(1881) Morceaux choisis des classiques français des xvie , xviie , xviiie et xixe siècles, à l’usage des classes de troisième, seconde et rhétorique. Prosateurs
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(1881) Morceaux choisis des classiques français des xvie , xviie , xviiie et xixe siècles, à l’usage des classes de troisième, seconde et rhétorique. Prosateurs

Avertissement

Le nouveau plan d’études de l’enseignement secondaire, fixé par l’arrêté du 2 août 1880, et accompagné d’une note explicative des nouvelles méthodes qui doivent être désormais appliquées, en prescrivant un enseignement plus direct et plus développé de la langue française, a consacré de nouveau l’utilité et la nécessité des Recueils destinés à représenter, dans la suite continue de morceaux choisis chez les écrivains classiques, l’histoire de la langue et de la littérature, de leur marche et de leurs progrès. Le recueil que nous publions n’est pas le premier qui réponde à ce besoin depuis longtemps reconnu, et nous n’aurions rien à dire en l’ajoutant à ceux qui existent déjà, si plusieurs différences ne l’en distinguaient.

Les programmes récents prescrivent de faire précéder, pour les classes de troisième et de seconde particulièrement, d’extraits des écrivains du xvie  siècle, ceux des écrivains des trois siècles suivants. Nous avons satisfait à cette innovation : c’est la première différence que nous ayons à signaler entre notre recueil et les autres ; pour la première fois le xvie  siècle prend, dans un même volume, avant le xviie  siècle, la part qui lui est due, et qui d’ailleurs lui avait été faite largement dans des recueils antérieurs, mais distincts.

Le mérite de cette innovation ne nous revient pas : les programmes nous la dictaient. Il en est deux autres dont on nous saura peut-être gré. Nous ne parlons pas des Notices biographiques et littéraires qui précèdent les extraits des écrivains ; placées avant ou après ces extraits, dans tous les recueils, elles les accompagnent. Nous voulons parler : 1° des tableaux littéraires qui ouvrent chaque siècle ; 2° des groupes que nous avons appelés secondaires et où nous avons réuni les écrivains qui méritent une place à la suite des écrivains les plus considérables.

Les tableaux littéraires ont pour objet, dans notre pensée, de permettre au jeune lecteur de rattacher les écrivains dont il étudie les plus beaux passages au mouvement des esprits et au progrès littéraire du siècle auquel ils appartiennent, de replacer dans un cadre général des portraits isolés : les notices sont ces portraits, le tableau est ce cadre. Il était utile de rassembler ces grands écrivains, guides de leur temps, selon leurs affinités, ou de les opposer selon la diversité de leur rôle. Il était utile de donner à l’élève une vue d’ensemble du pays pour l’inviter à suivre les écrivains qui vont solliciter et arrêter son attention, sur les routes diverses qu’ils ont parcourues ; il fallait qu’il sût où ils vont, où ils se rencontrent, où ils se séparent.

Réunis ainsi dans le tableau préliminaire du siècle qu’ils conduisent, chacun d’eux reste seul ensuite dans le chapitre spécial qui lui est consacré, chapitre qui commence par son portrait et qui est rempli par les extraits de ses ouvragés.

Quant aux écrivains de second ordre, qui ne se détachent pas avec le relief des premiers, nous ne devions pas les isoler en pleine lumière : nous avons rapproché, dans un appendice au siècle qui les a produits, sous le nom de groupe secondaire, leurs courtes biographies littéraires, suivies de citations empruntées aux principaux d’entre eux : quelque intérêt et quelque enseignement peuvent ressortir de leurs ressemblances ou de leurs contrastes. Groupés sur ce deuxième plan, selon les lois de la perspective littéraire, les écrivains secondaires pourront encore faire bonne figure, et complèteront le tableau du siècle.

Hâtons-nous d’ajouter que c’est aux xviie et xviiie  siècles que nous appliquons cette méthode. La littérature du xvie  siècle n’a pas encore assez complètement dégagé les lois du beau pour qu’il y eût lieu d’offrir à l’étude des jeunes lecteurs d’autres écrivains que les premiers d’entre eux ; il eût été inutile et indiscret d’établir des catégories parmi les écrivains du xixe  siècle, et les principaux étaient assez riches pour fournir à notre moisson.

Nous ne prétendons point que nos quatre tableaux littéraires, les portraits des grands écrivains que nous présentons successivement au premier plan et les groupes de fond sur lesquels ils ressortent, constituent par leur réunion et leur ensemble une histoire de la littérature française ; nous croyons seulement pouvoir dire que notre recueil donnera aux élèves, d’abord un résumé, puis les principaux documents de cette histoire, ceux-ci encadrés dans celui-là ; qu’il suppléera, dans la mesure modeste que limite un seul volume, à des histoires, œuvres de science littéraire et de critique, dont la lecture serait pour eux prématurée, et à une bibliothèque d’œuvres complètes qui ne peut être mise à leur disposition.

Pour le choix des morceaux, que dirions-nous qu’on ne sache d’avance ? Comme les recueils précédents, notre recueil ne contient, bien entendu, que des passages qui joignent à la valeur des idées, et à une irréprochable morale, les qualités littéraires propres à la nature de l’ouvrage dont ils sont tirés. Il nous sera seulement permis de mentionner que nous avons donné, dans le xixe  siècle, une part plus large qu’on ne l’a fait jusqu’ici à des modèles d’un genre de critique qui a été cultivé de nos jours avec talent et succès, la critique des beaux-arts. Ces passages et les notes qui, à l’occasion, les accompagnent peuvent contribuer à satisfaire ou à développer chez l’élève la curiosité et le goût des œuvres d’art, dont la connaissance, s’alliant heureusement à celle des œuvres littéraires, entre de plus en plus dans l’éducation, à provoquer ses visites dans nos musées, à fixer son attention sur nos monuments.

Le nombre et l’étendue des passages que nous empruntons aux œuvres d’un écrivain se mesurent nécessairement à l’importance et à la valeur de ces œuvres. Cette règle qui s’imposait à nous a dû cependant souffrir quelques exceptions. Nous avons restreint ou supprimé les emprunts faits ou à faire dans les ouvrages prescrits tout entiers pour les classes auxquelles notre recueil est destiné. Pourquoi, par exemple, y faire entrer des pages du Discours sur l’Histoire universelle et de la Grandeur des Romains, quand les élèves de troisième les ont entre leurs mains ? Toutefois nous avons pensé que les élèves qui, en quatrième, avaient connu les lettres choisies de Mme de Sévigné, par le recueil destiné spécialement à cette classe, auraient intérêt et profit à en trouver encore dans le recueil de leurs classes d’humanités, qui est le nôtre, quelques-unes que leur intelligence plus développée et leur goût plus formé pourraient mieux apprécier. Il est certain, d’autre part, qu’il fallait leur donner, par quelques exemples, un avant-goût de la correspondance de Voltaire sans les laisser attendre le choix étendu que leur réserve spécialement la classe de rhétorique.

Quel ordre adopter pour le classement de nos extraits ? Cette question n’était point indifférente. Le classement chronologique, déterminé par la date de la mort des écrivains, aurait amené des contrastes brusques et choquants : ne convenait-il pas de ne point séparer Mme de Maintenon de Mme de Sévigné, Nicole de Pascal ? Le classement par genres aurait eu par contre l’inconvénient de bouleverser outre mesure l’ordre des temps, de rompre l’unité et la marche d’un siècle : saint François de Sales, mort en 1622, n’eût pas été loin de Calvin et de Montaigne, et eût pris sa place avant Henri IV. Nous avons évité ces disparates en conciliant et en combinant de notre mieux cette double méthode de classement.

Si les tableaux généraux sont utiles et les notices particulières indispensables pour éclairer l’élève sur les temps et sur les hommes, les notes et commentaires sont nécessaires aussi pour le guider dans sa lecture et lui fournir sur le champ et sur place des notions diverses qui lui épargnent des recherches souvent difficiles ou impossibles. Mais nous les avons réduits autant que possible. Nous avons été sobre d’appréciations purement littéraires. Nous avons pensé que les tableaux que nous offrons tout d’abord au lecteur, que les remarques que peuvent provoquer chez lui le choix, le rapprochement, les contrastes des morceaux, et surtout l’enseignement du professeur, qui est son guide le plus direct et le plus sûr, suppléeraient avec profit aux commentaires de goût qu’il eût été facile de multiplier : nous avons trouvé à cette réduction des commentaires de cette nature l’avantage de laisser le jugement et le goût de l’élève s’exercer et se former, sous la direction vigilante de ses maîtres, par sa réflexion personnelle. Nous apprécions la haute valeur de ces sortes de commentaires dans d’autres recueils ; nous disons seulement pourquoi nous avons ait autrement que nos devanciers. Nos notes sont donc surtout, soit des éclaircissements historiques, biographiques, littéraires, soit des indications de rapprochements et de comparaisons, quand l’élève peut en trouver par lui-même les textes, ou les citations mêmes, quand il ne peut y avoir recours, soit quelques vues générales brièvement résumées.

Un dernier mot sur l’orthographe de nos extraits. Nous avons respecté scrupuleusement celle des écrivains du xvie  siècle : elle est, comme les particularités de langue et de grammaire dont nous avons recueilli et groupé les principales dans un appendice spécial au tableau des prosateurs du xvie  siècle, une des parties les plus nouvelles de l’enseignement que les élèves retireront de la lecture de ces écrivains. Au xviie  siècle, l’orthographe est singulièrement flottante ; ses divergences sont nombreuses ; les préférences individuelles semblent être la loi qui la dicte à l’écrivain. Dans cette confusion, les éditeurs les plus autorisés, par exemple ceux de la Collection des grands écrivains de la France, celui de la grande édition de Molière, M. Moland, ont pris le parti d’adopter l’orthographe de nos jours, respectant seulement deux usages bien établis, et suivis, le premier, même après Voltaire qui l’a combattu, le second par Voltaire et par plus d’un écrivain encore du commencement de notre siècle : l’emploi de l’o à la place de l’a dans l’imparfait et dans plusieurs mots, paroître, connoître, foible, etc. ; et la suppression du t au pluriel des participes présents et des substantifs ou adjectifs terminés en ant, ent, ment, etc. Dans le xixe  siècle, nous retirons définitivement l’o de l’imparfait, et nous soumettons à la règle de l’a. Chateaubriand lui-même qui s’y est refusé ; nous rendons aux pluriels dont nous venons de parler le t que supprimait encore Lamennais.

Tel que nous l’avons composé, notre recueil peut, ce semble, offrir au maître, dans la classe, la matière des leçons qu’il donne à apprendre et à réciter, et des lectures qu’il peut désirer faire en les accompagnant de commentaires qui les éclaircissent ; à l’élève, en dehors de la classe, la matière de lectures personnelles, que l’on ne saurait trop provoquer. S’il réunit, en effet, ce triple avantage, nous serons assez récompensé du temps et des soins que nous a coûtés une tâche plus longue et plus difficile qu’on ne serait peut-être tenté de le croire d’un simple travail de compilation, d’agencement et d’exposition.

XVIe siècle.

Les prosateurs du XVIe siècle

C’est à l’école de l’antiquité que le xviie  siècle fixa la langue française, que consacrèrent ses chefs-d’œuvre ; c’est le xvie  siècle qui ouvrit à la langue française l’école de l’antiquité. Le xvie  siècle a eu le mérite et l’honneur de concilier un enthousiasme ardent pour les langues grecque et latine avec une passion patriotique pour la langue nationale. Il fit renaître les premières et « illustra » la seconde. Ce double fait est consacré par le nom de « Renaissance » que l’histoire a donné au xvie  siècle, et qui constate, avec la résurrection des arts, celle des lettres antiques, et par le mot « Illustration » qui brille dans le titre de son plus éclatant manifeste, dû à la plume de Joachim Du Bellay. — Mais le manifeste de Du Bellay est de 1549 ; et le siècle ne l’avait pas attendu pour se mettre à l’etude des langues anciennes et pour émanciper la langue française. La sœur de François Ier avait appris le grec ; François Ier avait ordonné que les lois royales fussent rédigées en français (1538), et Calvin lui avait dédié le premier ouvrage de doctrine religieuse écrit en français (1534). — Ne nous laissons donc pas tromper par la date de 1549 ; elle ne partage pas l’histoire littéraire du xvie  siècle en deux périodes ; elle ne partage que l’histoire de sa poésie ; le manifeste de Du Bellay appelle la poésie à une révolution déjà faite dans la prose ; et le malheur des poètes de la seconde partie du siècle est d’avoir compromis l’œuvre commencée dans la première et continuée dans la seconde par les prosateurs.

Quelques lignes suffiront à résumer l’histoire de la poésie du xvie  siècle, qui n’entre que comme épisode dans notre cadre.

Pendant un demi-siècle, l’école de Marot représente l’esprit gaulois ; pendant l’autre demi-siècle, l’école de Ronsard représente l’esprit nouveau. Mais déjà Marot, héritier du moyen âge, est, par ses élégies et ses églogues à la manière antique, un précurseur de la renaissance poétique, et par sa traduction en vers des psaumes un adepte de la Réforme, contemporaine et auxiliaire de la Renaissance.

À l’école dite de Marot (1495-1544) se rattachent, avec beaucoup d’autres, Octavien de Saint-Gelais qui le précède (1466-1502), et Mellin de Saint-Gelais qui lui survit (1492-1558). — L’école de Ronsard (1524-1585), sur l’invitation de Du Bellay lui-même, puise au trésor de la littérature italienne comme des lettres antiques, et ajoute sur son drapeau le nom de Pétrarque à celui d’Homère. Elle comprend d’abord les six poètes qui, avec lui, forment la Pléiade : Daurat, son maître, Joachim du Bellay, Antoine de Baïf, Jodelle, Ponthus de Thiard, Remy Belleau, ses condisciples du collège de Coqueret ou ses amis ; puis, parmi ses principaux disciples, Amadis Jamyn, Du Bartas, Jacques Tahureau, Jean et Jacques de la Taille, Vauqueun de la Fresnaye, qui moururent, comme lui, avant la fin du siècle, Desportes et Bertaut, que sa chute, dit Boileau, rendit « plus retenus », et qui dépassèrent le siècle, dAubigné qui mourut en 1630. Ils abordèrent hardiment tous les genres de la poésie antique, hors l’épopée laissée au chef de l’école, qui y échoua misérablement.

C’est surtout dans la prose que s’est donné carrière le génie du xvie  siècle.

Si le xvie  siècle contient en germe le xviie , il se rattache lui-même par plus d’un lien au xve . — Le dernier siècle du moyen âge, qui, sur les ruines de la féodalité, éleva partout en Europe le pouvoir royal, qui vit tomber sur les bords du Bosphore le dernier empire survivant au monde antique, qui découvrit l’Amérique, inventa l’imprimerie et introduisit les Français dans l’Italie, la première héritière des arts et des lettres de l’antiquité, — légua au premier siècle des temps modernes des maîtres, les savants Grecs chassés de Constantinople par la conquête musulmane ; une bibliothèque naissante, les livres qui, de toutes parts, sortent de la poussière des couvents ; des imprimeries infatigables à les multiplier et à les repandre ; et l’exemple de l’Italie de Pétrarque, de Dante, de Boccace, d’Aricste, de Machiavel.

Aidé de ces maîtres, fort de ces exemples, muni de ces instruments d’étude, le xvie  siècle travailla avec ardeur ; il imprima, lut, commenta l’antiquité ; il fit partout la lumière par la plume de ses écrivains et par la parole de ses professeurs. François Ier lui donnait le collège de France (1531) en même temps qu’il mettait fin, par un arrêt du Parlement, aux mystères du moyen âge (1548), et qu’il rebâtissait Fontainebleau et le décorait par la main des artistes italiens. Les esprits de toutes parts s’émancipent ; la fièvre de recherche, d’examen, de controverse, s’allume ; les entraves de la scolastique sont brisées ; avec Ramus, Platon et Cicéron détrônent Aristote ; la théologie et la discipline de l’Eglise sont discutées, la Réforme se greffe sur la Renaissance. L’esprit de liberté, éveillé par l’étude des lettres anciennes, à laquelle, dit M. Nisard, s’attachait le soupçon d’hérésie (on confisquait au couvent les livres grecs de Rabelais), « se place dans la religion pour rentrer un jour, avec des forces doublées, dans les institutions politiques » (Michelet, Précis de l’Histoire moderne). — Voilà ce qu’ont fait les prosateurs du xvie  siècle.

Dans la revue qui suit la première place appartient aux savants qui lui ont révélé l’antiquité, son institutrice, et dont plusieurs ont été des écrivains.

Les éminents érudits du xvie  siècle, précurseurs et modèles de ceux des xviie et xviiie  siècles, véritables bénédictins laïques, — ou fouillent en tous sens et éclaircissent les antiquités grecque et latine, comme Budé, qui conseilla à François Ier la fondation du collège de France, Budé « le prodige de France », dit Érasme ; Dolet, le « Cicéronien » ; Joseph Scaliger, né à Agen, du Jules César de Padoue ; le consciencieux Lambin dont le nom a donné un verbe à notre langue ; Robert Estienne, le latiniste, savant imprimeur, dont toute la maison parlait latin ; son fils Henri Estienne, l’helléniste, qui se fit une belle place entre les meilleurs écrivains français ; Casaubon, gendre de Henri Estienne ; — ou scrutent les antiquités nationales, comme l’historiographe Claude Fauchet (1536-1601), dans ses Antiquités gauloises et françoises et son Origine de la langue et de la poésie françoises et le jurisconsulte Pasquier (15291612), poète latin et français à ses heures, et auteur des Recherches de la France.

Parmi les savants, la littérature proprement dite réclame ceux qui ont, comme le demande J. Du Bellay aux poètes, « illustré » en prose la langue nationale, en la trempant aux sources antiques, comme Jacques Amyot (1513-1593), l’immortel traducteur de Plutarque ; en la défendant à l’occasion contre les fanatiques indiscrets de la Rome antique ou de l’Italie moderne, comme Henri Estienne (1531-1598), que nous retrouvons ici avec son Traité de la conformité du françois avec le grec, sa Précellence de la langue françoise, ses Nouveaux dialogues du langage françois italianisé.

La littérature, aussi bien que la science sous ses formes diverses, s’honore des écrits de trois novateurs, hommes de bien, utiles et grands citoyens : — Ambroise Paré (1517-1590), chirurgien de Charles IX et père de la chirurgie moderne, dont le génie eut pour école l’Hôtel-Dieu et les champs de bataille, auteur de la Méthode de traicter les playes faictes par harquebutes (1545), de la Chirurgie et de Apologie et voyages ; — Bernard Palissy (1510-1589), le « peintre-vitrier », l’inventeur des « rustiques figulines », un des créateurs de la minéralogie et de la géologie par ses recherches, et ses Discours admirables de la nature des eaux et fontaines, métaux, etc. ; — Olivier de Serres (1539-1619), un des promoteurs de la culture des mûriers, dont Henri IV aimait à lire et dont Sully, grand ami de labourage et pâturage, ces deux « mamelles de la France », devait goûter le Théâtre de l’Agriculture et Mesnage des champs, ouvrage pratique, bien ordonné, écrit avec agrément et intérêt, tout pénétré de l’amour de la terre nourricière.

Dans l’étude de l’antiquité, la science du droit ne pouvait manquer de jouer un rôle considérable. Le Milanais Alciat (1492-1550) commença à Bourges, où l’appela François Ier, et continua en Italie l’école nouvelle du droit romain, qu’illustra le Toulousain Cujas (1522-1590) dans les chaires de Bourges et de Paris, et dont sortirent les Pasquier et les Pithou : elle éclairait le droit romain par l’histoire et la littérature antique. La science du droit français suivit une route parallèle avec Dumoulin (1500-1566), comme nous avons vu l’étude des antiquités françaises suivre celle des antiquités grecque et latine.

Des jurisconsultes aux publicistes, la transition est celle de la théorie juridique à la théorie politique. Bodin, d’Angers (1530-1596), d’abord professeur de droit à Toulouse, depuis député du tiers-état à Blois, en 1588, conçoit et expose dans sa République (1578) la théorie constitutionnelle qui sera celle de Montesquieu. La Boétie, le jeune ami de Montaigne, est dans son Contr’un (1548) le précurseur de J.-J. Rousseau.

Les théoriciens politiques sèment pour l’avenir : les hommes d’État gouvernent le présent par l’action, la parole et les écrits. Ils sont tous effacés par l’apôtre de la tolérance civile, Michel de l’Hôpital (1505-1573), qui fait entendre à la France son éloquence honnête et élevée, pendant qu’à la suite de François Hotmann et d’Hubert Languet, les pamphlétaires descendent dans l’arène des partis. — Un seul des pamphlets politiques du temps est resté comme une œuvre originale et durable : c’est celui qui porta le dernier coup à la Ligue, c’est la Satire Ménippée (1593). Il mettrait fin à ces écrits de fièvre et de guerre civile, si, la Ligue tuée, Agrippa d’Aubigné n’avait tenu à flétrir par la Confession de Sancy les abjurations ou les soumissions intéressées de quelques Ligueurs de marque.

Comme la politique théorique a ses publicistes, et la politique active ses orateurs et ses pamphlétaires, la religion a ses docteurs et ses polémistes. — Le chef-d’œuvre en appartient à la religion réformée. C’est l’Institution de la Religion chrestienne, de Calvin (1534). Théodore de Bèze (1519-1605), l’orateur calviniste du colloque de Poissy, a écrit pour sa foi, en prose et en vers, en latin et en français, des ouvrages, parmi lesquels se distingue son Histoire ecclésiastique de l’Eglise réformée au royaume de France. — Aux nombreux traités dogmatiques de Duplessis-Mornay (1548-1623), le « pape des huguenots », répond le cardinal Du Perron (1559-1618). Puis, au commencement du xviie  siècle, toute la polémique qui s’était donné carrière dans les sermons et les prêches, et dans les nombreux et violents pamphlets calvinistes et ligueurs de l’âge précédent, s’adoucit et se fond dans les effusions onctueuses et mystiques du tendre et touchant saint François de Sales (Introduction à la vie dévote, 1608).

La philosophie morale reste en dehors du conflit des partis religieux et politiques, assez occupés ailleurs. Aussi le scepticisme des Essais de Montaigne (1533-1592) ne souleva-t-il pas d’orage, Le scepticisme absolu du Traité de la Sagesse, de Charron (1541-1603), qui contrastait avec l’orthodoxie religieuse de ses écrits antérieurs, ne passa pas sans protestation. Le stoïcisme chrétien du traité De la constance et de la consolation des calamités publiques, d’un grand magistrat qui fut l’orateur des Politiques aux États de la Ligue (1593), Guillaume Du Vair (1556-1621), est comme l’asile où l’esprit se repose de toutes les luttes passionnées de la politique et de la religion.

L’ardent et rude xvie  siècle, au milieu de ses batailles de la parole, de la plume et du pistolet, au milieu des incendies, des pendaisons et des massacres, de ses effroyables guerres civiles et religieuses, avait conservé du vieux sang gaulois la folie du rire et la passion des contes. Les siècles de la guerre des Albigeois, de la guerre de cent ans, avaient écrit les fabliaux ; le plus âpre de ses rois avait au xve siècle écrit ses Nouvelles nouvelles. Au xvie , Marguerite d’Angoulême (1497-1549) donne l’Heptaméron (1558) ; Bonaventure des Périers (mort vers 1544), son valet de chambre, les nouvelles Récréations et joyeux Devis (1558) ; Herberay des Essarts et ses continuateurs (1540-1613), les prouesses des Amadis ; François Rabelais, toutes les joyeusetés pantagruéliques de son indéfinissable roman : et ce rieur est un des trois grands écrivains de ce long âge, entre le sombre Calvin et le sceptique Montaigne.

Notre tableau, forcément écourté en ses détails, mais complet en son ensemble, sera terminé, si nous ajoutons que l’histoire du xvie  siècle, que nous avons déjà trouvée dans les productions de ses écrivains, est aussi dans les récits de ses historiens, qui sont eux-mêmes une partie considérable de son œuvre littéraire.

Le temps n’est plus où la main du gentilhomme, qui savait frapper de si rudes coups, savait à peine signer son nom, où la devise semblait être « faire sans dire ». C’est une joie nouvelle pour beaucoup de vaillants soldats de dire ce qu’ils ont fait et vu faire. Le dernier des chevaliers n’entendait rien aux écritures, mais son « loyal » serviteur y supplée1. Les maréchaux de France dictent comme Vieilleville (1509-1571), ou écrivent comme Fleurange (Robert de la Mark, dit l’Adventureux, 1491-1537), Michel de Castelnau, et, à leur tête, ce Monluc qui reprit le titre illustré par César. On trouve sur cette liste héroïque deux Tavannes, François de Guise, un Condé, un Turenne, un Fénelon, un Rabutin, deux Du Bellay, Guillaume, seigneur de Langey, et Martin Du Bellay, tous deux capitaines et diplomates, frères du cardinal et cousins du poète ; et beaucoup d’autres que de pareils noms ne sauvent pas de l’oubli, mais que conserve à l’histoire la collection de Petitot ; et ces deux nobles figures de La Noue, Bras-de-fer (1531-1591), le « Bayard Huguenot », le compagnon de Henri IV, qui a raconté huit ans de combats, et de Coligny (1517-1572), qui a raconté le siège de Saint-Quentin (1557).

À leur suite, Brantôme (1540-1514) raconte dans un des plus fins langages du siècle bien des anecdotes, et, dans plusieurs livres et sous plusieurs titres, peint les mœurs et écrit les Vies des grands capitaines françois et étrangers.

À côté d’eux, les annalistes enregistrent faits et dates, et, à l’occasion, donnent la physionomie du temps, comme Palma Cayet, Régnier de la Planche, L’Étoile, qui ont vu les guerres de religion et Henri IV.

Au-dessus d’eux les hommes d’État et les diplomates, qui mettent la main aux affaires, en racontent la conduite et en gardent les documents, comme le chancelier Hurault de Cheverny (1528-1599) dans ses Mémoires ; Du Plessis-Mornay (1549-1623) dans sa correspondance politique ; le président Jeannin (1540-1622) dans ses Négociations ; le cardinal dOssat (1537-1604) dans ses Lettres dont Fénelon regrette le vieux langage a l’égal de celui d’Amyot ; Sully (1560-1641) dans ses Économies royales dont j’abrège le titre ; — et les princes, comme Henri IV (1553-1610), dont la volumineuse correspondance révèle avec éclat l’écrivain dans le Gascon et dans le roi, et Marguerite de Valois (1553-1615), sa femme, dont les Mémoires sont l’œuvre charmante d’une « après-dînée ».

Enfin l’histoire proprement dite compte le calviniste La Popelinière (1540-1608) qui écrit mal, le catholique Jacques-Auguste De Thou (1553-1617), qui écrit en latin, mais qui tous deux ont fait apprécier de Bossuet leur impartiale exactitude dans l’histoire de leur temps, et Théodore Agrippa dAubigné (1550-1630), qui, dans son Histoire universelle, sait raconter et peindre.

Tel fut le xvie  siècle. Sa destinée a été aussi complexe que son œuvre. De sa fermentation bruyante et féconde il est sorti un ensemble d’idées politiques, sociales et religieuses qui ont attendu plus d’un siècle pour germer et se développer, et une langue qui a attendu deux siècles pour qu’on lui rendit pleine justice. Le xviie  siècle, appelé à recueillir son héritage, ne l’a accepté que sous toute réserve. Il n’a reçu de ses mains avec reconnaissance et confiance que son œuvre d’érudition qu’il a vaillamment continuée ; mais il a feuilleté avec froideur son œuvre littéraire, et en prenant dans sa succession, sous le regard défiant de Malherbe, la langue française enrichie, par ses soins, des trésors nationaux et des trésors antiques, il n’en a gardé que ce qui pouvait aider à sa noble éloquence et satisfaire son goût sévère ; il y a laissé ce je ne sais quoi de « court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné » que quelques-uns seulement regrettaient avec Fénelon. Quant au mouvement religieux et politique du xvie  siècle, arrêté complètement par la puissante unité du siècle de Richelieu et de Louis XIV, il n’a repris son cours qu’au siècle de Voltaire et de Rousseau, pour aboutir à la révolution française.

Appendice.
Éclaircissements sur quelques particularites de la langue du XVIe siècle

L’orthographe des mots et le genre des substantifs se signaleront d’eux-mêmes. Des notes, au besoin, préviendront les confusions possibles. Elles donneront aussi le sens et l’étymologie des mots particuliers au siècle. Nous signalerons seulement, sur ce premier point, pour éviter les redites dans les notes : — qu’on écrit indifféremment compter (computare) ou conter (contare en italien), tenir compte ou conte ; — que, bien avant la règle de Vaugelas, Amyot dit grande peine et grand’ peine, au lieu de grand peine, dont l’histoire de l’orthographe a établi la logique ; — que baye = tromperie ; estat = très souvent : profession, condition, classe de la société ; heur (racine augurium) = bonheur ; part = endroit, lieu ; — que rien se prend dans le sens de quelque chose, emploi qui s’est conservé : Est-il rien de plus beau que… ?

Nous nous bornerons aux éclaircissements généraux nécessaires pour faciliter la lecture des textes.

I. article ; démonstratifs

Li (ille) = il.

Les pronoms démonstratifs icest, icel, cest, cel, cet, ce, cestug, cet-tuy, iceluy, yceluy, celuy, celluy = celui ; ceste, cette, celle = celle ; iceulx, ceulx, icelles = ceux, celles.

Les adjectifs démonstratifs cil, celuy, cest, cestuy = ce, cet ; celle, ceste = cette.

II. relatifs

Esquels = dans lesquels (ès = en les).

Où tient la place d’un relatif (précédé des prépositions dans, à, vers, sur, chez, auprès de, etc. — Cette substitution est encore fréquente chez Corneille, et je rencontre chez Racine :

Que même cette pompe où je suis condamnée…
(Esther, I, 4).

Que (conjonction) joue le même rôle dans : le temps que, l’heure que, etc.

Le relatif a pour antécédent on. (Qui ne vous sert bien, on vous trahit = l’homme qui ne vous sert point vous trahit.)

Le relatif peut relier à la proposition principale une incidente déjà subordonnée (latinisme). Cf. Corneille (Pompée v. 911) :

… Ces craintes trop subtiles
Qui m’ôtent tout le fruit de nos guerres civiles
Où l’honneur seul m’engage, et que pour terminer
Je ne veux que celui de vaincre et pardonner.
III. verbes

Il suffira de signaler :

1° La terminaison orthographique de l’indicatif présent : je dy (je dis), je doy (je dois), je sen (je sens), je pren (je prends) ; — du prétérit : je veys (je vis) ; — de l’imparfait de l’indicatif qui est souvent en oie, oy, oys ; — du futur : oy ; — de l’indicatif présent du verbe être : je suy, ou sui, ou suys ;

2° Certains verbes qui, ou aujourd’hui neutres, sont actifs : jouir une chose, lutter un homme ; — ou, aujourd’hui actifs, sont neutres : favoriser à quelqu’un ; — ou, aujourd’hui pronominaux, ne le sont pas : écrier ;

3° L’accord du participe présent ;

4° La pluralité du verbe après un sujet collectif : une foule vinrent ;

5° La substitution du verbe faire à un verbe dont il évite la répétition. Cf. Bossuet : Il fallait cacher la pénitence avec le même soin qu’on eût fait (caché) les crimes (Or. fun. de la Reine d’Angleterre) ;

6° L’emploi logique de fût que (où nous mettons soit que) quand le verbe principal est au passé ;

7° L’emploi, imité du latin, de l’imparfait du subjonctif dans le sens du conditionnel passé ou de : Plût à Dieu que (voy. Rabelais, les Moutons de Panurge, fin.).

IV. adverbes et locutions adverbiales

à coup = tout à coup.

à l’heure = alors.

à tant = aussitôt.

d’avantage = de plus, en outre.

de mode = de façon, de manière,

de sorte, du tout = tout à fait.

guères = beaucoup.

= déjà.

meshuy = désormais.

mesmement = surtout.

moult (multum) = beaucoup.

oncques (unquam) = jamais.

ores = maintenant.

piéça (il y a une pièce, une partie du temps) = il y a longtemps.

prou, trop = beaucoup. Se trouve dans Corneille.

quelque fois = une fois.

tandis (non suivi de que) = pendant ce temps.

tantôt = promptement.

voire mais (vere magis) = vraiment même, vraiment oui.

Des adjectifs sont pris adverbialement, par exemple :

doux, pour doucement.

gaillard, pour gaillardement.

petit, pour un peu.

premier, pour premièrement.

V. préposition

après à = occupé à.

dernier = derrière.

emmy = au milieu de.

ensemble = avec.

ès = dans.

joignant = auprès de.

pour = à cause de.

sus = sur.

VI. conjonctions

a fin que = afin que.

a ce que = afin que.

adonc = alors.

ains = mais.

ainsi que = pendant que, au moment où.

cependant que = alors que.

combien que, ousque (alors que) = quoique.

comme remplace que après autant, tel.

comme ainsi soit que = quoique.

comme = comment (fréquent dans Corneille, Molière, etc.).

comment que = de quelque manière que.

de quoi = parce que, de ce que.

dont = à cause ou par suite de quoi.

en manière que = de quelque manière que.

jasoit que (déjà soit que) = bien que.

par quoi = donc.

pourquoi = c’est pourquoi, aussi.

pour ce que = parce que.

quand bien (quand bien même) se trouve suivi du mode indicatif (futur).

que = sinon.

premier que = avant que.

quand et = en même temps.

si = 1° ainsi, 2° toutefois (les choses étant ainsi).

si est-ce que = et pourtant il est vrai que.

soudain, subit que = aussitôt que.

tant comme = autant que.

VII. négation

Mie, non mie = ne pas.

La logique, qui appelle la négation aujourd’hui dans : J’ai plus de livres que vous n’en avez (c.-à-d. vous n’en avez pas autant que moi), l’appelait aussi dans d’autres tournures qui ont un sens négatif : « Quelle rage ne (ni) quelle fureur vous incite à… » (Amyot, S’il est loisible de manger chair), c.-à-d. il n’y a pas de rage ni de fureur qui vous autorise à.

VIII. ellipse

— De l’article devant les noms propres de pays (France, Allemagne) ; — devant certains noms communs (homme, femme, chose, mort, fortune, etc.) ; — devant le superlatif (les choses plus belles, pour les plus belles choses) ;

— De la préposition à (si Dieu plaît) ; — de la préposition de (qu’est-il plus blâmable que… ?).

— Du pronom personnel (depuis que suis au monde ; je m’assure vous voudriez ; et leur dit, etc.).

— De ce antécédent du relatif (on sait que c’est que mentir ; tour fréquent encore chez Corneille ; — qu’est le principal (l’Hospital) = ce qui est…

— De il impersonnel (y a longtemps que…).

— De la négation avec nul,

— De ne avec point, de point avec ne.

— Du pronom dans l’interjection (viendra Pierre ? pour : Pierre viendra-t-il ?).

— Du verbe dire devant que suivi d’une proposition, quand l’idée de dire est comprise implicitement dans ce qui précède (ellipse très fréquente en latin devant la proposition infinitive). — Voyez dans Brantôme (Chancelier de l’Hospital, infra) un double et curieux exemple.

De de sorte devant que (ellipse latine de ita devant ut). — Voyez Brantôme, ibid.

IX. inversions

Peuvent se placer :

L’adjectif possessif après le substantif (un livre mien) ;

L’adverbe avant le verbe (plus est blâmable celui qui…) ;

Le complément du substantif avant le substantif (du monde la dixième partie) ;

Le complément direct ou indirect du verbe avant le verbe (Dieu les hommes a sauvé ; courir je veux ; prenez votre livre et me laissez le mien ; pour ce faire) ;

Le verbe avant son sujet (dirent alors les soldats que…) ;

Le verbe avant la proposition relative qui détermine son sujet (celui ment qui dit…) ;

Le pronom régime d’un second verbe avant le verbe qui précède immédiatement celui-ci (je le veux croire, il se peut faire) ; usage constant encore au xviie  siècle.

Rabelais (1495 (?)-1553)

Notice

François Rabelais, que la critique la plus récente a rajeuni d’une douzaine d’années (on l’avait cru né en 1483), né près de Chinon au cabaret paternel de la Lamproie, successivement cordelier prêcheur, prêtre ordonné, bénédictin cloîtré et chanoine, et amassant partout d’inépuisables trésors d’érudition, d’observation, de moquerie et de gaieté, finit par quitter le couvent « sans licence de ses supérieurs » (1524 ?). — Il ne reprendra plus qu’en 1539, à Saint-Maur-les-Fossés, la robe de moine, et en 1551, pour un an, à Meudon, la soutane de curé.

Dans son odyssée de plus de 25 ans, il paraît à plusieurs reprises : à Montpellier comme étudiant, plus tard (1538) docteur et professeur d’anatomie ; à Lyon comme médecin pratiquant (médecin même du grand hôpital, 1536) avant et après le doctorat ; à Rome, dans la suite de son ancien compagnon d’études et de couvent, le cardinal Du Bellay ; à Metz, dans les fonctions de médecin municipal. Il meurt en 1553 n’étant plus ni médecin, ni curé, mais l’auteur du plus extraordinaire monument de la littérature du xvie  siècle.

Le xvie  siècle tout entier, — passion de l’antiquité et de ses langues, du grec surtout, la langue défendue ; science de l’antiquité sous toutes ses formes et dans tous ses objets, philosophie, morale, législation, histoire, médecine, astronomie, marine, guerre, jeux, gymnastique, curiosités bibliographiques ; esprit d’examen, de critique, d’émancipation intellectuelle ; guerre à l’intolérance, au fanatisme, à la scolastique et à la pédanterie ; satire politique, judiciaire, ecclésiastique, — se trouve sous l’allégorie continue de l’épopée bouffonne de Rabelais, débauche de gaieté, de verve, de raillerie, de facétie, de bon sens et de folie, de saine indépendance et de licence éhontée.

Rabelais porte la main sur tout, et il a la prudence et l’esprit de se mettre en règle avec le roi et le pape : témoin le privilège royal donné en 1546 à son 3e livre, témoin la bulle pontificale de 1536, qui, en l’absolvant de son irrégularité de conduite, loue son zele pour la religion ; témoin aussi l’hostilité de Calvin déçu qui ne lui pardonne pas de respecter le dogme en attaquant la discipline.

Son génie se fait une langue merveilleusement souple, riche, inépuisable, pittoresque, éclatante, tour à tour populaire, voire populacière, et élevée, magistrale, à l’occasion éloquente ; et crée dans Pantagruel, Pichrocole, frère Jean des Entomeures, Panurge, des types qui nous sont devenus aussi familiers que ceux des chefs-d’œuvre du théâtre.

Son roman se compose de cinq livres, publiés aux dates et sous les titres suivants : Ier livre (1535, N. B.), La vie très horrificque du grand Gargantua père de Pantagruel) ; IIe (1533, N.B.), Pantagruel roy des Dypsodes, restitué en son naturel, avec les faictz et proesses espoventables) ; IIIe (1546) ; 1Ve (1552) ; Ve (1564, posthume, sous le titre de l’Isle Sonnente.)

Les deux premiers livres donnaient comme le nom de l’auteur M. Alcofribas Nazier (anagramme de François Rabelais), abstracteur de Quinte Essence.

Lettre de Gargantua à Pantagruel son fils

Trés chier filz,… non sans juste et equitable cause je rendz grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu’il m’ha donné pouvoir veoir mon anticquité chenue2 refleurir en ta jeunesse ; car, quand, par Je plaisir de luy qui tout regit et modore, mon ame laissera ceste habitation humaine, ie ne me reputeray totalement mourir, ains passer d’un lieu à un aultre, attendu que en toy et par toy ie demoure en mon imaige, visible en ce monde, vivant, voyant, et conversant3 entre gens d’honneur et mes amys, comme je souloys4. Laquelle mienne conversation ha esté moyennant l’ayde et grace divine, non sans peché, je le confesse (car nous pechons tous, et continuellement requerons à Dieu qu’il efface nos pechez), mais sans reproche. Parquoy, ainsi comme en toy demoure l’imaige de mon corps, si pareillement ne reluisoyent les meurs de l’ame, l’on ne te jugeroit estre guarde et thresor de l’immortalité de nostre nom, et le plaisir que prendroys ce voyant seroit petit, considerant que la moindre partie de moy, qui est le corps, demoureroit ; et la meilleure, qui est l’ame, et par laquelle demoure nostre nom en benediction entre les hommes, seroit degenerante et abastardye. Ce que ie ne dy par deffiance que i’aye de ta vertu laquelle m’ha esté ià par cy devant esprouvee, mais pour plus fort te encouraiger à proufficter de bien en mieulx. Et ce que presentement t’es-cripz, n’est tant a fin qu’en ce train vertueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te reiouisses, et te refraichisses en couraige pareil pour l’advenir. A laquelle entreprinse parfaire et consommer, il te peult assez soubvenir comment ie n’ay rien espargné : mais ainsi t’y ay ie secouru comme si ie n’eusse aultre thresor en ce monde que te veoir une foys en ma vie absolu et parfaict, tant en vertus, honnesteté, et preud’hommie5, comme en tout sçavoir liberal et honneste, et tel te laisser après ma mort, comme ung mirouer6 representant la personne de moy ton pere, et sinon tant excellent, et tel de faict comme ie te soubhaitte, certes bien tel en desir.

Mais encores que mon feu pere de bonne memoire, Grand-gousier, eust adonné tout son estude a ce que ie prouffictasse en toute perfection et sçavoir politique, et que mon labeur correspondist tresbien, voyre encore oultrepassant son desir, toutesfoys, comme tu peulx bien entendre, le temps n’estoyt tant idoine7 ne commode es lettres comme est de present, et n’avoys copie8 de telz precepteurs comme tu has eu. Le temps estoyt encores tenebreux, et sentant l’infelicité et calamité des Gothz, qui avoyent mis a destruction toute bonne literature. Mais, par la bonté divine, la lumiere et dignité ha esté de mon eage rendue es lettres, et y voy, tel amendement que, de present, a difficulté scroy ie receu en la premiere classe des petitz grimaulx9, qui en mon eage virile estoys (non a tort) reputé le plus sçavant dudict siecle.

Ce que ie ne dy par jactance vaine, encores que je le puisse louablement faire en t’escripvant, comme tu as l’authorité de Marc Tulle en son livre de Vieillesse, et la sentence de Plutarche au livre intitulé, « Comment on peut se louer sans envie10 », mais pour te donner affection11 de plus hault tendre.

Maintenant toutes disciplines sont restituees, les langues instaurees, grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se die sçavant ; hebraicque, chaldaicque, latine. Les impressions tant elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventees de mon eage par inspiration divine, Comme, a contrefil, l’artillerie, par suggestion diabolicque. Tout le monde est plein de gens sçavans, de precepteurs tresdoctes, de librairies tresamples, et m’est advis que, ny au temps de Platon, ny de Ciceron, ni de Papinian12, n’estoyt telle commodité d’estude qu’on y veoit maintenant. Et ne se fauldra plus doresnavant trouver en place ny en compaignie, qui ne sera bien expoly en l’officine de Minerve. Ie voy les briguans, les bourreaulx, les adventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps.

Que diray ie ? Les femmes et filles ont aspiré a ceste louange et manne celeste de bonne doctrine. Tant y ha qu’en l’eage ou ie suis, i’ai esté contrainct d’apprendre les lettres grecques, lesquelles ie n’avoys contemnees comme Caton, mais ie n’avoys eu le loisir de comprendre en mon jeune eage. Et vouluntiers me delecte a lire les Moraulx de Plutarque, les beaulx dialogues de Platon, les monuments de Pausanias, et Anticquitez de Atheneus13, attendant l’heure qu’il plaira a Dieu mon createur m’appeler et commander yssir de ceste terre.

Parquoy, mon filz, ie t’admoneste que employés ta jeunesse a bien proufficter en estude et en vertu. Tu es a Paris, tu as ton precepteur Epistemon14, dont l’ung par vives et vocables instructions, l’aultre par louables exemples, te peult endoctriner. J’entendz et veulx que tu apprennes les langues parfaitement. Premièrement la grecque, comme leveult Quinctilien ; secondement la latine ; et puis l’hebraicque pour les sainctes lettres, et la chaldaicque et arabicque pareillement ; et que tu formes ton style quant a la grecque, a l’imitation de Platon ; quant a la latine, de Ciceron : qu’il n’y ait hystoire que tu ne tiennes en memoire presente, a quoy t’aydera la cosmographie de ceulx qui en ont escript. Des arts liberaulx, geometrie, arithmeticque et musicque, ie t’en donnay quelque goust quand tu estoys encores petit en l’eage de cinq a six ans ; poursuis le reste, et d’astronomie saches en les canons. Laisse moy l’astrologie divinatrice, et l’art de Lullius15, comme abus et vanite. Du droict civil, ie veulx que tu sçaiches par cueur les beaulx textes, et me les conferes avec philosophie.

Et quant à la congnoissance des faictz de nature, ie veulx que tu t’y addonnes curieusement, qu’il n’y ait mer, riviere, ny fontaine dont tu ne congnoisses les poissons : tous les oyseaulx de l’air, tous les arbres, arbustes, et frutices des foretz, toutes les herbes de la terre, tous les melaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout orient et midy, rien ne te soit incogneu.

