Avant-propos
Dans ma longue carrière consacrée à l’enseignement, j’ai reconnu bien des fois que le Discours Latin, exigé pour le Baccalauréat ès lettres, présente de sérieuses difficultés aux jeunes gens, dont les études universitaires ont été incomplètes, ou qui ont éludé le cours de Rhétorique. Les uns, privés du secours d’une méthode, ignorant les moyens d’enchaîner des idées, de ménager les transitions, négligeant les motifs de développements fournis par la matière, se contentent de plaquer dans leurs devoirs quelques réminiscences, quelques lambeaux de périodes empruntées aux auteurs, et appliquées avec plus ou moins d’à propos ; d’autres apprennent par cœur des formes d’exordes et de péroraisons, qu’ils adoptent invariablement et qu’ils ajustent, comme des pièces de rapport, à tous les sujets ; d’autres enfin façonnent tant bien que mal une composition en français, qu’ils s’efforcent ensuite de convertir en Latin, avec l’aide du dictionnaire.
J’ai toujours combattu et repoussé ces systèmes irréfléchis : un Discours Latin ne doit pas être assimilé à un thème.
D’ailleurs, l’élève, qui, pendant deux heures au moins, s’occupe à faire des assemblages d’idées et de phrases péniblement trouvées, jetées sur le papier sans ordre▶, sans liaison, vient se heurter à une difficulté presque insurmontable, quand son esprit déjà fatigué par de laborieux efforts, se voit obligé de lutter, pour reproduire dans une langue étrangère, dont les tournures s’éloignent absolument de la forme française, des gallicismes qui souvent lui ont coûté bien des peines.
Il serait donc indispensable de se pénétrer, avant tout, des principes de la rhétorique, de consulter sérieusement de bons ouvrages, par exemple ceux de M. Le Clerc et de M. Filon, où sont habilement réunis les préceptes de Cicéron et de Quintilien ; puis, de faire même avec une traduction, une étude approfondie du Conciones (Harangues extraites de Tite Live, Tacite, Salluste, Q. Curce). Rien assurément ne saurait remplacer ces travaux préliminaires, qui réclament de l’assiduité, de la persévérance ; ce sont des espèces de fondations qu’il faut jeter pour soutenir l’édifice, des bases qu’il faut établir, avant le moment des épreuves d’un examen ; mais ce n’est pas la veille qu’on petit y songer, et l’on ne doit pas non plus compter sur la préparation hâtive de quatre ou cinq mois, pour réparer les brèches d’une éducation classique tronquée, imparfaite, quelquefois nulle.
Je suppose donc que ces procédés ont été préalablement suivis par les jeunes aspirants au Baccalauréat ès lettres, soit spontanément, soit sous la surveillance d’un maître éclairé ; et aujourd’hui, comme autrefois par mes cours de Versions latines, dictées à la Sorbonne, j’ai cru être utile aux candidats, en publiant un recueil de discours Français, empruntés à différents auteurs recommandables. J’ai conçu l’idée de cette collection, plus particulièrement dans l’intérêt des élèves faibles, qui ont besoin de se familiariser avec l’art d’exposer des pensées d’une façon méthodique. Cette espèce de Conciones Français, formée d’éléments qui méritent d’être considérés comme des modèles, où chacun a le loisir d’étudier le plan, d’approfondir l’ensemble des idées, pour en tirer profit à l’occasion, m’a semblé pouvoir être d’une véritable utilité pratique ; et du reste, j’en ai fait d’heureux essais avec un grand nombre de mes élèves.
Ici, l’esprit n’est pas contraint de se soumettre au joug d’une pénible attention, puisque la langue française est seule employée, et l’on ne saurait accuser cette lecture d’être fastidieuse, rebutante, sous prétexte d’équivoques et d’obscurités. Des compositions en latin, quels qu’en soient le mérite et les avantages, réclament une application trop soutenue ; c’est comme une page de musique, que déchiffre un musicien encore novice. Pour la majorité des candidats le latin est dépourvu de charmes, parce qu’il n’est pas toujours intelligible à première vue, soit à cause de la longueur des périodes, soit à cause de la finesse des pensées.
Dans notre recueil, rien de semblable : on peut, tout à son aise, sans que l’esprit s’énerve et s’épuise à chercher le sens, voir et juger comment des écrivains Grecs ou Latins, des auteurs modernes de bon aloi, ont tiré parti d’une situation donnée ; on n’a d’autre peine que celle de s’essayer à revêtir d’un latin aussi clair que possible, correct surtout, des idées coordonnées par des maîtres, et qui n’émanent pas d’une plume inexpérimentée.
Je ne me suis pas attaché, et c’est avec intention, en traduisant les textes grecs ou latins, à l’élégance des phrases, à l’éclat du style ; ce n’était pas mon but. J’ai voulu au contraire offrir des combinaisons extrêmement simples, presque littérales, et décalquer en quelque sorte les expressions de l’auteur, pour que la reproduction en latin fut à la fois plus facile, plus fidèle, et que le traducteur serrât toujours de très près l’original.
Je n’ai pas cru devoir présenter une suite non interrompue d’extraits puisés à une seule et même source ; j’ai entremêlé les différents sujets, pour intéresser davantage par la variété.
Je compte publier l’ouvrage par séries successives de cent discours. Le nombre des séries dépendra de l’accueil qui sera fait à mon travail, dont le seul titre de recommandation est le désir de rendre service à la jeunesse studieuse.
Discours
I. Discours d’Eumène aux Argyraspides1.
Après la mort d’Alexandre le Grand (323 av. J-C.) de sanglantes divisions éclatèrent entre ses capitaines. Eumène qui voulait protéger la famille de son roi, fut obligé de lutter contre les autres généraux. L’ambitieux Antigone fut son plus terrible adversaire. Trahi par les siens, Eumène, avant d’être livré à son rival, s’adresse en ces termes aux Argyraspides :
« Tournez les yeux vers moi, ô vous les plus cruels des Macédoniens ! Votre général prisonnier, se tenant debout en votre présence, est-il autre chose qu’un trophée que vous avez élevé de vos propres mains contre vous, trophée d’autant plus honteux, qu’Antigone notre ennemi l’a ambitionné en vain au milieu de tant de guerres et de combats ? Eh quoi ? N’était-ce pas un assez grand déshonneur de sacrifier la victoire et de vous avouer vaincus, pour conserver vos bagages, comme si la victoire consistait dans l’argent et non dans les armes, et pour racheter ces bagages, faut-il livrer en échange la tête de votre général ? Ainsi donc, moi, sans avoir été vaincu, je suis traîné au supplice ! Vainqueur des ennemis, je suis trahi par mes soldats ! Mais du moins, au nom de Jupiter qui préside aux batailles, au nom des Dieux témoins des serments, tuez-moi avec le fer qui, sous ma conduite, a percé tant d’ennemis ! Car, si l’on attente à mes jours dans le camp opposé, le crime pour vous sera le même, et votre maître Antigone ne s’irritera pas contre vous, puisqu’il lui faut Eumène mort, et non pas vivant. Si vos bras sont engourdis, rendez-moi l’une de mes deux mains ; j’aurai assez de l’une ou de l’autre pour conquérir la liberté par le glaive. Craignez-vous de confier une épée à Eumène ? Alors exposez-moi, chargé de chaînes, aux bêtes féroces. Si vous consentez à ma demande, je vous décharge de toute accusation et je vous déclare les plus fidèles et les plus innocents de tous les soldats à l’égard de votre général. »
II. Même sujet.
« Vous voyez, soldats, en quel appareil se présente à vos yeux votre général : les chaînes que voici, ce n’est pas un ennemi qui m’en a chargé ; ce serait au moins une consolation pour moi. C’est vous qui de vainqueur m’avez fait vaincu, de général, prisonnier. Quatre fois, dans le cours de cette année, vous vous êtes liés à moi par un serment solennel : mais je laisse de côté ces souvenirs ; les reproches ne conviennent pas aux malheureux. Je ne vous demande qu’une chose : si le seul but, l’unique désir d’Antigone est de voir tomber ma tête, laissez-moi mourir au milieu de vous. Peu lui importe, en effet, comment et dans quel lieu je périrai ; quant à moi, je serai affranchi d’une mort ignominieuse. Si vous consentez à ma demande, je vous dégage du serment par lequel vous vous êtes tant de fois engagés envers votre général ; ou si vous avez honte d’employer la violence contre un suppliant, donnez-moi un glaive, et permettez à celui qui fut votre chef de faire pour vous, sans que la religion du serment l’y oblige, ce que vous aviez juré de faire pour lui. »
Comme il n’obtenait rien, il passa des supplications à des transports de colère :
« Puisqu’il en est ainsi, s’écria-t-il, que les Dieux vengeurs du parjure s’appesantissent sur vos têtes maudites ! Puissent-ils vous réserver un sort pareil à celui que vous avez fait subir à vos généraux ! C’est vous, oui c’est vousmêmes qui vous êtes souillés dernièrement du sang de Perdiccas, vous qui avez formé contre Antipater de semblables projets de meurtre. Enfin, vous auriez mis à mort Alexandre lui-même, s’il eût été permis qu’il tombât sous la main d’un mortel ; du moins, vous avez fait contre lui tout ce qu’il vous était possible de faire : vous l’avez tourmenté par des révoltes continuelles. Aujourd’hui, moi qui suis la dernière victime de votre perfidie, je lance sur vous ces imprécations, pour vous dévouer aux divinités infernales. Puissiez-vous vivre dénués de tout, sans patrie, exilés dans votre camp, et vous entre-tuer avec ces armes plus souvent fatales à vos chefs qu’à ceux des ennemis ! »
III. Charles Martel aux Francs. Première partie.
Avant de livrer bataille aux Sarrasins, entre Tours et Poitiers, en 732, Charles surnommé Martel adresse à ses troupes le discours suivant :
« Soldats, je me réjouis que le temps soit venu où, sans aucun danger personnel, nous pouvons acquérir une gloire éclatante, et en protégeant la patrie, être appelés par le genre humain les défenseurs du monde, les vengeurs de la Divinité. La nation contre laquelle nous allons combattre, s’avance sur le champ de bataille, mettant uniquement sa confiance dans la multitude de ses soldats, pensant qu’il lui suffit de se présenter pour assurer son triomphe. Or, si nous mesurons le courage non d’après le nombre qui, étant excessif, nuit aux opérations militaires, mais d’après nos cœurs et nos bras, vous comprendrez que ce n’est pas un vain pressentiment de ma part qui vous promet une victoire certaine. Ces barbares se précipitent aveuglément sur le fer, dans l’espérance d’écraser l’armée ennemie : mais, si par le massacre impitoyable des premiers qui sont par cela même voués à la mort, vous arrêtez l’élan irréfléchi des autres, ils sont égorgés comme de vils troupeaux, en sorte que la lassitude et la satiété naissent plus vite du carnage que de la lutte elle-même. Ils ne se sont emparés d’aucun pays, à moins qu’il ne s’écroulât sous le poids de ses maux intérieurs, ou qu’il ne fût épuisé par les guerres étrangères. »
IV. Charles Martel aux Francs. Deuxième partie.
« Parce qu’ils sont errants en masses considérables, parce qu’ils ont des chefs, des camps, des étendards, ils n’en sont pas moins des brigands. Quelle est pour eux la cause de la guerre ? Leur unique but est de piller les temples, de détruire la race humaine. Habitués à combattre contre les esclaves des rois de l’Orient, ils trouveront dans notre pays des hommes qui savent manier les armes, des hommes de cœur. Et même ils n’en viendraient pas aux mains avec nous, si le Dieu tout puissant ne leur eût enlevé la raison, pour qu’ils expient par leur sang versé les méfaits et les crimes dont ils sont chargés…
« Vous reconnaîtrez bientôt que je n’ai rien négligé pour assurer la victoire. Marchez donc au combat, en ayant souvenir de votre patrie : portez les armes contre ces ennemis qui, des extrémités de la terre, font invasion dans la France, protectrice zélée de la religion, et forment le projet de s’y établir avec leurs femmes et leurs enfants, persuadés que rien ne pourra leur réussir, tant que le nom Franc existera.
« Il faut donc aujourd’hui déployer tout notre courage : la nécessité l’ordonne. Il faut nous rappeler de quels ancêtres nous sommes issus, quelle terre nous a engendrés, nous a reçus, nous a nourris, nous a armés. Aucune retraite ne nous est ouverte : il faut ou vaincre ou mourir, soldats ; pas d’espérance de paix avec ces monstres sauvages ; les plaines que vous avez sous les yeux doivent être arrosées de leur sang, couvertes de leurs cadavres. »
V. Abdérame à ses troupes avant la bataille contre Charles Martel.
Abdérame, roi des Sarrasins, ne pouvait reculer davantage le moment d’en venir aux mains ; les vivres commençaient à manquer pour une si grande multitude d’hommes, et tout le pays aux alentours était épuisé. Aussi, plein de joie et d’espérance, voyant que ses troupes brûlaient du désir de combattre, et que sans doute elles engageraient la lutte, si le signal était différé trop longtemps, il leur parle en ces termes :
« Compagnons d’armes, vos transports, votre enthousiasme n’ont pas besoin de l’encouragement d’un discours : mais l’aveuglement de nos ennemis me force à vous adresser quelques paroles. La moitié de la Gaule est à nous ; cette Gaule qui n’a pu se protéger elle-même, quand elle était entière, quand son territoire n’était ni entamé, ni amoindri, voudrait, maintenant qu’elle est diminuée et à moitié détruite, tenter ce qu’elle ne pouvait espérer même lorsqu’elle était florissante et dans toute sa puissance. Ces Gaulois qui, pendant tant de siècles, ont obéi malgré eux aux Romains, veulent nous résister, à nous qui avons triomphé de ce peuple et qui l’avons presque anéanti. Ils ont confiance dans leur fleuve, la Loire, et croient qu’il peut leur servir de rempart contre nous qui avons dompté les mers, pris Rhodes, dépouillé la Sicile, traversé des détroits si éloignés l’un de l’autre, celui d’Hercule et celui de l’Hellespont. La facilité de la fuite, le voisinage de la ville de Tours leur inspirent quelque audace. Mais lorsqu’ils verront qu’un de leurs soldats devra en combattre dix des nôtres, eux qui seraient incapables de s’opposer à nous, en étant dix contre un, ils prendront la fuite, dont leur esprit est déjà préoccupé. Enfermés dans les retraites et les barrières de leurs villes, ils ne seront pas à l’abri contre nous qui avons pris Carthage la grande, tant de cités, tant de citadelles invincibles et réputées inexpugnables.
« Ainsi donc, cet enthousiasme, cette espérance certaine de la victoire que je vois éclater sur vos visages, portez-les au combat, confiants dans votre courage, dans votre bonheur, dans la fortune, dans les destinées du nom des Sarrasins et dans la gloire de vos ancêtres. Rappelez-vous que vous allez combattre non pas seulement pour la suprématie, mais que la nécessité s’ajoute à la valeur comme un puissant aiguillon, puisque nous sommes si loin de nos foyers, séparés de nos épouses et de nos enfants par l’immensité des terres et des mers. »
VI. Derniers conseils de Mentor à Télémaque. [Première partie.]
Voici la traduction de la matière qui a été dictée.
Minerve qui, sous la figure de Mentor, avait servi de guide et de compagne à Télémaque, se découvre enfin à lui, et donne ses derniers conseils au jeune prince pénétré d’une respectueuse admiration.
Première partie.
Mentor engage Télémaque à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. On dresse deux autels de gazon : l’encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel ; il reconnaît la puissante protection de la Déesse. Minerve se dépouille de son enveloppe mortelle et bientôt brille sur sa poitrine la redoutable égide. Enfin, elle prononce ces paroles : « Fils d’Ulysse, écoutez-moi pour la dernière fois. Je n’ai instruit aucun mortel avec autant de soin que vous ; je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerres sanglantes et de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l’homme. Je vous ai montré par des expériences sensibles les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner. Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs : car quel est l’homme qui peut gouverner sagement, s’il n’a jamais souffert, et s’il n’a jamais profité des souffrances où ses fautes l’ont précipité ? Lorsque vous régnerez, mettez toute votre gloire à renouveler l’âge d’or ; écoutez tout le monde, croyez peu de gens ; gardezvous bien de vous croire trop vous-même : craignez de vous tromper, mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez été trompé. Aimez les peuples ; n’oubliez rien pour en être aimé. La crainte est nécessaire quand l’amour manque ; mais il la faut toujours employer à regret, comme les remèdes les plus violents et les plus dangereux. Considérez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre ; prévoyez les plus terribles inconvénients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous les périls, et à les mépriser quand ils deviennent nécessaires. »
VII. Derniers conseils de Mentor à Télémaque. Deuxième partie
« Fuyez la mollesse, le faste, la profusion ; mettez votre gloire dans la simplicité ; que vos vertus et vos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre palais ; qu’elles soient la garde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vrai honneur. N’oubliez jamais que les rois ne règnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les biens qu’ils font s’étendent jusque dans les siècles les plus éloignés ; les maux qu’ils font se multiplient de génération en génération, jusqu’à la postérité la plus reculée. Un mauvais règne fait quelquefois la calamité de plusieurs siècles.
« Surtout, soyez en garde contre votre humeur ; c’est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusques à la mort ; il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si vous l’écoutez. L’humeur fait perdre les occasions les plus importantes ; elle donne des inclinations et des aversions d’enfant, au préjudice des plus grands intérêts ; elle fait décider les plus grandes affaires par les plus petites raisons ; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, faible, vil et insupportable. Défiez-vous de cet ennemi.
« Craignez les Dieux, ô Télémaque ; cette crainte est le plus grand trésor du cœur de l’homme ; avec elle, vous viendront la justice, la sagesse, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douce abondance, la gloire sans tache.
« Je vous quitte, ô fils d’Ulysse ; mais ma sagesse ne vous quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez à marcher tout seul. Je ne me suis séparée de vous en Phénicie et à Salente, que pour vous accoutumer à être privé de cette douceur, comme on sèvre les enfants, lorsqu’il est temps de leur ôter le lait pour leur donner des aliments solides. »
VIII. Discours de César à ses troupes après le passage du Rubicon (49 av. J.-C.).
César violant le décret du Sénat, vient de franchir le fleuve qui limite la province dont il a le commandement. Aussitôt il rassemble ses troupes pour leur exposer son plan et son but.
« Soldats, vous qui avez été associés aux guerres que j’ai entreprises, qui avez bravé avec moi les périls des combats, et qui remportez des victoires depuis dix années, voilà donc la récompense qui vous était réservée, après avoir reçu tant de blessures, versé votre sang, affronté la mort et passé les hivers au pied des Alpes ! Rome est agitée par le tumulte des armes, comme si un nouvel Annibal avait franchi les montagnes, les cohortes sont remplies de vaillantes recrues, les forêts sont abattues sous la hache pour équiper des flottes : l’◀ordre▶ est donné de poursuivre César et sur terre et sur mer. Que serait-ce donc, si nos drapeaux étaient tombés aux mains des ennemis, après des guerres malheureuses, et si les farouches peuplades de la Gaule se précipitaient sur nos traces ? Et maintenant que la fortune nous comble de ses faveurs, maintenant que les Dieux nous appellent aux plus brillantes destinées, on nous défie ! Qu’il vienne ce général amolli par une longue paix, avec ses soldats levés à la hâte, avec ses hommes revêtus de la toge pour manier les armes ! Qu’il vienne ce Marcellus, habile artisan de paroles et Caton, avec le vain épouvantail de son nom ! Eh quoi ! les plus vils clients, achetés à prix d’or, voudront assurer à Pompée le droit de se perpétuer dans le commandement ! Il obtiendra les honneurs du triomphe avant l’âge fixé par les lois ! Il ne quittera jamais les honneurs qu’il aura une fois ravis ! Quel sera donc le terme de ces coupables prétentions ?
« Allez, soldats, allez, portez en avant vos étendards victorieux ! Il faut user des forces que nous nous sommes faites. Refuser justice à celui qui tient le glaive, c’est tout lui permettre. Les Dieux seront pour nous. Ce n’est pas au butin que j’aspire, ce n’est pas une royauté que je veux conquérir : je veux empêcher Rome de se livrer aux caprices d’un tyran. »
IX. Marc-Aurèle recommande à ses amis son fils Commode.
Marc-Aurèle était monté sur le trône, l’an 165 ap. J.-C. Il fait partie de la période des Antonins. Il mourut à Sirmium, capitale de la Pannonie (180).
« Il n’est pas étonnant, mes amis, que vous soyez pénétrés de douleur, en me voyant dans une telle situation ; car il est naturel aux hommes d’éprouver de la compassion pour leurs semblables, et les malheurs que nous avons sous les yeux excitent une pitié plus vive. Du reste, vous êtes, je le pense, encore plus animés de cette disposition à mon égard : en effet d’après les sentiments que j’éprouve pour vous, j’espère avec raison de votre part une bienveillance réciproque. Maintenant, le moment favorable est arrivé pour moi d’apprécier si je vous ai prodigué en vain des égards et une estime affectueuse, et pour vous, de me témoigner votre reconnaissance, afin de prouver que vous n’avez pas oublié les faveurs que vous avez reçues. Vous voyez mon fils qui a été élevé par vous-mêmes. Il commence à faire les premiers pas dans l’adolescence ; il a besoin, comme le matelot dans la tempête et dans l’agitation des flots, de pilotes qui lui servent de guides, de peur que, détourné de la bonne voie par son inexpérience, il ne se heurte contre des écueils. Soyez donc pour lui autant de pères, à la place d’un seul qu’il avait, en lui inspirant les meilleurs principes. En effet, ni l’abondance des richesses ne peut assouvir la cupidité d’un tyran, ni le grand nombre des satellites qui l’escortent ne saurait protéger un prince, si les sujets ne sont pas disposés à l’obéissance et à la bienveillance envers celui qui les gouverne. Ceux-là commandent avec sécurité, qui n’inspirent pas la crainte par des mesures cruelles, mais font pénétrer par la bonté l’affection dans les cœurs de ceux qui leur sont soumis. Ceux qu’on soupçonne de trahison et de flatterie, sont les hommes esclaves par nécessité, et non pas ceux qui obéissent spontanément par persuasion ; jamais ils ne cherchent à se soustraire au commandement, à moins qu’ils ne soient poussés à l’insubordination par la violence et les outrages. Or, il est bien difficile de se maîtriser et de mettre un frein à ses passions, quand on possède une autorité souveraine. Si vous soutenez mon fils de vos conseils, mes amis, et si vous lui rappelez ce qu’il entend aujourd’hui de ma bouche, vous donnerez à vous et aux autres nations un excellent prince, et vous honorerez ma mémoire : tel est le seul moyen de la rendre immortelle. »
X. Mentor expose à Télémaque les maximes sur l’art de gouverner les peuples.
« Souvenez vous, ô Télémaque, qu’il y a deux choses pernicieuses dans le gouvernement des péuples : la première est une autorité injuste et trop violente chez les rois ; la seconde est le luxe qui corrompt les mœurs. Quand les rois s’accoutument à ne connaître plus d’autres lois que leurs volontés absolues, et qu’ils ne mettent plus de frein à leurs passions, ils peuvent tout ; mais à force de tout pouvoir, ils sapent les fondements de leur puissance ; ils n’ont plus de règle certaine ni de maximes de gouvernement ; chacun à l’envi les flatte ; ils n’ont plus de peuples, il ne leur reste que des esclaves dont le nombre diminue chaque jour.
« Rien ne menace tant d’une chute funeste qu’une autorité qu’on pousse trop loin : elle est semblable à un arc trop tendu, qui se rompl enfin tout à coup si on ne le relâche. Il n’y a qu’une révolution soudaine et violente qui puisse ramener dans son naturel une puissance débordée, et quelquefois le coup qui pourrait la modérer l’abat sans ressource.
« L’autre mal presque incurable est le luxe. Comme la trop grande autorité empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute une nation. On dit que ce luxe sert à nourrir les pauvres aux dépens des riches ; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté…
« Qui remédiera à ces maux ? Il faut changer les goûts et les habitudes de toute une nation ; il faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n’est un roi philosophe, qui sache par l’exemple de sa propre modération, faire honte à tous ceux qui aiment une dépense fastueuse ? »
XI. Commode, fils et successeur de Marc-Aurèle aux soldats avant de monter sur le trône (180 ap. J.-C.). [Première partie.]
Le discours suivant aurait pu faire naître quelques bonnes espérances ; malheureusement elles ne furent pas justifiées. On sait à quelles cruautés, à quelles débauches se livra l’empereur Commode, fils bien indigne de Marc-Aurèle. Il périt empoisonné en 192.
Première partie.
« Soldats, je suis intimement persuadé que la douleur du coup qui nous frappe aujourd’hui nous est commune, et que vous partagez sans réserve les sentiments que j’éprouve. En effet, du vivant de mon père, je n’ai jamais voulu me placer au-dessus de vous. Quant à lui, il ne mettait pas de distinction entre vous et moi ; son affection s’étendait sur tous comme sur moi seul. Il aimait à m’appeler votre compagnon d’armes plutôt que son fils : il regardait ce dernier nom comme venant de la nature, et l’autre comme une fraternité empruntée au courage. Bien souvent, me portant tout enfant dans ses bras au milieu de vous, il semblait me recommander à votre dévouement. C’est pourquoi j’espère que vous me donnerez des témoignages de votre bienveillance. Les plus âgés d’entre vous doivent me considérer comme leur nourrisson en quelque sorte, et ceux qui sont du même âge que moi, je crois pouvoir à bon droit les appeler mes compagnons, mes associés dans les armes. Mon père nous aimait tous également et nous inspirait les mêmes principes de vertu. Maintenant la destinée, après la perte de mon père, vous a donné en moi, soldats, un souverain non pas appelé du dehors, comme ceux qui m’ont précédé, ni enorgueilli de l’empire, comme si je l’avais acheté ; mais seul parmi tant d’autres, je suis né, j’ai été élevé dans le palais impérial ; dès ma naissance, j’ai été revêtu de la pourpre : le même jour m’a vu homme et prince. »
XII. Commode aux soldats. Deuxième partie
« Si vous faites ces réflexions, chérissez-moi, non pas comme si je vous étais imposé, mais comme né pour vous. Mon père, admis déjà aux demeures célestes, vit dans la société des Dieux ; mais nous devons nous occuper du gouvernement des choses humaines, et c’est à vous qu’il appartient de régler, d’affermir la situation des affaires. En effet, si vous étouffez par votre valeur ce qui reste des germes de la guerre, si vous étendez jusqu’à l’Océan les frontières de l’empire romain, vous acquerrez pour vous une riche moisson de gloire, et vous témoignerez à la mémoire de mon père la reconnaissance qui lui est due. Pensez qu’il entend nos paroles, qu’il assiste comme spectateur à nos actions. Estimons-nous heureux d’avoir un pareil témoin, si nous remplissons notre devoir. Quant aux choses qui jusqu’à présent ont été menées à bonne fin, c’est à la sagesse, à l’habile direction de mon père qu’il faut les attribuer ; mais celles que vous accomplirez avec moi, c’està-dire avec un jeune empereur, vous feront obtenir une gloire personnelle due à votre courage, à votre dévouement. Ainsi, par l’activité et l’énergie, vous entourerez de considération votre prince encore jeune, et la Pannonie, ce pays barbare, tenue en respect au commencement de mon règne, ne se laissera pas aller à l’arrogance en méprisant mon âge ; instruite par de rudes épreuves, elle sera maîtrisée par les craintes de l’avenir. »
XIII. Allocution de Scipion à ses soldats avant la bataille de Thapsus.
Après la bataille de Pharsale (48 ans av. J.-C.) César poursuivit en Égypte Pompée, qui fut lâchement assassiné par les ◀ordres▶ de Ptolémée XII. Survint alors la guerre d’Alexandrie, puis celle contre Pharnace, résumée dans les trois mots fameux : « veni, vidi, vici. » Les débris de Pharsale s’étaient réfugiés en Afrique, où Métellus, Scipion et Varus avaient rassemblé dix légions, où Caton (d’Utique) avait équipé une flotte et où Juba, roi de Mauritanie, avait réuni une cavalerie innombrable. L’action s’engagea près de Thapsus ; mais les partisans de Pompée furent là encore trahis par la fortune.
