Madame de Maintenon
1635-1719
[Notice]
Élevée dans le calvinisme, qu’elle abjura sans contrainte, réduite à la condition la plus précaire par la mort de ses parents, mademoiselle d’Aubigné, petite-fille de l’énergique champion de la réforme, épousa en 1642 le poëte Scarron, qu’avaient touché ses infortunes. Veuve en 1660, elle allait retomber dans la détresse, quand Louis XIV lui confia le soin d’élever les fils de madame de Montespan, alors toute-puissante. Son dévouement, le charme de ses entretiens, la solidité de son esprit, et l’estime qu’elle inspira peuvent expliquer le crédit insensible qui l’achemina par degrés vers le trône d’un souverain devenu enfin soucieux de sa dignité. On sait qu’un an après le décès de la reine, en 1684, il s’unit à la marquise de Maintenon par un mariage secret.
Cette subite grandeur lui suscita bien des ennemis, et l’on ne saurait nier que ses incontestables vertus ressemblent parfois au talent de se rendre nécessaire▶ ; mais si elle ne fut pas étrangère à toute arrière pensée d’ambition, s’il est plus facile de la respecter que de l’aimer, on doit pourtant reconnaître qu’elle n’a jamais séparé l’honnêteté de l’habileté Elle excella par la tenue, la justesse, la mesure et le bon sens pratique ; elle porta simplement une haute fortune, et s’en servit pour faire le bien, surtout lorsqu’elle fonda Saint-Cyr (1685), création qui suffirait à honorer son nom. Toutefois, ajoutons qu’elle était née pour gouverner une maison d’éducation plutôt qu’un État : c’était sa vocation. Aussi se dévoua-t-elle à son œuvre avec un cœur vraiment maternel ; elle fut la plus accomplie des institutrices.
Sa correspondance, et ses entretiens sur l’éducation mêlent le judicieux à l’agréable, ou du moins à la distinction d’un esprit poli. Si elle n’eut pas, comme madame de Sévigné, l’intimité, l’enjouement, le caprice, l’éloquence expansive et primesautière, elle a l’aisance, le naturel, la délicatesse et l’autorité que donne l’expérience du cœur humain, j’allais dire la science de la direction.
Le bonheur
A M. Charles d’Aubigné, son frère
On n’est malheureux que par sa faute : ce sera toujours mon texte1, et ma réponse à vos lamentations. Songez, mon cher frère, au voyage d’Amérique, aux malheurs de notre père, aux malheurs de notre enfance, à ceux de notre jeunesse, et vous bénirez la Providence au lieu de murmurer contre la fortune. Il y a dix ans que nous étions bien éloignés l’un et l’autre du point où nous sommes aujourd’hui. Nos espérances étaient si peu de chose que nous bornions nos vœux à trois mille livres de rente. Nous en avons quatre fois plus, et nos souhaits ne seraient pas encore remplis ! Nous jouissons de cette heureuse médiocrité que vous vantiez si fort. Soyons contents. Si les biens nous viennent, recevons-les de la main de Dieu ; mais n’ayons pas de vues trop2 vastes. Nous avons le ◀nécessaire et3le commode ; tout le reste n’est que cupidité. Tous ces désirs de grandeur partent du vide4 d’un cœur inquiet. Toutes vos dettes sont payées ; vous pouvez vivre délicieusement sans en faire de nouvelles. Que direz-vous de plus ? Faut-il que des projets de richesse et d’ambition vous coûtent la perte de votre repos et de votre santé ! Lisez la vie de saint Louis ; vous verrez combien les grandeurs de ce monde sont au-dessous des désirs du cœur de l’homme5 ; il n’y a que Dieu qui puisse le rassasier.
La tolérance
Lettre à M. d’Aubigné
On m’a porté sur votre compte des plaintes qui ne vous font pas honneur. Vous maltraitez les huguenots ; vous en cherchez les moyens, vous en faites naître les occasions ; cela n’est pas d’un homme de qualité1. Ayez pitié des gens plus malheureux que coupables. Ils sont dans des erreurs où nous avons été nous-mêmes, et dont la violence ne nous aurait jamais tirés. Henri IV a professé la même religion, et plusieurs grands princes. Ne les inquiétez donc point. Il faut attirer les hommes par la douceur et la charité. Jésus-Christ nous en a donné l’exemple, et telle est l’intention du roi. C’est à vous à contenir tout le monde dans l’obéissance : c’est aux évêques et aux curés à faire des conversions par la doctrine et par l’exemple. Ni Dieu, ni le roi ne nous ont donné charge d’âmes. Sanctifiez la vôtre, et soyez sévère pour vous seul2.3
À M. l’abbé Gobelin
Je vous conjure de vous défaire du style que vous avez avec moi ; il ne m’est point agréable, et peut m’être nuisible. Je ne suis pas plus grande dame que je n’étais rue des Tournelles, où vous me disiez fort bien mes vérités4 ; et si la faveur où je suis met tout le monde à mes pieds, elle ne doit pas produire cet effet-là sur un homme chargé de ma conscience, et à qui je demande instamment de me conduire dans le chemin qu’il croit le plus sûr pour mon salut. Où trouverai-je la vérité, si je ne la trouve en vous ? Et à qui puis-je être soumise qu’à vous, ne voyant dans tout ce qui m’approche que respects, adulations et complaisances ? Parlez-moi, écrivez-moi sans tour, sans cérémonie, sans insinuation, et surtout, je vous prie, sans respect. Ne craignez ni de m’offenser, ni de m’importuner. Personne au monde n’a autant besoin d’aide que moi. Ne me parlez jamais des obligations que vous m’avez, et regardez-moi comme dépouillée de tout ce qui m’environne, attachée au monde, mais voulant me donner à Dieu. Voilà mes véritables sentiments.