Puis soigneusement revisite les livres des medicins greçz, arabes et latins, sans contemner les thalmudistes16 et caballistes ; et, par frequentes anatomies, acquiers toi parfaicte congnoissance de l’aultre monde, qui est l’homme. Et par quelques heures du iour commence a visiter les sainctes lettres. Premierement, en grec, le Nouveau Testament et Epistres des Apostres ; et puis, en hebrieu, le Vieulx Testament. Somme, que ie voye ung abysme de science : car, doresnavant que tu deviens homme et te fays grand, il te fauldra yssir de ceste tranquillité et repos d’estude, et apprendre la chevalerie el les armes, pour deffendre ma maison, et nos amys secourir en tous leurs affaires, contre les assaultz des malfaisans. Et veulx que, de brief, tu essayes combien tu as proufficté, ce que tu ne pourras mieulx faire que tenant conclusions en tout sçavoir, publicquement envers tous et contre tous, et hantant des gens lettrez qui sont tant a Paris comme ailleurs.

Mais parce que, selon le saige Salomon, sapience n’entre point en ame malivole, et science sans conscience n’est que ruyne de l’ame, il te convient servir, aymer, et craindre Dieu, et en luy mettre toutes tes pensees et tout ton espoir ; et, par foy formee de charité, estre a lui adjoinct, en sorte que iamais n’en soys desemparé par peché. Aye suspectz les abus du monde. Ne metz ton cueur a vanité : car ceste vie est transitoire : mais la parolle de Dieu demoure eternellement. Soys serviable a tous tes prochains, et les ayme comme toy mesme. Revere tes precepteurs, fuy les compaignies des gens esquelz tu ne veux point ressembler, et les graces que Dieu t’ha donnees, icelles ne receoips en vain. Et quand tu congnoistras que auras tout le sçavoir de par-delà acquis, retourne vers moy, affin que ie te voye, et donne ma benediction devant que mourir. Mon filz, la paix et grace de Nostre Seigneur soit avecques toy, amen. De Utopie17, ce dix septiesme jour du moys de mars. Ton pere Gargantua.

Ces lettres receues et veues, Pantagruel print nouveau couraige, et feut enflambé a proufficter plus que jamais, en sorte que le voyant estudier et proufficter, eussiez dit que tel estoyt son esprit entre les livres, comme est le feu parmy les brandes18, tant il l’avoyt infatiguable et strident.

(Livre II, chap. 8, — Ier livre de Pantagruel.)
Les moutons de Panurge
Panurge marchande avecques Dindenault19 ung de ses montons.

Panurge dist secretement a Epistemon et a frere Iean : Retirez vous icy ung peu a l’escart, et joyeusement passez temps a ce que vous voyrez. Il y aura bien beau ieu, si la chorde ne rompt. Puys s’adressa au marchant, et derechief beut a luy plein hanap de bon vin lanternois20. Le marchant le pleigea guaillard21, en toute courtoysie et honnesteté. Cela faict, Panurge devotement le prioyt luy vouloyr de grace vendre ung de ses moutons. Le marchant luy respondit : Helas, helas, mon amy, nostre voisin, comment vous sçavez bien trupher22 des paovres gens ! Vrayement vous estes ung gentil chalant23. O le vaillant achapteur des moutons ! Vray bis, vous portez le minois non mie d’ung achapteur de moutons, mais bien d’ung coupeur debourses. Deu, Colas, m’faillon24, qu’il feroyt bon25 porter bourse pleine aupres de vous ! Han, han, qui ne vous congnoistroyt, vous feriez bien des vostres26. — Patience, dist Panurge. Mais a propous, de grace speciale, vendez moy ung de vos moutons. Combien ? — Comment, respondit le marchant, l’entendez vous, nostre amy, mon voisin ? Ce sont moutons a la grande laine27. Jason y print la toison d’or. L’ordre28 de la maison de Bourguoigne en feut extraict. Moutons de levant, moutons de haulte fustaye, moutons de haulte gresse. — Soit, dist Panurge, mais de grace vendez m’en ung, et pour cause ; bien et promptement vous payant en monnoye de ponant, de tailliz, de basse gresse29. Combien ? — Nostre voisin, mon amy, respondit le marchant, escoutez ça ung peu de l’aultre aureille. — Pan. A vostre commandement. Le march. Vous allez en Lanternois ? Pan. Voyre. Le march. Veoir le monde ? Pan. Voyre. Le march. Joyeusement ? Pan. Voyre. Le march. Vous avez, ce croy ie, nom Robin Mouton30 ? Pan. Il vous plaist a dire. Le march. Sans vous fascher. Pan. Ie l’entendz ainsi. Le march. Vous estes, ce croy ie, le ioyeulx31 du roy ? Pan. Voyre. Le march. Fourchez la32. Ha, ha, vous allez voir le monde, vous estes le ioyeulx du roy, vous avez nom Robin Mouton ; voyz ce mouton là, il ha nom Robin comme vous, Robin, Robin, Robin, bes, bes, bes, bes. O la belle voix ! Pan. Bien belle et harmonieuse. Le march. Voicy ung pact qui sera entre vous et moy, nostre voisin et amy. Vous qui estes Robin Mouton, serez en ceste couppe33 de balance, le mien mouton Robin sera en l’aultre : je guaige ung cent de huytres de Buch34 que en poids, en valleur, en estimation, il vous emportera et hault et court, en pareille forme que serez quelque jour suspendu et pendu. — Patience, dist Panurge. Mais vous feriez beaucoup pour moy et pour vostre posterité si me le vouliez vendre, ou quelque aultre du bas cueur35. Le vous en prie, cyre monsieur. — Nostre amy, respondit le marchant, mon voysin, de la toyson de ces moutons seront faictz les fins draps de Rouen ; les louschets des balles de Limestre36, au pris d’elle, ne sont que bourre. De la peau seront faictz les beaulx marroquins, lesquelz on vendra pour marroquins Turquins, ou de Montelimart, ou de Hespaigne pour le pire. Des boyaulx, on fera chordes de violons et herpes lesquelz tant chierement on vendra comme si feussent chordes de Munican ou Aquilleie37. Que pensez vous ? — S’ils vous plaist, dist Panurge, m’en vendez ung, i’en seray bien fort tenu au courrail38 de vostre huys. Voyez cy argent content. Combien ? Ce disoit monstrant son esquarcelle pleine de nouveaulx Henricus39.

Continuation du marché entre Panurge et Dindenault.

Mon amy, respondit le marchant, nostre voysin, ce n’est viande que pour roys et princes. La chair en est tant delicate, tant savoureuse et tant friande que c’est basme40. Ie les ameine d’ung pays onquel les pourceaulx (Dieu soit avecques nous) ne mangent que myrobalans41. Les truyes en leur gesine42 (saulve l’honneur de toute la compaignie) ne sont nourries que de fleurs d’orangiers. — Mais, dist Panurge, vendez m’en ung, et ie vous le payeray en roy, foi de pieton43. Combien ? — Nostre amy, respondit le marchant, mon voysin, ce sont moutons extraictz de la propre race de celluy qui porta Phrixus et Hellé par la mer dicte Hellesponte. — Cancre. dist Panurge, vous estes clericus vel addiscens 44. — Ita sont choulx, respondit le marchant, vere ce sont pourreaux. Mais rr. rrr. rrrr. Ho Robin rr. rrrr. Vous n’entendez celanguaige. Nostre amy, mon voysin, considerez ung peu les merveilles de nature consistans en ces animaulx que voyez, voyre en ung membre que estimeriez inutille. Prenez moy ces cornes la, et les concassez ung peu avecques ung pillon de fer, ou avecques ung landier45, ce m’est tout ung. Puys les enterrez en veue du soleil la part que vouldrez46 et souvent les arrousez. En peu de moys vous en voyrez naistre les meilleurs asperges47 du monde. Ie n’en daigneroys excepter ceulx de Ravenne. Ie ne sçay, si vous estes clerc. I’ay veu prou de clerez, ie dys grandz clercz. Ouy dea. A propous, si vous estiez clerc, vous sçauriez que es membres plus inferieurs de ces animaulx divins, ce sont les piedz, y ha ung os, c’est le talon, l’astragale, si vous voulez, duquel non d’aultre animal du monde, fors de l’asne indian et des dorcades48 de Libye, l’on iouoit anticquement au royal ieu des tales, auquel l’empereur Octavian Auguste ung soir guaigna plus de 50,000 escuz49. Vous aultres n’avez guarde d’en guaigner autant. — Patience, respondit Panurge. Mais expedions. — Et quand, dist le marchant, vous auray ie, nostre ami, mon voysin, dignement loué les membres internes, les espaules, les esclanges50, les gigotz, le hault cousté, la poictrine, le foye, la ratelle, le trippes, la guogue, la vessie dont on joue a la balle ? Les coustelettes, dont on faict en Pygmion51 les beaulx petitz arcs pour en tirer des noyaulx de cerises contre les grues ? La teste, dont avecques un peu de soulphre on faict une mirificque decoction pour faire viarider52 les chiens.

— Hé ! hé ! dist le patron de la nauf au marchant, c’est trop icy barguigné. Vendz luy si tu veulx : si tu ne veulx, ne l’amuse plus. — Ie le veulx, respondit le marchant, pour l’amour de vous. Mais il en payera troys livres tournoys53 de la piece en choisissant. — C’est beaucoup, dist Panurge. En nos pays i’en auroys bien cinq, voyre six, pour telle somme de deniers. Advisez que ce ne soit trop. Vous n’estes le premier de ma congnoissance qui, trop toust voulant riche devenir et parvenir, est à l’envers tumbé en paovreté, voyre quelquefois s’est rompu le col. — Tes fortes fiebures quartaines, dist le marchant, lourdault sot que tu es. Par le digne vœu de Charrous54, dist le marchant, le moindre de ces moutons vault quatre foys plus que le meilleur de ceulx que iadis les Goraxiens55 en Tuditanie, contree de Hespaigne, vendoyent ung talent d’or la piece. Et que penses tu, o sot a la grande paye, que valoit ung talent d’or ? — Benoist monsieur, dist Panurge, vous vous eschauffez en vostre harnoys56, a ce que ie veoys et congnoys bien. Tenez, voyez la vostre argent. Panurge ayant payé le marchant, choisit de tout le troupeau ung beau et grand mouton, et l’emportoit criant et bellant, oyans tous les aultres et ensemblement bellans et reguardans quelle part on menoit leur compaignon. — Ce pendent le marchant disoit a ses moutonniers : O qu’il a bien sceu choisir, le challant ! Il s’y entend, le paillard ! Vrayement, le bon vrayement, ie le reservoys pour le seigneur de Candale, comme bien congnoissant son naturel. Car de sa nature, il est tout joyeux et esbaudy : quand il tient une espaule de mouton en main bien seante et advenente, comme une raquette gauschiere, et avecques ung cousteau bien tranchant, Dieu sçayt comment il s’en escrime.

Comment Panurge fait en mer noyer le marchant et ses montons.

Soubdain, ie ne sçay comment, le cas feut subit, ie n’eus loisir le considerer. Panurge, sans aultre chose dire, iecte en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres moutons, crians et bellans en pareille intonation, commencearent soy iecter et saulter en mer apres a la file. La foulle estoit a qui premier y saulteroyt aprés leur compaignon. Possible n’estoyt les en guarder. Comme vous sçavez estre du mouton le naturel tousjours suyvre le premier, quelque part qu’il aille ? Aussi le dict Aristoteles, lib. IX de Histor. anim., estre le plus sot et inepte animant du monde. Le marchant, tout effrayé de ce que devant ses yeulx perir voyoit et noyer ses moutons, s’efforceoyt les empescher et retenir de tout son povoir. Mais c’estoit en vain. Tous a la file saultoyent dedans la mer et perissoyent. Finalement, il en print ung grand et fort par la toison sus le tillac de la nauf, cuydant ainsi le retenir, et saulver le reste aussi consequemment. Le mouton feut si puissant qu’il emporta en mer avec soy le marchant, et feut noyé, en pareille forme que les moutons de Polyphemus57, le borgne cyclope, emportarent hors la caverne Ulysses et ses compaignons. Autant en feirent les aultres bergiers et moutonniers, les prenans ungs par les cornes, aultres par les ïambes, aultres par la toison. Lesquelz tous feurent pareillement en mer portez et noyez miserablement.

Panurge, a cousté du fougon58, tenant ung aviron en main, non pour ayder aux moutonniers, mais pour les enguarder de grimper sur la nauf et evader le naufraige, les preschoyt eloquentement, comme si feust ung petit frere Ollivier Maillard, ou ung second frère Iean Bourgeois59, leur remonstrant par lieux de rhetoricque les miseres de ce monde, le bien et l’heur de Faultre vie, affermant plus heureux estre les trespassez que les vivans en ceste vallee de misere, et a ung chascun d’eulx prommettant eriger ung beau cenotaphe et sepulchre honoraire au plus hault du mont Cenis, a son retour de Lanternois : leur optant60 ce neantmoins, en cas que vivre entre les humains ne leur faschast, et noyer ainsi ne leur vinst a propous, bonne adventure et rencontre de quelque baleine, laquelle au tiers iours subsequent les rendist sains et saulves en quelques pays de satin61, a l’exemple de Jonas. La nauf vuidee du marchant et des moutons : Reste il icy, dist Panurge, ulle62 ame moutonniere ? Ou sont ceulx de Thibault l’Aignelet63 ? et ceulx de Regnauld Belin, qui dorment quand les aultres paissent ? le n’y sçay rien. C’est ung tour de vieille guerre. Que t’en semble, frere Iean ? — Tout bien de vous, respondit frere Iean. Ie n’ay rien trouvé maulvais, sinon qu’il me semble qu’ainsi comme iadis on souloit en guerre, au iour de bataille ou assault, promettre aux souldars double paye pour celluy iour ; s’ilz guaingnoyent la bataille, l’on avoit prou de quoy payer ; s’ilz la perdoyent, c’eust esté honte la demander, comme feirent les fuyards Gruyers64 après la bataille de Serizolles ; aussi qu’enfin vous debviez le payement reserver. L’argent vous demourast65 en bourse. — Vertus dieu, dist Panurge, i’ai eu du passetemps pour plus de cinquante mille francs. Retirons nous, le vent est propice. Frere Iean, escoute icy. Iamais homme ne me feit plaisir sans recompense, ou recognoissance pour le moins. Ie ne suis point ingrat et ne le feus, ne seray. Iamais bomme ne me feit desplaisir sans repentance, ou en ce monde ou en l’aultre. Ie ne suis point fat66 iusques la.

(Livre IV, chap. 6, 7, 8 — IIIe livre de Pantagruel.)
Les Chats-fourrés
Comment nous passasmes le guichet habité par Grippeminaud archiduc des Chatz-fourrez67.

Quelques iours après, ayant failli plusieurs fois a faire naufrage, passasmes Condemnation, qui est une aultre isle toute deserte ; passasmes aussi le guischet68, auquel lieu Pantagruel ne voulut descendre, et feit trasbien. Car nous y fusmes faicts prisonniers et arrestez de faict par le commandement de Grippeminaud69, archiduc des Chatz-fourrez, parce que quelqu’un de nostre bande voulut vendre a un serrargent70 des chapeaulx de Cassade, et avoit battu le chicanoux, passant Procuration. Les Chatz-fourrez sont bestes moult horribles et espouventables : ils mangent les petitz enfans, et paissent sus des pierres de marbre71. Advisez, buveurs, s’ilz ne debvroient bien estre camus. Ils ont le poil de la peau non hors sortant, mais au dedans caché, et portent pour leur symbole et divise72 touts et chascun d’eulx une gibbessierc ouverte, mais non touts en une maniere ; caraulcuns la portent attachee au col, en escharpe, aultres sus la bedaine, aultres sus le cousté, et le tout par raison et mystere. Ont aussi les gryphes tant fortes, longues et acerees, que rien ne leur eschappe depuis qu’une fois l’ont miz entre leurs serres, Et se couvrent les testes aulcuns de bonnets à quatre gouttieres, aultres de bonnets a revers, aultres de mortiers, aultres de caparassons mortifiés73.

Entrans en leur tapinaudiere, ce nous dist ung gueux de l’hostiere74, auquel avions donné demi teston75 : « Gens de bien, Dieu vous doint de leans touts bien en saulveté sortir : considerez bien le minois de ces vaillants piliers, arboutants76 de justice grippeminaudiere. Et notez que si viviez encores six olympiades et l’eage de deux chiens, vous voyriez ces Ghatz-fourrez seigneurs de toute l’Europe et possesseurs pacificques de tout le bien et domaine qui est en icelle, si en leurs hoyrs, par divine punition, soubdain ne deperissoyt le bien et revenu par eulx injustement acquiz : tenez ce d’ung gueux de bien. Parmi eulx regne la sexte essence, moyennant laquelle ilz grippent tout, devorent tout : ilz pendent, bruslent, escartelent, decapitent, meurdrissent, emprisonnent, ruinent et minent tout, sans discretion de bien et de mal. Car parmi eulx vice est vertus appellé, meschanceté est bonté surnommee, trahison ha nom de feaulté, larcin est dict liberalité : pillerie est leur divise, et par eulx faicte est trouvee bonne de touts humains, exceptez moy les hereticques : et le tout font avecques souveraine et irrefragable authorité. Pour signe de mon prognostic, advisez que leans sont les mangeoires au dessus des rateliers77. De ce quelque jour vous soubvienne.

Et si iamais peste au monde, famine, ou guerre, voraiges78, cataclismes, conflagrations, malheurs adviennent, ne les attribuez ne les referez aux conionctions des planetes maleficques, aux abuz de la court romaine, ou tyrannie des roys et princes terriens, a l’imposture des caphars, hereticques et faulx prophetes, a la malignité des usuriers, faulx mon-noyeurs, rongneurs de testons, ne a l’ignorance, impudence et imprudence des medicins, chirurgiens, apothecaires : attribuez le tout a la ruyne indicible, incroyable et inestimable meschanceté laquelle est continuellement forgee et exercee en l’officine de ces Chatz-fourrez. Et n’est au monde congneue non plus que la cabale des Iuifz : pourtant n’est elle detestee, corrigee et punie, comme seroyt de raison. Mais si elle est quelque iour mise en evidence et manifestee au peuple, il n’est et ne feut orateur tant eloquent qui par son art le retint, ne loy tant rigoureuse et draconicque qui par craincte de peine le guardast, ne magistrat tant puissant qui par force l’empeschast de les faire touts vifz la dedans leur rabouliere79 felonnement brusler. Leurs enfans propres, Chatz-fourillons, et aultres parens, les avoyent en horreur et abomination. C’est pourquoy, ainsi que Hannibal eut de son pere Amilcar, soubz solennelle et religieuse adiuration, commandement de persecuter les Romains tant qu’il vivroyt ; ainsi ay ie de feu mon pere iniunction icy hors demourer, attendent que la dedans tumbe la fouldre du ciel, et en cendre les reduise comme aultres Titanes prophanes et theomaches80, puysque les humains tant et tant sont es cueurs endurciz que le mal parmy eulx advenu, advenant et a venir ne recordent, ne sentent, ne prevoyent de longue main, ou le sentans n’osent et ne veulent ou ne peuvent les exterminer. »

Qu’est ce cela ? dist Panurge, ha, non, non, ie n’y voys pas, par Dieu : retournons, retournons, dy ie, de par Dieu :

 

Ce noble gueux m’ha plus fort estonné
Que si du ciel en autumne eust tonné.

 

Retournans trouvasmes la porte fermee, et nous feut dict que la facilement on y entroyt comme en Averne, a en issir estoyt la difficulté ; et que ne sortirions hors en maniere que ce fust sans bulletin de descharge de l’assistance, par ceste seule raison qu’on ne s’en va pas des foyres comme du marché et qu’avions les piedz poudreux81. Le pis feut quand passasmes le guischet. Car nous feusmes presentez pour avoir nostre bulletin et descharge devant un monstre le plus hideux que iamais feut descript. On le nommoyt Grippeminaud. Ie ne vous le sçauroy mieulx comparer qu’a Chimere, ou a Sphinx et Cerberus, ou bien au simulachre d’Osiris, ainsi que le figuroyent les Egyptiens, par trois testes ensemble ioinctes ; sçavoir est d’ung lion rugissant, d’ung chien flattant et d’ung loup baislant, entortillez d’ung dracon soy mordant la queue, et de rayons scintillans a Tentour. Les mains avoyt pleines de sang, les gryphes comme de harpye, le museau a bec de corbin, les dentz d’ung sanglier quadrannier, les yeujx flamboyans comme une gueulle d’enfer, tout couvert de mortiers entrelassez de pillons82 ; seulement apparoissoyent les gryphes. Le siege d’icelluy et de tous ses collateraulx Chatz-garanniers estoyt d’ung long ratelier tout neuf, au dessus duquel, par forme de revers, instablees estoyent mangeoires fort amples et belles, selon l’advertissement du gueux. A l’endroict du siege principal estoyt l’imaige d’une vieille femme, tenant en main dextre un fourreau de faulcille, en senestre une balance, et portant bezicles au nez. Les couppes de la balance estoyent de deux gibbessieres veloutees, l’une pleine de billon et pendente, l’aultre vuide et longue, eslevee au dessus du tresbuchet. Et suis d’opinion que c estoyt le pourtraict de lustice grippeminandiere, bien abhorrente de l’institution des antiques Thebains, qui erigeoyent les statues de leurs dicastes et iuges, apres leur mort, en or et argent ou en marbre, selon leur merite, toutes sans mains. Quand feusmes devant luy presentez, ne sçay quelle sorte de gens tous vestuz de gibbessieres et de sacz a grandz lambeaulx d’escriptures, nous feirent sus une sellette asseoir. Panurge disoyt : Gallefretiers, mes amys, ie ne suis que trop bien ainsy debout : aussi bien elle est trop basse pour homme qui ha chausses neufves et court pourpoinct. — Asseyez vous la, respondirent ilz, et que plus on ne vous le die. La terre presentement s’ouvrira pour tous vifz vous engloutir, si faillez a bien respondre.

(Livre V, chap. 11. — IVe livre de Pantagruel).

Calvin (1509-1564)

Notice

Jean Calvin, de Noyon, destiné à la prêtrise, tonsuré et pourvu d’une cure à 19 ans, quitta l’état ecclésiastique pour étudier en droit à Orléans et à Bourges. Dès 1532 il se signala par sa parole comme un adepte de la réformation religieuse, et chercha un asile, d’abord à Nérac, prés de la sœur de François Ier, ensuite à Bâle où il acheva, et publia d’abord en latin (1535), puis en français (1536), son Institution chrestienne, qu’il dédia au roi dans une admirable préface, qu’il remania et perfectionna sans cesse, et qui est restée comme le code doctrinal de la réforme dans la France du xvie  siècle, et comme un chef-d’œuvre de la littérature. Le dur et âpre sectaire qui a fondé et gouverné le calvinisme, qui de 1541 à 1564 a exercé à Genève une dictature religieuse et politique, est un dialecticien serré, un écrivain clair, précis, nerveux, nombreux et éloquent. Tout est nouveau dans son livre, dit M. Nisard, « la matière même, la méthode et la langue. » Il a donné dans la langue populaire, sur un sujet théologique, le premier exemple d’une vaste composition méditée, mûrie et ordonnée, monument sévère à-côté de la fantastique épopée de Rabelais et des capricieux Essais de Montaigne.

Extraits de la préface de « l’Institution de la religion chrestienne83 »

Au Roy de France très chrestien François Ier de ce nom, son Prince et Souverain Seigneur, Jehan Calvin, paix et salut en Jesus Christ.

 

Au commencement que ie m’appliquay à escrire ce présent livre, ie ne pensoye rien moins, Sire, que d’escrire choses qui fussent presentees à vostre Majesté : seulement mon proiet estoit d’enseigner quelques rudimens, par lesquels ceux qui seroyent touchez d’aucune bonne affection de Dieu, fussent instruits à la vraye pieté. Et principalement ie vouloye par ce mien labeur servir à nos François : desquels i’en voyoye plusieurs avoir faim et soif de Jesus Christ, et bien peu qui en eussent receu droicte congnoissance. Laquelle mienne deliberation on pourra facilement appercevoir du livre, en tant que ie l’ay accommodé à la plus simple forme d’enseigner qu’il m’a esté possible. Mais voyant que la fureur d’aucuns iniques s’estoit tant eslevee en vostre royaume, qu’elle n’avoit laissé lieu aucun à toute saine doctrine, il m’a semblé estre expedient de faire servir ce present livre, tant d’instruction à ceux que premierement i’avoye deliberé d’enseigner, qu’aussi de confession de foy envers vous : dont vous cognoissiez quelle est la doctrine contre laquelle d’une telle rage furieusement sont enflarabés ceux qui par feu et par glaive troublent aujourd’huy vostre royaume. Car ie n’auray nulle honte de confesser que i’ay yci comprins quasi une Somme84 de ceste mesme doctrine, laquelle ils estiment devoir estre punie par prison, bannissement, proscription et l’eu : et laquelle ils crient devoir estre deschassee hors de terre et de mer. Bien say-ie de quels horribles rapports ils ont rempli vos aureilles et vostre cœur, pour vous rendre nostre cause fort odieuse : mais vous avez à reputer, selon vostre clemence et mansuetude, qu’il ne resteroit innocence aucune, n’en dits, n’en faicts, s’il suffisoit d’accuser. Certainement si quelqu’un, pour esmouvoir haine à rencontre de ceste doctrine, de laquelle ie me veux efforcer de vous rendre raison, vient à arguer qu’elle est desia condamnee par un commun consentement de tous estats, qu’elle a receu en jugement plusieurs sentences contr’elle, il ne dira autre chose, sinon qu’en partie elle a esté violentement abbatue par la puissance et coniuration des adversaires, en partie malicieusement opprimee par leurs mensonges, tromperies, calomnies et trahison. C’est force et violence, que cruelles sentences sont prononcees à rencontre d’icelle devant qu’elle ait esté defendue. C’est fraude et trahison, que sans cause elle est notee de sedition et malefice. Afin que nul ne pense que nous nous complaignons de ces choses à tort, vous mesme vous pouvez estre tesmoin, Sire, par combien fausses calomnies elle est tous les iours diffamee envers vous : c’est asçavoir qu’elle ne tend à autre fin sinon que tous regnes et polices soyent ruinees, la paix soit troublee, les lois abolies, les seigneuries et possessions dissipees : bricf que toutes choses soyent renversees en confusion. Et neantmoins encore vous n’en oyez que la moindre portion. Car entre le populaire on seme contre icelle horribles rapports ; lesquels s’ils estoyent veritables, à bon droict tout le monde la pourroit iuger avec tous ses autheurs digne de de mille feux et mille gibets…

C’est vostre office, Sire, de ne destourner ne vos aureilles, ne vostre courage d’une si juste defence, principalement quand il est question de si grands choses : c’est asçavoir comment la gloire de Dieu sera maintenue sur terre, comment sa verité retiendra son honneur et dignité, comment le regne de Christ demeurera en son entier. O matiere digne de vos aureilles, digne de vostre jurisdiction, digne de vostre throne royal ! car ceste pensee fait un vray Roy, s’il se recognoist esire vray ministre de Dieu au gouvernement de son royaume, et au contraire, celuy qui ne regne point à ceste fin de servir à la gloire de Dieu, n’exerce pas regne, mais brigandage. Or on s’abuse, si on attend longue prosperité en un regne qui n’est point gouverné du sceptre de Dieu, c’est à dire sa saincte parole. Car ledict celeste ne peut mentir, par lequel il est denoncé que le peuple sera dissipé quand la Prophetie defendra. Et ne devez estre destourné par le contemnement de nostre petitesse. Certes, nous recognoissons assez combien nous sommes povres gens et de mespris, c’est asçavoir devant Dieu, miserables pecheurs, envers les hommes, vilipendez et deiettés, et mesane (si vous voulez), l’ordure et balieure85 du monde, ou si on peut encore nommer quelque chose plus vile. Tellement qu’il ne nous reste rien de quoy nous glorifier devant Dieu, sinon sa seule misericorde, par laquelle, sans quelque merite, nous sommes sauvez, ny envers les hommes, sinon nostre infirmité, c’est à dire ce que tous estiment grande ignominie.

Mais toutesfois il faut que nostre doctrine consiste eslevee et insuperable par dessus toute la gloire et puissance du monde, car elle n’est pas nostre, mais de Dieu vivant et de son Christ, lequel le Pere a constitué Roy, pour dominer d’une mer à l’autre, et depuis les fleuves jusques aux fins de la terre : et tellement dominer, qu’en frapant la terre de la seule verge de sa bouche, il la casse toute avec sa force et sa gloire, comme un pot de terre…

Mais ie retourne à vous, Sire. Vous ne vous devez esmouvoir de ces feux rapports, par lesquels nos adversaires s’efforcent de vous jetter en quelque crainte et terreur : c’est asçavoir que ce nouvel Evangile (ainsi l’appellent-ils) ne cerche autre chose qu’occasion de seditions et toute impunité de mal faire. Car Dieu n’est point Dieu de division, mais de paix, et le fils de Dieu n’est point ministre de peché, qui est venu pour rompre et destruire les œuvres du diable. Et quant à nous, nous sommes injustement Accusez de telles entreprinses, desquelles nous ne donnasmes iamais le moindre souspeçon du monde. Et il est bien vray-semblable que nous, desquels iamais n’a esté ouïe une seule parole seditieuse, et desquels la vie a touiours esté cogneue simple et paisible, quand nous vivions sous vous, Sire, machinions de renverser les royaumes ! Qui plus est, maintenant estant chassés de nos maisons, nous ne laissons point de prier Dieu pour vostre prosperité, et celle de vostre regne. Il est bien à croire que nous pourchassions un congé de tout mal faire, sans estre reprins, veu, combien que nos mœurs soyent reprehensibles en beaucoup de choses, toutesfois qu’il n’y a rien digne de si grand reproche. Et d’avantage, graces à Dieu, nous n’avons point si mal profité en l’Evangile, que nostre vie ne puisse estre à ces detracteurs exemple de chasteté, liberalité, misericorde, temperance, patience, modestie, et toutes autres vertus.

Vous avez, Sire, la venimeuse iniquité de nos calomniateurs exposee par assez de paroles, afin que vous n’incliniez pas trop l’aureille pour adiouster foy à leurs rapports. Et mesme ie doute que ie n’aye esté trop long, veu que ceste preface ha quasi la grandeur d’une defense entiere, combien que par icelle ie n’aye pretendu composer une defense, mais seulement adoucir vostre cœur pour donner audience à nostre cause. Lequel, combien qu’il soit à present destourné et aliené de nous, i’adiouste mesme enflambé, toutesfois i’espere que nous pourrons regagner sa grace, s’il vous plaist une fois hors d’indignation et courroux, lire ceste nostre confession, laquelle nous voulons estre pour defense envers vostre Maiesté : mais si au contraire les detractions des mal-vueillans empeschent tellement vos aureilles que les accusez n’ayent aucun lieu de se defendre, d’autre part, si ces impetueuses furies, sans que vous y mettiez ordre, exercent tousjours cruauté par prison, fouets, gehennes, coppures, bruslures, nous certes, comme brebis devouees à la boucherie, serons iettés en toute extremité ; tellement neantmoins qu’en nostre pacience nous possederons nos ames, et attendrons la main forte du Seigneur, laquelle sans doute se monstrera en sa saison, et apparoistra armee, tant pour delivrer les povres de leur affliction, que pour punir les contempteurs qui s’esgayent si hardiment à ceste heure. Le Seigneur, Roy des Roys, vueille establir vostre throne en iustice et vostre siege en equité.

Comme il faut user de la vie présente et de ses aides86

Laissons là cette philosophie inhumaine, laquelle ne concedant a l’homme nul usage des creatures87 de Dieu, sinon pour sa necessité, non seulement nous prive sans raison du fruict licite de la beneficence divine, mais aussi ne peut avoir lieu, sinon que ayant despouillé l’homme de tout sentiment, elle le rende semblable à un tronc de bois. Mais aussi de l’autre costé il ne faut pas moins diligemment aller au devant de la concupiscence de nostre chair : laquelle se desborde sans mesure, si elle n’est tenue sous bride. Davantage, il y en a d’aucuns qui sous couverture de liberté lui concedent toutes choses. Il la faut donc brider premierement de cette reigle : c’est que tous les biens que nous avons nous ont esté creez afin que nous en recognoissions l’autheur et magnifions sa benignité par action de graces. Or où sera l’action de graces, si par gourmandise tu te charges tellement de vin et de viandes que tu en deviennes stupide et sois rendu inutile à servir Dieu et faire ce qui est de ta vocation ? Où est la recognoissance de Dieu, si la chair, estant incitee par trop grande abondance à vilaines concupiscences, infecte l’entendement de son ordure iusques à l’aveugler et lui oster la direction du bien et du mal ? Comment remercierons-nous Dieu de ce qu’il nous donne les habillemens que nous portons, s’il y a une somptuosité laquelle nous fasse enorgueillir et mespriser les autres ? s’il y a une braveté laquelle nous soit instrument pour nous servira licence de mœurs ? Comment, di-ie, recognoistrons-nous nostre Dieu, si nous avons les yeux fichez à contempler la magnificence de nos habits ? Car plusieurs assuiettissent tous leurs sens à delices en cette sorte que leur esprit y est enseveli. Plusieurs se delectent tellement en or, marbres et peintures qu’ils en deviennent comme pierres, qu’ils sont comme transfigurez en metaux et semblables à des idoles. Le flair de la cuisine en ravit tellement d’aucuns, qu’ils en sont hebetez pour ne rien apprehender88 de spirituel. Autant en peut-on dire de toutes les autres especes. Il appert donc que par cette consideration la licence d’abuser des dons de Dieu est desia aucunement restreinte, et que cette reigle de sainct Paul est confirmee, de ne point avoir soin de nostre chair pour complaire à ses cupiditez, ans quelles si on pardonne trop elles iettent de terribles bouillons sans mesure.

(Institution chrestienne, liv. III, chap. 10.)
Avènement de Luther89

Lorsque la vérité de Dieu était étouffée sous tant et de si épaisses ténèbres ; lorsque la religion était souillée de tant de superstitions impies ; lorsque le culte de Dieu était corrompu par tant d’horribles sacrilèges, et que sa gloire gisait prosternée ; que le bienfait de la Rédemption était enfoui sous tant d’opinions perverses, et que les hommes, enivrés par la confiance funeste en leurs œuvres, cherchaient leur salut ailleurs qu’au Christ ; que l’administration des sacrements, en partie déchirée et dissipée, en partie corrompue par un mélange de fictions étrangères, était profanée par de honteux marchés ; que le gouvernement de l’Eglise n’était plus qu’un brigandage désordonné ; lorsque ceux qui siégeaient au rang des pasteurs, après avoir blessé l’Eglise par le dérèglement de leurs mœurs, exerçaient sur les âmes une effroyable tyrannie, et que, comme un troupeau, l’humanité était poussée vers l’abîme à travers l’erreur, — du sein de ce désordre Luther s’éleva : avec lui se rencontrèrent d’autres hommes qui, réunissant leurs efforts et leur zèle, cherchèrent des moyens et des voies par où la religion pût être lavée de toutes ses souillures, rétablie dans la pureté de sa doctrine, et ramenée de cet abîme de misère à son antique splendeur. Nous suivons la route qu’ils nous ont tracée90.

Montaigne (1533-1592)

Notice

Michel Eyquem, né au château de Montaigne, apprit le latin par la conversation dans la maison de son père : à six ans, il le parlait. Il continua ses études au collège de Guienne à Bordeaux, et les acheva à treize ans. À vingt-cinq ans, il était conseiller au Parlement de Bordeaux ; il le fut jusqu’en 1570. Il fit plusieurs voyages à la Cour, et reçut le titre de gentilhomme de la chambre de Charles IX ; à Rome, en 1581, il reçut celui de citoyen romain. Il fut élu pendant cette dernière absence, puis réélu maire de Bordeaux. C’est à Bordeaux qu’il fit paraître, en 1580, les deux premiers volumes de ses Essais. Une nouvelle édition, augmentée du troisième et dernier livre, fut publiée par lui à Paris en 1588. Mme de Gournay, sa « fille d’alliance », qu’il connut à Paris en 1588, publia en 1595 une édition des Essais complétée sur les papiers de l’auteur.

Mlle de Gournay (1565-1645) mérite une mention particulière. Fidèle aux doctrines littéraires et au goût du maître, qui avait dit (Essais, II, 17) : « Aux parties en quoy Ronsard et Du Bellay excellent, je ne les treuve gueres esloignez de la perfection ancienne » : elle fut toujours un des champions de la « brigade de Ronsard », et fit campagne de la plume contre les poètes « du nouveau jargon », ardente à « esplucher la mauvaise herbe » (mala herba, Malherbe). « Vous diriez à voir faire ces messieurs que c’est ce qu’on retranche des vers, et non de ce qu’on y met, qui leur donne du prix, et, par les degrés de cette conséquence, celui qui n’en feroit point seroit le meilleur poète… Ils savent ce que la langue n’est point, et non ce qu’elle est, docteurs en négative. » Elle contribua à l’édition magistrale de Ronsard, avec les dévots du poète « trébuché de si haut », en 1628, comme elle donna encore en 1635 une édition définitive de son « père d’adoption ».

Aucun écrivain ne représente mieux que Montaigne le xvie  siècle par l’indépendance de sa pensée et la vive et libre allure de son style. Il n’a pas médité, condensé et ordonné un traité pour le public : il cause avec lui-même, au hasard des réflexions que souvent le hasard d’un souvenir, d’une lecture, d’un mot lui suggère. Il prend sa pensée comme elle vient, récrit comme il pense ; le lecteur doit la prendre comme il l’écrit. Son livre « de bonne foy » nous convie à penser avec lui, non comme lui, et son modeste et sceptique « que sçay-ie ? » qui est le contre-pied d’une doctrine, nous laisse toute liberté. Si nul livre n’est plus décousu, sans incohérence » nulle trame de style n’est plus serrée, sans roideur ; bonne et forte étoffe, qui se plie sans se casser, et peinte à souhait. « C’est l’imagination de Montaigne qu’il faut regretter », a dit Voltaire. Chez lui, toute abstraction se colore ; l’esprit y a l’attitude, les mouvements, les soubresauts et les arrêts du corps ; le langage n’est que geste et figure. On peut dire de Montaigne : il pense, il voit, et la parole suit ; et cette parole, le lecteur, à son tour, la voit autant qu’il la comprend, C’est une fête continue des yeux et des oreilles que ce défilé d’images, toutes de franche venue, et cette bonne sonorité de mots bien trébuchants, relevés au besoin d’un accent gascon : « Que le gascon y arrive, a-t-il dit, si le françois n’y peut aller. » On ne se sent nulle envie en le lisant de le degasconner, comme le voulait faire Malherbe de la langue discordante de Ronsard.

Le vrai courage

Assez d’advantages gaignons nous sur nos ennemis, qui sont advantages empruntez, non pas nostres : c’est la qualité d’un portefaix, non de la vertu, d’avoir les bras et les iambes plus roides : c’est une qualité morte et corporelle, que la disposition ; c’est un coup de la fortune, de faire brancher nostre ennemy, et de luy esblouyr les yeulx par la lumière du soleil ; c’est un tour d’art et de science, et qui peult tumber en une personne lasche et de neant, d’estre suffisant à l’escrime. L’estimation et le prix d un homme consiste au cœur et en la volonté : c’est là où gist son vray honneur. La vaillance, c’est la fermeté, non pas des iambes et des bras, mais du courage et de l’ame ; elle ne consiste pas en la valeur de nostre cheval, ny de nos armes, mais en la nostre. Celuy qui tumbe obstiné en son courage, si succiderit, de genu pugnat 91 ; qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aulcun poinct de son asseurance ; qui regarde encores, en rendant l’ame, son ennemy d’une veue ferme et desdaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune ; il est tué, non pas vaincu : les plus vaillants sont par fois les plus infortunez. Aussi y a il des pertes triumphantes92 à l’envi des victoires. Ny ces quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil ayt oncques veu de ses yeulx, de Salamine, de Platee, de Mycale, de Sicile, n’oserent oncques opposer toute leur gloire ensemble à la gloire de la desconfiture du roy Leonidas et des siens au pas des Thermopyles. Le vray vaincre a pour son roolle l’estour93, non pas le salut ; et consiste l’honneur de la vertu à combattre, non à battre.

(Essais, I, 30.)

A demain les affaires 94

Ie donne avecques raison, ce me semble, la palme à lacques Amyot sur touts nos escrivains françois, non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse touts aultres, ny pour la constance d’un si long travail, ny pour la profondeur de son sçavoir, ayant peu developper si heureusement un aucteur si espineux et ferré (car on m’en dira ce qu’on vouldra, ie n’entends rien au grec, mais ie veois un sens si bien joinct et entretenu par tout en sa traduction, que, ou il a certainement entendu l’imagination vraye de l’aucteur, ou ayant, par longue conversation, planté vifvement dans son ame une generale idee de celle de Plutarque, il ne luy a au moins rien presté qui le desmente ou qui le desdie) ; mais, sur tout, ie luy sçais bon gré d’avoir sceu trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire present à son païs. Nous aultres ignorants estions perdus, si ce livre ne nous eust relevé du bourbier : sa mercy95, nous osons à cett’ heure et parler et escrire ; les dames en regentent les maistres d’eschole ; c’est nostre breviaire. Si ce bon homme vit, je luy resigne Xenophon, pour en faire autant : c’est une occupation plus aysee, et d’autant plus propre à sa vieillesse ; et puis, ie ne sçais comment il me semble, quoyqu’il se desmesle bien brusquement et nettement d’un mauvais pas, que toutesfois son style est plus chez soy, quand il n’est pas pressé et qu’il roule à son ayse.

I’estois à cett’ heure sur ce passage où Plutarque96 dict de soy mesme, que Rusticus, assistant à une sienne declamation à Rome, y receut un pacquet de la part de l’empereur, et temporisa de l’ouvrir jusques à ce que tout feust faict : en quoy, dict il, toute l’assistance loua singulierement la gravité de ce personnage. De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous faict, avecques tant d’indiscretion et d’impatience, abandonner toutes choses pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance pour crocheter soubdain, où que nous soyons, les lettres qu’on nous apporte, il a eu raison de louer la gravité de Rusticus ; et pouvoit encores y joindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n’avoir voulu interrompre le cours de sa declamation. Mais je foys doubte qu’on le peust louer de prudence ; car recevant à l’improveu lettres, et notamment d’un empereur, il pouvoit bien advenir que le differer à les lire eust esté d’un grand prejudice. Le vice contraire à la curiosité, c’est la nonchalance, vers laquelle ie penche evidemment de ma complexion, et en laquelle i’ay veu plusieurs hommes si extremes, que, trois ou quatre tours aprez, on retrouvoit encores dans leur pochette les lettres toutes closes qu’on leur avoit envoyees.

Ie n’en ouvris iamais, non seulement de celles qu’on m’eust commises, mais de celles mesmes que la fortune m’eust faict passer par les mains ; et foys conscience si mes yeulx desrobent, par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d’importance qu’il lit quand ie suis à costé d’un grand. Iamais homme ne s’enquit moins et ne fureta moins ez affaires d’aultruy.

(Essais, II, 4.)
Des « braves formes de s’expliquer » des Anciens

A ces bonnes gents, il ne falloit d’aiguë et subtile rencontre : leur langage est tout plein, et gros d’une vigueur naturelle et constante. Il n’y a rien d’efforcé, rien de traisnant ; tout y marche d’une pareille teneur : contextus virilis est ; non sunt circa flosculos occupati97. Ce n’est pas une eloquence molle, et seulement sans offense : elle est nerveuse et solide, qui ne plaist pas tant, comme elle remplit et ravit ; et ravit le plus les plus forts esprits. Quand ie veois ces braves formes de s’expliquer, si vifves, si profondes, je ne dis pas que c’est Bien dire, ie dis que c’est Bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination qui s’esleve et enfle les paroles : pectus est, quod disertum facit98 : nos gents appellent jugement, langage99 ; et beaux mots, les pleines conceptions. Horace ne se contente point d’une superficielle expression, elle le trahiroit ; il veoid plus clair et plus oultre dans les choses ; son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures, pour se representer ; et les luy fault oultre l’ordinaire, comme sa conception est oultre l’ordinaire. Plutarque dict100 qu’il veid le langage latin par les choses : icy101 de mesme ; le sens esclaire et produict les paroles, non plus de vent, ains de chair et d’os ; elles signifient plus qu’elles ne disent. Les imbecilles102 sentent encores quelque image de cecy : car en Italie ie disois ce qu’il me plaisoit, en devis communs ; mais aux propos roides, ie n’eusse osé me fier à un idiome que ie ne pouvois plier ny contourner oultre son allure commune : i’y veulx pouvoir quelque chose du mien.

Le maniement et employte des beaux esprits donne prix à la langue ; non pas l’innovant, tant, comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l’estirant et ployant ; ils n’y apportent point de mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, luy apprennent des mouvements inaccoustumez, mais prudemment et ingenieusement. Et combien peu cela soit donné à touts, il se veoid par tant d’escrivains françois de ce siecle : ils sont assez hardis et desdaigneux, pour ne suyvre pas la route commune ; mais faulte d’invention et de discretion les perd ; il ne s’y veoid qu’une miserable affectation d’estrangeté, des desguisements froids et absurdes, qui, au lieu d’eslever, abbattent la matiere : pourveu qu’il se gorgiasent103 en la novelleté, il ne leur chault104 de l’efficace ; pour saisir un nouveau mot, ils quittent l’ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux.

