Chapitre XI.
du corps de l’ouvrage. — narration, description
L’écrivain a exposé le sujet, il a cherché à se concilier la bienveillance, l’attention, la docilité ; il entre en matière. Rappelons ici ce qui a été dit précédemment.
Une fois la pensée mère, celle qui donne l’unité de dessein, bien comprise et bien saisie, il s’agit, disions-nous, de disposer les principales idées dans leurs justes proportions avec cette pensée première, et de grouper ensuite, selon les mêmes rapports, les idées accessoires autour des idées principales, en sorte que chacune d’elles amène la suivante, et que celle-ci se rattache étroitement à la précédente. C’est cet enchaînement qui constitue le corps de l’ouvrage. Mais existe-t-il un ordre normal pour disposer les principaux groupes d’idées selon les divers genres d’écrits ? et chaque groupe ainsi disposé a-t-il un caractère spécial déterminé par des règles fixes ?
Répondre complétement à cette question, ce serait donner la théorie de tous les genres. Chacun d’eux, en effet, chacune même de leurs subdivisions a en quelque sorte sa rhétorique ou sa poétique particulière. Que de traités du poëme épique ! que de volumes sur la tragédie et la comédie ! que d’Essais sur les éloges , sur l’éloquence de la chaire, sur la manière d’écrire l’histoire, sur la critique ! Que de Livres de l’Orateur, depuis Cicéron jusqu’à Timon et Gorgias48 ! Il y a plus : il serait impossible de bien saisir le côté théorique d’un genre quelconque, sans en présenter en même temps le côté historique. La théorie en effet a été et devait être modifiée d’après les idées littéraires qui ont successivement dominé dans les siècles et les pays divers. Vous traiterez mal du poëme épique, si vos observations n’embrassent à la fois l’épopée indienne et les chansons de geste, épopée du moyen âge, l’Odyssée, le Roland et la Messiade ; votre poétique de la comédie sera incomplète, si je n’y puis rattacher Aristophane comme Molière, Shakespeare et Calderon, comme Beaumarchais et M. Scribe. La rhétorique renfermerait donc toute l’histoire littéraire. J’ai déjà dit que la prétention me paraît exagérée, et, pour ma part, je ne vise pas si haut. Je ne sortirai point des généralités de la composition et même de la composition en prose. Ainsi, à propos du récit, par exemple, point de traité sur la manière d’écrire l’histoire ou le roman, mais quelques préceptes sur la disposition et la forme de la narration en général, qu’elle constitue le livre lui-même, ou n’y entre qu’accidentellement. Et ainsi des autres genres. Voyons d’abord l’ensemble de l’ouvrage, nous descendrons ensuite aux subdivisions.
Dans les écrits qui n’ont d’autre objet que l’exposition de certains faits, racontés ou dialogués, histoire, roman, épopée, drame, etc., l’ordre chronologique ou la gradation de l’intérêt semblent tracer la marche à suivre : d’une part, la série des faits, en rattachant toujours les effets aux causes, et en groupant les éléments homogènes ; de l’autre, après l’exposition, le nœud et le dénoûment. Mais dans les livres didactiques, dans l’éloquence démonstrative, délibérative et judiciaire, la dépendance réciproque des idées, comme on a pu le conclure de tout ce qui précède, ne s’accommode guère d’un ordre rigoureux, et varie au gré d’une foule de circonstances.
Tel livre didactique présente, après l’exorde, une synthèse, dont tout le reste de l’ouvrage n’est que le développement analytique, sauf à conclure parfois en faisant revenir la synthèse primitive : ainsi l’Esprit des lois, l’Emile de Rousseau, etc. Un autre choisit, dans l’analyse, un détail qui lui sert de point de départ, et, de détail en détail, arrive jusqu’à la synthèse : ainsi plusieurs des dialogues de Platon, des traités de Condillac, des ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre. Nous avons touché ces deux procédés en traitant de l’invention. L’auteur a-t-il à exposer deux opinions contraires, deux ordres de faits opposés, qui amènent, pour s’y absorber, une opinion éclectique ou un fait conciliateur, il présentera, l’une après l’autre, la thèse, l’antithèse et la synthèse. C’est le plan qu’ont adopté quelques philosophes et publicistes de notre siècle.
