Fénelon
1651-1715
[Notice]
« Sa physionomie, dit Saint-Simon, rassemblait tout ; les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur : ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. »
Égal à tous les emplois, signalé à Louis XIV par son Traité de l’éducation des jeunes filles (1687), chef-d’œuvre de raison délicate, et par les éminentes qualités qu’il avait déployées dans une mission en Poitou, l’abbé de Fénelon fut nommé en 1689 précepteur du duc de Bourgogne.
Il excellait dans l’art de façonner les esprits et les caractères. Ce jeune prince, si fougueux, si hautain, si rebelle, devint entre ses mains pieux, humain, charitable, attentif à tous ses devoirs : ce fut le miracle d’une habileté qui alliait la tendresse à l’autorité, la complaisance à l’énergie, la patience à la souplesse. C’est pour son royal élève qu’il composa ces fables ingénieuses qui se soutiennent dans le voisinage de La Fontaine ; ces Dialogues des morts où l’histoire est morale sans nous ennuyer ; enfin le Télémaque, ce roman où un paganisme épuré se mêle à un christianisme embelli de toutes les grâces de la mythologie. Les deux muses y sont réconciliées par un cœur religieux et nourri de la parole homérique, par un génie indépendant qui transforme ses réminiscences, détourne les sources grecques et les accommode à de nouvelles rives. Cet ouvrage est-il le rêve d’un utopiste et d’un poëte, ou le vœu d’un philosophe et d’un sage ? Est-ce un pamphlet ou le jeu d’une imagination tendre et subtile qu’inspire la passion du beau et du bien ? Toutes les nuances s’accordent avec un art prodigieux dans cette épopée en prose, dont le style nous enchante par sa dextérité, sa souplesse et son élégante harmonie.
L’Académie lui donna le fauteuil de Pellisson en 1693. Ses Dialogues sur l’éloquence sont d’un maître qui enseigne avec l’autorité de son expérience et de ses exemples. Sa lettre sur les occupations de l’ Académie révèle le critique supérieur, l’admirateur enthousiaste mais impartial de l’antiquité, et l’artiste délicat qui se montre aussi fidèle à la tradition qu’hospitalier pour les idées nouvelles. On sait que tombé dans la disgrâce par suite de la publication clandestine de Télémaque, l’archevêque de Cambrai édifia son diocèse par l’ardeur de sa charité, et mourut adoré comme un saint.
Son nom ne peut être isolé du souvenir de Bossuet. S’il n’a point son ascendant souverain, la sûreté de son bon sens décisif, sa mesure, son équilibre parfait, il est peut-être plus voisin de nous par les inquiétudes d’un esprit curieux de tout ce qui pouvait contribuer au bien des peuples et aux progrès des esprits. Toutefois, son imagination subtile lui tendit quelques piéges. Dans la question du quiétisme, il alarma un instant la haute raison de Bossuet ; mais, après une controverse courtoise, il fit sa soumission avec humilité. Ses Lettres spirituelles, fines, délicates, charmantes, inspirent une piété douce, commode, simple, exacte, ferme et gaie tout ensemble. C’est une âme aimable et insinuante ; son esprit est attique : il dit vite et court, son style glisse et coule. Il est de la famille de Racine.
Conseils à son neveu contre la mollesse
Ce que vous avez le plus à craindre, monsieur, c’est la mollesse et l’amusement. Ces deux défauts sont capables de jeter dans le plus affreux désordre les personnes même les plus résolues à pratiquer la vertu, et les plus remplies d’horreur pour le vice. La mollesse est une langueur de l’âme qui l’engourdit, et qui lui ôte toute vie pour le bien ; mais c’est une langueur traîtresse qui la passionne secrètement pour le mal, et qui cache sous la cendre un feu toujours prêt à tout embraser. Sitôt qu’on l’écoute et qu’on marchande avec elle, tout est perdu. Elle fait même autant de mal selon le monde que selon Dieu. Un homme mou et amusé ne peut jamais être qu’un pauvre homme1 ; et s’il se trouve dans de grandes places, il n’y sera que pour se déshonorer. La mollesse ôte à l’homme tout ce qui peut faire les qualités éclatantes. Un homme mou n’est pas un homme ; c’est une demi-femme. L’amour de ses commodités l’entraîne toujours malgré ses plus grands intérêts. Il ne saurait cultiver ses talents, ni acquérir les connaissances nécessaires de sa profession, ni s’assujettir de suite au travail dans les fonctions pénibles, ni se contraindre longtemps pour s’accommoder au goût et à l’humeur d’autrui, ni s’appliquer courageusement à se corriger.
C’est le paresseux de l’Écriture, qui veut et ne veut pas ; qui veut de loin ce qu’il faut vouloir, mais à qui les mains tombent de langueur dès qu’il regarde le travail de près. Que faire d’un tel homme ? il n’est bon à rien. Les affaires l’ennuient, la lecture sérieuse le fatigue, le service d’armée trouble ses plaisirs, l’assiduité même de la cour le gêne. Il faudrait lui faire passer sa vie sur un lit de repos. Travaille-t-il, les moments lui paraissent des heures ; s’amuse-t-il, les heures ne lui paraissent plus que des moments. Tout son temps lui échappe, il ne sait ce qu’il en fait ; il le laisse couler comme l’eau sous les ponts1. Demandez-lui ce qu’il a fait de sa matinée : il n’en sait rien, car il a vécu sans songer s’il vivait ; il a dormi le plus tard qu’il a pu, s’est habillé fort lentement, a parlé au premier venu, a fait plusieurs tours dans sa chambre, a entendu nonchalamment la messe. Le dîner est venu ; l’après-dînée se passera comme le matin, et toute la vie comme cette journée. Encore une fois, un tel homme n’est bon à rien. Il ne faudrait que de l’orgueil pour ne se pouvoir supporter soi-même dans un état si indigne d’un homme. Le seul honneur du monde suffit pour faire crever l’orgueil de dépit et de rage, quand on se voit si imbécile2.
Un tel homme non-seulement sera incapable de tout bien, mais il tombera peu à peu dans les plus grands maux. Le plaisir le trahira. Ce n’est pas pour rien que la chair veut être flattée. Après avoir paru indolente et insensible, elle passera tout d’un coup à être furieuse et brutale ; on n’apercevra ce feu que quand il ne sera plus temps de l’étouffer.
