(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Lamennais 1782-1854 » pp. 243-246
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Lamennais 1782-1854 » pp. 243-246

Lamennais
1782-1854

[Notice]

M. de Lamennais nous offre dans sa vie comme dans ses œuvres les douloureuses contradictions d’une âme altière, ardente, incapable d’équilibre, et obstinée à se tourmenter elle-même par ses propres orages. De tous ses écrits, le plus digne de mémoire est son essai sur l’Indifférence en matière de religion (1817-1823). Dans ce livre apparaissait déjà sous le docteur orthodoxe un logicien impérieux, paradoxal et inflexible, dont le zèle alarma ceux même qui applaudirent en lui un nouveau Bossuet. Sans raconter les événements qui suivirent, rappelons seulement qu’il attrista bientôt ses amis par l’éclat d’un naufrage où sombrèrent leurs plus chères espérances. Les Paroles d’un croyant furent l’évangile aventureux de sa rébellion contre les arrêts de Rome. Une poésie sombre colore ce pamphlet inspiré par un cœur courroucé qui voit dans tout abus un crime, dans tout adversaire un ennemi (1832).

Esprit étrange et puissant, M. de Lamennais nous laisse indécis entre l’admiration et la pitié. Ambitieux d’être un apôtre et un prophète, nul n’a été plus éloquent pour ou contre l’Église, la révolution et le peuple. La tempête est son élément. Dans ses intervalles d’apaisement et de lucidité, il rappelle Pascal et Rousseau ; mais trop de lave déborde du volcan. L’impression dominante qu’il nous laisse est pénible et triste : c’est une âme fébrile dans un corps malade.

La fuite du temps et l’éternité

À madame la comtesse de senfft

Paris, 31 décembre 1833.

Dans trois heures, le temps va engloutir en ses vastes gouffres les larmes et les douleurs d’une année1 ; celle qui la suivra sera-t-elle remplie de moins de pleurs et de moins de deuils ? Non sans doute, elles se ressemblent toutes. Mon cœur, cependant, vous envoie ses vœux ; il demande pour vous, sinon le bonheur qui n’est point d’ici-bas, du moins ces secrètes consolations que la Providence fait couler d’en haut sur les âmes malades, ces joies intimes qui n’ont point de nom, parce qu’elles passent sur la terre comme quelque chose d’un autre monde, comme le souffle lointain de la patrie. C’est là qu’il faut se joindre ; je désire, mais j’espère peu désormais vous revoir ailleurs. Nos routes se dirigent en des sens contraires ; heureusement qu’il existe un centre où elles aboutissent toutes2. Mille tendresses à mon cher comte ; mes sentiments pour lui et pour vous ne s’affaibliront jamais.

La patience 3

À madame la comtesse de senfft

Le 22 octobre 1827.

Il est bien vrai que la vie est triste, pleine de soucis, de mécomptes, d’inquiétudes, de douleurs ; mais tout cela dure peu.

Prenons donc patience encore quelques instants. Nous n’avons pas achevé de semer, que nous voudrions recueillir. Ce n’est pas là l’ordre de Dieu. Il faut que les pluies et les glaces de l’hiver, les chaleurs de l’été et ses orages passent sur ce grain à peine germé ; et puis viendra le jour de la moisson, jour plein d’allégresse et de paix, jour des espérances satisfaites, des joies et du repos éternel. Jacob comptait pour bien peu de choses cent quarante ans de misères. Et nous qui ne sommes encore, par comparaison, qu’au berceau, nous nous plaignons de la longueur et de la dureté de l’épreuve. Imaginons-la plus dure encore, dix fois, cent fois, mille fois ; que sera-ce, près de la récompense ? Le tout est de persévérer, et nous savons que Dieu donne sa grâce aux humbles1. Que nous faut-il de plus que cette promesse ? Soyons fidèles aujourd’hui, demain, et le ciel nous est assuré. Bossuet, dans son oraison funèbre de la princesse Palatine, dit qu’elle fut douce avec la mort. Je voudrais que nous fussions « doux avec la vie » ; mais cela, j’en conviens, est plus difficile2.

(Correspondance, édition Didier, p. 359, t. Ier.)

Le printemps

À madame de senfft 3

19 février 1839.

Vous allez entrer dans le printemps, plus hâtif qu’en France dans le pays que vous habitez4 ; j’espère qu’il aura sur votre santé une influence heureuse : abandonnez-vous à ce qu’a de si doux cette saison de renaissance ; faites-vous fleur1 avec les fleurs. Nous perdons, par notre faute, une partie, et la plus grande, des bienfaits du créateur. Il nous environne de ses dons, et nous refusons d’en jouir, par je ne sais quelle triste obstination à nous tourmenter nous-mêmes. Au milieu de l’atmosphère de parfums qui émane de lui, nous nous en faisons une, composée de toutes les mortelles vapeurs qui s’exhalent de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos chagrins : fatale cloche de plongeur, qui nous isole dans le sein de l’Océan immense2.

Le complaisant intéressé

C’est bien le meilleur des hommes que Physcon3 ; il n’a rien à lui, pas même sa conscience4 : tout est à ses amis, et il a constamment eu le bonheur de compter parmi eux tous les gens au pouvoir. On le trouve dans leur cabinet, à leur table, d’où il sort le dernier5, plein d’admiration pour ce qu’ils ont dit et pour ce qu’ils disent. Ce n’est pas qu’il soit flatteur, Dieu l’en garde ! il hasardera même quelquefois de montrer une opinion, ne fût-ce que pour l’abandonner ensuite à propos. Un Je me trompais 6 a souvent tant de grâce, et peut conduire un homme si loin ! Ne croyez pas cependant que Physcon désire les emplois ; seulement il les accepte ; car enfin, l’on doit se rendre utile. Qui en est plus persuadé que lui, et qui le dissimule moins ? Membre d’un corps de l’État, il y parle peu, mais il vote ; et avec quelle défiance de son esprit ! Il sait que les apparences trompent, qu’il n’est rien de stable sous le soleil ; au lieu donc de s’aventurer à penser encore ce qu’il avait toujours pensé jusque-là, ce qui était certain pour lui comme pour tout le monde, il s’approche modestement du régulateur de sa raison législative7, se penche à son oreille, puis dresse les siennes pour recueillir sans en rien perdre la réponse à cette question profonde et délicate : Monseigneur, qu’est-ce qui est vrai aujourd’hui ? Monseigneur le lui dit : le voilà tranquille ; qu’on parle maintenant, qu’on discute, sa conviction est formée, on ne l’ébranlera pas : s’il en change jamais, ce ne sera du moins qu’après que certain hôtel1 aura changé de maître ; alors il écoutera, il verra. Il est bon d’être ferme, il le sait ; mais il sait aussi qu’on ne doit pas être sottement opiniâtre : tout en ce monde a sa mesure, ses bornes ; et encore faut-il dîner.

La France

Chère France ! elle est encore, à tout prendre, ce qu’il y a de mieux dans cette Europe si corrompue. Sans doute elle renferme beaucoup de mal mais le mal y est moins mauvais qu’ailleurs, et c’est beaucoup. Vous la jugez trop défavorablement ; sans doute les âmes y sont, comme partout, affaiblies par l’égoïsme, mais infiniment moins que vous ne pourriez le croire. C’est encore, à tout prendre, le pays où il y a le plus de vie morale2.