(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Madame de Staël, 1766-1817 » pp. 399-408
/ 353
(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Madame de Staël, 1766-1817 » pp. 399-408

Madame de Staël
1766-1817

[Notice]

Fille d’un homme d’État philosophe, d’un ministre populaire, mademoiselle Necker, depuis baronne de Staël, eut pour première école les graves entretiens d’un monde animé par le voisinage de la tribune, les écrits de Jean-Jacques qu’elle reconnut toujours pour son maître, et les espérances généreuses de rénovation sociale qui firent battre son cœur d’enfant. Puis vinrent les malheurs publics et privés, l’anarchie, la violence et les crimes : ces épreuves attendrirent et tempérèrent son exaltation sans décourager son amour de la liberté. Revenue en France au lendemain de la terreur, elle y réveilla l’esprit de société, jusqu’au jour où sa royauté de salon parut dangereuse à un pouvoir ombrageux qui la réduisit à quitter son pays. Cette persécution rendit service à son talent ; car nous devons aux vicissitudes de son exil les deux meilleurs ouvrages qu’elle ait produits : Corinne, roman trop métàphysique dont les fictions recouvrent les confidences d’une âme supérieure ; et l’Allemagne, tableau brillant d’une littérature dont l’étude fut pour nous la découverte de richesses ignorées.

Intelligence passionnée, expansive, sympathique aux grandes idées et aux nobles instincts, imagination ardente, romanesque et vivement éprise de la gloire, madame de Staël a des qualités viriles par le choix de ses sujets et l’étendue de ses vues. Elle a renouvelé la critique par l’intuition d’une sensibilité clairvoyante. Si elle ne résout pas toutes les questions qu’elle soulève, elle ouvre des horizons, elle donne de l’essor à la pensée, elle suscite des émotions bienfaisantes et fait aimer le progrès, la justice, le courage, l’indépendance morale. Elle a de l’éloquence et de l’enthousiasme ; elle excelle dans la peinture du monde et du cœur humain. Mais ses écrits ne nous offrent qu’une image affaiblie d’elle-même ; car elle brillait surtout par le génie de la conversation, et son style, parfois vague ou abstrait, n’a pas retenu toute la flamme de sa parole. On y voudrait aussi plus de grâce, de finesse ou de naturel1.

Nouvelles de cour 1

Il y avait une telle foule à Fontainebleau qu’on ne pouvait parler qu’à deux ou trois personnes qui jouaient avec nous, et l’on ne retirait du plaisir d’être dans le monde que l’agrément d’être étouffé ; mais c’était surtout autour de la reine2 que les flots de la foule se précipitaient. Il est, je crois, difficile de mettre plus de grâce et de bonté dans la politesse : elle a même un genre d’affabilité qui ne permet pas d’oublier qu’elle est reine, et persuade toujours cependant qu’elle l’oublie. L’expression du visage de tous ceux qui attendaient un mot d’elle pouvait être assez piquante pour les observateurs. Les uns voulaient attirer l’attention par des ris extraordinaires sur ce que leur voisin disait, tandis que dans toute autre circonstance les mêmes propos ne les auraient pas fait sourire. D’autres prenaient un air dégagé, distrait, pour n’avoir pas l’air de penser à ce qui les occupait tout entiers ; ils tournaient la tête du côté opposé ; mais malgré eux leurs yeux suivaient une direction contraire et les attachaient à tous les pas de la reine. D’autres, quand la reine leur demandait quel temps il faisait, ne croyaient pas devoir laisser échapper une si belle occasion de se faire connaître, et répondaient bien au long à cette question ; mais d’autres aussi montraient du respect sans crainte, de l’empressement sans avidité. Assurément ce tableau n’est pas nouveau pour un roi, toutes les cours se ressemblent ; mais quand les hommages dus au trône sont mérités par le génie3, quand on se courbe par devoir devant celui qu’on aurait honoré par choix, les plus grandes marques du plus profond respect et du plus vif désir de plaire rappellent plutôt le mérite de celui qui les reçoit que le rang qu’il occupe.

Le roi des Francs ne paraît point en société ; l’on y rencontre toute la famille royale, mais l’on ne voit le roi qu’à son coucher, à son lever, et le dimanche lorsqu’on lui fait sa cour. Il ne va jamais au jeu de la reine, il chasse et il lit ; mais c’est assez plaisant d’entendre dire, quand il ne chasse pas ou qu’il ne va pas au spectacle : « Le roi ne fait rien aujourd’hui. » C’est-à-dire qu’il travaille toute la soirée avec ses ministres.

