La Satire Ménippée
1594
[Notice]
Guise était mort sous le poignard, Henri III sous le couteau ce Jacques Clément ; l’Espagne, Rome et la faction Lorraine se disputaient le droit d’imposer à la France un roi de leur choix. Le tocsin avait partout appelé le peuple aux armes. Dans Paris assiégé, des fanatiques, conduits par des ambitieux et des traîtres, déchainaient la fureur aveugle de la foule contre le souverain légitime, ce Béarnais, qui, entouré de ses fidèles, épuisait en des combats glorieux, mais stériles, sa valeur et sa prudence. — Ce fut l’heure de la Ménippée. Son premier mérite a été l’à-propos. Car, publiée après les États de Blois, quand la Ligue était encore frémissante de fanatisme et de vengeance, elle n’aurait pas réussi à se faire entendre ; mais en 1593, le fouet de la Némésis populaire avait prise sur des chefs toujours battus, malgré leurs rodomontades.
Il y avait alors dans Paris quelques hommes de haute science et de saine gaieté qui detestaient les grimaces des Seize, et ne leur pardonnaient pas les maux dont souffrait le pays. C’étaient le chanoine Pierre Le Roy, le facétieux rimeur Gilles Durand, le conseiller Jacques Gillot, Florent Chrestien, l’ancien précepteur d’Henri IV, Nicolas Rapin, prévôt de la connétablie, le jurisconsulte Pierre Pithou, émule de l’Hôpital, et Passerat, savant helléniste, poète ingénieux, buveur émérite, en un mot la fleur des érudits et des honnêtes gens. Toutes les semaines, ils se réunissaient à la table du plus riche d’entr’eux, Pierre Le Roy ; et là, dans des repas assez maigres, (car on jeûnait souvent sous la Ligue), on riait à plaisir et à la gauloise des Seize, des États, des cinq ou six rois de la coalition ; on redisait les bons mots du Diable-à-Quatre, on échangeait des espérances, on agitait toutes les questions du jour ; c’était un feu roulant d’épigrammes contre l’étranger, le reître, l’Italien et l’Espagnol, détestés du même cœur dont Alain Chartier maudissait l’Anglais au lendemain de Poitiers et d’Azincourt. Là, du moins, on pouvait impunément prendre la revanche du bon sens, et se soulager des pénibles contraintes.
Ce fut dans ce cénacle que naquit la Ménippée, sorte d’épopée comique improvisée en commun par des causeurs courageux. Leur hôte eut le premier l’idée de cette satire qui valut un coup d’État, et fraya les voies à Henri IV. Il organisa la conspiration littéraire, traça le plan de la grande parade, et, faisant promettre le secret que conseillait la prudence, distribua les rôles à chacun. La harangue du légat échut à Jacques Gillot, celle du cardinal de Pellevé à Florent Chrestien, celle de M. de Lyon et du Recteur Rose à Nicolas Rapin, enfin celle de d’Aubray à Pierre Pithou. Les chausons, devises, quatrains et rimes revinrent à Passerat, la complainte de l’Ane à Gilles Durand. En se cotisant ainsi, ils élevèrent un monument unique, et qui sera aussi durable que notre langue.
Disons d’abord un mot de sa structure.
« La Ménippée, dit M. Lenient1, a les proportions d’une farce de notre ancien théâtre, d’un de ces grands drames populaires au cadre libre et flottant, composés de plusieurs morceaux, dont l’annonce, l’exposition et le jeu remplissaient deux ou trois journées. La scène des deux charlatans, installés dans la cour du Louvre, forme le prologue. La procession de la Ligue répond à cette promenade préparatoire désignée sous le nom▶ de montre, et qui précédait de quelques jours la représentation définitive. La description de la salle des États forme le décor parlant, et complète l’exposition. L’appel des principaux personnages par le héraut Courte-Joie ouvre l’action proprement dite, qui s’étend et se développe par un crescendo comique jusqu’à la foudroyante harangue de d’Aubray. »
Sans faire le commentaire de cette longue allégorie, indiquons du moins l’idée mère qui en est le motif. — Le fond de la pièce est la tenue des États, dernier espoir du parti populaire, mais toujours promis et toujours inutilement par Mayenne.