En nostre langage ie treuve assez d’estofife, mais un peu faulte de façon : car il n’est rien qu’on ne feist du jargon de nos chasses et de nostre guerre, qui est un genereux terrain à emprunter ; et les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant. Ie le treuve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoreux suffisamment ; il succombe ordinairement à une puissante conception : si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il languit soubs vous et fleschit ; et qu’à son default le latin se presente au secours, et le grec à d’aultres. D’aulcuns de ces mots que ie viens de trier, nous en appercevons plus malayseement l’energie, d’autant que l’usage et la frequence nous en ont auculnement avily et rendu vulgaire la grace ; comme en nostre commun, il s’y rencontre des phrases excellentes, et des metaphores, desquelles la beaulté flestrit de vieillesse, et la couleur s’est ternie par maniement trop ordinaire : mais cela n’oste rien du goust à ceulx qui ont bon nez, ny ne desroge à la gloire de ces anciens aucteurs qui, comme il est vraysemblable, meirent premierement ces mots en ce lustre.

Quand i’escris, ie me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme ; aussi qu’à la verité les bons aucteurs m’abattent par trop, et rompent le courage : ie foys volontiers le tour de ce peintre, lequel, ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garsons qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aulcun coq naturel ; et aurois plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l’invention du musicien Antigenides, qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que, devant ou aprez luy, son auditoire feust abbreuvé de quelques aul tres mauvais chantres. Mais ie me puis plus malayseement desfaire de Plutarque : il est si universel et si plein, qu’à toutes occasions, et quelque subject extravagant que vous ayez prins, il s’ingere à vostre besongne, et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses et d’embellissements. Il m’en faict despit, d’estre si fort exposé au pillage de ceulx qui le hantent ; ie ne le puis si peu raccointer105, que ie n’en tire cuisse ou aile.

Pour ce mien desseing, il me vient aussi à propos d’escrire chez moy, en païs sauvage, où personne ne m’ayde, ny me releve, où ie ne hante communement homme qui entende le latin de son patenotre, et de françois un peu moins. Ie l’eusse faict meilleur ailleurs, mais l’ouvrage eust esté moins mien : et sa fin principale et perfection, c’est d’estre exactement mien. Ie corrigerois bien une erreur accidentale, dequoy ie suis plein, ainsi que ie cours inadvertemment ; mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m’a dict, ou que moy mesme me suis dict : « Tu ez trop espez en figures : Voylà un mot du creu de Gascoigne : Voylà une phrase dangereuse (je n’en refuis aulcune de celles qui s’usent emmy les rues françoises ; ceulx qui veulent combattre l’usage par la grammaire se mocquent :) Voylà un discours ignorant : Voylà un discours paradoxe : En voylà un trop fol : Tu te ioues souvent ; on estimera que tu dies à droict ce que tu dis à feincte. » « Ouy, foys ie ; mais ie corrige les faultes d’inadvertance, non celles de coustume. Est ce pas ainsi que ie parle par tout ? me represente ie pas vifvement ? suffit. I’ay faict ce que i’ay voulu : tout le monde me recognoist en mon livre, et mon livre en moy.

(Essais, III, 5.)
Res verba rapiunt

Allant un jour à Orleans, ie trouvay dans cette plaine, au deçà de Clery, deux regents qui venoyent à Bourdeaux, environ à cinquante pas l’un de l’aultre : plus loin derriere eux ie veois une troupe, et un maistre en teste, qui estoit feu monsieur le comte de la Rochefoucault. Un de mes gents s’enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentilhomme qui venoit aprez luy ; luy, qui n’avoit pas veu ce train qui le suyvoit, et qui pensoit qu’on luy parlast de son compaignon, respondit plaisamment : « Il n’est pas gentilhomme, c’est un grammairien ; et ie suis logicien. » Or, nous qui cherchons icy, au rebours, de former, non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons les abuser de leur loisir : nous avons affaire ailleurs. Mais que nostre disciple soit bien pourveu de choses, les paroles ne suyvront que trop ; il les traisnera, si elles ne veulent suyvre. I’en oy qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d’avoir la teste pleine de plusieurs belles choses, mais à faulte d’eloquence, ne les pouvoir mettre en evidence : c’est une baye. Sçavez vous, à mon advis, que c’est que cela ? ce sont des umbrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu’ils ne peuvent desmesler et esclaircir au dedans, ny par conséquent produire au dehors ; ils ne s’entendent pas encores eulx mesmes. De ma part, je tiens, et Socrates l’ordonne, que qui a dans l’esprit une vifve imagination et claire, il la produira, soit en bergamasque, soit par mines, s’il est muet :

 

Verbaque provisam rem non invita sequentur106.

 

Et comme disoit celuy là, aussi poëtiquement en sa prose, quum res animum occupavere, verba ambiunt107 ; et cet aultre, ipsœ res verba rapiunt108. Il ne sçait pas ablatif, conjunctif, substantif, ny la grammaire ; ne faict pas109 son laquay ou une harangiere du Petit Pont ; et si, vous entretiendront tout votre saoul, si vous en avez envie, et se desferreront aussi peu, à l’adventure, aux regles de leur langage, que le meilleur maistre ez arts de France. Il ne sçait pas la rhetorique, ny, pour avant ieu, capter la benevolence du candide lecteur ; ny ne luy chault de le sçavoir. De vray, toute cette belle peincture s’efface ayseement par le lustre d’une verité simple et naïfve : ces gentillesses ne servent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massive et plus ferme ; comme Afer montre bien clairement chez Tacitus110. Les ambassadeurs de Samos estoient venus à Cleomenes, roy de Sparte, preparez d’une belle et longue oraison, pour l’esmouvoir à la guerre contre le tyran Polycrates ; aprez qu’il les eut bien laissez dire, il leur respondit : « Quant à vostre commencement et exorde, il ne m’en souvient plus, ny par consequent du milieu ; et quant à vostre conclusion, ie n’en veulx rien faire111. » Voylà une belle response, ce me semble, et des harangueurs bien camus ! Et quoy cet aultre ? Les Atheniens estoient à choisir de deux architectes à conduire une grande fabrique : le premier, plus affetté, se presenta avecques un beau discours premedité sur le subiect de cette besongne, et tiroit le jugement du peuple en sa faveur ; mais l’aultre en trois mots : « Seigneurs Atheniens, ce que cettuy a dict, ie le feray112. » Au fort de l’eloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration ; mais Caton n’en faisant que rire : « Nous avons, disoit il, un plaisant consul. » Aille devant ou aprez, une utile sentenec, un beau traict est tousiours de saison : s’il n’est pas bien pour ce qui va devant, ny pour ce qui vient aprez, il est bien en soy. Ie ne suis pas de ceulx qui pensent la bonne rhythme faire le bon poëme : laissez luy allonger une courte syllabe, s’il veult ; pour cela, non force : si les inventions y rient, si l’esprit et le iugement y ont bien faict leur office, voylà un bon poëte, dirai ie, mais un mauvais versificateur,

 

Emunctæ naris, durus componere versus113.

 

Qu’on face, dict Horace, perdre à son ouvrage toutes ses coustures et mesures,

 

Tempora certa modosque, et, quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, prærponens ultima primis…
Invenias etiam disiecti membra poetæ114 :

il ne se dementira point pour cela ; les pieces mesmes en seront belles. C’est ce que respondit Menander, comme on le tansast, approchant le jour auquel il avoit promis une comedie, de quoy il n’y avoit encores mis la main : « Elle est composee et preste ; il ne reste qu’à y aiouster les vers »115 : ayant les choses et la matiere disposee en l’ame, il mettoit en peu de compte le demourant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poësie françoise, ie ne veois si petit apprenti qui n’enfle des mots, qui ne renge les cadences à peu prez comme eux : Plus sonat, quam valet116. Pour le vulgaire, il ne feut jamais tant de poëtes ; mais, comme il leur a esté bien aysé de representer leurs rhythmes, ils demeurent bien aussi court à imiter les riches descriptions de l’un, et les delicates inventions de l’aultre.

C’est aux paroles à servir et à suyvre ; et que le gascon y arrive, si le françois n’y peult aller. Ie veulx que les choses surmontent, et quelles remplissent de façon l’imagination de celuy qui escoute, qu’il n’ayt aulcune souvenance des mots. Le parler que i’ayme, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant delicat et peigné, comme vehement et brusque :

 

Hæc demum sapiet dictio, quae feriet117 ;

plustost difficile qu’ennuyeux ; esloingné d’effectation : desreglé, descousu et hardy : chasque loppin y face son corps ; non pedantesque, non fratesque118, non plaideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Julius Cesar, et si ne sens pas bien pourquoy il l’en appelle.

I’ay volontiers imité cette desbauche qui se veoid en nostre jeunesse au port de leurs vestements : un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui represente une fierté desdaigneuse de ces parements estrangiers, et nonchalante de l’art ; mais je la treuve encores mieulx employee en la forme du parler. Toute affectation, nommeement en la gayeté et liberté françoise, est mesavenante au courtisan ; et en une monarchie, tout gentilhomme doibt estre dressé au port d’un courtisan : pourquoy nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et mesprisant. Ie n’ayme point de tissure où les liaisons et les coustures paroissent : tout ainsi qu’en un beau corps il ne fault pas qu’on y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio, incomposita sit et simplex 119. Quis accurate loquitur, nisi qui vult putide loqui 120 ? L’eloquence faict injure aux choses, qui nous destourne à soy. Comme aux accoustrements, c’est pusillanimité de se vouloir marquer par quelque façon particuliere et inusitee : de mesme au langage, la recherche des phrases nouvelles et des mots peu cogneus vient d’une ambition scholastique et puerile. Peusse ie ne me servir que de ceulx qui servent aux haies à Paris ! Aristophanes le grammairien n’y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité de ses mots, et la fin de son art oratoire, qui estoit perspicuité de langage seulement. L’imitation du parler, par sa facilité, suyt iucontinent tout un peuple : l’imitation du juger, de l’inventer, ne va pas si vite. La pluspart des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robbe, pensent tresfaulsement tenir un pareil corps : la force et les nerfs ne s’empruntent point ; les atours et le manteau s’empruntent. La pluspart de ceulx qui me hantent parlent de mesme les Essais ; mais ie ne sçay s’ils pensent de mesme. Les Atheniens, dict Platon, ont pour leur part le soing de l’abondance et elegance du parler ; les Lacedemoniens, de la briefveté et ceulx de Crete, de la fecondite des conceptions, plus que du langage : ceulx cy sont les meilleurs. Zenon disoit qu’il avoit deux sortes de disciples : les uns, qu’il nommoit φιλολόγους, curieux d’apprendre les choses, qui estoient ses mignons ; les aultres, λογοφίλους, qui n’avoyent soing que du langage. Ce n’est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire ; mais non pas si bonne qu’on la faict ; et suis despit de quoy nostre vie s’embesongne toute à cela. Ie vouldrois premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voisins où i’ay plus ordinaire commerce.

(Essais, I, 25.)
Comment Montaigne apprit le latin

L’expedient que mon pere y trouva, ce feut qu’en nourrice, et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tresbien versé en la latine. Cettuy cy, qu’il avoit faict venir exprez, et qui estoit bien chèrement gagé, m’avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avecques luy deux aultres moindres en sçavoir, pour me suyvre et soulager le premier : ceulx cy ne m’entretenoient d’aultre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c’estoit une regle inviolable que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloient en ma compaignie qu’autant de mots de latin que chascun avoit apprins pour jargonner avec moy. C’est merveille du fruict que chascun y feit : mon pere et ma mere y apprindrent assez de latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance pour s’en servir à la necessité, comme feirent aussi les aultres domestiques qui estoient plus attachez à mon service. Somme, nous nous latinizasmes tant, qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont prins pied par l’usage, plusieurs appellations latines d’artisans et d’utils. Quant à moy, i’avoy plus de six ans, avant que j’entendisse non plus de françois ou de perigordin que d’arabesque ; et sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet, et sans larmes, i’avois apprins du latin tout aussi pur que mon maistre d’eschole le sçavoit : car je ne le pouvois avoir meslé ny altéré. Si par essay on me vouloit donner un theme, à la mode des colleges ; on le donne aux aultres en françois, mais à moy il me le falloit donner en mauvais latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchy, qui a escript de comitiis Romanorum ; Guillaume Guerenter qui a commenté Aristote ; George Buchanan121, ce grand poëte escossois ; Marc Antoine Muret122, que la France et l’Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps, mes precepteurs domestiques123, m’ont dict souvent que i’avois ce langage en mon enfance si prest et si à main, qu’ils craignoient à m’accoster. Buchanan, que ie veis depuis à la suitte de feu monsieur le mareschal de Brissac, me dict qu’il estoit aprez à escrire de l’institution des enfants, et qu’il prenoit l’exemplaire de la mienne ; car il avoit lors en charge ce comte de Brissac que nous avons veu depuis si valeureux et si brave.

Quant au grec, duquel ie n’ay quasi du tout point d’intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par art, mais d’une voye nouvelle, par forme d’esbat et d’exercice : nous pelotions nos declinaisons, à la maniere de ceulx qui, par certains ieux de tablier124, apprennent l’arithmétique et la géométrie. Car entre aultres choses, il avoit esté conseillé de me faire gouster la science et le debvoir par une volonté non forcée et de mon propre désir ; et d’eslever mon ame en toute doulceur et liberté, sans rigueur et contraincte : ie dis jusques à telle superstition, que, par ce qu’aulcuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les esveiller le matin en sursault, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence, il me faisoit esveiJler par le son de quelque instrument ; et ne feus jamais sans homme qui m’en servist.

(Essais, I, 25.)
De la « pratique des hommes » dans « l’instruction » de la jeunesse

Qu’on luy mette en fantaisie une honneste curiosité de s’enquérir de toutes choses : tout ce qu’il y aura de singulier autour de luy, il le verra ; un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une battaille ancienne, le passage de César ou de Charlemaigne ;

 

Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab æstu ;
Ventus in Italiam quis bene vela ferat125 ;

 

il s’enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce prince, et de celuy là : ce sont choses tresplaisantes à apprendre, et tresutiles à sçavoir.

En cette practique des hommes, i’entends y comprendre, et principalement, ceulx qui ne vivent qu’en la mémoire des livres : il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siècles. C’est un vain estude, qui veult ; mais qui veult aussi, c’est un estude de fruict inestimable, et le seul estude, comme dict Platon, que les Lacedemoniens eussent réservé à leur part. Quel proufit ne fera il, en cette part là, à la lecture des Vies de nostre Plutarque ? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge et qu’il n’imprime pas tant à son disciple la date de la ruyne de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion ; ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il feut indigne de son debvoir qu’il mourust là. Qu’il ne luy apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. C’est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure : i’ai leu en Tite Live cent choses que tel n’y a pas leu ; Plutarque y en a leu cent, oultre ce que i’y ay sceu lire, et à l’adventure oultre ce que l’aucteur y avoit mis : à d’aulcuns, c’est un pur estude grammairien ; à d’aultres, l’anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se pénètrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus, tresdignes d’estre sceus ; car, à mon gré, c’est le maistre ouvrier de telle besongne ; mais il y en a mille qu’il n’a que touchez simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaist ; et se contente quelquefois de ne donner qu’une attaincte dans le plus vif d’un propos. Il les fault arracher de là, et mettre en place marchande : comme ce sien mot126, « Que les habitants d’Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule syllabe, qui est, Non, » donna peult estre la matière et l’occasion à La Boëtie de sa Servitude Volontaire. Cela mesme de luy veoir trier une legiere action, en la vie d’un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas cela, c’est un discours. C’est dommage que les gents d’entendement ayment tant la briefveté : sans double leur réputation en vault mieulx ; mais nous en valons moins. Plutarque ayme mieulx que nous le vantions de son jugement, que de son sçavoir ; il ayme mieulx nous laisser désir de soy, que satiété : il sçavoit qu’ez choses bonnes mesme on peult trop dire ; et que Alexandridas reprocha justement à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs. : « O estrangier, tu dis ce qu’il fault aultrement qu’il ne fault127 ». Ceulx qui ont le corps graile, le grossissent d’embourrures ; ceulx qui ont la matière exile, l’enflent de paroles.

Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde : nous sommes touts contraincts et amoncelez en nous, et avons la veue raccourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrate d’où il estoit : il ne respondit pas, d’Athenes ; mais, du monde128 : luy qui avoit l’imagination plus pleine et plus estendue, embrassoit l’univers comme sa ville, jectoit ses cognoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain ; non pas comme nous, qui ne regardons que soubs nous. A qui il gresle sur la teste, tout l’hemisphere semble estre en tempeste et orage ; et disoit le Savoïard, que « Si ce sot de roy de France eust sceu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre d’hostel de son duc » : son imagination ne concevoit aultre plus eslevee grandeur que celle de son maistre. Nous sommes insensiblement touts en ceste erreur : erreur de grande suitte et préjudice. Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de nostre mere nature en son entière majesté ; qui lit en son visage une si générale et constante varieté ; qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d’une poincte tres-delicate, celuy là seul estime les choses selon leur juste grandeur129.

Ce grand monde, que les uns multiplient encores comme espèces soubs un genre, c’est le mirouer où il nous fault regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Somme, ie veuh que ce soit le livre de mon escholier. Tant d’humeurs, de sectes, de iugements, d’opinions, de loix et de coustumes, nous apprennent à juger sainement des nostres, et apprennent nostre iugement à recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse ; qui n’est pas un legier apprentissage : tant de remuements d’estat et changements de fortune publicque nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre : tant de noms, tant de victoires et conquestes ensepvelies soubs l’oubliance, rendent ridicule l’espérance d’éterniser nostre nom par la prinse de dix argoulets et d’un pouiller130, qui n’est cogneu que de sa cheute : l’orgueil e|, la fierté de tant de pompes estrangieres, la majesté si enflée de tant de courts et de grandeurs, nous fermit et asseure la veue à soustenir l’csclat des nostres, sans ciller les yeulx : tant de milliasses d’hommes enterrez avant nous, nous encouragent à ne craindre d’aller trouver si bonne compaignie en l’aultre monde ; ainsi du reste. Nostre vie, disoit Pythagoras, retire131 à la grande et populeuse assemblée des jeux olympiques : les uns s’y exercent le corps, pour en acquérir la gloire desieux ; d’aultres y portent des marchandises à vendre, pour le gaing : il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels n’y cherchent aultre fruict que de regarder comment et pourquoy chasque chose se l’ait, et estre spectateurs de la vie des aultres hommes, pour en iuger, et régler la leur.

(Essais, I, 25.)
Jugement de Montaigne sur quelques écrivains

Il m’a tousiours semblé qu’en la poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent de bien loing le premier reng ; et signamment Virgile en ses Georgiques, que i’estime le plus accomply ouvrage de la poésie : à comparaison duquel on peult recognoistre ayseement qu’il y a des endroicts de l’Aeneïde ausquels l’aucteur eust donné encores quelque tour de pigne, s’il en eust loisir ; et le cinquiesme en l’Aeneïde me semble le plus parfaict. Tayme aussi Lucain, et le practique volontiers, non tant pour son style, que pour sa valeur propre et vérité de ses opinions et jugements. Quant au bon Terence, la mignardise et les grâces du langage latin, ie le treuve admirable à représenter au vif les mouvements de l’ame et la condition de nos mœurs ; à toute heure nos actions me reiectcnt à luy : ie ne le puis lire si souvent, que ie n’y treuve quelque beaulté et grâce nouvelle. Ceulx des temps voisins à Virgile se plaignoient de quoy aulcuns luy comparoient Lucrèce : ie suis d’opinion que c’est à la verité une comparaison ineguale ; mais i’ay bien à faire à me r’asseurer en cette créance, quand ic me treuve attaché à quelque beau lieu de ceulx de Lucrèce. S’ils se picquoient de cette comparaison, que diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque de ceulx qui luy comparent à cette heure Arioste ? et qu’en diroit Arioste luy mesme ?

 

O seclum insipiens et inficetum132 !

 

I’estime que les anciens avoient encores plus à se plaindre de ceulx qui apparioient Plaute à Terence (cettuy cy sent bien mieulx son gentilhomme), que Lucrèce à Virgile. Pour l’estimation et préférence de Terence, faict beaucoup que le pere de l’éloquence romaine l’a si souvent en la bouche, seul de son reng ; et la sentence que le premier juge des poètes romains donne de son compaignon133.

Ie veois que les bons et anciens poëtes ont evité l’affectation et la recherche ; non seulement des fantastiques eslevations espaignolles et petrarchistes, mais des poinctes mesmes plus doulces et plus retenues, qui sont l’ornement de tous les ouvrages poëtiques des siecles suyvants. Si n’y a il bon iuge qui les treuve à dire134 en ces anciens, et qui n’admire plus sans comparaison l’eguale polissure et cette perpetuelle doulceur et beaulté fleurissante des epigrammes de Catulle, que touts les aiguillons de quoy Martial aiguise la queue des siens. C’est cette mesme raison que ie disois tantost, comme Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cuius locum materia successerat 135. Ces premiers là, sans s’esmouvoir et sans se picquer, se font assez sentir ; ils ont de quoy rire par tout, il ne fault pas qu’ils se chatouillent : ceulx cy ont besoing de secours estrangier ; à mesure qu’ils ont moins d’esprit, il leur fault plus de corps ; ils montent à cheval parce qu’ils ne sont assez forts sur leurs iambes : tout ainsi qu’en nos bals, ces hommes de vile condition qui en tiennent eschole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre noblesse cherchent à se recommander par des saults perilleux, et aultres mouvements estranges et basteleresques ; et les dames ont meilleur marché de leur contenance aux danses où il y a diverses descoupeures et agitations de corps, qu’en certaines aultres danses de parade, où elles n’ont simplement qu’à marcher un pas naturel, et representer un port naïf et leur grace ordinaire : et comme i’ay veu aussi les badins excellents, vestus en leur à touts les iours et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peult tirer de leur art ; les apprentifs et qui ne sont de si haulte leçon, avoir besoing de s’enfariner le visage, de se travestir, se contrefaire en mouvements de grimaces sauvages, pour nous apprester à rire. Cette mienne conception se recognoist mieulx, qu’en tout aultre lieu, en la comparaison de l’Aencïde et du Furieux136 : celuy là on le veoit aller à tire d’aile, d’un vol hault et ferme, suyvant tousiours sa poincte ; cettuy cy, voleter et saulteler de conte en conte, comme de branche en branche, ne se fiant à ses ailes que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l’haleine et la force luy faille :

 

Excursusque breves tentat137.

 

Voylà doncques quant à cette sorte de subiects, les aucteurs qui me plaisent le plus.

Quant à mon aultre façon, qui mesle un peu plus de fruict au plaisir, par où rapprends à renger mes opinions et conditions, les livres qui m’y servent, c’est Plutarque, depuis qu’il est françois138, et Seneque. Ils ont touts deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que i’y cherche y est traictee à pieces descousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, de quoy ie suis incapable : ainsi sont les opuscules de Plutarque, et les epistres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs escripts et la plus profitable. Il ne fault pas grande entreprise pour m’y mettre ; et les quitte où il me plaist : car elles n’ont point de suitte et dependance des unes aux aultres. Ces aucteurs se rencontrent en la pluspart des opinions utiles et vrayes ; comme aussi leur fortune les feit naistre environ mesme siecle ; touts deux precepteurs de deux empereurs romains ; touts deux venus de païs estrangiers ; touts deux riches et puissants. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentee d’une simple façon, et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant ; Seneque, plus ondoyant et divers : Cettuy cy se peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetits ; L’aultre semble n’estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d’en haster son pas et se mettre sur sa garde : Plutarque a les opinions platoniques, doulces et accommodables à la société civile ; L’aultre les a stoïcques et epicuriennes, plus esloingnees de l’usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et plus fermes : Il paroist en Seneque qu’il preste un peu à la tyrannie des empereurs de son temps, car ie tiens pour certain que c’est d’un iugement forcé qu’il condemne la cause de ces genereux meurtriers de Cesar ; Plutarque est libre par tout : Seneque est plein de poinctes et saillies ; Plutarque, de choses : Celuy là vous eschauffe plus et vous esmeut ; Cettuy cy vous contente davantage et vous paye mieulx ; il nous guide, l’aultre nous poulse.

Les historiens sont ma droicte balle139, car ils sont plaisants et aysez ; et quand et quand140 l’homme en general, de qui ie cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu’en nul aultre lieu ; la varieté et verité de ses conditions internes, en gros et en detail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or, ceulx qui escrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux evenements ; à ce qui part du dedans qu’à ce qui arrive au dehors, ceulx là me sont plus propres : voylà pourquoy, en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque. Ie suis bien marry que nous n’ayons une douzaine de Laertius141, ou qu’il ne soit plus estendu, ou plus entendu : car ie suis pareillement curieux de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et fantasies. En ce genre d’estude des histoires, il fault feuilleter, sans distinction, toutes sortes d’aucteurs et vieils et nouveaux, et barragouins et françois, pour y apprendre les choses de quoy diversement ils traictent. Mais Cesar singulierement me semble meriter qu’on l’estudie, non pour la science de l’histoire seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et d’excellence par dessus touts les aultres, quoyque Salluste soit du nombre. Certes, ie lis cet aucteur avec un peu plus de reverence et de respect qu’on ne lict les humains ouvrages ; tantost le considerant luy mesme par ses actions et le miracle de sa grandeur ; tantost la purete et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement touts les historiens, comme dict Cicero142, mais à l’adventure Cicero mesme : avecques tant de sincerité en ses iugements, parlant de ses ennemis, que, sauf les faulses couleurs de quoy il veult couvrir sa mauvaise cause et l’ordure de sa pestilente ambition, ie pense qu’en cela seul on y puisse trouver à redire qu’il a esté trop espargnant,à parler de soi ; car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executees par luy, qu’il n’y soit allé beaucoup plus du sien qu’il n’y en met.

I’ayme les historiens ou fort simples, ou excellents. Les simples, qui n’ont point de quoy y mesler quelque chose du leur, et qui n’y apportent que le soing et la diligence de r’amasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer, à la bonne foy, toutes choses sans chois et sans triage, nous laissent le iugement entier pour la cognoissance de la verité : tel est entre autres, pour exemple, le bon Froissard, qui a marché, en son entreprinse, d’une si franche naïfveté, qu’ayant faict une faulte, il ne craint aucunement de la recognoistre et corriger en l’endroict où il en a esté adverty, et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroient, et les differents rapports qu’on luy faisoit : c’est la matiere de l’histoire nue et informe ; chascun en peult faire son proufit autant qu’il a d’entendement. Les bien excellents ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’estre sceu ; peuvent trier, de deux rapports, celuy qui est plus vraysemblable ; de la condition des princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables ; ils ont raison de prendre l’auctorité de regler nostre creance à la leur ; mais, certes, cela n’appartient à gueres de gents. Ceulx d’entre deux (qui est la plus commune façon) nous gastent tout ; ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de iuger, et par consequent d’incliner l’histoire à leur fantasie ; car, depuis que le iugement pend d’un costé, on ne se peult garder de contourner et tordre la narration à ce biais : ils entreprennent de choisir les choses dignes d’estre sceues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privee, qui nous instruiroit mieulx ; obmettent, pour choses incroyables, celles qu’ils n’entendent pas, et peut estre encores telle chose, pour ne la sçavoir dire en bon latin ou françois. Qu’ils estaient hardiment leur eloquence et leur discours, qu’ils iugent à leur poste : mais qu’ils nous laissent aussi de quoy iuger apres eulx ; et qu’ils n’alterent ny dispensent, par leurs raccourciments et par leur chois, rien sur le corps de la matiere, ains qu’ils nous la r’envoyent pure et entiere en toutes ses dimensions.

(Essais, II, 10.)
De l’amitié

[Cette pièce143] me donna la premiere cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitie que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaicte, que certainement il ne s’en lit gueres de pareilles, et entre nos hommes il ne s’en veoid aulcune trace en usage. Il fault tant de rencontres à la bastir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles.

Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu’accointances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s’entretiennent. En l’amitié de quoy ie parle, elles se meslent et confondent l’une en l’aultre d’un meslange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la cousture, qui les a ioinctes. Si on me presse de dire pourquoy ie l’aymoys, ie sensque cela ne se peult exprimer qu’en respondant : « Parce que c’estoit luy, parce que c’estoit moy. » Il y a, au-delà de mon discours et de ce que i’en puis dire particulièrement, ie ne sçais quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de ceste union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’aultre, ie croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms : et à nostre premiere rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cognus, si obligez144 entre nous, que rien dez lors ne nous feut si proche que l’un à l’aultre. Il escrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse145 et explique la precipitation de nostre intelligence146 si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous estions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelques années), elle n’avoit point à perdre temps, et n’avoit à se regler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il fault tant de precautions de longue et prealable conversation147. Ceste-cy n’a point d’aultre idee que d’elle-mesme, et ne se peult rapporter qu’à soy : ce n’est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille ; c’est ie ne sçay quelle quintessence de tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger, et se perdre dans la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille : ie dis perdre, à la verité148, ne nous reservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien ou mien…

Il n’est pas en la puissance de touts les discours du monde de me desloger de la certitude que i’ay des intentions et iugements de mon amy : aulcune de ses actions ne me sçauroit estre presentee, quelque visage qu’elle eult, que ie n’en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charié si uniement ensemble, elles se sont considerees d’une si ardente attection, et de pareille affection descouvertes iusques au fin fond des entrailles l’une de l’autre, que non seulement ie cognoissoys la sienne comme la mienne, mais ie me feusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu’à moy.

Qu’on ne me mette point en ce reng ces aultres amitiez communes ; i’en ay autant de cognoissance qu’un aultre, et des plus parfaictes de leurs genres : mais ie ne conseille pas qu’on confonde leurs regles ; on s’y tromperoit. Il fault marcher en ces aultres amitiez la bride à la main, avecques prudence et precaution : la liaison n’est pas nouee en maniere qu’on n’ait aulcunement à s’en defier. « Aimez-le, disoit Chilon, comme ayant quelque jour à le haïr ; haïssez-le, comme ayant à l’aimer149 ». Ce precepte, qui est si abominable en ceste souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l’usage des amitiez ordinaires et coustumières ; à l’endroict desquelles il fault employer le mot qu’Aristote avoit tresfamilier, « O mes amys ! il n’y a nul amy. » En ce noble commerce, les offices et les bienfaicts, nourriciers des aultres amitiez, ne meritent pas seulement d’estre mis en compte ; cette confusion si pleine de nos volontez en est cause : car tout ainsi que l’amitié que ie me porte ne reçoit point augmentation pour le secours que ie me donne au besoing, quoy que dient les stoïciens, et comme ie ne me sçais aucun gré du service que ie me foys ; aussi l’union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels debvoirs, et haïr et chasser d’entre eulx ces mots de division et de difference, bienfaict, obligation, recognoissance, priere, remerciement et leurs pareils. Tout estant, par effect, commun entre eulx, volontez, pensements, iugements, biens, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’estant qu’une ame en deux corps, selon la trespropre definition d’Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien.

Si, en l’amitié de quoy ie parle, l’un pouvoit donner à l’aultre, celuy qui recevroit le bienfaict obligeroit son compaignon : car, cherchant l’un et l’aultre plus que toute aultre chose, de s’entre-bien faire, celuy qui en preste la matiere et l’occasion est celuy-là qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy d’effectuer en son endroict ce qu’il desire le plus…

L’ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui avoit peu rencontrer seulement l’ombre d’un amy : il avoit certes raison de le dire, mesme s’il en avoit tasté. Car, à la verité, si ie compare tout le reste de ma vie, quoyqu’avecque la grace de Dieu je l’aye passee doulce, aysee,et, sauf la perte d’un tel amy, exempte d’affliction poisante, pleine de tranquillité d’esprit ; si ie la compare, dis-ie, toute, aux quatre années qu’il m’a esté donné de jouyr de la doulce compaignie et societé de ce personnage, ce n’est que fumee, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le iour que ie le perdis, ie ne foys que traisner languissant ; et les plaisirs mesmes qui s’offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte : nous estions à moitié de tout ; il me semble que ie lui desrobe sa part : i’estois déià si faict et accoustumé à estre deuxieme partout, qu’il me semble n’estre plus qu’à demy.

(Essais, I, 27.)

La Boétie (1530-1563)

Notice

Né à Sarlat, où l’on montre encore sa maison ; traducteur précoce de différentes œuvres grecques de Xénophon, d’Aristote et de Plutarque ; conseiller, à vingt-trois ans, de ce Parlement de Bordeaux auquel appartinrent Montaigne et Montesquieu ; mort à trente-deux ans, Étienne de la Boétie doit l’immortalité à l’éloquent petit livre, le Contr’un, que lui inspira en 1548 l’horreur de la répression féroce d’une émeute des Bordelais par le connétable Anne de Montmorency, et à l’éloquent chapitre que son souvenir et son amitié ont inspiré à Montaigne (Essais, I, 27).

Asservissement volontaire de tous à un

Pauvres gents150 et miserables, peuples insensez, nations opiniastres en vostre mal, et aveugles en vostre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de vostre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous pouvez dire, que rien n’est à vous ; et sembleroit que meshuy ce vous seroit grand heur, de tenir à moitié vos biens, vos familles et vos vies : et tout ce degast151, ce malheur, cette ruyne, vous vient, non pas des ennemys, mais bien certes de l’ennemy, et de celuy que vous faictes si grand qu’il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de presenter à la mort vos personnes. Celuy qui vous maistrise tant, n’a que deux yeulx, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a aultre chose que ce qu’a le moindre homme du grand nombre infiny de nos villes ; sinon qu’il a plus que vous tous l’avantage que vous luy faictes pour vous destruire. D’où a il152 prins tant d’yeulx, d’où vous espie il ; si vous ne les lui donnez ? Comment a il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos citez, d’où les a il, s’ils ne sont des vostres ? Comment a il aulcun pouvoir sur vous, que par vous aultres mesmes ? Comment vous oseroit il courir sus153, s’il n’avoit intelligence avecques vous ? Que vous pourroit il faire, si vous n’estiez recelleurs du larron qui vous pille ; complices du meurtrier qui vous tue, et traistres de vous mesmes ? Vous semez vos fruicts, à fin qu’il en face le degast ; vous meublez et remplissez vos maisons, pour fournir à ses voleries ; vous nourrissez vos enfans, à fin qu’il les mene, pour le mieulx qu’il face, en ses guerres, à la boucherie154, qu’il les face les ministres de ses convoitises, les executeurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vos personnes, à fin qu’il se puisse mignarder155 en ses delices ; vous vous affoiblissez, à fin de le faire plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride. Et de tant d’indignitez, que les bestes mesmes ou ne sentiroyent point, ou n’endureroyent point, vous pouvez vous en delivrer, si vous essayez, non pas de vous en delivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez resolus de ne servir plus ; et vous voylà libres. Ie ne veulx pas que vous le poulsiez156, ni le branliez157, mais seulement ne le soubsteniez plus : et vous le verrez, comme un grand colosse, à qui on a desrobbé la base, de son poids mesme fondre en bas, et se rompre.

(De la Servitude volontaire, ou le Contr’un.)

Charron (1541-1603)

Notice

Pierre Charron, de Paris, élève, comme tant d’autres hommes éminents du siècle, des écoles de droit d’Orléans et de Bourges, quitta la robe d’avocat pour celle de prêtre, fut théologal, c’est-à-dire enseigna la théologie, dans plusieurs diocèses ; et, vicaire général de Cahors, fut député et secrétaire de l’Assemblée du clergé tenue à Paris en 1595. La prédication qu’il exerça avec succès le conduisit à Bordeaux. C’est là qu’il connut Montaigne et qu’il publia, deux ans avant sa mort, le plus célèbre de ses ouvrages : De la Sagesse. Ses Discours chrestiens (1600) et son Traité des trois Vérités (1594) sont d’un orthodoxe, catholique et romain ; son Traité de la Sagesse est d’un sceptique. Charron est un sage, si la sagesse consiste à dire, non plus comme Montaigne, que sais-je ? mais je ne sais rien, et à prendre pour devise paix et peu. Il est un penseur, si ordonner ce qui est décousu chez Montaigne, diviser, subdiviser, si emprunter à Cicéron la théorie antique des quatre vertus (prudence, justice, force, tempérance), à Du Vair bon nombre d’analyses des passions, suffit à être compté parmi les penseurs originaux. Il est un écrivain, si un langage précis, net, sobre, rigoureux, souvent coloré, quelquefois élégant, qui semble d’ailleurs une épreuve effacée du style de Montaigne, fait un écrivain : c’est assurément le moins contestable de ses titres.

Que l’âme reste libre quand le corps est en prison

Il n’y a que le corps, la manche, la prison de l’ame, qui est captive ; l’esprit demeure tousiours libre et à soy en despit de tous : comment sçait-il et peut-il sentir qu’il est en prison, puisqu’aussi librement et encores plus il peut s’esgayer et promener où il voudra ? Les murs et la closture de la prison est bien trop loing de luy pour le pouvoir enfermer. Le corps qui le touche et luy est conioinct ne le peust tenir ni arrester. Celuy qui sçait se maintenir en liberté et user de son droict, qui est de n’estre pas enfermé mesme dedans ce monde, se mocquera de ces chetives barrieres.

La prison a receu benignement en son sein plusieurs grands et saints personnages, a esté l’asyle, le port de salut, et la forteresse à plusieurs qui se fussent perdus en liberté, voire qui ont eu recours à elle pour estre en liberté, l’ont choisie et espousee pour vivre en repos et se delivrer du monde, e carcere in custodiarium translati 158. Ce qui est clos et fermé soubs la clef est bien mieux gardé. Il vaut mieux estre enfermé soubs la clef, qu’estre contrainct et serré par tant de lacs et de ceps159 divers, dont le monde est plein, les places publiques, les palais, les cours des grands ; que les tracas et le tumulte des affaires apporte, les procez, les envies, malices, humeurs espineuses et violentes. Plusieurs se sont sauvés de la main de leurs ennemys, de grands dangers et miseres, par le bénéfice de la prison. Aucuns y ont composé des livres, s’y sont faicts sçavans et meilleurs : Plus in carcere spiritus acquirit quam caro amittit 160. Plusieurs sont que la prison après avoir gardé et preservé pendant un temps a vomy et envoyé aux premieres et souveraines dignités, monté et assis aux plus hauts sieges du monde ; d’autres elle a exhalé au ciel, et n’en a receu aucun qu’elle n’aye rendu.

(De la Sagesse, liv. III, chap. 24.)
De la prospérité des méchants et de la providence

La prosperité des meschans, leur orgueil et violence te pique : mais c’est pource que tu ne vois pas combien il leur en couste et leur est cher vendue. C’est un beau soulier et bien faict, mais qui serre le pied iusqu’à arrester l’haleine. Si tu sçavois le mal qu’ils ont en la poursuite de leurs cupiditez et plaisirs, et puis le mal qui les suit, et demeure apres en estre venus à bout, sans conter que souvent ils demeurent par les chemins et sont frustrez de leurs attentes : leur artillerie, comme l’on dit, est enclouée, tellement qu’il ne leur demeure que la honte et le regret ; tu changerois bien d’avis et estimerois leur vie tres miserable. Car il y a beaucoup plus de fiel que de miel. Le tyran est tousiours le plus miserable, et qui a moins d’aise et de repos que le plus chetif de ceux qu’il opprime. Il craint tous ceux qui le craignent et le hayssent. Inquietude continue que la tyrannie et la prosperité des meschans. C’est vrayement une farce ou une mascarade, où le coquin iouë le Roy et faict le fendant : sous ce pourpre et cet or il n’y a que crainte, frayeur, fievre.

Mais encore te fasche-il qu’ils regnent, qu’ils bravent et triomphent : bien que ce ne soit que belle mine à mauvais ieu, si t’offense elle. Tu as tort, puisqu’elle leur est si cher vendue et qu’elle dure si peu : c’est un feu de paille, un songe qui passe. Donne-luy le loisir de monter plus haut, afin que sa cheute soit plus vilaine161, sa honte plus publique, la iustice et Providence de Dieu plus notoire, le scandale mieux lavé et reparé : attends, dis-ie, la catastrophe et fin de la tragedie ; tu verras ce fendant, ce brave attaché à une rouë et payer bien cherement les plaisirs passez.

Tu te plains qu’ils ne sont du tout poinct, ou bien trop tard, punis. Comment le sçais-tu et l’ozes-tu dire ? Que sçaistu qui se remuë en leur poitrine ? Tu ne vois pas ce qui les ronge, les mord et picque iusqu’au vif, cependant que tu dors : les tourments secrets sont d’autant plus fascheux que l’on ne les oze declarer. La peine suit le peché d’aussi pres que l’ombre le corps ; voire ils sont de mesme date et de mesme aage. Qui a peché a merité punition ; qui l’a merité l’attend ; qui l’attend l’endure : comme la vipere tue sa mere en naissant, aussi le peché dés sa naissance produit une ulcere mortelle en l’ame.

Mais cela ne te contente : tu te fasches qu’il n’en apparoist rien ; tu voudrois une prompte, publique et exemplaire punition, ainsi que leurs excez, meschancetez et tyrannies sont toutes notoires, scandaleuses et pesantes au monde. Ie te dis qu’outre que tu es iniurieux à Dieu de le penser et vouloir estre ton bourreau, ton officier, exerçant ta iustice et non la sienne, comme s’il estoit à gages pour assouvir ta vengeance, gratifier et satisfaire à ta passion, et non plutôt Iuge souverain instruisant les hommes de sa Iustice, punissant le mal et en tirant du bien, lors et en la façon que sa Iustice le trouve bon, et non que ta passion le demande, tu ne prens garde ny ne remarques les grands et divers effects de la Providence de Dieu en cecy.

Car pour le regard des uns, pour ce que le premier et principal fruict des punitions est l’amendement des delinquants, Dieu chastie à couvert et à cachettes, et ne met la derniere main sur celuy qu’il cognoist capable d’amendement. La bonne terre, faute de culture, ne pouvant demeurer oysive, produict des espines et chardons : mais pour cela n’est à maudire : car labouree et maniee comme il faut, elle produict de bons fruicts. Les grands esprits vifs et actifs commettent un temps de grandes ieunesses162, qui apres font de tres grands fruicts, qui fussent perdus si au premier ou au second coup de faute ils eussent esté retranchez. A ceux là faut il un medecin et non un bourreau : la guarison vaut mieux que l’extirpation.

Et quant aux meschans desesperez et reprouvez, que Dieu, à ton advis, demeure trop longtemps à punir et à exterminer, oultre qu’il n’est point à craindre que iamais ils eschappent, car ils demeurent tousiours bien attachez en bonne prison et seurc garde, ceux qui se cuidoient eschapés des mains de Dieu, c’est lors qu’il les tient au colet, et nous apprend que la meschanceté ne peut prescrire contre sa Iustice.

(Traité des Trois Vérités 163, I, 11 : Response aux objections des irreligieux contre la divine Providence.)

Michel de l’Hospital (1506-1573)

Notice

Michel de l’Hospital, né à Aigueperse (Auvergne), d’un médecin qui devint l’intendant du connétable de Bourbon, étudia en droit à Toulouse et à Poitiers, fut conseiller au Parlement de Paris, dé-puté au Concile de Trente, surintendant des finances en 1554, chancelier de France de 1560 à 1568. Sa vie politique, sa médiation entre les partis, le service qu’il rendit à l’État en empêchant la création d’un tribunal ecclésiastique d’inquisition, la vaste réforme administrative et judiciaire qu’il méditait et dont il commença la réalisation dans plusieurs ordonnances célèbres, tiennent une place considérable dans l’histoire du xvie  siècle. Les harangues qu’il prononça, à différentes reprises, devant les Notables, les États-Généraux, les Parlements, son Mémoire au roi Charles IX sur la paix, son Traité (inachevé) de la réformation de la justice — je ne parle que pour mémoire de ses poésies latines, — appartiennent aux lettres du siècle.

Son style, quelquefois surchargé de souvenirs et de citations antiques, a la franchise, la force, l’éloquence de l’honnêteté.

« Une foi, une loi, un roi »

Ceux qui veulent planter la religion chrestienne avec armes, espée et pistolets font bien contre leur profession qui est de souffrir la force, non de la faire… Ne vault l’argument dont ils s’aydent, qu’ilz prennent les armes pour la cause de Dieu, car la cause de Dieu ne veult estre defendue avec armes : Mitte gladium tuum in vaginam. Nostre religion n’a prins son commencement par armes, n’est retenue et conservee par armes… La division des langues ne fait la separation des royaumes, mais celle de la religion et des loyx, qui d’ung royaume en faict deux. De là sort le vieil proverbe : Une foy, une loy, un roy.

Messieurs, gardons et conservons l’obeyssance à nostre jeune Roy : ne soyons si prompts et faciles à prendre et suyvre nouvelles opinions, chascung à sa mode et façon ; deliberons longtemps devant, et nous instruisons : car il n’est question de peu de chose, mais du sauvement de nos ames. Aultrement, s’il est loisible à ung chascung de prendre nouvelle religion à son plaisir, veoyez et prenez garde qu’il n’y ait autant de façons et manieres de religions qu’il y a de familles ou chefs d’hommes. Tu dis que ta religion est meilleure, je defends la mienne : lequel est plus raisonnable, que je suive ton opinion, ou toy la mienne ? Ou qui en jugera, si ce n’est ung sainct Concile ? Cependant ne remuons rien legerement, ne mettons la guerre à nostre royaume par sedition, ne brouillons et confondons toutes choses.