Nouvelles de l’Académie et des lettres

[I]

La séance de l’Académie a été fort brillante. On y voyait M. le maréchal de Ségur, et M. le maréchal de Castries. La réception d’un militaire attirait ces ministres. Le discours a eu le plus grand succès1. L’éloquence de M. de Guibert est plus faite pour être prononcée que pour être lue. Elle a ce caractère énergique et passionné qui entraîne la multitude. On dit qu’il a été reçu assez froidement par le roi, en lui remettant son discours. On y a trouvé du pathos ; c’est assez la critique des gens de cette cour ; c’est le ridicule que les âmes froides donnent aux âmes ardentes. Ils appellent exagéré tout ce qu’ils ne sentent pas, et disent qu’on est monté sur des échasses, alors qu’on est plus grand qu’eux2. M. de Saint-Lambert a répondu par un discours assez froid ; il s’est cru obligé de peser exactement chaque terme d’éloge ; et comme on a l’habitude de rabattre toujours une partie de ce qu’on entend, celui qui ne dit que ce qu’il faut ne produit pas l’effet qu’il faut. Le père de M. de Guibert, homme respectable, gouverneur des Invalides, était présent à la séance. M. de Saint-Lambert a parlé de lui, et le public l’a applaudi avec attendrissement. Son fils était dans un transport inexprimable. Dans les jouissances qui ne nous sont pas personnelles, il y a un délire que toutes les satisfactions d’amour-propre ne peuvent égaler3.

Il vient de paraître un mémoire de M. Dupaty, premier président du parlement de Bordeaux ; il y plaide la cause de trois hommes innocents condamnés à la roue. Tous les honnêtes gens en sont enthousiastes. Mille morts sur un champ de bataille ne révoltent pas comme un supplice injuste.

La jurisprudence criminelle en France induit souvent le juge en erreur, et il serait à souhaiter que le cri universel forçât à des changements. Les conversations des sociétés ont une portée sérieuse, et c’est par elles que l’opinion publique se forme : les paroles sont devenues des actions, et tous les cœurs sensibles vantent avec transport un mémoire que l’humanité anime, et qui paraît plein de talent parce qu’il est plein d’âme. Il a pourtant été dénoncé au parlement hier. On propose un réquisitoire. Les juges sont offensés d’être accusés d’avoir condamné injustement ; mais les malheureux, je l’espère, seront sauvés, et c’est tout ce que souhaite l’honnête homme qui s’est exposé pour eux. Les magistrats sont si indignés de sa témérité, qu’il faudrait se garder de l’admirer.

Sedaine1 par pitié vient d’être nommé de l’Académie. Ces messieurs disent que c’est par considération pour son âge ; il semble qu’ils soient une société de bienfaisance et qu’ils donnent la préférence aux octogénaires ; mais Sedaine a tant amusé le public sur les trois théâtres, qu’il méritait une récompense.

Voilà un poëme de M. de Florian : Numa Pompilius. De l’arlequinade à ce genre il y a un peu loin. Ses législateurs et ses guerriers sont des bergers en robe et en casque ; mais on y trouve de l’agrément dans le style : c’est un livre innocent, et, comme disait madame du Deffand, il n’y a point de mal à avoir fait cela2.

[II]

Voici un nouveau roman d’Estelle par M. de Florian : doux en commençant, fade à la longue, mais qui lui aplanira peut-être la route de l’Académie. À présent, l’on y arrive de plain-pied ; il ne faut plus monter pour y atteindre. M. d’A… vient d’être élu à cause de son nom. Il sera reçu par M. Beauzée1, qui y fut admis pour ses connaissances dans la langue française. On prétend que M. d’A… lui dira : « Monsieur, je suis ici à cause de mon grand-père. — Et moi, répondra M. Beauzée, à cause de ma grand’maire. » — L’orthographe est un peu blessée ; mais ce genre de jeux de mots est tellement à la mode aujourd’hui que je n’ai pu me refuser à en citer un exemple2.

