(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Première partie. De la poésie en général — Chapitre II. Des qualités essentielles du poète » pp. 16-21
/ 353
(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Première partie. De la poésie en général — Chapitre II. Des qualités essentielles du poète » pp. 16-21

Chapitre II.

Des qualités essentielles du poète

19. Quelles sont les qualités essentielles du poète ?

Le nom de poète, dit Horace, ne doit être donné qu’à celui qui possède un génie divin, à celui dont l’esprit est sublime, et dont la bouche fait entendre de grandes choses.

Ingenium cui sit, cui mens divinior atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.

D’après ces paroles, et ce que nous avons dit dans le chapitre précédent, il est facile de découvrir les qualités indispensables pour réussir dans la poésie, et dont la réunion constitue le génie poétique. Ces qualités sont la sensibilité, l’imagination, l’enthousiasme et l’inspiration.

20. Qu’est-ce que la sensibilité ?

La sensibilité est cette disposition délicate de l’âme qui fait qu’on s’émeut, qu’on se passionne facilement, et qu’on transmet promptement ses impressions par le langage. Nous avons vu que le propre de la poésie est d’animer la nature. Or, quel est l’état où l’homme est disposé à prêter une âme, du mouvement et de la vie aux objets qui l’entourent, si ce n’est l’état d’émotion et de passion ? L’homme froid et impassible juge froidement toutes choses ; l’homme passionné s’imagine que tout prend part à ses transports ; la terreur crée autour d’elle des fantômes ; l’homme affligé prête sa tristesse à la nature ; celui qui est agité de remords s’imagine que tout va prendre une voix pour l’accuser. Il est donc évident qu’une des qualités distinctives du poète, c’est la disposition à se passionner, la sensibilité. Mais cette faculté est purement passive. Quel est l’agent qui la met en jeu dans le poète ? L’imagination.

21. Qu’est-ce que l’imagination ?

L’imagination est cette faculté de l’esprit qui rend présents à la pensée une foule d’objets propres à produire dans l’âme de vives émotions. Elle communique aux objets une vie qui semble pleine de sève ; elle les combine en une multitude de façons différentes ; elle leur donne une forme et les présente sous des images frappantes. Par elle seule, le poète peut atteindre le monde invisible et s’élever jusqu’à l’idéal.

22. Qu’est-ce que l’enthousiasme ?

L’imagination, lorsqu’elle est arrivée à son plus haut degré de chaleur et d’exaltation, prend le nom d’enthousiasme. L’enthousiasme consiste donc dans une représentation très vive et très frappante des objets dans l’esprit.

Dans cet état, le poète s’isole de tout ce qui l’environne ; il ne voit plus, il n’entend plus que les objets que lui présente son imagination. C’est quelque chose qui ressemble au délire, à la fureur, à la folie. Le peintre Claude Vernet, se trouvant sur un vaisseau battu d’une horrible tempête, et au moment de faire naufrage, s’était fait attacher au mât du navire, et, tout occupé à dessiner le mouvement des vagues, leurs replis, leur écume, et les feux de la foudre qui, à sillons redoublés, déchiraient le sein des nuages, ne cessait de crier : Ah ! que cela est beau ! tandis qu’autour de lui tout le monde frémissait d’un danger que lui seul ne voyait pas. Voilà l’enthousiasme.

23. Qu’est-ce que l’inspiration ?

L’imagination, même la plus puissante, ne suffit pas pour constituer le génie poétique. Il faut une qualité plus précieuse et bien plus rare, l’inspiration. L’inspiration (spiritus) a lieu lorsque la sensibilité, excitée par l’imagination, a atteint le plus haut degré de l’émotion, et lorsque l’intelligence, entraînée dans sou essor, est montée pour ainsi dire avec elle à la hauteur de l’enthousiasme. C’est un grand fond de génie, une justesse d’esprit exquise, une imagination extrêmement féconde, et surtout un cœur plein de feu noble et qui s’allume aisément à la vue des objets. C’est comme un souffle divin, une vie supérieure que le poète reçoit d’en haut, comme une flamme divine qui le domine, le transporte, l’élève jusqu’au beau idéal, et produit dans les autres hommes cette espèce de vénération, ce sentiment inconnu d’une ravissante surprise ; c’est enfin l’état d’une âme qui prend son essor au-dessus des intelligences vulgaires, et qui semble recueillir, dans une sphère supérieure et dans la communication de quelque être surnaturel, des idées, des images, des sentiments plus grands et plus purs que ne le sont ceux des hommes dans leur état ordinaire. L’inspiration est le caractère distinctif de la poésie envisagée dans toute sa pureté, dans toute sa hauteur.