« Compagnons d’armes, vous la seule espérance du Sénat, le seul rempart de la patrie, si les paroles d’un général pouvaient ajouter quelque courage à vos cœurs, quels puissants arguments donneraient à mon éloquence les blessures de la malheureuse Rome ! Les lois sont étouffées par la force, les droits sacrés sont anéantis, la liberté gémit accablée sous des armes sacrilèges ! Et quand les désastres de la patrie, quand les douleurs publiques ne toucheraient pas vos âmes, à qui Pharsale n’a-t-elle pas légué un deuil personnel, une douleur privée ? Qui ne pleure ou des frères, ou des fils morts dans les plaines de la Thessalie ? Aujourd’hui, ces gages de tendresse, qui vous ont été enlevés par le fer, font appel à vos bras vengeurs. Ici nos armes sont d’autant plus justes, que le crime de César est devenu encore plus grand par sa victoire impie. Aussi les Dieux seront-ils favorables à notre cause légitime ; ne croyez pas qu’ils nous aient abandonnés ; en faisant défaut à Pompée, ils n’ont pas voulu paraître soutenir le parti d’un seul homme : ils protégeront toujours celui de la république et ne permettront pas que César opprime à jamais et les lois et la liberté de Rome ! »
XIV. Charles-Quint à Philippe II, son fils en abdiquant la couronne d’Espagne (1555).
Dégoûté des grandeurs, affaibli par les années, aigri par les revers, Charles-Quint, enpereur d’Allemagne, roi d’Espagne et des deux Siciles, céda l’empire à Ferdinand, son frère, en 1556. L’année précédente, il avait abandonné la couronne d’Espagne à Philippe II, son fils. On sait qu’il se retira dans le monastère de Saint-Just, en Estramadure, et qu’il y mourut en 1558.
« Si la possession de ces provinces fût devenue ton partage par ma mort, j’aurais certes bien mérité de mon fils, en lui laissant un patrimoine si riche et augmenté par mes soins. Aujourd’hui que cet héritage va t’appartenir non par la force de la nécessité, mais par l’effet de ma volonté, puisqu’il a plu à ton père de mourir avant le temps fixé, pour devancer le bienfait de la destinée, j’ai le droit de te demander de reporter sur mes peuples le dévouement et l’affection que tu me dois en plus, pour cette possession anticipée du gouvernement. Les autres rois se réjouissent de donner la vie à des fils, et pensent avec joie qu’un jour ils leur remettront le royaume. Quant à moi, j’ai voulu enlever au Destin ce don posthume, persuadé que ma joie serait doublée, si de mon vivant je te voyais jouissant, grâce à moi, et de l’existence et du trône. Peu de souverains imiteront l’exemple que je donne ; car moi-même j’ai à peine trouvé dans toute l’antiquité un modèle de ce genre à suivre. Les peuples approuveront assurément la résolution que je prends, lorsqu’ils reconnaîtront en toi un prince digne d’avoir été le premier l’objet d’une telle détermination. Tu mériteras ce témoignage, situ continues à cultiver la sagesse que tu as cultivée jusqu’à présent, si tu gardes la crainte du souverain maître de toutes choses, si tu maintiens la protection due à la religion catholique, au droit civil, aux lois ; car ce sont là les véritables appuis d’un empire. En finissant, je n’ai plus qu’un vœu à former : puisses-tu avoir un fils tel, que tu lui transmettes ton royaume spontanément, et que la nécessité ne t impose pas cette obligation ! »
XV. L’Isle Adam exhorte les habitants de Rhodes à se défendre contre les Turcs (1522-1523). [Première partie.]
Le maître de l’◀ordre▶ des chevaliers, Philippe Villiers de L’Isle Adam, après avoir préparé toutes les choses nécessaires à la guerre, et pris toutes les mesures de précaution, convoque auprès de lui les citoyens dans le prétoire, et leur parle en ces termes :
Première partie.
« Hommes de cœur, excellents citoyens, nous avons appris que les Turcs, nos ennemis acharnés, ayant rassemblé une armée considérable formée de nations diverses, se dirigent en toute hâte contre nous. Si nous ne nous préservons pas par le fer de leur cruauté innée, de leur perfidie habituelle, un péril commun nous menace tous, moi, mes chevaliers et vous-mêmes. Ce peuple non content de la domination de l’Asie entière, a recours à la tyrannie, aux meurtres, aux rapines, à la haine, à l’impiété ; il s’efforce de s’emparer de nos îles, de nos contrées, il veut détruire nos villes et n’a d’autre but que d’anéantir le nom chrétien qui lui est odieux.
« Pour repousser ces outrages que nous ne devons pas supporter, nous avons de préférence établi notre séjour dans cette ila-derhodes, parce que ce lieu nous a semblé le plus favorable. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, et nous avons été secondés par vous. Nous avons reconnu par expérience quelle est votre valeur, quel est votre dévouement, et j’ai la ferme espérance que vous nous les conserverez. Aussi, je ne me servirai pas de longues circonlocutions pour vous engager à la fidélité à notre égard ; d’ailleurs, les paroles ne peuvent ni inspirer ni ravir le courage. »
XVI. L’Isle Adam aux habitants de Rhodes. Deuxième partie
« De notre côté se trouvent la nécessité de combattre, la piété, la fermeté invincible, l’amour de la patrie et de la liberté. Chez nos ennemis, dominent la volonté des chefs et non des soldats, la perfidie, le désir de votre asservissement. Dieu pourrait-il permettre que le vice triomphât de la vertu ?
« Soyez donc pleins de confiance et d’espoir : persévérez dans cette foi que vous avez montrée depuis tant d’années, au milieu des circonstances les plus difficiles et des chances si variées de la guerre ; faites voir à l’Espagne, à la France, à l’Italie, à la Bretagne, que les habitants de l’île de Rhodes sont capables de rabaisser l’orgueil des Turcs, d’anéantir leurs flottes, leurs armées, et de les refouler dans leurs repaires… Mais mon discours m’entraîne plus loin que je ne l’aurais voulu et qu’il n’est nécessaire. Votre valeur, généreux citoyens, est trop ardente, pour avoir besoin d’aiguillons et pour se laisser vaincre même par les épreuves qui peuvent être réservées à des assiégés. Il faudra supporter les veilles, disposer partout des sentinelles sur les remparts, prévenir ou déjouer les ruses de l’ennemi, repousser ses attaques avec vigueur, voir même d’un œil impassible vos maisons détruites, incendiées. Mais quand le péril serait grand, ne vaut-il pas mieux le braver, que de se rendre à un vainqueur barbare ? Croyez-vous qu’il soit possible de se fier à sa clémence, à sa loyauté ?… Combattons, généreux citoyens, combattons avec l’aide de Dieu, qu’il faut avant tout implorer par nos prières : sans Dieu, les efforts humains sont impuissants. »
XVII. Pélage exhorte les Espagnols à secouer le joug des Maures.
Après la bataille de Xérès, gagnée en 711 par les Arabes ou Maures, Pélage, chef des Wisigoths, se réfugia dans les montagnes des Asturies ; il y resta trois ans, ignoré des vainqueurs, qu’il battit en 718 à Cavadonga. Avant d’en venir aux mains, il harangua ainsi ses troupes :
« Il faut de la promptitude et de l’audace, compagnons. Puisque notre cause est la meilleure, tâchons de vaincre l’ennemi par notre courage. Chaque ville n’est occupée que par une faible garnison des Maures : nous avons pour nous tous les habitants ; les hommes de cœur dans l’Espagne entière désirent nous aider de leur concours et de leurs efforts : tous ceux qui portent le nom de chrétiens) s’empresseront de se rendre dans notre camp ; maintenons surtout et nourrissons au fond de nos âmes, grâce à une valeur inébranlable, l’espérance de recouvrer la liberté. L’armée des ennemis est partagée en plusieurs corps ; le plus grand nombre s’est dirigé vers la Gaule. Maintenant, il faut oser : maintenant, il faut combattre pour notre vieille réputation de gloire, pour les autels, pour la religion, pour nos enfants, nos épouses, nos parents et nos amis, qui gémissent accablés sous une indigne et pénible servitude. Passer en revue leurs malheurs, rappeler nos douleurs et nos dangers personnels, est une chose bien amère ; les déplorer est inutile : y apporter un remède, voilà notre devoir. Montrez donc que vous êtes issus du noble sang des Goths, et que la situation ritique où nous sommes placés soit pour vous un aiguillon, un stimulant.
« Craignez-vous d’affronter les périls de la guerre ? Mais le plus grand malheur n’est-il pas de voir vos familles captives, les gages de votre tendresse traînés en esclavage, pour souffrir les insultes et les outrages d’un vainqueur barbare ? Est-ce l’amour de vos biens particuliers, est-ce le désir du repos qui vous possède ? Eh quoi ? les fortunes privées peuvent-elles subsister, quand la fortune publique périclite ? L’incendie allumé par nos ennemis ne s’étendra-t-il pas de tous côtés ? Notre petit nombre est-il pour vous une cause de défiance ? Mais les souvenirs des temps passés, les chances si variées de la guerre prouvent assez que la victoire n’est pas toujours décidée par l’immense multitude des soldats : c’est la valeur qui dans les combats a le plus d’influence.
« Quant à moi, je suis prêt à me mettre à votre tête, prêt à affronter avec vous les hasards des batailles, pour le salut commun. Ayez confiance en moi, et surtout songez que Dieu nous protège. »
XVIII. Harangue de César à ses troupes avant la bataille de Munda.
La bataille de Munda en Espagne livrée par J. César, (45 ans av. J.-C.) aux deux fils de Pompée, mit fin à la guerre civile. Cette bataille fut longtemps indécise. Florus, historien latin, en a donné une description qui mérite d’être lue. (Epitome rerum Romunarum, livre IV.)
« Compagnons d’armes, qui avez triomphé de mille périls, de mille fatigues par votre valeur invincible, vous êtes arrivés enfin au terme de vos travaux ; c’est ici que vous étoufferez les derniers germes de la guerre civile que l’Ibérie sans courage nourrit dans son sein. La victoire qui nous attend réalisera enfin la paix, et après cette lutte, le monde entier sera désarmé. Mais quels sont-ils ces hommes qui préparent la guerre, qui osent affronter les glaives de César vainqueur dans de si nombreux combats ? Cette vile multitude abandonnera son général qu’elle a suivi par hasard, et non par l’impulsion de sa volonté. Serait-elle disposée à combattre pour Pompée qu’elle ne connaît pas ? S’il existe quelques débris de légions romaines chez nos ennemis, ils ne sont composés que de soldats novices, ou de troupes qui ont fui devant vous, et qui n’apportent avec eux dans un camp nouveau que la crainte et les alarmes. Quelles luttes pourra soutenir un Varus déjà vaincu tant de fois ? Labiénus, ce vil transfuge, fera-t-il plus dans les plaines de l’Espagne qu’il n’a fait dans celles de la Thessalie et de l’Afrique ? Allez, compagnons d’armes, allez, et couronnez toutes vos guerres par un succès éclatant. »
XIX. Entrevue de Coriolan et de sa mère Véturie2.
Les dames romaines se rendent auprès de Véturie, mère de Coriolan, et de Volumnie, son épouse : toutes vêtues de deuil, accompagnées de leurs jeunes enfants, les conjurent de sortir de Rome avec elles et de supplier Coriolan de les épargner et d’épargner aussi la patrie. Avec l’autorisation du Sénat, elles se dirigent vers le camp ennemi. Marcius (Coriolan) admirant le courage d’une ville, où les femmes elles-mêmes étaient douées d’une âme si énergique, alla au-devant d’elles, et faisant éloigner les faisceaux et les haches, il se jeta dans les bras de sa mère : « Mon fils, dit Véturie, renonce au projet d’apporter dans le sein de ta patrie des malheurs qui te seront communs avec ceux dont la tête est menacée. Où vas-tu porter l’incendie ? Sera-ce de la campagne dans la ville ? de la ville dans ta maison ? de ta maison dans les temples ? Pardonne, ô mon fils, pardonne et à moi et à la patrie, qui par ma bouche t’adresse ses prières. »
Marcius l’interrompant : « Non, dit-il, ma patrie n’est pas celle qui m’a banni, mais celle qui m’a reçu : je ne puis appeler ami celui qui me fait injure, ni ennemi celui qui me fait du bien. Voyez, ma mère, comment agit à mon égard le peuple chez qui je me suis réfugié ; il m’a donné sa foi, je lui ai donné la mienne ; il m’a inscrit au nombre des citoyens, m’a nommé général et m’a confié la direction de ses intérêts ; par lui j’ai été comblé d’honneurs, à lui je me suis engagé par serment. O ma mère, partagez les sentiments que j’éprouve. »
À peine Coriolan avait-il fini de parler, que Véturie, transportée d’indignation et levant les mains au ciel, en prenant à témoin les dieux de son pays : « Jusqu’à ce jour, dit-elle, deux fois dans de grands malheurs, des femmes sont sorties de Rome en députation : la première, à l’époque du roi Tatius, la seconde, dans le siècle de Caïus Marcius. Tatius, bien qu’il fût étranger et réellement l’ennemi des Romains, céda par respect aux prières que lui adressaient des femmes, et Marcius repousse les supplications des dames romaines, de son épouse, de sa mère même ! Fasse le ciel que désormais aucune mère, essuyant un refus de la part de son fils, ne se voie réduite à la douloureuse nécessité de se prosterner à ses genoux ! Et pourtant moi, ta mère, ô Marcius, je la subirai : oui, je me jetterai suppliante à tes pieds. » À ces mots, Véturie tombe à terre. Aussitôt Coriolan accourt les yeux pleins de larmes : il relève sa mère, et pénétré d’attendrissement, il s’écrie : « Tu l’emportes, ma mère, mais ton fils est perdu. »
XX. Volumnie et Véturie dans le camp de Coriolan. Première partie.
Quand la mère et l’épouse de Coriolan entrèrent dans le camp, un grand silence régna, commandé sans doute par le respect qu’inspirait la présence des dames romaines. Coriolan était assis sur son tribunal avec les autres chefs des Volsques. En voyant les femmes romaines qui s’approchaient, il fut d’abord surpris ; puis apercevant son épouse à la tête de la députation, il résolut de persister dans sa résolution et de demeurer inflexible. Mais vaincu par le sentiment de la nature et n’étant plus maître de son émotion, il ne put supporter de rester assis devant les femmes qui s’avançaient ; descendant de son tribunal, il pressa le pas pour aller au-devant de sa mère, la tint longtemps embrassée, ainsi que son épouse et ses enfants, et ne pouvant plus retenir ses larmes, il les serrait affectueusement dans ses bras, sentant qu’il était emporté par la violence de sa tendresse. Quand il comprit que sa mère voulait parler, il réunit autour de lui les officiers Volsques et entendit les paroles suivantes sortant de la bouche de Volumnie :
« Même quand nous garderions le silence, mon fils, tu peux conjecturer d’après les vêtements que nous portons, d’après la pâleur répandue sur nos visages, quelle position nous a fait ton exil. Réfléchis que nous sommes venues ici, accablées par le malheur, puisque la fortune nous force à craindre ce qui devrait être pour nous le plus doux à contempler : moi, ta mère, je vois mon fils, et ton épouse voit son époux prêt à mettre le siège devant les murs de sa patrie ! Nous ne pouvons pas même avoir recours à la plus précieuse consolation, celle d’invoquer les Dieux ! Devons-nous, en effet, les implorer ? Le pouvons-nous, quand il nous est défendu de solliciter en même temps ton salut et la victoire de notre pays, quand ta femme et tes enfants sont placés dans l’alternative d’être privés ou de toi, ou de leur patrie ? Pour moi, je n’attendrai pas que la guerre m’impose cette cruelle condition, de mon vivant ; car si je ne puis te persuader de remplacer par la concorde et l’amitié les luttes et les maux que tu nous prépares, de devenir le bienfaiteur de Rome et de la famille, plutôt que d’être le fléau de l’une ou de l’autre, songes-y bien, réfléchis mûrement : je te le déclare, tu ne pourras approcher de nos murs, avant d’avoir foulé aux pieds le corps de ta mère. Non, je n’attendrai pas le jour où je verrais les Romains triompher de mon fils ou mon fils triompher des Romains. »
XXI. Volumnie et Véturie dans le camp de Coriolan. Deuxième partie.
« Si je te demandais, mon fils, de sauver Rome en détruisant les Volsques, je te placerais dans une situation fort pénible ; car de même qu’il n’est pas honorable de causer la perte de ses concitoyens, il ne serait pas juste non plus de trahir ceux qui se sont confiés à ta loyauté. Nous implorons seulement la fin de nos maux, et ce bienfait également avantageux pour les deux peuples, sera plus glorieux encore pour les Volsques, puisqu’ils paraîtront, après avoir gagné la victoire, nous accorder les biens les plus précieux, la paix et l’amitié, dont eux-mêmes aussi recueilleront le fruit. Si ce résultat est obtenu, c’est toi surtout qui passeras pour en être l’auteur ; dans le cas contraire, tu seras seul responsable devant les deux nations. Sans doute l’issue des guerres est toujours douteuse ; mais ce qui est bien certain cependant, c’est que, si tu es vainqueur de tes compatriotes, ta victoire sera un crime et tu seras appelé le fléau de ta patrie ; si tu es vaincu, on dira qu’obéissant à l’impulsion de la colère, tu as précipité dans les plus grands malheurs tes amis et des hommes qui avaient bien mérité de toi. »
Coriolan entendit ces paroles sans interrompre Volumnie ; puis, quand elle eut cessé de parler, comme il ne répondait rien : « Eh bien ! mon fils, ajouta-t-elle, pourquoi garder le silence ? Est-il donc beau de s’abandonner à sa colère et au désir de la vengeance ? Est-il honteux d’écouter les prières d’une mère dans une circonstance si grave ? Convient-il à un grand homme de conserver le ressentiment d’une injure reçue ? Est-il donc déshonorant pour un homme distingué et vertueux de reconnaître) de respecter les bienfaits dont les enfants sont comblés par les auteurs de leurs jours ? C’est à toi surtout, mon fils, à toi qui veux sévir contre les ingrats avec tant de rigueur, de témoigner ta reconnaissance à ceux qui en sont dignes. Ta patrie a déjà été cruellement punie, et ta mère n’a pas encore reçu le moindre témoignage de ta gratitude ! Certes, tu aurais rempli les devoirs imposés par la piété filiale, situ m’eusses permis d’obtenir de ton libre consentement les choses légitimes que je sollicite ; mais puisqu’il m’est impossible de te persuader, pourquoi ménagerais-je ma dernière ressource, ma vie ? »
À ces mots, Volumnie se jette, avec sa belle-fille, aux pieds de Coriolan qui s’écrie aussitôt : « Ô ma mère, que fais-tu ? » puis la relevant et lui pressant la main : « Tu viens de remporter sur moi une victoire qui fera le salut de ma patrie, mais qui causera ma perte. C’est toi seule qui m’as vaincu. »
XXII. Discours d’Annibal à ses troupes avant la bataille de Cannes (216 av. J.C.).
« Soldats, rendez d’abord grâces aux Dieux qui nous réservant la victoire, ont amené nos ennemis dans les lieux les plus favorables à notre cavalerie, si supérieure en nombre à celle des Romains ; ensuite rendez grâces à nous, qui avons forcé nos adversaires à l’obligation de combattre (car maintenant ils ne peuvent refuser la bataille) dans un endroit très défavorable pour eux, mais très avantageux pour nous. Je ne pense pas qu’il soit convenable de vous exciter par de longs discours à engager la lutte avec confiance et énergie : les paroles étaient peut-être nécessaires, quand vous n’aviez pas fait l’épreuve de vos forces contre celles des Romains : mais aujourd’hui que vous avez remporté trois victoires successives et si brillantes, quelle éloquence pourrait vous inspirer autant de courage que les actions accomplies ? Par les succès précédents, vous vous êtes emparés du pays et de toutes ses ressources comme je vous l’avais promis ; les résultats ont confirmé tout ce que je vous avais annoncé ; maintenant, il s’agit de posséder les villes et leurs richesses. Si vous êtes vainqueurs, l’Italie entière tombera immédiatement en votre pouvoir ; cette seule bataille mettra un terme à vos travaux, vous assurera la possession de l’empire romain, de ses trésors, et vous rendra maîtres de tout. Ainsi donc, trêve de paroles : il faut agir. Avec la protection des Dieux, je vous garantis que bientôt mes promesses seront ratifiées. »
XXIII. Discours de Vercingétorix aux Gaulois.
Il les excite à porter partout l’incendie, afin d’arrêter la marche de César.
« Compagnons d’armes,
« Il faut changer complètement notre système de guerre : ce qu’il y a de plus urgent est d’interdire aux Romains les moyens de se procurer des fourrages et des vivres. Cela nous est facile, puisque nous avons une cavalerie nombreuse et que l’époque même de l’année nous favorise ; le fourrage ne peut encore être coupé, et les ennemis dispersés vont nécessairement en chercher dans les maisons. Notre cavalerie peut les anéantir chaque jour : de plus, quand il s’agit du salut général, on doit savoir mettre de côté ses intérêts privés. Il faut donc porter le feu dans les bourgs et les habitations de tous côtés, depuis le pays des Boïens, partout enfin où il est possible de pénétrer pour fourrager. Vous-mêmes, vous possédez tout en abondance, parce que les peuplades sur les frontières desquelles se fait la guerre, sont disposées à vous venir en aide. Quant aux Romains, ou ils ne supporteront pas la disette, ou bien, s’ils s’éloignent de leur camp, ils courront les plus grands dangers : il importe donc peu de les tuer ou de les dépouiller de leurs bagages, sans lesquels la guerre est impossible. Il faut incendier toutes les places qui ne sont pas assez défendues par l’art ou par leur position naturelle ; car elles peuvent devenir des retraites dans lesquelles se réfugieront ceux qui ne veulent pas du service militaire, ou elles peuvent être utilisées par les Romains, pour y amasser des vivres et du butin.
« Si mes propositions vous semblent pénibles et dures, n’est-il pas encore bien plus douloureux de penser que vos enfants, vos femmes seront traînés en esclavage et que vous êtes destinés à la mort ; tel est le sort qui malheureusement est réservé aux vaincus. »
XXIV. Un évêque fait l’éloge des soldats morts à la bataille de Dorylée. [Première partie.]
La première croisade eut lieu en 1095 : elle fut prêchée à Clermont-Ferrand par Pierre l’ermite et le Pape Urbain II. Godefroy, duc de Bouillon et de Basse-Lorraine, commandait la grande armée. Après avoir traversé une partie de l’Asie Mineure, il livra une sanglante bataille dans la plaine de Dorylée en Phrygie, au nord-est de Konieh (1097).
Première partie.
« Chefs invincibles, vaillants soldats, jamais aucune bataille n’a été livrée et gagnée avec plus de courage que celle où vous avez triomphé hier des ennemis du Très-Haut. Tous les royaumes de l’Orient si puissants et si riches, qui vous ont attaqués après vous avoir enveloppés dans un pays qui n’était pas le vôtre, ont obtenu la récompense que méritait leur folie. Une armée victorieuse de tant de nations, a été par vous vaincue, taillée en pièces, anéantie ! Son chef mis en fuite, découragé, détruit, incendie ses possessions pour les soustraire au vainqueur : il pousse devant lui ses soldats, ses troupeaux, lui qui, nouvel Alexandre, avait l’orgueilleuse prétention d’imposer ses lois à tout le genre humain ! Vous avez acquis une gloire immortelle, vous avez entouré votre nom d’un honneur impérissable, en ouvrant, le glaive à la main, l’Orient fermé aux Fidèles. Mais je suis persuadé que le Dieu tout-puissant comblera votre valeur des plus brillantes récompenses ; comme il vous a donné la victoire, il veut aussi que vous puissiez en jouir, afin que vous ayez plus de force pour étouffer les derniers germes de la guerre, si par hasard il en subsiste encore. On se plaira toujours à exalter, à vanter votre merveilleux courage ; il n’existera pas de solitude si muette, de région si inculte, de suite d’années se succédant dans le long enchaînement des siècles, qui ne parlent de vous, qui ne vous admirent et qui ne vous prodiguent des éloges comme aux soutiens de la chrétienté. »
XXV. Deuxième partie.
« Permettez-moi maintenant de faire mention des braves guerriers qui ont succombé, et qui, dérobés à nos regards, jouissent d’une bienheureuse immortalité. Je dois rappeler leur souvenir, afin d’adoucir par l’énumération des louanges qui leur sont dues, les regrets qu’ils nous inspirent. La gloire acquise ne leur est-elle pas commune avec nous ? Ne doivent-ils pas la partager comme des compagnons d’armes qui se sont associés à nos entreprises, à nos efforts ? Animés de l’inspiration religieuse, ils ont compris en quoi consiste la véritable vertu ; ils étaient hommes seulement, et pourtant ils ont entrepris et accompli des œuvres bien supérieures à l’humanité. Séparés par les différences de race, de mœurs, de langage, d’institutions, ils se sont mêlés, identifiés ensemble avec une telle conformité de pensées et d’intentions, qu’ils paraissent être les citoyens d’une seule et unique cité.
Aujourd’hui, ces guerriers qui ont sacrifié leur vie si généreusement, vivent du moins par leur gloire dans le souvenir éternel des hommes, et dans nos cœurs, où notre reconnaissance doit leur dresser des autels. Ils vous ont laissé les plus nobles exemples à suivre : imitez leur courage, la postérité imitera le vôtre. Espérez le succès dans l’achèvement de cette guerre, comptez sur la protection de l’Être suprême, si vous obéissez à vos chefs et si vous vous montrez les dignes imitateurs des braves soldats qui se sont à jamais illustrés par leurs brillants exploits. »
XXVI. Entretien d’Alexandre le Grand et de Parménion auprès du Granique (334 av. J.-C.).
Alexandre approchait déjà du Granique, lorsque des éclaireurs viennent annoncer que toute l’armée des Perses est rangée en bataille sur la rive opposée. Le roi prend aussitôt ses dispositions pour le combat. Alors Parménion s’avance et s’exprime ainsi :
« Prince, il me semblerait prudent de placer pour le moment notre camp sur la rive du fleuve. Assurément les ennemis n’auront pas assez d’audace, étant d’ailleurs très inférieurs en infanterie, pour nous attendre ; ils se retireront pendant la nuit, et demain, à l’aube de jour, le passage ne présentera aucune difficulté : car nous l’effectuerons trop vite, pour qu’ils aient le temps de ranger leur armée en bataille. Mais en cet instant, peut-être serait-il dangereux de tenter l’entreprise, puisque nous ne pouvons amener les troupes directement à travers le fleuve qui est profond et plein de tourbillons : les bords, comme vous le voyez, sont très élevés et escarpés. Au moment où nous en sortirons, sans que les rangs soient reformés, et en présentant un front très étroit, ce qui est la disposition la plus faible, la cavalerie ennemie nombreuse et en bon ◀ordre▶ se précipitera sur nous. Un premier échec sera grave dans cette circonstance et donnera lieu à de fâcheuses présomptions pour l’avenir de la guerre. »
Alexandre répliqua : « Je comprends et j’apprécie tes raisons, Parménion ; mais il serait déshonorant pour moi, après avoir franchi l’Hellespont si facilement, de me trouver arrêté par un misérable ruisseau ! Je ne puis donc agir ainsi, en consultant la gloire de la Macédoine et mon penchant naturel à affronter les périls. Je crois d’ailleurs que ce serait un encouragement pour les Perses et qu’ils se croiraient égaux aux Macédoniens, si la crainte que nous leur inspirons n’était justifiée sans retard. »
XXVII. Discours de Cyrus aux généraux de son armée qui viennent de le proclamer chef de l’expédition en faveur des Mèdes (555 av. J.-C.). Première partie.