L’enthousiasme et les arts 3

Les hommes sans enthousiasme croient goûter des jouissances par les arts ; ils aiment l’élégance du luxe, ils veulent se connaître en musique et en peinture, afin d’en parler avec grâce, avec goût, et même avec ce ton de supériorité qui convient à l’homme du monde, lorsqu’il s’agit de l’imagination ou de la nature ; mais tous ces arides plaisirs, que sont-ils à côté du véritable enthousiasme ? En contemplant le regard de Niobé4, de cette douleur calme et terrible qui semble accuser les dieux d’avoir été jaloux du bonheur d’une mère, quel sentiment s’élève dans notre sein ! Quelle consolation l’aspect de la beauté ne fait-il pas éprouver ! car la beauté est aussi de l’âme, et l’admiration qu’elle inspire est noble et pure. Ne faut-il pas, pour admirer l’Apollon, sentir en soi-même un genre de fierté qui foule aux pieds tous les serpents de la terre ? Ne faut-il pas être chrétien pour pénétrer la physionomie des Vierges de Raphaël et du saint Jérôme du Dominiquin ; pour retrouver la même expression dans la grâce enchanteresse et dans le visage abattu, dans la jeunesse éclatante et dans les traits défigurés ; la même expression qui part de l’âme et traverse, comme un rayon céleste, l’aurore de la vie, ou les ténèbres de l’âge avancé ?

Y a-t-il de la musique pour ceux qui ne sont pas capables d’enthousiasme ? Une certaine habitude leur rend nécessaires les sons harmonieux, ils en jouissent comme de la saveur des fruits, du prestige des couleurs ; mais leur être entier a-t-il retenti comme une lyre, quand, au milieu de la nuit, le silence a tout à coup été troublé par des chants ou par ces instruments qui ressemblent à la voix humaine ? Ont-ils alors senti le mystère de l’existence, dans cet attendrissement qui réunit nos deux natures, et confond dans une même jouissance les sensations et l’âme ? Les palpitations de leur cœur ont-elles suivi le rhythme de la musique ? Une émotion pleine de charme leur a-t-elle appris ces pleurs qui n’ont rien de personnel, ces pleurs qui ne demandent point de pitié, mais qui nous délivrent d’une souffrance inquiète ; excitée par le besoin d’admirer et d’aimer ?

Le goût des spectacles est universel ; car la plupart des hommes ont plus d’imagination qu’ils ne croient, et ce qu’ils considèrent comme l’attrait du plaisir, comme une sorte de faiblesse qui tient encore à l’enfance, est souvent ce qu’ils ont de meilleur en eux : ils sont, en présence des fictions, vrais, naturels, émus, tandis que, dans le monde, la dissimulation, le calcul et la vanité disposent de leurs paroles, de leurs sentiments et de leurs actions. Mais pensent-ils avoir senti tout ce qu’inspire une tragédie vraiment belle, ces hommes pour qui la peinture des affections les plus profondes n’est qu’une distraction amusante ? Se doutent-ils du trouble délicieux que font éprouver les passions épurées par la poésie ? Ah ! combien les fictions nous donnent de plaisirs ! Elles nous intéressent sans faire naître en nous ni remords ni crainte, et la sensibilité qu’elles développent n’a pas cette âpreté douloureuse dont les affections véritables ne sont presque jamais exemptes.

L’enthousiasme et le malheur

Si l’enthousiasme enivre l’âme de bonheur, par un prestige singulier il soutient encore dans l’infortune ; il laisse après lui je ne sais quelle trace lumineuse et profonde qui ne permet pas même à l’absence de nous effacer du cœur de nos amis. Il nous sert aussi d’asile à nous-mêmes contre les peines les plus amères, et c’est le seul sentiment qui puisse calmer sans refroidir.

Les affections les plus simples, celles que tous les cœurs se croient capables de sentir, l’amour maternel, l’amour filial, peut-on se vanter de les avoir connues dans leur plénitude, quand on n’y a pas mêlé d’enthousiasme ? Comment aimer son fils sans se flatter qu’il sera noble et fier, sans souhaiter pour lui la gloire qui multiplierait sa vie, qui nous ferait entendre de toutes parts le nom que notre cœur répète ? Pourquoi ne jouirait-on pas avec transport des talents de son fils, du charme de sa fille ? Quelle singulière ingratitude envers la Divinité, que l’indifférence pour ses dons ! ne sont-ils pas célestes, puisqu’ils rendent plus facile de plaire à ce qu’on aime ?

Si quelque malheur cependant ravissait de tels avantages à notre enfant, le même sentiment prendrait alors une autre forme : il exalterait en nous la pitié, la sympathie, le bonheur d’être nécessaire. Dans toutes les circonstances, l’enthousiasme anime ou console ; et lors même que le coup le plus cruel nous atteint, quand nous perdons celui qui nous a donné la vie, celui que nous aimions comme un ange tutélaire, et qui nous inspirait à la fois un respect sans crainte et une confiance sans bornes, l’enthousiasme vient encore à notre secours : il rassemble dans notre sein quelques étincelles de l’âme qui s’est envolée vers les cieux ; nous vivons en sa présence, et nous nous promettons de transmettre un jour l’histoire de sa vie. Jamais, nous le croyons, jamais sa main paternelle ne nous abandonnera tout à fait dans ce monde, et son image attendrie se penchera vers nous pour nous soutenir avant de nous rappeler1.