Il faut même craindre que vos sentiments de religion, se mêlant avec votre mollesse, ne vous engagent peu à peu dans une vie sérieuse et particulière qui aura quelques dehors réguliers, et qui, dans le fond, n’aura rien de solide3. Vous compterez pour beaucoup de vous éloigner des compagnies folles de la jeunesse, et vous n’apercevrez pas que la religion ne sera que votre prétexte pour les fuir ; c’est que vous vous trouverez gêné avec eux ; c’est que vous ne serez pas à la mode parmi eux ; c’est que vous n’aurez pas les manières enjouées et étourdies qu’ils cherchent. Tout cela vous enfoncera par votre propre goût dans une vie plus sérieuse et plus sombre : mais craignez que ce ne soit un sérieux aussi vide et aussi dangereux que leurs folies gaies. Un sérieux mou, où les passions règnent tristement, fait une vie obscure, lâche, corrompue, dont le monde même, tout monde qu’il est, ne peut s’empêcher d’avoir horreur. Ainsi, peu à peu, vous quitteriez le monde, non pour Dieu, mais pour vos passions, ou du moins pour une vie indolente qui ne serait guère moins contraire à Dieu, et qui serait plus méprisable, selon le monde, que les passions même les plus dépravées. Vous ne quitteriez les grandes prétentions que pour vous entêter de colifichets et de petits amusements dont on doit rougir dès qu’on est sorti de l’enfance.
L’éloquence
Il ne faut pas faire à l’Éloquence1 le tort de penser qu’elle n’est qu’un art frivole, dont un déclamateur se sert pour imposer à la faible imagination de la multitude, et pour trafiquer de la parole. C’est un art très-sérieux, qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques, à rendre les hommes bons et heureux2. Plus un déclamateur ferait d’efforts pour m’éblouir par les prestiges de son discours, plus je me révolterais contre sa vanité. Son empressement pour faire admirer son esprit me paraîtrait le rendre indigne de toute admiration. Je cherche un homme sérieux, qui me parle pour moi et non pour lui, qui veuille mon salut et non sa vaine gloire. L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu3. Rien n’est plus méprisable qu’un parleur de métier, qui fait de ses paroles ce qu’un charlatan fait de ses remèdes.
Je prends pour juges de cette question les païens mêmes. Platon ne permet dans sa République aucune musique avec les tons efféminés des Lydiens. Les Lacédémoniens excluaient de la leur tous les instruments trop composés qui pouvaient amollir les cœurs. L’harmonie qui ne va qu’à flatter l’oreille n’est qu’un amusement de gens faibles et oisifs ; elle est indigne d’une république bien policée. Elle n’est bonne qu’autant que les sons y conviennent au sens des paroles, et que les paroles y inspirent des sentiments vertueux. La Peinture, la Sculpture et les autres beaux-arts doivent avoir le même but1. L’Éloquence doit, sans doute, entrer dans le même dessein. Le plaisir n’y doit être mêlé que pour faire le contre-poids des mauvaises passions, et pour rendre la vertu aimable.
Je voudrais qu’un orateur se préparât longtemps en général pour acquérir un fonds de connaissances, et pour se rendre capable de faire de bons ouvrages. Je voudrais que cette préparation générale le mît en état de se préparer moins pour chaque discours particulier. Je voudrais qu’il fût naturellement très-sensé, et qu’il ramenât tout au bon sens ; qu’il fît de solides études ; qu’il s’exerçât à raisonner avec justesse et exactitude. Je voudrais qu’il se défiât de son imagination, pour ne se laisser jamais dominer par elle, et qu’il fondât chaque discours sur un principe indubitable, dont il tirerait les conséquences naturelles.
D’ordinaire un déclamateur fleuri ne connaît point les principes d’une saine philosophie. Il ne veut que des phrases brillantes et que des tours ingénieux. Ce qui lui manque le plus est le fond des choses2. Il sait parler avec grâce, sans savoir ce qu’il faut dire. Il énerve les plus grandes vérités par un tour vain et trop orné.
Au contraire, le véritable orateur n’orne son discours que de vérités lumineuses, que de
sentiments nobles, que d’expressions fortes et proportionnées à ce qu’il tâche d’inspirer. Il
pense, il sent3, et la parole suit.
Il ne dépend point
des paroles
, dit S. Augustin,
mais les paroles dépendent de lui
1. Un
homme qui a l’âme forte et grande, avec quelque facilité naturelle de parler, et un long
exercice, ne doit jamais craindre que les termes lui manquent. Ses moindres discours auront
des traits originaux, que les déclamateurs fleuris ne pourront jamais imiter. Il n’est point
esclave des mots ; il va droit à la vérité. Il sait que la passion est comme l’âme de la
parole. Il remonte d’abord au premier principe sur la matière qu’il veut débrouiller. Il met
ce principe dans son vrai point de vue ; il le tourne et le retourne, pour y accoutumer ses
auditeurs les moins pénétrants. Il descend jusqu’aux dernières conséquences par un
enchaînement court et sensible. Chaque vérité est mise en sa place par rapport au tout. Elle
prépare, elle amène, elle appuie une autre vérité, qui a besoin de son secours. Cet
arrangement sert à éviter les répétitions qu’on peut épargner au lecteur ; mais il ne
retranche aucune des répétitions par lesquelles il est essentiel de ramener souvent
l’auditeur au point qui décide lui seul de tout.
Il faut lui montrer souvent la conclusion dans le principe. De ce principe, comme du centre, se répand la lumière sur toutes les parties de cet ouvrage, de même qu’un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d’un seul endroit il distribue à chaque objet son degré de lumière. Tout le discours est un ; il se réduit à une seule proposition mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu’on voit d’un seul coup d’œil l’ouvrage entier, comme on voit de la place publique d’une ville toutes les rues et toutes les portes, quand toutes les rues sont droites, égales et en symétrie2. Le discours est la proposition développée ; la proposition est le discours en abrégé. Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre n’a encore rien vu au grand jour ; il n’a vu que des ombres dans la caverne de Platon1. Que dirait-on d’un architecte qui ne sentirait aucune différence entre un grand palais, dont tous les bâtiments seraient proportionnés pour former un tout dans le même dessein, et un amas confus de petits édifices qui ne feraient point un vrai tout, quoiqu’ils fussent les uns après les autres ? Quelle comparaison entre le Colisée et une multitude confuse de maisons irrégulières d’une ville ? Un ouvrage n’a une véritable unité que quand on ne peut en rien ôter sans couper dans le vif. Il n’a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout. Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière : il n’a qu’un goût imparfait, et qu’un demi-génie. L’ordre est ce qu’il y a de plus rare dans les opérations de l’esprit. Quand l’ordre, la justesse, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré, et tout embrassé, pour savoir la place précise de chaque mot2. C’est ce qu’un déclamateur livré à son imagination et sans science ne peut discerner.
Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron3. Je proteste que personne n’admire Cicéron plus que je fais. Il embellit tout ce qu’il touche ; il fait honneur à la parole ; il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire ; il a je ne sais combien de sortes d’esprit. Il est même court et véhément toutes les fois qu’il veut l’être, contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine : mais on remarque quelque parure dans son discours ; l’art y est merveilleux, mais on l’entrevoit ; l’orateur, en pensant au salut de la République, ne s’oublie pas, et ne se laisse point oublier. Démosthène paraît sortir de soi, et ne voir que la patrie. Il ne cherche point le beau ; il le fait sans y penser. Il est au-dessus de l’admiration. Il se sert de la parole, comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. Il tonne, il foudroie ; c’est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer, parce qu’on est saisi. On pense aux choses qu’il dit, et non à ses paroles. On le perd de vue : on n’est occupé que de Philippe qui envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs ; mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de Démosthène1.
La simplicité en poésie
Un homme qui pense beaucoup veut beaucoup dire ; il ne peut se résoudre à rien perdre ; il sent le prix de tout ce qu’il a trouvé, il fait de grands efforts pour renfermer tout dans les bornes étroites d’un vers. On veut même trop de délicatesse : elle dégénère en subtilité2. On veut trop éblouir et surprendre, on veut avoir plus d’esprit que son lecteur, et le lui faire sentir, pour lui enlever son admiration ; au lieu qu’il faudrait n’en avoir jamais plus que lui, et lui en donner même, sans paraître en avoir. On ne se contente pas de la simple raison, des grâces naïves, du sentiment le plus vif, qui font la perfection réelle ; on va un peu au delà du but par amour-propre. On ne sait pas être sobre dans la recherche du beau ; on ignore l’art de s’arrêter tout court en deçà des ornements ambitieux. Le mieux auquel on aspire fait qu’on gâte le bien, dit un proverbe italien1. On tombe dans le défaut de répandre un peu trop de sel, et de vouloir donner un goût trop relevé à ce qu’on assaisonne2. On fait comme ceux qui chargent une étoffe de trop de broderie. Le goût exquis craint le trop en tout, sans en excepter l’esprit même. L’esprit lasse beaucoup, dès qu’on l’affecte et qu’on le prodigue. C’est en avoir de reste que d’en savoir retrancher pour s’accommoder à celui de la multitude et pour lui aplanir le chemin. Les poëtes qui ont le plus d’essor de génie, d’étendue de pensées, et de fécondité, sont ceux qui doivent le plus craindre cet écueil de l’excès d’esprit. C’est, dira-t-on, un beau défaut ; c’est un défaut rare ; c’est un défaut merveilleux : J’en conviens ; mais c’est un vrai défaut, et l’un des plus difficiles à corriger.
On gagne beaucoup en perdant tous les ornements superflus, pour se borner aux beautés simples, claires, et négligées en apparence1. Pour la poésie, comme pour l’architecture, il faut que tous les morceaux nécessaires se tournent en ornements naturels. Mais tout ornement qui n’est qu’ornement est de trop ; retranchez-le, il ne manque rien ; il n’y a que la vanité qui en souffre. Un auteur qui a trop d’esprit, et qui en veut toujours avoir, lasse et épuise le mien. Je n’en veux point avoir tant ; s’il en montrait moins, il me laisserait respirer, et me ferait plus de plaisir. Il me tient trop tendu ; la lecture de ses vers me devient une étude. Tant d’éclairs m’éblouissent : je cherche une lumière douce, qui soulage mes faibles yeux. Je demande un poëte aimable, proportionné au commun des hommes, qui fasse tout pour eux et rien pour lui. Je veux un sublime si familier, si doux et si simple, que chacun soit d’abord tenté de croire qu’il l’aurait trouvé sans peine, quoique peu d’hommes soient capables de le trouver. Je préfère l’aimable au surprenant et au merveilleux. Je veux un homme qui me fasse oublier qu’il est auteur, et qui se mette comme de plain-pied en conversation avec moi.
Oh ! qu’il y a de grandeur à se rabaisser ainsi, pour se proportionner à tout ce qu’on peint, et pour atteindre à tous les divers caractères ! Combien un homme est-il au-dessus de ce qu’on nomme esprit, quand il ne craint point d’en cacher une partie ! Afin qu’un ouvrage soit véritablement beau, il faut que l’auteur s’y dérobe et que je ne puisse le voir.
L’art gothique et l’art grec
Il est naturel que les modernes, qui ont beaucoup d’élégance et de tours ingénieux, se flattent de surpasser les anciens, qui n’ont que la simple nature. Mais je demande la permission de faire ici une espèce d’apologue : les inventeurs de l’architecture qu’on nomme gothique, et qui est, dit-on, celle des Arabes, crurent sans doute avoir surpassé les architectes grecs. Un édifice grec1 n’a aucun ornement qui ne serve qu’à orner l’ouvrage ; les pièces nécessaires pour le soutenir ou pour le mettre à couvert, comme les colonnes et la corniche, se tournent seulement en grâce par leurs proportions : tout est simple, tout est mesuré, tout est borné à l’usage. On n’y voit ni hardiesse, ni caprice qui impose aux yeux. Les proportions sont si justes, que rien ne paraît fort grand, quoique tout le soit ; tout est borné à contenter la vraie raison. Au contraire, l’architecte gothique élève sur des piliers très-minces une voûte immense qui monte jusqu’aux nues. On croit que tout va tomber, mais tout dure pendant bien des siècles. Tout est plein de fenêtres, de roses et de pointes ; la pierre semble découpée comme du carton : tout est à jour, tout est en l’air. N’est-il pas naturel que les premiers architectes gothiques se soient flattés d’avoir surpassé par leur vain2 raffinement la simplicité grecque ? Changez seulement les noms ; mettez les poëtes et les orateurs en la place des architectes. Lucain devait naturellement croire qu’il était plus grand que Virgile. Sénèque le tragique pouvait s’imaginer qu’il brillait bien plus que Sophocle. Le Tasse a pu espérer de laisser derrière lui Virgile et Homère. Ces auteurs se seraient trompés en pensant ainsi ; les plus excellents auteurs de nos jours doivent craindre de se tromper de même3.