« Guerriers, mes amis, je vous ai choisis non parce que je vous ai mis à l’épreuve aujourd’hui pour la première fois, mais parce que j’ai reconnu que depuis l’enfance vous cultivez avec soin les principes qui sont regardés chez nous comme honnêtes, et que vous vous abstenez de ce qui est jugé honteux. Je veux aussi vous exposer les motifs pour lesquels j’ai accepté volontiers le commandement et pourquoi je vous ai convoqués. Je sais que nos ancêtres ne nous ont été nullement inférieurs, eux qui se sont toujours exercés aux pratiques de la vertu ; mais je ne vois pas quels avantages ils ont procurés aux Perses en général et à eux-mêmes en particulier. Je pense pourtant que, si l’on cultive la vertu, c’est pour que les gens de bien soient dans une situation meilleure que les méchants ; de même, ceux qui s’abstiennent des plaisirs présents qui leur sont offerts, n’agissent pas ainsi pour n’avoir jamais aucune jouissance, mais au contraire pour goûter ensuite des joies plus vives dues à leur modération. Ceux qui s’efforcent d’acquérir le talent de la parole, n’ont pas pour but de pratiquer constamment l’éloquence, mais ils espèrent que, grâce à ce talent, ils pourront amener bien des gens à partager leur avis et se procurer d’immenses avantages. De même aussi, ceux qui se dévouent à l’art militaire, ne se soumettent pas à de pénibles exercices, pour s’occuper toujours de combats, mais ils espèrent que, devenus habiles guerriers, ils obtiendront pour eux et pour leur patrie le bonheur, les richesses et les honneurs. Si quelques-uns, après s’être adonnés sans relâche à ces pratiques, se laissent, à cause de leur négligence, surprendre par la faiblesse de l’âge, avant d’avoir retiré aucun fruit de leurs travaux, ils me paraissent ressembler à l’agriculteur qui, après avoir bien appliqué ses soins à semer, à planter, laisserait tomber à terre les fruits, au moment de les recueillir ; ou bien à l’athlète qui, après des exercices laborieux, devenu capable de remporter la victoire, ne descendrait jamais dans l’arène. De tels hommes ne seraient-ils pas taxés de folie à juste titre ? »
XXVIII. Cyrus aux généraux de son armée. Deuxième partie.
« Quant à nous, guerriers, amis, ne commettons pas cette faute, et puisque nous avons conscience d’avoir contracté dès l’enfance l’habitude du courage et de la vertu, marchons contre l’ennemi qui est incapable de se mesurer avec vous, je puis vous l’affirmer avec conviction, puisque je l’ai vu de près. En effet, pour être bon soldat, il ne suffit pas de savoir manier l’arc, lancer un javelot, monter à cheval ; il faut encore, au besoin, supporter les travaux, les fatigues : eh bien ! nos ennemis sont tout à fait inférieurs sous ce rapport ; ils ne peuvent endurer les veilles, ils ignorent comment on doit se conduire envers des alliés et des ennemis, et sont complétement étrangers à cette science. Vous au contraire, vous êtes dressés à tout, et c’est à la gloire seule que vous aspirez. Au reste, si je parlais ainsi de vous contre ma pensée, je me tromperais moi-même ; car s’il arrivait que vous ne fussiez pas tels que vous êtes réellement, c’est sur moi que retomberait le blâme de l’événement. Mais ma propre expérience, votre bienveillance à mon égard et l’aveuglement de nos ennemis me garantissent que ces bonnes espérances seront réalisées.
Partons donc, pleins de confiance, d’autant plus qu’on ne saurait nous accuser de convoiter les possessions d’autrui. Nos ennemis nous ont provoqués les premiers et nos amis nous appellent à leur secours. Or, quoi de plus juste que de repousser la force par la force ? Quoi de plus honorable que de venir en aide à ses amis ?
D’ailleurs, j’ai commencé par remplir les devoirs envers les Dieux : c’est un gage pour nous de leur protection ; nous entreprenons cette expédition sous leurs auspices… À quoi bon vous en dire davantage ? Choisissez des guerriers, et marchez au secours des Mèdes. Quant à moi, je vais retrouver mon père, pour faire, d’après ses instructions, tous les préparatifs nécessaires et assurer le succès de nos armes, grâce à la bienveillante intervention des Dieux. »
XXIX. Lettre de Cornélie, mère des Gracques, à son second fils Caïus Gracchus.
Le sang d’un citoyen romain a coulé sur les degrés du Capitole. Tibérius Gracchus a succombé, accablé par la faction des Patriciens. Cornélie, mère des Gracques, supplie Caïus de ne pas poursuivre les projets de son frère (122 av. J.-C.).
« Oui, mon fils, j’en jure par les Dieux : après les meurtriers de Tibérius, il n’est pas d’ennemi qui m’ait causé autant de peine, autant de mal que toi, en voulant marcher sur les traces de ton frère, toi qui devais me tenir lieu de tous les enfants que j’ai perdus, afin que ma vieillesse fût exempte, autant que possible, de tourments et d’inquiétudes. Toutes tes actions devaient avoir un seul but, celui de me plaire ; former un projet important, sans me le communiquer, aurait dû paraître un crime à tes yeux. Je touche au terme de mon existence, et ces quelques jours qui me restent à vivre ne m’empêchent pas de trouver en toi un ennemi, un fils qui médite la ruine de sa patrie ! Où donc s’arrêtera le délire de notre famille ? Quel sera le terme de nos excès ? Quand cesserons-nous de déchirer la République ? Quand rougirons-nous d’être les fléaux de l’État ? Si nous devons semer éternellement la division dans Rome, attends du moins que j’aie payé mon tribut à la nature, pour briguer le tribunat. Après moi, fais ce qu’il te plaira : du moins je ne sentirai pas les effets de tes actions. Mais dès que j’aurai cessé de vivre, tu m’adresseras des vœux, tu invoqueras le génie de ta mère, tu n’auras pas honte d’implorer ces divinités méconnues par toi, quand tu pouvais les implorer vivantes ! Puisse Jupiter ne pas permettre que tu persistes dans tes résolutions ! Puisse-t-il détourner de ton cœur une telle démence ! Si tu ne renonces pas à tes desseins, je crains bien que tu n’attires sur ta tête, et par ta faute, des malheurs si terribles, qu’en aucun moment tu ne puisses être content de toi-même. »
XXX. Discours de Pompée au peuple romain. [Première partie.]
Aulus Gabinius, tribun du peuple, avait fait une proposition tendant à conférer à Pompée le commandement de la guerre contre les pirates. Pompée, bien que brûlant du désir d’être mis à la tête de cette expédition, et par suite, de celle contre Mithridate, pour supplanter Lucullus, dissimule sa pensée suivant son habitude, et parle ainsi au peuple assemblé :
Première partie.
« Je me réjouis, Romains, du commandement que vous me décernez : (car les hommes sont portés naturellement à se glorifier des faveurs accordées par leurs concitoyens). Déjà comblé d’honneurs par vous, je ne puis me féliciter en termes assez dignes de l’estime que vous me témoignez maintenant ; je pense en effet qu’il ne convient ni à vous d’user à mon égard d’une bienveillance inépuisable, ni à moi, d’occuper toujours un commandement. Dès mon enfance, j’ai supporté beaucoup de fatigues, et il est juste aussi que vous teniez compte des autres généraux. Avez-vous oublié toutes les souffrances que j’ai endurées dans la guerre contre Cinna, étant encore bien jeune ? Combien j’ai souffert en Sicile et en Afrique, avant même d’avoir atteint l’âge de l’adolescence ? À combien de dangers j’ai été exposé en Espagne, n’étant pas encore admis dans le sénat ? Loin de moi la pensée de porter contre vous, à propos de mes services, l’accusation d’ingratitude : comment le pourrais-je ? puisque, sans parler des nombreuses et brillantes récompenses dont vous m’avez jugé digne, sans parler du commandement de l’expédition contre Sertorius, que vous m’avez confié, quand personne ne voulait-et ne pouvait l’accepter, le triomphe qui m’a été accordé, contrairement aux usages de l’État, a entouré mon nom d’un grand éclat. »
XXXI Discours de Pompée au peuple romain. Deuxième partie.
« Mais comme j’ai été accablé de soucis multipliés, et que j’ai bravé bien des périls, les forces de mon corps sont épuisées et celles de mon âme anéanties. Ne pensez pas que je sois encore jeune, ne considérez pas mon âge : car si vous comptez les campagnes que j’ai faites et les dangers que j’ai affrontés, vous en trouverez beaucoup plus qu’il n’y a d’années dans ma vie, et vous reconnaîtrez d’autant mieux que je suis incapable de me soumettre à de nouveaux tourments. Si quelqu’un était doué d’une assez grande force pour y résister, songez combien une haute position attire de jalousie et de haine. Sans doute, vous méprisez cette jalousie : cette haine, vous n’en tenez aucun compte, mais ce fardeau retombe et s’appesantit tout entier sur moi. En effet, quel homme sensé pourrait passer une vie agréable au milieu des jaloux et des envieux ? Quel homme pourrait désirer les fonctions publiques, exposé, s’il est malheureux, à être appelé en justice, et s’il est heureux, à être l’objet de l’envie ? Ainsi, Romains, pour ces motifs, et pour d’autres encore, permettez-moi de jouir du repos, de diriger mes affaires personnelles, afin que je m’occupe de mes intérêts domestiques et que je ne périsse pas épuisé de fatigue. Chargez donc un autre général de la guerre contre les pirates ; parmi ceux qui sont plus jeunes ou plus âgés que moi, il n’en manque pas qui sont désireux et capables de commander les armées navales, en sorte que, dans le grand nombre, le choix sera facile. Je ne suis pas le seul qui vous aime, je ne suis pas le seul qui ait l’expérience de la guerre ; mais il y a un tel et un tel qui sont assurément aussi habiles que moi ; je m’abstiens de les nommer, de peur de paraître les flatter pour m’attirer leurs bonnes grâces. »
XXXII. Entretien de Solon et de Crésus (560 av. J.-C.).
Crésus, roi de Lydie, demandait à Solon quel homme il regardait comme le plus heureux. « C’est Tellus l’Athénien, » répondit Solon. Et après lui, répartit Crésus. « Après lui, je placerais Cléobis et Biton, ces deux frères Argiens, que leur piété envers leur mère a immortalisés. » « Eh quoi ? dit Crésus, mon bonheur à moi te paraît-il donc si peu digne d’estime, que tu ne me places pas sur le même niveau que de simples particuliers ? »
« Écoutez-moi, Prince, répliqua Solon. Vous m’interrogez, moi qui sais combien la fortune est une divinité inconstante, et combien elle se plaît à faire succéder l’abaissement à la grandeur. Dans une longue durée de vie, il faut s’attendre à voir et à supporter beaucoup de choses contre son gré. Supposons une période de soixante-dix ans, lesquels composent une somme considérable de jours. Eh bien ! il n’y a pas un seul de ces jours qui ramène une succession de faits absolument semblables. Aussi, Crésus, l’homme quelque grand qu’il soit, est-il exposé aux coups de la fortune. Je vous vois opulent et maître d’un nombre immense de sujets ; mais quant à la question que vous m’avez posée, je ne saurais la résoudre, avant d’avoir appris que vous avez bien terminé votre existence. En effet, celui qui regorge de richesses n’est pas plus heureux que celui qui a sa nourriture au jour le jour, si le destin n’accorde pas à ce mortel jouissant de tous les avantages, le privilège de bien finir sa vie. Beaucoup d’hommes, quoique très opulents, ne sont pas parfaitement heureux : d’autres au contraire le sont, quoique n’ayant qu’un faible patrimoine. Celui qui est fort riche, mais qui ne possède pas le bonheur, est supérieur à l’homme heureux, seulement en deux points : celui-ci est au-dessus du riche, pour plusieurs raisons. Le premier est plus à même de satisfaire ses passions et de supporter une disgrâce qui s’appesantit sur lui ; le second le surpasse, en ce qu’il ne subit aucune de ces disgrâces ; son bonheur les écarte de lui ; il jouit de membres robustes, d’une santé florissante, de l’exemption de tous maux ; ses enfants font sa joie. Et s’il parvient heureusement au terme de sa carrière, voilà celui que vous cherchez, celui qui est digne d’être proclamé réellement heureux. Mais il faut différer jusqu’au dernier jour, afin de porter ce jugement. Assurément, aucun mortel ne peut se flatter d’acquérir tous les avantages, de même qu’il n’existe aucune terre fournissant toutes les productions ; chacune a les siennes, qui lui sont particulières ; elle est privée de certaines autres ; la meilleure terre est celle qui en a le plus. Il en est de même pour l’espèce humaine. L’homme qui a obtenu le plus d’avantages de son vivant et qui termine tranquillement son existence, a, selon moi, réalisé le parfait bonheur. En tout d’ailleurs, il faut considérer la fin ; les Dieux bien souvent, après avoir comblé un mortel de faveurs et de prospérités, ont renversé l’édifice de sa grandeur. »
XXXIII. Discours de Moïse aux Israélites, au moment de quitter la vie et en leur remettant les tables de la Loi.
Après quarante ans, moins trente jours, Moïse convoqua le peuple auprès du Jourdain, où est maintenant la ville d’Abila, et parla en ces termes :
« Guerriers, mes compagnons d’armes, associés à moi par de longues infortunes, puisque Dieu l’ordonne et qu’il faut que je quitte la vie, étant âgé de cent vingt ans, puisque je ne dois pas être votre guide pour les choses qui doivent s’accomplir au-delà du Jourdain, ni partager désormais vos travaux, d’après la volonté de Dieu, j’ai jugé convenable de ne pas laisser refroidir, même en ce moment, le zèle que je vous ai toujours témoigné ; je veux vous assurer, à vous, la jouissance éternelle du bonheur, à moi votre souvenir. Lorsque je vous aurai démontré comment vous pouvez être heureux, et léguer à vos enfants la possession à jamais durable de tous les biens, alors j’abandonnerai cette vie. Je suis digne d’être cru, et à cause des luttes passées que j’ai soutenues pour vous, et parce que les âmes qui arrivent à la fin de la carrière mortelle, participent à toutes les vertus.
« Fils d’Israël, la base, le principe du bonheur pour tous est le Dieu propice. Lui seul peut tout donner à ceux qui sont bien méritants et tout enlever aux coupables. Si vous vous montrez tels qu’il le désire, tels que je vous conseille d’être, moi qui comprends bien son esprit, jamais vous ne serez dans le malheur, que dis-je ? vous ne cesserez jamais d’être heureux et remarquables entre tous. De plus, les biens que vous possédez ne vous manqueront jamais. Il faut seulement obéir à ceux envers qui Dieu vous prescrit l’obéissance, ne pas laisser s’affaiblir la piété dont vous êtes animés à l’égard du Seigneur et ne pas vous écarter des coutumes que vous avez adoptées. Ainsi vous serez toujours prêts aux combats et invincibles.
« Si vous cultivez la vertu, les plus grandes récompenses vous sont réservées ; car c’est le trésor le plus précieux de tous, celui qui procure tous les autres en abondance. Vous serez fidèles à ces principes, si vous suivez les lois que je vous ai données, quand Dieu me les eut dictées, si vous les gardez soigneusement, et si vous cherchez à en acquérir la pure intelligence.
« Dieu qui vous a dirigés jusqu’à présent, par la volonté de qui je vous ai rendu quelques services, ne ralentira pas à votre égard les effets de sa providence, tant que vous persisterez dans la pratique de la vertu et que vous le suivrez comme guide. »
XXXIV. Discours de Nicolaüs, vieillard Syracusain, en faveur des prisonniers Athéniens. [Première partie (exorde).]
La guerre du Péloponnèse, écrite par Thucydide, et qui dura vingt-sept ans, se divise en trois périodes : 1° de 431 à 416 ; 2° de 416 à 413 ; 3° de 412 à 404. L’expédition de Sicile si fatalement conseillée par l’ambitieux Alcibiade, appartient à la seconde de ces périodes. On sait que plus de la moitié des troupes Athéniennes périt par le fer ou dans les eaux : le reste fut pris avec le général Nicias ; sept mille soldats environ furent condamnés aux carrières et enfermés dans les Latomies.
Première partie (exorde).
« Syracusains, j’ai moi-même eu ma part (et elle n’est pas faible assurément) dans les malheurs que la guerre actuelle a causés. Père de deux fils, je n’ai pas hésité à les exposer aux périls qu’ils devaient affronter pour la patrie. Mais hélas ! j’ai reçu la triste nouvelle de leur mort. Maintenant que je suis en proie aux amers regrets que leur perte m’inspire, regrets qui s’augmentent de jour en jour, quand je considère comment ils ont péri, je proclame leur sort heureux, mais je regarde ma position comme bien affligeante et bien déplorable. Mes fils, en effet, sacrifiant pour leur patrie une existence que les lois de la nature leur auraient enlevée tôt ou tard, ont laissé après eux le souvenir éternel et glorieux de leur courage. Mais moi, abandonné, privé des soutiens de ma vieillesse, quand je touche au terme de ma carrière, je suis accablé d’un double deuil, puisqu’il ne m’est plus permis d’espérer de mes fils la propagation de ma race et les fruits que me promettaient leurs vertus. En effet, plus la fin de leur vie a été noble et généreuse, plus ils ont laissé d’eux un souvenir qui double les regrets. Aussi, la pensée de mes enfants m’inspire une haine profonde pour le nom Athénien, puisque vous voyez que je me présente devant vous, guidé et soutenu par les bras de mes esclaves, et non par ceux de mes fils. Si les conseils que je viens vous offrir avaient pour objet la conservation des Athéniens, assurément au souvenir des désastres qu’ils ont causés à ma patrie, au souvenir de mes infortunes personnelles, je me répandrais contre eux en amères invectives ; mais comme il est question de la pitié applicable à des malheureux trahis par la fortune, de l’intérêt public, de la gloire de Syracuse, je donnerai mon avis devant vous, sans détour, sans arrière-pensée. »
XXXV. Discours de Nicolaüs. Deuxième partie.
« Le peuple Athénien a payé d’abord aux Dieux immortels, puis à nous qu’il avait outragés, l’expiation de sa démence. La divinité est juste et bienveillante, puisqu’elle a accablé de calamités inattendues ceux qui avaient entrepris des guerres injustes, et qui n’ont pas su supporter, comme il convenait à des hommes, le poids considérable de leur puissance. Qui jamais eût pu croire que les Athéniens, après avoir apporté de Délos dix mille talents, après avoir envahi la Sicile avec deux cents galères, et avoir envoyé pour cette guerre plus de quarante mille soldats, éprouveraient d’aussi épouvantables désastres ? en effet, de leurs brillants préparatifs, pas un homme, pas un vaisseau n’est revenu, pas un messager même pour porter la nouvelle de leur défaite. Étant donc bien persuadés, Syracusains, que les superbes sont odieux aussi bien aux divinités qu’aux hommes, ne faites rien au-delà de ce qui est permis à l’humanité. Quelle gloire y a-t-il à immoler un suppliant ? à tirer d’un vaincu une vengeance trop rigoureuse ? Celui qui poursuit d’une haine implacable l’homme accablé par le destin contraire, fait violence à la faiblesse humaine et commet une injustice. Personne n’est assez prudent pour être plus puissant que la Fortune, cette déesse qui s’abandonnant à ses caprices, se réjouit des misères humaines, et fait succéder d’affreux malheurs à l’état le plus prospère. — Mais, dira-t-on, ils nous ont outragés, et nous avons plein pouvoir d’exercer notre vengeance. Eh quoi ! la punition du peuple athénien n’est-elle pas déjà bien au-dessus de la faute qu’il a commise ? n’êtes-vous pas satisfaits du supplice de ces prisonniers, qui vous ont livré leurs armes et leurs personnes, se recommandant à l’équité, à la clémence du vainqueur ? Il serait indigne de tromper la confiance qu’ils ont eue dans votre humanité. Ceux qui étaient animés des sentiments les plus hostiles ont persisté dans la lutte jusqu’à leur dernier souffle : mais ceux-ci, par le fait de leur soumission) ne sont plus des ennemis ; ce sont des suppliants. Or, quand on veut s’élever au-dessus des autres hommes, Syracusains, il faut chercher un appui, non dans la force des armes, mais dans une généreuse bienveillance. »
XXXVI. Discours de Nicolaüs. Troisième partie (péroraison).
« Vous tous, qui avez puisé quelques lumières dans Athènes, ce foyer des lettres et des sciences, ayez pitié de ceux qui ont ouvert leur patrie, comme une école publique d’instruction, à tous les hommes. Et vous, qui avez été initiés aux mystères sacrés des Dieux, conservez la vie à ceux qui vous y ont initiés. Témoignez-leur toute votre reconnaissance, soit que vous en ayez retiré des avantages, soit que vous en espériez. Quel asile restera-t-il pour les nobles connaissances, pour les arts et les lettres, si la ville des Athéniens est anéantie ? Sans doute, ils ont attiré la haine sur eux par leur faute, mais à quelle bienveillance n’ont-ils pas droit par les actions éclatantes qu’ils ont accomplies ? Outre la dignité qui s’attache à cette cité, et qui mérite tant de respect, si l’on apprécie la position des captifs en particulier, on verra qu’ils sont dignes d’une compassion bien légitime. N’ont-ils pas été forcés à cette expédition contre la Sicile ? Leur faute est donc involontaire. Que dire de Nicias ? Il a toujours soutenu la cause de Syracuse, il a fait tous ses efforts pour dissuader ses concitoyens d’entreprendre la guerre, et a entouré de soins les Syracusains qui ont séjourné dans sa ville. Quelle honte pour nous, quelle injustice, si Nicias, qui a été notre défenseur dans le sénat d’Athènes, est condamné chez nous au supplice, ou même éprouve quelque traitement rigoureux, et si, au contraire, Alcibiade, l’auteur de cette guerre désastreuse, échappe à notre vengeance et à celle des Athéniens ! Oui, je déplore de toute mon âme la position de Nicias ; lui, un des hommes les plus remarquables de la Grèce, lui si renommé par son intégrité, lui réputé heureux dans sa patrie, aujourd’hui, les mains liées derrière le dos, il essuie toutes les humiliations, toutes les rigueurs qui se rattachent à la captivité, comme si la Fortune l’avait choisi pour montrer quelle est sa puissance. Sachons, Syracusains, sachons jouir de ses faveurs, comme il convient à des hommes, et ne nous livrons pas à des actes de cruauté contre un peuple issu de la même race que nous. »
XXXVII. Discours du Lacédémonien Gylippe. [Première partie.]
Après le discours de Nicolaüs, qui avait excité un vif attendrissement dans l’assemblée, le Lacédémonien Gylippe, implacable ennemi des Athéniens, s’exprime en ces termes :
Première partie.
« Syracusains, je ne puis trop m’étonner de voir que vous vous laissiez si vite persuader par des paroles, lorsqu’en réalité vous avez éprouvé de cruels désastres. Si après avoir eu la crainte d’une ruine totale, vous êtes dans des dispositions presque bienveillantes envers ceux qui sont venus ici pour anéantir votre ville, qu’avons-nous besoin de lutter, nous Lacédémoniens, qui n’avons essuyé aucun outrage ? Permettez-moi, Syracusains, je vous en prie au nom des Dieux immortels, de vous exposer mon avis en toute franchise. Je suis Spartiate, et je parle comme il convient à un Spartiate.
« Je me demande d’abord comment il est possible que Nicolaüs vienne afficher ici la pitié que lui inspirent les Athéniens, quand ils ont rendu sa vieillesse si douloureuse, en le privant de ses fils ! Il paraît devant vous avec des vêtements de deuil, il verse des larmes, et néanmoins il cherche à vous persuader qu’ils méritent de la compassion ces hommes qui ont massacré ses enfants ! En vérité, on cesse d’être homme de bien, quand on oublie ainsi la mort de ceux qu’on doit tant chérir, quand on dit qu’il faut conserver la vie aux ennemis les plus barbares ! Combien n’y en a-t-il pas dans cette nombreuse assemblée qui pleurent eux aussi des enfants ayant succombé dans le cours de cette guerre ! »
À ces mots, un frémissement se répandit parmi les assistants.
« Tu le vois, reprit Gylippe, tu le vois, Nicolaüs, ces sourdes rumeurs, ces gémissements attestent plus d’une douleur. Et combien parmi vous regrettent des frères, des parents, des amis perdus dans les combats ! »
À ces paroles, beaucoup des assistants répondirent par des plaintes.
« Tu le vois encore, ajouta Gylippe, que de malheurs, que de deuils ont causés les Athéniens ! Ils ont privé des gages de leur tendresse la plus chère, de leurs liaisons les plus douces, tous ces citoyens qui ne leur avaient fait aucun mal ! Aussi, plus ils avaient d’affection pour ceux dont ils déplorent la perte, plus ils doivent détester ce peuple auteur de leurs maux. »
XXXVIII. Discours de Gylippe. Deuxième partie.
« Comment donc ne serait-il pas souverainement injuste, Syracusains, que de braves guerriers aient succombé volontairement dans les combats pour vous défendre, et que vous ne tiriez aucune vengeance de leurs implacables ennemis ! Quoi ! l’on comblerait d’éloges ceux qui ont sacrifié leur existence à la liberté commune, et pourtant on n’aurait pas honte de préférer le salut des ennemis à la reconnaissance due aux guerriers qui ont bien mérité de vous ! Qui les a forcés, ces ennemis cruels, à tenter les chances des combats, pour venir apporter ici la ruine et la désolation ? Puisqu’ils ont voulu entreprendre une guerre injuste, qu’ils en supportent les disgrâces sans se plaindre, et qu’on n’invoque pas auprès de vous les sentiments de l’humanité, parce que l’événement n’a pas répondu à leur attente ! Quelle pitié témoignera-t-on à ceux qui n’ont pas mérité leurs malheurs ! Oui, par leur agression volontaire et inique, ils se sont enlevé tout recours à votre clémence.
« Quelles honteuses résolutions n’ont-ils pas formées ! Quels crimes affreux n’ont-ils pas commis ! Voilà où mène la cupidité : on ne sait pas se contenter de sa position, et l’on étend ses désirs ambitieux vers des possessions éloignées, sur lesquelles on n’a aucun droit ! Heureux au sein de la Grèce, mais incapables de supporter le bonheur, comme un trop lourd fardeau, les Athéniens ont voulu se partager la Sicile, dont ils étaient séparés par une vaste étendue de mers et réduire les habitants en esclavage. N’est-il pas indigne d’apporter la guerre chez des peuples qui n’ont rien fait pour la provoquer ? D’ailleurs, que pouvait-on attendre d’une nation qui avait si rudement traité les citoyens de Mytilène, innocents de tout crime, possédés seulement du regret de la liberté perdue ? »
XXXIX. Discours de Gylippe. Troisième partie.
« Qu’ils ne viennent donc pas, ces Athéniens, se plaindre aujourd’hui des maux qu’ils ont fait souffrir ! N’est-il pas juste de subir les lois qu’on a portées contre les autres ? Figurez-vous quels traitements ils auraient infligés à la ville de Syracuse, s’ils l’avaient prise d’assaut : eux qui se sont déchaînés avec tant de fureur contre des compatriotes, quelles vengeances n’auraient-ils pas exercées contre des étrangers !