Deux charlatans, l’un Espagnol, l’autre Lorrain, sont venus ouvrir boutique en face du palais de nos rois, pour y débiter leurs drogues aux Parisiens. Le premier, (M. de Plaisance), célèbre les vertus de son nouveau « catholicon élaboré, calciné, sublimé au collège de Tolède, électuaire souverain qui surpasse toute pierre philosophale. » Le second, (M. de Pellevé), étale ses ingrédients éventés, « fin galimatias composé tout exprès pour guérir les écrouelles. »
A cette scène de tréteaux succède la promenade solennelle qui doit
appeler sur l’assemblée les bénédictions d’en haut. Ce mardi-gras révolutionnaire est une parodie de la cérémonie qui
eut, en effet, lieu vers 1590. Elle se termine par un sermon burlesque,
dont la conclusion est :
Beati pauperes
spiritu
! Heureux les pauvres
d’esprit !
Puis on entre dans une sorte de palais fantastique et digne des mille et une nuits. C’est la salle des États. Alors, les langues se délient, et les vérités s’échappent, à l’insu des orateurs qui, venant faire chacun leur confession, disent tout le contraire de ce qu’ils veulent dire, écrasent leurs amis, relèvent leurs ennemis, et se blessent de leurs propres armes.
Là défilent tour à tour les originaux malfaisants de la Ligue : Mayenne, le faux bonhomme, ce sournois qui s’est flatté de duper tout le monde, et laisse voir son égoïsme aussi plaisant que l’avarice d’Harpagon ou la vanité de M. Jourdain ; Le Légat, qui prononce en italien un manifeste macaronique ; le cardinal de Pellevé, un sot solennel dont les tirades bariolées de latin rappellent les coq-à-l’âne du Malade imaginaire ; M. de Lyon et le Recteur Rose, avec une emphase furibonde qui représente au vif les mystiques et cyniques prédications de la Ligue ; enfin, le député de la noblesse, le jeune de Rieux, gentilhomme d’aventure, coupe-jarret, matamore et bandit, breteur et pourfendeur digne de finir par la corde.
Jusqu’ici, la Ménippée n’est qu’une fantaisie aristophanesque. Mais elle va devenir tout-à-coup éloquente et sérieuse, lorsque retentit la voix du Tiers-État dans le discours de d’Aubray, l’Ariste de la pièce, le chef des politiques, ce vrai patriote qui, réfutant tous les sophismes, démasquant tous les mensonges, domine un odieux charivari par sa raison, sa droiture et l’autorité d’un Démosthène bourgeois, aussi honnête qu’habile. Jamais la probité d’un citoyen n’a parlé plus brave et plus loyal langage. Tout est sain, franc, naturel et pathétique dans ce discours qui semble un écho de l’antique forum, et réduit aux abois les passions d’une meute affolée. Une cohue de voix discordantes et d’amendements insensés clôt la séance ; mais ce tapage n’empêche pas le gros bon sens populaire d’avoir le dernier mot par la bouche de Trepelu, le vigneron de Suresnes, soutenant avec la logique de Sganarelie que « le roi est le vrai soleil de France, et que le soleil est une belle invention, quoiqu’il gèle parfois sur les vignes. »
Éditée pour la première fois en août 1594, trois mois après l’entrée d’Henri IV à Paris, la Ménippée avait circulé sous main avant l’ouverture des portes. Si elle eut pour auxiliaires les victoires d’Arques et d’Ivry, l’acte d’abjuration et une misère affreuse, elle acheva du moins la ruine de la Ligue, et lui donna le coup de grâce, en délivrant les esprits de ce que Molière eût appelé leurs humeurs peccantes. Tableau de mœurs ou la caricature se mêle au portrait, et l’invective à la raison, elle reflète ce qu’il y eut d’horrible et de risible dans cette explosion de folie qui précéda le règne d’Henri IV,
« Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire. »
Dans certaines parties impérissables, c’est un modèle d’ironie, de dialectique véhémente et de virils accents mis au service d’une cause, alors nationale, dans une ville ruinée, affamée, fiévreuse et à demi repentante, qui attendait l’avénement de la poule au pot.