Propagation de l’Évangile
Jésus-Christ naît, et la face du monde se renouvelle. La loi de Moïse, ses miracles, ceux des prophètes, n’avaient pu servir de digue contre le torrent de l’idolâtrie, et conserver le culte du vrai Dieu chez un seul peuple resserré dans un coin du monde1 ; mais celui qui vient d’en haut est au-dessus de tout ; à Jésus est réservé de posséder toutes les nations en héritage. Il les possède, vous le voyez. Depuis qu’il a été élevé sur la croix, il a attiré tout à lui2. Dès l’origine du christianisme, saint Irénée3 et Tertullien4 ont montré que l’Église était déjà plus étendue que cet empire même qui se vantait d’être lui seul tout l’univers. Les régions sauvages et inaccessibles du nord, que le soleil éclaire à peine, ont vu la lumière céleste. Les plages brûlantes de l’Afrique ont été inondées des torrents de la grâce. Les empereurs mêmes sont devenus les adorateurs du nom qu’ils blasphémaient, et les nourriciers de l’Église dont ils versaient le sang. Mais la vertu de l’Évangile ne doit pas s’éteindre après ces premiers efforts ; le temps ne peut rien contre elle : Jésus-Christ, qui en est la source, est de tous les temps ; il était hier, il est aujourd’hui, et il sera aux siècles des siècles. Aussi vois-je cette fécondité qui se renouvelle toujours ; la vertu5 de la croix ne cesse d’attirer tout à elle.
Regardez ces peuples barbares qui firent tomber l’empire romain. Dieu les a multipliés et tenus en réserve sous un ciel glacé, pour punir Rome païenne et enivrée du sang des martyrs1 : il leur lâche la bride2, et le monde en est inondé ; mais, en renversant cet empire, ils se soumettent à celui du Sauveur : tout ensemble ministres des vengeances et objets des miséricordes, sans le savoir, ils sont menés comme par la main au-devant de l’Évangile ; et c’est d’eux qu’on peut dire à la lettre qu’ils ont trouvé le Dieu qu’ils ne cherchaient pas3.
Combien voyons-nous encore de peuples que l’Église a enfantés à Jésus-Christ depuis le huitième siècle, dans ces temps même les plus malheureux, où ses enfants révoltés contre elle n’ont point de honte de lui reprocher qu’elle a été stérile et répudiée par son époux4 ?
Mais que vois-je depuis deux siècles ? Des régions immenses qui s’ouvrent tout à coup ; un nouveau monde inconnu à l’ancien et plus grand que lui5. Gardez-vous bien de croire qu’une si prodigieuse découverte ne soit due qu’à l’audace des hommes. Dieu ne donne aux passions humaines, lors même qu’elles semblent décider de tout, que ce qu’il leur faut pour être les instruments de ses desseins ; ainsi l’homme s’agite, mais Dieu le mène6. La foi plantée dans l’Amérique, parmi tant d’orages, ne cesse pas d’y porter des fruits.
Que reste-t-il ? Peuples des extrémités de l’Orient, votre heure est venue. Alexandre, ce conquérant rapide que Daniel dépeint comme ne touchant pas la terre de ses pieds7, lui qui fut si jaloux de subjuguer le monde entier, s’arrêta bien loin en deçà de vous ; mais la charité va plus loin que l’orgueil. Ni les sables brûlants, ni les déserts, ni les montagnes, ni la distance des lieux, ni les tempêtes, ni les écueils de tant de mers, ni l’intempérie de l’air, ni le milieu fatal de la ligne où l’on découvre un ciel nouveau, ni les flottes ennemies, ni les côtes barbares ne peuvent arrêter ceux que Dieu envoie1. Qui sont ceux-ci qui volent comme les nuées ? Vents, portez-les sur vos ailes. Que le Midi, que l’Orient, que les îles inconnues les attendent, et les regardent en silence venir de loin. Qu’ils sont beaux les pieds de ces hommes qu’on voit venir du haut des montagnes apporter la paix2, annoncer les biens éternels, prêcher le salut, et dire : O Sion, ton Dieu régnera sur toi ! Les voici ces nouveaux conquérants, qui viennent sans armes, excepté la croix du Sauveur. Ils viennent, non pour enlever les richesses et répandre le sang des vaincus, mais pour offrir leur propre sang et communiquer le trésor céleste3.
Peuples, qui les vîtes venir, quelle fut d’abord votre surprise, et qui peut la représenter ? Des hommes qui viennent à vous, sans être attirés par aucun motif, ni de commerce, ni d’ambition, ni de curiosité ; des hommes qui, sans vous avoir jamais vus, sans savoir même où vous êtes, vous aiment tendrement, quittent tout pour vous, et vous cherchent au travers de toutes les mers avec tant de fatigues et de périls, pour vous faire part de la vie éternelle qu’ils ont découverte ? Nations ensevelies dans l’ombre de la mort, quelle lumière sur vos têtes !
Sermon pour la fête de l’Épiphanie, 6 janvier 1685, en présence des ambassadeurs de Siam4.)
La raison
À la vérité ma raison est en moi, car il faut que je rentre sans cesse en moi-même pour la trouver ; mais la raison supérieure qui me corrige dans le besoin, et que je consulte, n’est point à moi, et elle ne fait point partie de moi-même. Cette règle est parfaite et immuable : je suis changeant et imparfait1. Quand je me trompe, elle ne perd pas sa droiture ; quand je me détrompe, ce n’est pas elle qui revient au but ; c’est elle qui, sans s’en être jamais écartée, a l’autorité sur moi de m’y rappeler et de m’y faire revenir : c’est un maître intérieur, qui me fait taire, qui me fait parler, qui me fait croire, qui me fait douter, qui me fait avouer mes erreurs ou confirmer mes jugements ; en l’écoutant, je m’instruis ; en m’écoutant moi-même, je m’égare. Ce maître est partout ; et sa voix se fait entendre d’un bout de l’univers à l’autre à tous les hommes comme à moi. Pendant qu’il me corrige en France, il corrige d’autres hommes à la Chine, au Japon, dans le Mexique et dans le Pérou, par les mêmes principes.