« Que dit-on encore ? Nicias est le seul qui ait soutenu la cause des Syracusains, et qui ait dissuadé ses concitoyens de faire la guerre ! Bien : nous entendons ce qui a été dit à Athènes, mais nous examinons ce qui a été fait ici. Ce Nicias qui avait parlé contre l’expédition, a été le chef de l’armée d’invasion ; lui, le prétendu défenseur de Syracuse, il a fait le blocus de cette ville ! Lui qu’on veut nous représenter comme disposé si favorablement à votre égard, il a ordonné de continuer la guerre, d’y persévérer, quand Démosthène et les autres généraux Athéniens désiraient lever le siège ! Les paroles doivent-elles donc avoir plus de poids que les actes ?…
« Je ne parle pas de l’espèce d’insulte que vous faites aux Lacédémoniens, si vous renoncez aux droits que la victoire vous donne sur Athènes. Les Lacédémoniens ne vous ont-ils pas apporté des secours sans hésitation ? Ne se sont-ils pas associés à cette guerre, uniquement par intérêt pour vous ? Et cela, quand ils auraient pu se tenir en repos et laisser la Sicile en proie aux ravages, aux dévastations de vos ennemis !
« Ainsi donc, si vous rendez la liberté aux prisonniers Athéniens, si vous faites avec Athènes un traité d’alliance, il sera bien évident que vous aurez trahi vos alliés, et quand vous pouvez anéantir à tout jamais l’ennemi commun, vous lui rendrez toutes ses forces, en lui restituant son armée composée de vaillants soldats ! Jamais, en effet, on ne me persuadera que ces Athéniens animés contre vous d’une haine mortelle, observeront fidèlement la parole jurée. Ils feindront des sentiments affectueux, tant que leurs forces ne seront pas rétablies ; mais quand ils en auront recueilli une partie, ils chercheront de nouveau à conduire à bonne fin les projets qu’ils avaient formés d’abord.
« Je vous conjure donc, au nom des Dieux, Syracusains, de ne pas vous laisser aller à la pitié, de ne pas abandonner vos alliés en trahissant leurs espérances, enfin de ne pas jeter votre patrie dans un nouveau péril par une compassion irréfléchie. »
XL. Serment d’Annibal : Paroles d’Amilcar.
Amilcar vient d’amener son fils, âgé de neuf ans, dans le temple consacré aux mânes de Didon ; il lui parle ainsi :
« La race Troyenne, qui renaît de ses cendres, opprime la postérité de Cadmus en lui imposant un traité injuste : si les destins ne me permettent pas de venger ma patrie d’un tel affront, du moins, mon fils, réclame pour toi cette gloire ! Fais serment d’allumer une guerre qui portera la ruine chez les Latins. Puisse la jeunesse Tyrrhénienne trembler déjà en sachant que tu existes, et qu’en te voyant grandir, ô mon fils, les mères du Latium refusent de donner des enfants à leur patrie ! »
C’est ainsi qu’Amilcar excite l’ardeur d’Annibal, et il lui fait prononcer ces paroles menaçantes :
« Oui, dès que les années me le permettront, je poursuivrai les Romains sur la terre et sur les eaux : je renouvellerai pour Rome les destinées de Troie. Ni les dieux du ciel, ni les traités qui suspendent les combats, ni les sommets des Alpes, ni la roche Tarpéienne n’ébranleront ma résolution. Je le jure par le dieu qui préside à nos armes : ô Reine, je le jure par tes mânes augustes ! »
Aussitôt une victime noire est immolée ; la prêtresse en ouvre les entrailles palpitantes pour y chercher des présages.
XLI. Discours de Lentulus au Sénat romain assemblé en Épire (47 av. J.-C.).
Les consuls ont rassemblé en Épire les débris du Sénat que les fureurs de la guerre civile ont dispersé. Lentulus s’exprime en ces termes :
« Sénateurs, si vous avez conservé une énergie digne du caractère romain et du sang de vos ancêtres, ne considérez pas en quel lieu vous êtes rassemblés et combien nous sommes éloignés de notre ville captive, mais reconnaissez-vous vous-mêmes, et quand vous allez promulguer les décrets de votre autorité souveraine, déclarez d’abord ce qui est évident pour les rois et pour les peuples, déclarez que nous sommes le Sénat. Quelles que soient les alternatives de la fortune, l’autorité suprême nous suivra partout et l’empire nous accompagne. Quand le temple du Capitole fut embrasé par les torches gauloises, Camille séjourna à Veïes ; c’est là aussi que fut Rome. Jamais votre ◀Ordre▶ n’a perdu ses droits en changeant de résidence. César occupe des murs désolés, une ville déserte, où les lois sont réduites au silence, où les tribunaux en deuil ont fermé leur enceinte. De la noble assemblée du Sénat tout ce qui n’est pas en exil se trouve ici. Étrangers au crime, tranquilles au sein d’une longue paix, nous avons été dispersés par les premières fureurs de la guerre ; maintenant, les membres désunis reprennent leur place, Pour nous dédommager de l’Hespérie perdue, les Dieux nous accordent les forces du monde entier.
Levez donc les étendards de la patrie, vous qui êtes appelés à la venger : précipitez le cours des destinées, faites agréer aux Dieux vos espérances. Que la fortune vous donne aujourd’hui autant de courage, que vous en donnait la justice de votre cause, en vous dérobant à l’ennemi. Quant à moi, mon autorité finit avec l’année ; mais vous dont la puissance est sans limite, veillez sur la république, Sénateurs, et faites de Pompée votre général. »
XLII. Auguste et Cinna.
Après avoir congédié tous ceux qui se trouvaient dans la chambre où Cinna avait été mandé, et avoir fait avancer un siège pour le coupable, Auguste s’exprime ainsi :
« Avant tout, je te demande de ne pas m’interrompre, pendant que je te parlerai, de ne pas couper mon discours par des exclamations : tu auras la liberté de me répondre ensuite tout à loisir. Je t’ai trouvé, Cinna, dans le camp de mes adversaires : tu n’es pas devenu, tu étais né mon ennemi : eh bien ! je t’ai sauvé et je t’ai rendu ton patrimoine tout entier. Aujourd’hui, tu es si heureux, si riche, que les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu. Quand tu sollicitas le sacerdoce, laissant de côté bien des concurrents, dont les pères avaient servi sous moi, je te donnai la préférence. Et pourtant, comblé de ces bienfaits, tu as résolu de m’assassiner. »
À ces mots, Cinna s’étant écrié qu’un dessein aussi lâche, aussi insensé, était bien loin de son esprit :
« Tu tiens mal ta promesse, reprit Auguste ; il était convenu que tu ne m’interromprais pas. Oui, tu as résolu de m’assassiner : veux-tu que je t’indique le lieu, les complices, le jour, le plan du complot, le meurtrier qui doit porter le premier coup ? Maintenant, tu restes devant moi les yeux baissés, réduit au silence plutôt par les remords que par la convention faite entre nous !. Quel est donc ton but ? est-ce de devenir empereur ? assurément, je plains le peuple romain, si pour t’emparer du trône, tu ne trouves d’autre obstacle que moi ! Tu n’as plus les moyens de soutenir ta famille : dernièrement, tu as succombé dans un jugement privé, vaincu par le crédit d’un affranchi ! C’est donc contre César seul qu’il t’est facile de t’armer ! Soit : je consens à mourir, si je suis l’unique empêchement à la réalisation de tes espérances. Mais oses-tu penser que les Paul Émile, les Fabius, les Cossus, les Servilius, et tant d’autres nobles, qui ne portent pas de vains noms, et rehaussent encore par leurs belles actions la gloire de leurs ancêtres, voudront t’accepter pour maître ?
Auguste finit par ces mots : « Cinna, je te donne la vie une seconde fois, à toi qui fus d’abord mon ennemi et qui voulais être un assassin, un parricide ! Soyons amis, à dater de ce jour : commençons un combat qui par son issue montre qui de nous deux aura reçu ou donné la vie avec le plus de loyauté. »
XLIII. Cyrus mourant à ses enfants.
Dans Xénophon (Cyropédie) Cyrus l’ancien, au lit de mort, s’adresse en ces termes à ses enfants :
« Gardez-vous bien de croire, mes très chers fils, que, lorsque je vous aurai quittés, je ne serai nulle part ou que je n’existerai plus. Tant que j’étais avec vous, vous n’avez pas vu mon âme, mais d’après mes actions, vous compreniez qu’elle était présente dans ce corps. Soyez donc toujours persuadés que cette âme existe, lors même que vous ne la verrez pas. Assurément, les honneurs qu’on rend aux grands hommes après leur mort, ne dureraient pas longtemps, si nous n’en conservions le souvenir par la conviction où nous sommes que leurs âmes existent. Pour moi, je n’ai jamais pu croire que l’âme vive, tant qu’elle est dans le corps de l’homme, et qu’elle meure, quand elle en est sortie, ni qu’elle devienne inintelligente, en se séparant d’un corps sans intelligence. Je pense au contraire, que, dégagée de tout mélange du corps, étant pure et entière, elle s’élève à la suprême sagesse. Bien plus, lorsque la mort dissout la nature de l’homme, on voit où s’en vont toutes les autres parties : elles retournent à la source d’où elles émanent ; l’âme seule reste invisible, et quand elle est présente, et quand elle se retire. Vous savez que rien ne ressemble tant à la mort que le sommeil ; aussi, c’est pendant le sommeil que les âmes manifestent le plus leur divinité ; affranchies alors et indépendantes, elles nous donnent des pressentiments de l’avenir. Par là on peut comprendre ce qu’elles deviendront, lorsqu’elles seront entièrement détachées des liens du corps. S’il en est ainsi, mes enfants, honorez-moi comme un génie immortel ; mais si l’âme doit périr en même temps que le corps, vous néanmoins, respectant les Dieux qui protègent et gouvernent toutes les merveilles de la nature, vous conserverez de moi un souvenir pieux et inviolable. »
XLIV. Memnon, le plus habile des généraux de Darius, donne aux chefs des Perses le conseil de se retirer devant Alexandre.
« Croyez-moi, compagnons d’armes, simulons une retraite et retirons nous peu à peu devant les Macédoniens ; ruinons tout ce qui peut être utile aux ennemis, foulons aux pieds des chevaux tout ce qu’il y a d’herbe dans la campagne, mettons le feu aux villes et aux bourgades, et ne laissons de tous côtés que la terre nue. Les Macédoniens ont des vivres à peine pour un mois ; ensuite ils ne sauraient subsister que de rapine. Si nous leur enlevons cette ressource, bientôt ils feront un pas en arrière, et l’Asie sera sauvée. Sans doute, cette extrémité est douloureuse ; mais en toute occasion, quand le péril est imminent, les sages choisissent les maux qui sont moindres, pour en éviter de plus grands. C’est ainsi que les médecins, quand une partie du corps est atteinte, s’ils voient que le mal gagne les autres membres, en sacrifient un seul, pour garantir la conservation du corps entier.
« Darius lui-même nous a laissé un exemple à suivre. N’a-t-il pas ruiné ces mêmes contrées et ces villes, afin que toute retraite fût fermée aux Scythes ? Au contraire, si l’on veut livrer bataille, tout est abandonné au hasard : que la fortune trahisse la valeur des Perses, Alexandre sera le maître de tout le pays, et si nous sommes victorieux, quel fruit retirerons-nous de la victoire ?
« La phalange Macédonienne, connue par son courage, est redoutable : notre infanterie, bien que nombreuse, ne saura lui opposer une sérieuse résistance. D’ailleurs, la présence du roi a une grande influence sur une armée et contribue à assurer le triomphe ; les soldats sont excités par le sentiment de l’honneur et de la gloire, quand ils combattent sous les yeux de leur général. Enfin on ne peut douter qu’il ne soit plus avantageux de faire la guerre dans un pays étranger que dans le sien, et nous aurons cet avantage, si vous voulez écouter mon conseil et vous résoudre à une invasion en Macédoine. »
Ce discours ne fut pas approuvé des capitaines de Darius. On disait que cette proposition était inspirée à Memnon, par le désir qu’il avait de se perpétuer dans le commandement.
XLV. Discours du roi Archidamus. [Première partie.]
Il engage les Lacédémoniens à user de modération et à ne se décider à la guerre contre Athènes qu’après un mûr examen.
Première partie.
« Lacédémoniens, j’ai déjà l’expérience de bien des guerres, et j’en vois plusieurs parmi vous qui, ayant le même âge que moi, ont subi les mêmes épreuves ; en sorte qu’ils n’imiteront pas un grand nombre de citoyens, qui, étant peu expérimentés, désirent la guerre, se figurant qu’elle est avantageuse et sans danger. Pour peu que vous réfléchissiez, vous comprendrez que celle dont il s’agit maintenant, est d’une très haute importance. En effet, nous avons des forces à peu près égales à opposer aux habitants du Péloponèse et aux peuples voisins, et nous pouvons nous rendre promptement aux pieds de leurs murs. Mais comment entreprendre à la légère une lutte contre des hommes qui occupent un pays éloigné, qui ont une grande habitude de la mer, pourvus abondamment de toutes ressources, richesses privées et publiques, navires, chevaux, armes, population plus nombreuse que celle des autres contrées de la Grèce, et soutenus de plus par une foule d’alliés tributaires ? Sur quoi compterions-nous donc, pour nous hâter, sans être bien préparés ? Est-ce sur notre marine ? Mais de ce côté, nous sommes inférieurs. Si nous voulons équiper des flottes, et nous mettre en état de résister, nous aurons besoin de temps. Est-ce sur nos finances ? mais à cet égard, nous sommes encore bien au-dessous des Athéniens, puisque nous n’avons pas de trésor public et que nous sommes peu disposés à subir des contributions particulières.
« Peut-être a-t-on confiance dans nos fantassins pesamment armés, dans notre nombre, en croyant qu’il nous sera facile de ravager leur territoire par des incursions fréquentes. Mais les Athéniens aussi possèdent beaucoup d’autres pays soumis à leur puissance, et ils feront venir par mer ce qui leur manque. Si nous essayons de pousser leurs alliés à la défection, il faudra les soutenir avec nos flottes, puisque la plupart habitent des îles. Quelle sera donc la nature de cette guerre ? Si nous n’avons pas la supériorité sur mer, si nous n’enlevons pas aux ennemis les revenus qui alimentent leur marine, c’est nous qui éprouverons les plus grands dommages ; et alors il ne sera pas honorable de déposer les armes, surtout après avoir été les premiers auteurs des hostilités. »
XLVI. Discours du roi Archidamus. Deuxième partie.
« Commençons donc par nous procurer de l’argent, et ne nous laissons pas entraîner aveuglément à la guerre par les discours de nos alliés. Prenons au moins le temps de réfléchir. Ne rougissez pas de cette lenteur, de cette temporisation qu’on nous reproche. En vous hâtant trop, vous finirez la guerre à une époque plus éloignée, parce que vous l’aurez entreprise sans préparatifs. Notre ville a toujours été grande et illustre, et ce dont on nous blâme n’est qu’une modération pleine de sagesse. C’est pourquoi nous ne sommes pas insolents dans les succès, et moins que les autres nous cédons aux coups de l’adversité. Grâce à cette modération, nous sommes propres aux combats et aux mesures prudentes ; nous ne critiquons pas en phrases pompeuses les plans de nos ennemis, sans nous inquiéter si nos actions seront d’accord avec nos paroles. Nous sommes persuadés que les pensées d’autrui valent les nôtres et que les événements dépendant de la fortune ne peuvent être déterminés d’avance. Nous prenons nos précautions contre nos adversaires, en les supposant toujours bien inspirés dans leurs résolutions ; et nous ne voulons pas adopter pour bases de nos espérances les fautes que peut-être ils commettront, mais nos calculs personnels sagement combinés.
Ainsi, ne renonçons pas aux principes que nous ont légués nos pères et qui nous ont toujours été favorables ; ne décidons pas en quelques heures du sort de tant d’hommes, de tant de richesses, de tant de villes, de tant de gloire. Délibérons à loisir ; envoyons des ambassadeurs aux Athéniens, puisqu’ils offrent un arbitrage : pendant que les négociations suivront leur cours, préparons-nous à la lutte. Ce parti est le meilleur : c’est celui qui inspirera le plus de terreur à nos adversaires. »
XLVII. Discours de Sthénélaïdas, en faveur de la guerre.
Sthénélaïdas, un des éphores en charge, prend la parole après Archidamus : il engage les Lacédémoniens à décréter la guerre sans ajournement.
« Quant à moi, Lacédémoniens, je ne comprends rien aux longs discours des Athéniens. Ils se sont eux-mêmes comblés d’éloges, mais ils n’ont nullement démontré qu’ils n’agissent pas injustement à l’égard de nos alliés et des habitants du Péloponèse. Si leur conduite contre les Mèdes fut autrefois louable, et qu’aujourd’hui elle soit blâmable envers nous, ils méritent une double peine, puisque de bons qu’ils étaient, ils sont devenus méchants. Pour nous, nous sommes toujours les mêmes, et si nous sommes sages, nous ne souffrirons pas qu’on outrage nos alliés, et puisqu’on n’hésite pas à les maltraiter, nous n’hésiterons pas non plus à prendre leur défense. D’autres possèdent de grandes richesses, des navires, des chevaux : nous avons, nous, de braves alliés qu’il ne faut pas livrer à la merci des Athéniens ; ce n’est point par des discussions, par des paroles que nous devons les soutenir, car ce n’est pas en paroles qu’ils sont attaqués ; il faut leur porter secours en toute hâte et de toutes nos forces. Que personne ne vienne nous dire qu’il convient de délibérer, quand on nous offense ; il n’appartient qu’à ceux qui songent à outrager les autres, de délibérer longtemps. Votez donc la guerre, Lacédémoniens, comme il est digne de Sparte ; ne laissez pas grandir la puissance d’Athènes, ne trahissons pas nos alliés, mais pleins de confiance dans la protection des Dieux, marchons contre un peuple qui commet des injustices.
« Ainsi, que ceux parmi vous qui regardent le traité comme rompu et les Athéniens comme coupables, se lèvent et passent de ce côté ; que ceux dont l’opinion est contraire, passent de l’autre. »
Aussitôt, les Lacédémoniens se partagèrent : le nombre de ceux qui déclaraient le traité rompu, fut beaucoup plus considérable.
XLVIII. Discours de Pertinax aux Prétoriens révoltés.
Les Prétoriens sont en pleine révolte : déjà ils ont envahi le palais avec des projets de meurtre. Pertinax (empereur romain, successeur de Commode, 193 ap. J.-C.) marche au-devant d’eux d’un air grave et impassible ; il leur parle en ces termes :
« Soldats, si vous avez résolu ma mort, l’action que vous accomplirez, ne sera ni honorable pour vous, ni pénible pour moi qui suis parvenu glorieusement à une vieillesse avancée ; car la vie de tout homme doit nécessairement avoir une fin. Mais, quant à vous, qui êtes chargés de la garde du Souverain, vous qui avez la mission de veiller à sa conservation et d’éloigner de lui les dangers venant du dehors, que vous deveniez des meurtriers, que vous rougissiez vos mains du sang d’un citoyen, que dis-je ? du sang d’un empereur, prenez garde que cet acte ne soit pour vous déshonorant dans le présent et dangereux dans l’avenir. Car je n’ai pas conscience de vous avoir causé la moindre contrariété. Si vous supportez avec peine la mort de Commode, il ne faut pas regarder comme extraordinaire qu’il ait péri ; il était homme, il devait donc mourir. Si vous supposez qu’il a été victime d’une perfidie, la faute ne doit pas être rejetée sur moi ; vous savez que nul soupçon ne saurait m’atteindre. Je n’ai pas ignoré moins que vous les actions qui ont été accomplies, et si quelque présomption doit s’élever, c’est sur d’autres qu’il faut reporter l’accusation. Du reste, même après la mort de ce prince, tout ce que vous demanderez avec modération et convenance vous sera accordé, mais n’attendez rien de la rapine et de la violence. »
XLIX. Les habitants de Marseille à César.
César qui a franchi les Alpes, pour aller combattre en Espagne les lieutenants de Pompée, arrive devant Marseille (Massilia). La ville fidèle à son alliance avec Rome refuse d’ouvrir ses portes-, et envoie à César des députés choisis dans l’élite de la noblesse ; ils s’expriment en ces termes :
« Dans les guerres extérieures entreprises par les Romains, Marseille a toujours voulu partager leur fortune ; les annales de l’histoire attestent cette vérité. Maintenant, ô César, si tu vas chercher des triomphes dans quelque globe inconnu, dispose de nos bras qui te sont dévoués, pour combattre tes ennemis du dehors. Mais si vous préparez, toi et les tiens, de funestes débats, nous ne pouvons offrir que nos larmes à la guerre civile.
« Hélas ! si les mêmes sentiments animaient tous les peuples, si tous refusaient de s’associer à vos destinées, quel fils, à la vue de son père, n’abaisserait pas son glaive ? quel frère songerait à lancer un javelot contre son frère ? Quant à nous, voici la seule prière que nous t’adressons : laisse loin de nos remparts tes aigles terribles, tes enseignes menaçantes, confie-toi à nos murs, et permets-nous de repousser la guerre, tout en accueillant César. Qu’il reste un endroit à l’abri d’attaques sacrilèges, afin que, si le destin veille sur votre cité invincible, tu puisses y venir pour traiter de la paix avec Pompée.
« Et d’ailleurs, quand tu dois être préoccupé de si graves intérêts, pourquoi te détourner dans ta marche rapide ? Nous jouons un rôle bien peu important dans les affaires publiques, et notre fidélité fait toute notre gloire. Mais si tu veux mettre le siège devant nos murs et briser nos portes, nous sommes prêts à recevoir sur nos toits et la flamme et les traits, et nous ne craindrons pas d’endurer pour la liberté ce que souffrit Sagonte assiégée par le cruel Carthaginois. »
L. Discours de Pontius Hérennius, le père.
Pontius Hérennius, général Samnite, ayant enfermé l’armée Romaine dans les défilés de Caudium (321 av. J.-C.), et ne sachant quelle conduite il devait tenir à l’égard des Romains, envoie chercher son père, pour lui demander son avis. Le vieillard, traîné dans un chariot, arrive au camp, et s’exprime ainsi :
« Tu as en ton pouvoir, mon fils, deux moyens d’apaiser des hostilités implacables, indulgence extrême ou cruauté excessive. La rigueur de la punition maîtrise les hommes par la terreur : les bienfaits concilient la reconnaissance. Apprends à mettre en réserve cette première victoire comme le trésor d’un bonheur suprême ; renvoie tous les Romains sains et saufs, ne leur fais subir aucun outrage, ne leur enlève rien, afin que ta clémence soit entière et complète. Les Romains, à ce que j’ai entendu dire, sont très jaloux de la conservation de leur honneur. Vaincus par toi, grâce à tes bienfaits seuls, ils s’efforceront de te surpasser en reconnaissance, étant pénétrés de ce sentiment à ton égard. C’est ainsi qu’il dépend de toi d’obtenir d’eux, par un tel moyen, le gage d’une paix durable.
« Si cette proposition ne te convient pas, alors fais-les mourir jusqu’au dernier, ne laissant même pas survivre un messager pour annoncer leur désastre. Ma première décision est celle que je préfère : si tu n’y donnes pas ton assentiment, la seconde est nécessaire. Les Romains, si tu les humilies par un outrage, en tireront vengeance par tous les moyens possibles. Comme ils n’y manqueront pas, il faut les prévenir. Jamais tu ne trouveras l’occasion de leur porter un coup plus terrible que le massacre de cinquante mille jeunes guerriers. »
LI. Réponse de Pontius Hérennius à son père.
« Je ne m’étonne pas, mon père, que vous ayez énoncé deux opinions absolument opposées, puisque dès l’abord vous avez déclaré que vous alliez proposer deux moyens extrêmes. Non, je n’immolerai pas un si grand nombre de guerriers ; (car je redouterais la vengeance des dieux et la haine des hommes) et par un mal irréparable je ne détruirai pas les espérances mutuelles de deux nations. Quant à ce qui est de les mettre en liberté, je n’approuve pas l’idée de les renvoyer tous sains et saufs, lorsque les Romains nous ont accablés de tant de maux et possèdent encore aujourd’hui nos bourgs et nos villes dont ils se sont emparés, Non, je n’y consentirai pas. Un bienfait irréfléchi est une sottise. Mais, sans parler de moi, je vous prie de considérer, mon père, que les Samnites, dont les fils, les pères, les frères ont succombé dans les guerres contre Rome, qui, en un mot, ont perdu tout ce qu’ils possédaient, réclament bien quelque juste compensation. Nos ennemis sont orgueilleux de leur nature, et avides de gain. Qui pourrait ne pas s’indigner, en voyant que je ne les fais pas périr, que je ne les vends pas comme prisonniers, que même je ne les condamne à aucune amende, mais que je leur rends la liberté, en les épargnant, comme s’ils avaient bien mérité de nous ? Laissons donc de côté ces deux moyens extrêmes, puisque je ne puis disposer de l’un, et que je ne veux pas employer l’autre, comme étant trop cruel. Mais enfin, pour rabattre, au moins en partie, l’orgueil des Romains, et pour échapper aussi au blâme des Samnites, j’enlèverai aux ennemis leurs armes, dont ils se sont toujours servis contre nous, et l’argent qu’ils nous ont ravi. Puis, tout en les épargnant, je les ferai passer sous le joug : cette humiliation, ils l’ont infligée à d’autres. Ensuite, je réglerai les conditions de la paix entre les deux peuples, je choisirai les plus nobles de leurs chevaliers, que je garderai comme otages du pacte conclu, jusqu’à ce que les traités aient été ratifiés par un consentement général. En agissant ainsi, je croirai avoir usé des droits de la victoire, et rempli les devoirs qu’impose l’humanité. Je pense aussi que les Romains seront satisfaits de mes procédés, si je me conduis envers eux, qui se vantent de pratiquer la vertu, comme ils se sont conduits eux-mêmes bien souvent envers les autres nations. »
LII. Discours d’Annibal à Scipion.
Dans l’entrevue qui eut lieu entre Scipion et Annibal, avant la bataille de Zama (202 av. J.-C.) Annibal le premier s’exprima en ces termes :
« Si j’avais pu régler les destinées, j’aurais formé le vœu que les Romains ne convoitassent jamais ce qui est placé en dehors de l’Italie, ni les Carthaginois, les pays situés hors de l’Afrique. Les possessions appartenant à chaque peuple étaient assez belles assurément, et la nature semblait en avoir déterminé les limites. Mais puisque la guerre a éclaté d’abord à propos de la Sicile et ensuite de l’Espagne, puisque, aveuglés par la fortune, nous en sommes arrivés au point que vous Romains, et nous Carthaginois, avons vu le sol de notre patrie en danger, il ne nous reste qu’un parti à prendre. Il faut, s’il est possible, apaiser la colère des dieux, et mettre nous-mêmes un terme à l’acharnement de nos luttes. Quant à moi, instruit par l’expérience et sachant combien la fortune est changeante, combien elle peut, par les plus faibles événements, faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, elle qui se joue des mortels comme s’ils étaient des enfants, je suis disposé à des arrangements pacifiques.
« Mais je crains vivement, Scipion, qu’à cause de ta jeunesse et des succès que tu as toujours obtenus en Espagne et en Afrique, sans éprouver jamais les retours imprévus de la fortune, tu n’ajoutes pas foi à mes paroles, bien qu’elles méritent d’être écoutées. Considère quelle est la condition des choses humaines. Laissons de côté le passé ; envisageons uniquement ce qui m’est arrivé à moi. Je suis cet Annibal qui, après la bataille de Cannes, devenu maître de presque toute l’Italie, me suis dirigé ensuite vers Rome. Là, après avoir établi mon camp à cinq mille pas de ses murs, je me demandais ce que je devais faire et de vous, et du sol de votre patrie. Aujourd’hui, c’est moi qui en Afrique viens te trouver, toi Romain, pour traiter de mon propre salut et de celui de Carthage. Je t’engage, Scipion, à réfléchir à ces vicissitudes, à ne pas concevoir des sentiments d’orgueil, mais à montrer, en délibérant sur les choses présentes, que tu n’oublies pas la condition de l’humanité. Quel homme sensé voudrait subir l’épreuve dangereuse qui te menace maintenant ? Si tu es vainqueur, tu augmenteras bien faiblement ta gloire et celle de ta patrie : Si tu es vaincu, tu perdras tout le fruit de tes triomphes et de tes hauts faits.