Considerons que la dissolution de nostre Eglise a esté cause de la naissance des heresies, et la reformation pourra estre cause de les esteindre. Nous avons cy devant faict comme les maulvais capitaines qui vont assaillir le fort de leurs ennemys avecques toutes leurs forces, laissant depourveuz et desnuez leurs logis. Il nous faut doresnavant garnir de vertus et bonnes mœurs, et puis les assaillir avec les armes de charité, prières, persuasions, parolles de Dieu, qui sont propres à tel combat. La bonne vie, comme dict le proverbe, persuade plus que l’oraison ; le Cousteau vault peu contre l’esprit, si ce n’est à perdre l’ame ensemble avec le corps…

Regardez comment et avec quelles armes vos predecesseurs anciens peres ont vaincu les hereticques de leur temps ; nous devons par tous les moyens essayer de retirer ceulx qui sont en erreur, et ne faire comme celuy qui, voyant l’homme ou beste chargee dedans le fossé, au lieu de la retirer, luy donne du pied ; nous la devons ayder sans attendre qu’on nous demande secours. Qui fait aultrement est sans charité : c’est plus haïr les hommes que les vices. Prions Dieu incessamment pour eulx, et faisons tout ce que possible nous sera, tant qu’il y ait esperance de les reduyre et convertir ; la douceur profictera plus que la rigueur. Ostons ces mots diaboliques, noms de parts, factions et seditions, lutheriens, huguenots, papistes : ne changeons le nom de chrestien…

(Harangue prononcée à l’ouverture de la session des États-Généraux assemblés à Orléans, le 13 décembre 1560.)
Des devoirs des juges

Messieurs, vous voyez les maulx que ce pauvre peuple a soufferts durant ces divisions : lors il ne pensoit, sinon à se piller, et tuer les ungs et les aultres, à soutenir sa part et faction, destruire la contraire, oubliant la charité envers son prochain. A ceste heure, qu’il a senti les verges de Dieu, sera plus prompt à se reconcilier à luy et à son prochain, et mieulx disposé que auparavant, à l’exemple de ceux qui ont esté malades, et aprez la purgation des mauvaises humeurs deviennent plus soigneux de leur santé et plus sainz.

Vostre ville a esté, par ci-devant, pleine de luxe, pleine de voluptez, comme advient à villes riches et marchandes. Peut-estre que le malheur et pillage qu’avez souffertz est adveneu pour vostre proffict, et pour oster les empeschemens qui vous retiroient de la souvenance de Dieu, vous empeschoient le recognoistre. Il est à croire que c’est ung chastiment paternel et que ceste necessité et pauvreté vous rendra capables de la cognoissance de Dieu. Il nous a visitez ; retournons à lui : il nous aidera et donnera secours en nos adversitez. La ville bien reglée et reformée est plus heureuse que celles qui ont abondance de tous biens et plaisirs.

Je reviens à vous, qui tenez la justice du roy, dont moy, indigne, suis le chef : il me desplaist beaucoup du desordre qui est en la justice. L’on dict bien qu’il est besoing de reformer l’église ; mais la justice a aussi grand besoing de reformation que l’eglise…

Vous jurez à vos receptions garder les ordonnances, et entrez en vos charges par serment, jurez et promettez les garder et faire garder : les gardez-vous bien ? La plupart d’icelles est mal gardee, et en faictes comme de cire et ainsi qu’il vous plaist.

Messieurs, messieurs, faictes que l’ordonnance soit pardessus vous. Vous dictes estre souverains : l’ordonnance est le commandement du roy ; et vous n’estes pas par-dessus le roy. Il n’y a nuls, soit princes ou aultres, qui ne soient teneus garder les ordonnances du roy. Doncques le serment que vous faictes d’icelles garder est vain…

Si vous trouvez en pratiquant l’ordonnance, qu’elle soit dure, difficile, mal propre et incommode pour le pays où vous estes juges, vous la debvez pourtant garder, jusqu’à ce que le prince la corrige, n’ayant pouvoir de la muer, changer, ou corrompre, mais seulement user de remontrance.

Au demourant, messieurs, prenez garde, quand vous viendrez au jugement, de n’y apporter poinct d’inimitié, ne de faveur, ne de prejudice, Je veois beaucoup de juges qui s’ingerent et veulent estre du jugement des causes de ceulx à qui ils sont amys ou ennemys. Je veois chascung jour des hommes passionnez, ennemys ou amys des personnes, des sectes et factions, et jugent, pour ou contre, sans considerer l’equité de la cause. Vous estes juges du pré et du champ ; non de la vie, non des mœurs, non de la religion. Vous pensez bien faire d’adjuger la cause à celuy que vous estimez plus homme de bien, ou meilleur chrestien ; comme s’il estoit question entre les parties, lequel d’entre eulx est le meilleur poëte, orateur, peintre, artisan, et enfin de l’art, doctrine, force, vaillance, ou aultre quelconque suffisance, non de la chose qui est amenee en jugement.

Si ne vous sentez assez forts et justes pour commander vos passions, et aimer vos ennemys selon que Dieu commande, abstenez-vous de l’office de juges. Il y en a de grandes plainctes, et est le roy en voye de vous oster la cognoissance de beaucoup de causes, à son regret, craignant par ce moyen confondre l’ordre ancien des sieges et juridictions.

Il est aulcungs juges qui craignent la reputation et opinion du peuple, disant : Si je juge aultrement que au desir du peuple, que dira le peuple ? Il est écrit en Exode : In judicio non sequeris turbam, neque plurimorum sententiœ acquiesces, ut a vero devies.

 

Invidiam placare paras, virtute relicta164,

 

dit le poëte ; regardez la verité, et ce qu’il appartient, et ce que Dieu veult et le roy ; et ne craignez poinct le peuple. Faictes comme celuy de qui dict le poëte :

 

Non ponebat enim rumores ante salutem165.

 

Je viens aux dons et presens : Messieurs, vous sçavez que la justice, si faire se pouvoit, debvroit estre gratuite. C’est une vierge pure et chaste, non pas seulement de corps, mais de main et de toutes aultres parties. Anciennement, en France, des juges ne prenoient rien des parties pour faire justice, si ce n’est ce qu’on appeloit espices, qui sont depuis converties, par une vilaine metamorphose, en or et argent, et par connivence ou dissimulation, permises, moderement toutefois.

A present, en beaucoup de lieux, elles sont doublees et triplees, et tellement que le juge ne faict plus rien sans argent. Vous ne pouvez retenir le nom de senateurs, de preud’hommes et bons juges, avec la convoitise de vil gaing. Certes, celuy qui tasche à s’enrichir par tels moyenz, de riche de biens, depviendra pauvre d’honneur. La marchandise est chere, que l’on achete avec perte de loz et gloire. J’aimerois mieux la pauvreté du president de la Vacquerie que la richesse du chancelier à qui son maistre feut contrainct de dire : c’est trop, Rollin…

L’œil de justice veoit tout, le roy veoit tout, et le temps découvre tout : ne faictes rien que ce que vous vouldrez estre sçu. Ung Romain, voulant acheter une maison, on lui dict qu’il y avoit plusieurs veues dessus ; à quoy il respondit, qu’il l’en aimoit mieulx, parce qu’il ne faisoit rien qu’il ne vouleust bien que l’on vist.

(Harangue au parlement de Rouen pour la déclaration de la majorité de Charles IX, le 17 août 1563.)
Faire la paix avec les calvinistes

Le but de la guerre, c’est la paix ; laquelle s’acquiert ou par composition ou par pleine et entiere victoire. La voye de composition semble mal seure pour la deffiance reciproque, pour les mutuelles haines et injures, et pour la subsistance de deux religions et de certaines maisons aheurtees en discorde. D’ailleurs elle semble peu honorable à ceste glorieuse et triomphante couronne, joinct que les moyens sont si perplex qu’on n’y peult voir ni chef ni queue, lumiere ny adresse.

La victoire, comme toutes aultres choses qui sont hors nostre pouvoir et en la seule main de Dieu, ne peult estre que doubteuse ; le passé nous enseigne combien elle est diffìcile, et les exemples des aultres estatz combien elle est perilleuse et incertaine.

Le roy a plus d’hommes, vray ; mais il se trouve deux fois plus de batailles gaignees par le moindre nombre que par le plus grand, dont tous princes et peuples ont jugé et recogneu les victoires estre donnees du ciel.

La cause du roi est plus juste, je le crois ; mais Dieu se sert de telz instrumens et occasions qu’il lui plaist pour punir nos iniquitez ; il s’est jadis servi des Babyloniens pour matter son peuple, et nagueres des Turcs et semblables166.

Or, nous ne pouvons nier ne desguiser que justement son ire ne soit allumee contre nous ; il y a donc apparence que ces genz icy, quelque mechantz que nous les estimions, soyent fleaux de sa vengeance ; et de faict, nous voyons que toutes choses jusques icy ont succedé fort à propoz contre esperance et discours des hommes : ilz ont peu de finances, je l’accorde ; mais ilz la mesnagent bien, qu’est le principal ; nous en avons plus qu’eulx, voire ; mais mal mesnagee comme elle est, moins ; nous avons aussy plus de moyenz qu’eulx d’en recouvrer, soit ; mais estant plus negligeans qu’eulx en nos affaires, moins ; car la necessité leur en ouvre tousjours pour en recouvrer aussy.

Tous ceulx qui tiennent leur party engageront jusques à leur chemise pour conserver avec eulx la vie et la liberté, estant vivement persuadez qu’il y va de cela, que nous les voulons despouiller de l’ung et de l’aultre…

Voire mais, direz-vous, le roy se servyra des estrangiers, desquelz, en les bien payant, il retirera le service qu’il vouldra contre les ennemys, en disposera à sa volonté, de mescontentement et murmure. Ce sont bayes que tout cela. Ceulx qui cognoissent les François et estrangiers ne gousteront jamais ce discours ; car la bourse du roy ne pourroit fournir seulement à la solde des estrangiers, estant les finances ja espuisees, et n’ayant moyens prompts d’en recouvrer d’aileurs. Or, en matiere d’estrangiers, vous n’avez plus de valets. Quant au naturel françois, il a déja desperdu, fust et lie, comme on le dict, qui est le piz que j’y veoye ; et quand on contentera l’estrangier, laissant derriere le naturel françois, que luy resterait-il, que la pauvreté, le mespris, l’envie, la jalousie et le mescontentement de se voir postposé, pour recompense de ses bons services, à des Espagnols, Italiens, Suisses et Allemands, lesquelz l’auroient pillé peult estre les premiers et bruslez ses maisons ?…

La pauvre Champaigne est déjà tellement ruynee, et si miserablement deserte, qu’on y veoit le pauvre peuple mourir de malrage, de faim. Car cest embrasement est universel, et a déja gaigné beaucoup de pays en la France ; et toutesfois toutes ces calamités, encore qu’elles soient grandes, ne sont que coup d’essay au regard de ce qui adviendra, si sans espoir de paix les cœurs s’embrasent du tout en fureur, car ce n’est encore que le premier acte de la tragedie…

J’espere enfin qu’on en vienne à bout : les enfans et leurs successeurs seront espargnez pour leur innocence ; car il n’est pas à presupposer qu’on lie l’enfant du berceau avecque le pere, et l’innocent avecque le coupable. Or n’a on jamais veu une grande conjuration telle qu’est celle-cy, estreinte ou resprimee à force d’armes, que les cendres de morts ou des bannis n’ayent soudain allumé ung plus grand feu ; qui fera que le desir de vengeance et du recouvrement de leurs biens usurpez et ravis iniquement, comme ilz prestendront, les fera rallier et reprendre nouvelle intelligence pour dresser une nouvelle guerre, tellement qu’au lieu d’ensevelir ceste dissension civile des hommes, qu’167 on l’a nourrie, et qu’on a forgé une hydre espouvantable en une petite faction…

Doncques la longueur de la guerre ne peult remplir que de ravages et massacres cette pauvre France, la rendre farouche et sauvage, sans pitié, humanité, reverence ou respect aulcung, accroistre, irriter et appesantir de plus en plus l’ire de Dieu sur ycelle…

Dieu ne me fasse pas tant vivre que je veoie ceste desolation168 ; car je verray ce que j’ay tousjours crainct le plus, la ruyne de mon pays et la perte de l’estat de mon roy ; et quelque doulx langaige que tiennent aujourd’huy nos adversaires, je ne sçais à quoy l’insolence d’une victoire pousseroit ceulx mesmes qui, en leur misere, sont eslevez et rempliz de courage, et pour ne flatter poinct ceste chose, que mal volontiers et mal seurement on faict, de la rassujettir à celuy qu’on a vaincu. Voire mais on me dira que le roy ne donnera bataille qu’il n’en tienne la victoire au poing ou au collet. Je vous diray, les hommes discourent, et comme on dict communement, l’homme propose et Dieu dispose169.

Le prince qui abhorre la paix, et qui se pait du sang principalement de ses subjectz qui sont ses membres, perd à bon droict ce nom tant beau, et pour l’aultre, tant abominable, qui est de tyran, c’est-à-dire d’ung ennemy du genre humain et de la nature. L’affection du prince a esté de tous temps comparee à la paternelle : le pere cruel euvers ses enfans est ung monstre denaturé et execrable, s’efforçant de despiter le vray et commun pere des hommes et de la nature.

Arriere donc ces pestes qui, d’ung coeur felon et sanguinaire, pour assouvir leur vengeance particuliere, taschent de corrompre ce que Dieu detourne à la naïsve et naturelle bonté, clemence et benignité de nostre prince, de la reyne sa mere, de messeigneurs ses enfans, qui les veulent faire degenerer de l’ancienne, tant celebre et plus chrestienne qu’humaine debonnaireté de leurs majeurs roys de France envers leurs subjectz, qui est le seul bien qui a si longtemps entreteneu ceste seule couronne, reconneue et servye d’ung cœur franc en fidelité françoise, et non par tyrannie, effusion de sang, cruaultés. Telles genz sont de mauvais augure à ceste couronne, et semble vouloir advancer, selon leurs predictions mesmes, le destin d’ycelle ; c’est-à-dire le jugement de Dieu sur ceste noble maison de France, humiliant les choses élevees, et aneantissant les entendemens des hommes. Pour y obvier, n’y a aultre moyen, sinon que le roy use de clemence envers son peuple, afin qu’il eprouve celle de Dieu ; qu’il ne tienne poinct son cœur, et Dieu ouvrira le sien ; qu’il donne au public son offense, et il le recognoistra avecque usure, luy faisant hommaige perpetuel et fidele de son repoz et felicité, Que le roy oublie et quitte tout mal talenz envers ses subjectz, et ilz acquitteront eulx-mesmes pour l’honorer et servyr à jamais de tout leur pouvoir.

(Le But de la guerre et de la paix, mémoire adressé à Charles IX en 1570.)

Joachim du Bellay (1524-1560)

Notice

En 1548, quatre années après la mort de Marot, deux jeunes gens de vingt-quatre ans. Quelque peu cousins, se rencontrèrent à Poitiers. L’un, Joachim Du Bellay (né à Liré, en Anjou), étudiait le droit, l’autre, Pierre de Ronsard, était momentanément absent du collège de Coqueret, où, avec ses condisciples, et sous leur maître Daurat, il étudiait avec passion l’antiquité. Du Bellay suivit Ronsard en son collège, et, un an après, lui, le dernier venu, il publia le manifeste de la nouvelle école poétique sous le titre de : La Défense et illustration de la langue française (1549). Il y appelle, au nom de la patrie (il est le premier qui popularisa ce mot), les Français « à illustrer la langue maternelle et, pour ce, à devorer les anciens, à les convertir en sang et nourriture », et aussi à imiter les modèles italiens.

Du Bellay mourut à trente-six ans, après avoir lui-même écrit ; à l’imitation de l’antiquité et de l’Italie, des satires, des élégies, des odes et des sonnets.

Pourquoy la langue françoise n’est si riche que la grecque et latine

Si nostre langue n’est si copieuse et riche que la Grecque ou Latine, cela ne doit estre imputé à defaut d’icelle comme si d’elle mesme elle ne pouvoit jamais estre sinon pauvre et sterile : mais bien on le doit attribuer à l’ignorance de nos majeurs, qui ayans (comme dit quelqu’un, parlant des anciens Romains) en plus grande recommandation le bien faire que le bien dire, et mieux aymans laisser à leur posterité les exemples de vertu que des preceptes, se sont privez de la gloire de leurs bienfaits170, et nous du fruict de l’imitation d’iceux ; et par mesme moyen nous ont laisse nostre langue si pauvre et nuë, que elle a besoin des ornemens (s’il faut ainsi parler) des plumes d’autruy. Mais qui voudroit dire que la Grecque et la Romaine eussent tousjours esté en l’excellence qu’on les a veues du temps d’Homere et de Demosthene, de Virgile et de Ciceron ? Et si ces auteurs eussent jugé que jamais, pour quelque diligence et culture qu’on y eust peu faire, elles n’eussent sceu produire plus grand fruict, se fussent-ils tant efforcez de les mettre au poinct où nous les voyons maintenant ? Ainsi puis-je dire de nostre langue qui commence encore à fleurir sans fructifier, ou plutost, comme une plante et vergette171, n’a point encores fleury ; tant s’en faut qu’elle ait apporté tout le fruict qu’elle pourroit bien produire. Cela certainement non pour le defaut de la nature d’elle, aussi apte à engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui l’ont euë en garde, et ne l’ont cultivee à suffisance, ains comme une plante sauvage, en celuy mesme desert, où elle avoit commencé à naistre, sans jamais l’arrouser, la tailler, ni defendre des ronces et espines, qui luy faisoyent ombre, l’ont laissee envieillir et quasi mourir. Que si les anciens Romains eussent esté aussi negligens à la culture de leur langue, quand premierement elle commença à pulluler172, pour certain en si peu de temps ne fut devenue si grande. Mais eux, en guise de bons agriculteurs, l’ont premierement transmuee d’un lieu sauvage en un domestique : puis, afin que plustôt et mieux elle peust fructifier, coupant à l’entour les inutiles rameaux, l’ont pour eschange d’iceux restauree de rameaux francs et domestiques, magistralement tirez de la langue Grecque ; lesquels soudainement se sont si bien entez et faits semblables à leur tronc, que desormais n’apparoissent plus adoptez, mais naturels. De là sont nez en la langue Latine ces fleurs et ces fruicts colorez de ceste grande eloquence, avec ces nombres et ceste liaison si artificielle : toutes lesquelles choses, non tant de sa propre nature que par artifice, toute langue a coutume de produire. Doncques si les Grecs et les Romains, plus diligens à la culture de leurs langues que nous à celle de la nostre, n’ont pu trouver en icelles, sinon avecques grand labeur et industrie, ny grace, ny nombre, ny finablement aucune eloquence, nous devons-nous emerveiller si nostre vulgaire n’est si riche comme il pourra bien estre, et de là prendre occasion de la mespriser comme chose vile et de petit pris173 ? Le temps viendra peut estre, et je l’espere, moyennant la bonne destinee Françoise, que ce noble et puissant Royaume obtiendra à son tour les resnes de la Monarchie, et que nostre langue (si avec François174 n’est du tout ensevelie la langue françoise), qui commence à jetter ses racines, sortira de terre, et s’eslevera en telle hauteur et grosseur, qu’elle se pourra egaler aux mesmes Grecs et Romains, produisant comme eux des Homeres, Demosthenes, Virgiles et Cicerons, aussi bien que la France a quelquefois produit des Pericles, Nicies, Alcibiades, Themistocles, Cesars et Scipions.

(La Défense, etc., liv. I, chap. 4.)
Que le naturel n’est suffisant à celuy qui en poésie veut faire œuvre digne de l’immortalité

… Qu’on ne m’allegue point que les poëtes naissent175 : car cela s’entend de ceste ardeur et allegresse d’esprit qui naturellement excite les poëtes, et sans laquelle toute doctrine leur seroit manque176 et inutile. Certainement ce seroit chose trop facile, et pourtant contemptible, se faire eternel par renommee, si la felicité de nature donnee mesmes aux plus indoctes estoit suffisante pour faire chose digne de l’immortalité. Qui veut voler par les mains et bouches des hommes doit longuement demourer en sa chambre ; et qui desire vivre en la memoire de la posterité doit, comme mort en soy-mesme, suer et trembler maintesfois, et, autant que nos poëtes courtisans boyvent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les escrits des hommes volent au ciel… Regarde nostre imitateur premierement ceux qu’il voudra imiter, et ce qu’en eux il pourra et qui se doit imiter, pour ne faire comme ceux qui, voulans apparoistre semblables à quelque grand seigneur, imiteront plustost un petit geste et façon de faire vicieuse de luy que ses vertus et bonnes graces. Avant toutes choses, faut qu’il y ait ce jugement de cognoistre ses forces et tenter combien ses espaules peuvent porter177 ; qu’il sonde diligemment son naturel, et se compose à l’imitation de celuy dont il se sentira approcher de plus pres : autrement son imitation ressembleroit celle du singe.

(Ibid., II, 3.)
Quels genres de poëmes doit élire le poëte françois

Ly donques et rely premierement, ô poëte futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires Grecs et Latins178, puis me laisse toutes ces vieilles poësies françoises, aux jeux Floraux de Toulouze, et au Puy de Rouan179, comme Rondeaux, Ballades, Virelais, Chans Royaux, Chansons, et autres telles espiceries, qui corrompent le goust de nostre langue, et ne servent sinon à porter tesmoignage de nostre ignorance. Jette toy à ces plaisans Epigrammes, non point comme font aujourd’huy un tas de faiseurs de comptes180 nouveaux, qui en un dixain sont contents n’avoir rien dit qui vaille aux neuf premiers vers, pourveu qu’au dixiesme il y ait le petit mot pour rire, mais à l’imitation d’un Martial ou de quelque autre bien approuvé, si la lascivité ne te plait, mesle le proffitable avec le doux. Distile avec un style coulant et non scabreux, ces pitoyables181 elegies, à l’exemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Properce, y entremeslant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de poësie. Chantemoy ces Odes, incogneuës encor’ de la Muse Françoise, d’un lut bien accordé au son de la Lyre Grecque et Romaine : et qu’il n’y ait vers où n’apparoisse quelque vestige de race et antique erudition. Et quant à ce, te fourniront de matiere les loüanges des Dieux et des hommes vertueux, le discours fatal des choses mondaines, la sollicitude des jeunes hommes, comme l’amour, les vins libres, et toute bonne chere182. Sur toutes choses prens garde que ce genre de poëme soit eloigné du vulgaire, enrichy et illustré de mots propres et epithetes non oisifs, orné de graves sentences, et varié de toutes manieres de couleurs et ornemens poëtiques. Quant aux Epistres, ce n’est un poëme qui puisse grandement enrichir nostre vulgaire, pource qu’elles sont volontiers de choses familieres et domestiques, si tu le voulois faire à l’imitation d’Elegies, comme Ovide, ou sentencieuses et graves, comme Horace. Autant te dy-je des Satyres, que les François, je ne sçay comment, ont appellees Cocs à l’asne, esquels je te conseille aussi peu t’exercer, comme je te veux estre aliené de mal dire, si tu ne voulois183, à l’exemple des anciens, en vers Heroyques, sous le nom de Satyre, et non sous ceste inepte appellation de Coc à l’Asne, taxer modestement les vices de son temps, et pardonner aux noms des personnes vicieuses. Tu as pour cecy Horace qui, selon Quintilian, tient le premier lieu entre les Satyriques. Sonne moy ces beaux Sonnets, non moins docte que plaisante invention Italienne, conforme de nom à l’Ode, et differente d’elle seulement pource que le Sonnet a certains vers reiglez et limitez, et l’Ode peut courir par toutes manieres de vers librement, voire en inventer à plaisir à l’exemple d’Horace. Pour le Sonnet donc tu as Petrarque et quelques modernes Italiens. Chante moy d’une musette bien resonnante et d’une fluste bien jointe ces plaisantes Eglogues, rustiques à l’exemple de Theocrite et de Virgile, marines à l’exemple de Sannazar, gentilhomme Neapolitain184. Que pleust aux Muses qu’en toutes les especes de poësies que j’ay nommees nous eussions beaucoup de telles imitations, qu’est ceste Eglogue sur la naissance du fils de monseigneur le Dauphin, à mon gré un des meilleurs petits ouvrages que fit onques Marot. Adopte moy aussi en la famille Françoise ces coulans et mignars Hendecasyllabes à l’exemple d’un Catulle. Quant aux Comedies et Tragedies, si les Rois et les Republiques les vouloyent restituer en leur ancienne dignité, qu’ont usurpee les Farses et Moralites, je seroy bien d’opinion que tu t’y employasses, et si tu le veux faire pour l’ornement de ta langue, tu sçais où tu en dois trouver les archetypes.

Donques, ô toy qui, doüé d’une excellente felicité de nature, instruict de tous bons arts et sciences, principalement naturelles et Mathematiques, versé en tous genres de bons autheurs Grecs et Latins, non ignorant des parties et offices de la vie humaine, non de trop haute condition, ou appellé au regime public, non aussi abject et pauvre, non troublé d’affaires domestiques185, mais en repos et tranquilité d’esprit, acquise premierement par la magnanimité de ton courage, puis entretenue par ta prudence et sage gouvernement ; ôtoy (dy-je), orné de tant de graces et perfections, si tu as quelquefois pitié de ton pauvre langage, si tu daignes l’enrichir de tes tresors, ce sera toy veritablement qui lui fera hausser la teste et d’un brave sourcil s’egaler aux superbes langues Grecque et Latine, comme a faict de nostre temps en son vulgaire, un Arioste Italien, que j’oseroy (n’estoit la saincteté des vieux poëmes) comparer à un Homere et Virgile186. Comme luy donq, qui a bien voulu emprunter de nostre langue les noms et l’histoire de son poëme, choisy moy quelqu’un de ces beaux vieux Romans François comme un Lancelot, un Tristan, ou autres ; en luy fay renaistre au monde une admirable Iliade et laborieuse Enéide…

(Ibid., II, 4 et 5.)

 

2.

3.

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Amyot (1513-1593)

Notice

Jacques Amyot, né à Melun, commença par être, à Paris, un étudiant pauvre, laborieux et opiniâtre. Pendant dix années de son professorat à l’Université de Bourges, il traduisit les Amours de Théagène et Chariclée, roman grec du ve  siècle, et une partie de Diodore de Sicile, et commença sa traduction des Vies de Plutarque. Successivement abbé de Bellozane par la faveur de François Ier, précepteur des fils de Henri II, grand-aumônier de France sous Charles IX et Henri III, évêque d’Auxerre à partir de 1570, il publia en 1559 la traduction anonyme du roman grec de Longus, Daphnis et Chloé, et la traduction des Vies de Plutarque (Les Vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l’une avec l’autre, par Plutarque de Chœronee, translatées du grec en françois, mdlviii), et, en 1574, celle de ses Œuvres morales et meslées ; — écrites d’un « style coulant, vif, abondant, familier et naïf » (Sainte-Beuve), dont la fleur n’a jamais perdu sa « fraîcheur native ». « C’est déjà au xvie  siècle la langue du Télémaque ou celle de Bernardin de Saint-Pierre. » Amyot charmait Boileau, Racine et Fénelon, comme Henri IV. Par lui, dit Montaigne, Plutarque est « devenu français ».

Comment Numa poliça les Romains187

Ayant doncques Numa fait ces choses à son entree, pour tousiours gaigner de plus en plus l’amour et bienveillance du peuple, il commencea incontinent à tascher d’amollir et addoulcir, ne plus ne moins qu’un fer, sa ville, en la rendant, au lieu de rude, aspre et belliqueuse qu’elle estoit, plus doulce et plus iuste. Car sans point de doubte elle estoit proprement ce que Platon appelle une ville bouillante188, aiant premierement esté fondee par hommes les plus courageux et les plus belliqueux du monde, qui de tous costez avec une audace desesperee s’estoient illec iettez et assemblez ; et depuis s’estoit accreuë et fortifiee par armes et guerres continuelles, tout ainsi que les pilotis que l’on fiche dedans terre, plus on les secoue, et plus on les affermit et les fait on entrer plus avant. Par quoy Numa pensant bien que ce n’estoit pas petite ne legere entreprise, que de vouloir addoulcir et renger à vie pacifique uu peuple si hault à la main189, si fier et si farouche, il se servit de l’aide des dieux, amollissant petit à petit, et attiedissant ceste fierté de couraige, et ceste ardeur de combatre, par sacrifices, testes, danses et processions ordinaires qu’il celebroit luy-mesme, esquelles avec la devotion y avoit du passe temps et de la delectation meslee parmy, et quelquefois leur mettoit des frayeurs et craintes des dieux devant les yeux, leur faisant à croire qu’il avoit veu quelques visions estranges, ou qu’il avoit ouy des voix, par lesquelles les dieux les menassoient de quelques grandes calamitez, pour tousiours humilier et abaisser leurs cueurs soubz la crainte des dieux.

Durant le regne de Numa le temple de Janus ne fut jamais ouvert une seule iournee, ains demoura fermé continuellement l’espace de quarante et trois ans entiers, tant estoient toutes occasions de guerres et par tout esteintes et amorties ; à cause que non seulement à Rome le peuple se trouva amolli et addoulci par l’exemple de la iustice, clemence et bonté du Roy, mais aussi es villes d’alenviron commencea une merveilleuse mutation de meurs, ne plus ne moins que si c’eust esté quelque doulce haleine d’un vent salubre et gracieux, qui leur eust soufflé du costé de Rome pour les rafreschir : et se coula tout doulcement es cueurs des hommes un desir de vivre en paix, de labourer la terre, d’elever des enfans en repos et en tranquillité, et de servir et honorer les dieux ; de maniere que par toute l’Italie n’y avoit que festes, ieux, sacrifice et banquets. Les peuples hantoient et trafiquoient les uns avec les autres sans crainte ne danger, et s’entrevisitoient en toute cordiale hospitalité, comme si la sapience de Numa eust esté une vifve source de toutes bonnes et honnestes choses, de laquelle plusieurs ruisseaux se fussent derivez pour arroser toute l’Italie, et que la tranquilité de sa prudence se fust de main en main communiquee à tout le monde : tellement que les excessives figures de parler, dont les poëtes ont accoustumé d’user, ne seroient pas encore assez amples pour suffisamment exprimer le repos de ce genre là.

(Vie de Numa, x et xxiv.)
Mort de Philopémen

Or estoit Philopœmen lorsque l’executeur entra couché sur un petit manteau, non qu’il eust envie de dormir, mais bien le cueur serré de douleur, et l’entendement troublé d’ennuy. Quand il veit de la lumiere, et cest homme aupres de luy, tenant en sa main un gobelet ou estoit le breuvage du poison, il se leva en son seant, mais ce fut à grande peine tant il estoit foible, et prenant le gobelet demanda à l’executeur s’il avoit rien ouy dire des chevaliers qui estoient venus avec luy, principalement de Lycortas. L’executeur lui feist reponse, que la pluspart s’estoit sauvee. Adonc il feit un peu de signe de la teste seulement, et en le regardant d’un bon visage luy dit, Il va bien190, puis que nous n’avons pas esté malheureux en tout et par tout : et sans iamais ietter autre voix, ny dire autre parole, il beut tout le poison, et puis se recoucha comme devant : si ne feit pas sa nature grande resistance au poison, tant son corps estoit debile, ains en fut tantost estouffé et esteinct.

(Vie de Philopémen, xxxi).
Dernière entrevue de Brutus et de Porcia

Estant ia la ville de Rome divisee en deux parts, les uns se rengeans du costé d’Antonius, et les autres du costé de ce ieune Cæsar, et les gens de guerre vendans leur service, ne plus ne moins qu’à un encan, à qui plus leur offroit, Brutus desesperant que les choses se peussent bien porter delibera de sortir d’Italie, et s’en alla à pied par le pays de Lucanie en la ville d’Elea, qui est assise sur le bord de la mer, et là Porcia estant sur le poinct de se departir d’avec luy, pour s’en retourner à Rome, taschoit le plus qu’elle pouvoit à dissimuler la douleur qu’elle en portoit en son cueur ; mais un tableau la descouvrit à la fin quoy qu’elle se fust au demourant iusques à là tousiours constamment et vertueusement portee. Le subiect de la peinture estoit prins des narrations Grecques, comment Andromache accompagnoit son mary Hector, ainsi qu’il sortoit de la ville de Troye, pour aller à la guerre, et comment Hector lui rebailloit son petit enfant : mais elle avoit les yeux et le regard tousiours fichez sur lui. La conformité de cette peinture avec sa passion la feit fondre en larmes, et retournant plusieurs fois le iour à revoir ceste peinture, elle se prenoit tousiours à plorer191. Ce que voiant Acilius l’un des amis de Brutus recita le vers qu’Andromache dit à ce propos en Homere,

 

Hector, tu tiens lieu de pere et de mere
En mon endroit192, de mary et de frere

 

Adonc Brutus en ce soubriant193, Voire mais (dit il) ie ne puis de ma part dire à Porcia ce que Hector repond à Andromache au mesme lieu du poete194,

 

Il ne te fault d’autre chose mesler,
Que d’enseigner tes femmes à filer.

 

Car il est bien vray que la naturelle foiblesse de son corps ne luy permet pas de pouvoir faire les mesmes actes de prouesses que nous pourrions bien faire : mais de courage elle se portera aussi vertueusement en la defence du païs, comme l’un de nous.

(Vie de Brutus, xxvii.)
Emprunteurs et usuriers

Calypso avoit bien vestu Ulysses d’une robbe sentant comme bausme, retenant l’odeur du corps d’une Fee immortelle, present qu’elle luy feit, à fin qu’il eust à tout iamais memoire de l’amitié qu’elle luy avoit portee : mais depuis que sa navire fut brisee, et qu’il se trouva à fond, ne pouvant revenir sur l’eau, à cause de sa robbe trempee qui le tiroit à bas, il la despouilla tresbien, et la ietta là, et se ceignant le corps tout nud d’un linge, se sauva à la nage, iusques en terre, là où quand il fut hors de danger, et qu’il fut apperceu, il n’eust depuis faulte ny de vestement ny de nourriture. Et n’est ce pas proprement une vraye tempeste, quand l’usurier apres quelque temps vient assaillir les miserables debteurs en leur disant, Payez ?

 

Disant ces mots les nues il amasse,
Et la grand’mer de vagues il harasse ;
De l’Orient, et du Midy tonnant,
Le vent se leve encontre le Ponant195.

 

Ces vents sont les usures, et les usures des usures, qui roulent les unes sur les autres, et luy accablé d’elles, qui le retiennent de leur pesanteur, ne se peult sauver à nage, ny eschapper, ains est à la fin tiré à fond avec ses amis, qui l’ont plegé et respondu pour luy, tant qu’il périt.

(Œuvres morales de Plutarque. — Qu’il ne faut point emprunter à usure.)
Contre l’usage des viandes196

Tu me demandes pour quelle raison Pythagores s’abstenoit de manger de la chair, mais au contraire je m’esmerveille moy, quelle affection, quel courage, ou quelle raison eut oncques l’homme qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui oza toucher de ses lèvres la chair d’une beste morte, et comment il feit servir à sa table des corps morts, et par maniere de dire des idoles, et faire viande et nourri- ture des viandes qui peu devant besloient, mugissoient, marchoient, et voyoient. Comment peuvent ses yeux souffrir de voir tuer, escorcher, demembrer une pauvre beste ? comment en peut son odorement supporter la senteur ? comment est-ce que son goust ne fut degousté par terreur quand il vint à manier l’odeure des bleceures, quand il vint à recevoir le sang sortant des playes mortelles d’autruy ?

Quelle rage ne quelle fureur vous incite à commettre tant de meurtres, veu que vous avez à cueur saoul tant grande affluence de toutes choses necessaires pour votre vie ? pour-quoy mentez vous ingratement alencontre de la terre, comme si elle ne vous pouvoit nourrir ? pourquoy pechez vous irreligieusement alencontre de Ceres, inventrice des sainctes lois, et faictes honte au doulx et gracieux Bacchus, comme si ces deux deites la ne vous donnoient pas suffisamment assez de quoy vivre ? N’avez vous point de honte de mesler à voz tables les fruicts doulx avec le meurtre et le sang ? Et puis vous appeliez les lions et les leopards bestes sauvages !

(Ibid. — S’il est loysible de manger chair, traitté premier.)
Enfance de Daphnis et de Chloé

Or estoit-il lors environ le commencement du printemps que toutes fleurs sont en vigueur, celles des prez, et celles des montaignes ; aussi ià commençoyent les abeilles à bourdonner, les oiseaulx à rossignoler, et les aigneaulx à sauter ; les petitz moutons bondissoyent par les montaignes, les mouches à miel murmuroyent par les prairies, et les oiseaulx faisoyent resonner les buissons de leurs chantz. Ainsi ces deux ieunes et délicates personnes voyantz que toutes choses faisoyent bien leur devoir de s’esgayer à la saison nouvelle, se mirent pareillement à imiter ce qu’ils voyoyent et ce qu’ils oyoyent aussi ; car oyantz chanter les oyseaulx, ils chantoyent, et voyantz saulter les aigneaulx, ils saultoyent, et, comme les abeilles, alloyent cueillantz des fleurs, dont ilz jettoyent une partie en leurs seins, et de l’aultre faysoyent de petitz chap-pelletz197, qu’ils portoyeut aux Nymphes, et faisoyent toutes choses ensemble, paissantz leurs trouppeaux l’un aupres de l’aultre. Souventesfois Daphnis alloit faire revenir les brebis qui s’estoyent un peu trop loing escartees, et souventesfois Chloé faisoit descendre les chevres trop hardies, estant montées au plus haut de quelques rochers droitz et couppez ; quelquefois l’un tout seul gardoit les deux trouppeaulx ensemble, pendant que l’aultre vacquoit à quelque ieu.

Leurs ieux estoyent ieux de bergers et d’enfantz : car elle alloit quelque part cueillyr des ioncs, dont elle faisoit un cofin198 à mettre des cigales, et ce pendant ne se soucioit aulcunement de son trouppeau. Luy d’aultre costé alloit coupper des rouseaux, et en pertuisoit199 les ioinctures, puis les recolloit ensemble avec de la cyre molle, et apprenoit à en iouer bien souvent iusques à la nuict. Quelquefois ils s’entredonnoyent du laict ou vin, et s’entrecommuniquoyent les autres vivres qu’ilz avoyent apportez de la maison. Brief, on eust plustost veu les brebis ou les chevres toutes escartees les unes des autres, que Daphnis esloingné de Chloé.

(Les Amours pastorales de Daphnis et de Chloé.)

Bernard Palissy (1510-1589)

Notice

Palissy, né à Biron (Périgord), visita, en voyageant pour vivre de son métier de peintre de vitres, la France des Pyrénées au Rhin, les Flandres et les Pays-Bas, et partout observa et étudia la nature végétale et minérale. Marié et fixé à Saintes, il y consacra seize ans (1539-1555) de labeur opiniâtre et de misère héroïquement endurée à la recherche du secret de rémail italien. Les rustiques figulines de l’« ouvrier de terre », comme il s’appelait modestement, se répandirent, et le connétable de Montmorency, qui en décora son château d’Écouen, lui fit obtenir de Catherine de Médicis le brevet de son invention. C’est à la Rochelle qu’il publia (1563) son premier traité, fruit de ses études géologiques, agronomiques, chimiques. À Paris, où il s’établit ensuite, il travailla à la décoration des Tuileries, et fit sur son art des conférences (1575-1584), pendant le cours desquelles il publia le plus célèbre de ses ouvrages, intitulé : Discours admirable de la Nature des Eaux et Fontaines, tant naturelles qu’artificielles ; des Métaux, des Sels et Salines, des Pierres, des Terres, du Feu et des Emaux, avec plusieurs autres excellents secrets des choses naturelles. Plus un Traité de la Marne, fort utile et nécessaire pour ceux qui se mellent d’agriculture. Le tout dressé par dialogues, esquels sont introduits la Théorique et la Practique, par M. Bernard Palissy, inventeur des rustiques figurines du Roy et de la Royne sa mère, 1580. C’est dans un des chapitres, de l’Art de terre, qu’il raconte ses travaux et ses souffrances. Calviniste, il fut sauvé du massacre de la Saint-Barthélemy par la protection de Catherine de Médicis. Mis à la Bastille par la Ligue en 1588, il refusa d’abjurer. Henri III qui le visita le menaçait du bûcher : « Je sais mourir », dit-il. Il mourut prisonnier et huguenot.

Essais, travaux et misères de Bernard Palissy

Le bois m’ayant failli je fus contraint de brûler les estapes200 qui soustenoyent les tailles de mon jardin, lesquelles estant bruslees, je fus contraint brusler les tables et plancher de la maison, afin de faire fondre la seconde composition. J’estois en une telle angoisse que je ne sçaurois dire : car j’estois tout tari et deseché à cause du labeur et de la chaleur du fourneau ; il y ayait plus d’un mois que ma chemise n’avoit seiché snr moy ; encores pour me consoler on se mocquoit de moy, et mesme ceux qui me devoient secourir alloient crier par la ville que je faisois brusler le plancher : et par tel moyen l’on me faisoit perdre mon crédit, et m’estimoit on estre fol.

Les autres disoient que je cherchois à faire la fausse mon-noye, qui estoit un mal qui me faisoit seicher sur les pieds : et m’en allois par Ies rues tout baissé, comme un homme honteux. J’estois endetté en plusieurs lieux, et avois ordinairement deux enfans aux nourrices, ne pouvant payer leurs salaires ; personne ne me secouroit, mais au contraire ilz se mocquoyent de moy, en disant : « Il luy appartient bien de mourir de faim, par ce qu’il delaisse son mestier. » Toutes ces nouvelles venoyent à mes aureilles quand je passois par la ruë ; toutesfois il me resta encore quelque esperance qui m’encourageoit et soustenoit, d’autant que les dernières espreuves s’estoyent assez bien portees, et deslors en pensois sçavoir assez pour pouvoir gaigner ma vie, combien que j’en fusse fort esloigné (comme tu entendras ci aprés) et ne dois trouver mauvais si j’en fais un peu long discours, afin de te rendre plus attentif à ce qui te pourra servir.

Quand je me fus reposé un peu de temps avec regrets de ce que nul n’avoit pitié de moy, je dis à mon ame : Quest-ce qui te triste, puis que tu as trouvé ce que tu cherchois ? Travaille à présent et tu rendras honteux tes detracteurs. Mais mon esprit disoit d’autre part : tu n’as rien de quoy poursuyvre ton affaire ; comment pourras-tu nourrir ta famille et acheter les choses requises pour passer le temps de quatre ou cinq mois qu’il faut auparavant que tu puisses jouir de ton labeur ? Or ainsi que j’estois en telle tristesse et debat d’esprit, l’esperance me donna un peu de courage, et ayant consideré que je serois beaucoup long pour faire une fournee toute de ma main, pour abreger et gagner le temps et pour plus soudain faire apparoir le secret que j’avois trouvé dudit esmail blanc, je prins un potier commun et luy donnay certains pour-traits201 afin qu’il me fist des vaisseaux selon mon ordonnance, et tandis qu’il faisoit ces choses, je m’occupois à quelques medailles : mais c’estoit une chose pitoyable : car j’estois contraint nourrir ledit potier en une taverne à credit : parce que je n’avois nul moyen en ma maison. Quand nous eusmes travaillé l’espace de six mois, et qu’il falloit cuire la besogne faite, il fallut faire un fourneau et donner congé au potier, auquel par faute d’argent je fus contraint donner de mes vestemens pour son salaire. Or parce que je n’avois point d’estoffes202 pour eriger mon fourneau, je me prins à deffaire celuy que j’avois fait à la mode des verriers, afin de me servir des estoffes de la despoüille d’iceluy. Or par ce que ledit four avoit si fort chauffé l’espace de six jours et nuits, le mortier et la brique dudit four s’estoient liquefiés et vitrifiés de telle sorte, qu’en desmaçonnant j’eus les doigts coupez et incisez en tant d’endroits, que je fus contraint manger mon potage ayant les doigts enveloppez de drapeau203. Quand j’eus deffait ledit fourneau, il fallut eriger l’autre qui ne fut pas sans grand peine : d’autant qu’il me falloit aller querir l’eau, le mortier et la pierre, sans aucun ayde et sans aucun repos. Ce fait, je fis cuire l’œuvre susdite en premiere cuisson, et puis par emprunt ou autrement, je trouvay moyen d’avoir des estoffes pour faire des esmaux, pour couvrir ladite besogne s’estant bien portee en premiere cuisson : mais quand j’eus acheté lesdites estoffes, il me survint un labeur qui me cuida faire rendre l’esprit. Car aprés que par plusieurs jours je me fus lassé à piler et calciner mes matieres, il me les convint broyer sans aucun aide, à un moulin à bras, auquel il falloit ordinairement deux puissans hommes pour le virer : le desir que j’avois de parvenir à mon entreprinse me faisoit faire des choses que j’eusse estimé impossibles. Quand lesdites couleurs furent broyees, je couvris tous mes vaisseaux et medailles dudit email, puis ayant le tout mis et arrangé dedans le fourneau, je commençay à faire du feu, pensant retirer de ma fournee trois ou quatre cents livres, et continuay ledit feu jusqu’à ce que j’eus quelque indice et espérance que mes esmaux fussent fondus et que ma fournee se portoit bien. Le lendemain quand je vins à tirer mon œuvre, ayant premierement osté le feu, mes tristesses et douleurs furent augmentees si abondamment que je perdis toute contenance. Car combien que mes esmaux fussent bons et ma besongne bonne, neantmoins deux accidens estoyent survenus à ladite fournee, lesquels avoient tout gasté : et afin que tu t’en donnes de garde, je te diray quels ils sont : aussi aprés ceux là je t’en diray un nombre d’autres, afin que mon mal heur te serve de bon heur, et que ma perte te serve de gain. C’est par ce que le mortier dequoy j’avois maçonné mon four estoit plain de cailloux, lesquels sentant la vehemence du feu (lorsque mes esmaux se commençoient à liquifier) se crevèrent en plusieurs pieces, faisans plusieurs pets et tonnerres dans ledit four. Or ainsi que les esclats desdits cailloux sau-toient contre ma besongne, l’esmail qui estoit déjà liquifié et rendu en matiere glueuse, print lesdits cailloux, et se les attacha par toutes les parties de mes vaisseaux et medailles, qui sans cela se fussent trouvez beaux. Ainsi connoissant que mon fourneau estoit chaut, je le laissay refroidir jusques au lendemain ; lors je fus si marri que je ne te sçaurois dire, et non sans cause : car ma fournee me coutoit plus de six vingts escus. J’avois emprunté le bois et les estoffes, et si avois emprunté partie de ma nourriture en faisant laditte besongne. J’avois tenu en esperance mes crediteurs qu’ils se-royent payez de l’argent qui proviendroit des pieces de laditte fournee, qui fut cause que plusieurs accoururent des le matin quand je commençois à desenfourner. Dont par ce moyen furent redoublees mes tristesses ; d’autant qu’en tirant ladite besogne je ne recevois que honte et confusion. Car toutes mes pieces estoyent semees de petits morceaux de cailloux, qui estoyent si bien attachez autour desdits vaisseaux, et liez avec l’esmail, que quand on passoit les mains par dessus, lesdits cailloux coupoyent comme des rasoirs, et combien que la besongne fust par ce moyen perdue, toutesfois aucuns en vouloient acheter à vil pris : mais par ce que ce eust esté un descricment et rabaissement de mon honneur, je mis en pieces entierement le total de la dite fournee et me couchay de melancholie, non sans cause, car je n’avois plus de moyens de subvenir à ma famille ; je n’avois en ma maison que reproches : en lieu de me consoler, l’on me donnoit des malédictions : mes voisins qui avoyent entendu cest affaire disoient que je n’estois qu’un fol, et que j’eusse eu plus de huit francs de la besongne que j’avois rompue, et estoyent toutes ces nouvelles jointes avec mes douleurs.

