Né de race patricienne, à Loches, en Touraine, mousquetaire du roi, puis capitaine
d’infanterie, le comte Alfred de Vigny se retira du service en 1828, pour se vouer
plus librement à la poésie. La Bible, Homère, le Dante, Milton et Ossian furent les
sources préférées de son inspiration. Eloa, Moïse et Dolorida le classèrent dans l’école romantique
où
il se distingua, non par l’audace militante, mais par un talent épris de l’idéal, et
sous lequel apparaît un penseur en même temps qu’un artiste. Son roman de Cinq Mars (1826), qui eut le tort de travestir l’histoire et de calomnier la
mémoire de Richelieu, se fit pardonner de graves défauts par l’intérêt dramatique de
ses peintures et la vivacité de leurs couleurs. Dans les récits réunis sous le titre
de Grandeur et servitude militaires, il représente la lutte de
l’honneur et de la raison, du devoir et de l’humanité : ce fut un succès
d’attendrissement. Il essaya aussi du théâtre, et y remporta une victoire unique, mais
mémorable. On applaudit dans Chatterton (1835) des beautés
émouvantes, mais un peu maladives, qui touchent les nerfs plus que le cœur. Une
tristesse hautaine et stoïque est le ton habituel de son recueil posthume intitulé les Destinées.
M. Alfred de Vigny1
s’isola pendant vingt-cinq ans dans une sorte de retraite silencieuse, et sa renommée
ne fut jamais populaire. Plus pur que varié, plus élevé que fécond, plus élégant que
robuste, son vers n’a pas toujours la clarté, l’aisance, la simplicité ou la
précision ; mais on aime cette muse sereine, fière et gracieuse.
Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies
2,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries ;
Hérissé, l’oiseau part, et fait pleuvoir le sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend
3,
Regarde son
4 soleil, d’un bec ouvert l’aspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire ;
Dans un fluide d’or il nage puissamment,
Et parmi les rayons se balance un moment :
Mais l’homme
l’a frappé d’une atteinte trop sûre ;
Il sent le plomb
1 chasseur fondre
dans sa blessure ;
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu’arrache le couteau.
Dépossédé des airs, son poids le précipite ;
Dans la neige du mont il s’enfonce, et palpite,
Et la glace terrestre a d’un pesant sommeil
Fermé cet œil puissant respecté du soleil
2.
Quand la vive hirondelle est enfin réveillée,
Elle sort de l’étang, encor toute mouillée,
Et, se montrant au jour avec un cri joyeux,
Au charme d’un beau ciel, craintive, ouvre les yeux ;
Puis, sur le pâle saule, avec lenteur voltige
3,
Interroge avec soin le bouton et la tige,
Et, sûre du printemps, alors, et de l’amour,
Par des cris triomphants célèbre leur retour.
Elle chante sa joie aux rochers, aux campagnes,
Et, du fond des roseaux excitant ses compagnes :
« Venez ! dit-elle ; allons, paraissez, il est temps !
Car voici la chaleur, et voici le printemps
4. »
Souvent dans les forêts de la Louisiane
5,
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu l’œuf d’or par le soleil mûri,
Sort de son lit de fleurs l’éclatant colibri ;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,
La cuirasse d’azur garnit son jeune cœur,
Pour les luttes de l’air l’oiseau part en vainqueur…
Il promène en des lieux voisins de la lumière
Ses plumes de corail qui craignent la poussière
1 ;
Sous son abri sauvage étonnant le ramier,
Le hardi voyageur visite le palmier.
Mais les bois sont trop grands pour ses ailes naissantes,
Et les fleurs du berceau de ces lieux sont absentes ;
Sur la verte savane il descend les chercher ;
Les serpents-oiseleurs qu’elles pourraient cacher
L’effarouchent bien moins que les forêts arides.
Il poursuit près des eaux le jasmin des Florides,
La nonpareille
2 au fond de ses chastes prisons,
Et la fraise embaumée au milieu des gazons
3.
Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante
Sur le fer des chemins qui traversent les monts ;
Qu’un ange soit debout sur sa forge
2 bruyante,
Quand elle va sous terre, ou fait trembler les ponts,
Et, de ses dents de feu dévorant ses chaudières,
Transperce les cités, et saute les rivières
3,
Plus vite que le cerf dans l’ardeur de ses bonds !
La maison d’un planteur américain
fragment
……— Un chemin large et droit
Conduit à la maison de forme britannique,
Où le bois est cloué dans les angles de brique
4,
Où le toit invisible entre un double rempart
S’enfonce, où le charbon fume de toute part,
Où tout est clos et sain, où vient blanche et luisante
S’unir à l’ordre froid la propreté décente
5.
Fermée à l’ennemi
1, la
maison s’ouvre au jour,
Légère comme un kiosk, forte comme une tour.
Le chien de Terre-Neuve
2 y hurle près des portes,
Et des blonds
3 serviteurs les agiles cohortes
S’empressent en silence aux travaux familiers,
Et, les plateaux en main, montent les escaliers ;
Le parloir est ouvert, un pupitre au milieu ;
Le Père y lit la Bible à tous les gens du lieu
4.
Sa femme et ses enfants sont debout, et l’écoutent ;
Et des chasseurs de daims, que les Hurons redoutent,
Défricheurs de forêts et tueurs de bison,
Valets et laboureurs, composent la maison.
Le maître est jeune et blond, vêtu de noir, sévère
5
D’aspect, et d’un maintien qui veut qu’on le sévère.
L’Anglais-Américain, nomade et protestant,
Pontife en sa maison, y porte, en l’habitant,
Un seul livre ; et partout où, pour l’heure, il réside,
De toute question sa papauté
6 décide ;
Sa famille est croyante, et, sans autels, il sert,
Prêtre et père à la fois, son Dieu dans un désert.
Celui qui règne ici d’une façon hautaine
N’a point voulu parer sa maison puritaine ;
Mais l’œil trouve un miroir sur les aciers brunis
7.
La main se réfléchit sur les meubles vernis ;
Nul tableau sur les murs ne fait briller l’image
D’un pays merveilleux, d’un grand homme ou d’un sage ;
Mais, sous un cristal pur, orné d’un noir feston,
Un billet en dix mots qu’écrivit Washington
8.
Quelques livres rangés, dont le premier, Shakspeare
(Car des deux bords anglais ses deux pieds ont
l’empire),
Attendent dans un angle, à leur taille ajusté,
Les lectures du soir et les heures du thé
1.
Tout est prêt et rangé dans sa juste mesure,
Et la maîtresse, assise au coin d’une embrasure,
D’un sourire angélique et d’un doigt gracieux
Fait signe à ses enfants de baisser leur beaux yeux.
Si l’orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté.
J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.
J’ai fait illustre un
nom▶ qu’on m’a transmis sans gloire.
Qu’il soit ancien, qu’importe
3 ? Il n’aura de
mémoire
Que du jour seulement où mon front l’a porté.
Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes,
J’ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi.
J’ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes
Empreintes, sur le flanc, des sceaux de chaque roi.
A peine une étincelle a relui dans leur cendre.
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi
4.
Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées,
Je reste. Et je soutiens encor dans les hauteurs,
Parmi les maîtres purs de nos savants musées,
L’Idéal du poëte et des graves penseurs.
J’éprouve sa durée en vingt ans de silence
1,
Et toujours d’âge en âge encor, je vois la France
Contempler mes tableaux et leur jeter des fleurs.
Jeune postérité d’un vivant qui vous aime !
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ;
Je peux en ce miroir me connaître moi-même,
Juge toujours nouveau de nos travaux passés !
Flots d’amis renaissants, puissent mes destinées
Vous amener à moi de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez
2 !
(Les Destinées.)