Enfin quand on arrive à la grande lutte, quand il faut à son tour se présenter au combat de la mort, sans doute l’affaiblissement de nos facultés, la perte de nos espérances, cette vie si forte qui s’obscurcit, cette foule de sentiments et d’idées qui habitaient dans notre sein, et que les ténèbres de la tombe enveloppent, ces intérêts, ces affections, cette existence qui se change en fantôme avant de s’évanouir, tout cela fait mal, et l’homme vulgaire paraît, quand il expire, avoir moins à mourir ! Dieu soit béni cependant pour le secours qu’il nous prépare encore dans cet instant : nos paroles seront incertaines, nos yeux ne verront plus la lumière, nos réflexions, qui s’enchaînaient avec clarté, erreront isolées sur de confuses traces ; mais l’enthousiasme ne nous abandonnera pas, ses ailes brillantes planeront sur notre lit funèbre ; il soulèvera les voiles de la mort, il nous rappellera ces moments où, pleins d’énergie, nous avions senti que notre cœur était impérissable, et nos derniers soupirs seront peut-être comme une noble pensée qui remonte vers le ciel.

« O France ! terre de gloire et d’amour ! si l’enthousiasme un jour s’éteignait sur votre sol, si le calcul disposait de tout et que le raisonnement seul inspirât même le mépris des périls, à quoi vous serviraient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si féconde ? Une intelligence active, une impétuosité savante vous rendraient les maîtres du monde ; mais vous n’y laisseriez que la trace des torrents de sable, terribles comme les flots, arides comme le désert2. »

À madame Récamier 1

… Il me prend des moments de mélancolie si profonde, que je suis prête à me laisser mourir. — On est presque mort quand on est exilé : c’est au tombeau seulement où2 la poste arrive.

Je suis plongée dans une espèce de désespoir qui me dévore ; ne faut-il pas que je tente d’y échapper ? Je ne crois pas que je me relève jamais de ce que j’éprouve ; rien ne m’intéresse plus ; je ne trouve du plaisir à rien ; la vie est pour moi comme un bal3 dont la musique a cessé, et tout, excepté ce qui m’est ravi, me paraît sans couleur. Je vous assure que si vous lisiez dans mon âme, je vous ferais pitié. Je suis bien convaincue que le plus grand service que je puisse rendre à vous, à ce qui m’entoure, c’est de m’éloigner. Il y a, je vous le dis, une fatalité dans mon sort ; je n’ai pas un hasard pour moi, tout ce que je redoute est ce qui m’arrive. Je me sens un obstacle à tout bien pour mes enfants et pour mes amis. Pardon de vous peindre un éclat1 si maladif de l’âme, quand vous êtes vous-même dans une situation où tout votre courage vous est nécessaire ; mais il faut, avant tout, que vous sachiez ce qui se passe en moi. Je me contiens à l’extérieur : une sorte de fierté me conseille de ne pas trop montrer ce que j’éprouve. Les larmes des autres se sèchent si vite, et, quand on leur demande ce qu’ils ne peuvent plus donner, on a l’air d’un créancier importun. Mais si je me laissais aller, j’offrirais le plus misérable spectacle. J’ai recours sans cesse à la prière ; mais parfois il me semble que j’ai fatigué la Divinité, et que le ciel est d’airain pour moi. Loin de tourner la vivacité de mes impressions au dehors, c’est contre moi que je les dirige ; je me dis que je suis donc bien coupable, car Dieu est juste et ne fait porter à chacun que ce qu’il mérite. Enfin, depuis que je vous ai quittée à Ferney, depuis la nouvelle de votre exil, il n’est pas entré dans mon cœur un sentiment qui me fît respirer. J’ai quelquefois une lassitude de souffrir, que je prends pour du soulagement ; cela va deux ou trois jours, et puis la douleur revient plus vive, parce que j’ai repris des forces pour la sentir. Mon meilleur moment, c’est quand je me couche, et très-souvent des souffrances physiques m’ôtent le seul bien que je goûte, le sommeil2.

(Coppet et Weimar. Michel-Lévy.)