Cependant, parmi les diverses méthodes, il en est une qui me parait, ainsi qu’à la majorité des rhéteurs, plus généralement applicable, et la voici :
Qu’immédiatement après l’exorde, s’il y a exorde, l’écrivain expose le fait ou les faits dont il veut tirer une leçon ou un argument, les éléments de la science qu’il se propose de traiter, l’ensemble de vérités qu’il prétend établir ; que de là il passe aux preuves de ces faits, aux développements de ces données premières, à la démonstration de sa doctrine ; qu’enfin il s’attache à combattre les arguments et les moyens de ceux qui, sur les choses ou les personnes, les faits ou les idées, adoptent et soutiennent une opinion contraire à la sienne, ou tirent de la même opinion des conséquences différentes. C’est ce que les rhéteurs, uniquement occupés de l’art oratoire, appellent la narration, la confirmation et la réfutation. Ce sont là presque toujours les trois membres principaux de tout corps d’ouvrage et l’ordre dans lequel ils doivent se présenter.
Rien d’absolu cependant, pas plus dans cet ordre que dans aucun autre ; et les anciens le reconnaissaient aussi. Tantôt il arrive qu’avant de poser notre doctrine, il est urgent de réfuter une opinion hostile à la nôtre, erronée, mais dominante, et de déblayer en quelque sorte le terrain sur lequel nous voulons édifier ; en ce cas on commence par la réfutation, comme fait Cicéron dans la Milonienne. Tantôt l’idée ou le fait serait mal établi, si les preuves préalables n’en préparaient d’abord la vraisemblance, si nous ne conduisions insensiblement et d’une manière détournée jusqu’à la vérité ; alors la confirmation prend le premier rang. Enfin, il est des cas où l’on peut supprimer l’une ou l’autre de ces parties, comme parfois on supprime l’exorde.
Mais le plus souvent, comme nous l’avons dit, c’est par la narration ou par la thèse que l’on entre en matière. J’appelle thèse, dans les ouvrages didactiques, ce qu’on nomme narration dans l’art oratoire. Dans la thèse, l’écrivain établit les principes de la doctrine que la suite est destinée à développer, comme dans la narration l’orateur établit les faits de la cause. De là l’extrême importance de cette partie ; c’est d’elle que relève tout le reste : omnis orationis reliquæ fons est narratio, dit Cicéron. Elle contient en germe tous les développements de la doctrine, tous les moyens de la confirmation et de la réfutation. Manque-t-elle de l’une ou de l’autre des vertus que lui demandent les rhéteurs, clarté, précision, vraisemblance, intérêt, le défaut influe souvent sur l’ouvrage entier.
Narratio obscura totam obcæcat orationem. C’est encore un axiome de Cicéron.
La clarté dans la disposition du récit on de la thèse consiste à présenter les faits ou les principes sans ambages, sans équivoque, sans épisode ; à former, par la savante distribution des circonstances, des temps, des lieux, des personnes, un tableau dont toutes les parties soient saisissables d’un coup d’œil et à première vue. La netteté d’esprit et l’attention suffisent généralement pour arriver là dans le poëme, le discours, le roman, partout où l’écrivain prend lui-même la parole. Mais dans le drame, par exemple, il faut beaucoup plus d’art ; car ici l’auteur ne communique avec le public que par l’intermédiaire de deux personnages dont l’un doit avoir intérêt à instruire, l’autre à apprendre. La clarté dépend alors de la conception du plan tout entier. Etudiez les grands maîtres, Racine surtout. Voyez comme il réduit les faits les plus compliqués à leur expression la plus simple, comme il y jette des traits de lumière, dès qu’il voit quelque embarras à éviter, quelque nuage à dissiper ; comme il suspend la curiosité pour la satisfaire à propos, enfin comme il sait en même temps faire servir à l’ornement de la narration tout ce qu’il emploie pour l’éclaircir.
