Retz
1614-1679
[Notice]
Destiné malgré lui à l’Église, d’abord coadjuteur et plus tard archevêque de Paris, Paul de Gondi avait plus de vocation pour les affaires politiques que pour un ministère ecclésiastique. Déterminé comme César à n’être le second en rien, il rêva de bonne heure le rôle de conspirateur grandiose, et ce goût d’ambitieuses aventures éclate déjà dans son récit de la conjuration de Fiesque. La mort de Richelieu et l’anarchie d’une régence ouvrirent carrière à son génie turbulent, qui, dans un moment de faveur, réussit à surprendre le chapeau de cardinal. Ligueur, frondeur, séditieux, tour à tour allié du parlement, de la cour et du peuple, il aima l’intrigue pour l’intrigue, sans avoir ni vues supérieures, ni suite dans ses desseins. Il expia les fautes d’une vie agitée et stérile par des disgrâces, suivies d’un exil et d’une retraite qu’honora son repentir, et que consolèrent des amitiés choisies, entre autres celle de Madame de Sévigné.
Ses Mémoires, dont la franchise va jusqu’au cynisme, nous plaisent par leur vivacité dramatique. Son style est plein de feu : l’esprit des choses y circule. Gaie, pittoresque, fière et fougueuse, l’expression est telle sur le papier qu’elle serait sur les lèvres d’un causeur. Il esquisse en se jouant des portraits bien vivants qui nous parlent. Ses discours ont grand air. Son récit intéresse comme une comédie. Il eut l’éloquence de César, mais paraîtrait un Catilina si par la pénitence il n’avait pas expié ses scandales.
Richelieu
Il n’y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul. Les monarchies les plus établies et les monarques les plus autorisés ne se soutiennent que par l’assemblage des armes et des lois, et cet assemblage est si nécessaire que les unes ne se peuvent maintenir sans les autres. Les lois désarmées tombent dans le mépris ; les armes qui ne sont pas modérées par les lois tombent bientôt dans l’anarchie. La république romaine avait été anéantie par Jules César ; la puissance dévolue par la force des armes à ses successeurs subsista autant de temps qu’ils purent eux-mêmes conserver l’autorité des lois. Aussitôt qu’elles perdirent leurs forces, celle des empereurs s’évanouit, et elle s’évanouit par le moyen de ceux mêmes qui, s’étant rendus maîtres de leur sceau et de leurs armes par la faveur qu’ils avaient auprès d’eux, convertirent en leur propre substance celle de leurs maîtres, dont ils firent leur proie, à l’abri de ces lois anéanties. L’empire romain mis à l’encan et celui des Ottomans exposé tous les jours au cordeau nous marquent par des caractères bien sanglants l’aveuglement de ceux qui ne font consister l’autorité que dans la force.
Mais pourquoi chercher des exemples étrangers où nous en avons tant de domestiques ? Pépin n’employa pour détrôner les Mérovingiens, et Capet ne se servit pour déposséder les Carlovingiens que de la même puissance que les prédécesseurs de l’un et de l’autre s’étaient acquise sous le nom▶ de leurs maîtres. Il convient aussi d’observer que les maires du palais et les comtes de Paris se placèrent dans le trône des rois à la faveur des moyens qui leur avaient servi à s’insinuer dans leur esprit, c’est-à-dire par l’affaiblissement et par le changement des lois de l’État.
Le cardinal de Richelieu était trop habile pour ne pas avoir toutes ces vues, mais il les sacrifia à son intérêt. Il voulut régner selon son inclination, qui ne se prescrivait point de règles, même dans les choses où il ne lui eût rien coûté de s’en imposer ; et il fit si bien que, dans le cas où le destin lui eût donné un successeur de son mérite, je ne sais si la qualité de premier ministre qu’il a prise le premier n’aurait pas pu devenir, avec un peu de temps, aussi odieuse en France que le fut par l’événement celle de maire du palais et de comte de Paris1. La providence de Dieu y pourvut ; car le cardinal Mazarin, qui prit sa place, ne devait causer aucun ombrage à l’État du côté de l’usurpation.
