Lebrun
Né en 1785
[Notice]
Né sous Louis XVI, fêté par les pères de nos pères, académicien et sénateur, M. Lebrun n’est pas un de ces violents qui ravissent le royaume des cieux, ou entrent triomphalement dans le temple de Mémoire ; mais sa muse n’a donné que de bons exemples. Il commença par chanter les fastes de l’empire dans des hymnes où tressaille l’accent de son émotion patriotique, et de sa reconnaissance personnelle. Toutefois, à ces bulletins de la grande armée, je préfère les rêveries mélancoliques, et les peintures gracieuses que lui inspirèrent les ombrages de Tancarville, lorsqu’une sinécure administrative le déroba aux menaces de la conscription, et lui permit de studieux loisirs. Après 1815, il fit pressentir les Messéniennes de Casimir Delavigne en des odes où l’opinion reconnut sa voix. Si le public applaudit surtout sa tragédie de Marie Stuart, c’est que la popularité va de préférence aux œuvres de théâtre ; car ses autres pages ne sont pas moins dignes d’attention. Il rappelle de loin Racine par la discrétion des images, la noblesse de l’expression, la pureté soutenue, l’aisance et la mélodie d’un style où nul mot ne détonne ; il eut aussi soif des sources inconnues. Poëte de transition, il clôt une époque, et en prépare une autre. Il y a du crépuscule dans sa sereine lumière : ses lueurs tempérées firent pressentir les astres brillants qui allaient se lever à l’horizon1.
Le bonheur de l’étude
Le retour a tancarville
A mon émotion, je sens que j’en approche.Tancarville2 et ses tours, Pierre-Gante et sa rocheSont là. J’ai reconnu cet air si vif des bois,Qu’avec tant de plaisir j’aspirais autrefois ;Le long frémissement qui court sous les ombrages,Semblable au bruit sans fin qui montait des rivages,Et cette odeur de mousse et de feuilles dans l’air,Et les pommiers penchés par le vent de la mer.Ne me conduisez pas : j’en sais toutes les routes ;Parmi ces bois grandis, je les retrouve toutes ;J’irais, fermant les yeux, et, si rien n’est changé,Au bout du chemin creux de hêtres ombragé,Le château va paraître. Oh ! de quelle âme émueJ’ai revu, j’ai monté cette antique avenueQui s’élève, en tournant, sous ses larges noyers,Jusqu’aux tours du portail, où nichaient les ramiers !Arrêtons. Respirons. Presque tremblant, je sonne ;La cloche au son connu jusqu’en mon sein résonne.La vaste porte, ouvrant ses battants vermoulus,Hélas ! je ne suis pas un de vos anciens maîtresQui vient redemander le toit de ses ancêtres2 ;Je ne suis pas un fils trente ans déshéritéQui rentre dans le lieu par sa race habité ;Je ne réclame pas le château de mes pères.Non, mais de ma jeunesse et de mes jours prospèresJe viens chercher la trace et les chers souvenirs.Ouvrez-vous, lieux témoins de mes plus doux loisirs,Reconnaissez la voix d’un compagnon fidèle ;C’est moi ! c’est votre ami, qui frappe et vous appelle.Lorsque de la vallée, ou du bourg ou des bois,Le soir, dans le château, je rentrais autrefois,De quel empressement l’agreste châtelaineAccourait à l’appel de la cloche lointaine !Et de quels bonds joyeux, accourant à son tour,Le chien qui la suivait accueillait mon retour3 !D’un air indifférent une femme est venue,Du château, maintenant, habitante inconnue ;Et, comme un étranger qui, passant, curieux,Pour la première fois visiterait ces lieux,M’introduit dans l’enceinte, hélas ! qui fut la mienne,Me nomme chaque tour dont elle est gardienne,Me montre ces débris, pour moi si familiers,La salle et l’écusson des anciens chevaliers,La pierre qui, du haut des pentes ruinées,Paraît prête à tomber depuis quarante années ;Le manteau du foyer qui, de lierres tendu,Dans l’air, comme un balcon, demeure suspendu,Et, près du mur croulant où pendent quelques treilles,Le jardin où jadis bourdonnaient mes abeilles.Parmi tous ces débris, où j’ai souvent erré,Où j’ai joué, souffert, aimé, rêvé, pleuré,Mon heureuse jeunesse, en vingt lieux disperséeSoudain de toutes parts remonte à ma pensée1.J’éprouve, pour courir vers tout ce que je vois,Une force inconnue à mes jours d’autrefois.Il me semble en mon sein sentir battre des ailes ;Un air intérieur me soulève avec elles,Me porte, et je m’envole à chaque lieu connu,Léger comme un oiseau vers son nid revenu.Ah ! se peut-il qu’un lieu, quelque cher qu’il puisse être,De l’âme tout entière ainsi devienne maître !C’est qu’un temps regretté vous est en lui rendu ;C’est qu’on retrouve alors tout ce qu’on a perdu :Le passé, la jeunesse, hélas ! et tant de songesQu’on fit en d’autres jours. Illusions, mensonges.Qu’importe ! On fut heureux. Le cœur se reconnaît,Et l’homme tout entier quelques instants renaît,Soudain jeune, en voyant quelque pierre oubliéeOù d’un ancien bonheur la mémoire est liée,Et que mieux que son cœur l’écorce a conservé.Mais cette tour de l’aigle, autrefois tant aimée,Où la muse avec moi si souvent enfermée,Loin de tous les regards et loin de tous les bruits,Me livra tant de jours et de fécondes nuits2 ;Oh ! comment exprimer l’émotion profondeQue je sentis en moi se gonfler comme une onde,En montant ses degrés, en rentrant dans ce lieuDont Corneille était roi, dont Homère était dieu !Et quel étonnement alors en moi fit naîtreCelle qui m’y guidait, lorsque, sans me connaître,De moi-même, en l’ouvrant, soudain elle parla,Et que, me le montrant, elle me dit : VoilàLa chambre que Lebrun a jadis habitée ;C’est là qu’était son lit dont la trace est restée1 ;Voyez, on trouve encore au-dessous des arceauxLes clous du bâton d’or où pendaient ses rideaux.Devant ce banc de pierre, et de papiers couverte,Dans l’embrasure était sa table à serge verte ;A cette place assis il passait tous ses jours ;On entrait, on sortait, il écrivait toujours.Ou, lorsque la fraîcheur venait renouvelée,On le voyait, en bas, le long de la vallée,De la source, en lisant, suivre seul le chemin,Comme un prêtre qui va, son bréviaire à la main.Et moi, sans mouvement, muet à ce langage,Je me crois un moment un homme d’un autre âge.Il me semble à sa voix du passé revenir,Triste et fier à la fois de ce long souvenir ;Et, suivant son récit dans ma propre mémoire,Je me laisse, en rêvant, raconter mon histoire,Comme si de quelque autre on racontait les jours.Ah ! c’est bien en effet d’un autre ; et, dans son cours,Sur ma tête blanchie imprimant son passage,Le temps n’a pas changé seulement mon visage.(Édition Didier, librairie académique.)