La vraisemblance et la précision contribuent à la clarté.
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable,
dit Boileau, et dès lors il est inintelligible. Par le choix et l’opportunité des accessoires dans les choses, par l’analyse des caractères dans les hommes, la narration ou la thèse prévient les objections, répond d’avance à toutes les questions, rend probables les rencontres les plus merveilleuses, les assertions les plus paradoxales. Etiam incredibile solertia efficit sœpe credibile esse, dit Scaliger. Les récits les plus étranges deviennent admissibles, dans l’histoire, dès qu’on échelonne convenablement les circonstances et les moyens d’exécution ; dans le poëme et le roman ; dès qu’on y sème ces détails de la vie commune et positive qui leur donnent un air de franchise, et les font descendre des régions de la fiction dans celles de la réalité.
Boileau a dit encore à propos du récit :
Soyez vif et presse dans vos narrations ;
et Horace à propos de la thèse :
Quicquid præcipies, esto brevis…
Je reviendrai sur la précision, quand il sera question du
style. Une seule observation maintenant. Ne vous figurez pas, comme certains bavards,
être précis, parce que vous procédez par phrases courtes et hachées. « J’arrivai
sur le port, dit Quintilien, j’aperçus un navire, je demandai le prix du passage, je
fis marché, je montai, on leva l’ancre, on mit à la voile, nous partîmes. — Chaque
phrase est courte, le récit est long. La précision consistait à dire tout simplement :
Je m’embarquai. »
Je vais plus loin : l’intérêt même est un des éléments de la clarté.
M. Villemain dit finement, à propos de l’Histoire de Louis XI par
Duclos : « Malgré la méthode, les dates, les détails, cette histoire est obscure.
Elle est obscure, parce qu’elle n’intéresse pas. »
Sachez intéresser,
prenez-nous au cœur, et votre récit sera clair, précis, vraisemblable ; et l’on vous
passera tout, digressions, tableaux, portraits, réflexions. J’ai déjà dit comment on
arrive à l’intérêt. Creuser patiemment son sujet, s’identifier avec les hommes, les
faits ou les idées dont on s’occupe ; ne dédaigner aucun détail ; s’intéresser soi-même
à l’antagonisme des forces contraires qui fait le nœud de tout récit ; en ordonner
l’action et la résistance avec l’habileté stratégique d’un grand général, et, comme
l’écrivain a cet avantage sur le général qu’il dispose à la fois des deux partis,
ménager les succès, faire pencher alternativement la balance, de manière à tenir
l’anxiété du lecteur éveillée jusqu’au dénoûment : voilà ce qui donne la véhémence et le
pathétique dans les grands sujets ; dans les petits, la grâce, la finesse, la naïveté ;
partout, le choix des détails, la variété des tours ; et voilà ce qui nous attache à une
exposition quelle qu’elle soit.
Vous comprenez donc que, par son importance, la narration ou thèse appelle au plus haut degré l’attention de l’écrivain, et vous voyez que son mérite essentiel est la clarté. N’oubliez pas maintenant que la clarté résulte surtout du plan, de la disposition, et que la loi souveraine de ce plan lui-même est, comme pour l’ensemble de tout ouvrage, la loi de l’unité.