Quand j’eus demeuré quelque temps au lit, et que j’eus considéré en moy mesme qu’un homme qui seroit tombé en un fossé, son devoir seroit de tascher à se relever, en cas pareil je me mis à faire quelques peintures, et par plusieurs moyens je prins peine de recouvrer un peu d’argent ; puis je disois en moy mesme que toutes mes pertes et hazards estoyent passez, et qu’il n’y avoit rien plus qui me peust empêcher que je ne fisse de bonnes pieces : et me prins (comme auparavant) à travailler audit art. Au paravant que j’aye eu rendu mes esmaux fusibles à un mesme degré de feu, j’ay cuidé entrer jusques à la porte du sepulchre ; aussi en me travaillant à tels affaires je me suis trouvé l’espace de plus de dix ans si fort escoulé en ma personne, qu’il n’y avoit aucune forme ny apparence de bosse aux bras ny aux jambes : ains estoyent mesdites jambes toutes d’une venue : de sorte que les liens de quoy j’attachois mes bas de chausses estoyent, soudain que je cheminois, sur les talons avec le residu de mes chausses. Je m’allois souvent pourmener dans la prairie de Xaintes, en considerant mes miseres et ennuys : et sur toutes choses de ce qu’en ma maison mesme je ne pouvois avoir nulle patience, ny faire rien qui fut trouvé bon. J’estois méprisé et mocqué de tous : toutesfois je faisois toujours quelques vaisseaux de couleurs diverses, qui me nourrissoient tellement quellement : mais en ce faisant, la diversité des terres desquelles je cuidois m’avancer, me porta plus de dommage en peu de temps que tous les accidents du paravant… Toutesfois l’esperance que j’avois me faisoit proceder en mon affaire si virilement que plusieurs fois pour entretenir les personnes qui me venoyent voir, je faisois mes efforts de rire, combien que interieurement je fusse bien triste.

Je poursuyviz mon affaire de telle sorte que je recevois beaucoup d’argent d’une partie de ma besongne qui se trouvoit bien ; mais il me survint une autre affliction conquatenee avec les susdites, qui est que la chaleur, la gelee, les vents, pluyes et gouttieres me gastoyent la plus grande part de mon œuvre, au paravant qu’elle fut cuite : tellement qu’il me fallut emprunter charpenterie, lattes, tuilles et cloux, pour m’accommoder. Or bien souvent n’ayant pas dequoy bastir, j’estois contraint m’accommoder de liarres et autres verdures. Or ainsi que ma puissance s’augmentoit, je defaisois ce que j’avois fait, et le batissois un peu mieux ; qui faisoit qu’aucuns artisans, comme chaussetiers, cordonniers, sergens et notaires, un tas de vieilles, tous ceux cy sans avoir esgard que mon art ne se pouvoit exercer sans grand logis, disoyent que je ne faisois que faire et desfaire, et me blasmoyent de ce qui les devoit inciter à pitié, attendu que j’estois contraint d’employer les choses necessaires à ma nourriture, pour eriger les commoditez requises à mon art. Et qui pis est, le motif desdites mocqueries et persecutions sortoit de ceux de ma maison, lesquels estoyent si esloingnés de raison, qu’ilz vouloyent que je fisse la besongne sans outis, chose plus que deraisonnable. Or d’autant plus que la chose estoit deraisonnable, de tant plus l’affliction m’estoit extreme. J’ay esté plusieurs annees que n’ayant rien de quoy faire couvrir mes fourneaux, j’estois toutes les nuits à la mercy des pluyes et vents, sans avoir aucun secours, aide ny consolation, sinon des chatshuants qui chantoyent d’un costé et les chiens qui hurloyent de l’autre ; parfois il se levoit des vents et tempestes qui souffloyent de telle sorte le dessus et le dessouz de mes fourneaux, que j’estois contraint quitter là tout, avec perte de mon labeur ; et me suis trouvé plusieurs fois qu’ayant tout quitté, n’ayant rien de sec sur moy, à cause des pluyes qui estoyent tombees, je m’en allois coucher à la minuit ou au point du jour, accoustré de telle sorte comme un homme que l’on auroit trahie par tous les bourbiers de la ville ; et en m’en allant ainsi retirer, j’aliois bricollant sans chandelle, et tombant d’un costé et d’autre, comme un homme qui seroit yvre de vin, rempli de grandes tristesses : d’autant qu’aprés avoir longuement travaillé, je voyois mon labeur perdu. Or en me retirant ainsi souillé et trempé, je trouvois en ma chambre une seconde persecution pire que la premiere, qui me fait à present esmerveiller que je ne suis consumé de tristesse.

(Discours admirables, etc., De l’Art de terre.)

Monluc (1503-1577)

Notice

Deux mots peuvent résumer la vie de Blaise de Monluc, né dans ce pays de Gascogne qui a donné des capitaines et des écrivains : il se battit toute sa vie et écrivit dans les quatre dernières années ses batailles. Mutilé par une dernière blessure, en 1570, maréchal de France de 1573, il prit la plume en déposant l’épée, et enseigna Quand il ne put plus agir. Il écrivit comme il se battit, franc et dur, rude aux autres et à lui-même, de feu dans la harangue et dans l’action, joyeux et vaillant Gascon quand il faut donner les coups ou les raconter, apprenant comment on devient un capitaine héroïque et redouté de Pavie à Calais, de Marseille à Naples, et aussi comment, dans les guerres civiles et religieuses, on se fait un renom de « boucher ». Il fut impitoyable pour les huguenots. Ses Commentaires, la « Bible du soldat », dit Henri IV, ont été publiés pour la première fois en 1592.

Monluc au lecteur. Début des Commentaires

M’estant retiré chez moy, en l’aage de soixante et quinze ans, pour trouver quelque repos, aprés tant et tant de peines par moy souffertes pendant le temps de cinquante cinq ans que j’ay porté les armes pour le service des Roys mes maistres, ayant passé par degrés et par tous les ordres de soldat, enseigne, lieutennent, cappitaine en chef, maistre de camp, gouverneur des places, lieutennent du Roy és provinces de Toscane et de la Guienne et mareschal de France ; me voyant stropiat presque de tous mes membres, d’arquebuzades, coups de picque et d’espee, et à demy inutile, sans force et sans esperance de recouvrer guerizon de ceste grande arquebu-zade que j’ay au vizage ; aprés avoir remis la charge du gouvernement de Guienne entre les mains de Sa Majesté, j’ay voulu employer le temps qui me reste à descripre les combatz ausquelz je me suis trouvé pendant cinquante et deux ans que j’ay commandé : m’asseurant que les cappitaines qui liront ma vie, y verront des chozes desquelles ilz se pourront ayder, se trouvans en semblables occasions, et desquelles ilz pourront ainsi faire profict et acquerir honneur et reputation. Et encores que j’aye eu beaucoup d’heur et de bonne fortune aux combatz que j’ay entreprins, quelquefois, comme il sembloit, sans grande raison, si ne veux-je pas que l’on pense que j’en atribue la bonne yssue et que j’en donne la louange à aultre qu’à Dieu : car quand on verra les combatz où je me suis trouvé, on jugera que c’est de ses œuvres. Aussi l’ay-je tousjours invoqué en toutes mes actions avec grande confiance de sa grace : en quoy il m’a tellement assisté que je n’ay jamais esté deffaict ni surprins en quelque faict de guerre où j’aye commandé, ains tousjours rapporté victoire et honneur. Il fault que nous tous, qui portons les armes, ayons devant les yeux que ce n’est rien de nous sans la bonté divine, laquelle nous donne le cœur et le courage pour entreprendre et executter les grandes et hazardeuses entreprinses qui se presentent à nous.

Et pour ce que les escriptures plaisent à aucuns et desplaisent à d’aultres, et que les liseurs trouveront peult-estre estrange et pourroient dire que c’est mal faict à moy d’es-cripre mes faictz, lesquelz je debvois laisser escripre à ung aultre, en cella je respondz que, pourveu que l’on escripve à la veritté et que l’on atribue la louange à Dieu, ce n’est pas mal faict. Le tesmoignage de plusieurs qui sont encores en vie, fera foy de ce que j’ay escript. Nul aussi ne pouvoit mieulx representer les desseins, entreprinses et executions, ou les faicts survenus en icelles, que moy mesme, qui ne desrobe rien de l’honneur d’aultruy. Le plus grand homme qui jamais ayt esté au monde, qu’est Cesar, nous en a monstré le chemin, ayant luy mesme escript ses Commentaires, escrip-vant la nuict ce qu’il executtoit de jour. J’ay donc voulu dresser les miens, mal polis, comme sortans de la main d’ung soldat, et encore d’un Gascon, qui s’est tousjours plus soucié de bien faire que de bien dire : lesquelz contiennent tous les faicts de guerre ausquelz je me suis trouvé, ou qui se sont executtés à mon occasion, commençant dés mes premiers ans que je sortis de page, pour monstrer à ceux que je laisse aprés moy, qui suis aujourd’huy le plus vieux cappitaine de France, que je n’ay jamais eu repoz pour acquerir de l’honneur en faisant service aux Roys mes maistres, qui estoit mon seul but ; fuyant tous les plaisirs et voluptés qui destournent de la vertu et grandeur les jeunes hommes que Dieu a doués de quelques parties recommandables, et qui sont sur le poinct de leur advancement. Ce n’est pas ung livre pour les jeunes gens de sçavoir, ils ont assez d’historiens, mais bien pour ung soldat, cappitaine, et peult-estre qu’ung lieutennent de Roy y pourra trouver de quoy apprendre. Pour le moingz puis-je dire que j’ay escript la veritté, ayant aussi bonne memoire à present que j’eus jamais, me resouvenant et des lieux et des noms, combien que je n’eusse jamais rien escript. Je ne pensois pas en cest aage me mesler d’un tel metier : si c’est bien ou mal, je m’en remets à ceux qui me feront cest honneur de lire ce livre, qui est proprement le discours de ma vie.

C’est à vous, cappitaines, mes compaignons, à qui principalement il s’adresse : vous en pourrés peult estre tirer proffict. Vous debvés estre certains que, puisqu’il y a si long temps que j’ay esté en votre degré, et si longuement exercé la charge de cappitaine de gens de pied, de maistre de camp par trois fois, et de colonel, il fault doncques que vous croyés que j’ay retenu quelque choze d’este estat là, et que, par longue experience, j’ay vu advenir aux cappitaines beaucoup de biens, et à d’aultres beaucoup de maux. Et de mon temps, il en a esté desgradé des armes et de noblesse ; d’aultres ont perdu la vie sur ung eschaffaud, d’aultres deshonorés et retirés en leurs maisons, sans que jamais les rois ni aultres en ayent voulu plus fere compte. Et, au contraire, d’aultres en ay veu parvenir, qui ont porté la pique à six franx de paye, fere des actes si belliqueux et se sont trouvés si capables, qu’il y en a eu prou qu’estoient fils de pouvres laboreurs, et se sont mis par devant beaucoup de nobles, pour leur hardiesse et vertus. Et pource que toutes ces chozes sont passées par devers moy, j’en puis parler sans mentir. Et encores que je sois gentilhomme, neantmoingz si suis-je parvenu degré par degré, comme le plus pouvre soldat qu’aye esté de long temps en ce royaulme ; car je suis venu au monde fils d’ung gentilhomme, que son père avoict vendeu tout le bien qu’il possedoyt hormis huit cens ou mil livres de rentes ou revenu. Et, comme j’ai esté le premier de six frères que nous avons estés, il a falleu que je fisse cognoistre le nom de Monluc, de notre maison, avecques autant de périlz et hasardz de ma vie que soldat ny cappitaine qu’aye jamais esté. Et n’ay eu en ma vie aulcung reproche de ceux qui me commandoint ; ains autant favouri et estimé que cappitaine qui fùt en l’armée où j’estois. Et s’il y avoict quel-que entreprinze de grande importance, et hazardeuse à executter, les lieutennens du roy, et les colonels me la bailloinct aussi tost ou plus tost a exécuter qu’à cappitaine de l’armée. L’escripture de mon livre vous en rendra témoignage.

(Commentaires, livre Ier.)
Bataille de Ver204

… Et alors je fis une remontrance aux Gascons, et leur dis qu’il y avoit une disputte de longue main entre les Espaignolz205 et les Gascons, et qu’il falloit à ce coup en vuider le procés commencé il y a plus de cinquante ans ; c’estoit que des Espaignolz disoient qu’ilz estoient plus vaillans que les Gascons, et les Gascons qu’ils en estoient plus que les Espaignolz ; et que, puisque Dieu nous avoit fait la grace de nous trouver en ceste occasion en mesme combat et sous mesmes enseignes, qu’il falloit que l’honneur nous en demeurast. « Je suis Gascon, je renie la patrie, et ne m’en diray jamais plus, si aujourd’huy vous ne gaignés le procés à force de combatre ; et vous verrés que je seray bon advocat en ceste cause. Ilz sont bravaches ; et leur semble qu’il n’y a rien de vaillant qu’eulx au monde. Or, mes amis, montres-leur ce que vous savez faire, et s’ilz frappent ung coup, donnés-en quatre. Vous avés plus d’occasions qu’eulx, car vous combatés pour vostre Roy, pour vos autelz et pour vos foyers. Si vous estiés vaincus, outre la honte, vostre païs est perdeu pour jamais, et, qui pis est, vostre religion. Je m’asseure que je ne seray pas en peine de mettre la main dans les reins de ceulx qui les montreront à noz ennemys, et que vous feres tous vostre devoir. Ce ne sont que gens ramasses, gens qui ont desjà accoustumé d’estre battus, et qui ont desjà peur d’avoir les bourreaux sur les espaules, tant la conscience les accuse. Vous n’estes pas ainsi qui combatés pour l’honneur de Dieu, service de vostre Roy et repos de la patrie. »

Sur quoy je leur commanday que tout le monde levast la main. Sur ceste oppinion ilz la levarent et commensarent à crier tous d’une voix : « Laissés-nous aller, car nous n’arresterons jamais que nous ne soyons aux espees. » Et baisarent la terre. Les Espaignolz s’accoustarent des nostres. Je leur du qu’ilz marchassent seulement le pas sans se mettre hors d’haleine. Je m’en coureuz à la gendarmerie, trouppe a trouppe, et leur priay de s’acheminer seulement le petit pas, leur disant : « Ce n’est pas à vous, messieurs, à qui il faut par belles remonstrances mettre le cueur au ventre ; je sçay que vous n’en avés pas besoin ; il n’y a noblesse en France qui esgalle celle de nostre Gascongne. A eulx donc, mes amis, à eulx : et vous verrés comme je vous suyvray. »

Monsieur de Burie monta lors sur ung grand cheval, et s’estoit armé dernier la grand artillerie. Je luy dis que, s’il luy plaisoit de marcher devant les gens de pied avecque l’artillerie, les trois companies luy seroient à cousté, et il feroit la bataille : ce qu’il m’accorda promptement. Et à la vérité dire, je ne le vis jamais faire si bonne myne, ni monstrer plus belle résolution pour venir combatre ; et ne me contredit jamais en aucune chose, tout ainsin que si j’eusse tenu sa place. Et me dit on qu’il avoit dit : « Cest homme est heureux, laissons-le faire. » Et comme tout le camp commensa à marcher en cest ordre, je coureuz au galop, M. de Montferrand et le seigneur de Cazelles avecques moy ; et n’arrestay que je ne feuz à moingz de trente ou quarante pas de cinq ou six chevaux qu’estiont soubz ung arbre ; dont M. de Puch de Pardaillan m’a dict despuis que c’estiont M. de Duras, Le Bordet et luy, le cappitaine Peyrelongue et ung autre que ne me souvyent de son nom…

Ilz tournarent tout court à leur trouppe, qui n’alloit que le petit pas et n’estoit pas encore hors des prairies ; et congneuz que à leur arrivée leurs gens de pied commensarent à alon-ger le pas, et dis à M. de Monferrand : « Voyés-vous ces cinq » chevaux qu’estoient soubz l’arbre ? sont coureus faire advancer de chemyner leurs gens. Voyés-vous comme ilz » allongent le pas ? » Et alors je tournay au galop à la trouppe où estoit M. d’Argence, et luy dis ces motz : « O M. d’Argence, mon compaignon, voilà noz ennemis en peur ; à poyne de ma vye la victoire est nostre. » Et criay tout haut : « O gentilshommes, ne pensons à autre chose qu’à tuer, car noz ennemis sont en peur, et ne nous fairont d’aujourd’huy teste ; allons seulement hardiment au combat, car ilz sont à nous : cent fois j’ay essayé le mesme, ilz ne veulent que couler. » Et embrassay les cappitaines, puis coureus habilement au cappitaine Massès, et luy en dis autant. Puis retournay au cappitaine Arné, et aux gentilshommes qu’estoient soubz ma cornette206 qu’estoient venus avecques ma companie ; et commensasmes à marcher au grand pas et demy trot. Je coureuz encores vers les ennemys, estant tout en sueur, n’ayant que M. de Monferrand ; et comme je feuz près d’eulx, je voyois la mine qu’ilz tenoient, qu’estoit d’avancer fort le pas, pensant gaigner une petite montaigne qu’il y avoit ; et d’autre part je voyois venir les nostres en furie. Je voyois leurs cornettes de gens à cheval : les uns alloient, les autres tournoient. Je voyois trois ou quatre chevaux parmy les gens de pied, que ie congnoissois bien à leur façon qu’ilz faisoient haster leurs gens. Alors je tournay aux nostres, et leur commençay à crier : « Voiles-là en peur ! mes amys, voiles-là en peur ! Prenons-les au mot, affin qu’ilz ne s’en desdisent. Ce sont des poltrons ; ilz tremblent seulement de nous veoir. » Et manday à M. de Burie qu’il laissast là l’artillerie, et qu’il s’advançast pour se jecter dans l’escadron de trois companies ; et com-mensasmes à aller au grand trot droict à eulx. Aucuns me crioient d’attendre les gens de pied ; mais je respondois qu’il ne leur falloit pas laisser gaigner la montaigne, car là ilz nous feroient teste et combatroient à leur advantaige et nous au désadvantaige. Et me souvenoit toujours de Targon, qui nous avoient faict teste sur la montaigne, et faillist que nous les combatissions de bas en haut ; que, s’ilz feussent descendeus nous combatre, nous estions deffaictz. Nos gens de pied faisoient bien toute la diligence que gens de pied pouvoient faire.

Et comme ilz veyrent qu’ilz ne pouvoient gaigner la montaigne, ilz reliarent mil ou douze cens vieulx soldatz qu’ilz avoient à leur artillerie ; et c’estoient ceux-là qu’ilz avoient laissés à l’arrière-coin où M. de Buric avoit faict tirer : et allons ainsin le grand trot, toutes les trouppes, couste à couste. Et comme nous feusmes à deux cens pas les ungz des autres, je commençay à crier : « Cargue, cargue207 ! » Et jamais n’euz faict le cri, que nous voilà tous pesle-mesle dans leurs gens à pied et gens à cheval, sauf le cappitaine Massès ; car comme il vist tous leurs gens renversés, il voyoit une grande trouppe bien près de la montée qui ne bougeoient, qu’estoient ceulx que j’ay dit à l’artillerie, et ne chargea jusques à ce qu’il feust auprès d’eulx, et alors il donna dedans. M. de Fontenilles, qui relia quelques ungz, s’y trouva ; et là feurent tous def-ïaictz, et l’artillerie prinse. Nous exécutasmes la victoire tout au long de la pleyne et par les vignes. Il s’en jecta à force dans ung boys et à main gauche, et montoient sur les chastaigniers ; que les Espaignolz et les Gascons les tiroient comme qui tire aux oyseaux. Il me servit d’estre bien armé, car troys picquiers me tenoient enferré et bien en peine ; et le cappitaine Baratnau le jeune, et deux autres, me deschargearent ; et y eust le dit Baratnau son cheval tué, et le mien blessé au nés et à la teste de coup de picques, car mon cheval m’avoit porté dans leur bataillon, et n’avois congneu jamais qu’il eust mauvaise bouche, que ce coup-là, qu’il me cuyda faire perdre. Les cappitaines Corne et Bonnevin y feurent blessés contre moy ; et cela feust cause que je ne me puys plus relier dans la cavalerie nostre, car elle chassoit du cousté de main gauche, et moy avecques quinze ou vingt chevaux, qui estoient reliés, chassois à main droicte vers ung vilaige, là où il en feust tué trente ou quarante ; et là, je feys ung peu altou pour prendre haleine. Puis retournay à l’artillerie gaignée, et là trouvay monsieur de Burie, et attendismes le retour de noz gens qui chassoient encores, et ralliasmes noz gens de pied. Nous trouvasmes qu’il y avoit de noz gens qui avoient chassé deux grandz lieues.

Et retournasmes louger à Ver, qui pouvoit estre deux heures après midy, et envoyasmes du bétail pour admener l’artillerie gaignée ; et demeurasmes à Ver tout le lendemain. Il ne s’en faillit que de bien peu que les fuyans ne rencontrassent monsieur de Monpensier, qui s’alloit mettre à Mucidan, se pensant joindre avecques nous. Que si Dieu l’eust voulu, tout estoit achevé, encores bien qu’il n’eust guières de forces avecques luy ; car gens qui s’enfuyent ne tournent guières jamais visaige, et tout leur fait peur : il leur semble que des buissons sont des escadrons. Ce qui se sauva, qui feust bien peu de gens de pied, se relia avecques leurs gens de cheval, et chemynarent tout le demeurant du jour et toute la nuict, tirant vers la Sainctonge porter ceste triste nouvelle. De vingt-trois enseignes qu’ils avoient de gens de pied, les dix-neuf nous demeurarent, et de treize cornettes de gens de cheval, les cinq, lesquelles nous envoyasmes à monsieur de Montpensier, le recongnoissant tous pour nostre chef. Les vilains en tuarent beaucoup plus que nous ; car la nuict ilz se derobiont pour se retirer en leurs maisons, et se caschoient dedans des bois : mais comme ilz estoient descouvertz, hommes et femmes les couroient sus, et ne sçavoient où se cacher. Il feust nombré sur le champ ou dans les vignes et bois de dit huit cens à deux mil hommes mortz, outre ceux que les villageois despeschearent.

Le lendemain après ceste victoire, nous marchasmes droit à Mucidan.

(Commentaires, livre VI.)

Brantôme (1527-1614)

Notice

Pierre de Bourdeilles, abbé et seigneur de Brantôme dès l’age de seize ans, fut en réalité un spirituel et vaniteux capitaine et courtisan périgourdin. Il servit en France sous François de Guise, en Italie sous le maréchal de Brissac, en Afrique dans l’armée espagnole ; il fit les guerres religieuses et civiles contre les huguenots, il faillit aller combattre les Turcs en Hongrie. Il accompagna Marie Stuart en Écosse, et voyagea en Italie. Il fut gentilhomme de Charles IX, de Henri III et du duc d’Alençon ; il fut attaché à la cour de la première Marguerite, sœur de François Ier, et de la seconde, femme de Henri IV. Il vit et connut nombre de personnages dans les camps et à la cour. Confiné dans la retraite par une blessure incurable, il y écrivit, estropié comme Monluc, les Vies des grands capitaines françois, les Vies des grands capitaines étrangers, et divers ouvrages anecdotiques. La première publication de ses œuvres est de 1666. — Il suffira de dire, pour donner une idée de la saveur de son style, qu’au commencement de notre siècle, un fin amateur du langage du xvie , P.-L. Courier, le pratiqua entre tous.

Le chancelier de l’Hospital

C’estoit un autre censeur Caton celuy-là, et qui sçavoit tres-bien censurer et corriger le monde corrompu. Il en avoit du tout l’apparance avec sa grand barbe blanche, son visage pasle, sa façon grave, qu’on eust dit à le voir que c’estoit un vrai portraict de sainct Hiérosme208 : aussi plusieurs le disoient à la court209.

Tous les estats210 le craignoient, mais surtout messieurs de la justice, desquels il estoit le chef ; et mesmes, quand il les examinoit sur leurs vies, sur leurs charges, sur leurs capacitez, sur leur sçavoir, que tous le redoutoient comme font des escolliers le principal de leur college, et principallement ceux qui vouloient estre pourveus d’estats : asseurez-vous qu’il les remuoit bien s’ils n’estoient point capables.

Il me souvient qu’une fois à Moulins j’avois prié M. d’Estrozze211 (car il l’aymoit fort) de luy parler de quelques affaires que j’avois, qu’il me depescha aussitost ; et nous fit disner tres-bien, du bouilly seulement (car c’estoit son ordinaire pour les disners) avecques luy en sa chambre, et n’estions pas quatre en table, où durant le disner ce n’estoit que beaux discours, beaux mots et belles sentences, qui sortoient de la bouche de ce grand personnage, et quelquesfois aussi de gentilz mots pour rire.

Après disner, on luy dit qu’il y avoit là un président et un conseiller nouveaux qui vouloient estre receuz de luy en leurs nouveaux estats qu’ils avoient obtenus. Soudain il les fist venir devant luy, qui ne bougea ferme de sa chaire212. Les autres trembloient comme la feuille au vent. Il fit apporter un livre du code sur la table, et l’ouvre luy-mesmes et leur monstre à l’un après l’autre une loy à explicquer, leur en faisant sur elle des demandes, interrogations et questions. Ils lui respondirent si impertinemment et avec un si grand estonnement213, qu’ils ne faisoient que vaciller et ne sçavoient que dire, si bien qu’il fut contrainct leur en faire une leçon, et puis leur dire que ce n’estoient que des asnes, et qu’encor qu’ils eussent près de cinquante ans, qu’ils s’en allassent encore aux escoles estudier214.

M. dEstrozze et moi estions près du feu qui voyions toutes leurs mines, plus esbahys qu’un pauvre homme qu’on mène pendre. Nous en ryons sous la cheminée nostre saoul. Ainsi M. lechancellier les renvoya sans recevoir leur serment, qu’il remonstreroit au roi leur ignorance, et qu’il en mist d’autres en leur place215.

Après qu’ils eurent passé la porte, M. le chancellier se tourna vers nous, et nous dit : « Voylà de grands asnes ; c’est grand’charge de conscience au roy de constituer ces gens-là en sa justice. »

Il ne falloit pas se jouer avec ce grand juge et rude magistrat. Si estoit-il pourtant doux quelquefois et là où il voyoit de la raison… Aussi estoit-il si pariaict en lettres humaines qu’il sçavoit bien user d’humanité envers ceux qu’il talloit et cognoissoit en estre dignes ; et ainsy ces belles lettres humaines lui rabattoient beaucoup de sa rigueur de justice. Il estoit grand orateur et fort disert, grand historien, et surtout très-divin poète latin. Pleust-il à Dieu nous fût-il encor en vie ?

(Inclus dans la Vie du connétable Anne de Montmorency. Les Vies des grands capitaines françois.)
Mort de Coligny

M. l’admiral estant blessé216 fut fort bien secouru des médecins et chirurgiens du roy, et mesmes de ce grand personnage maistre Ambroyse Paré, son premier chirurgien, qui estoit fort huguenot ; et y furent tous envoyés du roy. Il fut aussi visité du roy, qui jura qu’il vangeroit sa blessure, et qu’il prît courage, et qu’il cognoistroit combien cela luy touchoit. La reyne217 aussi le fut voir, et leur dist à part à tous deux de grandz choses, dict-on, et leur révela de grandz secrets, qui tendoient tous à leur grandeur ; et son discours dura fort longtemps, qui fut entendu fort attentivement de Leurs Magestez ; et montrarent grand’aparance pour l’extérieur qu’elles le goustoient ; mais tout ce beau semblant tourna après à mal, dont l’on s’estonna fort comme Leurs Magestez pouvoient jouer un tel roole ainsi emmasqué, si auparavant elles avoient résolu ce massacre.

L’heure donc de la nuict et des matines de ceste sanglante feste estant venue, M. de Guyze en estant adverty du roy, et bien aise de l’occasion de vanger la mort de M. son père, s’en alla très-bien accompaigné au logis de M. l’admiral, qui fut aussitost forcé. Il en ouyt le bruict et se doubta soudain de son malheur, et fit sa prière à Dieu.

Sur ce, Besme, gentilhomme allemand, premier, bien suivy, monta en haut, et, ayant faussé la porte de la chambre, vint à M. l’admiral avecqu’un grand espieu large en la main ; à qui M. l’admiral ayant dit : « Ah ! jeune homme, ne souille point tes mains dans le sang d’un si grand capitaine, » l’autre, sans nul esgard, luy fourre dans le corps ce large espieu, et puis luy et d’autres le prindrent (M. de Guyze, qui estoit en bas, crioit : Est-il mort ?) et le jettarent par la fenestre en la court, non sans peine, car le corps, retenant encor de ceste vigueur généreuse du passé, résista un peu, s’empeschant des jambes contre la muraille de la fenestre à ceste cheute ; mais, aydé par d’autres, il fut précipité. M. de Guyze ne fit qu’arregarder seulement, sans luy faire outrage, tendant à la mort. De descrire les insolances et opprobres que d’autres firent à son corps, cela est indigne de la plume et escriture d’un honneste cavalier : mais tant y a que telz luy firent des injures, des vilainies, insolances et opprobres, lesquelz auparadvant ne l’osoient regarder et trembloient devant luy. Ainsi vist-on jadis, devant Troye, des Grecz les moins vaillans braver218 autour du corps d’Hector mort ; ainsi voit-on souvent aux désertz de Barbarie les plus timides animaux braver autour d’un grand lion mort, gissant dessus le sable, qui souloit estre auparadvant la terreur de tout un terroir et de toute une grande et espacieuse fourest. Ceux aussi (et des plus grandz) qui craignoient ce grand admirai, et qui à teste basse s’inclinoient à lui auparadvant, bravoient et triomphoient très-arrogans autour de ce pauvre tronc…

C’est un grand cas qu’un seigneur simple et non point souverain, ayt faict trembler toute la chrestienté et remplie de son nom et de sa renommée tellement qu’alors de l’admirai de France en estoit-il plus parlé que du roy de France. Et si son nom estoit cogneu parmy les chrestiens, il est allé jusques aux Turcz ; de telle façon, et il n’y a rien de si vray, que le grand sultan Soliman, l’un des grandz personnages et capitaines qui regna despuis les Ottomans, un an avant qu’il mourust, l’envoya rechercher amitié et accointance, et lui demander advis comme d’un oracle d’Apolo ; et, comme je tiens de bon lieu, ilz avoient quelque intelligence pour faire quelque haute entreprise. Voylà quel a esté ce grand admiral parmy les chrestiens et parmy les infidelles, et sur ce beau renom il est mort. Quel dommage !219 Il y eut quelqu’un qui fit son épitaphe en vers grecz, où il introduit un passant qui s’enquiert et demande là où est le tombeau de ce grand admiral tant renommé par le monde, qu’il demande par grand’admiration visiter. Un autre lui respond : « Passant, sans faire plus grand chemin, tu peux bien ne passer plus outre, ou t’en retourner en arrière ; car tu n’en trouveras aucun icy bas, d’autant que le monde et le ciel l’ont pris et l’ont porté ensepvelyr dans le sein de l’immortalité, où maintenant il gist à son aise. »

(Vie de l’admiral de Chastillon. Les Vies des grands capitaines françois.)

Marguerite de Valois (1553-1615)

Notice

La sœur de Charles IX et de Henri III mérite une place parmi les écrivains du xvie  siècle, ne fût-ce que pour avoir appris à l’un de ceux du xviie qui, dans le second rang, ont le plus fait pour la langue française, à « l’aimer passionnément ». Pellisson lut deux fois en une nuit ses Mémoires, et goûta cette négligence molle et légère qui allonge et enchevêtre quelque peu la phrase d’incises à la manière latine (elle savait et parlait le latin) et de parenthèses s’arrêtant où elles peuvent, mais qui la relève toujours par une saillie de l’esprit ou du cœur.

Marguerite de Valois fut mariée à Henri de Bourbon, depuis Henri IV, en 1572, et répudiée en 1599. Ses Mémoires, adressés à Brantôme, racontent ses souvenirs de 1559 à 1582. Elle les écrivit en 1593, dans sa retraite du château d’Usson, en Auvergne, où elle demeura dix-huit ans (1587-1605). Ils ont été publiés pour la première fois en 1628.

Mutinerie populaire en Hainaut220

Je vins coucher à Huy. Cette ville estoit des terres de l’eves-que de Liège, mais toutesfois, tumultueuse ri mutine (comme tous ces peuples-là se sentoient de la révolte générale des Pays-Bas), ne recognoissoit plus son evesque, et elle tenoit le party des Estats. De sorte que, sans recognoistre221 le grand maistre de Fevesquc de Liège, qui estoit avec moi, soudain que nous fusmes losgez, ils commencent à sonner le tocsin et traisner l’artillerie par les rues, et la bracquer contre mon logis ; tendans les chaisnes, afin que nous ne pussions joindre ensemble, nous tenant toute la nuict en ces altères222, sans avoir moyen de parler à aulcun d’eulx, estant tout petit peuple, gens brutaulx et sans raison. Le matin ils nous laissèrent sortir, ayants bordé toute la rue de gens armez.

Nous allasmes de là coucher à Dinan, où par malheur ils avoient faict, ce jour mesme, les bourguemaistres, qui sont comme consuls en Gascogne et eschevins e*n France. Tout y estoit ce jour-là en desbauche ; tout le monde yvre ; poinct de magistrats cogneus ; bref un vray chaos de confusion. Et pour y empirer d’avantage nostre condition, le grand maistre de l’eveque de Liege leur avoit fait aultresfois la guerre, et estoit tenu d’eulx pour mortel ennemy.

Cette ville, quand ils sont en leur sens rassis, tenoit pour les Estats ; mais lors, Bacchus y dominant, ils ne tenoient pas seulement pour eulx-mesmes et ne congnoissoient personne. Soudain qu’ils nous voyent approcher les faubourgs, avec une trouppe grande comme estoit la mienne, les voilà allarmez. Ils quictent les verres pour courir aux armes, et tout en tumulte, au lieu de nous ouvrir, ils ferment la barriere. J’avois envoyé un gentil-homme devant, avec les fourriers et mareschal des logis, pour les prier de nous donner passage ; mais je les trouvay tous arrestez là, qui crioient sans pouvoir estre entendus. Enfin je me leve debout dans ma lictiere, et ostant mon masque223, je fais signe au plus apparent que je veux parler à luy ; et estant venu à moy, je le priay de faire faire silence, afin que je peusse estre entendue. Ce qu’estant faict avec toute peine, je leur represente qui j’estois, et l’occasion de mon voyage ; que tant s’en faut que je leur voulusse apporter du mal par ma venue, que je ne leur vouldrois pas seulement donner de soubçon ; que je les priois de me laisser entrer, moy et mes femmes et si peu de mes gens, dans la ville, qu’ils vouldroient pour cette nuict, et que le reste ils le laissassent dans le faubourg. Ils se contentent de cette proposition, et me l’accordent.

Ainsy j’entray dans leur ville avec les plus apparents de ma trouppe, du nombre desquels fust le grand maistre de l’evesque de Liege ; qui, par malheur, fust recongneu comme j’entrois en mon logis, accompagnée de tout ce peuple yvre et armé. Lors commencent à luy crier injures et à vouloir charger ce bon homme, qui estoit un vieillard vénérable de quatre-vingts ans, ayant la barbe blanche jusques à la ceinture. Je le fis entrer dedans mon logis, où ces yvrongnes faisoient pleuvoir les harquebusades contre les murailles, qui n’estoient que de terre. Voyant ce tumulte, je demande si l’hoste de la maison n’estoit point là-dedans. Il s’y trouve de bonne fortune. Je le prie qu’il se mette à la fenestre, et qu’il me fasse parler aux plus apparents, ce qu’à toute peine il veut faire. Enfin ayant assez crié par les fenestres, les bourguemaistres viennent parler à moy, si saouls qu’ils ne sçavoient ce qu’ils disoient. Enfin leur assurant que je n’avois point sçeu que ce grand maistre leur feust ennemy, leur remontrant de quelle importance leur estoit d’offenser une personne de ma qualité, qui estoit amie de tous les principaux seigneurs des Estats, et que je m’asseurois que monsieur le comte de Lalain et tous les autres chefs trouveroient fort mauvais la réception qu’ils m’avoient faicte ; oyant nommer monsieur de Lalain, ils se changerent tous, et luy porterent tous plus de respect qu’à tous les roys à qui j’appartenois224. Le plus vieil d’entre eulx me demande, en se souriant et beguaiant, si j’estois donc amye de monsieur le comte de Lalain ; et moy, voyant que sa parenté me servoit plus que celle de tous les potentats de la chrestienté, je luy responds : « Ouy, je suis son amye et sa parente aussi. » Lors ils me font la révérence et me baisent la main, et m’offrent225 autant de courtoisie comme s’ils n’avoient faict d’insolence, me priants de les excuser, et me promettants qu’ils ne demanderoient rien à ce bon homme de grand maistre, et qu’ils le laisseraient sortir avec moy226.

(Mémoires, année 1577.)
Lettre. Au Roy mon seigneur et frere 227

Du 19 novembre 1603.

Monseigneur, à vous seul, comme à mon supérieur à qui je dois tout, j’ay tout cédé ; à mes inférieurs, à qui je ne dois rien, je ne cede rien. J’ay cédé à vostre majesté ce qui entre les humains est estimé de meilleur et plus excellent, qui est la grandeur, non par faulte de courage et de connoissance, mais par la tres-grande affection que j’ay au service de vostre majesté et bien de son estat. Mais, de ee qui m’est resté pour tesmoigner de la bienveillance de vostre majesté, qui est la declaration qu’il lui a pleu faire en la place de mon contract de mariage, où le dot que les Rois mes peres et freres m’ont laissé m’est confirmé en termes et privileges respondans à ma qualité, il n’est en la puissance de créature qui vive, non pas mesme de vostre majesté, à qui je ne voudrois refuser mon sang ni ma vie, de m’en faire jamais rien ceder, connoissant que ce me seroit une indignité irreparable et une marque de desfaveur de vostre majeste, qu’aussy l’on ne pourra faire une seule breche à ladicte déclaration de nonante et neuf228, qui me tient lieu de contract de mariage, qu’elle ne soit du tout annullée, et par conséquent le peu de bien que les Rois mes peres et frères mont laissé pour dot à l’abandon : indignité et cruauté aussy inaudite à personne de ma qualité que peu convenable à l’accoustumée bonté de vostre majesté et au respect qu’il a pleu à vostre majesté porter à la maison des Rois dont je suis sortie. Et d’elle tenant maintenant le lieu, me doit comme tel une protection telle que je l’ay jusqu’icy ressentie, et que Dieu me fera la grâce qu’elle me continuera ; et cognoistra que ceux qui luy veulent faire faire cbose si inaudite que de manquer à la parole de sa majesté et à la foi publique, annullant une déclarant si authentique qui tient lieu de contract de mariage d’une fille de France, veuslent attirer sur votre majesté le blasme d’une violence si injuste, et luy faire perdre l’affection des plus obligées et fidelles créatures. Mais ils y travaillent en vain ; car l’affection que j’ay vouée à votre majesté m’est si naturelle et tellement innée en mon cœur, qu’il faut qu’elle ait durée229 autant comme il respirera… J’ay tousjours prié Dieu comme je fais encore pour la tres-heureuse et tres-longue vie de vostre majesté, de qui je seray a jamais, quoy que mes ennemis s’essaient de faire, plus que tout autre, votre tres-humble et tres-obeyssante et tres-fidele sœur et subjecte.

Marguerite.

Satire Ménippée (1593-1594)

Notice

La Satire Ménippée, pamphlet politique, a été le coup de grâce donné à la Ligue ; elle l’a tuée par le ridicule. Elle courut manuscrite en 1593, et parut antidatée l’année suivante.

C’est une œuvre collective. Dans un petit logis du quai des Orfèvres, où naquit, dit-on, Boileau, chez le conseiller-clerc Jacques Gillot, se réunissaient une demi-douzaine de bourgeois, gens d’esprit, erudits, poètes à leurs heures pour la plupart. C’étaient : le chanoine Pierre Le Roy ; Florent Chrestien, helléniste, élève de H. Estienne, précepteur de Henri IV ; Gilles Durant, avocat, jurisconsulte, qui avait fort ronsardisé en ses sonnets ; Jean Passerat, le savant professeur du collège de France, plus marotiste que ronsardiste en ses vers ; Pierre Pithou, l’éminent jurisconsulte ; Nicolas Rapin, demi-homme de robe, d’épée et de plume, soldat à Ivry, avocat, poète latin et français, grand prévôt de la connétablie.

Quand, pendant le siège de Paris, au milieu de la lassitude universelle, le lieutenant général du royaume, chef et modérateur de la Ligue, le duc de Mayenne, eut ouvert, le 28 janvier 1593, des États pour aviser à faire donner au roi d’Espagne ou à lui la couronne refusée à Henri IV, Pierre Le Roy suggéra à ses amis l’idée d’une parodie satirique et patriotique de ces États.

Elle s’ouvre par une parade de deux charlatans, l’un Espagnol et l’autre Lorrain (Mayenne était le frère de Henri de Guise et le dernier chef de la maison de Lorraine), vendant chacun devant le Louvre son catholicon (καθόλικον) ou panacée universelle. Viennent ensuite la procession qui précède la tenue des États, la description de la salle des séances, puis les harangues de Mayenne, du légat, du cardinal de Pelvé, de M. de Lyon, du docteur Roze, du sieur de Rieux, enfin la harangue de M. d’Aubray pour le Tiers-État. Pithou, qui l’écrivit, traduisait par la bouche éloquente de M. d’Aubray les sentiments patriotiques de ses collaborateurs.

Le titre de Satire Ménippée est dû au caractère de l’ouvrage et au mélange de prose et de vers qui le compose. Le philosophe grec Ménippe (ive  siècle av. J.-C.) avait écrit des satires de ce genre, et après lui Varron, le polygraphe latin, qui les avait appelées Ménippées ; Henri Estienne avait publié, en 1569, les fragments des Ménippées de Varron. — La plus piquante pièce de poésie est de Gilles Durant (Regrets funèbres sur ta mort de l’asne ligueur).

Harangue de Monsieur d’Aubray pour le Tiers-Estat

Par Nostre-Dame, Messieurs, vous nous l’avez baillé belle ! Il n’estoit jà besoin que nos curez nous preschassent qu’il falloit nous desbourber et desbourbonner 230 A ce que je voy par vos discours, les pauvres Parisiens en ont dans les bottes bien avant, et sera prou difficile de les desbourber… Il faut confesser que nous sommes pris, plus serfs et plus esclaves que les Chrestiens en Turquie, et les Juifs en Avignon. Nous n’avons plus de volonté, ny de voix au chapitre. Nous n’avons plus rien de propre que nous puissions dire : cela est mien. Tout est à vous, Messieurs, qui nous tenez le pied sur la gorge et qui remplissez nos maisons de garnisons. Nos privileges et franchises anciennes sont à vau-l’eau. Nostre hostel de ville que j’ay veu estre l’asseuré refuge du secours des Roys en leurs urgentes affaires est à la boucherie231. Nostre Cour de Parlement est nulle et l’Université est devenuë sauvage. Mais l’extrémité de nos miseres est, qu’en tant de malheurs et de nécessitez, il ne nous est pas permis de nous plaindre, ny demander secours, et faut qu’ayant la mort entre les dents, nous disions que nous nous portons bien, et que nous sommes trop heureux d’estre mal heureux pour une si bonne cause.