« Quelle est donc la conclusion de mon discours ? C’est que tout ce qui a été l’objet d’une contestation entre nous appartienne au peuple romain, à savoir la Sicile, la Sardaigne, l’Espagne : qu’à propos de ces contrées, Carthage ne fasse jamais la guerre à Rome : de même, toutes les îles situées entre l’Italie et l’Afrique seront la propriété des Romains. Je pense que, grâce à ces conditions, la sécurité de Carthage à l’avenir, ta gloire et celle du nom romain seront parfaitement sauvegardées. »
LIII. Réponse de Scipion.
« Vous le savez, Annibal : les Romains n’ont pas été les auteurs de la guerre faite en Sicile et en Espagne. Les dieux immortels ont été les témoins des événements, ils ont accordé la victoire non pas à ceux qui les premiers avaient attaqué injustement, mais à ceux qui ont repoussé la force par la force. Quant à l’influence de la fortune, aucun homme ne la connaît mieux que moi, et plus que personne je tiens compte de la faiblesse humaine. Pour ce qui regarde les conditions de paix dont vous parlez aujourd’hui, si vous les aviez offertes avant le départ des Romains pour l’Afrique, en abandonnant vous-même l’Italie, sans doute vos espérances eussent été réalisées. Maintenant que vous avez quitté, malgré vous, notre territoire, et que nous-mêmes ayant passé en Afrique, sommes maîtres de tout ce que le soleil éclaire dans ce pays, qui pourrait ne pas comprendre qu’un grand changement s’est opéré ?
« Des conditions de paix beaucoup plus avantageuses aux Romains avaient été stipulées ; les Carthaginois y avaient consenti, ensuite ils ont violé la foi jurée. Si donc aujourd’hui nous imposions des conventions plus rigoureuses, peut-être serait-il possible de consulter de nouveau le peuple romain sur la paix mais du moment que c’est Carthage qui veut retrancher quelque chose aux conditions premières, il n’y a plus lieu à délibération, et toute conférence devient désormais inutile. Quelle est donc la conclusion de mon discours ! La voici : c’est de vous soumettre vous et votre patrie à discrétion, ou de sortir vainqueur de la bataille qui va s’engager. »
LIV. Discours de César dans le Sénat.
César énumère et justifie ses actes passés : il sollicite un décret qui l’autorise à porter la guerre chez les Parthes.
« Sénateurs, si je n’avais recherché le pouvoir que pour moi seul, afin de régner en faisant peser sur Rome une cruelle tyrannie et en donnant un libre cours à une fureur sacrilège, à une défiance mal dissimulée, ou à des caprices irréfléchis, je n’aurais pas si longtemps refoulé au fond de mon cœur des projets coupables, et Rome aurait déjà senti les coups démon glaive homicide. Mais, si j’ai pris les armes, ce n’était ni pour en faire les instruments de mes passions, ni pour imposer un tyran à ma patrie ; c’était au contraire pour l’en délivrer. Notre victoire sera la gardienne de la liberté et des lois. Si les dieux n’eussent connu à fond mes intentions, ils n’auraient pas favorisé ma cause. Je vous le demande, Sénateurs : comment mon autorité serait-elle redoutable, quand j’ai donné la vie à tant d’ennemis vaincus et accordé le retour dans la patrie à tant d’exilés ? Depuis que les trompettes ont cessé de retentir, un seul ennemi a-t-il été immolé par l’◀ordre▶ de César ? Après la bataille de Thapsus, j’ai brûlé les papiers de Scipion, sans les avoir lus, pour n’avoir, comme vainqueur, personne à punir. Plutôt que de mettre ma vie à l’abri du danger en faisant périr la noblesse, j’ai mieux aimé fermer les yeux sur mes propres périls, et bien malgré moi, j’en atteste les dieux, j’ai tiré l’épée contre les citoyens, quand on me forçait de réclamer le fer à la main les récompenses dues à mes guerres ; quand, au lieu de me décerner les triomphes que devaient m’assurer les victoires remportées au-delà des Alpes, pendant tant d’années, et sur la mer Britannique et sur le Rhin, on me réduisait à la nécessité de vaincre encore et de terrasser l’envie avec le même glaive qui a subjugué les fiers Bretons, les Suèves, les Gaulois. Avec ces mêmes armes que vous m’auriez confiées de nouveau, si la fureur de quelques insensés n’eût déclaré la guerre à la patrie, Babylone dépouillée des trophées latins aurait depuis longtemps payé nos douleurs par une défaite, et l’extrémité de la Bactriane aurait tremblé sous les haches de l’Ausonie. Les dieux m’ont laissé ces guerres à terminer : oui, Sénateurs, j’irai chez les Parthes, si votre décret m’y autorise, et je tournerai contre les flèches de l’Orient mes drapeaux triomphants. Je rapporterai les aigles romains, les enseignes qui nous ont été ravies, ou bien je périrai. Crassus sera dignement vengé par les sanglantes défaites d’une nation perfide, ou César ira le rejoindre dans les sombres demeures. »
LV. Xerxès aux grands de son royaume.
Le roi de Perse déclare à son conseil assemblé le projet qu’il a formé de porter la guerre en Grèce : il demande l’avis de chacun.
« Grands de mon royaume, je me conforme aujourd’hui à une coutume transmise par mes ancêtres. Jamais nous ne sommes restés inactifs, depuis que cet empire a été transporté des Mèdes aux Perses, depuis que Cyrus a triomphé d’Astyage. Un dieu nous protège, et en marchant sous ses auspices, nous avons obtenu de nombreux succès. Qu’est-il besoin de vous rappeler des choses qui vous sont bien connues, à savoir, les hauts faits de Cyrus, de Cambyse, démon père Darius ? Pourquoi vous énumérer les nations qu’ils ont incorporées à la Perse ? quant à moi, depuis que je suis maître du trône, je m’attache surtout à ne pas demeurer au-dessous de ceux qui m’ont précédé, et à ne souffrir aucun affaiblissement dans notre puissance. Tout en étant occupé de ce soin, je trouve de plus le moyen d’ajouter à votre gloire et de vous enrichir d’une contrée qui, loin d’être inférieure à celle que nous possédons, est encore plus fertile ; en même temps, je profite de l’occasion pour tirer vengeance d’un peuple qui mérite d’être puni.
Je vous ai donc convoqués aujourd’hui pour vous communiquer mes projets. J’ai l’intention de jeter un pont sur la mer d’Hellé et de conduire une armée en Grèce, afin de punir les Athéniens de tout le mal qu’ils ont fait aux Perses et à mon père. Déjà vous avez vu Darius préparer une expédition contre ces, ennemis ; malheureusement, ce prince nous a été enlevé trop tôt et n’a pas eu le temps de les châtier. Mais moi, pour le venger, pour venger tous les Perses, je ne veux pas déposer les armes avant d’avoir subjugué Athènes et de l’avoir livrée aux flammes. Les Athéniens nous ont provoqués les premiers, en attaquant Sardes, et vous savez tous comment ils se sont conduits à notre égard, quand Datis et Artapherne ont mis le pied sur leur territoire.
J’ai donc résolu de leur déclarer la guerre ; et en y réfléchissant, je trouve dans mon projet les plus grands avantages. Si nous soumettons les Athéniens et les peuples qui leur sont limitrophes, nous étendrons considérablement nos frontières : la terre de Perse touchera au trône de Jupiter ; car le soleil n’en éclairera aucune qui soit voisine de la nôtre. Après avoir parcouru avec vous l’Europe entière, de tous les royaumes je n’en formerai qu’un seul. Alors aucune cité ne sera capable de nous résister : tout sera réduit sous notre domination. Ainsi donc, lorsque je vous aurai précisé le moment où il faudra nous réunir, chacun devra se rendre à mon appel. Tous ceux qui se présenteront avec un corps de troupes bien fournies, bien équipées, seront comblés par moi des présents que nous regardons comme les plus honorables.
Tels sont mes desseins : du reste, ne croyez pas que je vous impose ici mes volontés ; je demande au contraire à chacun d’exprimer son avis sur la question que je vous propose. »
LVI. Alexandre à ses soldats qui refusent de le suivre. [Première partie.]
Dans l’expédition des Indes, Alexandre s’avançant vers l’Hyphase, apprend que les Macédoniens murmurent et perdent courage : les plus réservés déplorent leur condition, les autres déclarent hautement qu’ils sont résolus à ne pas aller plus loin. Alexandre rassemble les chefs et leur parle ainsi :
Première partie.
« Macédoniens, et vous, alliés, comme je vois que vous n’êtes plus animés de la même ardeur pour braver avec moi les périls, j’ai pensé qu’il était à propos de vous réunir dans cette assemblée, afin que, si je vous persuade, je vous mène plus loin, ou que je retourne sur mes pas, si je suis persuadé par vous. C’est pourquoi, si vous n’approuvez ni les travaux accomplis jusqu’à ce jour, ni moi qui vous ai dirigés, je n’ai pas besoin de vous parler plus longtemps ; mais, si l’Ionie, l’Hellespont, les deux Phrygies, la Cappadoce et tant d’autres provinces Asiatiques ; si l’Égypte et une partie de l’Arabie ont été le fruit de nos efforts ; si nous avons soumis les pays situés au-delà des portes Caspiennes, du Caucase et du Tanaïs, la Bactriane et l’Hyrcanie ; si nous avons refoulé les Scythes dans leurs solitudes, et forcé l’Indus, l’Hydaspe, l’Acesinès et l’Hydraotès à couler sous nos lois, pourquoi hésiter à ajouter encore à notre empire l’Hyphase et les nations placées au-delà de ce fleuve ? Craignez-vous que de nouvelles troupes de barbares ne s’opposent à notre marche ? mais ne voyez-vous pas que les uns se soumettent volontairement, que les autres sont surpris dans leur fuite, que d’autres enfin nous abandonnent les contrées désertées par leurs habitants ? Quant à moi, je ne fixe aux travaux entrepris par des hommes de cœur d’autres limites que celles qui conduisent à la gloire et à l’honneur. Pourtant, si quelqu’un de vous désire savoir quel doit être le terme de nos guerres, qu’il songe que peu de terres nous restent à conquérir jusqu’au Gange et jusqu’à l’océan oriental. »
LVII Discours d’Alexandre à ses soldats. Deuxième partie
« Là vous verrez qu’à cette mer se joint celle d’Hyrcanie, puisque l’océan enveloppe le globe entier. Alors, je vous montrerai que le golfe Indien s’unit au golfe Persique et le golfe d’Hyrcanie au golfe Indien. De là, nous pourrons pénétrer jusqu’aux colonnes d’Hercule. Puis, toute la Libye, toute l’Asie nous appartiendront, et les bornes que Dieu a posées à l’univers seront celles de notre empire. Mais si nous rebroussons chemin maintenant, nous laissons de côté bien des nations belliqueuses, et nous devons craindre que les peuples dont l’obéissance n’est pas affermie par le temps ne soient excités à la révolte par ceux dont la conquête n’est pas encore faite. Alors, tous les travaux passés seront perdus pour nous, ou du moins il faudra nous exposer à de nouvelles fatigues, à de nouveaux dangers.
Persévérez donc, Macédoniens, et vous, nos alliés. Les actions d’éclat sont la récompense du travail et des périls affrontés. Il est doux de vivre avec honneur et de mourir en laissant le souvenir immortel de son nom. Ignorez-vous que le fondateur de notre race ne serait jamais parvenu à un si haut point d’illustration, et n’aurait pas été élevé au rang des Dieux, s’il se fût renfermé lâchement dans les murs d’Argos, de Thèbes et dans les bornes du Péloponèse ? Songez que nous avons pénétré au-delà de Nisa ; le rocher d’Aornos, dont Hercule n’a pu s’emparer, est en notre pouvoir.
Ajoutez donc encore quelques contrées Asiatiques à celles que vous possédez. Qu’aurions-nous fait de mémorable, si nous nous étions contentés de rester plongés dans le désœuvrement, au sein de la Macédoine, de protéger seulement notre territoire, en repoussant les Thraces, les Illyriens, les Triballes et les peuplades grecques qui nous étaient hostiles ?
Si je ne m’associais pas, moi, votre général, à tous vos dangers, à toutes vos fatigues, je concevrais votre découragement ; car vous pourriez dire que les souffrances sont pour vous et les récompenses pour les autres. Mais tout nous est commun : je partage vos périls et vos peines ; le prix est au bout de la carrière. Et quand l’Asie sera soumise, alors non seulement je comblerai les espérances de chacun de vous, je remplirai toutes mes promesses, je ferai plus encore. Je permettrai le retour dans leurs foyers à ceux qui auront ce désir, je les y reconduirai moi-même. Quant aux braves guerriers qui ne m’auront pas abandonné, je leur prodiguerai des récompenses telles que ceux qui m’auront quitté en seront jaloux. »
LVIII. Dernier entretien de Socrate : ses paroles avant sa mort.
Quand la sentence fatale fut prononcée, Socrate s’exprima en ces termes :
« Athéniens, ceux qui ont conseillé aux témoins de se parjurer et de faire contre moi une fausse déposition, doivent avoir, aussi bien que ceux qui se sont laissé séduire, la conscience chargée d’un crime d’impiété et d’injustice. Mais moi, pourquoi serais-je plus abattu, plus humilié qu’avant ma condamnation, puisque je ne suis convaincu d’aucun des actes coupables qu’on m’attribue ? En effet, je n’ai jamais offert de sacrifices à d’autres dieux qu’à Jupiter, à Junon et aux divinités reconnues par la patrie. Et les jeunes gens, comment puis-je les avoir corrompus, moi qui les accoutumais à surmonter leurs passions et à se contenter de peu ? La profanation des temples, le vol avec effraction, la trahison, voilà des forfaits que les lois punissent de mort. Mes accusateurs eux-mêmes ont-ils osé dire que de pareils faits puissent m’être reprochés ?
Ce n’est pas moi que ma condamnation déshonore : elle est une flétrissure pour ceux qui l’ont prononcée. Dans le passé se trouve ma première justification, et l’avenir prouvera que je n’ai jamais fait de tort à personne, que jamais aucun homme n’est devenu plus vicieux par ma conversation. Au contraire, j’étais le bienfaiteur de ceux qui discutaient avec moi, puisque je leur enseignais avec un entier désintéressement tout ce que je savais de bon et d’utile. »
Puis, se tournant vers ses disciples et ses amis qui ne pouvaient s’empêcher de pleurer : « Pourquoi versez-vous des larmes ? leur dit-il. Ne saviez-vous donc pas qu’au moment où je reçus la naissance, j’étais condamné à mort ? Si je suis enlevé à la vie, avant le temps et entouré de mille jouissances, il est évident que je dois la regretter, et ceux qui m’aiment doivent me plaindre aussi ; mais si je quitte une existence menacée de malheurs et de disgrâces, félicitez-moi tous de mon bonheur. »
Et comme Apollodore lui témoignait combien il était affligé de le voir condamné injustement : « Eh quoi ! reprit Socrate, aimerais-tu mieux que l’arrêt prononcé contre moi fût juste ? »
Tels furent les derniers moments de Socrate : sa fermeté, son énergie parurent inaltérables.
LIX. Même sujet. Socrate à ses juges.
« J’ai la ferme espérance, juges, que la mort à laquelle je suis condamné sera un bonheur pour moi ; car il doit nécessairement arriver de deux choses l’une : ou la mort nous enlève tout sentiment, ou nous passons de ce séjour terrestre en d’autres lieux. Si donc tout sentiment est éteint, si la mort ressemble à un profond sommeil que ne trouble aucun songe, quels précieux avantages ne procure-t-elle pas ? Où trouver des jours préférables à une telle nuit, et si l’éternité lui ressemble, est-il un homme plus heureux que moi ? D’un autre côté, si, comme on le dit, la mort n’est qu’un passage dans un autre lieu, si tous ceux qui ont quitté cette terre sont réunis là, le bonheur est encore plus grand. En pénétrant aux enfers, affranchi du pouvoir de ceux qui prétendent être nos juges ici-bas, si l’on comparaît devant Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème, qui méritent véritablement le nom de juges, pour vivre avec les âmes des héros qui pratiquèrent la vertu et la justice pendant leur existence, un tel voyage est-il donc funeste et déplorable ? Que ne donnerait pas tel ou tel d’entre vous, pour pouvoir s’entretenir avec Orphée, Musée, Hésiode et Homère ? Quant à moi, je voudrais, si cela est vrai, mourir plusieurs fois, pour jouir de cette félicité. Quel charme de retrouver Palamède, Ajax, et tant d’autres, injustement condamnés ! Je chercherais aussi à éprouver la sagesse du roi puissant qui conduisit des troupes formidables contre Ilion, celle d’Ulysse et de Sisyphe : là du moins cette épreuve ne serait pas un crime qu’on punirait du dernier supplice. Et que ceux de vous, juges, qui ont été d’avis de m’absoudre, ne redoutent pas la mort : il ne peut arriver malheur à l’homme de bien, ni pendant la vie, ni après le trépas ; jamais les dieux immortels ne perdent de vue ses intérêts ; et ce que j’éprouve aujourd’hui moi-même n’est pas l’effet du hasard. Je ne me plains ni de ceux qui m’ont accusé, ni de ceux qui ont prononcé ma condamnation ; je n’ai qu’une chose à leur reprocher, c’est d’avoir voulu me nuire. Mais il est temps de nous séparer, moi pour mourir, vous, pour vivre. Qui de nous doit s’attendre au sort le meilleur ? Les dieux immortels le savent, mais je crois que ce mystère est impénétrable aux hommes. »
LX. Thémistocle chez Artaxercès. (470 av. J.-C.)
Thémistocle, banni par l’ostracisme, alla chercher un asile à la cour du roi de Perse, Artarxercès. Quand il fut introduit en présence du grand roi, l’interprète lui demanda qui il était :
« Je suis Thémistocle l’Athénien, dit-il ; exilé, persécuté par mes concitoyens, je viens à toi. Les Perses peuvent me reprocher de leur avoir fait beaucoup de mal, et cependant, je vous ai fait encore plus de bien, puisque, une fois la Grèce sauvée et ma patrie hors de danger, je n’ai pas négligé l’occasion de vous rendre service et j’ai empêché mes compatriotes de vous poursuivre. Aujourd’hui, j’ai pris des sentiments conformes à ma position ; je suis prêt à recevoir tes bienfaits, si ton ressentiment est calmé, ou à désarmer ta colère, si elle subsiste encore. Tu peux appeler mes ennemis eux-mêmes comme témoins de mes bons procédés envers les Perses. Sers-toi de mon malheur plutôt pour mettre en évidence ta vertu que pour assouvir ta vengeance. Si tu adoptes le premier parti, tu sauveras un suppliant qui vient se livrer à toi ; en prenant le second, tu perdras un homme devenu l’ennemi déclaré des Grecs. »
Sans répondre immédiatement à Thémistocle, le roi pénétré d’admiration pour sa grandeur d’âme et sa hardiesse, se félicitant d’ailleurs, en présence de ses amis, de l’immense bienfait qu’il devait à la fortune, offrit un sacrifice aux dieux, et, la nuit, pendant son sommeil, transporté de joie, il s’écria trois fois : « J’ai Thémistocle l’Athénien. »
LXI. Discours d’Agathocle à ses soldats.
Agathocle, tyran de Sicile (290 av. J.-C.), vaincu par les Carthaginois forme le hardi projet de transporter la guerre en Afrique. Pas un des soldats ne connaissait les plans du général. À peine débarqué, il dévoile ses desseins au milieu de la surprise de tous.
« Soldats, dit-il, la situation de Syracuse est telle que notre seule ressource est de faire souffrir à nos ennemis ce que nous souffrions nous-mêmes. Les guerres ne se font pas au-dedans comme au dehors ; à l’intérieur, on n’a que les secours fournis par la patrie ; à l’extérieur, l’ennemi peut être vaincu avec ses propres forces ; car souvent il est abandonné par ses alliés, qui détestant une longue oppression, cherchent autour d’eux des libérateurs étrangers. D’ailleurs, les villes et les places fortes de l’Afrique ne sont ni entourées de murs, ni construites sur des montagnes ; situées en plaine, sans fortifications, alarmées par la crainte d’une ruine prochaine, toutes seront disposées à s’associer à notre expédition. L’effroi soudain inspiré aux Carthaginois contribuera aussi fortement à la victoire : l’ennemi ne sera-t-il pas épouvanté de notre incroyable audace ? L’incendie des métairies, le pillage des forteresses et des villes qui tenteraient de résister, le siège de Carthage même, prouveront à ce peuple qu’on peut apporter chez lui la guerre qu’il porte chez les autres. Ainsi, non seulement les Carthaginois peuvent être vaincus, mais la Sicile sera délivrée de leur joug : en voyant leur patrie menacée, ils ne s’obstineront pas au blocus de Syracuse. Croyez-moi, soldats : nulle part ne peut se présenter une guerre plus facile, et en même temps un plus riche butin ; en prenant Carthage, l’Afrique entière et la Sicile seront la récompense de notre victoire. La gloire d’une si brillante entreprise se propagera dans tous les siècles ; le temps et l’oubli ne pourront jamais l’effacer. On dira que, seuls entre tous les hommes, vous avez transporté chez l’ennemi la guerre qu’il vous était impossible de soutenir dans votre pays ; que vaincus, vous avez poursuivi vos vainqueurs et que vous êtes venus assiéger ceux qui assiégeaient votre ville. »
LXII. Discours de Pescennius Niger aux soldats.
Pescennius Niger proclamé empereur par son armée (193 ap. J.-C.) après la mort de Pertinax et de Didius Julianus, adresse aux soldats le discours suivant :
« Soldats, vous savez déjà depuis longtemps quelle est la douceur de mon caractère et quelle est ma prudence, quand il s’agit d’entreprendre des affaires importantes. Aujourd’hui, je ne me serais pas présenté devant vous pour vous adresser un discours, si j’étais guidé par une détermination personnelle ou par une espérance irréfléchie, ou par un désir quelconque plus fort que cette espérance. Mais les Romains m’appellent : leurs cris redoublés me pressent de leur tendre une main secourable, et de ne pas souffrir qu’un empire si glorieux, qui nous a été laissé par nos ancêtres, soit honteusement exposé aux dangers. Et de même que tenter de si grandes entreprises sans avoir une occasion favorable, serait un acte audacieux et téméraire ; de même, se montrer indifférent envers ceux qui vous réclament et vous implorent, mériterait le reproche de lâcheté et de trahison. C’est pourquoi, je suis venu à vous avec la pensée de vous demander quelles sont vos intentions, ce que vous croyez devoir faire, afin que vous soyez et mes conseillers et mes associés dans les circonstances présentes. Si nous réussissons, les avantages nous appartiendront en commun. Ce ne sont pas des espérances frivoles et légères qui nous invitent à agir ; c’est le peuple romain, à qui les dieux ont accordé la souveraineté de toutes choses ; c’est l’empire, qui chancelle et ne repose sur aucun appui solide. Notre entreprise est assurée et par les bonnes dispositions de ceux qui nous appellent et par la faible résistance de ceux qui pourraient s’opposer à nous. Car les messagers qui nous apportent des nouvelles du parti contraire, disent que les soldats qui ont vendu l’empire à un rival, ne seront pas pour lui des gardiens fidèles, parce qu’il n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites. Déclarez donc, soldats, quelles sont vos résolutions. »
LXIII. Discours de Critognatus.
Les Gaulois assiégés dans Alise ont épuisé leurs vivres ; réduits à la dernière extrémité, ils assemblent le conseil et délibèrent sur le parti qu’il faut prendre ; diverses opinions sont exprimées : les uns sont d’avis de se rendre, les autres de faire une sortie. Critognatus, issu d’une famille noble, chez les Arvernes, prononce le discours suivant :
« Je ne veux pas discuter l’opinion de ceux qui donnent à la plus honteuse servitude le nom de capitulation ; ils ne doivent pas, je pense, être comptés au nombre des citoyens, ni admis dans ce conseil. Je m’adresse à ceux qui approuvent une sortie, à ceux dont le sentiment laisse encore subsister quelque souvenir de notre antique valeur. C’est de la faiblesse, et non du courage, de ne pouvoir supporter la disette pendant quelque temps. On trouve plus facilement des guerriers prêts à marcher volontairement à la mort, que des hommes capables de souffrir la douleur avec résignation. Pour moi, j’approuverais la sortie, si je n’y voyais d’autre sacrifice que celui de notre vie ; mais au moment de prendre une résolution, songeons à toute la Gaule que nous avons appelée à notre secours. Quel est donc mon avis ? d’imiter la conduite que tinrent nos ancêtres, dans une guerre moins terrible, celle des Cimbres et des Teutons. Refoulés dans leurs villes, réduits comme nous, à un affreux dénuement, ils prolongèrent leur existence avec les corps de ceux que leur âge rendait impropres au combat, mais ils ne capitulèrent pas devant l’ennemi. Si nous n’avions pas sous les yeux ce noble exemple, je trouverais très glorieux pour nous de le donner, afin d’assurer notre liberté, et de le transmettre à nos descendants. »
LXIV. Discours de Suréna, général d’Orode, roi des Parthes. Premier fragment.
Crassus, après avoir établi son camp sur les bords de l’Euphrate (56 av. J. C), n’avait même pas voulu recevoir les députés que lui avait envoyés Orode, roi des Parthes. Celui-ci prenant à témoin les dieux vengeurs des traités, confia le commandement d’une armée nombreuse à Suréna. On suppose que le général adresse à ses soldats le discours suivant :
« Braves compagnons d’armes, c’est en vain que nous aurons rétabli Orode sur le trône de ses pères par nos efforts et notre dévouement ; c’est en vain que nous aurons rendu à notre patrie inclinant vers sa ruine son ancienne gloire et un bonheur longtemps désiré, si nous ne préservons aujourd’hui notre roi de nouveaux dangers, et si nous n’affranchissons le nom et la nation des Parthes de la servitude qui pèse sur le monde entier. Tous les motifs qui peuvent exciter à la victoire sont pour nous ; notre souverain, notre patrie nous encouragent à triompher des Romains. Soyons vainqueurs, la liberté nous attend, et l’esclavage, si nous sommes vaincus. La liberté ! c’est le patrimoine des Parthes : protégeons-la donc jusque dans son sanctuaire contre d’injustes oppresseurs. Poussés par l’ambition, enorgueillis de leurs succès, ils nous préparent des chaînes honteuses, eux pour qui rien n’est sacré. Égorger, piller, s’emparer du bien d’autrui, porter partout le glaive et l’incendie, emmener les enfants pour en faire des esclaves, voilà ce qu’ils appellent les droits du commandement, le chemin qui conduit à la gloire. Voyez la Syrie : les villes ont été prises d’assaut, envahies par de farouches soldats, les murailles détruites de fond en comble, les temples des dieux dépouillés, anéantis par le feu, les campagnes ravagées : toutes les lois divines et humaines ont été violées ! Tels sont les titres au nom desquels les Romains veulent se faire appeler les maîtres de l’univers ! Songez donc, braves compagnons, que nous posséderons seulement ce que nos armes et notre courage nous auront assuré. Mon plus vif regret est d’avoir à combattre un général sans mérite, sans capacité militaire, un homme vil qui, au milieu de trésors entassés, convoite encore de nouvelles richesses, et qui jamais ne s’est mesuré avec des hommes de cœur. Que n’avons-nous affaire à un César, à un Pompée ! Sans doute le péril serait plus grand, mais aussi nous pourrions acquérir plus de gloire. »
LXV. Discours de Suréna. Deuxième fragment.
« Mais bientôt ce général que ses propres concitoyens ont chargé de leurs imprécations, sera puni de sa folle témérité et de son ambition. Que lui importent les affaires des Parthes ? Nous sommes-nous jamais occupés de celles des Romains ? Avons-nous quitté notre pays pour aller ravager des contrées étrangères ? Aspirons-nous à une domination universelle ? Avons-nous, comme les Romains, recueilli les dépouilles du monde pour les transporter dans nos demeures ?