Or il me semble, et c’est là que je voulais arriver, qu’il existe un moyen pratique, en quelque sorte, de parvenir à cette unité, et par conséquent à toutes les vertus qui en dérivent, c’est de bien saisir ce que j’appellerai le point culminant d’une narration ou d’une thèse. Tout est là, et ce précepte, bien compris, dispense de tous les autres. En effet, dans tout ce que vous racontez, dans tout ce que vous posez, vous devez avoir en vue un but, un objet principal. Il y a donc toujours, dans un récit ou dans une doctrine, un fait ou une idée dont tout le reste est la préparation ou la conséquence ; c’est ce que je nomme le point culminant. Une fois ce point bien arrêté dans votre pensée, ne permettez jamais au lecteur de le perdre de vue ; ramenez-y jusqu’aux moindres détails, faites-y converger toutes les descriptions de lieu, de temps, de personne. Quels que soient vos développements et quelque étendue que vous leur donniez, s’ils se rapportent tous au point culminant, ils ne seront jamais trop longs, parce qu’ils ne seront jamais déplacés. Mais tout détail qui ne s’y rapporte pas, quelque brillant, quelque rapide qu’il puisse être, retranchez-le impitoyablement ; c’est un hors-d’œuvre, et par là même, il nuit à la clarté, obstat quod non adjuvat. J’appuie sur ce précepte, parce qu’il donne une règle, une mesure pour ainsi dire matérielle, et dont l’application se manifeste à première vue. En le suivant, vous n’avez que deux questions à vous faire : Tous les détails de la narration ou de la thèse se rapportent-ils au point culminant ? Aucun de ceux qui s’y rapportent n’a-t-il été omis ? Si vous pouvez répondre d’une manière satisfaisante à ces deux questions, le but est atteint ; votre narration ne sera peut-être pas un chef-d’œuvre, mais vous serez sûr au moins d’être à l’abri de tout reproche.
Cicéron veut dire que Milon partit pour Lanuvium. « Ce jour, dit-il, Milon se rendit au
sénat, il y resta jusqu’à la fin de la séance. Ensuite il revint chez lui ; il y changea
de vêtement et de chaussure ; il attendit quelque temps, comme il arrive d’ordinaire,
que sa femme fût prête ; enfin il partit. »
Que de longueurs ! dites-vous ; voilà
l’hommes de Quintilien ; que ne disait-il : Je m’embarquai ? Le récit de l’avocat de
Milon manque de précision et d’intérêt ; et quant à la clarté
et à la vraisemblance, elles touchent à la puérilité. Nous supposons bien, en effet,
sans qu’il soit besoin de le dire, que la chaise de Milon ne stationnait pas, avec sa
femme, à la porte du sénat ; qu’il dut rentrer chez lui, quitter son costume de sénateur
pour prendre la calige et le manteau de voyage ; et la petite épigramme contre les dames
qui se font attendre nous semble assez mal séante devant un tribunal où siégeait Caton.
Sans doute, et en thèse générale, vous raisonnez juste. Mais avant de condamner Cicéron,
demandez-vous quel est ici le point culminant du récit. Est-ce le départ de Milon ? Non,
assurément. L’idée capitale est celle-ci : Milon avait si peu l’intention de rencontrer
et d’attaquer Clodius, que, si Clodius l’eût voulu, il aurait pu être de retour à Rome
avant le départ de Milon. Dès lors, et puisque toutes les circonstances tendent à
prouver que Milon ne songeait en aucune façon à hâter son départ, il n’y a plus un mot
de trop ; chaque menu détail se change en argument ; tout ce qui eût été défaut en
général devient vertu dans l’espèce. Examinez de ce point de vue toute la narration de
la Milonienne ; c’est un chef-d’œuvre. Passez ensuite à d’autres
récits, à d’autres thèses, et appliquez-y ma règle ; elle est infaillible pour juger de
leur mérite. Encore une fois, saisir le point culminant d’une narration ou d’une thèse
est d’une aussi puissante influence sur cette partie de l’ouvrage, que l’est sur
l’ensemble la parfaite intelligence de l’unité de dessein.
Ai-je besoin d’ajouter que, dans certains écrits, dans ceux surtout qui appartiennent au genre démonstratif, à la louange ou au blâme, dans la plupart des oraisons funèbres, par exemple, les faits se présentent en si grand nombre, que, pour éviter la monotonie, l’écrivain, au lieu de les faire succéder l’un à l’autre, doit les entremêler avec les développements de la thèse ? Il en est de même de l’éloquence judiciaire. Tantôt il faut prémunir l’une ou l’antre partie de la narration par une discussion préalable, ou l’appuyer d’arguments spéciaux ; tantôt reprendre, en le combattant, l’exposé de la partie adverse et rétablir à notre avantage les faits qu’elle a présentés sous un jour défavorable pour nous ; en un mot, il faut souvent fondre le récit, soit dans la confirmation, soit dans la réfutation.