O Paris qui n’est plus Paris, mais une spelunque de bestes farouches, une citadelle d’Espagnols, Wallons et Napolitains, un asyle et seure retraite de voleurs, meurtriers, et assassinateurs, ne veux tu jamais te ressentir de ta dignité et te souvenir qui tu as esté, au prix de ce que tu es ? Ne veux tu jamais te guérir de ceste frénésie, qui pour un légitime et gracieux Roi t’a engendré cinquante Roytelets et cinquante Tyrans ? Te voilà aux fers, te voilà en l’Inquisition d’Espagne, plus intolerable mille fois, et plus dure à supporter aux espritz nez libres et francs, comme sont les François, que les plus cruelles morts dont les Espagnols se sçauroient adviser. Tu n’as peu supporter une legere augmentation de tailles et d’offices, et quelques nouveaux edicts qui ne t’importoient nullement ; mais tu endures qu’on pille tes maisons, qu’on te rançonne jusques au sang, qu’on emprisonne tes Senateurs, qu’on chasse et bannisse tes bons citoyens et Conseillers, qu’on pende, qu’on massacre tes principaux Magistrats : tu le vois et tu l’endures ; tu ne l’endures pas seulement, mais tu l’approuves et le loües, et n’oserois et ne sçaurois faire autrement. Tu n’as peu supporter ton Roy débonnaire232, si facile, si familier, qui s’estoit rendu comme citoyen et bourgeois de ta ville qu’il a enrichie, qu’il a embellie de somptueux bastimens, accreüe de fortz et superbes ramparts, ornee de privilèges et exemptions honorables. Que dis-je ? peu supporter ? c’est bien pis : tu l’as chassé de sa ville, de sa maison, de son lit. Quoy chassé ? Tu l’as poursuivy. Quoy poursuivy ? Tu l’as assassiné, canonizé l’assassinateur et faict des feux de joye de sa mort. Et tu vois maintenant combien cette mort t’a proufité, car elle est cause qu’un autre est monté en son place, bien plus vigilant, bien plus laborieux, bien plus guerrier, et qui sçaura bien te serrer de plus prés, comme tu as, à ton dam233, déjà expérimenté.

Je vous prie, messieurs, s’il est permis de jetter encore ces derniers abois en liberté, considérons un peu quel bien et quel profit nous est venu de cette detestable mort, que nos prescheurs nous faisoient croire estre le seul et unique moyen pour nous rendre heureux. Mais je ne puis en discourir qu’avec trop de regret de voir les choses en l’estat qu’elles sont, au prix qu’elles estoient lors. Chacun avoit encore en ce temps-là du blé en son grenier, et du vin en sa cave ; chacun avoit sa vaisselle d’argent, et sa tapisserie et ses meubles ; les femmes avoient encore leur demiceint234 ; les reliques étoient entieres ; on n’avait point touché aux joyaux de la couronne. Mais maintenant qui peut se vanter d’avoir de quoi vivre pour trois semaines, si ce ne sont les voleurs, qui se sont engraissés de la substance du peuple, et qui ont pillé à toutes mains les meubles des presents et des absents ? Avons-nous pas consommé peu à peu toutes nos provisions, vendu nos meubles, fondu notre vaisselle, engagé jusqu’à nos habits pour vivoter bien chétivement ? Où sont nos salles et nos chambres tant bien garnies, tant bien diaprees et tapissees ? Où sont nos festins et nos tables friandes ? Nous voilà réduits au lait et au fromage blanc, comme les Suisses ; nos banquets sont d’un morceau de vache pour tous mets. Bien heureux qui n’a point mangé de chair de cheval et de chien, et bien heureux qui a toujours eu du pain d’avoine, et s’est passé de bouillie de son vendue au coin des rues, aux lieux qu’on vendoit jadis les friandises de langues, caillettes et pieds de mouton ! Et n’a pas tenu à monsieur le legat, et à l’ambassadeur Mendosse235, que n’ayons mangé les os de nos pères, comme font les sauvages de la nouvelle Espagne.

Peut-on se souvenir de toutes ces choses sans larmes et sans horreur ? Et ceux qui, en leur conscience, savent bien qu’ils en sont cause, peuvent-ils en ouïr parler sans rougir et sans apprehender la punition que Dieu leur reserve pour tant de maux dont ils sont autheurs ? Mesmement, quand ils se representeront les images de tant de pauvres bourgeois qu’ils ont vus par les rues tomber tout roides morts de faim ; les petits enfants mourir à la mamelle de leurs meres allangouries ; les meilleurs habitants, et les soldats marcher par la ville, appuyés d’un baston, pasles et foibles, plus blancs et plus ternis qu’images de pierre, ressemblant plus des fantosmes que des hommes ; et l’inhumaine reponse d’aucuns, mesme des ecclésiastiques, qui les accusoient et menaçoient, au lieu de les secourir ou consoler ! Fut-il jamais barbarie ou cruauté pareille à celle que nous avons vue et euduree ? Fut-il jamais tyrannie et domination pareille à celle que nous voyons et endurons ? Où est l’honneur de notre Université ? où sont les collèges ? où sont les escholiers ? où sont les leçons publiques, où l’on accouroit de toutes les parts du monde ? Où sont les religieux estudiants aux couvents ? Ils ont pris les armes ; les voilà tous soldats débauchez. Où sont nos châsses ? où sont nos précieuses reliques ? Les unes sont fondues et mangees ; les autres sont enfouyes en terre, de peur des voleurs et sacrileges. Où est la reverence qu’on portoit aux gens d’Eglise et aux sacrez mysteres ? Chacun maintenant faict une religion à sa guise, et le service divin ne sert plus qu’à tromper le monde par hypocrisie. Les Prestres et les Predicateurs se sont rendus si venaux et si mesprisez qu’on ne se soucie plus d’eux ni de leurs sermons, sinon quand on a affaire pour prescher quelques fausses nouvelles. Où sont les Princes du sang, qui ont toujours esté personnes sacrees, comme les colomnes et appuis de la Couronne et Monarchie françoise ? Où sont les pairs de France, qui devroient estre icy les premiers pour ouvrir et honorer les Estats ? Tous ces noms ne sont plus que noms de faquins236, dont on fait litiere aux chevaux de messieurs d’Espagne et de Lorraine. Où est la majesté et gravité du Parlement, jadis tuteur des Roys et médiateur entre le Peuple et le Prince ? Vous l’avez mené en triomphe à la Bastille, et trainé l’authorité et la justice captives, plus insolemment et plus honteusement que n’eussent faict les Turcs. Vous avez chassé les meilleurs, et n’avez retenu que la racaille passionnee, ou de bas courage. Encore, parmy ceux qui ont demouré, vous ne voulez pas souffrir que quatre ou cinq disent ce qu’ils pensent, et les menacez de leur donner un billet237 comme à des Heretiques ou Politiques238. Et néanmoins vous voulez qu’on croye que ce que vous en faictes n’est que pour la conservation de la religion et de l’Estat !…

Nous n’aurons plus ces sangsues d exacteurs et malestostiers : on ostera ces lourds imposts qu’on a inventé à l’Hostel de Ville sur les meubles et marchandises libres, et sur les vivres qui entrent aux bonnes villes, où il se commet mil abuz et concussions dont le profict ne revient pas au public, mais à ceux qui manient les deniers et s’en donnent par les joues. Nous n’aurons plus ces chenilles qui succent et rongent les belles fleurs des jardins de France, et s’en peignent de diverses couleurs, et, en un moment, de petits vers rampants contre terre deviennent grands papillons volants, peinturez d’or et d’azur ; on retranchera le nombre effrené des financiers, qui font leur propre des tailles du peuple, s’accommodent du plus net et plus clair denier, et du reste taillent et cousent à leur volonté pour en distribuer seulement à ceux de qui ils esperent recevoir une pareille, et inventent mille termes elegants pour remontrer la nécessité des affaires, et pour refuser de faire courtoisie à un homme d’honneur. Nous n’aurons plus tant de gouverneurs qui font les roytelets, et se vantent d’estre assez riches, quand ils ont une toise de riviere à leur commandement ; nous serons exempts de leurs tyrannies et exactions, et ne serons plus sujets aux gardes et sentinelles, où nous perdons la moitié de nostre temps, consommons nostre meilleur aage, et acquerrons des catarres et maladies qui ruynent nostre santé. Nous aurons un roy qui donnera ordre à tout ; et retiendra ces tyranneaux en crainte et en devoir, qui chastiera les violents, punira les refractaires, exterminera les voleurs et pillards, retranchera les aisles aux ambitieux, fera rendre gorge à ces esponges et larrons des deniers publics, fera contenir un chacun aux limites de sa charge, et conserver tout le monde en repos et en tranquillité. Enfin nous voulons un roy pour avoir la paix ; mais nous ne voulons pas faire comme les grenouilles qui, s’ennuyants de leur roi paisible, esleurent la cigogne qui les devora toutes ; nous demandons un roy et chef naturel, non artificiel ; un roy déjà faict, non à faire, et n’en voulons point prendre le conseil des Espagnols, nos ennemis inveterez, qui veulent estre nos tuteurs par force, et nous apprendre à croire en Dieu et en la foy chrestienne, en laquelle ils ne sont baptisez, et ne la cognoissent que depuis trois jours. Nous ne voulons pour conseillers et médecins ceux de Lorraine, qui de longtemps beent après notre mort239. Le Roy que nous demandons est déjà faict par la nature, né au vray parterre des fleurs de lys de France, rejeton droit et verdoyant du tige de Saint-Louis. Ceux qui parlent d’en faire un autre se trompent et ne sauroient en venir à bout. On peut faire des scentres et des couronnes, mais non pas des roys pour les porter ; on peut faire une maison, mais non pas un arbre ou un rameau verd. Il faut que la nature le produise par espace de temps, du suc et de la moëlle de la terre, qui entretient le tige en sa sève et vigueur. On peut faire une jambe de bois, un bras de fer et un nez d’argent, mais non pas une teste. Aussi pouvons-nous faire des mareschaux à la douzaine, des pairs, des amiraux, et des secretaires et conseillers d’Estat ; mais de roy, point. Il faut que celui seul naisse de lui-même pour avoir vie et valeur…

Henri IV (1553-1610)

Notice

Henri IV, par ses Lettres missives (7 vol. in-4°, publiés dans la Collection des documents inédits de l’Histoire de France, 1843-1835, et complétés par différentes publications postérieures) prend sa place à côté de César, de Louis XIV, de Frédéric et de Napoléon. Pour être un écrivain de bon cru et de pleine sève, il n’a eu qu’à rester lui-même, Gascon, soldat et roi. Billets écrits, le pied sur l’étrier ou au débotté, à ses compagnons et à ses capitaines, adresses aux villes qui doivent faire ou ont fait leur soumission, lettres à ses agents et à ses diplomates, harangues aux cours souveraines, tout est de franche venue, de tour alerte et vif, avec une pointe de gaieté et de verve dans les années de jeunesse et de bataille, avec un accent d’autorité, net et incisif, dans les années de maturité, de « barbe grise » et de plein exercice de la royauté.

À Monsieur de Batz, gouverneur de la ville d’Euse en Armagnac

[11 mars 1586.]

Monsr de Batz, Ils m’ont entouré comme la beste, et croyent qu’on me prend aux filetz. Moy, je leur veulx passer à travers, ou dessus le ventre. J’ay éleu mes bons ; et mon faulcheur en est. Que mon faulcheur ne me faille en si bonne partie, et ne s’aille amuser à la paille quand je l’attends sur le pré.

Escript à Hagetmau, ce matin à dix heures.

Henry.

À Monsieur de Batz

[12 mars 1586.]

Mon faulcheur, mets des aisles à ta meilleure beste ; j’ay dict à Montespan de crever la sienne. Pourquoy ? tu le sçauras de moy à Nerac ; hastes, cours, viens, vole ; c’est l’ordre de ton maistre et la priere de ton amy.

Henry.

À Monsieur de Lubersac

[Vers le 10 avril 1587.]

Monsr de Lubersac, J’ay entendu par Boisse des nouvelles de vostre blesseure ; qui m’est un extresme deuil dans ces nécessitez. Un bras comme le vostre n’est de trop dans la balance du bon droict ; hastez donc de l’y venir mettre et de m’envoyer le plus de vos bons parens que vous pourrés. D’Ambrajac m’est venu joindre avec tous les siens, chasteaux en croupe s’il eust pu. Je m’asseure que vous ne serés des derniers à vous mettre de la partie ; il n’y manquera pas d’honneur à acquerir, et je sçais vostre façon de besoigner en tel affaire. A Dieu donc et ne tardez, voicy l’heure de faire merveilles.

Vostre plus asseuré amy.

Henry.

À Monsieur de Launey, baron d’Antraigues, gouverneur de Vivarez et de Gevaudan

[20 octobre 1588.]

Monsieur De Launey d’Antraigues, Dieu aydant, j’espere que vous estes à l’heure qu’il est restably de la blesseure que vous receutes à Coutras, combattant si vaillamment à mon costé ; et si ce est comme je l’espere, ne faites faulte (car, Dieu aydant, dans peu nous aurons à découdre, et ainsy besoin de vos services) de partir aussy tost pour venir me joindre. Sans doute vous n’aurés manqué ainsy que vous l’avez annoncé à Mornay, de vendre vos bois de Mezilac et Guze, et ils auront produit quelques mille pistoles. Si ce est, ne faites faulte de m’apporter tout ce que vous pourrés ; car de ma vie je ne fus en pareille disconvenue ; et je ne sçais quand, ni d’où, si jamais je pourray vous le rendre ; mais je vous promets force honneur et gloire ; et argent n’est pas pasture pour des gentilshommes comme vous et moy.

La Rochelle, ce XXe octobre 1588.

Vostre affectionné

Henry.

À Madame de La Roche-Guyon

[31 août 1591.]

Madame, Je vous escris ce mot le jour de la veille d’une bataille. L’yssue en est en la main de Dieu, qui en a desjà ordonné ce qui doibt en advenir et ce qu’il congnoist estre expédient pour sa gloire et pour le salut de mon peuple. Si je la perds, vous ne me verrés jamais, car je ne suis pas homme qui fuye ou qui reculle. Bien vous puis-je asseurer que si je meurs, ma penultiesme pensée sera à vous, et ma dernière à Dieu, auquel je vous recommande et moy aussy. Ce dernier aoust 1590, de la main de celuy qui baise les vostres et est vostre serviteur.

Henry.

À Monsieur de Crillon

[29 juin 1591.]

Brave Crillon, Vous sçavés comme estant roy de Navarre je vous aimois et faisois cas de vous. Depuis que je suis Roy de France, je n’en fais pas moins, et vous honore autant que gentilhomme de mon Royaulme, ce que je vous prie de croire, et en faire estât, et qu’il ne se présentera jamais occasion où je vous le puisse tesmoigner, que vous ne m’y trouviés très disposé. Je suis bien marry de ce que vostre santé ne vous permet pas d’estre prés de moy, pour le besoing que j’ay de gens tels que vous. Lorsqu’elle vous le permettra, vous me ferés un singulier plaisir de me venir trouver. Je ne vous dirai poinct que vous serés le trés bien venu, je m’asseure que vous n’en doubtés nullement. Sur ce, Dieu vous ayt, brave Crillon, en sa saincte et digne garde. A Mantes, ce XXIXe juin.

Henry.

À Marie de Médicis

[3 septembre 1601.]

M’amye, j’attendois d’heure à heure vostre lettre ; je l’ay baisee en la lisant. Je vous responds en mer ou j’ay voulu courre une bordée par le doux temps. Vive Dieu ! vous ne m’auriés rien sceu mander qui me fust plus agréable que la nouvelle du plaisir de lecture qui vous a prins. Plutarque me sourit tousjours d’une fresche nouveauté ; l’aimer c’est m’aimer, car il a esté l’instituteur de mon jeune âge. Ma bonne mere, à qui je doibs tout, et qui avoit une affection si grande de veiller à mes bons deportemens, et ne vouloir pas, ce disoit-elle, voir en son fils un illustre ignorant, me mit ce livre entre les mains, encore que je ne feusse plus un enfant de mamelle. Il m’a esté comme ma conscience, et m’a dicté à l’oreille beaucoup de bonnes honnestetez et maximes excellentes pour ma conduite et pour le gouvernement des affaires. Adieu, mon cœur. Ce IIIe septembre, à Calais.

À Du Plessis Mornay sur la mort de son fils240

[20 novembre 1605.]

Monsieur du Plessis, Ayant sceu la fortune advenue à vostre fils, j’en ay receu par vostre considération le desplaisir que vos fidelles services et l’affection que je vous porte méritent. Vostre perte, à laquelle je participe, est grande. Je la ressens aussi pour vous, comme pour moy, ainsy que doibt faire un bon maistre comme je suis du pere et l’estois du fils, espérant qu’il imiteroit vostre fidélité et dévotion à mon service, comme il s’efforçoit de faire vos actions. Dieu a voulu en disposer ; consolés vous en luy, en la bienveillance de vostre bon maistre et en vostre prudence et constance, je vous en prie, et de me faire paroistre en ceste occasion si sensible, que vous deferés plus à mon désir et conseil qu’à vostre juste douleur, vous me contenterés grandement. Je prie Dieu qu’il vous console et ayt, Monsieur du Plessis, en sa saincte et digne garde. Ce XXe novembre, à Paris,

Henry.

À mon compere le Connestable de France241

[23 septembre 1609.]

Mon compere, Beaumont revint hier ; il a trouvé nostre homme242 plus meschant que jamais. Il m’a dit des particularitez de son dessein qu’il est necessaire que vous sçachiés. Pour quoy envoyés-moy le jeune Girard en poste, par lequel je vous manderay tout. Il part ce matin de Valery pour aller à Muret ; il laisse son carrosse à Rochefort, pour le mener dès qu’il pourra aller. Il est hors de danger. Pour moy, je me porte fort bien, Dieu mercy. Il fait icy le plus beau temps du monde. Toutes les fontaines de mon grand jardin sont toutes achevées et ma basse-court sera toute logeable à Noël. Je prie Dieu qu’il vous maintienne en santé. Ce XXIIIe septembre, à Fontainebleau.

Henry.

Harangue prononcée devant l’Assemblée des notables, à Rouen

[4 novembre 1596.]

« … Si je voulois acquérir le tiltre d’orateur, j’aurois apprins quelque belle et longue harangue, et vous la prononcerois avec assés de gravité ; mais, Messieurs, mon désir me poulse à deux plus glorieux tiltres, qui sont de m’appeller libérateur et restaurateur de cet Estat. Pour à quoy243 parvenir je vous ay assemblez. Vous sçavés à vos despens, comme moy aux miens, que, lorsque Dieu m’a appellé à ceste Couronne, j’ay treuvé la France non seulement quasi ruynee, mais presque toute perdue pour les François. Par la grâce divine, par les prieres et les bons conseils de mes serviteurs qui ne font profession des armes, par l’espee de ma brave et généreuse Noblesse (de laquelle je ne distingue point les Princes, pour estre nostre plus beau tiltre, foy de Gentilhomme !), par mes peines et labeurs, je l’ay sauvée de la perte : sauvons la à ceste heure de la ruyne. Participés, mes chers Subjects, à ceste seconde gloire avecques moy, comme vous avés faict à la première. Je ne vous ay point appellez, comme faisoient mes predecesseurs, pour vous faire approuver leurs volontez ; je vous ay assemblez pour recevoir vos conseils, pour les crere244, pour les suyvre, bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains : envye qui ne prend gueres aux Roys, aux barbes grises et aux victorieux, Mais la violente amour que je porte à mes Subjects, et l’extresme envie que j’ay d’adjouster ces deux beaux tiltres à celuy de Roy, me font treuver tout aysé et honorable. Mon Chancelier vous fera entendre plus amplement ma volonté. »

Le cardinal d’Ossat (1536-1604)

Notice

Pauvre et obscur enfant des environs d’Auch, élève de l’Université de Paris, élève de Cujas à Bourges, secrétaire de M. de Foy, ambassadeur français à Rome, il continua, après sa mort, ses négociations, et dès lors fit les affaires de la France à Rome, à Florence, à Turin. L’estime et la reconnaissance de Henri IV l’élevèrent aux évêchés de Rennes et de Bayeux et au cardinalat. Ses Lettres, publiées en 1624, ont été, avec les Négociations de Jeannin, comme lui parti de bas, comme lui élève de Cujas, le modèle classique de la diplomatie française avant l’âge nouveau des Lyonne et des Torcy. Elles sont un modèle de style admiré par Fénelon.

Lettre au roi245

Sire, par la lettre que j’écrivis hier à Vostre Majesté je vous rendois conte de l’audience que j’avois eue du Pape, le quinze : par celle-cy, j’obeiray au commandement qu’il vous a pleu me faire de vous escrire franchement mon advis sur les considérations qu’il vous a pleu me confier.

Donc il me semble que Vostre Majesté a grande occasion d’appréhender la negotiation qui aura à se faire par deçà, sur l’absolution qu’Elle désire obtenir de nostre Sainct-Pere : car l’affaire de soi est difficile et scabreux, et quand bien le Pape sera maintenant et tousjours à l’advenir tel en son cœur, comme Vostre Majesté a entendu par ma lettre precedente qu’il s’est declaré de parole, et par l’organe dudit seigneur cardinal, son neveu, toutesfois il ne fera rien en cecy sans l’advis de plusieurs. Et en ceste cour, ils sont fort formalistes et longs en toutes choses, mesmement246 d’importance, et particulierement en celles de la religion. Ainsi, leur estant tombé ès mains un subject si haut et eminent, il ne fault douter qu’ils n’en veuillent tirer tout ce qui se pourra pour l’affermissement et accroissement de leur authorité, quand au reste tous seroient vides de haine et de malveillance, et que d’ailleurs il n’y auroit point d’opposition ni de contradiction. Mais il y en a encores quelques-uns si transportez de haine, qu’ils ne voudroient que ceste grace vous fust accordee jamais à quelque condition que ce fust, et quelque grand dommage et meschef qui en deust advenir à la chrestienté : outre que les Espagnols et ceux qui resteront de la Ligue vous y donneront toutes les traverses qu’ils se pourront imaginer. Je serois trop ignorant et simple si j’en pensois autrement, et trop desloyal et indigne de la charge dont il vous plaist m’honorer, si je vous en escrivois contre ce que j’en pense. C’est pourquoy, dès que j’entendis qu’après tant de devoirs247 où vous vous estes mis, et après avoir receu tant de mauvais traictemens des hommes et tant de faveurs et graces de Dieu, l’on vous faisoit rechercher de renvoyer248 icy, je fus d’advis que premièrement on procurast de249 convenir secretement des conditions sous lesquelles Vostre Majesté devroit renvoyer et estre reçcue, et le dis et escrivis par-delà à temps. Et comme alors j’estois de cet advis, pour les considerations susdites, aussi me semble il maintenant que Vostre Majesté a fait une très sage et nécessaire resolution, de fortifier M. Duperron250 des autres deux personnages qu’elle veut envoyer quant et luy, et qu’il est encores besoin que tous trois viennent bien preparez et fournis de raisons et moyens, de responses et repliques, et de partis et expediens sur les propositions dont Vostre Majesté a esté advertie, et dont elle fait mention en sa lettre, et sur d’autres encore qui pourront estre mises en avant, dont il n’a point encore esté parlé.

Mais comme je loue la susdite apprehension de Vostre Majesté, afin que par-delà soit usé de plus grande preparation, precaution et provision de toutes choses propres à diminuer les longueurs et difficultés d’icy ; aussi me sembleroit elle excessive, si elle s’estendoit si avant que Vostre Majesté laissast251 d’envoyer à Rome, et d’acquitter la promesse double qu’elle en a faicte, et d’user de la douceur et benignité presente de nostre Sainct-Pere, qui a desjà par deux fois déclaré vouloir admettre et ouïr la personne et les personnes que vous luy voudrez envoyer. Car j’estime que, nonobstant tout ce que dessus, Vostre Majesté peut seurement et hardiment envoyer qùand il luy plaira. Et me fonde non tant sur l’équité de vostre cause, ni sur le devoir auquel vous vous estes mis et vous mettez d’accepter et subir toutes choses raisonnables et faisables, ni pareillement sur les expresses declarations de bonne volonté, que le Pape et M. le cardinal Aldobrandin m’ont faictes, comme je me fonde sur ce que vous tenez et possédez, et plaiderez saisi252 tout ainsi comme vous feriez, si vous plaidiez un fief avec quelqu’un de vos vassaux.

Je me fonde aussi sur ce qu’on n’a plus aucun moyen de vous contraindre à faire chose qui soit contre vostre dignité, ni contre vostre profit ou contre vostre gré. Vostre Majesté, Sire, nonobstant les censures et les armes d’icy, est en possession du royaume, et peut bien dire à bon escient qu’elle le tient de Dieu et de l’espee, comme ont accoustumé de dire les roys, qui ne Font point conquis comme vous avez faict.

Vostre Majesté est aussi en possession de la religion catholique, ayant esté receue en l’Eglise et admise à la saincte communion et au sacre et à tout ce que l’Eglise catholique a de plus sainct et sacré, et de plus beau et de meilleur.

Vostre Majesté aussi donne les eveschés et abbayes, et ceux à qui elle les donne en joüissent ; et au reste, elle faict et peut tout ce qu’ont faict et pu les Roiz Très-Chrestiens, ses predecesseurs. Le Pape, cependant, en tout cela demeure dessous, et son auctorité, tant spirituelle que temporelle, y gist par terre. Et par le refus qu’il a fait de vous admettre, il demeure de faict exclu luy mesme du premier royaume de la Chrestienté, et n’y peut rentrer que par vostre merci et par vostre absolution. De façon qu’il ne s’agit pas tant aujourd’huy si Vostre Majesté sera admise réellement et de faict à l’Eglise et à la Couronne, comme si le Pape recouvrera en France l’authorité qu’il y a perduë. Et horsmis le poinçt de la conscience, le Pape, quant à toutes autres choses, a plus besoin que vous receviez son absolution que vous-mesme. Les choses donc estant en cest estat, il est aisé de juger qui perdroit le plus au refus de son absolution. Et bien qu’il y en aye icy quelques-uns à qui la passion a osté le sens, et qui ne pourroyent donner lieu à aucune raison (lesquels on cognoist par nom et surnom) ; si est-ce que la pluspart cognoissent bien combien leur cousteroit ce refus. Et comme j’ay dit qu’on est icy fort formaliste et long, aussi puis-je dire avec vérité qu’ils y aiment le profit et y craignent de perdre autant qu’en lieu du monde. Par ainsi, Vostre Majesté tenant comme dit est, et d’ailleurs se soumettant à la raison, comme elle veut faire, ceux-là mesmes qui ne seroient nullement d’advis de l’absolution, s’ils pouvoient faire du moins, en seroient néanmoins d’advis pour l’amour d’eux-mesmes, et pour éviter le dommage qui leur adviendroit, s’ils opinoient autrement. C’est pourquoy la grandeur et hautesse253 des demandes qu’on pourra faire du commencement ne m’estonne point. Car quand vos Ambassadeurs auront dit de bonne foy tout ce que Vostre Majesté pourra faire, et rendu bonnes et valables raisons pourquoy ce qu’on désirera de plus ne se peut faire, il faudra bien qu’on se contente de raison. Que si on s’opiniastroit par trop contre raison, et que vosdits Ambassadeurs, après avoir dit et redit les causes justes et nécessitez que vous avez de ne le faire point, et après avoir enduré avec toute modestie254 et patience, n’en pouvans plus endurer, leur disent qu’il ne s’en fera rien, et qu’on ne s’y attende point ; que vous feroient-ils ? Quel moyen ont-ils de vous contraindre ? Se sont-ils reservez quelques forces ou quelques artifices qu’ils n’ayent desjà employez et vainement consommez à l’encontre de Vostre Majesté ? Quant aux longueurs, combien qu’on n’en viendra jamais là que de laisser partir vosdits Ambassadeurs malcontens (mais je parle au pis aller), m’asseurant que Vostre Majesté entend que vosdits Ambassadeurs endurent patiemment toutes celles qui viendront de la nature de l’affaire et du respect et reverence qui sont dus à la dignité, occupations, volonté et bon plaisir de nostre Sainct-Pere le Pape ; et quant à celles qui pourroient venir de la malignité espagnole ou autre telle ; je diray icy, comme j’ay dit tantost du refus de l’absolution, à sçavoir, qu’il est aisé à juger au dommage de qui ces longueurs retourneront, si ce sera de Vostre Majesté, qui cependant tient et va tousjours en acquérant et s’establissant, et à qui il ne reste meshuy que fort peu à acquérir en la France ; ou du Pape, qui va tousjours y perdant si fort, qu’il ne luv reste plus gueres à perdre. Et quand ceux d’icy qui ont le moins de passion auront bien pensé au préjudice que les longueurs leur apportent à eux-mesmes, ils devront aussy chercher eux-mesmes de255 les retrancher. Que s’ils ne le faisoient ils meriteroient que les vostres éludassent cette sorte de longueur avec une patience encore plus longue, et esprouvassent à qui durera plus le temps, à ceux qui sont dans le fort, à couvert, à leur aise, devant un bon feu, ou à ceux qui sont dehors, derrière la haye, au vent, à la pluie, à la gresle, tremblans le grelot256. En somme, Sire, si cette négociation est conduite de bonne foy, selon Dieu et raison, tant d’une part que d’autre, Vostre Majesté qui a bonne intention, et qui est preste à faire tout ce qui se devra et pourra faire, n’a rien à craindre, et toutes choses seront faites bien à temps. Que si on y procedoit de mauvaise façon, le blasme et la honte ensemble avec le dommage tomberoit sur ceux qui en auroient mal usé. Et quand tous les autres se voudront perdre eux-mesmes (ce qu’ils ne feront point), Vostre Majesté ne peut rien perdre en envoyant par deçà, et acquittant sa parole. Et quand il ne luy adviendroit aucun bien, Vostre dite Majesté auroit tousjours acquis d’autant plus grande justification envers Dieu et le monde, avec louange encores et réputation de Prince vrayement converty et de Roy Très-Chrestien, qui, après tant de mauvais traictemenls reçus en vostre adversité, si n’auriez laissé de renvoyer à Rome et de rendre le respect et révérence au Sainct-Siege, lorsque vous en aviez moins de besoin et estiez au comble de vostre prospérité. Ce sont, Sire, les considérations qui me rendent hardy, quelque défiance que j’aye au reste, et qui ont fait que je n’ay craint de rendre au Pape la lettre que Vostre Majesté luy escrivoit.

D’Aubigné (1552-1630)

Notice

Théodore Agrippa d’Aubigné, fils d’un gentilhomme calviniste de la Saintonge, porta partout une âme de Feu, dans l’étude, dans les plaisirs, dans la défense de sa foi par la parole, la plume et l’épée. Il sait l’hébreu et le latin à six ans ; il traduit Platon à huit ; à huit ans et demi il fait contre les bourreaux de ses coreligionnaires le serment d’Annibal devant les gibets d’Amboise ; à dix ans il se fait condamner à mort ; à treize ans il se bat, va étudier à Genève sous Théodore de Bèze, revient se battre en France, échappe à la Saint-Barthélemy, s’oublie dans les fêtes et les mascarades de la cour de Charles IX et d’Henri III, et enfin se remet en campagne en 1575, assidu, intrépide, austère et incommode compagnon d’armes, de table et de lit du roi de Navarre. Il flétrit, dans son poème satirique des Tragiques, la corruption de la royauté des Valois ; il maudit l’abjuration politique du sceptique Béarnais ; il poursuit de ses âpres sarcasmes les abjurations intéressées dans sa Confession de Sancy (Harlay de Sancy), publiée en 1660 ; il tient tête, dans des conférences théologiques, au cardinal Du Perron ; il écrit dans la retraite son Histoire universelle de 1550 à 1610 (1616-1620), que le bourreau brûle en place de Grève,et va finir sa vie à Genève (1620-1630).

Le père et l’enfant

A huit ans et demi, le pere mena son fils257 à Paris, et en passant par Amboise un jour de foire, il veit les testes de ses compagnons d’Amboise258, encore recognoissables sur un bout de potence, et fut tellement esmu, qu’entre sept ou huit mille personnes, il s’escria : « Ils ont décapité la France, les bourreaux ! » Puis le fils ayant picqué près du pere, pour avoir veu à son visage une esmotion non accoustumee, il luy mit la main sur la teste en disant : « Mon enfant, il ne faut pas que ta teste soit espargnée après la mienne, pour venger ces chefs plein d’honneur ; si tu t’y espargnes, tu auras ma malédiction. » Encore que ceste troupe fust de vingt chevaux, elle eut peine à se desmesler du peuple qui s’esmeut à tels propos.

(Sa Vie, à ses enfants ; publiée pour la première fois en 1873, éd. Réaume, t. Ier, p. 6.)
Une lettre au roi de Navarre

La paix se fit259 et Aubigné se retirant escrivit un à Dieu au Roy son maistre, en ces termes :

« Sire, vostre mesmoire vous reprochera douze ans de mon service, douze playes sur mon estomac : elle vous fera sou- venir de vostre prison et que ceste main qui vous escrit en a desfaict les verrouils et est demourée pure en vous servant, vuide de vos bien-faits et des corruptions de vostre ennemy et de vous ; par cet escrit, elle vous recommande a Dieu à qui je donne mes services passez et voue ceux de ladvenir, par lesquels je m’eftorceray de vous faire cognoistre qu’en me perdant vous avez perdu vostre très fidèle serviteur. »

(Ibid., p. 36.)
Une provocation [1610]

Deux Gentils hommes se convièrent effrontément à venir disner à Dognon, et entrèrent en discours sur la haine que leur Duc portoit à leur hoste260 : racontant qu’il avoit dit tout haut devant cinq cents Gentils hommes, que s’il ne le pouvoit avoir autrement, il le convieroit à venir voir en un pré une des bonnes espees de France ; la responce fut telle : « Je ne suis pas si mal nourri261 que je n’aye apris les advantages des Ducs et Pairs, ce que nous leur devons, et le privilège qu’ils ont pour ne se battre point ; je sçay encore le respect que je dois au Colonnel de France262, soubs lequel je commande les gens de pieds ; mais si un excès de colère ou de valeur avoit poussé M. d’Épernon, à me commander absolucment d’aller voir ceste bonne espee dans un pré, certes il seroit obey. Il m’en a autres fois montré une, sur les gardes de laquelle il y avoit pour vingt mille escus de diamants ; s’il luy plaisoit y porter celle-là, je la tiendrois encore pour meilleure. » Un des Gentils hommes replicqua que M. le Duc avoit des qualitez dont il ne se pouvoit dépouiller pour venir à une telle espreuve de sa valeur. Responce : « Monsieur, nous sommes en France, où les Princes qui sont nés en la peau de leur grandeur s’escorchent quand ils la despouillent ; mais sachez qu’on se peut desvestir de ses meubles et acquêts. » Le plus vieux des Gentils hommes adjousta : « Or bien, Monsieur, quand tous ces poincts seroyent d’accord, il y a tant de Seigneurs et Gentils hommes autour M. le Duc, qu’ils l’empescheroyent de pouvoir vous asseurer un pré. » Aubigné eschauffé ne se peut empescher de dire qu’il l’osteroit bien de ceste peine, et qu’il s’en asseureroit un dans le Gouvernement du Duc auquel luy mesme apporteroit la seureté contre les amis de son ennemi ; là finit le propos, lequel rapporté au Duc d’Espernon luy fit faire nouveau serment de vengeance avec exécrations.

(Ibid., p. 90.)
Discours au roi de Navarre263

… Un soir, Armagnac avoit tiré le rideau du lict où son maistre (le Roi) trembloit d’une fièvre éphémère : comme ces deux264 avoyent l’oreille prés du chevet de leur maistre, ils l’entendirent soupirer, et puis plus attentivement ouyrent qu’il achevoit de chanter le Pseaume lxxxviii au couplet qui desplore l’esloignement des fidèles amis : Armagnac pressa l’autre de prendre ce temps pour parler hardiment : ce conseil suivi promptement, et le rideau ouvert, voici les propos que ce Prince entendit :

« Sire, il est donc vrai que l’esprit de Dieu travaille et habite encore en vous ? Vous souspirez à Dieu pour l’absence de vos amis et fidèles serviteurs, et en mesme temps ils sont ensemble soupirans pour la vostre et travaillans à vostre liberté ; mais vous n’avez que des larmes aux yeux et eux les armes aux mains ; ils combattent vos ennemis, et vous les servez : ils les remplissent de craintes veritables, et vous les courtisez par des esperances fausses : ils ne craignent que Dieu, vous une femme, devant laquelle vous joignez les mains quand vos amis ont le poing fermé : ils sont à cheval, et vous à genoux : ils se font demander la paix à coudes et à mains joinctes ; n’ayant point de part en leur guerre, vous n’en avez point en leur paix : voilà Monsieur chef de ceux qui ont gardé vostre berceau, et qui ne prennent pas à grand plaisir de travailler sous les auspices de celui qui a ses autels à contrepoil des leurs. Quel esprit d’estourdissement vous fait choisir d’estre valet ici, au lieu d’estre le Maistre là ? Le mespris des mesprisez, où vous seriez le premier de tous ceux qu’on redoute ? N’estes vous point las de vous cacher derrière vous mesme, si le cacher estoit permis à un Prince né comme vous ? Vous estes criminel de vostre Grandeur et des offenses que vous avez reçeues : ceux qui ont fait la S. Barthelemi s’en souviennent bien, et ne peuvent croire que ceux qui l’ont soufferte l’ayent mise en oubli. Encores si les choses honteuses vous estoyent seures : mais vous n’avez rien à craindre tant que de demeurer. Pour nous deux nous parlions de nous enfuyr demain, quand vos propos nous ont fait tirer le rideau : avisez, Sire, qu’après nous les mains qui vous serviront n’oseroyent refuser d’employer sur vous le poison et le couteau. »

(Histoire universelle, t. II, liv. ii, ch. 20.)

Saint François de Sales (1567-1622)

Notice

François de Sales, canonisé en 1665, naquit près d’Annecy, dans ce pays de Savoie qui donna, après lui, aux lettres françaises Vaugelas, Saint-Réal et les frères de Maistre. Avocat, conseiller au sénat de Chambéry, il entra ensuite dans les ordres, et prêcha avec grand succès en France ; puis, évêque du diocèse de Genève, qu’il ne voulut plus quitter, il opéra par sa parole et sa charité nombre île conversions dans un pays qui n’avait pas oublié les atrocités de la guerre des Vaudois. C’est à la demande de Henri IV qu’il fît de ces lettres de direction spirituelle à une dame de ses parentes le traité de l’Introduction à la vie dévote (1608). Il a écrit encore Philothée ou Traité de l’amour de Dieu, des sermons, des controverses, etc. Il eut la grâce, le charme, l’onction et les fleurs du langage. Ame douce, tendre et mystique, « voilà mon petit ménage », disait-il des enfants ; il disait des oiseaux « mes frères ». Il fonda à Annecy l’ordre de la Visitation, dirigée par Mme de Chantal, grand-mère de Mme de Sévigné.

La vraye devotion

La vraye et vivante devotion presuppose l’amour de Dieu : ains265 elle n’est autre chose qu’un vray amour de Dieu ; mais non pas toutefois un amour tel quel. Car entant que l’amour divin embellit nostre ame, il s’appelle grace, nous rendant agreables à sa divine majesté ; entant qu’il nous donne la force de bien faire, il s’appelle charité ; mais quand il est parvenu jusques au degré de perfection, auquel il ne nous fait pas seulement bien faire, mais nous fait operer soigneusement, fréquemment et promptement, alors il s’appelle devotion. C’est pourquoy celuy qui n’observe tous les commandemens de Dieu ne peut estre estimé ny bon, ny devot, puisque, pour estre bon, il faut avoir la charité, et pour estre devot, il faut avoir, outre la charité, une grande vivacité et promptitude aux actions charitables.

Croyez-moi, chere Philothée, la devotion est la douceur des douceurs et la reyne des vertus, c’est la perfection de la charité. Si la charité est un laict, la devotion en est la cresme ; si elle est une plante, la devotion en est la fleur ; si elle est une pierre precieuse, la devotion en est l’esclat ; si elle est un baume precieux, la devotion en est l’odeur, et l’odeur de suavité qui conforte les hommes et resjouyt les anges.

Dieu commanda en la creation aux plantes de porter leurs fruicts chascune selon son genre ; ainsi commande il aux chrestiens, qui sont les plantes vivantes de son Eglise, qu’ils produisent des fruicts de devotion, un chascun selon sa qualité et sa vocation. La devotion doit estre differemment exercée par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée : et non-seulement cela, mais il faut accommoder la pratique de la devotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier.

(Introduction à la Vie devote, I, 1.)
« Du choix que l’on doit faire, quant à l’exercice des vertus »

Le roy des abeilles ne se met point aux champs qu’il ne soit environné de tout son petit peuple, et la Charité n’entre jamais dans un cœur qu’elle n’y loge avec soy tout le train des aultres vertus, et les exerçant et mettant en besongne, ainsi qu’un capitaine fait ses soldats ; mais elle ne les met pas en œuvre ny tout à coup, ny également, ny en tout temps, ny en tous lieux. Le juste est comme l’arbre qui est planté sur le cours des eaux, qui porte son fruict en son temps, parce que la charité arrousant une ame produit en elle les œuvres vertueuses chacune en sa saison. La musique, tant aggreable de soy mesme, est importune en un deuil, dit le proverbe. C’est un grand défaut en plusieurs qui, entreprenant l’exercice de quelque vertu particulière, s’opiniastrent d’en produire des actions en toutes sortes de rencontres, et veulent, comme ces anciens philosophes, ou tousjours pleurer ou tousjours rire, et font encore pis, quand ils blasment et censurent ceux qui, comme eux, n’exercent pas tousjours ces mesmes vertus. Il se faut resjouir avec les joyeux et pleurer avec les pleurans, dit l’Apostre, et la Charité est patiente, benigne, libérale, prudente, condescendante…

Il est utile qu’un chacun choisisse un exercice particulier de quelque vertu, non point pour abandonner les autres, mais pour tenir plus longtemps son esprit rangé et occupé. Le roi S. Louys visitoit, comme par un prix faict266, les hospitaux, et servoit les malades de ses propres mains. S. François aimoit sur tout la pauvreté, qu’il appeloit sa Dame ; S. Dominique la prédication, de laquelle son ordre à pris le nom. S. Grégoire-le-Grand se plaisoit à caresser les pelerins à l’exemple du grand Abraham, et, comme iceluy, reçut le Roy de gloire, sous la forme d’un pelerin. Tobie s’exerçoit en la charité d’ensevelir les défuncts. Sainte Elisabeth267, toute grande princesse qu’elle estoit, aimoit surtout l’abjection de soi-mesme. Sainte Catherine de Gennes268, estant devenue veuve, se dedia au service de l’hospital.

Ainsi, entre les serviteurs de Dieu, les uns s’adonnent à servir les malades, les aultres à secourir les pauvres, les aultres à procurer l’avancement de la doctrine chrestienne entre les petits enfants, les aultres à ramasser les ames perdues et esgarées, les aultres à parer les Églises et orner les autels, et les aultres à moyenner la paix et concorde entre les hommes. En quoi ils imitent les brodeurs, qui, sur divers fonds, couchent en belle varieté les soyes, l’or et l’argent, pour en faire toutes sortes de fleurs ; car ainsi ces ames pieuses, qui entreprennent quelque particulier exercice de devotion, se servent d’icelui comme d’un fond pour leur broderie spirituelle, sur lequel elles pratiquent la variété de toutes les aultres vertus, tenant en ceste sorte leurs actions et affections mieulx unies et rangées, par le rapport qu’elles en font à leur exercice principal, et font ainsi paroistre leur esprit

 

En son beau vêtement de drap d’or recamé269,
Et d’ouvrages divers à l’aiguille semé !
(Introduction à la Vie devote, iii, 1.)
Du parler

Ma langue, tandis que je parle du prochain, est en ma bouche comme un rasoir qui veut trencher entre les nerfs, et les tendons. Il faut que le coup que je donneray soit si juste que je ne die ny plus ny moins que ce qui en est. Et enfin il faut sur tout observer, en blasmant le vice, d’espargner le plus que vous pourrez la personne en laquelle il est.

Que nostre langage soit doux, franc, sincere, rond, naïf et fidele. Gardez-vous des duplicités, artifices et feintises : bien qu’il ne soit pas bon de dire tousjours toutes sortes de veritez, si n’est-il jamais permis de contrevenir à la vérité. Accoutumez-vous à ne jamais mentir à vostre escient, ny par excuse, ny autrement, vous ressouvenant que Dieu est le Dieu de vérité. Si vous en dites par mesgarde, et vous pouvez le corriger sur le champ par quelque explication ou reparation, corrigez-le : une excuse veritable a bien plus de grace et de force pour excuser que le mensonge…

Le parler peu tant recommandé par les anciens sages ne s’entend pas qu’il faille dire peu de paroles, mais de n’en dire pas beaucoup d’inutiles : car en matiere de parler on ne regarde pas à la quantité, mais à la qualité : et me semble qu’il faut fuir les deux extresmitez : car de faire trop l’entendu et le severe, refusant de contribuer aux devis familiers qui se font es conversations, il semble qu’il y ait ou manquement de confiance, ou quelque sorte de desdain ; de babiller aussi et cajoller tousjours, sans donner ny loisir ny commodité aux autres de parler à souhait, cela tient de l’esventé et du leger.

(Ibid., 29 et 30.)
Lettre sur la mort de Henri IV270

À Monsieur Deshayes 271

Annecy, 27 mai 1610.