Croyez-moi, compagnons d’armes, le jour fixé par les destins pour la ruine de ce peuple est enfin arrivé. Ne vous laissez pas effrayer par le faux éclat du nom romain ; leurs soldats ne sont pas comparables à nos guerriers fidèles et courageux. J’ai moi-même choisi le champ de bataille, et quand nous les aurons vaincus, il ne leur restera pas même l’espérance du salut. Épuisés par de longues marches à travers nos immenses déserts, tourmentés par la faim et la soif, ne pouvant supporter le poids de leurs armes, égarés dans ces lieux qui leur sont inconnus, ils nous sont livrés par les dieux, comme enchaînés. À peine aurons-nous besoin de tirer nos glaives du fourreau.
Marchez donc au combat, pleins de confiance ; préparez vos arcs et vos flèches ; attaquez vos cruels ennemis de front, de côté, par derrière, et qu’ils ne puissent reconnaître d’où vient le coup qui les frappe. Puis, quand vous verrez leurs légions taillées en pièces, la terre jonchée de leurs cadavres, le fils de Crassus percé de traits sous les yeux de son père ; lorsque vous aurez rapporté à notre souverain la tête de Crassus lui-même, après avoir versé dans sa bouche de l’or fondu, pour éteindre après sa mort la soif des richesses qui l’a dévoré pendant sa vie, lorsque vous aurez ainsi assuré la sécurité des Parthes, vous comprendrez facilement alors ce que peuvent contre des brigands cupides et ambitieux l’amour de la patrie, la valeur, la liberté. »
LXVI. Entretien de Xerxès et de Démarate. Première partie.
Traduction de la matière :
Démarate le Lacédémonien, interrogé par Xerxès qui se prépare à envahir la Grèce, sur l’issue probable de la guerre, lui répond avec franchise.
Cette foule innombrable de soldats, désordonnée, embarrassante, est redoutable pour le chef lui-même. — Ces milliers de nations seront arrêtés par un petit nombre de guerriers, dont les cadavres entassés fermeront le défilé dont on leur a confié la garde. — Certes, la Grèce est pauvre et peu étendue, mais elle est féconde en héros qui sauront tout souffrir, tout essayer pour la liberté, pour la défense de leurs autels et de leurs foyers.
Première partie.
Lorsque Xerxès déclara la guerre à la Grèce, ses courtisans ne manquèrent pas d’inspirer un fol orgueil à ce roi qui oubliait la fragilité des choses humaines. Un seul homme, Démarate de Lacédémone, réfugié à la cour de ce prince, osa lui dire la vérité. Xerxès l’ayant fait demander auprès de lui :
« Je désire, lui dit-il, t’adresser une question. Tu es Grec, et citoyen d’une ville qui n’est ni la plus faible, ni la moins importante de la Grèce. Eh bien ! penses-tu que les Grecs oseront se mesurer avec moi ? À mon avis, quand bien même ils réuniraient leurs forces avec celles de tous les peuples de l’Occident, ils seraient incapables de me résister, d’autant plus que la concorde ne règne pas entre eux. »
« Grand roi, répondit Démarate, dois-je vous parler conformément à la vérité, ou pour vous être agréable ? — Il faut, répliqua Xerxès, me déclarer la vérité, et je te promets que mes dispositions à ton égard seront tout aussi bienveillantes qu’auparavant. » — « Puisque vous m’autorisez, ajouta le Lacédémonien, à prononcer des paroles, dans lesquelles personne ne trouvera jamais une trace d’imposture, voici ma profession de foi. La Grèce est un pays où la pauvreté a toujours été en honneur ; mais à la pauvreté s’est adjointe la vertu, fille de la sagesse et de la loi qui est forte ; grâce à son secours, la Grèce repousse loin d’elle et la pauvreté et la domination. Pour ne vous parler ici que des Spartiates, je déclare hautement que d’abord ils rejetteront énergiquement les conditions par lesquelles vous proposeriez l’asservissement de la Grèce, et qu’ensuite ils marcheront à votre rencontre pour vous combattre. Quant au nombre des guerriers, ne vous en informez pas : qu’ils soient mille, ou plus, ou moins, ils en viendront aux mains avec vous. »
LXVII. Entretien de Xerxès et de Démarate. Deuxième partie.
« Mais que dis-tu là, Démarate ? répliqua Xerxès en riant. Quoi ! mille soldats combattraient contre une armée aussi considérable que la mienne ! n’est-ce pas de la jactance, de la fanfaronnade ? Et comment agiraient-ils ainsi, eux qui sont tous libres ? Encore, s’ils étaient, comme dans mon royaume, soumis à l’autorité d’un souverain unique, ils pourraient peut-être, par crainte de leur maître absolu, ou redoutant les coups de fouet, marcher au combat, quoique inférieurs en nombre : mais indépendants comme ils le sont, assurément ils ne le feront pas. Allons, en vérité, Démarate, tu veux plaisanter. »
« Dès le début de notre entretien, répondit le Spartiate, je savais bien qu’en vous exprimant la vérité, je ne serais pas agréable, mais c’est vous qui m’avez forcé à vous parler avec franchise. J’ai fait mention des Spartiates seulement : vous savez quelles peuvent être mes dispositions envers eux qui m’ont dépouillé des biens de mes pères, qui m’ont chassé de mes foyers, de ma patrie, tandis que votre père m’a offert l’hospitalité la plus bienveillante. Permettez-moi d’ajouter qu’en effet les Lacédémoniens sont libres, mais non pas d’une manière absolue. Chez eux commande la loi qui est leur maîtresse souveraine ; ils la craignent bien plus que vos sujets ne vous redoutent vous, leur maître ! Ils accomplissent toujours ce que la loi ordonne ; or, chez eux la loi ordonne toujours la même chose : elle leur défend formellement de s’enfuir du combat, quelle que soit la multitude des ennemis ; elle leur prescrit de rester fermes à leurs rangs, de vaincre ou de mourir. Non, grand roi, je n’ai pas voulu plaisanter. Puissent néanmoins les dieux répondre à vos désirs ! »
LXVIII. Même sujet. Démarate à Xerxès.
Pendant que les flatteries étaient de toutes parts prodiguées à Xerxès, Démarate, le Lacédémonien, osa lui adresser les paroles suivantes :
« Grand roi, permettez-moi de vous dire que la trop grande multitude des soldats est souvent redoutable pour le chef ; ce sont des masses presque toujours désordonnées qui ont moins de force que de poids ; or, ce qui n’a point de mesure ne peut être dirigé, et ce qui ne peut être dirigé ne saurait avoir une durée bien longue.
Dès la première montagne vous trouverez à votre rencontre les Lacédémoniens qui vous feront connaître ce qu’ils valent. Toutes ces nations que vous traînez à votre suite seront arrêtées par trois cents hommes ; ils resteront immobiles à leur poste ; ils défendront le défilé confié à leur courage ; leurs corps y formeront un rempart inexpugnable. L’Asie entière ne pourra les faire reculer. Une poignée de guerriers soutiendra le choc d’une invasion formidable. Quand la nature changeant ses lois pour vous seul, vous aura ouvert un passage, vous serez arrêté devant un sentier, et vous calculerez vos pertes futures en songeant à ce que vous aura coûté le défilé des Thermopyles.
Sans doute les Grecs vous abandonneront plusieurs positions, entraînés comme par un torrent ; puis ils se lèveront de tous côtés et vous accableront sous vos propres forces. On a raison de dire que cet immense attirail de guerre ne tiendra pas dans les pays que vous voulez envahir : mais c’est là un désavantage de plus. La Grèce vous vaincra par la raison même qu’elle ne peut vous contenir. Il est impossible que vous fassiez usage de toutes vos ressources.
En outre, dans les opérations militaires il faut surtout parer aux premiers événements, soutenir les lignes ébranlées, rallier les soldats mis en déroute ; vous ne pourrez remplir ces devoirs si nécessaires pour un général, et vous serez vaincu avant de vous apercevoir de votre défaite. Ne croyez pas d’ailleurs que des troupes soient invincibles parce que le chef en ignore le nombre. Rien de si grand qui ne puisse périr : et en admettant qu’il n’existe aucun autre motif, la grandeur trouve en soi-même la cause de sa destruction. »
LXIX. Discours de Thémistocle dans l’assemblée des Lacédémoniens.
Quand la guerre contre Xerxès fut terminée, les Athéniens entourèrent leur ville de remparts, malgré les ◀ordres▶ des Spartiates. Thémistocle conseilla d’envoyer une députation à Lacédémone. Lui-même s’y rendit seul : là, sous prétexte d’attendre ses collègues, il traîna le temps en longueur, et quand il apprit par ses émissaires que les murailles étaient presque terminées, il se présenta dans l’assemblée des Lacédémoniens, et parla en ces termes :
« Bien que vous ayez défendu, Lacédémoniens, qu’une ville fortifiée s’élevât en dehors du Péloponèse, cependant au lieu d’humbles cabanes qui marquaient autrefois la place d’Athènes, se dresse aujourd’hui une ville entourée de remparts, et l’homme qui a conseillé cette construction est devant vous. J’en fais l’aveu très franchement : oui, j’ai trainé à dessein le temps en longueur, et maintenant que l’ouvrage est fini, maintenant que le peuple qui a versé son sang dans les plaines de Marathon et de Platée peut compter sur un abri assuré, je viens sans crainte déclarer le crime dont je suis coupable.
Est-il donc défendu de pourvoir à son salut ? Que Xerxès, fier de sa puissance formidable, fasse une nouvelle invasion en Grèce, n’est-ce pas sur Athènes que l’orage éclatera d’abord ? Quelle barrière opposerons-nous à sa fureur ? Qui peut avoir oublié le jour où le roi des Perses pénétra dans notre ville incendiée, en foulant aux pieds les cadavres des vieillards et des femmes, en détruisant nos pénates et les temples de nos dieux indignés ?
Il faut bien le dire hélas ! Plût au ciel que la Grèce n’eût à redouter que les armées Asiatiques ! On peut avec le glaive repousser le fer ennemi ; contre le nombre l’audace sert de rempart !… Mais un fléau plus terrible nous attaque ! des guerriers que toutes les troupes de l’Orient n’auraient pu vaincre sont vaincus par l’ambition, cette mauvaise conseillère ! Où sont-ils, ces Lacédémoniens armés contre les vices encore plus que contre les Perses ? La noble habitude qu’ils avaient contractée de ne rien faire qu’en vue de l’utilité générale de la patrie, est tombée chez eux en désuétude !… Vous le voyez, Lacédémoniens, je vous dis la vérité, je ne cherche pas à vous flatter ; en agissant autrement, notre liberté commune ne serait peut-être pas sauvegardée dans l’avenir… Voyez quelle décision vous devez prendre à mon égard ; mais n’oubliez pas qu’Athènes retient dans son sein des otages dont la tête répondra des peines que vous pourriez me faire subir contre le droit des nations. »
LXX. Priam supplie Achille de lui rendre le corps de son fils Hector.
Traduction de la matière :
Priam aux genoux d’Achille, le supplie de lui rendre le corps de son fils Hector.
Priam, sans être aperçu, a pénétré dans la tente d’Achille : il embrasse les genoux du héros et couvre de baisers ces mains terribles qui lui ont ravi tant de fils. Achille étonné frémit à l’aspect du noble vieillard : tous les guerriers se regardent en silence. Enfin, le monarque infortuné s’écrie :
« Achille, semblable aux dieux, souviens-toi de ton père ; comme moi, il est chargé d’années et arrivé au terme de la vie. Peut-être est-il assiégé par de puissants voisins, et personne ne se trouve auprès de lui pour écarter les périls qui le menacent. Cependant, lorsqu’il apprend que tu es vivant, son cœur se remplit de joie, et chaque jour il espère revoir son fils, revenu du siège de Troie : mais moi, vieillard bien malheureux, j’ai donné le jour à un grand nombre d’enfants au sein de la superbe Troie, et je crois qu’il ne m’en reste plus un seul. J’avais cinquante fils, quand les Grecs ont abordé sur ce rivage ; le cruel Mars me les a ravis presque tous. Le seul que je possédais encore, qui aurait pu les venger et défendre nos murs, tu viens de l’immoler dans un combat où il signalait sa valeur pour protéger sa patrie, mon cher Hector ! C’est pour lui que je viens près des vaisseaux des Grecs, afin de le racheter, et je t’apporte de riches présents. Achille, je t’en conjure, respecte les dieux, souviens-toi de ton père et prends pitié de moi. Hélas ! je suis mille fois plus à plaindre que lui ! car j’ai eu le courage de faire ce que n’a jamais fait aucun mortel : J’ai pu approcher de mes lèvres la main de celui qui a été le meurtrier de mes enfants ! »
LXXI. Philoctète.
Neoptolème, fils d’Achille, vient d’annoncer à Philoctète qu’il va mettre à la voile pour quitter l’île de Lemnos très prochainement. C’est alors que Philoctète lui adresse la prière suivante :
« Au nom de ton père, ô mon fils, au nom de ta mère, par tout ce que tu as de plus cher dans ta patrie, je t’implore en suppliant ; ne me laisse pas ainsi seul, privé de toute consolation, au milieu des maux que tu vois et dont tu as entendu le récit ; place-moi dans quelque coin de ton navire. La charge d’un infortuné tel que moi est bien pénible, je le sais : pourtant, aie le courage de la supporter. Les grands cœurs détestent la honte, et font consister la gloire dans tout ce qui est honnête. Si tu me repousses, ô mon fils, un déshonneur éternel rejaillira sur toi ; mais une noble récompense de bonne renommée t’est réservée, si tu consens à ma demande, si j’arrive vivant à la terre voisine du mont Œta. La gêne que je te causerai ne durera même pas un jour. Aie donc ce courage : jette-moi où tu voudras, à la poupe, à la proue, dans la sentine, partout enfin où je pourrai le moins être un embarras pour tes compagnons. Laisse-toi toucher, mon fils, au nom de Jupiter, le dieu des suppliants ; je t’implore à genoux, quoique infirme et sans forces. Ne m’abandonne pas isolé dans ce désert où l’on ne rencontre pas de traces humaines. Conduis-moi plutôt dans ta patrie ou à quelque port de l’Eubée : la route ne sera pas longue pour gagner le mont Trachine, et m’offrir aux regards d’un père chéri. Hélas ! je crains bien, depuis tant d’années, d’avoir à déplorer sa perte ; car bien des fois j’ai chargé ceux qui ont abordé dans cette île de lui porter mes prières, de réclamer un vaisseau pour me ramener dans son palais : mais ou mon père n’est plus, ou ceux à qui je me suis adressé ont négligé mes instructions et sont retournés dans leur patrie. Aujourd’hui, fils d’Achille, sois mon libérateur, mon guide, sauve-moi par compassion ; songe aux vicissitudes qui bouleversent la vie des mortels, et combien on est exposé, même au sein de la prospérité, à tomber dans l’infortune. L’homme qui est loin de l’adversité doit toujours fixer ses regards sur les événements funestes, et prendre garde, lorsqu’il est heureux, de se laisser surprendre par le malheur. »
LXXII. Mort de Caton d’Utique : ses paroles. (46 avant J.C.)
Caton, après avoir lu le dialogue de Platon sur l’immortalité de l’âme, demanda à plusieurs reprises son glaive qu’on lui avait soustrait. Il alla même, dans sa fureur, jusqu’à frapper du poing le visage d’un de ses esclaves. Enfin, son fils tout en larmes, se précipitant dans ses bras, le conjura de ne pas attenter à ses jours. Mais Caton se levant avec vivacité et jetant des regards menaçants sur son fils et sur les amis qui l’entouraient :
« Eh quoi ! s’écria-t-il, suis-je donc privé de raison ? N’ai-je plus la libre disposition de mon âme ? Si j’ai pris un mauvais parti, pourquoi ne cherche-t-on pas à m’éclairer, à combattre mes résolutions ? On use de violence envers moi, pour m’empêcher de les exécuter, on me désarme ! Eh bien ! noble fils, pourquoi n’enchaînes-tu pas ton père ? Pourquoi ne pas lui lier les mains derrière le dos, jusqu’à ce que César, en arrivant ici, me trouve manquant de tout moyen de défense ? Et qu’ai-je besoin d’un glaive contre moi-même ? Ne puis-je donc mourir, en retenant pendant un temps bien court ma respiration, ou en me brisant la tête contre la muraille ? »
À ces mots, son fils et quelques amis sortirent, en versant des pleurs. Apollonide et Démétrius demeurèrent seuls auprès de Caton. Alors, leur adressant la parole avec plus de calme :
« Et vous, leur dit-il, avez-vous aussi résolu de retenir par force dans la vie un homme comme moi, arrivé à l’âge où je suis, et de surveiller en silence tous mes mouvements ? Avez-vous préparé quelques arguments pour me démontrer que, n’ayant pas d’autre moyen de sauver ma vie, il ne serait ni honteux, ni indigne de Caton de la devoir à son ennemi ? Alors, pourquoi ne pas me soumettre vos raisonnements, pourquoi ne pas essayer de me convaincre ? Pourquoi ne pas me faire oublier les principes dans lesquels j’ai vécu jusqu’à ce jour, afin que, devenu plus sage grâce à César, je lui témoigne plus de reconnaissance ? Du reste, je n’ai encore rien décidé : mais une fois ma détermination prise, je dois être libre de l’accomplir. Je délibérerai avec vous : mais auparavant, je veux interroger ces livres, ces doctrines que vous mettez vous-mêmes en pratique dans votre philosophie. Retirez-vous sans crainte, et dites à mon fils de ne pas employer la violence envers moi, s’il ne peut me persuader. »
Après ces paroles, Démétrius et Apollonide sortirent de la chambre. Un jeune esclave apporta le glaive de Caton, qui le tira du fourreau, l’examina avec soin, et constatant que la pointe était ferme et bien acérée : « Maintenant, ditil, je m’appartiens, je suis libre. »
Puis il reprit le livre de Platon et le lut deux fois tout entier. Quelques moments plus tard, il se frappait au-dessous de la poitrine.
LXXIII. Discours de Servius Tullius au Sénat (550 av. J.C.).
Il avait été proposé d’admettre les affranchis au nombre des citoyens romains : — une vive opposition se manifesta au Sénat. Le roi Servius Tullius prononça le discours suivant :
« Sénateurs, je suis tout à la fois surpris et affligé de voir que dans cette assemblée composée d’hommes sages, l’intérêt public est sacrifié à un vain orgueil, surtout quand il s’agit de rétablir une coutume que nous ont léguée nos ancêtres. N’est-il pas inouï, honteux, dit-on, et indigne de la majesté de Rome que des esclaves usurpent le titre de citoyens ? Mais ignorez-vous donc par quels moyens notre cité a pris de l’accroissement ? N’y a-t-on pas transporté avec les dépouilles conquises à la guerre, les mœurs des peuples étrangers ? Romulus n’a-t-il pas ouvert aux Sabins les portes de notre ville ? Et les Albains, les Latins n’ont-ils pas adopté jusqu’à notre nom ?
Aujourd’hui, ce sont des esclaves, il est vrai, et non des nations vaincues, qu’on veut incorporer ! mais en vérité, nous ne connaissons plus le vrai sens des mots. Les esclaves ne sont-ils pas des hommes libres, faits prisonniers dans les combats ? Ils ont porté les armes contre nous ! Les Sabins, les Albains ont-ils agi autrement ? Pourtant, ils jouissent de notre belle cité, ils circulent dans notre forum et au champ de Mars : ils sont même reçus dans notre curie ! Et les autres, infortunés, sont privés de tous leurs droits, de la possession d’eux-mêmes, et assimilés à des troupeaux !
Si vous rendez aux affranchis le titre de citoyens, sénateurs, cette égalité procurera, à eux de douces consolations, à nous d’immenses avantages. Dès qu’on verra briller l’espérance d’une liberté reconquise, alors pour l’atteindre, plus de révoltes, plus de violences à main armée ; c’est par la douceur, la fidélité, l’obéissance, le dévouement que chacun voudra y parvenir. La paix, le calme règneront dans toutes les familles ; la crainte, la discorde, la nécessité de la rigueur domestique disparaîtront aussitôt. Puis le nombre des guerriers s’augmentera, Rome enverra sous les drapeaux des soldats tirés de son sein, et non plus de vils mercenaires, dont l’âme est aussi vénale que le corps.
Telle est mon opinion, Sénateurs, et je n’ai pas en vue ici mon utilité personnelle, je ne désire que votre bonheur ! Mon seul vœu, croyez-moi, est de pouvoir, quand tout sera pacifié, abaisser les faisceaux devant le peuple, me dépouiller de la pourpre, et rentrant dans la classe des plébéiens, mourir au milieu d’une ville libre ! »
LXXIV. Le pape Urbain Il au concile de Clermont (1095 ap. J.C.).
Après avoir entendu de la bouche de Pierre l’Ermite le récit des cruautés exercées par les Turcs contre les chrétiens, le pape Urbain II convoqua un concile à Clermont en Auvergne, et là, entouré des nobles et des prélats, il prononça le discours suivant :
« Chers enfants du Sauveur du monde, vous savez tous, et vous ne l’avez pas entendu sans frémir d’horreur, de quelle sorte les Sarrasins tyrannisent les Chrétiens dans les terres que la permission divine leur a abandonnées. Leur nombre et leur insolence s’augmentent de jour en jour ; la barbarie et l’impiété n’ont rien d’horrible et de tyrannique, qui ne se remarque en ces ennemis du genre humain. Ils accablent les serviteurs de Jésus-Christ, ils les chargent de fers et les font mourir dans les plus cruels tourments. Rien n’est exempt de leurs inhumanités : ne sont-ce pas eux qui abattent les autels, qui démolissent les temples, qui profanent indignement la Terre-Sainte où les adorables pas du Sauveur sont marqués ? Tous les jours ils crucifient l’auteur de notre salut ; et par leurs blasphèmes épouvantables, ils s’efforcent de donner la mort à celui qui nous a donné la vie !
Animons-nous donc à venger leurs impiétés ; ne tardons pas davantage ; courons nous opposer à leurs barbaries ; armons-nous sur terre pour la défense de notre père céleste ; allons répandre notre sang pour ce bon pasteur qui nous a sauvés par le sien ; allons, en un mot, combattre les Turcs, ce fléau des Chrétiens. Autrement, vous les verrez venir fondre sur nos têtes, et alors est-il à croire qu’ils nous épargnent, eux qui n’ont pas pardonné aux Sarrasins mêmes, quoique infectés comme eux de la superstition-de Mahomet ? N’ont-ils pas, dans la sainte cité de Jérusalem, passé tout au fil de l’épée, sans respecter ni l’âge, ni le sexe ? Si nous ne les prévenons promptement, nous serons opprimés sans pouvoir nous défendre. Mais qu’ai-je besoin de tant de paroles ? Déjà votre zèle ardent brûle de passer les mers et les montagnes ; déjà il me semble vous voir au champ de bataille, couverts de sueur et de poussière, chargeant les barbares. Enrôlez-vous donc sous les enseignes de Dieu : ouvrez-vous un chemin à travers les bataillons des Infidèles et sur les monceaux de leurs corps. Rendez-vous maîtres des belles provinces qu’ils ont usurpées, exterminez-en l’erreur et l’impiété : faites, en un mot, que ces pays ne produisent plus de palmes que pour vous, et de leurs dépouilles élevez de magnifiques trophées à la religion chrétienne et à la nation française. »
LXXV. Antigone à Créon.
Traduction de la matière.
Antigone, méprisant les ◀ordres▶ du tyran Créon, rend les derniers devoirs à son frère Polynice, dont le corps était étendu, privé de sépulture : arrêtée et conduite devant le roi, elle fait l’aveu de son crime franchement et sans détour :
« Oui, je déclare avoir fait l’action dont on m’accuse ; je ne le nie pas. Je connaissais ta défense : pouvais-je l’ignorer ? elle était publique. J’ai osé l’enfreindre, parce que ce n’était ni Jupiter, ni la justice compagne des dieux Mânes, qui avaient publié cette loi. Je n’ai pas cru que tes ◀ordres▶ eussent assez de force pour que les lois non écrites, mais immuables, émanées des dieux, dussent fléchir devant un mortel. Elles n’existent ni d’aujourd’hui ni d’hier ; elles sont éternelles, et personne ne sait à quel moment elles ont pris naissance. Je ne devais donc pas, intimidée par les menaces d’un homme, m’exposer à la vengeance des dieux. Avant la publication de ton arrêt, je n’ignorais pas que je devais mourir : n’est-ce pas le sort qui attend tous les humains ? Mais si je meurs avant le temps, je regarde cela comme un avantage. En effet, celui qui vivrait, comme moi, au milieu de nombreux malheurs, ne jugerait-il pas que la mort est un bienfait pour lui ? Aussi, subir une telle destinée ne me cause aucune douleur ; mais si j’avais abandonné sans sépulture le fils de ma mère, je serais justement affligée, tandis que ce que j’ai fait ne m’inspire aucun remords. Si donc tu m’accuses de folie, prends garde que l’accusation ne retombe sur toi-même.
« Eh bien pourquoi tardes-tu ? Assurément, mes discours ne sauraient t’être agréables. Quant à moi, quelle gloire plus belle puis-je acquérir, que celle d’avoir donné la sépulture à un frère ? Tous ceux qui sont ici présents applaudiraient à mes paroles, si leur langue n’était enchaînée par la crainte. Mais la royauté qui a tant de privilèges, peut aussi faire et dire tout ce qui lui plaît. »
LXXVI. Entretien de Cinéas et de Pyrrhus.
Traduction de la matière.
Vous représenterez Pyrrhus et Cinéas faisant valoir, sous la forme d’un dialogue, le premier, les glorieuses récompenses et la conquête du monde que promet la guerre ; le second, les avantages certains de la paix et la douceur du repos.
Pyrrhus avait pour Cinéas une estime toute particulière, et disait qu’il avait pris plus de villes grâce à l’éloquence de son ministre que par la force des armes. Au moment où le roi d’Épire était sur le point-de passer en Italie, Cinéas profitant d’un moment de loisir, lui parla en ces termes :
« Prince, on dit que les Romains sont très belliqueux et qu’ils commandent à un grand nombre de nations aguerries : si un Dieu favorable nous permet de remporter la victoire, quel usage en ferons-nous ? »
« Tu demandes là, Cinéas, répliqua Pyrrhus, une chose qui est claire de soi-même. Les Romains une fois vaincus, aucune ville barbare, aucune ville grecque ne saurait nous résister : nous serons maîtres de l’Italie entière, et qui mieux que toi connaît les ressources et la puissance de cette contrée ? »
Cinéas, après quelques instants de silence, reprit : « mais l’Italie une fois conquise, que ferons-nous ? — Pyrrhus ne devinant pas encore où Cinéas voulait en venir : « la Sicile, dit-il, est tout près ; c’est une île riche, remplie d’une population considérable : elle nous tend les bras. Depuis la mort d’Agathocle, elle est en proie aux séditions, et livrée aux fureurs insensées des démagogues. » Soit, répondit Cinéas ; mais l’occupation de la Sicile sera-t-elle le terme de nos expéditions militaires ? » — Puisse, répartit Pyrrhus, puisse un Dieu nous accorder la victoire ! la Sicile alors sera pour nous un point de départ, d’où nous pourrons marcher à de vastes opérations. Qui nous empêcherait :, en effet, d’attaquer l’Afrique et Carthage’, puisqu’elles seront sous notre main ? Agathocle échappé furtivement de Syracuse, traversant la mer avec quelques vaisseaux, n’a-t-il pas été sur le point de s’emparer de cette Carthage ? Est-il nécessaire d’ajouter qu’après toutes ces conquêtes, aucun des ennemis qui nous insultent maintenant n’osera s’opposer à notre marche ? » « Aucun assurément, reprit Cinéas, et il est bien certain qu’après avoir "acquis une telle puissance, vous pourrez reconquérir la Macédoine et maintenir toute la Grèce sous votre domination ; mais enfin, une fois tant de peuples réduits en notre pouvoir, que ferons-nous ? » « Alors, répondit Pyrrhus, en souriant, alors, cher Cinéas, nous pourrons journellement nous reposer à notre aisé et nous abandonner à de joyeux entretiens. » — À ces mots, Cinéas interrompant Pyrrhus : « Mais dès à présent, qui nous empêche de nous livrer à la joie des festins, aux charmes d’un doux loisir, puisque nous pouvons goûter le repos, sans l’acheter par de cruelles fatigues, en versant des flots de sang et en causant à nos ennemis bien des maux que nous éprouverons nous-mêmes ? »
Ces raisonnements n’ébranlèrent pas les résolutions de Pyrrhus. Peut-être comprenait-il qu’il sacrifiait un bonheur réel, placé à sa portée : mais il n’avait pas la force de renoncer à des espérances qui flattaient ses désirs.