Sur l’orgueil
À mademoiselle d’Aubigné 1
Je vous aime trop, ma chère nièce, pour ne pas vous dire tout ce que je crois qui pourra vous être utile, et je manquerais bien à mes obligations si, étant tout occupée des demoiselles de Saint-Cyr, je vous négligeais, vous que je regarde comme ma propre fille. Je ne sais si c’est vous qui leur inspirez la fierté qu’elles ont, ou si ce sont elles qui vous donnent celle qu’on admire2 en vous : quoi qu’il en soit, comptez que vous serez insupportable à Dieu et aux hommes, si vous ne devenez plus humble et plus modeste que vous ne l’êtes. Vous prenez un ton d’autorité qui ne vous conviendra jamais, quoi qu’il puisse vous arriver. Vous vous croyez une personne importante, parce que vous êtes nourrie dans une maison où le roi va tous les jours ; et le lendemain de ma mort, ni le roi, ni tout ce que vous voyez qui vous caresse ne vous regardera pas. Si cela arrive avant que vous soyez mariée, vous épouserez un gentilhomme de campagne fort misérable ; car vous ne serez pas riche, et si, pendant ma vie, vous épousez un plus grand seigneur, il ne vous considérera, quand je n’y serai plus, qu’autant que votre humeur lui sera agréable ; vous ne pouvez l’être que par votre douceur, et vous n’en avez point. Votre mignonne1 vous aime trop, et ne vous voit point comme les autres gens vous voient. Je ne suis point prévenue contre vous, car je vous aime fort ; mais je ne vous vois pas sans peine, par l’orgueil qui paraît dans tout ce que vous faites. Vous êtes assurément très-désagréable à Dieu ; voyez son exemple ; vous savez l’Évangile par cœur ; à quoi vous serviront tant d’instructions, si vous vous perdez comme Lucifer ? Songez que c’est uniquement la fortune de votre tante qui a fait celle de votre père et la vôtre. Vous souffrez qu’on vous rende des respects qui ne vous sont point dus ; vous ne pouvez souffrir qu’on vous dise qu’ils sont par rapport à moi ; vous voudriez vous élever même au-dessus de moi, tant vous êtes élevée et altière. Comment accommodez-vous cette enflure de cœur avec cette dévotion dans laquelle on vous élève ? Commencez par demander à Dieu l’humilité, le mépris de vous-même, qui, en effet, êtes peu de chose, et l’estime de votre prochain. Je souffrais bien, l’autre jour, de tout ce que vous fîtes à madame de Caylus : vous devez du respect à vos cousines2. Je vous parle comme à une grande fille, parce que vous avez l’esprit fort avancé ; mais je consentirais de bon cœur que vous en eussiez moins, et moins de présomption. S’il y a quelque chose dans ma lettre que vous n’entendiez pas, votre mignonne vous l’expliquera. Je prie Notre-Seigneur de vous changer, et que je vous trouve, à mon retour, modeste, humble, timide, et mettant en pratique tout ce que vous savez de bon ; je vous en aimerai beaucoup davantage. Je vous conjure, par toute l’amitié que vous avez pour moi, de travailler sur vous, et de prier tous les jours pour obtenir les grâces dont vous avez besoin3.
Sur les malheurs de la guerre
À M. le duc de Noailles.
J’ai à répondre à deux lettres de vous, mon cher duc, l’une du 11, l’autre du 17, et toutes deux aussi tristes qu’il convient à notre état présent1. Je ne pourrais le supporter, si je ne regardais d’où il nous vient, et2 que les hommes ne sont que des instruments entre la main de Dieu, pour affliger un royaume trop heureux, et pour humilier un roi trop grand. Il ne faut point raisonner avec le maître des événements, en disant que les rois qu’il paraît abandonner sont pieux, et que nos ennemis sont la plupart hérétiques. Dieu ne nous doit point rendre compte de sa conduite ; et il est bien sûr qu’il est juste, et, au milieu de sa colère, plein de bonté. D’ailleurs, ce ne sont point les opinions qui prennent les villes, ou gagnent les batailles. Nos ennemis sont pleins de prudence et d’habileté, et nos généraux sont malhabiles, et notre soldat découragé. Voilà, mon cher neveu, puisque votre amitié pour moi vous fait aimer nom, ce que je pense dans ce que saint François de Sales appelle la fine pointe de l’esprit, tandis que tout le reste qui est en moi est dans la tristesse, dans l’abattement, et dans un serrement de cœur qui devrait bien terminer cette misérable et trop longue vie.