Deux hommes qui ne se sont jamais vus, qui n’ont jamais entendu parler l’un de l’autre, et qui n’ont jamais eu de liaison avec aucun autre homme qui ait pu leur donner des notions communes, parlent aux deux extrémités de la terre sur un certain nombre de vérités, comme s’ils étaient de concert. On sait infailliblement par avance dans un hémisphère ce qu’on répondra dans l’autre sur ces vérités. Les hommes de tous les pays et de tous les temps, quelque éducation qu’ils aient reçue, se sentent invinciblement assujettis à penser et à parler de même. Le maître qui nous enseigne sans cesse nous fait penser tous de la même façon. Dès que nous nous hâtons de juger, sans écouter sa voix avec défiance de nous-mêmes, nous pensons et nous disons des songes pleins d’extravagances2.
Ainsi ce qui paraît le plus à nous, et être le fond de nous-mêmes, je veux dire notre raison, est ce qui nous est le moins propre, et qu’on doit croire le plus emprunté. Nous recevons sans cesse et à tout moment une raison supérieure à nous, comme nous respirons sans cesse l’air, qui est un corps étranger, ou comme nous voyons sans cesse tous les objets voisins de nous à la lumière du soleil, dont les rayons sont des corps étrangers à nos yeux.
C’est elle qui donne des pensées uniformes aux hommes les plus jaloux et les plus irréconciliables entre eux ; c’est elle par qui les hommes de tous les siècles et de tous les pays sont comme enchaînés autour d’un certain centre immobile, et qui les tient unis par certaines règles invariables, qu’on nomme les premiers principes, malgré les variations infinies d’opinions▶ qui naissent en eux de eurs passions, de leurs distractions et de leurs caprices, pour tous leurs autres jugements moins clairs. C’est elle qui fait que les hommes, tout dépravés qu’ils sont, n’ont point encore osé donner le nom de vertu au vice, et qu’ils sont réduits à faire semblant d’être justes, sincères, modérés, bienfaisants, pour s’attirer l’estime les uns des autres.
On ne parvient point à estimer ce qu’on voudrait pouvoir estimer, ni à mépriser ce qu’on voudrait pouvoir mépriser. On ne peut forcer. cette barrière éternelle de la vérité et de la justice. Le maître intérieur qu’on nomme raison le reproche intérieurement avec un empire absolu. Il ne le souffre pas ; et il sait borner la folie la plus impudente des hommes. Après tant de siècles de règne effréné du vice, la vertu est encore nommée vertu ; et elle ne peut être dépossédée de son nom par ses ennemis les plus brutaux et les plus téméraires.
De là vient que le vice, quoique triomphant dans le monde, est encore réduit à se déguiser sous le masque de l’hypocrisie, ou de la fausse probité, pour s’attirer une estime qu’il n’ose espérer en se montrant à découvert. Ainsi, malgré toute son impudence, il rend un hommage forcé à la vertu, en voulant se parer de ce qu’elle a de plus beau pour recevoir les honneurs qu’elle se fait rendre1.
Le maître intérieur et universel dit donc toujours et partout les mêmes vérités. Nous ne sommes point ce maître : il est vrai que nous parlons souvent sans lui, et plus haut que lui ; mais alors nous nous trompons, nous bégayons, nous ne nous entendons pas nous-mêmes ; nous craignons même de voir que nous nous sommes trompés, et nous fermons l’oreille de peur d’être humiliés par ses corrections. Sans doute, l’homme qui craint d’être corrigé par cette raison incorruptible, et qui s’égare toujours en ne la suivant pas, n’est pas cette raison parfaite, universelle, immuable, qui le corrige malgré lui.
En toutes choses nous trouvons comme deux principes au dedans de nous : l’un donne, l’autre reçoit ; l’un manque, l’autre supplée ; l’un se trompe, l’autre corrige ; l’un va de travers par sa pente, l’autre le redresse. Chacun sent en soi une raison bornée et subalterne qui s’égare dès qu’elle échappe à une entière subordination, et qui ne se corrige qu’en rentrant sous le joug d’une autre raison supérieure, universelle et immuable. Ainsi tout porte en nous la marque d’une raison subalterne, bornée, participée, empruntée, et qui a besoin qu’une autre la redresse à chaque moment. Tous les hommes sont raisonnables de la même raison qui se communique à eux selon divers degrés : il y a un certain nombre de sages ; mais la sagesse où ils puisent, comme dans la source, et qui les fait ce qu’ils sont, est unique.
Où est-elle cette sagesse ? Où est-elle cette raison commune et supérieure tout ensemble à toutes les raisons bornées et imparfaites du genre humain ? Où est-il donc cet oracle qui ne se tait jamais, et contre lequel ne peuvent jamais rien tous les vains préjugés des peuples ? Où est-elle cette raison qu’on a sans cesse besoin de consulter, et qui nous prévient pour nous inspirer le désir d’entendre sa voix ? Où est-elle cette vive lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ? Où est-elle cette pure et douce lumière qui non-seulement éclaire les yeux ouverts, mais qui ouvre les yeux fermés, qui guérit les yeux malades, qui donne des yeux à ceux qui n’en ont pas pour la voir, enfin qui inspire le désir d’être éclairé par elle, et qui se fait aimer par ceux mêmes qui craignaient de la voir ?
Tout œil la voit ; et il ne verrait rien s’il ne la voyait pas, puisque c’est par elle et à la faveur de ses purs rayons qu’il voit toutes choses. Comme le soleil sensible éclaire tous les corps, de même ce soleil d’intelligence éclaire tous les esprits. La substance de l’œil de l’homme n’est point la lumière ; au contraire l’œil emprunte à1 chaque moment la lumière des rayons du soleil. Tout de même mon esprit n’est point la raison primitive, la vérité universelle et immuable ; il est seulement l’organe par où passe cette lumière originale, et qui en est éclairé.
Il y a un soleil des esprits, qui les éclaire tous beaucoup mieux que le soleil visible n’éclaire les corps ; ce soleil des esprits nous donne tout ensemble et sa lumière et l’amour de sa lumière pour la chercher. Ce soleil de vérité ne laisse aucune ombre, et il luit en même temps dans les deux hémisphères : il brille autant sur nous la nuit que le jour ; ce n’est point au dehors qu’il répand ses rayons ; il habite en chacun de nous. Un homme ne peut jamais dérober ses rayons à un autre homme : on le voit également en quelque coin de l’univers qu’on soit caché ; un homme n’a jamais besoin de dire à un autre : retirez-vous pour me laisser voir ce soleil ; vous me dérobez ses rayons ; vous enlevez la portion qui m’est due.