Le cardinal de Richelieu avait de la naissance. Sa jeunesse jeta des étincelles de son mérite. Il se distingua en Sorbonne ; on remarqua de fort bonne heure la force et la vivacité de son esprit. Il prenait d’ordinaire très-bien son parti. Il était homme de parole où un grand intérêt ne l’obligeait pas au contraire, et en ce cas il n’oubliait rien pour sauver les apparences de la bonne foi. Il n’était pas libéral, mais il donnait plus qu’il ne promettait et il assaisonnait admirablement les bienfaits. Il aimait la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet1 ; mais il faut avouer qu’il n’abusait qu’à proportion de son mérite de la dispense qu’avait prise sur ce point l’excès de son ambition ; il n’avait ni l’esprit ni le cœur au-dessus des périls, il n’avait ni l’un ni l’autre au-dessous, et l’on peut dire qu’il en prévint davantage par sa sagacité qu’il n’en surmonta par sa fermeté.
Il était bon ami ; il eût même souhaité d’être aimé du peuple ; mais quoiqu’il eût la civilité, l’extérieur et beaucoup d’autres parties propres à cet effet, il n’en eut jamais le je ne sais quoi qui est encore en cette matière plus requis qu’en toute autre. Il anéantissait par son pouvoir et par son faste royal la majesté personnelle du roi ; mais il remplissait avec tant de dignité les fonctions de la royauté, qu’il fallait n’être pas du vulgaire pour s’apercevoir du péril où il s’engageait.
Il distinguait plus judicieusement qu’homme du monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux, ce qui est une très-grande qualité pour un ministre. Il s’impatientait trop facilement dans les petites choses ; mais ce défaut, qui vient de la sublimité de l’esprit, est toujours joint à des lumières qui le suppléent2. Il avait assez de religion pour ce monde. Il allait au bien, ou par inclination, ou par bon sens, toutefois3 que son intérêt ne le portait point au mal, qu’il connaissait parfaitement quand il le faisait. Il ne considérait l’État que pour sa vie4 ; mais jamais ministre n’a eu plus d’application à faire croire qu’il en ménageait l’avenir. Enfin il faut confesser que tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres, parce qu’ils ont été de ceux qui ne peuvent avoir pour instruments que de grandes vertus1.
Vous jugez facilement qu’un homme, qui a d’aussi grandes qualités et autant d’apparences de celles même qu’il n’avait pas se conserve assez aisément dans le monde cette sorte de respect qui démêle le mépris d’avec la haine2, et qui, dans un État où il n’y a plus de lois, supplée au moins pour quelque temps à leur défaut3.
La Rochefoucauld
Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld4. Il a voulu se mêler d’intrigues dès son enfance, dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les grands, qui d’un autre sens n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucune affaire, et je ne sais pourquoi ; car il avait des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu’il n’avait pas. Sa vue n’était pas étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée ; mais son bon sens, et très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs qui fut admirable, devait compenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle, mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive ; je ne la puis donner à la stérilité de son jugement ; car, quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier quoiqu’il fût très-soldat. Il n’a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’était tourné dans les affaires en air d’apologie1 ; il croyait toujours en avoir besoin : ce qui, joint à ses Maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu2, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme, à l’égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.
Le prince de Condé
M. le prince est né capitaine, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui, à César et à Spinola3. Il a égalé le premier, il a passé le second. L’intrépidité est l’un des moindres traits de son caractère. La nature lui avait fait l’esprit aussi grand que le cœur. La fortune, en le donnant à un siècle de guerre, a laissé au second toute son étendue. La naissance ou plutôt l’éducation, dans une maison attachée et soumise au cabinet, a donné des bornes trop étroites au premier. L’on ne lui a pas inspiré d’assez bonne heure les grandes et générales maximes qui sont celles qui font et qui forment ce que l’on appelle l’esprit de suite. Il n’a pas eu le temps de les prendre par lui-même, parce qu’il a été prévenu dès sa jeunesse par la chute imprévue des grandes affaires et par l’habitude au bonheur. Ce défaut a fait qu’avec l’âme du monde la moins méchante il a commis des injustices ; qu’avec le cœur d’Alexandre il n’a pas été exempt non plus que lui de faiblesse ; qu’avec un esprit merveilleux il est tombé dans des imprudences ; qu’ayant toutes les qualités de François de Guise il n’a pas servi l’État en de certaines occasions aussi bien qu’il le devait, et qu’ayant toutes celles de Henri du même ◀nom il n’a pas poussé la faction où il le pouvait. Il n’a pu remplir son mérite, c’est un défaut ; mais il est rare, mais il est beau4.