LXXVII. Entretien de Pyrrhus et de Fabricius.
Après la bataille d’Héraclée (279 av. J.-C.) Pyrrhus reçut publiquement les ambassadeurs romains ; ensuite, il prit à part Fabricius et lui parla en ces termes :
« De tous les Romains, celui que je désirerais le plus avoir pour ami, c’est vous, Fabricius, qui réunissez à la fois les vertus civiles et les talents militaires. Mais je ne puis voir sans regret et sans indignation que la médiocrité de votre fortune ne vous permette pas de vivre avec l’éclat qui convient à votre mérite. Je veux réparer cette injustice, et vous donner assez d’or et d’argent pour vous mettre au niveau des citoyens les plus opulents. Je suis persuadé que rien ne saurait faire plus d’honneur à un prince, que de soulager la pauvreté des grands hommes, toujours plus soigneux d’acquérir de la gloire que d’amasser des richesses. Ce sont les monuments les plus beaux que les rois puissent laisser de leur générosité, et les plus agréables aux dieux. Aussi, je croirai plutôt vous devoir de la reconnaissance que mériter la vôtre, si vous ne repoussez pas mes propositions.
Gardez-vous de penser que j’aie l’intention d’exiger de vous, en échange de ma libéralité, aucun service peu honorable. Puisque vous n’achèterez pas mes bienfaits par la trahison ou par une action indigne de votre caractère, quelle raison auriez-vous pour repousser avec dédain les présents que vous offre mon amitié ? Je ne vous demande aujourd’hui que ce que peut, et même ce que doit faire le plus honnête homme, le citoyen le plus dévoué à sa patrie. Je vous prie seulement d’amener le sénat à des sentiments plus doux : faites-lui comprendre que vous ne pouvez continuer la guerre, sans vous exposer aux plus grandes pertes ; et que, de mon côté, ayant promis du secours aux Tarentins, je ne puis les abandonner sans manquer à ma parole et à l’honneur. Je suis d’ailleurs vivement peiné de faire la guerre à un peuple avec qui je voudrais avoir des, relations amicales.
Quand nous aurons conclu la paix, j’espère que vous prendrez le parti qui me sera le plus agréable et en même temps le plus avantageux pour vous : vous passerez avec moi en Épire, pour tenir le premier rang à ma cour et partager ma puissance. Quant à moi, je ne connais pas de bien préférable à la possession d’un ami fidèle ; et l’éclat de la majesté royale convient parfaitement à la grandeur de votre âme. »
LXXVIII. Réponse de Fabricius à Pyrrhus.
Fabricius, après quelques instants de silence, répondit à Pyrrhus en ces termes :
« Prince, si l’on a bien voulu remarquer en moi quelque mérite dans la vie privée ou dans les fonctions publiques, il est inutile que je vous en parle, puisque vous avez déjà des informations à cet égard. Je n’ai rien à vous dire non plus de ma pauvreté ; mais si vous pensez qu’à cause de cette pauvreté même je me trouve plus malheureux qu’aucun autre Romain, permettez-moi de vous déclarer que vous êtes dans l’erreur, soit que vous ayez conçu cette opinion, soit qu’elle vous ait été inspirée. Si je ne possède pas de grands biens, je n’en suis pas moins élevé aux plus hautes dignités ; on me charge des ambassades les plus illustres ; je suis appelé aux délibérations du Sénat, consulté sur les affaires les plus importantes, proposé souvent pour modèle à mes concitoyens, et tous ces avantages ne m’entraînent à aucune dépense.
Quant à mon état de simple particulier, ma pauvreté est loin de m’être à charge ; et toutes les fois que je me compare avec les riches, je trouve mon sort beaucoup plus heureux, et je me place dans le petit nombre des hommes qui jouissent de toute la félicité qu’on peut obtenir sur cette terre. Comme il me paraît aussi inutile que ridicule d’amasser du superflu, et que mon petit champ cultivé avec soin me fournit le nécessaire, pourquoi me tourmenterais-je à la poursuite des richesses ? Pourquoi accuser la fortune, de ce qu’elle ne m’a pas accordé des trésors dont je n’ai pas besoin ?
J’aurais pu devenir riche assurément, en m’appropriant autrefois le butin fait sur les ennemis, quand je pris de force plusieurs villes opulentes, dont les dépouilles me servirent à récompenser mes soldats et à rendre aux particuliers l’argent prêté par eux pour les frais de la guerre. Après avoir ainsi négligé les occasions de m’enrichir par des voies légitimes, me conviendrait-il d’accepter l’or que vous m’offrez ? Quel exemple donnerais-je à mes concitoyens ? les censeurs, ces magistrats qui veillent au maintien de la discipline et des mœurs, ne m’obligeraient-ils pas à rendre compte publiquement de ma conduite ? Enfin, si vous me regardez comme un malhonnête homme, pourquoi me recherchez-vous ? Et si vous me croyez un homme de bien pourquoi voulez-vous me corrompre ? »
LXXIX. Lettre de Sénèque à son ami Lucilius.
Il lui donne des conseils sur les choix des amis.
Traduction de la matière.
Lucilius avait écrit à Sénèque : « J’ai chargé un de mes amis de te remettre mes lettres : cependant ne lui communique pas tout ce qui me regarde ; je n’ai pas l’habitude de le faire moi-même. » Sénèque répond à Lucilius et lui reproche doucement d’employer le nom d’ami comme l’emploie le vulgaire ; il lui déclare que le véritable ami, réellement digne de ce nom, est celui à qui l’on peut confier toutes ses affaires, comme on se les confierait à soi-même. »
« Croyez-moi, mon cher Lucilius : si vous regardez comme un ami l’homme en qui vous n’avez pas la même confiance qu’en vous-même, votre erreur est grave, et vous connaissez peu la force de la véritable amitié. Délibérez sur toutes choses avec votre ami, mais sur lui d’abord, avant de le choisir. Après l’amitié formée, ayez confiance : avant de la former, soyez juge. C’est confondre mal à propos les devoirs, c’est enfreindre les règles de Théophraste, que de commencer par aimer sans examen, et de n’aimer plus quand on connaît. Réfléchissez longtemps sur l’adoption d’un ami ; une fois décidé, ouvrez toute votre âme pour le recevoir ; parlez devant lui aussi franchement qu’à vous-même. Sans doute vivez de façon à ne rien faire que ne puisse savoir même un ennemi : mais comme il survient des choses qu’il faut tenir secrètes pour se conformer à l’usage, du moins répandez tous vos chagrins, toutes vos pensées dans le sein de votre ami. Croyez-le discret, il le sera ; car souvent on enseigne à tromper en craignant d’être trompé ; et bien des gens donnent par leurs soupçons le droit de les trahir. Eh ! pourquoi donc retiendrais-je mes paroles en présence d’un ami ? Pourquoi ne me croirais-je pas seul, quand il est là ?
Certaines personnes racontent au premier venu ce qui ne doit être confié qu’à un ami ; elles déchargent dans l’oreille d’un passant le secret qui les brûle. D’autres redoutent d’avoir pour confident ceux qu’ils chérissent le plus, et ne se fieraient pas à eux-mêmes, s’il était possible ; ils refoulent au fond de leur âme leurs secrètes pensées. Évitez ces deux excès : se fier à tout le monde est une faute : ne se fier à personne, en est une aussi ; seulement la première est plus honorable, la seconde plus sûre. »
LXXX. Fragment d’une lettre de Salluste à J. César.
« Croyez-moi, César : je suis intimement persuadé que les actions de tous les mortels sont placées sous les yeux de la divinité. Il n’en est aucune, bonne ou mauvaise, dont il ne soit tenu compte. Suivant les lois immuables de la nature, les bons reçoivent leur récompense, les méchants leur punition : quelquefois, cette sanction peut être tardive ; mais chacun prévoit facilement, en interrogeant sa conscience, le sort qui lui est réservé.
« Aujourd’hui, si la patrie, si les auteurs de vos jours pouvaient prendre la parole, voici en quels termes ils s’adresseraient à vous : « Ô César, nous les plus vaillants des hommes, nous t’avons fait naître dans la ville la plus illustre, pour être notre gloire, notre appui, la terreur de nos ennemis. Ce que nous avons acquis au prix de mille travaux, de mille dangers, nous l’avons remis entre tes mains dès ta naissance : nous t’avons donné une patrie dont l’univers reconnaît la supériorité, et dans cette patrie, une origine, une famille, de bons principes, une fortune digne de ton rang. En échange de si grands bienfaits, nous te demandons seulement de rétablir la liberté détruite ; accomplis cette tâche, et la renommée de ton courage se propagera parmi toutes les nations. Maintenant, quelles que soient tes belles actions dans la paix et dans la guerre, ta réputation est égalée par celle de plusieurs vaillants capitaines ; mais si tu rends à Rome, qui est sur le penchant de sa ruine, l’éclat de son nom et l’étendue de sa puissance, qui sera plus illustre, plus grand que toi ? Puisses-tu, animé d’une généreuse inspiration, assurer le repos de tous ! Alors ta gloire éclipsera celle des autres hommes, et ta mort seule surpassera l’illustration de ta vie. En effet, nous sommes quelquefois exposés ici-bas aux coups de la fortune, et plus souvent encore aux attaques de l’envie : mais quand on a payé le tribut dû à la nature, la jalousie et la calomnie disparaissent, et la vertu brille entourée d’un éclat impérissable. »
LXXXI. Conseils d’Annibal à Antiochus.
Après la bataille de Zama, Annibal s’était réfugié à la cour d’Antiochus III, dit le Grand. Appelé par le roi dans le Conseil où se discutait le projet de la guerre contre les Romains, le général Carthaginois s’exprime en ces termes :
« Grand Prince, si je donne mon avis en toute liberté, j’espère que vous ne condamnerez pas ma franchise : mais je dois vous avouer sincèrement que je ne puis approuver les projets et les plans qui paraissent devoir être adoptés. Non, ce n’est pas la Grèce qu’il faut choisir pour théâtre de la guerre, quand l’Italie en offre un bien plus favorable. On ne peut battre les Romains qu’avec leurs propres armes et dompter l’Italie qu’avec les forces de l’Italie même. Les ennemis que vous voulez combattre ont un caractère tout à fait particulier. Dans les guerres ordinaires, il est fort important d’avoir saisi le premier une position avantageuse, une occasion propice, d’avoir ravagé les campagnes, emporté d’assaut quelques villes ; quant aux Romains, si l’on a pu les prévenir ou les vaincre, il faut encore lutter avec eux lorsqu’ils sont abattus et terrassés. Si vous les attaquez dans le sein de l’Italie, vous pourrez tourner contre eux leurs propres ressources, comme je l’ai fait moi-même. Mais en les laissant maîtres de l’Italie, ce foyer de leur puissance, vous commettriez la même erreur que celui qui voudrait détourner le cours d’un fleuve sans remonter à sa source, et lui faire prendre une autre direction, ou le dessécher, quand les eaux sont déjà réunies en abondance.
Vous le savez, grand roi : je vous ai exprimé cette opinion en particulier ; je la répète aujourd’hui en présence de vos amis, et je déclare formellement que les Romains, invincibles au dehors, sont faibles chez eux. Leur ville doit être emportée avant leur empire, l’Italie, avant les provinces. Les Gaulois ne se sont-ils pas emparés de Rome autrefois ? Moi-même, n’ai-je pas anéanti les Romains presque complètement ? c’est seulement quand j’ai abandonné leur pays, que j’ai essuyé un échec. À mon retour sur le sol de l’Afrique, la fortune a changé aussitôt pour moi avec le théâtre de la guerre. »
LXXXII. Entrevue d’Andromaque et d’Hector.
Hector est arrivé aux portes Scées ; c’est là que son épouse Andromaque vient à sa rencontre, accompagné de la nourrice qui portait sur son sein leur jeune fils, Astyanax. Le guerrier jette sur lui un regard caressant et garde le silence. — Andromaque, les paupières remplies de larmes, saisit la main de son époux et lui dit :
« Malheureux époux ! ta valeur te perdra ! et tu n’as pas pitié de ton enfant en bas âge, de ton épouse infortunée, qui bientôt sera veuve de toi ! car les Grecs vont se réunir pour t’attaquer et t’arracheront la vie. Si tu dois m’abandonner, n’est-il pas préférable que je descende la première au tombeau ? Quelle consolation me restera-t-il, quand tu auras succombé ? Je n’aurai plus que des larmes à verser. Je n’ai plus ni mon père, ni ma vénérable mère. Le terrible Achille a immolé l’auteur de mes jours et a porté le ravage dans la ville des Ciliciens, la superbe Thèbes : il fit périr Éetion, sans le dépouiller pourtant ; plein de respect pour lui, il brûla sur le bûcher son corps avec ses armes éclatantes et lui éleva un tombeau. Les nymphes des montagnes, filles du puissant Jupiter, plantèrent des peupliers autour du monument. J’avais sept frères, habitant notre palais ; tous, en un seul et même jour, furent précipités dans les sombres demeures, moissonnés par la main de l’impitoyable Achille, au milieu des troupeaux confiés à leurs soins. Quant à ma mère, conduite ici par le vainqueur avec tout le butin, elle recouvra sa liberté, grâce à une rançon considérable ; mais bientôt la cruelle Diane la perça de ses traits dans le palais de mon père. Hector, tu es pour moi un père, une mère, un frère ; tu es bien plus encore, tu es mon époux. Que ton cœur s’ouvre à la pitié ; demeure ici, sur cette tour, si tu ne veux laisser ta femme veuve et ton fils orphelin. Arrête tes guerriers près de ce figuier sauvage, dans cet endroit où nos murs offrent à l’ennemi un accès plus facile. Déjà trois fois les Ajax, le vaillant Idoménée, les deux Atrides et le brave fils de Tydée ont essayé de s’ouvrir un passage, soit par l’avis de quelque habile augure, soit qu’ils obéissent à l’impulsion de leur courage. »
LXXXIII. Réponse d’Hector.
« Chère épouse, je partage tes pensées, je m’associe à tes alarmes ; mais que diraient les Troyens, que diraient les généreuses Troyennes, si comme un lâche je me tenais à l’écart pour éviter le combat ? Et d’ailleurs, mon cœur se révolte à cette idée : car j’ai appris à braver toujours les périls, à combattre au premier rang avec nos guerriers, pour soutenir la gloire éclatante de mon père et la mienne. Je le sais pourtant, et mon âme en éprouve, hélas ! le cruel pressentiment, un jour viendra qui verra tomber les murs sacrés d’Ilion, jour où doit périr Priam, et le peuple de ce roi belliqueux. Mais le malheur des Troyens, d’Hécube, de Priam, de mes frères, qui, malgré leur nombre et leur valeur, doivent mordre la poussière sous la main de nos ennemis, me préoccupe bien moins que ta destinée, lorsqu’un chef grec, aux armes étincelantes, t’entraînera toute en larmes et te ravira la liberté ! Captive dans la ville d’Argos, tu tourneras le fuseau sous les lois d’une maîtresse impérieuse, et abreuvée d’amertumes, tu iras puiser l’eau à la fontaine d’Hypérée ! sur toi s’appesantira la nécessité inexorable ! Puis, en te voyant verser des pleurs, un Grec dira sans doute : « Voilà l’épouse d’Hector, de ce guerrier qui par ses exploits s’élevait au-dessus des vaillants Troyens, quand on luttait autour d’Ilion ! » Telles seront ses paroles : et toi, tu sentiras ta douleur se renouveler et tu regretteras de nouveau cet époux qui aurait pu mettre un terme à ton esclavage. Mais puisse la terre amoncelée couvrir mes cendres, avant que j’entende tes cris douloureux, avant que je te voie arrachée de ton palais ! »
LXXXIV. Paroles de Tibérius Gracchus au sujet de la loi Agraire (133 av. J.-C.).
« Tibérius représentait à la multitude qui l’écoutait autour de la tribune, que les bêtes les plus sauvages avaient leurs gîtes et leurs tanières, tandis que des hommes, et des hommes tels que les soldats et les citoyens romains, étaient obligés à errer çà et là avec leurs femmes et leurs enfants, sans avoir aucun lieu où ils pussent se retirer, qu’il était bien injuste que tant de vaillants soldats combattissent avec tant de périls et de fatigues pour le luxe, les richesses et les superfluités de leurs concitoyens, qui n’avaient pas assez de discrétion pour leur vouloir départir une petite portion de terre dont ils pussent faire leur habitation ; que les généraux romains avaient grand tort, lorsqu’ils les animaient à combattre, de leur représenter qu’ils combattaient pour la conservation de leurs dieux domestiques et de la sépulture de leurs ancêtres, puisque pas un d’eux n’avait ni maisons, ni dieux domestiques, et qu’ils étaient dans l’ignorance totale du lieu qui couvrait les cendres de leurs pères. »
« On vous appelle, ajouta-t-il, les maîtres de la terre. Quels maîtres ! qui n’en possèdent pas un pouce dont ils puissent disposer un moment, et dont il leur soit permis de faire une hutte ! Et cela tandis que tant d’autres, sans fatigue et sans travail, jouissent, contre toute sorte de lois, d’une quantité prodigieuse de biens et d’héritages que la seule avarice et la cupidité leur ont procurés ! Est-ce là la république, et n’est-ce pas pour cette étrange inégalité que nos ancêtres n’ont pu souffrir les rois et la monarchie ? Croit-on que le seul nom de roi ait fait cette grande aversion de nos pères ? C’est bien plutôt cette disproportion de biens, immense et odieuse, que la faveur du prince répandait prodigalement sur quelques-uns, tandis que les autres égaux ou supérieurs en mérite et en services, restaient dans l’indigence et dans la disette. »
LXXXV. L’Évêque Flavien à Théodose.
L’empereur Théodose (an de J.-C. 387) avait imposé à la Syrie une contribution extraordinaire : une violente insurrection éclata. Le peuple alla même jusqu’à renverser les statues de l’empereur et les débris en furent traînés dans les rues de la ville d’Antioche. Bientôt, on passe de la fureur au repentir, et l’évêque Flavien est envoyé pour essayer d’apaiser la colère de Théodose. Il se présente devant lui, et d’une voix entrecoupée de sanglots, il s’exprime ainsi :
« Oui, prince, nous devons en faire l’aveu, vous avez toujours honoré Antioche d’un amour vraiment paternel. Aussi, nous déplorons l’aveuglement qui nous a rendus si ingrats envers notre bienfaiteur. Renversez de fond en comble notre ville, réduisez-la en cendres, faites-nous subir les plus cruelles disgrâces ; nous ne serons jamais assez punis. Déjà nous avons prévenu votre rigueur et nous nous sommes imposé un supplice plus cruel que mille morts. Quoi de plus accablant en effet, que de sentir tout le poids de notre ingratitude, que de ne plus oser regarder aucun des autres hommes, parce que la honte abaissant nos paupières nous oblige à fermer les yeux ? Nos citoyens, plongés dans l’humiliation la plus profonde, songent à l’affreux attentat qu’ils ont commis ; ils croient voir toute la terre s’élever contre leur crime avec plus de violence que le souverain même qu’ils ont outragé.
« Mais, si vous le voulez, grand Prince, vous pouvez guérir ces blessures et porter remède à ces maux. Imitez Dieu : lorsqu’il eut créé l’homme, qu’il l’eut placé dans le paradis terrestre, le démon jaloux parvint à faire déchoir Adam de sa dignité. Le Seigneur, loin d’abandonner sa créature, lui donna de nouvelles marques de son affection, pour humilier encore davantage un ennemi implacable. Agissez, prince, d’après cet exemple. Si vous détruisez notre ville, vous semblerez obéir aux inspirations des esprits impurs ; mais, si, calmant votre courroux, vous usez d’indulgence à notre égard, si vous nous conservez les dispositions bienveillantes dont vous étiez animé, vous déjouerez tous les projets perfides du démon, et à la place des statues périssables qui ont été renversées, vous vous en élèverez dans nos cœurs d’autres bien autrement durables, qui, consacrées par la reconnaissance, vous assureront une immortelle renommée de clémence. »
LXXXVI. Discours de la Vertu à Hercule.
Prodicus, sophiste d’Iulis, dans l’île de Céos (une des Cyclades), disciple de Protagoras, vivait vers l’an 430 av. J.-C. Il suppose dans son Apologue qu’Hercule, au sortir de l’enfance, eut une vision, dans laquelle, sous la figure de deux femmes, la Vertu et la Mollesse cherchaient à l’attirer vers elles. La première s’exprime ainsi :
« Et moi aussi, Hercule, je viens vers toi. Tes parents ne me sont pas inconnus ; dès ton enfance, j’ai étudié ton heureux naturel et j’en ai conçu les plus belles espérances. Si tu veux suivre la route qui conduit à moi, tu te signaleras par de grandes et nobles actions. Moi-même) je recevrai de ta gloire un nouvel éclat, qui me rendra plus respectable encore aux mortels vertueux. Aujourd’hui, tu n’entendras de ma bouche que la vérité. Tout ce qu’il y a de beau, d’honnête, les dieux ne l’accordent aux hommes qu’au prix du travail et de la persévérance. Veux-tu qu’ils te soient propices ? commence par les révérer. Veux-tu être chéri de tes amis ? enchaîne-les par des bienfaits. Qu’un pays t’honore ? rends-toi utile. Que la terre te donne ses fruits en abondance ? cultive-la. Si tu recherches la gloire des combats, si tu veux rendre tes amis à la liberté, asservir tes ennemis, prends les maîtres les plus habiles, et à leur école étudie l’art de la guerre.
Crois-moi, Hercule, suis mes conseils ; car rien de beau ne se fait sans moi, ni dans les cieux, ni sur la terre ; je reçois ici-bas et dans l’Olympe les hommages qui me sont dus. L’artisan laborieux me voit partager ses travaux ; je suis pour le père de famille la gardienne fidèle de sa maison, une protectrice pour le serviteur ; je travaille à la paix, je défends le guerrier et je m’associe aux cœurs unis par l’amitié. Ceux que j’aime n’ont pas besoin d’apprêts pour faire des repas agréables. Jeunes, ils ont le plaisir d’être loués par les vieillards ; vieux, ils sont respectés par la jeunesse. Ils se rappellent avec joie ce qu’ils ont fait autrefois, et s’acquittent sans se plaindre de ce qui leur reste à faire. Puis, quand le terme fatal est arrivé, ils ne sont pas condamnés à l’oubli ; leurs noms passent d’âge en âge jusqu’à la postérité la plus reculée. Ô toi, Hercule, issu d’une race de héros, réponds à son illustre origine : tu peux, grâce à de nobles travaux, acquérir le bonheur suprême. »
LXXXVII. Démosthène aux Athéniens.
Il les engage à veiller à la conservation de leur liberté et à songer que les citoyens d’une ville sont avant tout nés pour leur patrie et non pas seulement pour eux-mêmes :
« Permettez-moi de vous le dire encore, citoyens : jamais notre ville n’a préféré une sûreté honteuse à des périls qui pourraient procurer la gloire. Jamais non plus personne n’a pu persuader à la république d’Athènes de prendre le parti du plus fort, en n’agissant pas conformément à la justice, ni de vendre sa liberté pour obtenir son salut ; mais elle a toujours persisté à combattre pour la prééminence et à s’exposer aux dangers pour l’honneur. Ces principes vous paraissent si louables, si bien en rapport avec vos mœurs, que vous comblez d’éloges ceux de vos ancêtres qui les ont adoptés. Et ces éloges, vous les leur devez assurément. Qui n’admirerait en effet la vertu de ces grands hommes qui se décidèrent à quitter leur pays et leur cité pour monter sur des vaisseaux, afin de ne pas souscrire aux volontés d’un maître ? Thémistocle, auteur de ce conseil, fut élu général : Cyrsile, qui était d’avis de recevoir Xerxès, fut lapidé. Car autrefois les Athéniens ne cherchaient ni un orateur, ni un général qui leur procurât une paisible servitude ; ils auraient mieux aimé ne pas vivre que de perdre la liberté. Chacun ne se croyait pas né seulement pour ses parents et pour ses proches, mais pour la patrie avant tout. Quelle est donc la différence ? Celui qui pense être né uniquement pour sa famille, attend la mort naturelle qui est réglée d’avance par le destin : mais celui qui a la conviction d’être né surtout pour sa patrie, voudra mourir, plutôt que de la voir dans l’esclavage et la honte ; les outrages qu’il faut essuyer dans une ville asservie lui sembleront plus terribles que la mort même. »
LXXXVIII. Dialogue aux enfers entre Philippe et Alexandre.
PHILIPPE. Maintenant, Alexandre, tu ne saurais dire que tu n’es pas mon fils ; car si tu avais été celui d’Ammon, tu ne serais pas mort.
ALEXANDRE. Assurément, mon père, je n’ignorais pas que Philippe, fils d’Amyntas, était l’auteur de mes jours ; mais comme l’oracle était utile à mes desseins, j’en profitais.
PHILIPPE. Eh quoi ! tu regardais comme utile de te laisser duper par des devins ?
ALEXANDRE. Non : mais les Barbares avaient peur de moi ; ils croyaient avoir affaire à un Dieu.
PHILIPPE. Quels hommes as-tu vaincus, qui fussent dignes qu’on se mesurât avec eux ? Des lâches, toujours prêts à jeter leurs armes pour fuir plus vite. Triompher des Grecs, des Athéniens, de la cavalerie Thessalienne, des Thraces, des Illyriens, voilà de brillants exploits ! Mais les Perses, les Mèdes, les Chaldéens, peuples amollis et efféminés, sont-ce là des guerriers ?
ALEXANDRE. Pourtant, mon père, les Scythes, les Indiens avec leurs éléphants, ne sont pas des ennemis à dédaigner.
Et je les ai subjugués, sans semer entre eux la discorde, sans avoir recours à la trahison, aux faux serments, sans violer la foi jurée ! Et les Thébains ! vous savez comment je me suis vengé d’eux.
PHILIPPE. Oh ! je n’ignore pas tous ces détails ! J’en ai été instruit par ton ami Clitus, que tu as tué d’un coup de lance au milieu d’un festin, parce qu’il avait été assez téméraire pour élever mes talents militaires au-dessus des tiens.
Je ne te parle pas de la robe persique que tu avais adoptée, de la tiare que tu portais sur la tête, de ta prétention à te faire adorer par les Macédoniens, hommes libres.
ALEXANDRE. Mais enfin, mon père, vous ne louez donc pas mon intrépidité à braver le danger, mon courage à escalader le premier les remparts des Oxydraques, à recevoir tant de blessures !
PHILIPPE. Non. Sans doute il peut être quelquefois glorieux pour un roi d’affronter les périls dans l’intérêt de son armée : mais ici ta prétendue valeur n’était d’aucune utilité. Et si tu avais été emporté du champ de bataille, couvert de sang, gémissant comme un simple mortel, toi fils d’un Dieu, n’aurais-tu pas prêté à rire aux spectateurs ? D’ailleurs, tu t’abuses, quand tu prétends que l’oracle contribuait à tes victoires : tu perdais ainsi la plus grande partie de ta gloire ; car tes actions paraissaient toujours inférieures à celles qu’on pouvait attendre d’un Dieu. »
LXXXIX. Discours de Caton d’Utique à ses troupes. (47 environ av. J.-C.)
Traduction de la matière.