Ah ! monsieur mon amy, il est vrai ; l’Europe ne pouvoit voir aucune mort plus lamentable que celle du Grand Henry272. Mais qui n’admireroit avec vous l’inconstance, la vanité et la perfidie des grandeurs de ce monde ? Ce prince avoit esté grand en son extraction, si grand en la valeur guerriere, si grand en victoires, si grand en triomphes, si grand en bonheur, si grand en paix, si grand en réputation, en toutes sortes de grandeurs, hé ! qui n’eût dict, à proprement parler, que la grandeur estoit inseparablement liée et collée à sa vie, et que, lui ayant juré une inviolable fidelité, elle eclateroit273 un feu d’applaudissemens à tout le monde, par son dernier moment qui la termineroit en une glorieuse mort ? Non, certes, monsieur ; il sembloit bien qu’une si grande vie ne devoit finir que sur les despouilles du Levant, après une finale ruine de Theresie et du Turcisme274. Ces quinze ou dix-huit ans que sa forte complexion et santé, et que tous les vœux de la France, et plusieurs gens de bien hors de France, lui promettoient encore de vie vigoureuse, eussent été suffisans pour cela ; et voilà qu’une si grande suite de grandeurs aboutit en une mort qui n’a rien de grand, que d’avoir été grandement funeste, lamentable, miserable, deplorable. Et celui que l’on eust jugé presque immortel, puisqu’il n’avoit pu mourir malgré tant de hasards desquels il avoit si longuement fendu la presse, pour arriver à l’heureuse paix de laquelle il avoit été jouissant ces dix années dernieres, le voilà mort d’un contemptible coup de petit couteau, et par la main d’un jeune homme inconnu, au milieu d’une rue275.

Tout ce que le monde nous faict voir de grand, ce n’est que fantosme, illusion et mensonge. Mon Dieu ! monsieur, que ne sommes-nous sages par tant d’experiences ! Que ne mesprisons-nous ce monde, lequel en tout est si frêle et imbecile ? Que ne nous tenons-nous aux pieds de ce Roy immortel qui a triomphé de la mort par sa mort, et duquel la mort est plus aimable que la vie de tous les Roys de la terre ?

Au demeurant, le plus grand bonheur de ce grand roy defunct fut celui par lequel, se rendant enfant de l’Eglise, il se rendit pere de la France ; se rendant brebis du grand pasteur, il se rendit pasteur de tant de peuples ; convertissant son cœur à Dieu, il convertit celui de tous les bons catholiques à soi. C’est le seul bonheur qui me fait esperer que la douce et misericordieuse Providence du Pere celeste aura insensiblement mis dans ce grand cœur royal, en ce dernier article de la vie, la contrition necessaire pour une heureuse mort. Ainsi prié-je cette souveraine bonté qu’elle soit pitoyable à celui qui le fut à tant de gens ; qu’elle pardonne à celui qui pardonna à tant d’ennemis, et qu’elle reçoive cette ame réconciliée à sa gloire, qui en receut tant en sa grace après leur reconciliation.

Pour moi, je le confesse, les faveurs de ce grand Roi en mon endroit me sembloient infinies, mettant en consideration ce que j’estois, lorsque, en l’année 1302, il me fit des semonces d’arrester en son royaume, qui estoient capables d’y retenir, non un pauvre prestre, tel que j’estois, mais un bien grand prelat. Or Dieu disposoit aultrement, et j’ai esté extresmement consolé que ce royal courage, m’ayant une fois desparti sa bienveillance, ait si longuement et si gracieusement perseveré à m’en gratifier, comme mille tesmoignages qu’il en a faicts, à diverses occasions, m’en asseurent ; et, bien que je n’aie jamais receu de sa bonté que la douceur d’estre en ses bonnes graces, si m’estimé-je extresmement redevable à continuer mes faibles prieres pour son ame, et pour le bonheur de sa posterité.

Pierre Larivey (1540-1611)

Notice

Un Italien de la famille des Giunti, imprimeurs à Venise et à Florence, établi à Troyes où il devint chanoine, traduisit par le nom de Larivey, qu’il adopta, celui de sa famille d’outre-mont (Giunto, l’Arrivé). Il donna plusieurs comédies, imitées des Italiens. L’une d’elles, les Esprits, relie l’Aulularia de Plaute à l’Avare de Molière, et n’a pas été inutile au Retour imprévu de Regnard.

La bourse de l’Avare

SÉVERIN, seul 276.

Las ! Mon Dieu, qu’il me tardoit que je fusse despesché de de cestuy-cy, afin de reprendre ma bourse ! J’ay faim, mais je veux encor cspargner ce morceau de pain que j’avois apporté ; il me servira bien pour mon soupper, ou pour demain mon disner, avec un ou deux navets cuits entre les cendres. Mais à quoy despends-je le temps, que je ne prens ma bourse, puis que je ne voy personne qui me regarde ? O m’amour ! t’es-tu bien portée ?… Jesus, qu’elle est legere ! Vierge Marie ! qu’est-ce cy qu’on a mis dedans ? Helas ! je suis destruict, je suis perdu, je suis ruyné ! Au voleur ! au larron ! au larron ! prenez-le ! arrestez tous ceux qui passent, fermez les portes, les huys, les fenestres ! Miserable que je suis ! où cours-je ? a qui le dis-je ? Je ne sçay où je suis, que je fais, ny où je vas ! Helas ? mes amys, je me recommande à vous tous ! secourez-moy, je vous prie ! je suis mort, je suis perdu ! Enseignez-moy qui m’a desrobbé mon ame, ma vie, mon cœur et toute mon esperance ! Que n’ay-je un licol pour me pendre ! car j’ayme mieux mourir que vivre ainsi. Helas ! elle est toute vuyde. Vray Dieu ! Qui est ce cruel qui tout à un coup m’a ravy mes biens, mon honneur et ma vie ? Ah ! chetif que je suis ! que ce jour m’a esté malencontreux ! A quoy veux-je plus vivre, puis que j’ay perdu mes escus, que j’avois si soigneusement amassez, et que j’aymois et tenois plus chers que mes propres yeux ! mes escus que j’avois espargnez, retirant le pain de ma bouche, n’osant manger mon saoul, et qu’un autre jouyt maintenant de mon mal et de mon dommage !

 

Séverin, Frontin.

 

FRONTIN.

Quelles lamentations enten-je là ?

SÉVERIN.

Que ne suis-je auprez de la rivière, afin de me noyer !

FRONTIN.

Je me doute que c’est.

SÉVERIN.

Si j’avois un cousteau, je me le planterois en l’estomac !

FRONTIN.

Je veux veoir s’il dict à bon escient. Que voulez-vous faire d’un cousteau, seigneur Severin ? Tenez, en voilà un.

SÉVERIN.

Qui es-tu ?

FRONTIN.

Je suis Frontin. Me voyez-vous pas ?

SÉVERIN.

Tu m’as desrobbé mes escus, larron que tu es ! Ça, rend-les-moy, rend-les-moy, ou je t’estrangleray.

FRONTIN.

Je ne sçay que vous voulez dire.

SÉVERIN.

Tu ne les a pas, donc ?

FRONTIN.

Je vous dis que je ne sçay que c’est.

SÉVERIN.

Je sçay bien qu’on me les a desrobbez.

FRONTIN.

Et qui les a prins ?

SÉVERIN.

Si je ne les trouve, je delibere me tuer moymesme.

FRONTIN.

Hé ! seigneur Severin, ne soyez pas si colere.

SÉVERIN.

Comment, colere ? J’ay perdu deux mille escus.

FRONTIN.

Peut estre que les retrouverez ; mais vous disiez tousjours que vous n’aviez pas un lyard, et maintenant vous dictes que vous avez perdu deux mille escus.

SÉVERIN.

Tu te gabbes277 encore de moy, meschant que tu es !

FRONTIN.

Pardonnez-moy.

SÉVERIN.

Pourquoy donc ne pleures-tu ?

FRONTIN.

Pour ce que j’espere que les retrouverez.

SÉVERIN.

Dieu le veulle, à la charge de te donner cinq bons sols !

FRONTIN.

Venez disner. Dimanche, vous les ferez publier au prosne : quelcun vous les rapportera.

SÉVERIN.

Je ne veux plus boire ne manger ; je veux mourir ou les trouver.

FRONTIN.

Allons, vous ne les trouvez pas pourtant, et si ne disnez pas.

SÉVERIN.

Où veux-tu que j’alle ? au lieutenant criminel ?

FRONTIN.

Bon !

SÉVERIN.

Afin d’avoir commission de faire emprisonner tout le monde ?

FRONTIN.

Encor meilleur ! Vous les retrouverez. Allons ; aussi bien ne faisons-nous rien icy.

SÉVERIN.

Il est vray, car encor que quelcun de ceux-là (montrant les spectateurs) les eust, il ne les rendroit jamais. Jésus ! qu’il y a des larrons en Paris !

FRONTIN.

N’ayez pas peur de ceux qui sont icy, j’en respon, je les cognois tous.

SÉVERIN.

Helas ! je ne puis mettre un pied devant l’autre. O ma bourse !

FRONTIN.

Hoo ! vous l’avez ; je voy bien que vous vous mocquez de moi.

SÉVERIN.

Je l’ay voirement ; mais, helas ! elle est vuyde, et elle estoit plaine ?

FRONTIN.

Si ne voulez faire autre chose, nous serons icy jusques à demain.

SÉVERIN.

Frontin, ayde-moy, je n’en puis plus ; ô ma bourse, ma bourse ! helas ! ma pauvre bourse278 !

(Les Esprits, act. III, sc. iv.)

XVIIe siècle

Les deux périodes du XVIIe siècle.
Les prosateurs

L’histoire littéraire du xviie  siècle, comme son histoire politique, se partage en deux périodes d’inégale étendue. La première finit quand Louis XIV commence à exercer personnellement le pouvoir (1661) ; la seconde est appelée proprement Siècle de Louis XIV.

Dans la première, Balzac, par ses lettres et ses écrits divers ; Vaugelas, par ses Observations sur la langue françoise ; Perrot d’Ablancourt et Patru, par leurs traductions de quelques discours de Cicéron279 ; Descartes, par son Discours de la Méthode (1637), qui crée une école de bon sens et de raison, d’où sont sortis l’esprit et le style de Port-Royal ; Pascal, par ses Provinciales (1656) ; Voiture même, par bon nombre de ses lettres, — contribuent soit à épurer, soit à fixer la langue de la prose, et à lui donner, les uns le tour, la noblesse et l’harmonie oratoire, les autres la justesse, la précision, la délicatesse et la vivacité, qualités que ne parviennent pas à altérer l’affectation italienne et l’emphase espagnole apportées à la cour par la suite de deux reines venues de l’étranger, Marie de Médicis et Anne d’Autriche. Ajoutons que, dans le temps où Corneille tire le théâtre du chaos280 et où Descartes fonde la philosophie moderne, un an avant le Cid, deux ans avant le Discours de la Méthode, se constituait l’Académie Françoise (1635), gardienne souveraine et sévère de la langue nationale.

Deux écrivains de premier ordre marquent le passage de la première à la seconde période du xviie  siècle. Le cardinal de Retz donne à la littérature historique de ce temps son chef-d’œuvre, qui est un des chefs-d’œuvre de notre langue, ses Mémoires ; La Rochefoucauld porte dans la rédaction des siens l’observation pénétrante et la vigueur de style qui ont immortalisé ses Maximes.

Pendant cette période, l’hôtel de Rambouillet281, ouvert dès 1608 aux honnêtes gens de la cour et de la ville, que les guerres religieuses du siècle précédent dispersaient ou divisaient, aida beaucoup à développer la politesse des mœurs et l’urbanité de l’esprit. On n’y disait pas toujours des madrigaux : c’est là qu’on écouta Malherbe dans ses dernières années, qu’on lut Balzac, qu’on admira Descartes, que le grand Condé pleura aux vers du grand Corneille 282 ; c’est là que Vaugelas recueillit pour la langue des exemples et des règles. Malheureusement l’hôtel de Rambouillet se gâta par l’affectation et le faux goût, et les salons bourgeois qui en héritèrent et en furent, comme on l’a dit, la monnaie, quand la Fronde, puis la mort du marquis de Rambouillet en rendirent les réunions moins nombreuses et plus rares, ridiculisèrent, même avant la comédie de Molière (1659), les noms de précieux et de précieuses donnés longtemps aux hôtes de la marquise, comme à des personnes de haut prix. C’est entre 1648 et 1651 que parurent les romans de Mlle de Scudéry (Cyrus, Clélie), fort goûtés à l’hôtel de Rambouillet : de même que pour Chapelain, l’impression fut leur écueil auprès des gens de goût et de bon sens.

 

Quand Louis XIV reprit, à partir de 1661, l’œuvre de Richelieu et établit l’autorité absolue de la royauté battue par les orages de la Fronde, Boileau reprit l’œuvre de Malherbe et établit le premier l’autorité du bon sens et du bon goût compromise par les aventures et les écarts des précieux et des précieuses, par l’engouement de leurs admirateurs et les entraînements de la mode. Le monarque dit : l’État, c’est moi ; le poète satirique et critique dit : le goût, c’est moi. Mais les hommes de génie, ses amis ou ses contemporains, n’avaient pas attendu les lois qu’il édicta, pour donner, de leur côté, des modèles. Avant ou après l’Art poétique, Molière atteint la perfection de la comédie ; Racine, de la tragédie ; La Fontaine, de la Fable : nous retrouverons ailleurs les chefs-d’œuvre qu’ils ont donnés à la poésie ; Bossuet mène le chœur de l’éloquence sacrée, formé par Fénelon, Fléchier, Mascaron, Bourdaloue, Massillon. Fénelon écrit Télémaque ; La Bruyère, ses Caractères ; Nicole, ses Essais de morale. Dans la controverse religieuse, nous retrouvons Bossuet et avec lui Fénelon, et celui qu’on a appelé le grand Arnauld, la plume la plus infatigable du siècle ; dans l’histoire, encore Bossuet et bientôt Saint-Simon, qui égale ou surpasse le cardinal de Retz ; dans la philosophie, toujours Bossuet, et, non pas après lui, mais à côté de lui, Fénelon et Malebranche. À la tête des beaux esprits, qui, à l’occasion, sont de bons et grands esprits, marchent Pellisson et Saint-Évremond. Deux femmes enfin, Mme de Sévigné et Mme de Maintenon donnent plus que toutes les autres raison à Racine qui dit de l’une d’elles : « Il faut convenir que son style est admirable ; il a une douceur que nous autres hommes nous n’attrapons point » ; à La Bruyère qui dit de toutes : « Les femmes vont plus loin que nous dans le genre épistolaire ; et, si elles étoient toujours correctes, les lettres de quelques-unes d’entre elles seroient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit » ; à Paul-Louis Courier qui dit avec une spirituelle exagération, mais avec le même fond de vérité : « La moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d’Alembert. »

Parmi les écrivains du siècle de Louis XIV, il ne faut pas oublier celui qui lui a donné son nom, moins pour ce qu’il a écrit ou dicté lui-même, que pour l’influence générale, contestée quelquefois, mais, je crois, incontestable, qu’il a exercée sur le développement et les productions des génies qui l’ont entouré. « Louis XIV, dit M. Nisard dans un chapitre dont il faut beaucoup rabattre, mais dont le fond est juste et vrai, ne créa pas les talents, mais il leur ouvrit la carrière et il les régla283. » Il offrait dans toute sa personne, dans son air, dans son langage, cette image de justesse, de mesure, de goût, de noblesse, de grandeur et d’unité, que reproduit la littérature de son temps. Elle se resserre autour de lui comme autour de son centre. « La brillante littérature de cette époque, dit M. Michelet284, n’est autre chose qu’un hymne à la royauté. » On ne peut reprocher à Louis XIV que son peu de goût pour La Fontaine, dont les contes le choquaient peut-être comme les « magots » de Téniers, et pour Fénelon que, comme Bossuet, il trouvait sans doute « chimérique ». Mais il fit beaucoup pour la dignité des lettres, qui le lui rendaient, ne disons pas en flatteries (il vaut mieux n’en pas parler), disons en chefs-d’œuvre nés du génie qui se sent libre. Le jour où Louis XIV donna des pensions aux gens de lettres au nom de l’État, il les mit « hors de servitude » (M. Nisard). Il les enleva à la clientèle des grands seigneurs « dont la familiarité assujettit plus que la protection du roi » (M. Guizot)285. Il achève l’œuvre de Richelieu, qui avait décrété et fait signer de son père rétablissement d’une aristocratie de l’intelligence à côté de l’aristocratie du sang, qui se tenait debout et découvert devant les envoyés de l’Académie. Il consulte et croit Boileau qui « s’y connaît mieux que lui » ; il est le parrain du fils aîné de Molière, il fait asseoir à sa table celui que Scapin enveloppe d’un sac ridicule . Il est aussi naturel à Racine et à Molière qu’à un duc et pair d’être à la cour. Ce sont là de beaux titres pour Louis XIV ; ce sont de belles années pour les gens de lettres, entre la servilité du passé et la liberté de l’avenir. Molière joue, par la volonté de Louis XIV, le Tartuffe dans une ville où, sous son successeur, Voltaire ne pourra publier son histoire, où il ira, bâtonné, à la Bastille. La noblesse du xviie  siècle paya comme des serviteurs les gens de lettres ; la royauté du xviiie les emprisonna comme des malfaiteurs ; sous Louis XIV, ils ont été honorés et libres.

 

2.

Balzac (1597-1654)

Notice

Balzac (Jean-Louis Guez, seigneur de), né à Angoulême, réputé « la plus belle plume de France », a dit Bayle, oracle de l’hôtel de Rambouillet, prisé très haut et admiré par Descartes, doit l’estime de la postérité, moins à ses Lettres, Inès aujourd’hui, qu’on sollicitait de toutes parts, qu’il écrivait de Paris ou de son château des bords de la Charente, et qui l’ont fait appeler « le grand épistolier de France », qu’à sa part considérable dans la constitution de l’éloquence française : il a popularisé ce mot, comme il a créé celui d’urbanité. Il a, dans ses Lettres, dans ses traités divers (le Prince, Aristippe ou de la Cour, le Socrate chrétien, de la Gloire) su donner au développement des pensées l’enchaînement, la proportion, l’harmonie des parties, au style la pureté, la force, la noblesse. Son éloquence est trop souvent cette « faiseuse de bouquets » et cette « tourneuse de périodes », qui « ne songe qu’à faire la belle », qu’il a si bien distinguée de l’éloquence « d’affaires et de service ». Mais il a mérité qu’on ait dit de lui qu’il fut le Malherbe de la prose et qu’il prépara les voies à Bossuet.

Les Fléaux de Dieu

Il devoit périr cet homme fatal286, il devoit périr, dès le premier jour de sa conduite, par une telle ou une telle entreprise ; mais Dieu se vouloit servir de lui pour punir le genre humain et tourmenter le monde : la justice de Dieu se vouloit venger et avoit choisi cet homme pour être le ministre de ses vengeances. La raison concluoit qu’il tombât d’abord par les maximes qu’il a tenues ; mais il est demeuré longtemps debout par une raison plus haute qui l’a soutenu. Il a été affermi dans son pouvoir par une force étrangère et qui n’étoit pas de lui, par une force qui appuie la faiblesse, qui anime la lâcheté, qui arrête les chutes de ceux qui se précipitent, qui n’a que faire des bonnes maximes pour produire les bons succès. Cet homme a duré pour travailler au dessein de la Providence. Il pensoit exercer ses passions ; il exécutoit les arrêts du ciel. Avant que de se perdre, il a eu le loisir de perdre les peuples et les États, de mettre le feu aux quatre coins de la terre, de gâter le présent et l’avenir par les maux qu’il a faits et par les exemples qu’il a laissés…

Un peu d’esprit et beaucoup d’autorité, c’est ce qui a presque toujours gouverné le monde, quelquefois avec succès, quelquefois non, selon l’humeur du siècle, plus ou moins porté à endurer, selon la disposition des esprits, plus farouches ou plus apprivoisés. Mais il faut toujours en venir là. Il est très-Vrai qu’il y a toujours quelque chose de divin, disons davantage, qu’il n’y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les États. Ces dispositions, cette humeur, cette fièvre chaude de rébellion, cette léthargie de servitude, viennent de plus haut qu’on ne s’imagine. Dieu est le poëte et les hommes ne sont que les acteurs287. Ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et c’est souvent un faquin qui en doit être l’Atrée ou l’Agamemnon. Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instruments et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains tout est foudre, tout est tempête, tout est déluge, tout est Alexandre, tout est César ; elle peut faire par un enfant, par un nain, ce qu’elle fait par les géants, par les héros.

Dieu dit lui-même de ces gens-là « qu’il les envoie en sa colère, et qu’ils sont les verges de sa fureur ». Mais ne prenez pas ici l’un pour l’autre : les verges ne piquent ni ne mordent d’elles-mêmes, ne blessent ni ne frappent toutes seules ; c’est l’envie, c’est la colère, c’est la fureur qui rendent les verges terribles et redoutables.

Cette main invisible, ce bras qui ne paroit pas, donne les coups que le monde sent ; il y a bien je ne sais quelle hardiesse qui menace de la part de l’homme ; mais la force qui accable est toute de Dieu.

(Le Socrate chrétien, viii.)
Du sang-froid nécessaire à un ministre

Il y a des âmes capables de peur, belles âmes d’ailleurs, et qui ne manquent pas de lumière ; mais elles n’ont point de feu, ou il est si mal allumé, si foible et si languissant, qu’il ne paroît point avoir d’action. Ces âmes ne sont propres qu’à exercer les vertus aisées ; elles ne savent agir que quand elles ne trouvent point de résistance. Pareils ministres n’ont garde de rien donner au hasard. Ils voudroient un Dieu pour caution et plus d’un oracle pour assurance dans les moindres choses qu’ils entreprennent. Leur maître peut avoir du courage ; mais la timidité de leurs conseils émousse toujours la pointe de son courage ; ils le retiennent toujours et ne le poussent jamais.

Prenez garde, je vous prie, à ces habiles poltrons ; voyez comme une nouvelle expérience met leur sagesse en désordre, comme un simple bruit, sans auteur288 et sans fondement, les jette hors de leur assiette ordinaire. Quelque graves et dissimulés qu’ils soient, à la première alarme le masque leur tombe à terre. « On apprend toutes les affaires sur leur visage, on y lit l’après-dînée les dépêches qu’ils ont reçues le matin », nous disoit un jour le bon et sage M. Conrart289. Quoiqu’ils tâchent de se couvrir par un silence contraint, l’émotion de leur esprit paroît toujours dans le trouble de leurs yeux.

Un coup de foudre en temps serein peut étonner290 un homme qui ne songe pas à la tempête. Mais il y a des hommes, et j’en ai connu quelques-uns, qui s’étonnent de tout. Il y a des gens que la confiance et le désespoir prennent et laissent plusieurs fois en un même jour. Une si vilaine agitation et si messéante à la dignité du sage, je parle du sage du monde et non pas du sage des Stoïques291, est bien éloignée de cette égalité d’esprit qui doit paroître dans les divers changemens des choses humaines, dans le flux et le reflux de la Cour. Ce n’est pas la constance qu’il faut témoigner parmi les légèretés292 et les bizarreries de la Fortune. Le pilote tremblera-t-il et pâlira-t-il à la première vague qui s’élèvera ? laissera-t-il tomber de ses mains le gouvernail ? quittera-t-il sa place ? abandonnera-t-il le vaisseau à la tempête, si elle ne cesse pas si tôt qu’il veut ?

Il peut arriver une funeste nouvelle qui causera un étonnement universel. On criera partout que tout est perdu ; on viendra dire qu’Annibal est aux portes de la ville, qu’une province s’est révoltée et qu’une autre branle. En cette consternation publique le ministre s’ira-t-il cacher au fond du palais pour pleurer les misères de l’État et faire des vœux avec les femmes ? Au contraire, s’il me croit, il se fera voir dans les places et aux autres lieux plus fréquentés ; il se présentera partout à la mauvaise fortune, et parce qu’il ne craindra point, il méritera d’être respecté. Un poète a dit plus que moi :

 

                          Metuitque timeri
Non metuens293.

 

Ni l’audace des mauvais sujets ni la foiblesse des gens de bien, ni les murmures du peuple ignorant, ni les discours qu’il entendra, de sa chambre, de ceux qui parieront sa perte dans sa basse-cour294, ne seront pas capables de troubler cette sérénité de visage qui dérive, au dehors, de la paix et de la tranquillité du dedans. Il rassurera par sa bonne mine les cœurs effrayés. Il se tiendra droit sur les ruines qui fondront sous lui. Il ne désespérera point de la république295 ; mais, considérant qu’on se trompe aussi bien dans le désespoir que dans l’espérance, et que les maladies dont on meurt et celles dont on guérit ont le même commencement ; après avoir employé en celle-ci tous les remèdes possibles et n’avoir rien oublié des secrets de l’art, il se jettera entre les bras de la Providence et recommandera à Dieu les affaires.

(Avis prononcé et depuis écrit, ou Extrait d’une Conversation dans laquelle il fut parlé des ministres et du ministère.)
Lettre à monseigneur le cardinal de la Valette qui devoit se rendre à Rome

… À Rome vous marcherez sur des pierres qui ont été les Dieux de César et de Pompée : vous considérerez les ruines de ces grands ouvrages dont la vieillesse est encore belle, et vous vous pourmènerez tous les jours parmi les histoires et les fables. Mais ce sont les amusemens d’un esprit qui se contente de peu, et non pas les occupations d’un homme qui prend plaisir de naviguer dans l’orage, et qui n’est pas venu au monde pour le laisser en oisiveté. Quand vous aurez vu le Tibre, au bord duquel les Romains ont fait l’apprentissage de leurs victoires et commencé ce long dessein qu’ils n’achevèrent qu’aux extrémités de la terre ; quand vous serez monté au Capitole, où ils croyoient que Dieu étoit aussi présent que dans le ciel, et qu’il avoit enfermé le destin de la monarchie universelle : après que vous aurez passé au travers de ce grand espace qui étoit dédié aux plaisirs du peuple et où le sang des martyrs a été souvent mêlé avec celui des criminels et des bêtes296 ; je ne doute point qu’après avoir encore regardé beaucoup d’autres choses, vous ne vous lassiez à la fin du repos et de la tranquillité de Rome, qui sont deux choses beaucoup plus propres à la nuit et aux cimetières qu’à la Cour et à la lumière du monde… Il est besoin pour une infinité de considérations importantes, que vous soyez au premier conclave et que vous vous trouviez à cette guerre, qui ne laissera pas d’être grande pour être composée de personnes désarmées et pour ne faire ni veuves ni orphelins. Je sais bien que vous avez vu ailleurs de plus dangereuses occasions et que vous avez souvent désiré des victoires plus sanglantes ; néanmoins, quelque grand objet que se propose votre ambition, elle ne sauroit rien concevoir de si haut, que de donner en même temps un successeur aux Consuls, aux Empereurs et aux Apôtres, et daller faire de votre bouche celui qui marche sur la tête des rois et qui a la conduite de toutes les âmes.

Le 3 juin 1623.

Voiture (1598-1648)

Notice

Voiture (Vincent), né à Amiens, d’un fermier des vins, fut, pour son esprit, en dépit de sa roture mal déguisée sous la particule qu’on prenait en entrant à l’hôtel de Rambouillet297, le plus goûté des hôtes de la marquise. Il a donné en vers et en prose, particulièrement dans ses lettres, des modèles d’ingénieux badinage, qui, malgré leur mélange trop fréquent d’affectation et de faux goût, ont séduit jusqu’au sévère Boileau298. Voltaire l’a facilement retiré de la place qu’en un jour d’indulgence Boileau lui avait donnée à côté d’Horace, et a fait en maint endroit le partage équitable du bon et du mauvais chez Voiture ; par exemple, dans la trop fameuse lettre, aujourd’hui démodée, de la carpe à son compère le brochet, écrite au vainqueur de Rocroy, sous le voile allégorique de ces noms et de ces jeux de salon. Il vaut mieux retenir quelques billets délicats, et une admirable lettre sur la politique de Richelieu, où Voiture, devenu sérieux, a une fermeté de jugement et une éloquence inattendues. — Les lettres de Voiture ont été publiées pour la première fois deux ans après sa mort. — Voir l’édition Ubicini, 1855, 2  ol.

Billet à Costar299

Je perdis hier tout mon argent et deux cents pistoles au-delà, que j’ai promis de rendre aujourd’hui. Si vous les avez, ne manquez pas de me les envoyer : si vous ne les avez point, empruntez-les. De quelque façon que ce soit, il faut que vous me les prêtiez, et gardez-vous bien de souffrir que quelque autre vous enlève sur la moustache cette belle occasion de me faire plaisir ; j’en serois fâché pour l’amour de vous. Comme je vous connois, vous auriez de la peine à vous en consoler bientôt ; afin d’éviter ce malheur, vendez plutôt tout ce que vous avez, jusqu’à M. Pauquet, et même jusqu’au petit Nau. Vous voyez comme l’amour est impérieux ; je prends un certain plaisir à en user de la sorte avec vous, et je sens bien que j’en aurois encore un plus grand, si vous en usiez ainsi avec moi. Mais vous êtes trop poltron300.

(Éd. Ubicini, t. IIe, p. 145.)
Lettre de recommandation à un magistrat

À Monsieur le Président de Maisons .

[… 1643 ?]

Monsieur,

Madame de Marsilly s’est imaginé que j’avois quelque crédit auprès de vous, et moi qui suis vain, je ne lui ai pas voulu. dire le contraire. C’est une personne qui est aimée et estimée de toute la cour, et qui dispose de tout le Parlement. Si elle a bon succès d’une affaire dont elle vous a choisi pour juge, et qu’elle croie que j’y ai contribué quelque chose, vous ne sauriez croire l’honneur que cela me fera dans le monde, et combien j’en serai plus agréable à tous les honnêtes gens. Je ne vous propose que mes intérêts pour vous gagner ; car je sais bien, Monsieur, que vous ne pouvez être touché des vôtres. Sans cela, je vous promettrois son amitié. C’est un bien par lequel les plus révérés juges se pourroient laisser corrompre, et dont un aussi honnête homme que vous doit être tenté. Vous le pouvez acquérir justement ; car elle ne demande de vous que la justice. Vous m’en ferez une que vous me devez, si vous me faites l’honneur de m’aimer toujours autant que vous avez fait autrefois, et si vous croyez que je suis votre, etc.

(Éd. Ubicini, t. Ier, p. 395.)
Apologie de la politique de Richelieu301

Lettre à M.  *** 302 .

De Paris, le 24 novembre 1636.

Je vous avoue que j’aime à me venger, et qu’après avoir souffert durant deux mois que vous vous soyez moqué de la bonne espérance que j’avois de nos affaires, vous en avoir ouï condamner la conduite par les événemens, et vous avoir vu triompher des victoires de nos ennemis, je suis bien aise de vous mander que nous avons repris Corbie303. Cette nouvelle vous étonnera sans doute, aussi bien que toute l’Europe ; et vous trouverez étrange que ces gens que vous tenez si sages, et qui ont particulièrement cet avantage sur nous, de bien garder ce qu’ils ont gagné, aient laissé reprendre une place sur laquelle on pouvoit juger que tomberoit tout l’effort de cette guerre, et qui, étant conservée ou étant reprise, devoit donner, pour cette année, le prix et l’honneur des armes à l’un ou à l’autre parti. Cependant nous en sommes les maîtres. Ceux que l’on avoit jetés dedans ont été bien aises que le roi leur ait permis d’en sortir, et ont quitté avec joie ces bastions qu’ils avoient élevés, et sous lesquels il sembloit qu’ils se voulussent enterrer.

Considérez donc, je vous prie, quelle a été la fin de l’expédition, qui a tant fait de bruit. Il y avoit trois ans que nos ennemis méditoient ce dessein, et qu’ils nous menaçoient de cet orage. L’Espagne et l’Allemagne avoient fait pour cela leurs derniers efforts. L’empereur y avoit envoyé ses meilleurs chefs et sa meilleure cavalerie. L’armée de Flandre avoit donné toutes ses meilleures troupes. Il se forma de cela une armée de vingt-cinq mille chevaux, de quinze mille hommes de pied et de quarante canons. Cette nuée, grosse de foudres et d’éclairs, vient fondre sur la Picardie, qu’elle trouve à découvert, toutes nos armes étant occupées ailleurs. Ils prennent d’abord la Capelle et le Câtelet. Ils attaquent et prennent Corbie presque en un même jour304. Les voilà maîtres de la rivière : ils la passent. Ils ravagent tout ce qui est entre la Somme et l’Oise ; et, tant que personne ne leur résiste, ils tiennent courageusement la campagne, ils tuent nos paysans et brûlent nos villages. Mais sur le premier bruit qui leur vient que Monsieur s’avance avec une armée et que le roi le suit de près, ils se retirent, ils se retranchent derrière Corbie, et quand ils apprennent que l’on ne s’arrête point, et que l’on marche à eux tête baissée, nos conquérants abandonnent leurs retranchemens. Ces peuples si braves et si belliqueux, et que vous dites qui sont nés pour commander à tous les autres, fuient devant une armée, qu’ils disoient être composée de nos cochers et de nos laquais. Et ces gens si déterminés, qui dévoient percer la France jusqu’aux Pyrénées, qui menaçoient de piller Paris et d’y venir reprendre jusque dans Notre-Dame les drapeaux de la bataille d’Avein305, nous permettent de faire la circonvallation d’une place qui leur est si importante, et ensuite nous la laissent attaquer et prendre par force à leur vue.

Voilà où se sont terminées les bravades de Piccolomini306, qui nous envoyoit dire par ses trompettes, tantôt qu’il souhaitoit que nous eussions de la poudre, tantôt qu’il nous vint de la cavalerie ; et quand nous avons eu l’un et l’autre, il s’est bien gardé de nous attendre. De sorte, monsieur, que, hors la Capelle et le Câtelet, qui sont de nulle considération, tout l’effet qu’a produit cette grande et victorieuse armée a été de prendre Corbie pour la rendre, et pour la remettre entre les mains du roi, avec une contrescarpe, trois bastions et trois demi-lunes qu’elle n’avoit point. S’ils avoient pris encore dix autres de nos places avec un pareil succès, notre frontière en seroit en meilleur état, et ils l’auroient mieux fortifiée que ceux qui jusques ici en ont eu commission.

Vous semble-t-il que la reprise d’Amiens307 ait été en rien plus importante ou plus glorieuse que celle-ci ? Alors la puissance du royaume n’était point divertie ailleurs308 : toutes nos forces furent jointes ensemble pour cet effet ; et toute la France se trouva devant une place. Ici, au contraire, il nous a fallu reprendre celle-ci dans le fort d’une infinité d’autres affaires qui nous pressoient de tous côtés, en un temps où il semblait que cet État fût épuisé de toutes choses, et en une saison en laquelle, outre les hommes, nous avions encore le ciel à combattre. Et au lieu que devant Amiens les Espagnols n’eurent une armée que cinq mois après le siège, pour nous le faire lever, ils en avaient une de quarante mille hommes à Corbie, avant que celui-ci fût commencé. Je m’assure que, si cet événement ne vous fait pas devenir bon Français, au moins vous aurez dépit de vous être affectionné à des gens qui ont si peu de vigueur et qui savent si mal se servir de leur avantage. Cependant, ceux qui, en haine de celui qui gouverne, haïssent leur propre pays, et qui, pour perdre un homme seul, voudraient que la France se perdit, se moquoient de tous les préparatifs que nous faisions pour remédier à cette surprise. Quand les troupes que nous avions ici levées prirent la route de Picardie, ils disoient que c’étoient des victimes que l’on alloit immoler à nos ennemis ; que cette armée se fondroit aux premières pluies ; et que ces soldats, qui n’étoient point aguerris, fuiroient au premier aspect des troupes espagnoles. Puis, quand ces troupes, dont on nous menaçoit se furent retirées, et que l’on prit dessein de bloquer Corbie, on condamna encore cette résolution. On disoit qu’il étoit infaillible que les Espagnols l’auroient pourvue de toutes les choses nécessaires, ayant eu deux mois de loisir pour cela, et que nous consommerions devant cette place beaucoup de millions d’or et beaucoup de milliers d’hommes pour l’avoir peut-être dans trois ans. Mais quand on se résolut de l’attaquer par force, bien avant dans le mois de novembre, alors il n’y eut personne qui ne criàt. Les mieux intentionnés avouoient qu’il y avoit de l’aveuglement, et les autres disoient qu’on avoit peur que nos soldats ne mourussent pas assez tôt de misère et de faim, et que l’on les vouloit faire noyer dans leurs propres tranchées.

Pour moi, quoique je susse les incommodités qui suivent nécessairement les siéges qui se font en cette saison, j’arrêtai mon jugement. Je pensai que ceux qui avoient présidé à ce conseil avoient vu les mêmes choses que je voyois, et qu’ils en voyoient encore d’autres que je ne voyois pas ; qu’ils ne se seroient pas engagés légèrement au siège d’une place sur laquelle toute la chrétienté avoit les yeux ; et, dès que je fus assuré qu’elle étoit attaquée, je ne doutai plus qu’elle ne dût être prise. Car, pour en parler sainement, nous avons vu quelquefois M. le cardinal se tromper dans les choses qu’il a fait faire par les autres ; mais nous ne l’avons jamais vu encore manquer dans les entreprises qu’il a voulu exécuter lui- même et qu’il a soutenues de sa présence. Je crus donc qu’il surmonteroit toutes sortes de difficultés, et que celui qui avoit pris la Rochelle, malgré l’Océan, prendroit encore bien Corbie, en dépit des pluies et de l’hiver. Mais puisqu’il vient à propos de parler de lui, et qu’il y a trois mois que je ne l’ai osé faire, permettez-le-moi à cette heure, et trouvez bon que, dans l’abattement où vous met cette nouvelle, je prenne mon temps de dire ce que je pense.

Je ne suis pas de ceux qui ayant dessein, comme vous dites, de convertir des éloges en brevets309, font des miracles de toutes les actions de M. le cardinal, portent ses louanges au-delà de que peuvent et doivent aller celles des hommes, et à force de vouloir trop faire croire de bien de lui n’en disent que des choses incroyables. Mais aussi n’ai-je pas cette basse malignité de haïr un homme à cause qu’il est au-dessus des autres, et je ne me laisse pas non plus emporter aux affections ni aux haines publiques, que je sais être presque toujours fort injustes. Je le considère avec un jugement que la passion ne fait pencher ni d’un côté ni d’autre, et je le vois des mêmes yeux dont la postérité le verra. Mais lorsque, dans deux cents ans, ceux qui viendront après nous liront en notre histoire que le cardinal de Richelieu a démoli la Rochelle et abattu l’hérésie, et que par un seul traité, comme par un coup de rets, il a pris trente ou quarante de ses villes pour une fois ; lorsqu’ils apprendront que, du temps de son ministère, les Anglais ont été battus et chassés, Pignerol conquis, Casai secouru, toute la Lorraine jointe à cette couronne, la plus grande partie de l’Alsace mise sous notre pouvoir, les Espagnols défaits à Veillane et à Avein, et qu’ils verront que, tant qu’il a présidé à nos affaires, la France n’a pas un voisin sur lequel elle n’ait gagné des places ou des batailles ; s’ils ont quelque goutte de sang français dans les veines et quelque amour pour la gloire de leur pays, pourront-ils lire ces choses sans s’affectionner à lui ; et, à votre avis, l’aimeront-ils ou l’estimeront-ils moins, à cause que de son temps les rentes sur l’hôtel de ville se seront payées un peu plus tard, ou que l’on aura mis quelque nouveaux officiers dans la chambre des comptes ?

Toutes les grandes choses coûtent beaucoup, les grands efforts abattent, et les puissants remèdes affoiblissent. Mais si l’on doit regarder les États comme immortels, y considérer les commodités à venir comme présentes, comptons combien cet homme, que l’on dit qui a ruiné la France, lui a épargné de millions par la seule prise de la Rochelle, laquelle d’ici à deux mille ans, dans toutes les minorités des rois, dans tous les mécontentemens des grands et dans toutes les occasions de révolte, n’eût pas manqué de se rebeller et nous eût obligés à une éternelle dépense. Ce royaume n’avoit que deux sortes d’ennemis qu’il dût craindre : les huguenots et les Espagnols. M. le Cardinal, entrant dans les affaires, se mit dans l’esprit de ruiner tous les deux. Pouvoit-il former de plus glorieux ni de plus utiles desseins ? il est venu à bout de l’un, et il n’a pas achevé l’autre. Mais s’il eût manqué au premier, ceux qui crient à cette heure que ç’a été une résolution téméraire, hors de temps et au-dessus de nos forces, que de vouloir attaquer et abattre celles d’Espagne, et que l’expérience l a bien montré, n’auroient-ils pas condamné de même le dessein de perdre les huguenots ? n’auroient-ils pas dit qu’il ne falloit pas recommencer une entreprise où trois de nos rois avoient manqué, et à laquelle le feu roi n’avoit osé penser ! et n’eussent-ils pas conclu, aussi faussement qu’ils font encore en cette autre affaire, que la chose n’étoit pas faisable, à cause qu’elle n’auroit pas été faite ?

Mais jugeons, je vous supplie, s’il a tenu à lui ou à la fortune qu’il ne soit venu à bout de ce dessein. Considérons quel chemin il a pris pour cela, quels ressorts il a fait jouer. Voyons s’il s’en est fallu beaucoup qu’il n’ait renversé ce grand arbre de la maison d’Autriche, et s’il n’a pas ébranlé jusques aux racines ce tronc, qui de deux branches couvre le septentrion et le couchant et qui donne de l’ombrage au reste de la terre. Il fut chercher jusque sous le pôle ce héros qui sembloit être destiné à y mettre le fer et à l’abattre310. Il fut l’esprit mêlé à ce foudre qui a rempli l’Allemagne de feux et d’éclairs, et dont le bruit a été entendu par tout le monde. Mais quand cet orage fut dissipé et que la fortune en eut détourné le coup, s’arrêta-t-il pour cela ? Et ne mit-il pas encore une fois l’empire en plus grand hasard qu’il n’avoit été par les pertes de la bataille de Leipsick et de celle de Lutzen ? Son adresse et ses pratiques nous firent voir tout d’un coup une armée de quarante mille hommes dans le cœur de l’Allemagne, avec un chef qui avoit toutes les qualités qu’il faut pour faire un changement dans un État. Que si le roi de Suède s’est jeté dans le péril plus avant que ne devoit un homme de ses desseins et de sa condition, et si le duc de Friedland, pour trop différer son entreprise, l’a laissé découvrir, pouvoit-il charmer la balle qui a tué celui-là au milieu de sa victoire, ou rendre celui-ci impénétrable aux coups de persuisane311. Que si ensuite de tout cela, pour achever de perdre toutes choses, les chefs qui commandoient l’armée de nos alliés devant Nordlingen donnèrent la bataille à contre-temps312, étoit-il au pouvoir de M. le Cardinal, étant à deux cents lieues de là, de changer ce conseil et d’arrêter la précipitation de ceux qui, pour un empire (car c’étoit le prix de cette victoire), ne voulurent pas attendre trois jours ? Vous voyez donc que pour sauver la maison d’Autriche et pour détourner ses desseins, que l’on dit à cette heure avoir été si téméraires, il a fallu que la fortune ait fait, depuis, trois miracles, c’est-à-dire trois grands événemens, qui, vraisemblablement, ne devoient pas arriver : la mort du roi de Suède, celle du duc de Friedland, et la perte de la bataille de Nordlingen.

Vous me direz qu’il ne se peut pas plaindre de la fortune, pour l’avoir traversé en cela, puisqu’elle l’a servi si fidèlement dans toutes les autres choses ; que c’est elle qui lui a fait prendre des places, sans qu’il en eût jamais assiégé auparavant ; qui lui a fait commander heureusement des armées, sans aucune expérience ; qui l’a mené toujours comme par la main, et sauvé d’entre les précipices où il s’étoit jeté ; et enfin, qui l’a fait souvent paraître hardi, sage et prévoyant. Voyons-le donc dans la mauvaise fortune, et examinons s’il y a eu moins de hardiesse, de sagesse et de prévoyance. Nos affaires n’alloient pas trop bien en Italie ; et comme c’est le destin de la France de gagner des batailles et de perdre des armées, la nôtre étoit fort dépérie depuis la dernière victoire qu’elle avoit remportée sur les Espagnols. Nous n’avions guère plus de bonheur devant Dôle, où la longueur du siége nous en faisoit attendre une mauvaise issue, quand on sut que les ennemis étoient entrés en Picardie, qu’ils avoient pris d’abord la Capelle, le Câtelet et Corbie ; et que ces trois places, qui les devoient arrêter plusieurs mois, les avoient à peine arrêtés huit jours. Tout est en feu, jusque sur les bords de la rivière d’Oise. Nous pouvons voir de nos faubourgs la fumée des villages qu’ils nous brûlent. Tout le monde prend l’alarme, et la capitale du royaume est en effroi. Les mauvaises nouvelles viennent en foule. Le ciel est couvert de tous côtés. Durant cette tempête, M. le Cardinal n’a-t-il pas toujours tenu le gouvernail d’une main et la boussole de l’autre ? S’est-il jeté dedans l’esquif pour se sauver ? et si le grand vaisseau qu’il conduisoit avoit à se perdre, n’a-t-il pas témoigné qu’il y vouloit mourir devant tous les autres ? Est-ce la fortune qui l’a tiré de ce labyrinthe ; ou si ç’a été sa prudence, sa constance et sa magnanimité ?

Nos ennemis sont à quinze lieues de Paris, et les siens sont dedans. Il a tous les jours avis que l’on y fait des pratiques pour le perdre. La France et l’Espagne, par manière de dire, sont conjurées contre lui seul. Quelle contenance a tenue, parmi tout cela, cet homme que l’on disoit qui s’étonneroit au moindre mauvais succès, et qui avoit fait fortifier le Havre pour s’y jeter à la première mauvaise fortune ? Il n’a pas fait une démarche en arrière pour cela. Il a songé aux périls de l’État, et non pas aux siens ; et tout le changement que l’on a vu en lui, durant ce temps-là, est qu’au lieu qu’il n’avoit accoutumé de sortir qu’accompagné de deux cents gardes, il se promena tous les jours suivi seulement de cinq ou six gentilshommes. Il faut avouer qu’une adversité soutenue de si bonne grâce, et avec tant de force, vaut mieux que beaucoup de prospérités et de victoires. Il ne me sembla pas si grand, ni si victorieux, le jour qu’il entra dans la Rochelle, qu’il me le parut alors ; et les voyages qu’il fit de sa maison à l’arsenal me semblent plus glorieux pour lui que ceux qu’il a faits delà les monts, et desquels il est revenu avec Pignerol et Suse.