Ce soleil ne se couche jamais, et ne souffre aucun nuage que ceux qui sont formés par nos passions : c’est un jour sans ombre ; il éclaire les sauvages mêmes dans les antres les plus profonds et les plus obscurs ; il n’y a que les yeux malades qui se ferment à sa lumière ; et encore n’y a-t-il point d’homme si malade et si aveugle qui ne marche encore à la lueur de quelque lumière sombre qui lui reste de ce soleil intérieur des consciences. Cette lumière universelle découvre et représente à nos esprits tous les objets ; et nous ne pouvons rien juger que par elle, comme nous ne pouvons discerner aucun corps qu’aux rayons du soleil.
Les hommes peuvent nous parler pour nous instruire ; mais nous ne pouvons les croire qu’autant que nous trouvons une certaine conformité entre ce qu’ils nous disent et ce que nous dit le maître intérieur. Après qu’ils ont épuisé tous leurs raisonnements, il faut toujours revenir à lui, et l’écouter pour la décision. Si un homme nous disait qu’une partie égale le tout dont elle est partie, nous ne pourrions nous empêcher de rire, et il se rendrait méprisable, au lieu de nous persuader ; c’est au fond de nous-mêmes, par la consultation du maître intérieur, que nous avons besoin de trouver les vérités qu’on nous enseigne, c’est-à-dire qu’on nous propose extérieurement.
Ainsi, à proprement parler, il n’y a qu’un seul véritable maître qui enseigne tout, et sans lequel on n’apprend rien. Les autres maîtres nous ramènent toujours dans cette école intime où il parle seul. C’est là que nous recevons ce que nous n’avions pas ; c’est là que nous apprenons ce que nous avions ignoré ; c’est là que nous retrouvons ce que nous avions perdu par l’oubli ; c’est dans le fond intime de nous-mêmes qu’il nous garde certaines connaissances comme, ensevelies, qui se réveillent au besoin ; c’est là que nous rejetons le mensonge que nous avions cru.
Loin de juger ce maître, c’est par lui seul que nous sommes jugés souverainement en toutes choses. C’est un juge désintéressé et supérieur à nous. Nous pouvons refuser de l’écouter, et nous étourdir ; mais en l’écoutant nous ne pouvons le contredire. Rien ne ressemble moins à l’homme que ce maître invisible qui l’instruit et le juge avec tant de rigueur et de perfection. Ainsi notre raison bornée, incertaine, fautive, n’est qu’une inspiration faible et momentanée d’une raison primitive, suprême et immuable, qui se communique avec mesure à tous les êtres intelligents.
On ne peut point dire que l’homme se donne lui-même les pensées qu’il n’avait pas ; on peut encore moins dire qu’il les reçoive des autres hommes, puisqu’il est certain qu’il n’admet, et ne peut rien admettre du dehors, sans le trouver aussi dans son propre fonds, en consultant au dedans de soi les principes de la raison, pour voir si ce qu’on lui dit y répugne. Il y a donc une école intérieure où l’homme reçoit ce qu’il ne peut ni se donner, ni attendre des autres hommes, qui vivent d’emprunt comme lui.
Voilà donc deux raisons que je trouve en moi : l’une est moi-même, l’autre est au-dessus de moi. Celle qui est moi est très-imparfaite, prévenue, précipitée, sujette à s’égarer, changeante, opiniâtre, ignorante et bornée ; enfin elle ne possède jamais rien que d’emprunt. L’autre est commune à tous les hommes, supérieure à eux ; elle est parfaite, éternelle, immuable, toujours prête à se communiquer en tous lieux, et à redresser tous les esprits qui se trompent ; enfin incapable d’être jamais ni épuisée ni partagée, quoiqu’elle se donne à tous ceux qui la veulent. Où est-elle cette raison parfaite, qui est si près de moi, et si différente de moi ? Où est-elle ? Il faut qu’elle soit quelque chose de réel ; car le néant ne peut être parfait, ni perfectionner les natures imparfaites. Où est-elle, cette raison suprême ? N’est-elle pas le Dieu que je cherche1 ?
La vraie et la fausse philanthropie
Il y a deux manières de se donner aux hommes : la première est de se faire aimer, non pour être leur idole, mais pour employer leur confiance à les rendre bons. Cette philanthropie est toute divine. Il y en a une autre qui est une fausse monnaie, quand on se donne aux hommes pour leur plaire, pour les éblouir, pour usurper de l’autorité sur eux en les flattant. Ce n’est pas eux qu’on aime, c’est soi-même. On n’agit que par vanité et par intérêt ; on fait semblant de se donner, pour posséder ceux à qui on fait accroire qu’on se donne à eux. Ce faux philanthrope est comme un pêcheur qui jette un hameçon avec un appât : il paraît nourrir les poissons, mais il les prend, et les fait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats, tous les politiques qui ont de l’ambition, paraissent bienfaisants et généreux ; ils paraissent se donner, et ils veulent prendre les peuples ; ils jettent l’hameçon dans les festins, dans les compagnies, dans les assemblées publiques ; ils ne sont pas sociables pour l’intérêt des hommes, mais pour abuser de tout le genre humain. Ils ont un esprit flatteur, insinuant, artificieux, pour corrompre les mœurs des hommes comme les courtisanes, et pour réduire en servitude tous ceux dont ils besoin. La corruption de ce qu’il y a de meilleur est le plus pernicieux de tous les maux. De tels hommes sont les pestes du genre humain. Au moins l’amour-propre d’un misanthrope n’est que sauvage et inutile au monde ; mais celui de ces faux philanthropes est traître et tyrannique ; ils promettent toutes les vertus de la société, et ils ne font de la société qu’un trafic dans lequel ils veulent tout attirer à eux, et asservir tous les citoyens. Le misanthrope fait plus de peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse entre les fleurs est plus à craindre qu’un animal sauvage qui s’enfuit vers sa tanière, dès qu’il vous aperçoit.