Si la narration est l’exposé des faits, la description est l’exposé
des choses. Or, comme le plus souvent l’exposé des choses n’est utile que parce qu’il
contribue à rendre les faits plus vraisemblables, plus intéressants, plus sensibles, la
description, par sa nature et par son but, se rattache intimement à la narration. La
plupart des rhétoriques n’insistent pas assez sur la description ; c’est un tort. La
description revient presque inévitablement en quelque ouvrage que ce soit. L’allégorie,
la comparaison, la métaphore même et la plupart des figures ne sont que des descriptions
plus ou moins prolongées. « Qui ne sait décrire, ne sait écrire, »
dit M.
Wey ; et, selon la Bruyère, « tout excellent écrivain est excellent
peintre. »
Qu’il me soit done permis de m’arrêter sur ce point.
La première loi à observer, c’est de ne jamais décrire pour décrire, mais pour ajouter soit à l’intérêt du récit, soit à la puissance des preuves. N’oubliez pas que la description est un moyen et non un but, un détail dans l’ensemble, et non une des parties constitutives de l’ensemble. La conséquence de ce principe, c’est que les descriptions ne doivent pas être multipliées, qu’elles doivent être liées au sujet et opportunes, c’est-à-dire désirées et convenables à la place qu’on leur assigne. Une description d’objets inutiles à l’action se fait lire malaisément. Sans doute il n’est pas donné à tous, comme à Corneille, dans le fameux combat de Rodrigue contre les Mores, de fondre si bien dans l’action tous les éléments descriptifs, que le drame et le tableau ne fassent plus qu’un. C’est là l’idéal du genre. Mais encore faut-il que le tableau vienne en son lieu. Jugez-vous une description nécessaire ou seulement agréable ? mettez-vous à la place du lecteur, et si vous pouvez craindre que celui-ci, encore mal éclairé sur votre dessein, ou trop vivement préoccupé de l’action, ne comprenne pas l’utilité de votre tableau, ou n’y accorde qu’une médiocre attention, quelque intéressant, quelque brillant qu’il vous paraisse, ajournez-le jusqu’à ce que, plus rassis, mieux disposé, le lecteur l’appelle lui-même aussi vivement que vous. La description à laquelle il ne s’attend pas l’effraye ; celle qu’il ne désire pas l’impatiente.
Cette observation est de M. Francis Wey, un des rhéteurs qui, à mon sens, a considéré cette partie sous le point de vue le plus pratique, le plus utile au jeune écrivain.
On se rappelle les vers de Boileau :
S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face,Il me promène après de terrasse en terrasse ;…Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales, …Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin.
Évitez ces longueurs. La route qui mène à la clarté mène aussi à la précision. Pour l’une comme pour l’autre, il faut faire un choix dans l’ensemble des objets, déterminer les points les plus saillants, les plus utiles ; à moins qu’il n’y ait quelque circonstance dominante et qui appelle tout d’abord les regards, distribuer le tout par groupes, le ciel, le terrain, les eaux, puis le feuillage et les fabriques, ou encore d’après les impressions des sens, les formes, les couleurs, les bruits, les odeurs ; si le sujet est vaste, préférer en général l’opposition des contrastes aux rapprochements des harmonies, les masses aux détails, et là même où les détails sont de mise, se restreindre à ceux qui ont un caractère assez tranché pour frapper l’esprit.
Avec la clarté et la précision, je demande la variété et l’originalité. « Dans
une description, dit M. Wey, les plans comme les détails se présentent un à un à la
pensée, et se traduisent sous la forme la plus naïve, sous une forme toujours la même.
