décoiffé.
Le but et le mérite de la parodie est de faire sentir, entre les plus grandes choses et les plus petites, un rapport qui nous cause une vive et agréable surprise.
528. Qu’appelle-t-on pièces à tiroir ?
On appelle pièces à tiroir, à scènes détachées ou comédies épisodiques, les pièces dont les scènes n’ont aucune liaison nécessaire entre elles. Ce n’est point un ensemble lié dans ses parties ; c’est une continuité de portraits détachés, se succédant scène par scène devant un personnage qui les dévoile .en fournissant à leurs rôles, ou qui servent à dévoiler le sien en conversant avec lui. Cette sorte de pièce amuse par la ressemblance des figures avec les personnages qui se rencontrent dans le monde. On n’y trouve ni unité d’action, ni intrigue, ni dénoûment. Les pièces à tiroir sont presque toujours suivies d’une danse formée par les personnages qui ont paru sur la scène. Un esprit vif et plaisant, fertile en bons mots et en saillies, est nécessaire pour réussir dans ce genre. Nous citerons comme modèles les Fâcheux, de Molière, et le Mercure galant, de Boursault.
§ III. — De l’opéra comique
529. Qu’est-ce que l’opéra comique ?
L’opéra comique est une pièce d’intrigue mêlée de chant, faite pour égayer le spectateur, où les caractères ne sont touchés que superficiellement, et où le ridicule est présenté en passant. Ce genre tient à la comédie par l’intrigue et les personnages, et à l’opéra par le chant dont il est mêlé. Le récitatif du grand opéra y est remplacé par la simple parole ou le dialogue parlé. L’opéra comique est assujéti aux mêmes règles que les autres pièces de théâtre ; mais il en a de particulières que nous indiquerons.
530. Combien y a-t-il d’espèces d’opéra comique ?
On compte deux sortes d’opéra comique : l’opéra comique proprement dit ou à ariettes, et l’opéra comique en vaudevilles.
531. Qu’appelle-t-on opéra comique à ariettes ?
Les pièces à ariettes sont celles qui sont mêlées de chants mis sur des paroles qui expriment un sentiment ou une passion. Il faut que la poésie y peigne toujours la situation du personnage, qu’elle soit naturelle, précise, constante, et que toutes les expressions prêtent à la musique. L’ariette ne peut être chantée que dans les endroits où le personnage est agité de quelque passion. Elle doit être de plus la récapitulation et la péroraison de la scène : c’est une remarque que fait J.-J. Rousseau. Voilà pourquoi l’acteur disparaît presque toujours après avoir chanté.
532. Que doivent faire le poète et le musicien pour éviter la monotonie ?
Un chant ne peut plaire s’il est monotone. C’est au poète à fournir au musicien le moyen de diversifier le sien. Il doit pour cela varier autant que possible le caractère des ariettes, c’est-à-dire placer après une ariette qui exprime une passion douce, une ariette qui exprime une passion contraire ou différente. Il faut encore qu’il proportionne le dialogue à la musique, de manière que l’un n’occupe pas la scène plus longtemps que l’autre.
533. Qu’est-ce que le vaudeville ?
Le vaudeville ou comédie-vaudeville est une petite comédie dont le dialogue est nécessairement entremêlé de couplets satiriques. Le vaudeville ne diffère point aujourd’hui de l’opéra à ariettes sous le rapport de la composition. Seulement ses couplets doivent être sur des airs connus, tandis que les airs de l’opéra à ariettes sont composés pour la circonstance. D’un autre côté, si, comme la comédie, il doit censurer les vices et les ridicules, il se distingue de celle-ci en ce qu’il prend ses sujets dans les petits événements de chaque jour, dans ces ridicules passagers que la mode enfante et emporte avec elle. Il ne songe qu’au moment présent ; il abonde en tableaux délicats, gracieux, en plaisanteries fines, décentes et agréablement exprimées par des couplets.
534. Que faut-il pour réussir dans le vaudeville ?
Pour réussir dans le vaudeville, il faut posséder l’art de saisir ces transformations si rapides et si variées de la société qui échappent à un œil inattentif, et qui fournissent une foule de traits piquants ; il faut être doué de ce tact observateur auquel ne peuvent échapper ces erreurs légères et fugitives de l’esprit humain qui se cachent sous le vernis uniforme de la société .polie, les forcer, par l’art de la composition, à se déceler, et tourner surtout avec agrément ces couplets si gais, si pleins de sel attique, si finement aiguisés de bons mots, où l’épigramme ne va pas au delà de la malice.
533. N’y a-t-il pas d’autres vaudevilles ?
Outre la chanson satirique dont nous avons parlé dans la poésie lyrique, on compte le vaudeville final et le vaudeville sérieux. On appelle vaudeville final une chanson en plusieurs couplets qui termine les pièces de ce genre, et dont chaque personnage chante un couplet sur la scène. Aujourd’hui on donne le nom de vaudeville à un véritable drame oh les sentiments élevés, tendres ou délicats sont également admis. Quelques rares couplets, de courts morceaux d’ensemble rappellent seulement sa première origine.