À la comtesse de Gramont, dame du palais de la reine Marie-Thérèse
La vie de cour
Il y a longtemps, Madame1, que j’ai envie de réveiller votre
souvenir et d’avoir l’honneur de vous écrire ; mais vous savez que la vie se passe en bons
désirs sans effets, sur des matières encore plus importantes que les devoirs de la société.
Mon bon propos a été donc, Madame, de vous demander de vos nouvelles ; et beaucoup de vilains
petits embarras m’en ont toujours ôté la liberté. Je n’ai pourtant pas ignoré l’état où vous
êtes, car M. le comte de Gramont me l’a expliqué. Si Bourbon vous est aussi favorable qu’à
lui2,
je ne m’étonne pas qu’il vous fasse oublier la cour. Bourbon est pour lui la véritable
fontaine de Jouvence, où je crois qu’il se plonge soir et matin. Versailles ne rajeunit pas
de même ; il y faut un visage riant, mais le cœur ne rit guère. Si peu qu’il reste de désirs
et de sensibilité d’amour-propre, on a toujours ici de quoi vieillir : on n’a pas ce qu’on
veut ; on a ce qu’on ne voudrait pas3. On est peiné de ses malheurs et quelquefois du bonheur d’autrui ; on méprise
les gens avec lesquels on passe sa vie et on court après leur estime. On est importuné, et on
serait fâché de ne l’être pas, et de demeurer en la solitude. Il y a une foule de petits
soucis voltigeants, qui viennent chaque matin à votre réveil, et qui ne vous quittent plus
jusqu’au soir ; ils se relayent pour vous agiter. Plus on est à la mode, plus on est à la
merci de ces lutins. Voilà ce qu’on appelle la vie du monde et l’objet de l’envie des sots ;
mais ces sots sont tout le genre humain aveuglé. Tout homme qui ne connaît point Dieu qui est
tout, et le néant de tout le reste, est un de ces sots qui admirent et qui envient un état
très-misérable. Aussi le Sage a-t-il dit que « le nombre
des sots est infini »
. Je souhaite de tout mon cœur, Madame, que vous ayez
« le bon esprit que Dieu donne, comme il est écrit dans
l’Évangile, à tous ceux qui le lui demandent »
. Ce remède, pour guérir les
cœurs, est préférable aux eaux qui ne guérissent que le corps. Il faut songer à rajeunir en
Jésus-Christ pour la vie éternelle, et laisser vieillir cet homme extérieur, qui est, selon
saint Paul, « le corps du péché »
. C’est vous faire un trop long sermon ;
pardonnez-le, s’il vous plaît, à un homme qui a gardé un long silence.
Au duc de Bourgogne 1
Enfant de saint Louis, imitez votre père2 ; soyez, comme lui, doux, humain, accessible, affable, compatissant et libéral. Que votre grandeur ne vous empêche jamais de descendre avec bonté jusqu’aux plus petits pour vous mettre en leur place, et que cette bonté n’affaiblisse jamais ni votre autorité, ni leur respect. Étudiez sans cesse les hommes ; apprenez à vous en servir sans vous livrer à eux. Allez chercher le vrai mérite jusqu’au bout du monde : d’ordinaire il demeure modeste et reculé. La vertu ne perce point la foule ; elle n’a ni avidité ni empressement, elle se laisse oublier. Ne vous laissez point obséder par des esprits flatteurs et insinuants ; faites sentir que vous n’aimez ni les louanges, ni les bassesses. Ne montrez de la confiance qu’à ceux qui ont le courage de vous contredire dans le besoin avec respect, et qui aiment mieux votre réputation que votre faveur.
La force et la sagesse de saint Louis vous seront données si vous les demandez en reconnaissant humblement votre faiblesse et votre impuissance. Il est temps que vous montriez au monde une maturité et une vigueur d’esprit proportionnées au besoin présent. Saint Louis, à votre âge, était déjà les délices des bons et la terreur des méchants. Laissez donc tous vos amusements de l’âge passé. Faites voir que vous pensez et que vous sentez tout ce que vous devez penser et sentir. Il faut que les bons vous aiment, que les méchants vous craignent, et que tous vous estiment. Hâtez-vous de vous corriger, pour travailler utilement à corriger les autres.
La piété n’a rien de faible, ni de triste, ni de gêné ; elle élargit le cœur, elle est simple et aimable, elle se fait toute à tous pour les gagner tous. Le royaume de Dieu ne consiste point dans une scrupuleuse observation de petites formalités ; il consiste pour chacun dans les vertus propres à son état. Un grand prince ne doit pas servir Dieu de la même façon qu’un solitaire ou qu’un simple particulier1. Saint Louis s’est sanctifié en grand roi. Il était intrépide à la guerre, décisif dans ses conseils, supérieur aux autres hommes par la noblesse de ses sentiments ; sans hauteur, sans présomption, sans dureté. Il suivait en tout les véritables intérêts de sa nation, dont il était autant le père que le roi. Il voyait tout de ses propres yeux dans les affaires principales. Il était appliqué, prévoyant, modéré, droit et ferme dans les négociations, de sorte que les étrangers ne se fiaient pas moins à lui que ses propres sujets. Jamais prince ne fut plus sage pour policer les peuples et pour les rendre tout ensemble bons et heureux. Il aimait avec tendresse et confiance tous ceux qu’il devait aimer ; mais il était ferme pour corriger ceux qu’il aimait le plus, quand ils avaient tort. Il était noble et magnifique selon les mœurs de son temps, mais sans faste et sans luxe. Sa dépense, qui était grande, se faisait avec tant d’ordre, qu’elle ne l’empêchait pas de dégager tout son domaine.
Longtemps après sa mort, on se souvenait encore avec attendrissement de son règne, comme de celui qui devait servir de modèle aux autres pour tous les siècles à venir. On ne parlait que des poids, des mesures, des monnaies, des coutumes, des lois, de la police du règne du bon saint Louis. On croyait ne pouvoir mieux faire que de ramener tout à cette règle. Soyez l’héritier de ses vertus avant que de l’être de sa couronne. Invoquez-le avec confiance dans vos besoins ; baisez souvent ses restes précieux1. Souvenez-vous que son sang coule dans vos veines, et que l’esprit de foi qui l’a sanctifié doit être la vie de votre cœur. Il vous regarde du haut du ciel où il prie pour vous, et où il veut que vous régniez un jour en Dieu avec lui. Unissez votre cœur au sien.