Ce n’est donc qu’à force d’adresse que l’on parviendra à varier les phrases, à
présenter sans cesse les objets ou les idées d’une manière nouvelle et piquante, à
empêcher enfin l’intérêt de décroître et de s’amortir. L’originalité des formes y
contribuera. Comme l’invention des figures en pareille matière est naturelle et
facile, la servilité
de l’imitateur s’y fait
pardonner malaisément. Si l’on décrit les campagnes, les épithètes communes sont
d’autant plus à redouter qu’elles s’offrent sans cesse : les vertes prairies, plus ou
moins émaillées de fleurs, les forêts mystérieuses, les roches sourcilleuses, le
cristal des fleuves, les cieux azurés, etc… Toutes ces jolies choses si souvent
exaltées affadissent le caractère d’une description et font qu’elle ressemble à
tout. »
Mais songez-y bien. La fuite du commun et du banal mène souvent soit au recherché et à l’excentrique, comme dans notre siècle, soit à l’ampoulé et à la périphrase académique, comme dans le xviiie , si fécond en poëmes descriptifs, et si stérile en bonnes descriptions. Ce dernier défaut est le plus dangereux de tous :
Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire.
La variété et l’originalité dépendent surtout du style, et je recommanderai encore ici le procédé des peintres, quand, par le mélange des couleurs, ils parviennent, eu étudiant scrupuleusement la nature, à varier les nuances à l’infini. Le vert et le bleu, ce revêtement de la terre et du ciel, se modifient continuellement suivant les climats, les saisons, les jours, les heures même du jour, sans cesser pourtant d’être du bleu et du vert. Trouvez sur votre palette ces mille espèces de vert et de bleu que vous donne la nature ; trouvez-les dans un style à la fois net et flexible, dans une profonde connaissance et une grande habitude des ressources de la langue, dans un vocabulaire d’une étendue considérable, qui permette de rendre, tout en évitant le néologisme, les nuances les plus légères et les plus fugitives. Mais pour reproduire ainsi les diversités de la nature par celles de la parole, il est indispensable d’avoir beaucoup vu, de s’être créé par l’étude des cartons remplis de toute sorte d’esquisses, de joindre enfin à une organisation fine et observatrice et à une raison assez vaste pour contenir sans confusion des tableaux entiers l’acquisition de subtils et nombreux procédés de style.
Enfin la dernière qualité, la plus importante, est l’art de dramatiser, de passionner la description. Il correspond à l’intérêt de la narration. Pour y parvenir, l’écrivain rattachera la description tantôt aux héros du poëme, du drame, du roman, du discours, par l’harmonie ou les contrastes qu’il établit entre la nature extérieure et les sentiments qui les animent ; tantôt au lecteur lui-même, en mettant l’action en lui, en réveillant, pour les lui faire partager ou du moins comprendre, les émotions humaines qui dorment au sein de la nature, en faisant pénétrer enfin dans les objets physiques un élément moral. Sans ce feu, ravi au ciel comme celui de Prométhée , l’art se matérialise, et la poésie descriptive, quelque étincelante qu’elle soit, devient une œuvre purement plastique. Walter Scott et Victor Hugo, je l’ai remarqué déjà, ont penché vers ce défaut, où donnent pleinement quelques-uns de nos contemporains, qu’un sentiment de répulsion pour le vague et le banal du xviiie siècle jette dans l’excès contraire. L’épithète pittoresque a remplacé partout l’épithète abstraite : la colonne majestueuse est devenue le fût jaspé et cannelé, le marbre gris et rose ; la main gracieuse et délicate s’est changée en doigts longs et blancs ; de même qu’au siècle précédent, les Grecs bien bottés et bien casqués d’Homère avaient disparu dans les guerriers magnanimes. Ce n’est pas que je blâme le pittoresque dans la description ; loin de là ; je ne condamne que l’abus ; mais je crois aussi qu’elle ne va réellement au cœur de l’homme, qu’autant qu’on y introduit l’homme ; c’est l’éternelle devise de Poussin : Et in Arcadia ego. La nature seule est presque toujours froide et inanimée. Pour lui donner la vie, mêlez le sentiment à l’image, soit que vous mettiez l’aspect des lieux en harmonie avec les émotions de l’âme ; soit que vous aviviez celles-ci par l’opposition ; soit que vous y rattachiez une espérance ou un souvenir public ou privé.