24. Le poète doit-il être soumis à la raison ?

La véritable inspiration poétique n’est nullement incompatible avec la raison. L’enthousiasme raisonnable, dit Voltaire, est le partage des grands poètes. Mais comment se fait cet accord merveilleux ? Le voici. La raison commence l’œuvre ; elle trace d’avance à l’enthousiasme l’espace où il devra se renfermer. Un poète dessine d’abord l’ordonnance de son tableau ; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages, et leur donner le caractère des passions, alors l’imagination s’échauffe, l’enthousiasme agit ; c’est un coursier qui s’emporte dans la carrière ; mais sa carrière est régulièrement tracée. Le poète ressemble à un général d’armée, qui, après avoir médité avec sagesse sur le plan de la bataille, combat avec fureur.

25. Quels sont les objets les plus poétiques ?

D’après ce qui précède, il est facile de voir quels sont les sujets les plus poétiques ; ce sont ceux qui sont les plus propres à mettre en jeu l’imagination et la sensibilité, et à produire l’enthousiasme et l’inspiration. Plus un objet réveille dans l’âme de souvenirs, d’espérances, de craintes, de pressentiments, en un mot, d’affections morales, plus il présente de mystères et de merveilleux à l’imagination, plus il est poétique. Un tombeau est poétique, parce que tous les mystères de notre destinée s’y rattachent, et qu’il est un monument placé sur la limite des deux mondes, nous parlant à la fois du passé et de l’avenir, du visible et de l’invisible. Les ruines sont, par la même raison, éminemment poétiques. Quoi de plus propre à faire naître l’inspiration que l’aspect d’un vieux château à demi écroulé, dont les tours crénelées, les fortifications, les ponts-levis, les portes sombres, rappellent les scènes de la chevalerie, les tournois, les batailles, le courage des paladins, et les chansons des troubadours ? Une nature déserte, muette, où l’homme n’a jamais passé, pourra inspirer le poète en lui parlant de la puissance du Créateur et de l’immensité de l’univers ; mais, à coup sûr, les pays illustrés par les grands événements antiques, qui ont vu passer le flot des générations humaines, prêteront davantage à la poésie. Quels pays sont plus poétiques, par exemple, que la Grèce et l’Italie, où l’on ne peut faire un pas sans rencontrer une ruine ou un tombeau ? que l’Espagne, si pleine de monuments et de traditions chevaleresques ?

26. Quel est le sujet le plus éminemment poétique ?

Si la nature, si les monuments du passé, tels que les tombeaux, les ruines, sont des sujets très propres à faire naître l’inspiration, que sera-ce quand le poète prendra pour sujet de ses chants Dieu lui-même, ses perfections, sa grandeur, sa majesté, ses bienfaits ? Quel vaste champ pour l’imagination ! Quelle source féconde pour l’inspiration ? Aussi la poésie s’est empressée, dans tous les temps, de célébrer la gloire et la puissance du Créateur de l’univers. Il y a dans la poésie, dit M. Laurentie, un certain mouvement d’enthousiasme qui pousse l’homme vers le ciel ; elle exprime admirablement l’amour et la reconnaissance, elle célèbre les merveilles ; et Dieu dut toujours se montrer à elle comme le principal objet vers lequel pouvaient le mieux s’élever ses aspirations. Aucun sujet ne l’eût plus heureusement enflammée ; aussi, même au milieu des superstitions les plus populaires, sa voix se fit toujours entendre pour célébrer le Tout-Puissant. Les hymnes hébraïques sont surtout sublimes ; le cantique de Moïse, après le passage de la mer Bouge, est un chef-d’œuvre ; les chants de David respirent une onction touchante ; tonte la Bible est un élan poétique d’adoration et de reconnaissance. Les autres langues anciennes nous ont conservé moins fidèlement leurs chants pieux. Quant au christianisme, il n’a pu manquer, avec ses idées si pures et si sublimes, d’entretenir parmi ses poètes une merveilleuse inspiration.