Après la défaite de Pharsale, Caton, au moment de pénétrer dans les sables stériles de la Libye, avec les débris de l’armée de Pompée, prononce le discours suivant :
« Ô vous, compagnons d’armes, dont la seule pensée, en suivant mes drapeaux, est de mourir libres et de ne pas courber la tête sous un joug honteux, préparez-vous à de grands efforts, à des travaux dignes de votre valeur. Nous allons entrer dans des plaines stériles, brûlées par le soleil, ou l’on rencontre à peine quelques sources d’eau, et qui sont infestées de serpents dont la piqûre donne la mort.
Voyage pénible assurément, entrepris pour soutenir les lois, inspiré par l’amour de la patrie expirante ! J’appelle à moi tous ceux qui ne songent pas à conserver la vie, tous ceux pour qui c’est assez de me suivre. Loin de moi l’idée de vous tromper et de dissimuler les alarmes et les périls dont nous sommes menacés. Je veux pour compagnons les guerriers dont le courage s’accroît dans les dangers, et qui regardent comme honorable, comme vraiment digne d’un Romain, d’endurer même les plus cruelles souffrances avec une noble résignation et sous mes yeux. Mais celui qui a besoin d’une garantie de salut, qui tient aux charmes de l’existence, peut aller chercher un maître par une route plus sûre et plus facile. Quant à moi, pourvu que le premier je foule aux pieds les sables brûlants du désert, je consens à braver les feux du soleil, la morsure des serpents venimeux, et à m’exposer aux périls qui nous attendent. Je suis décidé à partager toutes vos épreuves, en sorte qu’on ne puisse distinguer le chef des soldats. C’est dans les circonstances extrêmes que la patience triomphe : la gloire est plus précieuse, quand elle est chèrement achetée. Nous trouverons en Libye de quoi ébranler même les âmes les plus énergiques. »
XC. Jeanne d’Arc sur le bûcher.
Traduction de la matière.
Transportée à Rouen, Jeanne d’Arc monte sur le bûcher fatal. Là elle félicite ironiquement les Anglais de condamner à mort contre le droit et les lois des nations, une jeune fille faite prisonnière. Elle ajoute qu’ils voudraient en vain flétrir son nom par cet infâme supplice. — Elle leur présage que leurs affaires iront chaque jour en décadence, et conclut par une courte prière à Dieu.
« Eh bien ! dit-elle, êtes-vous à la fin de vos souhaits ? m’avez-vous enfin amenée à un endroit où vous pensez que je ne vous serai plus redoutable ? Lâches que vous êtes, qui avez eu peur d’une fille, et qui n’ayant pu être soldats, êtes devenus bourreaux. Impies et impitoyables, qui vous efforcez en vain de combattre contre Dieu, dites-moi, pensez-vous par votre tyrannie détourner les secrets de sa toute-puissance ? Ne restait-il plus pour comble à votre orgueil et à vos injustices, qui veulent, en dépit de la Providence divine, ravir la couronne de France au légitime héritier, que de faire mourir une innocente prisonnière de guerre par un supplice digne de votre cruauté ? Celui même qui m’a donné la force de vous châtier en tant de rencontres, de vous chasser de tant de villes, et de vous mener battant aussi facilement que j’ai mené autrefois un troupeau de moutons, m’a encore, par sa divine bonté, donné le courage de craindre aussi peu vos flammes que j’ai redouté vos épées. Vous ne me faites point injure, parce que je suis disposée à tout souffrir pour sa gloire ; mais votre crime s’élevant contre sa majesté, vous sentirez bientôt la pesanteur de sa justice dont je n’étais qu’un faible instrument. De mes cendres naîtront vos malheurs et la punition de vos crimes. Ne vous mettez pas dans l’esprit qu’avec moi la vengeance de Dieu soit étouffée ; ces flammes ne feront qu’allumer sa colère qui vous dévorera ; ma mort vous coûtera deux cent mille hommes, et quoique morte, je vous chasserai de Paris, de la Normandie, de la Guienne, où vous ne remettrez jamais le pied. Et après que vous aurez été battus en mille endroits et chassés de toute la France, vous n’emporterez avec vous en Angleterre que la colère divine, qui vous poursuivant sans relâche, remplira votre pays de beaucoup plus grandes calamités, meurtres et discordes, que votre tyrannie n’en a fait naître dans ce royaume ; et sachez que vos rois perdront le leur avec la vie, pour avoir voulu usurper celui d’autrui. C’est le Dieu des armées, protecteur des innocents et sévère vengeur des outrages, qui vous l’annonce par ma bouche. »
XCI. Numa refuse le trône.
Traduction de la matière.
Les députés envoyés par le Sénat se rendirent auprès de Numa, alors âgé de quarante ans, pour lui offrir le trône, après la mort de Romulus. Numa résista longtemps aux sollicitations des ambassadeurs et appuya son refus sur un certain nombre d’arguments. Il disait surtout qu’il ne pouvait se décider à quitter sa vie calme et solitaire, pour aller prendre le gouvernement d’une ville qui était née et qui avait grandi au sein de la guerre.
« Il est peu de changements dans la vie de l’homme qui ne présentent un avenir à craindre. Celui qui, par la modération de ses désirs, s’est mis au-dessus des besoins, et qui n’a point à se plaindre de sa fortune, commet au moins une imprudence, s’il sacrifie à des vues ambitieuses l’heureuse médiocrité de son état ; il abandonne un bonheur réel pour des espérances incertaines. La faute que je ferais en acceptant vos offres serait encore moins excusable, puisque je n’ai pas même devant les yeux ces espérances flatteuses dont l’illusion pourrait me séduire. Si d’un côté j’envisage la fin cruelle de Tatius, de l’autre, les soupçons injurieux qu’elle a jetés sur Romulus son collègue ; si ce même Romulus (du moins comme le dépose la voix publique) est tombé sous les coups des sénateurs, qui m’offrent aujourd’hui de le remplacer, trouverai-je dans cette grandeur suprême environnée de tant d’écueils, le prix de mes sacrifices ? Si ce héros, quoique d’une extraction divine, malgré les prodiges de sa naissance et de sa conservation, n’en a pas moins été la victime d’une lâche perfidie, sur quelle apparence attendrai-je une vie tranquille, où ce grand homme n’a trouvé que la mort ? mais quand je présumerais assez de la fortune pour me flatter de me dérober aux mêmes dangers, mes mœurs, mes inclinations, et ces faibles vertus qui m’ont fait connaître, ne sont-elles pas ce qui doit m’exclure du rang que vous me proposez ? J’ai passé ma vie dans la retraite et dans l’étude. Accoutumé à l’innocence des travaux champêtres, mes premières occupations sont d’honorer et de servir les dieux. Romulus vous a laissé beaucoup d’ennemis ; vous avez besoin pour vous défendre, d’un prince actif et belliqueux : que ferait parmi vous un homme pacifique, qui pourrait tout au plus vous inspirer quelques sentiments de modération et d’amour pour la justice ? »
Voir le même sujet dans Plutarque (Vie de Numa).
XCII. Artaban à Xerxès.
Traduction de la matière.
Xerxès vient de déclarer ses projets de guerre contre la Grèce : Artaban, oncle du roi, recommandable par son âge et sa prudence, cherche à le détourner de sa résolution.
Il lui démontre combien on doit avoir peu de confiance dans la puissance humaine, combien la fortune est incertaine et fragile. — Il lui rappelle ce qui est arrivé à Darius autrefois contre les Scythes, et récemment contre les Athéniens. L’expérience atteste que les hauteurs surtout sont frappées par la foudre du ciel.
« Grand roi, ce n’est qu’en entendant énoncer des avis contraires que l’on peut choisir le meilleur, et alors il faut le mettre en pratique ; mais l’opposition est absolument nécessaire, de même que l’or le plus pur se distingue facilement par le frottement contre un autre. J’avais aussi conseillé à mon frère Darius de ne pas porter la guerre chez les Scythes, peuplade nomade ; mais lui, espérant les soumettre aisément, n’écouta pas mon conseil, entreprit l’expédition et revint, après avoir perdu un grand nombre de braves guerriers. Pour toi, tu as l’intention de déclarer la guerre à un peuple bien supérieur aux Scythes et illustre par sa réputation sur terre et sur mer ; n’est-il pas juste que je te démontre ce qu’une pareille résolution peut présenter de dangereux ? Tu dis qu’en jetant un pont sur la mer d’Hellé tu conduiras ton armée en Grèce à travers l’Europe : mais les chances des combats peuvent nous être défavorables : car nous aurons affaire à des guerriers courageux. Les Athéniens seuls n’ont-ils pas détruit les nombreuses armées qui avaient envahi l’Attique avec Datis et Artapherne ? admettons qu’ils ne triomphent pas sur les deux éléments à la fois : on peut du moins craindre que, vainqueurs dans un combat naval, ils ne viennent avec leur flotte briser le pont que tu auras construit. Le passé peut nous instruire à cet égard. Quand ton père établit un pont sur l’Ister, les Scythes firent les plus vives instances auprès des Ioniens pour que ce pont fût coupé. Si le tyran de Milet, Histiée, ne s’y était opposé, c’en était fait du royaume des Perses. Ainsi, le salut du roi et de toute la Perse dépendit d’un seul homme !
« Ne va pas te jeter aveuglément et sans nécessité dans un tel péril, congédie le Conseil, pèse mûrement les choses avant de prendre une décision. Une sage délibération est un grand profit. En effet, même quand le succès ne répond pas aux espérances, on a du moins la conscience d’avoir bien réfléchi, et le défaut de réussite est imputable à la fortune seule. Le feu du ciel atteint de préférence les grands édifices et les arbres les plus élevés. La Divinité aime à frapper tout ce qui cherche à s’élever trop haut, et elle ne permet pas à un mortel de dépasser les bornes de l’humanité. La précipitation est la source des plus graves erreurs ; une sage lenteur procure de grands avantages, et quoiqu’ils ne soient pas évidents sur le moment même, on les reconnaît plus tard. Grand roi, ne dédaigne pas mes avertissements. »
XCIII. Pline le Jeune félicite Trajan d’avoir exilé les délateurs.
Traduction de la matière.
Il complimentera le prince qui a rendu la sécurité au genre humain. — Il représentera la foule des délateurs punis d’un supplice mérité, entassés dans des navires rassemblés à la hâte, abandonnés à la merci des tempêtes, pour être jetés sur des îles et des côtes inhabitées. — Ils sont chassés de leurs foyers, eux qui avaient fait exiler des innocents : ils tremblent d’effroi, eux qui semaient partout la terreur. — Enfin renaît la confiance, et la société humaine n’est plus en proie à des craintes mutuelles.
« César, bien que par le concours de votre fortune et de votre magnificence vous ayez souvent présenté à nos yeux d’admirables spectacles, vous ne nous avez jamais rien offert de plus agréable, rien de plus digne de votre siècle, que la vue de ces délateurs forcés de se montrer dans l’amphithéâtre, à découvert et la tête renversée en arrière. Nous reconnaissions leurs traits, nous étions heureux de les voir, victimes expiatoires des calamités publiques, marcher sur le sang des criminels à des supplices plus lents, plus cruels que la mort. Jetés sur des bâtiments réunis à la hâte, ils ont été livrés à la merci des tempêtes. « Qu’ils partent, disait-on, qu’ils fuient des terres désolées par leurs calomnies ! si les flots et les orages poussent l’un d’eux vers des rochers ou vers des côtes inhabitées, qu’il languisse là sur des écueils déserts, sur des rivages inhospitaliers ! Qu’il y traîne une existence pénible, abreuvée d’inquiétudes ! qu’il pleure, en voyant le genre humain jouissant désormais de la sécurité ! »
« Spectacle à jamais mémorable ! Une flotte chargée de délateurs est abandonnée à la fureur des vents ! Contrainte de déployer ses voiles aux tempêtes, elle doit aller se briser sur les récifs où les eaux irritées la jetteront. Quel plaisir de regarder ces navires dispersés dès la sortie du port, et de rendre grâces au prince qui sut concilier la justice avec la clémence, en confiant aux dieux de la mer la vengeance de la terre et des hommes ! Alors, on connut parfaitement ce que peut la différence des temps. Les scélérats sont maintenant enchaînés sur ces mêmes rochers où tant de gens de bien étaient relégués autrefois, et les îles qui n’avaient jamais été peuplées que de sénateurs injustement exilés, ne sont plus remplies que de délateurs. Et vous ne nous avez pas seulement délivrés de ce fléau pour le moment présent ; vous en avez encore affranchi tous les siècles, en enveloppant, pour ainsi dire, les coupables dans un réseau de châtiments ! »
XCIV. Septime Sévère à son armée d’Illyrie et aux Prétoriens.
Traduction de la matière.
Élevé à l’empire par les légions d’Illyrie, Sévère, avant d’entrer à Rome, convoque les cohortes des prétoriens désarmés, et les dissout, après les avoir fait investir par ses troupes.
Il commence par louer le courage de ses légions et leur fidélité à la discipline militaire ; il ne doute pas de leur constance à rester toujours animées des mêmes dispositions.
Puis s’adressant aux Prétoriens, il leur reproche leur insolence, des révoltes continuelles, le meurtre de Pertinax, la majesté de l’empire romain avilie, vendue à l’encan. Telles sont les victoires par lesquelles ils se sont distingués ! — Il conclut en déclarant que les cohortes prétoriennes n’existent plus.
« Après avoir complimenté ses légions, Septime Sévère se tourne du côté des Prétoriens d’un air menaçant et les apostrophe en ces termes : « Vous êtes enveloppés par mes soldats ; je vous tiens en mon pouvoir, comme des victimes dont je puis disposer. S’il fallait vous infliger la punition que vous méritez, il n’existe pas de supplice qui soit proportionné à l’énormité de vos crimes. Vous avez attenté aux jours du vieillard le plus respectable, d’un excellent empereur dont la vie vous était confiée et que vous auriez dû défendre aux dépens même de la vôtre. Vous avez vendu sans pudeur, comme un bien qui vous appartenait, ou comme l’héritage d’un simple particulier, cet empire entouré de tant de gloire, cet empire que nos ancêtres obtenaient grâce à une vertu supérieure ou à une naissance illustre ; et celui même que vous aviez placé sur le trône, celui que vous deviez protéger, vous l’avez abandonné, trahi lâchement. Non, mille morts ne pourraient expier les forfaits dont vous êtes coupables ! Vous voyez quels châtiments légitimes devraient s’appesantir sur vous. Eh bien ! moi, je ne répandrai pas votre sang, je ne souillerai pas mes mains comme vous avez souillé les vôtres. Mais puisque la justice s’oppose à ce que vous soyez chargés désormais de veiller sur votre prince, vous qui avez violé vos serments et assassiné un empereur dont la tête était sacrée, ma clémence vous laissera la vie sauve. Seulement, j’ordonne à mes soldats de vous enlever vos habits de guerre et de vous arracher toutes les décorations que vous portez. Quant à vous, je vous donne l’ordre de vous éloigner de Rome, je vous défends d’en approcher de plus près que la centième borne milliaire, et si l’un de vous est assez hardi pour me désobéir, il lui en coûtera la vie. »
XCV. Philoctète dit adieu à son île de Lemnos.
Traduction de la matière.
Philoctète obéissant aux ◀ordres▶ d’Hercule, adresse ses adieux à son île de Lemnos, au moment de partir pour Troie.
Hercule vient de déclarer à Philoctète les volontés de Jupiter, il l’engage à se rendre sous les murs de Troie, où il trouvera la guérison du mal cruel qui le tourmente, et où sa valeur l’élèvera au premier rang parmi les Grecs.
Philoctète, vaincu par les conseils de son ami, finit par s’écrier : « Ô toi, dont la voix si désirée a frappé mon oreille, toi que je revois après tant d’années, je ne désobéirai pas à tes ◀ordres▶. Ne tardons plus, Néoptolème ; mais avant de partir, qu’il me soit permis d’adresser à cette terre un dernier salut. Adieu, rocher qui me servis d’asile ; adieu, Nymphes habitantes de ces humides prairies ! Et vous, flots qui vous brisez avec fracas sur le rivage, toi promontoire, où souvent ma tête abritée fut mouillée par le vent du midi, où l’écho répondit tant de fois à mes cris de douleur, adieu ! adieu, sources sacrées, eaux limpides, je vous quitte, vous que j’avais cru ne devoir jamais quitter ! adieu, campagne de Lemnos, que la mer baigne de tous côtés. Puisse un souffle favorable me conduire vers les lieux où m’appellent une impérieuse destinée, le vœu de mes amis, et la volonté d’un Dieu puissant à qui rien ne saurait résister et qui a réglé la marche de tous ces événements !
« Partons donc tous ensemble, après avoir prié les Nymphes de la mer de nous accorder une heureuse navigation ! »
XCVI. Eustache de Saint-Pierre à ses concitoyens.
Traduction de la matière.
Cet homme de cœur (Eustache de Saint-Pierre) ranime le courage de ses concitoyens désespérés, en leur rappelant avec quelle fermeté ils ont repoussé, pendant une année entière, les attaques des assiégeants. Lui-même se dévouera le premier, et sera un des six habitants de Calais, que le roi d’Angleterre, Édouard III, demande qu’on lui livre la tête et les pieds nus, et la corde au cou.
Après la bataille de Crécy, perdue par Philippe VI, en 1346, le roi d’Angleterre, Édouard III, vint mettre le siège devant Calais. La ville se défendit courageusement ; mais réduite enfin par la famine, elle se vit obligée de capituler. Le vainqueur exigea que six des plus notables bourgeois vinssent dans son camp lui apporter les clefs de la ville et se livrer à sa merci. À cette nouvelle, les pleurs coulèrent de tous les yeux, les gémissements retentirent de toutes parts. Alors se leva dans l’assemblée le plus riche bourgeois de Calais, et il s’exprima en ces termes :
« Non, non, il ne faut pas perdre tant de milliers de personnes par un désespoir ; nous serions bien plus coupables d’en faire mourir cinquante mille de langueur et de faim, que d’en livrer seulement six dont la mort ne saurait être imputée qu’à la cruauté de notre ennemi. Mais si vous me demandez quels seront les six hommes qui voudront avoir la gloire de mourir pour leur patrie, je fournirai le premier : moi, je serai l’un de ceux-là ; et si, par les tourments les plus cruels, Édouard voulait compenser sur moi la mort des cinq autres, je ne souffrirais pas seulement la corde, mais la roue, les tenailles et le feu. En une si belle occasion, la mort n’est pas un supplice, c’est un honneur immortel que tous les gens de cœur doivent briguer pour la récompense de leurs belles actions. Eh bien ! mes amis, n’y a-t-il point parmi tant de braves gens qui l’ont si souvent affrontée, encore cinq hommes qui la veuillent venir défier avec moi ? Je parle aux plus généreux ; comme leur courage et leur résistance a mis cette multitude d’innocents au péril où elle est à cette heure, c’est aussi à leur courage et à leur constance de la sauver. »
XCVII. Imprécations d’Annibal contre les Romains.
Traduction de la matière.
Annibal sur le point d’être livré par Prusias, roi de Bithynie, à Flamininus, ambassadeur des Romains, entendant les ennemis s’approcher et sachant que toutes les issues lui sont fermées, avale le poison et il se répand en violentes imprécations contre Rome qui lui est odieuse et contre le roi qui trahit les devoirs de l’hospitalité.
Depuis qu’il était retiré à la cour de Prusias, Annibal avait prédit le sort qui l’attendait, connaissant la haine implacable des Romains et n’ayant d’ailleurs aucune confiance dans la parole des rois. Aussi, pour se prémunir contre les dangers qui le menaçaient, il avait fait pratiquer dans la maison qu’il habitait sept issues, pour se ménager un moyen d’évasion. Mais il n’est pas de secret que ne pénètre l’œil d’un souverain, quand il est intéressé à le connaître ; et la maison fut si bien entourée de sentinelles, que la fuite était impossible. Annibal, dès qu’il apprend que les gardes du roi paraissent dans le vestibule, veut s’échapper par une porte de derrière, qu’il pensait être à l’abri de tous les regards. Mais la trouvant surveillée et occupée par des soldats, aussi bien que les autres issues qu’il s’était préparées, il demanda le poison qu’il avait toujours à sa disposition, comme dernière ressource. « Délivrons, s’écrie-t-il, de ses éternelles inquiétudes le peuple romain, puisqu’il n’a pas la patience d’attendre la mort d’un vieillard. Certes" Flamininus ne pourra se féliciter de la victoire qu’il remporte sur un ennemi trahi et désarmé ! Ce jour seul prouvera combien les mœurs des Romains ont dégénéré. Autrefois leurs pères avertirent Pyrrhus, dont les armées avaient envahi l’Italie, de se tenir en garde contre le poison ; aujourd’hui, ils envoient à Prusias un ambassadeur, personnage consulaire, pour lui conseiller de violer par un lâche assassinat les droits de l’hospitalité ! »
Ensuite, après avoir dévoué aux dieux infernaux et la personne et le trône de Prusias, après avoir appelé sur la tête de ce prince le courroux des dieux hospitaliers, témoins de cette infâme trahison, il avala le poison. Telle fut la fin d’Annibal.
XCVIII. Lettre de Columelle à un de ses amis.
Traduction de la matière.
Il languit abandonné maintenant, cet art vraiment romain, que ne dédaignaient pas de cultiver les Fabricius, les Cincinnatus et tant d’autres citoyens distingués. — Tous les pères de famille ont laissé de côté la faux et la charrue ; leurs mains sont occupées non plus aux travaux des champs, mais aux applaudissements prodigués dans les cirques et dans les théâtres. — On fait venir le blé des provinces d’outre-mer, pour que Rome ne souffre pas de la famine.
« Quand je songe, mon ami, combien la pratique de l’agriculture est tombée en décadence, je crains en vérité que les hommes libres ne la regardent comme une honte, comme un déshonneur. Mais en réfléchissant à la considération dont elle était entourée autrefois, en me rappelant avec quelle ardeur la cultivèrent Q. Cincinnatus, arraché à sa charrue pour être revêtu de la dictature, et Fabricius, qui chassa Pyrrhus de l’Italie, et Curius Dentatus, le vainqueur des Sabins ; en voyant que tant d’autres généraux illustres parmi les Romains, se sont toujours imposé le double devoir de défendre et de cultiver les terres de la patrie, je comprends que cette noble et ancienne coutume, que cette vie mâle et austère ont été délaissées à cause de notre amour du luxe et de notre délicatesse. Aujourd’hui, les pères de famille sont venus se fixer dans l’intérieur des villes ; ils ont abandonné les instruments de labourage ; leurs mains ne se fatiguent plus à récolter les moissons, à soigner les vignes, mais elles s’occupent à applaudir les histrions dans les théâtres. Le bonheur consiste maintenant à ne voir ni le lever, ni le coucher du soleil.
Les jeunes gens sont plongés dans la paresse, dans l’oisiveté ; leurs corps s’amollissent et sont en proie aux maladies. Au sein du Latium et de cette terre de Saturne, où les dieux avaient enseigné aux hommes l’art d’ensemencer les champs, nous faisons des marchés pour recevoir du blé des provinces d’outre-mer, afin que Rome ne soit pas affamée ; nous achetons les vendanges des Cyclades, de la Bétique, de la Gaule ! Peut-on s’en étonner, quand on voit s’affermir tous les jours ce fatal préjugé qui regarde l’agriculture comme une chose vile, comme un art qui n’a pas besoin des leçons d’un maître ! »
XCIX. Marc-Antoine au peuple Romain.
Traduction de la matière.
Marc-Antoine, devant le peuple assemblé, élève jusqu’au ciel la gloire militaire de Jules César. — « Les hauts faits de tous les généraux de Rome, ceux des souverains les plus célèbres, ne peuvent être comparés aux exploits de César, si l’on considère la grandeur des intérêts, le nombre des combats, la variété des pays, la rapidité de l’exécution. »
[Phrase traduite du Pro-Marcello.]
« Croyez-moi, Romains : il n’est pas de génie assez fécond, pas d’éloquence assez riche, pas d’histoire assez puissante, pour être capable, je ne dirai pas d’embellir, mais seulement de raconter les actions guerrières de J. César, que nous pleurons tous. Une vérité dont je me plais à occuper ma pensée, c’est que les hauts faits des généraux de Rome, des nations étrangères, des peuples les plus remarquables, des monarques les plus fameux, ne sauraient être comparés avec ceux de notre grand capitaine, soit que l’on examine l’importance des intérêts, ou le nombre des combats, ou la variété des pays, ou la rapidité de l’exécution, ou la diversité des guerres ; c’est que jamais un voyageur n’a traversé avec plus de célérité des régions séparées par des distances considérables, que César ne les a parcourues, traînant partout la victoire à sa suite. N’a-t-il pas dompté des nations barbares, innombrables, répandues sur une immense étendue de terrain et dont les ressources en tout genre étaient inépuisables ? Aussi, ces nobles actions guerrières seront à jamais célébrées dans nos annales et dans l’histoire de toutes les nations du monde, et les générations futures répéteront à l’envi des louanges méritées !. Pourtant, César a fait plus encore, Romains : les succès militaires peuvent avoir leurs détracteurs : la fortune peut en réclamer sa part ; les soldats eux-mêmes y sont associés ; mais la gloire acquise par la clémence envers les vaincus appartient tout entière au héros ; ni le centurion, ni le tribun n’ont le droit d’arracher un seul laurier à une si belle couronne ! »
C. Marius à Minturnes (Environ 85 av. J.-C.).
Traduction de la matière.
Ayant reçu l’◀ordre d’aller tuer Marius enfermé à Minturnes dans une maison particulière, un esclave public, Cimbre de nation, tenant son glaive nu, n’ose attenter aux jours de Marius vieux, désarmé, couvert de vêtements déchirés ; il s’enfuit, comme ébloui par la majesté qui semble rayonner autour du prisonnier.
Marius avait brigué en vain le commandement de la guerre contre Mithridate : il se vit obligé de quitter en toute hâte Rome où dominait Sylla. Après avoir erré longtemps sur les côtes de l’Italie, il se réfugia dans les marais de Minturnes, ville de Campanie. Mais les cavaliers envoyés à sa poursuite, le découvrirent et le retirèrent de l’eau, presque nu et tout couvert de fange. Conduit à Minturnes, Marius fut remis entre les mains des magistrats qui, avant de mettre à exécution l’édit de proscription lancé contre le fugitif, voulurent en délibérer. En attendant, il fut enfermé dans une maison particulière.
Après une très longue délibération, les décurions de Minturnes résolurent de se conformer au décret et de faire périr Marius ; mais il ne se trouva pas un citoyen qui voulût se charger de cette mission. Enfin un cavalier Gaulois ou Cimbre, se présenta, et l’épée à la main, entra dans la chambre où reposait Marius. Une faible lumière y pénétrait à peine, et l’esclave crut voir des traits de flamme s’élancer des yeux de Marius ; puis, du fond des ténèbres, il entendit soudain sortir une voix terrible qui lui dit : « Soldat, oseras-tu bien tuer C. Marius ? »
À ces mots, le barbare prend la fuite ; jetant son glaive, il se précipite dans la rue, tout hors de lui et en criant : « Non, non, je ne puis tuer C. Marius. »
Bientôt la compassion et le repentir s’emparent de tous les cœurs. Les magistrats se reprochaient leur ingratitude envers un homme qui avait été le sauveur de l’Italie, et qui maintenant méritait d’obtenir du secours. « Qu’il parte, disaient-ils, qu’il aille errer où bon lui semblera et accomplir sa destinée ! Quant à nous, prions les dieux de ne pas faire tomber leur colère sur nos têtes, parce que nous rejetons de notre ville Marius nu et privé de toute ressource. »
De Minturnes, on sait que Marius passa en Afrique, et c’est là qu’on le vit assis sur les ruines de Carthage ! — Après tant de disgrâces, il n’en fut pas moins élu consul pour la septième fois !