Un aventurier parvenu
Harangue du sieur de Rieux, sieur de Pierrefont1, pour la noblesse de l’union
Messieurs, je ne sçay pourquoi on m’a deputé pour porter la parole en si bonne Compagnie, pour toute la noblesse de nostre party. Il faut bien dire qu’il y a quelque chose de divin en la saincte Union, puisque par son moyen, de Commissaire d’Artillerie assez malotru1, je suis devenu Gentilhomme, et Gouverneur d’une belle Forteresse : voire que je me puis esgaler aux plus grands, et suis un jour pour monter2 bien haut, à reculon, ou autrement3. J’ay bien ocasion de vous suivre4, Monsieur le Lieutenant5, et faire service à la noble Assemblee, à bis ou à blancq6, à tort ou à droit, puisque tous les pauvres prestres, moynes et gens de bien, devots catholiques, m’apportent des chandelles7, et m’adorent comme un sainct Macabée, du temps passé. C’est pourquoy je me donne au plus viste des Diables8, que si aucun de mon gouvernement s’ingere à parler de paix, je le courray9 comme un loup gris10. Vive la guerre ! il n’est que d’en avoir, de quelque part qu’il11 vienne. Je voy je ne sçai quels degoustez de nostre noblesse qui parlent de conserver la religion et l’Estat tout ensemble : et que les Espagnols perdront à la fin l’un et l’autre si on les laisse faire. Quant à moy je n’entends point tout cela : pourveu que je leve tousjours les tailles12, et qu’on me paye bien mes appointements, il ne me chaut que13 deviendra le Pape. Je suis après mes intelligences pour prendre Noyon14 : si j’en puis venir à bout, je seray evesque de la ville et des champs15, et feray la moue à ceux de Compiegne16. Cependant je courray la vache et le manant, tant que je pourray : et n’y aura paysan, laboureur ny marchand autour de moy, et à dix lieues à la ronde, qui ne passe par mes mains, et qui ne me paye taille ou rançon. Je sçay des inventions pour les faire venir à raison : je leur donne le frontal de corde liee en cordeliere1 : je les pends par les aisselles, je leur chauffe les pieds d’une pelle rouge, je les mets aux fers et aux ceps2 : je les enferme en un four, en un coffre percé plein d’eau : je les pends en chapon rosty : je les fouette d’estrivieres3 : je les sale : je les fais jeusner : je les attache estenduz dedans un ban : bref j’ay mille gentils moyens pour tirer la quinte-essence de leurs bourses et avoir leur substance pour les rendre belistres4 à jamais, eux et toute leur race. Que m’en soucié je, pourveu que j’en aye5 ? Qu’on ne me parle point là-dessus du poinct d’honneur, je ne sçai que6 c’est ; il y en a qui se vantent d’estre descenduz de ces vieux chevaliers François qui chasserent les Sarrazins d’Espagne et remirent le Roy Pierre en son Royaume7 : les autres se disent estre de la race de ceux qui allerent conquerir la terre saincte avec Sainct Loys : les autres de ceux qui ont remis les Papes en leur Siege par plusieurs fois, ou qui ont chassé les Anglois de France et les Bourguignons de la Picardie ; ou qui ont passé les monts, aux conquestes de Naples et de Milan, que le roy d’Espagne a usurpé sur nous. Il ne me chaut de tous ces tiltres et panchartes8, ni d’armoiries, tymbrées ou non tymbrées : je veux estre vilain de quatre races9, pourveu que je reçoive tousjours les tailles, sans rendre compte. Je n’ay point leu les livres, ny les histoires, et annales de France, et n’ay que faire de sçavoir s’il est vray qu’il y ait eu des Paladins et Chevaliers de la Table ronde qui ne faisoyent profession que d’honneur et de deffendre leur Roy et leur pays, et fussent plustost morts que de recevoir un reproche, ou souffrir qu’on eust faict tort à quelqu’un. J’ay ouy conter à ma grand mere, en portant vendre son beurre au marché, qu’il y a eu autrefois un Gaston de Foix, un Comte de Dunois, un La Hire, un Poton1, un capitaine Bayart, et autres, qui avoyent faict rage pour ce poinct d’honneur, et pour acquerir gloire aux François. Mais je me recommande à leurs bonnes graces pour ce regard2. J’ay bonne espée, et bon pistolet : et n’y a Sergent ny Prevost des Mareschaux qui m’osast adjourner3 ; advienne qui pourra, il me suffit d’être bon Catholique4. La justice n’est pas faicte pour les gentilshommes comme moy. Je prendray les vaches et les poules de mon voisin quand il me plaira : je leveray5 ses terres, je les renfermeray avec les miennes dedans mon clos, et si n’en oseroit6 grommeler. Tout sera à ma bienseance. Je ne souffriray point que mes subjets payent de taille, sinon à moy. Et vous conseille, Messieurs les Nobles, d’en faire tous ainsi. Aussi bien n’y a il que les Tresoriers et Financiers qui s’en engraissent, et usent de la substance du peuple, comme des choux de leur jardin.