À la duchesse de Beauvilliers sur la perte de son époux
Je vous supplie de me donner de vos nouvelles, Madame, par N… que j’envoie chercher. Je
suis en peine de votre santé : elle a été mise à de longues et rudes épreuves. D’ailleurs,
quand le cœur est malade, tout le corps en souffre. Je crains pour vous les discussions
d’affaires, et tous les objets qui réveillent votre douleur. Il faut entrer dans les desseins
de Dieu, et s’aider soi-même pour se donner du soulagement. Nous retrouverons bientôt ce que
nous n’avons point perdu. Nous nous en approchons tous les jours à grands pas ; encore un
peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons : ce que nous aimons vit, et
ne mourra plus. Voilà ce que nous croyons mal ; si nous le croyions bien, nous serions pour
les personnes les plus chères comme Jésus-Christ voulait que ses disciples fussent pour lui
quand il montait au ciel : « Si vous m’aimiez, disait-il, vous vous réjouiriez de ma
gloire2. »
Mais
on se pleure en pleurant les personnes qu’on regrette. On peut
être en peine pour les personnes qui ont mené une vie mondaine ; mais pour un véritable ami
de Dieu, qui a été fidèle et petit, on ne peut voir que son bonheur et les grâces qu’il
attire sur ce qui lui reste de cher ici-bas. Laissez donc apaiser votre douleur par la main
de Dieu même qui vous a frappée. Je suis sûr que notre cher N… veut votre soulagement, qu’il
demande à Dieu, et que vous entrerez dans son esprit en modérant votre tristesse.
Lettre sur les anciens et les modernes
La lettre que vous m’avez fait la grâce de m’écrire, Monsieur1, est très-obligeante ; mais elle flatte trop mon amour-propre, et je vous conjure de m’épargner. De mon côté, je vais vous répondre sur l’affaire du temps présent2 d’une manière qui vous montrera, si je ne me trompe, ma sincérité. Je n’admire point aveuglément tout ce qui vient des anciens. Je les trouve fort inégaux entre eux. Il y en a d’excellents ; ceux mêmes qui le sont ont la marque de l’humanité, qui est de n’être pas sans quelque reste d’imperfection. Je m’imagine même que si nous avions été de leut temps, la connaissance exacte des mœurs et des idées des divers siècles, et des dernières finesses de leurs langues, nous aurait fait sentir des fautes que nous ne pouvons plus discerner avec certitude. La Grèce, parmi tant d’auteurs qui ont et leurs beautés, en nous montre au-dessus des autres qu’un Homère, qu’un Pindare, qu’un Théocrite, qu’un Sophocle, qu’un Démosthène. Rome, qui a eu tant d’écrivains très-estimables, ne nous présente qu’un Virgile, qu’un Horace, qu’un Térence, qu’un Catulle, qu’un Cicéron. Nous pouvons croire Horace sur sa parole, quand il avoue qu’Homère se néglige un peu en quelques endroits ; je ne saurais douter que la religion et les mœurs des héros d’Homère n’eussent des défauts. Il est naturel qu’ils nous choquent dans les peintures de ce poëte1 ; mais j’en excepte l’aimable simplicité du monde naissant : cette simplicité de mœurs, si éloignée de notre luxe, n’est point un défaut, et c’est notre luxe qui en est un très-grand. D’ailleurs, un poëte est un peintre qui doit peindre d’après nature, et observer tous les caractères.
Je crois que les hommes de tous les siècles ont eu à peu près le même fonds d’esprit et les mêmes talents, comme les plantes ont eu le même suc et la même vertu ; mais j’estime que les Siciliens, par exemple, sont plus propres à être poëtes que les Lapons. De plus, il y a eu des pays où les mœurs, la forme du gouvernement et les études ont été plus convenables que celles des autres pays pour faciliter le progrès de la poésie2. Par exemple, les mœurs des Grecs formaient bien mieux des poëtes que celles des Cimbres et des Teutons. Nous sortons à peine d’une étonnante barbarie ; au contraire, les Grecs avaient une très-longue tradition de politesse, d’étude et de règles, tant sur les ouvrages d’esprit que sur les beaux-arts.
Les anciens ont évité l’écueil du bel esprit où les Italiens modernes sont tombés, et dont la contagion s’est fait un peu sentir à plusieurs de nos écrivains, d’ailleurs très-distingués. Ceux d’entre les anciens qui ont excellé ont peint avec force et grâce la simple nature. Ils ont gardé les caractères, ils ont attrapé l’harmonie, ils ont su employer à propos les sentiments et la passion. C’est un mérite bien original.
Je suis charmé des progrès qu’un petit nombre d’auteurs a donnés à notre poésie ; mais je n’ose entrer dans le détail, de peur de vous louer en face : je croirais, Monsieur, blesser votre délicatesse. Je suis d’autant plus touché de ce que nous avons d’exquis dans notre langue, qu’elle n’est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l’essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long ouvrage1. En vous exposant mes pensées avec tant de liberté, je ne prétends ni reprendre ni contredire personne ; je dis historiquement quel est mon goût, comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu’il aime mieux un mets que l’autre2. Je ne blâme le goût de personne, et je consens qu’on blâme le mien. Si la politesse et la discrétion, nécessaires pour le repos de la société, demandent que les hommes se tolèrent mutuellement dans la variété d’◀opinions où ils se trouvent pour les choses les plus importantes à la vie humaine, à plus forte raison doivent-ils se tolérer sans-peine sur ce qui importe très-peu à la sûreté du genre humain3. Je vois bien qu’en rendant compte de mon goût, je cours risque de déplaire aux admirateurs passionnés et des anciens et des modernes ; mais, sans vouloir fâcher ni les uns ni les autres, je me livre à la critique des deux côtés4.
Ma conclusion est qu’on ne peut pas trop louer les modernes, qui font de généreux efforts pour surpasser les anciens. Une si noble émulation promet beaucoup. Elle me paraîtrait dangereuse si elle allait jusqu’à mépriser et à cesser d’étudier ces grands originaux. Mais rien n’est plus utile que de tâcher d’atteindre à ce qu’ils ont fait de plus sublime et de plus touchant, sans tomber dans une imitation servile pour les endroits qui peuvent être moins parfaits ou trop éloignés de nos mœurs. C’est avec cette liberté si judicieuse et si délicate que Virgile a suivi Homère5.
Je suis, Monsieur, avec l’estime la plus sincère et la plus forte, etc.