Sans parler des poëtes et surtout des contemporains, de lord Byron, de Victor Hugo, de Lamartine, de Soumet, les prosaleurs qui ont le mieux su rattacher le sentiment à la description sont d’abord J. J. Rousseau, véritable chef d’école sous ce rapport, puis Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Walter Scott, Manzoni, et quelques-uns de nos romanciers modernes.
Une description se passionne naturellement, quand le narrateur, dominé lui-même par la passion, ne voit, dans les diverses images qui s’offrent à lui, qu’un seul être, l’objet de son amour ou de sa haine, auquel il ramène tous les détails, et dont il communique ainsi la vie à tout le reste. Dans la pompeuse cérémonie de l’apothéose de Vespasien, Bérénice ne voit que Titus ; mais tous les traits épars de la description ne viennent se concentrer sur lui que pour en rayonner ensuite et illuminer tout ce qui l’environne :
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,Et ces lauriers encor témoins de sa victoire :Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes partsConfondre sur lui seul leurs avides regards…
Dans le sac de Troie, Andromaque ne voit que Pyrrhus, le suit partout des yeux, et à mesure qu’elle le suit, les objets se lèvent en quelque sorte, mais vagues et confus, autour du meurtrier d’Hector, dont les traits seuls sont fermes et bien accusés :
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelleQui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,Entrant à la lueur de nos palais brûlants,Sur tous mes frères morts se faisant un passage,Et de sang tout couvert, échauffant le carnage.Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.Peins-toi, dans ces horreurs, Andromaque éperdue ..
Los rhéteurs, toujours disposés à multiplier les subdivisions, ont assigné à chaque espèce de description un nom▶ spécial, en les rangeant mal à propos, ce me semble, parmi les figures de pensée. Ainsi la description du lieu s’est appelée topographie, celle du temps, chronographie, celle des personnes, prosopographie 49, quand il ne s’agit que de l’extérieur, éthopée, quand on s’attache surtout au moral. La description colorée, énergique, qui fait d’un tableau une scène vivante, comme, par exemple, la tirade d’Andromaque que nous venons de citer, a pris le ◀nom d’hypotypose. Exalté par la passion, le poëte ou l’orateur décrit-il, non plus ce que nous voyons avec lui, mais ce qu’il voit seul dans sa pensée ; reproduit-il, non la réalité des choses, mais les fantômes de l’imagination ; évoque-t-il pour les faire mouvoir, agir, répondre, interroger, les absents, les morts, les êtres inanimés et surnaturels ; c’est la prosopopée. Ainsi, quand la Phèdre de Racine, poursuivie par les remords, fuit jusqu’au fond des enfers, et y trouve son père qui tient l’urne fatale et juge tous les pâles humains ; ainsi quand le Fabricius de Jean Jacques cherche vainement dans la Rome de marbre et d’or, esclave et énervée, ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ; ainsi quand tout à l’heure Massillon nous montrait, en frissonnant lui-même, le tableau terrible du jugement dernier.
Vous verrez, quand il sera question des figures, pourquoi de toutes ces formes la prosopopée qui substitue des êtres fantastiques aux êtres réels est la seule qui me paraîtrait pouvoir se rattacher au style figuré, en se plaçant auprès de l’allégorie. Ce que j’en dis ici suffit pour la faire connaître. Quant à la classification des rhéteurs, je pense qu’on peut réduire toutes leurs espèces de description à deux, celle des choses, qui vient d’être traitée, et celle des personnes, que j’appelle simplement caractère ou portrait, et dont nous allons nous occuper.