536. Que faut-il penser des effets des spectacles dramatiques ?
Nous avons montré que toute action dramatique, soit tragique, soit comique, doit avoir, ainsi que toute poésie, un but moral et utile. Il paraît donc évident que le genre dramatique non seulement n’est pas essentiellement mauvais, mais qu’il est bon, utile et moral dans son principe. Mais cette poésie, bonne dans son essence, présente-t-elle toujours par le fait des exemples de moralité ? Donne-t-elle toujours des leçons utiles ? Malheureusement non ; et dans notre siècle moins que dans aucun autre. Trop souvent outrageant la morale par des peintures licencieuses, par la représentation des passions les plus criminelles et les plus funestes, s’attachant presque exclusivement à prendre pour ressort l’amour avec ses folies extravagantes, ses jalousies furieuses ou ses couleurs séduisantes et enchanteresses, le théâtre peut être regardé comme une cause de perversion, comme une source de dépravation au sein de la société. On comprend par là combien il est difficile à un chrétien fidèle à ses devoirs, non-seulement de fréquenter les théâtres, mais encore de se permettre la lecture du plus grand nombre des drames modernes.
537. Citez quelques-uns des auteurs qui condamnent le théâtre ?
Le théâtre a été condamné, au moins dans son application, par
un grand nombre d’auteurs. Ainsi, selon Platon, la tragédie
trouble l’esprit, le livre à l’erreur en faisant voir les
objets autrement qu’ils ne sont, et affaiblit, amollit,
énerve l’âme. Aristote l’appelle le souffle des passions,
flabellum perturbationum
, et se
demande s’il est utile en bonne morale d’allumer les
passions par amusement, et seulement pour le plaisir de les
allumer. Personne n’ignore ce que les Pères de l’Église et
les orateurs et moralistes chrétiens ont dit des dangers que
présente ce genre de divertissement. Parmi les hommes du
monde, nous voyons, d’un côté, La Bruyère et J.-J. Rousseau
dans sa Lettre à d’Alembert, condamner les spectacles ; de
l’autre, Racine, Quinault, Gresset renoncer au théâtre pour
motif de conscience. Bossuet et Fénelon ont fait entendre
des paroles sévères contre les spectacles. Le premier a
d’admirables pages sur les funestes effets des
représentations dramatiques. Voici ce qu’il répondit à
Louis XIV qui le consultait sur la légitimité de la
fréquentation des théâtres : « Sire, il y a de grands
exemples pour, et de fortes raisons contre. »
Lamartine,
après avoir dit qu’il y a pour l’homme un moyen pins sûr
d’arriver à la vertu, ajoute que la société serait bien à
plaindre, si elle n’avait d’autre frein à opposer aux
passions humaines que les moqueries et les sarcasmes de la
comédie.
538. Quels sont les principaux auteurs dramatiques ?
Chez les Grecs nous nommerons Eschyle, Sophocle et Euripide, dans la tragédie ; Aristophane et Ménandre, dans la comédie.
Chez les Latins, Sénèque et Pomponius Secundus, pour la tragédie ; Plaute et Térence, pour la comédie.
En France, après les Mystères et les Miracles représentés en dernier lieu par les Confrères de la Passion, vinrent une foule de tragique : dont nous mentionnerons les plus célèbres : Jodelle, Robert Garnier, Mairet, Rotrou, le grand Corneille, Racine, Thomas Corneille, Pradon, Campistron, Duché, Crébillon, Lamotte, Voltaire, Guimond de Latouche, de Belloy, Lemierre, La Harpe, Ducis, Lefevre, Legouvé, Casimir Delavigne, etc.
Dans le genre comique, après les Moralités, les Farces et les Soties jouées par les Clercs de la Basoche et les Enfants sans-souci, nous citerons Corneille pour le Menteur, Thomas Corneille pour l’Inconnu et le Festin de Pierre, Racine pour les Plaideurs, Molière, Regnard, Boursault, Destouches, Favart, Beaumarchais, Fabre d’Églantine, Colin d’Harleville, Andrieux, Picard et C. Delavigne.
Parmi les tragiques étrangers, nous nommerons Shakespeare, Dryden et Otway, en Angleterre ; Lessing, Schiller, Gœthe, Werner et Kotzebue, en Allemagne ; Cervantès, Lope de Vega et Calderon, en Espagne ; Maffei, Métastase, Alfieri et Manzoni, en Italie.
Et parmi les comiques, les Anglais Shakespeare, Dryden et Shéridan ; l’Allemand Kotzebue, les Espagnols Lope de Vega et Calderon, et l’Italien Goldoni.