Ouvrez donc les yeux, je vous supplie, à tant de lumière. Ne haïssez pas plus longtemps un homme qui est si heureux à se venger de ses ennemis ; et cessez de vouloir du mal à celui qui le sait tourner à sa gloire, et qui le porte si courageusement : quittez votre parti devant qu’il vous quitte. Aussi bien une grande partie de ceux qui haïssoient M. le Cardinal se sont convertis par le dernier miracle qu’il vient de faire. Et si la guerre peut finir comme il y a apparence de l’espérer, il trouvera moyen de gagner bientôt tous les autres. Étant si sage qu’il est, il a connu après tant d’expériences ce qui est le meilleur, et il tournera ses desseins à rendre cet État le plus florissant de tous, après l’avoir rendu le plus redoutable. Il s’avisera d’une sorte d’ambition qui est plus belle que toutes les autres, et qui ne tombe dans l’esprit de personne : de se faire le meilleur et le plus aimé d’un royaume, et non pas le plus grand et le plus craint. Il connoît que les plus nobles conquêtes sont celles des cœurs et des affections. Il voit qu’il n’y a pas tant de sujets de louange à étendre de cent lieues les bornes d’un royaume qu’à diminuer un sou de taille, et qu’il y a moins de grandeur et de véritable gloire à défaire cent mille hommes qu’à en mettre vingt millions à leur aise et en sûreté. Aussi ce grand esprit qui n’a été occupé jusqu’à présent qu’à songer aux moyens de fournir aux frais de la guerre, à lever de l’argent et des hommes, à prendre des villes et à gagner des batailles, ne s’occupera désormais qu’à rétablir le repos, la richesse et l’abondance. Alors les ennemis de M. le Cardinal ne sauront plus que dire contre lui, comme ils n’ont su que faire jusqu’à cette heure. Alors les bourgeois de Paris seront ses gardes ; et il connoîtra combien il est plus doux d’entendre ses louanges dans la bouche du peuple que dans celle des poëtes. Prévenez ce temps-là, je vous conjure, et n’attendez pas à être de ses amis jusques à ce que vous y soyez contraint. Que si vous voulez demeurer dans votre opinion, je n’entreprends pas de vous l’arracher par force. Mais aussi, ne soyez pas si injuste que de trouver mauvais que j’aie défendu la mienne ; et je vous promets que je lirai volontiers tout ce que vous m’écrirez, quand les Espagnols auront repris Corbie. Je suis, monsieur, votre, etc.

(Éd. Ubicini, t. 1er, p. 267.)

Descartes (1596-1650)

Notice

Descartes (René), né à la Haye en Touraine, philosophe, physicien, mathématicien, créateur de l’application de l’algèbre à la géométrie, commença par servir. C’est pendant un quartier d’hiver en Allemagne (1619) que, dans ses méditations solitaires, il conçut la méthode et la doctrine philosophiques qu’il révéla, en 1637, par la publication du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, son œuvre capitale, écrit de 40 pages, qui fonda la philosophie spiritualiste moderne, et donna le premier modèle d’un style grave, net, juste, précis. Dans sa phrase solide et pleine, dont la contexture rappelle la période latine, la pensée marche d’un mouvement serré et continu. Il se sert, selon le mot de Fénelon, de la parole pour la pensée, de la pensée pour la vérité. L’influence de Descartes fut universelle. Le cartésianisme conquit le siècle tout entier : Bossuet, Leibnitz, Arnauld et Spinoza, jansénistes et protestants, femmes et poètes, Mme de Sévigné et La Fontaine (voir Fables, X, 1).

Où et comment Descartes conçut sa méthode

Après que j’eus employé quelques années à étudier dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devois suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.

J’étois alors313 en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avoit appelé ; et, comme je retournois du couronnement de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurois tout le jour enfermé dans un poêle314, où j’avois tout le loisir de m’entretenir de mes pensées : entre lesquelles l’une des premières fut que je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtimens qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder en faisant servir de vieilles murailles qui avoient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on diroit plutôt que c’est la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés. Et si on considère qu’il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtimens des particuliers pour les faire servir à l’ornement du public, on connoîtra bien qu’il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je m’imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s’étant civilisés que peu à peu, n’ont fait leurs lois qu’à mesure que l’incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauroient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu’ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien certain que l’état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des choses humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très florissante, ce n’a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étoient forts étranges et même contraires aux bonnes mœurs ; mais à cause de ce que, n’ayant été inventées que par un seul, elles tendoient toutes à la même fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n’ont aucunes démonstrations, s’étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnemens que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfans avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étoient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseilloient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugemens soient si purs ni si solides qu’ils auroient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle.

Il est vrai que nous ne voyons point qu’on jette par terre toutes les maisons d’une ville pour le seul dessein de les refaire d’autre façon et d’en rendre les rues plus belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebàtir, et que même quelquefois ils y sont contraints quand elles sont en danger de tomber d’elles-mêmes et que les fondemens n’en sont pas bien fermes. À l’exemple de quoi je me persuadai qu’il n’y auroit véritablement point d’apparence qu’un particulier fît dessein de réformer un État en y changeant tout dès les fondemens et en le renversant pour le redresser ; ni même aussi de réformer le corps des sciences ou l’ordre établi dans les écoles pour les enseigner ; mais que, pour toutes les opinions que j’avois reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvois mieux faire que d’entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d’y en remettre par apres ou d’autres meilleures, ou bien les mêmes, lorsque je les aurois ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que par ce moyen je réussirois à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissois que sur de vieux fondemens, et que je ne m’appuyasse que sur les principes que je m’étois laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s’ils étoient vrais. Car, bien que je remarquasse en ceci diverses difficultés, elles n’étoient point toutefois sans remède, ni comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres choses qui touchent le public. Ces grands corps sont malaisés à relever étant abattus ou même à retenir étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes. Puis, pour leurs imperfections, s’ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, l’usage les a sans doute fort adoucies, et même il en a évité et corrigé insensiblement quantité auxquelles on ne pourroit si bien pourvoir par prudence ; et enfin elles sont quasi toujours plus supportables que ne seroit leur changement, en même façon que les grands chemins qui tournoient entre les montagnes deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d’être fréquentés, qu’il est beaucoup meilleur de les suivre que d’entreprendre d’aller plus droit en grimpant au- dessus des rochers et descendant jusques au bas des précipices.

C’est pourquoi je ne saurois aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui, n’étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire toujours, en idée, quelque nouvelle réformation ; et si je pensois qu’il y eùt la moindre chose en cet écrit par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serois très-marri de souffrir qu’il fût publié. Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si, mon ouvrage m’ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n’est pas pour cela que je veuille conseiller à personne de l’imiter. Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut-être des desseins plus relevés ; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doive suivre. Et le monde n’est quasi Composé que de deux sortes d’esprits auxquels il ne convient aucunement, à savoir : de ceux qui, se croyant plus habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugemens ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées : d’où vient que, s’ils avoient une fois pris la liberté de douter des principes qu’ils ont reçus et de s’écarter du chemin commun, jamais ils ne pourroient tenir le sentier qu’il faut prendre pour aller plus droit, et demeureroient égarés toute leur vie ; puis de ceux qui, ayant assez de raison ou de modestie pour juger qu’ils sont moins capables de distinguer le vrai d’avec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres qu’en chercher eux-mêmes de meilleures.

Et pour moi, j’aurois été sans doute du nombre de ces derniers, si je n’avois jamais eu qu’un seul maître ou que je n’eusse point su les différences qui ont été de tout temps entre les opinions des plus doctes ; mais, ayant appris, dès le collège, qu’on ne sauroit rien imaginer de si étrange et si peu croyable, qu’il n’ait été dit par quelqu’un des philosophes ; et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentimens fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou plus que nous de raison ; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des François ou des Allemands, devient différent de ce qu’il serait s’il avoit toujours vécu entre des Chinois ou des cannibales ; et comment, jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule ; en sorte que c’est bien plus la coutume et l’exemple qui nous persuade qu’aucune connoissance certaine ; et que néanmoins la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu’il est bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout On peuple, je ne pouvois choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres, et je me trouvois comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire.

Mais, comme un homme qui marche seul est dans ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant de circonspections en toutes choses, que, si je n’avançois que fort peu, je me garderois bien au moins de tomber : même je ne voulus point commencer à rejeter tout à fait aucune des opinions qui s’étoient pu glisser autrefois en ma créance sans y avoir été introduites par la raison, que je n’eusse aupavant employé assez de temps à faire le projet de l’ouvrage que j’entreprenois, et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit seroit capable.

(Discours de la Méthode, 2e partie.)

P. Corneille (1606-1684)

Notice

Corneille ne demanda la gloire qu’à son théâtre, et ses héros seuls parlèrent de lui et pour lui au public. Cependant, en 1660, il publia trois Discours (du poème dramatique, de la tragédie, des trois unités) dont le ton modeste, en un sujet où il était maître consommé, contrastait avec le ton tranchant de l’abbé d’Aubignac (Pratique du théâtre, 1657). Il y fit quelques courtes allusions d’une politesse un peu ironique au suffisant critique qui s’était vanté d’avoir contribué à « changer la face du théâtre » et d’avoir fait confesser un grand poète qu’en « repassant sur des poèmes qu’il avoit donnés au public avec grande approbation, il avoit honte de lui-même et pitié de ses approbateurs ». Corneille joignait, de plus, à bon nombre de ses pièces dramatiques des Examens, où il se juge lui-même avec la plus entière sincérité. Enfin il intervint dans la guerre du Cid par une lettre fière au plus acharné de ses ennemis, Scudéry.

Réponse à Scudéry315

Monsieur,

Il ne vous suffit pas que votre libelle me déchire en public ; vos lettres me viennent quereller jusque dans mon cabinet, et vous m’envoyez d’injustes accusations, lorsque vous me devez pour le moins des excuses. Je n’ai point fait la pièce que vous m’imputez et qui vous pique316 ; je l’ai reçue de Paris avec une lettre qui m’a appris le nom de son auteur ; il l’adresse à un de nos amis, qui vous en pourra donner plus de lumière. Pour moi, bien que je n’aie guère de jugement, si l’on s’en rapporte à vous, je n’en ai pas si peu que d’offenser une personne de si haute condition317, et de craindre moins ses ressentimens que les vôtres. Tout ce que je vous puis dire, c’est que je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance, et qu’aux choses de cette nature, où je n’ai point d’intérêt, je crois le monde sur sa parole : ne mêlons point de pareilles difficultés parmi nos différends. Il n’est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble et plus vaillant que moi, pour juger de combien le Cid est meilleur que l’Amant libéral 318. Les bons esprits trouvent que vous avez fait un haut chef-d’œuvre de doctrine et de raisonnement en vos Observations. La modestie et la générosité que vous y témoignez leur semblent des pièces rares, et surtout votre procédé merveilleusement sincère et cordial envers un ami319. Vous protestez de ne me point dire d’injures, et lorsqu’incontinent après vous m’accusez d’ignorance en mon métier, et de manque de jugement en la conduite de mon chef-d’œuvre, vous appelez cela des civilités d’auteur ? Je n’aurois besoin que du texte de votre libelle, et des contradictions qui s’y rencontrent, pour vous convaincre de l’un et de l’autre de ces défauts et imprimer sur votre casaque le quatrain outrageux que vous avez voulu attacher à la mienne. Ne vous êtes-vous pas souvenu que le Cid a été représenté trois fois au Louvre, et deux lois à l’hôtel de Richelieu ? Quand vous avez traité la pauvre Chimène d’impudique, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l’ont reçue et caressée en fille d’honneur. Quand vous m’avez reproché mes vanités, et nommé le comte de Gormas un capitan de comédie, vous ne vous êtes pas souvenu que vous avez mis un À qui lit au devant de Ligdamon 320, ni des autres chaleurs poétiques et militaires qui font rire le lecteur presque dans tous vos livres. Pour me faire croire ignorant, vous avez lâché d’imposer aux simples, et vous avez avancé des maximes de théâtre de votre seule autorité, dont vous ne pourriez, quand elles seroient vraies, déduire les conséquences que vous en tirez ; vous vous êtes fait tout blanc d’Aristote, et d’autres auteurs que vous ne lûtes ou n’entendîtes peut-être jamais, et qui vous manquent tous de garantie ; vous avez fait le censeur moral, pour m’imputer de mauvais exemples ; vous avez épluché les vers de ma pièce, jusqu’à en accuser un de manquer de césure : si vous eussiez su les termes de l’art, vous eussiez dit qu’il manquoit de repos en l’hémistiche. Vous m’avez voulu faire passer pour simple traducteur, sous ombre de soixante et douze vers que vous marquez sur un ouvrage de deux mille, et que ceux qui s’y connoissent n’appelleront jamais de simples traductions ; vous avez déclamé contre moi, pour avoir tu le nom de l’auteur espagnol, bien que vous ne l’ayez appris que de moi, et que vous sachiez fort bien que je ne l’ai célé à personne, et que même j’en ai porté l’original en sa langue à Monseigneur le Cardinal votre maître et le mien ; enfin vous m’avez voulu arracher en un jour ce que près de trente ans d’étude m’ont acquis ; il n’a pas tenu à vous que, du premier lieu où beaucoup d’honnêtes gens me placent, je ne sois descendu au-dessous de Claveret321 ; et pour réparer des offenses si sensibles, vous croyez faire assez de m’exhorter à vous répondre sans outrage, de peur, dites-vous, de nous repentir après, tous deux, de nos folies, et de me mander impérieusement que, malgré nos gaillardises passées, je sois encore votre ami, afin que vous soyez encore le mien ; comme si votre amitié me devoit être fort précieuse après cette incartade, et que je dusse prendre garde seulement au peu de mal que vous m’avez fait, et non pas à celui que vous m’avez voulu faire. Vous vous plaignez d’une Lettre à Ariste 322, où je ne vous ai point fait de tort de vous traiter d’égal, puisqu’en vous montrant mon envieux vous vous confessez moindre, quoique vous nommiez folies les travers d’auteur où vous vous êtes laissé emporter, et que le repentir que vous en faites paroître marque la honte que vous en avez. Ce n’est pas assez de dire : Soyez encore mon ami, pour recevoir une amitié si indignement violée. Je ne suis point homme d’éclaircissement ; vous êtes en sûreté de ce côté-là. Traitez-moi dorénavant en inconnu, comme je vous veux laisser pour tel que vous êtes, maintenant que je vous connois ; mais vous n’aurez pas sujet de vous plaindre quand je prendrai le même droit sur vos ouvrages que vous avez pris sur les miens. Si un volume d’Observations ne vous suffit, faites-en encore cinquante ; tant que vous ne m’attaquerez pas avec des raisons plus solides, vous ne me mettrez point en nécessité de me défendre ; et de ma part, je verrai, avec mes amis, si ce que votre libelle vous a laissé de réputation vaut la peine que j’achève de la ruiner, Quand vous me demanderez mon amitié avec des termes plus civils, j’ai assez de bonté pour ne vous la refuser pas, et pour me taire sur les défauts de votre esprit que vous étalez dans vos livres. Jusque-là je suis assez glorieux pour vous dire de porte à porte que je ne vous crains ni ne vous aime. Après tout, pour vous parler sérieusement, et vous montrer que je ne suis pas si piqué que vous pourriez vous l’imaginer, il ne tiendra pas à moi que nous ne reprenions la bonne intelligence du passé. Mais, après une offense si publique, il y faut un peu plus de cérémonie. Je ne vous la rendrai pas malaisée : je donnerai tous mes intérêts à qui vous voudrez de vos amis ; et je m’assure que, si un homme se pouvoit faire satisfaction à lui-même du tort qu’il s’est fait, il vous condamneroit à vous la faire à vous-même, plutôt qu’à moi qui ne vous en demande point, et à qui la lecture de vos Observations n’a donné aucun mouvement que de compassion. Et certes, on me blâmeroit avec justice si je vous voulois mal pour une chose qui a été l’accomplissement de ma gloire, et dont le Cid a reçu cet avantage, que, de tant de poëmes qui ont paru jusqu’à présent, il a été le seul dont l’éclat ait obligé l’envie à prendre la plume. Je me contente, pour toute apologie, de ce que vous avouez qu’il a eu l’approbation des savants et de la cour. Cet éloge véritable, par où vous commencez vos censures, détruit tout ce que vous pouvez dire après. Il suffit qu’ayez fait une folie à m’attaquer, sans que j’en fasse une à vous répondre comme vous m’y conviez ; et puisque les plus courtes sont les meilleures, je ne ferai point revivre la vôtre par la mienne. Résistez aux tentations de ces gaillardises qui font rire le public à vos dépens, et continuez à être mon ami, afin que je me puisse dire le vôtre.

Corneille.

Des unités de temps et de lieu323

La règle de l’unité de jour a son fondement sur ce mot d’Aristote, « que la tragédie doit renfermer la durée de son action dans un tour du soleil, ou tâcher de ne le passer pas de beaucoup ». Ces paroles donnent lieu à cette dispute fameuse, si elles doivent être entendues d’un jour naturel de vingt-quatre heures ou d’un jour artificiel de douze : ce sont deux opinions dont chacune a des partisans considérables ; et pour moi, je trouve qu’il y a des sujets si malaisés à renfermer en si peu de temps, que non-seulement je leur accorderois les vingt-quatre heures entières, mais je me servirois même de la licence que donne ce philosophe de les excéder un peu, et les pousserois sans scrupule jusqu’à trente. Nous avons une maxime en droit, qu’il faut élargir la faveur et restreindre les rigueurs, odia restringenda, favores ampliandi ; et je trouve qu’un auteur est assez gêné par cette contrainte, qui a forcé quelques-uns de nos anciens d’aller jusqu’à l’impossible. Euripide, dans les Suppliantes, fait partir Thésée d’Athènes avec une armée, donner une bataille devant les murs de Thèbes, qui en étoient éloignés de douze ou quinze lieues, et revenir victorieux en l’acte suivant ; et depuis qu’il est parti jusqu’à l’arrivée du messager qui vient faire le récit de sa victoire, Ethra et le chœur n’ont que trente-six vers à dire. C’est assez bien employer un temps si court.

Beaucoup déclament contre cette règle, qu’ils nomment tyrannique, et auroient raison si elle n’étoit fondée que sur l’autorité d’Aristote ; mais ce qui la doit faire accepter, c’est la raison naturelle qui lui sert d’appui. Le poëme dramatique est une imitation, ou, pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes ; et il est hors de doute que les portraits sont d’autant plus excellents qu’ils ressemblent mieux à l’original. La représentation dure deux heures, et ressembleroit parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandoit pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons l’action du poëme dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite. Ne donnons, s’il se peut, à l’une que les deux heures que l’autre remplit : je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, et peut-être qu’elles suffiroient pour Cinna. Si nous ne pouvons la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre, six, dix : mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre heures, de peur de tomber dans le dérèglement et de réduire tellement le portrait en petit, qu’il n’ait plus ses dimensions proportionnées et ne soit qu’imperfection…

Quant à l’unité de lieu, je n’en trouve aucun précepte dans Aristote ni dans Horace : c’est ce qui porte quelques-uns à croire que la règle ne s’en est établie qu’en conséquence de l’unité de jour, et à se persuader ensuite qu’on le peut étendre jusques où un homme peut aller et revenir en vingt-quatre heures. Cette opinion est un peu licencieuse ; et si l’on faisoit aller un acteur en poste, les deux côtés du théâtre pourroient représenter Paris et Rouen. Je souhaiterois, pour ne point gêner du tout le spectateur, que ce qu’on lui fait voir sur un théâtre, qui ne change point, pût s’arrêter dans une chambre ou dans une salle, suivant le choix qu’on en auroit fait ; mais souvent cela est si malaisé, pour ne pas dire impossible, qu’il faut de nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu comme pour le temps. Nos anciens, qui faisoient parler leurs rois en place publique, donnoient assez aisément l’unité rigoureuse de lieu à leurs tragédies. Sophocle, toutefois, ne l’a pas observée dans son Ajax, qui sort du théâtre afin de chercher un lieu écarté pour se tuer. Nous ne prenons pas la même liberté de tirer les rois et les princesses de leurs appartements ; et, comme souvent la différence et l’opposition des intérêts de ceux qui sont logés dans le même palais ne souffrent pas qu’ils fassent leurs confidences et ouvrent leurs secrets en même chambre, il nous faut chercher quelque autre accommodement pour l’unité de lieu, si nous la voulons conserver dans tous nos poëmes : autrement il faudroit prononcer contre beaucoup de ceux que nous voyons réussir avec éclat.

Je tiens donc qu’il faut chercher cette unité exacte autant qu’il est possible ; mais comme elle ne s’accommode pas avec toute sorte de sujets, j’accorderois très-volontiers que ce qu’on feroit passer en une seule ville auroit l’unité de lieu. Ce n’est pas que je voulusse que le théâtre représentât cette ville tout entière, cela seroit un peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux particuliers enfermés dans l’enclos de ses murailles.

Beaucoup de mes pièces manqueront de l’unité de lieu si l’on ne veut point admettre cette modération, dont je me contenterai toujours à l’avenir, quand je ne pourrai satisfaire à la dernière rigueur de la règle. Je n’ai pu y en réduire que trois, Horace, Polyeucte et Pompée. Si je me donne trop d’indulgence dans les autres, j’en aurai encore davantae pour ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur la scène avec quelque apparence de régularité. Il est facile aux spéculatifs d’être sévères ; mais s’ils vouloient donner dix ou douze poëmes de cette nature au public, ils élargiroient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auroient reconnu par l’expérience quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. Quoi qu’il en soit, voilà mes opinions, ou, si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de l’art ; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agrémens modernes. Je ne doute point qu’il ne soit aisé d’en trouver de meilleurs moyens, et je serai tout prêt de les suivre lorsqu’on les aura mis en pratique aussi heureusement qu’on y a vu les miens.

(IIIe Discours : Des trois unités.)
Essai de théorie de la tragédie bourgeoise ou drame

Voici un poëme d’une espèce nouvelle et qui n’a point d’exemple chez les anciens. Vous connoissez l’humeur de nos François : ils aument la nouveauté ; et je hasarde non tam meliora quam nova, sur l’espérance de les mieux divertir. C’étoit l’humeur des Grecs dès le temps d’Eschyle,

 

Apud quos
Illecebris erat et grata novitate morandus
Spectator 324.

et, si je ne me trompe, c’étoit aussi celle des Romains :

 

Nec minimum meruere decus, vestigia græca
Aussi deserere…
Vel qui prætextos, vel qui docuere togatas 325.

 

Ainsi, j’ai du moins des exemples d’avoir entrepris un chose qui n’en a point. Je vous avouerai toutefois qu’après l’avoir faite, je me suis trouvé fort embarrassé à lui choisir un nom. Je n’ai jamais pu me résoudre à celui de tragédie, n’y voyant que les personnages qui en fussent dignes. Cela eût suffi au bon homme Plaute, qui n’y cherchoit point d’autre finesse : parcequ’il y a des dieux et des rois dans son Amphitryon, il veut que c’en soit une, et parcequ’il y a des valets qui bouffonnent, il veut que ce soit aussi une comédie, et lui donne l’un et l’autre nom, par un composé qu’il forme exprès de peur de ne lui donner pas tout ce qu’il croit lui appartenir. Mais c’est trop déférer aux personnages, et considérer trop peu l’action. Aristote en use autrement dans la définition qu’il fait de la tragédie, où il décrit les qualités que doit avoir celle-ci, et les effets qu’elle doit produire, sans parler aucunement de ceux-là : et j’ose m’imaginer que ceux qui ont restreint cette sorte de poëme aux personnes illustres n’en ont décidé que sur l’opinion qu’ils ont eue qu’il n’y avoit que la fortune des rois et des princes qui fût capable d’une action telle que ce grand maître de l’art nous prescrit. Cependant, quand il examine lui-même les qualités nécessaires du héros de la tragédie, il ne touche point du tout à sa naissance, et ne s’attache qu’aux incidents de sa vie et à ses mœurs. Il demande un homme qui ne soit ni tout méchant ni tout bon ; il le demande persécuté par quelqu’un de ses plus proches ; il demande qu’il tombe en danger de mourir par une main obligée à le conserver ; et je ne vois point pourquoi cela ne puisse arriver qu’à un prince, et que dans un moindre rang on soit à couvert de ces malheurs. L’histoire dédaigne de les marquer, à moins qu’ils ayent accablé quelqu’une de ces grandes têtes, et c’est sans doute pourquoi jusqu’à présent la tragédie s’y est arrêtée. Elle a besoin de son appui pour les événemens qu’elle traite ; et comme ils n’ont de l’éclat que parcequ’ils sont hors de la vraisemblance ordinaire, ils ne seroient pas croyables sans son autorité, qui agit avec empire, et semble commander de croire ce qu’elle veut persuader. Mais je ne comprends point ce qui lui défend de descendre plus bas, quand il s’y rencontre des actions qui méritent qu’elle prenne soin de les imiter ; et je ne puis croire que l’hospitalité violée en la personne des filles de Scédase, qui n’étoit qu’un paysan de Leuctres326, soit moins digne d’elle que l’assassinat d’Agamemnon par sa femme, et la vengeance de cette mort par Oreste sur sa propre mère ; quitte pour chausser le cothurne un peu plus bas :

 

Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri 327.

 

Je dirai plus : la tragédie doit exciter de la pitié et de la crainte, et cela est de ses parties essentielles, puisqu’il entre dans sa définition. Or, s’il est vrai que ce dernier sentiment ne s’excite en nous par sa représentation que quand nous voyons souffrir nos semblables, et que leurs infortunes nous en font appréhender de pareilles, n’est-il pas vrai aussi qu’il y pourroit être excité plus fortement par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l’image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les plus grands monarques, avec qui nous n’avons aucun rapport qu’en tant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont jetés dans ce précipice, ce qui ne se rencontre pas toujours ? Que si vous trouvez quelque apparence en ce raisonnement, et ne désapprouvez pas qu’on puisse faire une tragédie entre des personnes médiocres, quand leurs infortunes ne sont pas au-dessous de sa dignité, permettez-moi de conclure, a simili, que nous pouvons faire une comédie entre des personnes illustres, quand nous nous en proposons quelque aventure qui ne s’élève point au-dessus de sa portée. Et certes, après avoir lu dans Aristote que la tragédie est une imitation des actions, et non pas des hommes, je pense avoir quelque droit de dire la même chose de la comédie, et de prendre pour maxime que c’est par la seule considération des actions, sans aucun égard aux personnages, qu’on doit déterminer de quelle espèce est un poème dramatique.

(Lettre à M. de Zuylichem, conseiller et secrétaire de Mgneur le Prince d’Orange, placée en tête de Don Sanche, comédie héroïque, 1652.)

Pascal (1623-1664)

Notice

Pascal (Blaise), né à Clermont-Ferrand, mourut à Paris, à l’âge de 39 ans. Génie précoce, universel, « effrayant », dit Chateaubriand, les travaux et les découvertes que, dès ses jeunes années, il fit dans les sciences mathématiques et physiques eussent suffi à l’immortaliser. À partir de 1646, même au milieu de la vie mondaine, il tourna ses pensées vers la religion. Engagé dans les querelles théologiques des jansénistes et des jésuites, il écrivit contre ceux-ci (1656-1657) les Lettres de Louis de Montalte à un provincial de ses amis, qu’on appela souvent les Petites Lettres, qu’on appelle aujourd’hui les Provinciales, « modèle de la plus parfaite plaisanterie, comme du plus fort raisonnement » (Chateaubriand). Elles comptent au premier rang des ouvrages qui ont fait la langue de nos grands écrivains du siècle de Louis XIV. Dans la solitude de Port-Royal, il conçut et prépara, au milieu de souffrances continues, un grand ouvrage apologétique de la religion chrétienne, dont les fragments, trouvés et publiés après sa mort sous le nom de Pensées, ont une éloquence d’une incomparable puissance : logique, passion, imagination, tout y a un caractère unique de force et de grandeur. L’édition définitive des Pensées est celle de M. Havet (1852).

Les deux infinis : grandeur et misère de l’homme

… Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ; qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit328, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très-délicat à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt329 de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables : nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part330. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l’homme, étant revenu à soi331, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connoît les choses les plus délicates ; qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse que les autres par leur étendue332 ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ?

Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.

Car, enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret inpénétrable ; également incapable de voir le néant dont il est tiré et l’infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connoître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend ; tout autre ne le peut faire…

Manque333 d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avoient quelque proportion avec elle.

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Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et, si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination : nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes334.

Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.

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Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.

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La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. Toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé.

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L’homme n’est qu’un roseau le plus foible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraseroit, l’homme seroit encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

(Pensées, article I.)
Vanité de l’homme

L’orgueil nous tient d’une possession si naturelle au milieu de nos misères et de nos erreurs, que nous perdons même la vie avec joie, pourvu qu’on en parle335.

La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme, qu’un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs ; et les philosophes mêmes en veulent. Et ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et moi qui écris ceci, j’ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le lisent l’auront aussi.

Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous n’y serons plus ; et nous sommes si vains, que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.

Les villes par où on passe, on ne se soucie pas d’y être estimé ; mais quand on y doit demeurer un peu de temps, on s’ensoucie. Combien de temps faut-il ? un temps proportionné à notre durée vaine et chérie.

(Pensées, article II.)
L’homme entre le passé et l’avenir

Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt ; si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont pas à nous, et ne pensons pas au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et, s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine sa pensée ; il la trouvera toujours occupée au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre but : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le serons jamais.

(Pensées, article III.)
Pensées diverses sur la morale et la littérature

Diseur de bons mots, mauvais caractère.

Le moi est haïssable ; vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable.

Voulez-vous qu’on croie du bien de vous ? n’en dites point.

Il y a des endroits où il faut appeler Paris Paris, et d’autres où il le faut appeler capitale du royaume.

Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâteroit le discours, il les faut laisser ; c’en est la marque.

Ceux qui font des antithèses en forçant les mots, sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie.

Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendoit de voir un auteur, et on trouve un homme.

La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première.

(Pensées, articles VI et VII.)
De la controverse sur le « pouvoir prochain, la grâce suffisante et la grâce efficace »

Voulez-vous voir une peinture de l’Eglise dans ces différents avis ? Je la considère comme un homme qui, partant de son pays pour faire un voyage, est rencontré par des voleurs qui le blessent de plusieurs coups, et le laissent à demi-mort. Il envoie quérir trois médecins dans les villes voisines. Le premier, ayant sondé les plaies, les juge mortelles, et lui déclare qu’il n’y a que Dieu qui lui puisse rendre ses forces perdues. Le second, arrivant ensuite, voulut le flatter, et lui dit qu’il avoit encore des forces suffisantes pour arriver en sa maison, et insultant contre le premier qui s’opposoit à son avis, forma le dessein de le perdre. Le malade, en cet état douteux, apercevant de loin le troisième, lui tend les mains comme à celui qui le devoit déterminer. Celui-ci ayant considéré ses blessures, et sur l’avis des deux premiers, embrasse le second, s’unit à lui, et tous deux ensemble se liguent contre le premier et le chassent honteusement, car ils étoient plus forts en nombre. Le malade juge à ce procédé qu’il est de l’avis du second ; et le lui demandant, en effet, il lui déclare affirmativement que ses forces sont suffisantes pour faire son voyage. Le blessé néanmoins, ressentant sa foiblesse, lui demande à quoi il les jugeoit telles. C’est, lui dit-il, parce que vous avez encore vos jambes ; or, les jambes sont les organes qui suffisent naturellement pour marcher. Mais, lui dit le malade, ai-je toute la force nécessaire pour m’en servir ? car il me semble qu’elles sont inutiles dans ma langueur. Non certainement. dit le médecin, et vous ne marcherez jamais effectivement si Dieu ne vous envoie un secours extraordinaire pour vous soutenir et vous conduire. Eh quoi ! dit le malade, je n’ai donc pas en moi les forces suffisantes et auxquelles il ne manque rien pour marcher effectivement. Vous en êtes bien éloigné, lui dit-il. Vous êtes donc, dit le blessé, d’avis contraire à votre compagnon touchant mon véritable état ? Je vous l’avoue, lui répondit-il.

Que pensez-vous que dit le malade ? Il se plaignit du procédé bizarre et des termes ambigus de ce troisième médecin. Il le blâma de s’être uni au second, à qui il étoit contraire de sentiment, et avec lequel il n’avoit qu’une conformité apparente ; et d’avoir chassé le premier auquel il étoit conforme en effet. Et après avoir fait essai de ses forces, et reconnu par expérience la vérité de sa foiblesse, il les renvoya tous deux ; et rappelant le premier, se mit entre ses mains ; et suivant son conseil, il demanda à Dieu les forces qu’il confessoit n’avoir pas ; il en reçut miséricorde, et, par son secours, arriva heureusement dans sa maison.

Le bon père, étonné d’une telle parabole, ne répondit rien. Et je lui dis doucement pour le rassurer : Mais, après tout, mon père, à quoi avez-vous pensé de donner le nom de suffisante à une grâce que vous dites qu’il est de foi de croire qu’elle est insuffisante en effet ? Vous en parlez, dit-il, bien à votre aise. Vous êtes libre et particulier ; je suis religieux et en communauté. N’en savez-vous pas peser la différence ? Nous dépendons de supérieurs ; ils dépendent d’ailleurs. Ils ont promis nos suffrages : que voulez-vous que je devienne ? Nous l’entendîmes à demi-mot, et cela nous fit souvenir de son confrère, qui a été relégué à Abbeville pour un sujet semblable.

(Lettres provinciales, IIe.)

Arnauld (1612-1694)

Notice

Antoine Arnauld, vingtième enfant d’un célèbre avocat de Paris, fut le « soldat militant » du jansénisme dont sa famille fut comme le séminaire. À Paris, à Port-Royal, en Hollande, à Liège où il mourut, dans la retraite, dans l’exil, dans la persécution, il dépensa par sa plume, avec une fécondité prodigieuse, cette « science du sacré et du profane amassée pendant près de quatre-vingts ans » (M. Nisard). La controverse fut sa passion et son génie. Il disputa contre les jésuites, contre les protestants, contre Bossuet. Il disputa contre les Méditations de Descartes, contre la Recherche de la vérité de Malebranche, et le seul de ses ouvrages qui soit resté classique est tout imbu du cartésianisme. C’est la Logique du Port-Royal (1661), qu’il écrivit avec Nicole. Son début (1643) avait été le livre de dévotion le plus populaire du siècle, avec l’Introduction à la vie dévote de saint François de Suies, le traité de la Fréquente communion.

De l’esprit de jalousie et de contradiction, de l’esprit de dispute, de l’esprit d’indifférence et de complaisance

L’esprit des hommes n’est pas seulement naturellement amoureux de lui-même ; mais il est aussi naturellement jaloux, envieux, et malin à l’égard des autres ; il ne souffre qu’avec peine qu’ils aient quelque avantage, parce qu’il les désire tous pour lui ; et comme c’en est un que de connoître la vérité et d’apporter aux hommes quelque nouvelle lumière, on a une passion secrète de leur ravir cette gloire, ce qui engage souvent à combattre sans raison les raisons et les opinions des autres. Ainsi, comme l’amour-propre fait souvent faire ce raisonnement ridicule : C’est une opinion que j’ai inventée, c’est celle de mon ordre, c’est un sentiment qui m’est commode, il est donc véritable ; la malignité naturelle fait souvent faire cet autre, qui n’est pas moins absurde : C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux : ce n’est pas moi qui ai fait ce livre, il est donc mauvais.

C’est la source de l’esprit de contradiction si ordinaire parmi les hommes, et qui les porte, quand ils entendent ou lisent quelque chose d’autrui, à considérer peu les raisons qui pourront les persuader, et à ne songer qu’à celles qu’ils croient pouvoir opposer. Ils sont toujours en garde contre la vérité, et ils ne pensent qu’aux moyens de la repousser et de l’obscurcir, en quoi ils réussissent presque toujours, la fertilité de l’esprit humain étant inépuisable en fausses raisons. Quand ce vice est dans l’excès, il fait un des principaux caractères de l’esprit de pédanterie, qui met son plus grand plaisir à chicaner les autres sur les plus petites choses, et à contredire tout avec une basse malignité ; mais il est souvent plus imperceptible et plus caché ; et l’on peut dire même que personne n’en est entièrement exempt, parce qu’il a sa racine dans l’amour-propre qui vit toujours dans les hommes.

 

On peut distinguer de la contradiction maligne et envieuse, une autre sorte d’humeur moins mauvaise, mais qui engage dans les mêmes fautes de raisonnement ; c’est l’esprit de dispute, qui est encore un défaut qui gâte beaucoup l’esprit. Ce n’est pas qu’on puisse blâmer généralement la dispute : on peut dire, au contraire, que, pourvu qu’on en use bien, il n’y a rien qui serve davantage à donner diverses ouvertures ou pour trouver la vérité ou pour la persuader aux autres. Le mouvement d’un esprit qui s’occupe seul à l’examen de quelque matière est d’ordinaire trop froid et trop languissant ; il a besoin d’une certaine chaleur qui l’excite et qui réveille ses idées ; et c’est d’ordinaire par les diverses oppositions qu’on nous fait que l’on découvre où consiste la difficulté de la persuasion et l’obscurité ; ce qui nous donne lieu de faire effort pour la vaincre. Mais il est vrai qu’autant cet exercice est utile, lorsque l’on en use comme il faut et avec un entier dégagement de passion, autant est-il dangereux lorsqu’on en use mal et que l’on met sa gloire à soutenir son sentiment à quelque prix que ce soit, et à contredire celui des autres. Rien n’est plus capable de nous éloigner de la vérité et de nous jeter dans l’égarement que cette sorte d’humeur. On s’accoutume, sans qu’on s’en aperçoive, à trouver raison partout, et à se mettre au-dessus des raisons, en ne s’y rendant jamais : ce qui conduit peu à peu à n’avoir rien de certain et à confondre la vérité avec l’erreur, en les regardant l’une et l’autre comme également probables. C’est ce qui fait qu’il est si rare que l’on termine quelque question par la dispute, et qu’il n’arrive presque jamais que deux philosophes tombent d’accord. On trouve toujours à repartir et à se défendre, parce qu’on a pour but d’éviter non l’erreur, mais le silence, et que l’on croit qu’il est moins honteux de se tromper toujours, que d’avouer que l’on s’est trompé.

 

Il se trouve des personnes, principalement parmi ceux qui hantent la cour qui, reconnoissant assez combien les humeurs contredisantes sont incommodes et désagréables, prennent une route toute contraire, qui est de ne rien contredire, mais de louer et d’approuver tout indifféremment ; et c’est ce qu’on appelle complaisance, qui est une humeur plus commode pour la fortune, mais aussi désavantageuse pour le jugement ; car, comme les contredisants prennent pour vrai le contraire de ce qu’on leur dit, les complaisans semblent prendre pour vrai tout ce qu’on leur dit ; et cette accoutumance corrompt premièrement leur discours, et ensuite leur esprit. C’est par ce moyen qu’on a rendu les louanges si communes, et qu’on les donne si indifféremment à tout le monde, qu’on ne sait plus qu’en conclure. Il n’y a point dans la gazette de prédicateur qui né soit des plus éloquents, et qui ne ravisse ses auditeurs par la profondeur de sa science ; tous ceux qui meurent sont illustres en piété ; les plus petits auteurs pourroient faire des livres des éloges qu’ils reçoivent de leurs amis ; de sorte que, dans cette profusion de louanges, que l’on fait avec si peu de discernement, il y a sujet de s’étonner qu’il y ait des personnes qui en soient si avides, et qui ramassent avec tant de soin celles qu’on leur donne.

Il est imposssible que cette confusion dans la louange ne produise la même confusion dans l’esprit, et que ceux qui s’accoutument à louer tout, ne s’accoutument aussi à approuver tout : mais, quand la fausseté ne seroit que dans les paroles, et non dans l’esprit, cela suffit pour éloigner ceux qui aiment sincèrement la vérité. Il n’est pas nécessaire de reprendre tout ce qu’on voit de mal ; mais il est nécessaire de ne louer que ce qui est véritablement louable ; autrement l’on jette ceux que l’on loue de cette sorte dans l’illusion, l’on contribue à tromper ceux qui jugent de ces personnes par ces louanges, et l’on fait tort à ceux qui en méritent de véritables, en les rendant communes à ceux qui n’en méritent pas ; enfin l’on détruit toute la foi du langage, et l’on brouille toutes les idées des mots en faisant qu’ils ne soient plus dignes de nos jugements et de nos pensées, mais seulement d’une civilité extérieure qu’on veut rendre à ceux que l’on loue, comme pourroit être une révérence : car c’est tout ce que l’on doit conclure des louanges et des compliments ordinaires.

(Logique, III, 20 : Des mauvais raisonnemens que l’on commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires.)

Nicole (1625-1695)

Notice

Avocat, solitaire à Port-Royal, exilé avec les jansénistes dont il partagea toutes les fortunes, fugitif en France, en Belgique, puis fixé à Chartres et enfin à Paris, Nicole (Pierre), « une des plus belles plumes de l’Europe », dit Bayle, ne cessa d’écrire pour la jeunesse, pour la morale, pour l’orthodoxie, contre les jésuites, contre les calvinistes, contre les quiétistes. Moraliste, logicien, philosophe cartésien, controversiste, grammairien, humaniste, il collabora, croit-on, aux Provinciales de Pascal ; il fit avec Arnauld la Logique de Port-Royal, dont les deux excellentes préfaces en particulier lui sont dues. « Ses Essais de morale (1671 et années suivantes), qui sont utiles au genre humain, ne périront pas. Le chapitre surtout des moyens de conserver la paix dans la société est un chef-d’œuvre, auquel on ne trouve rien d égal en ce genre dans l’antiquité » (Voltaire, Siècle de Louis XIV). C’est ce chapitre, ou traité, qui « enlevait » Mme de Sévigné : « Ce qui s’appelle, ajoute-t-elle, chercher dans le fond du cœur avec une lanterne », c’est ce qu’il a fait (à Mme de Grignan, 30 septembre 1671) ; et huit jours après : « Si vous ne l’avez lu, lisez-le ; et si vous l’avez lu, relisez-le » ; et le 4 novembre : « Je voudrois bien en faire un bouillon et l’avaler. »

De la discussion

Il est difficile de renfermer dans des règles et des préceptes particuliers toutes les diverses manières de contredire les opinions des autres sans les blesser. Ce sont les circonstances qui les font naître, et la crainte charitable de choquer nos frères qui nous les fait trouver. Mais il y a plusieurs défauts généraux qu’il faut avoir en vue d’éviter, et qui sont les sources ordinaires de ces mauvaises manières. Le premier est l’ascendant, c’est-à-dire une manière impérieuse de dire ses sentiments, que peu de gens peuvent souffrir, tant parce qu’elle représente l’image d’une âme fière et hautaine, dont on a naturellement de l’aversion, que parce qu’il semble que l’on veuille dominer sur les esprits et s’en rendre le maître…

C’est encore un fort grand défaut que de parler d’un air décisif, comme si ce qu’on dit ne pouvoit être raisonnablement contesté ; car l’on choque ceux à qui l’on parle de cet air, ou en leur faisant sentir qu’ils contestent une chose indubitable, ou en faisant paroitre qu’on leur veut ôter la liberté de l’examiner et d’en juger par leur propre lumière, ce qui leur paroît une domination injuste. Ceux qui ont cet air afifmratif témoignent non-seulement qu’ils ne doutent pas de ce qu’ils avancent, mais aussi qu’ils ne veulent pas qu’on en puisse douter. Or c’est trop exiger des autres et s’attribuer trop à soi-même. Chacun veut être juge de ses opinions et ne les recevoir que parce qu’il les approuve. Tout ce que ces personnes gagnent donc par là est que l’on s’applique encore plus qu’on ne feroit aux raisons de douter de ce qu’ils disent, parce que cette manière de parler excite un désir secret de les contredire et de prouver que ce qu’ils proposent avec tant d’assurance n’est pas certain, ou ne l’est pas au point qu’ils se l’imaginent.

La chaleur que l’on témoigne pour ses opinions est un défaut différent de ceux que je viens de marquer, qui sont compatibles avec la froideur. Celui-ci fait croire que non seulement on est attaché à ses sentiments par persuasion, mais aussi par passion ; ce qui fait une impression toute contraire à celle que l’on prétend. Car le seul soupçon qu’on a plutôt embrassé une opinion par passion que par lumière la rend suspecte.

C’est un défaut si visible que de s’emporter dans la dispute à des termes injurieux et méprisants, qu’il n’est pas nécessaire d’en avertir ; mais il est bon de remarquer qu’il y a de certaines rudesses et de certaines incivilités qui tiennent du mépris, quoiqu’elles puissent venir d’un autre principe. C’est bien assez qu’on persuade à ceux que l’on contredit qu’ils ont tort et qu’ils se trompent, sans leur faire encore sentir, par des termes durs et humiliants, qu’on ne leur trouve pas la moindre étincelle de raison.

Enfin la sécheresse, qui ne consiste pas tant dans la dureté des termes que dans le défaut de certains adoucissemens, choque aussi pour l’ordinaire, parce qu’elle enferme quelque sorte d’indifférence et de mépris ; car elle laisse la plaie que la contradiction fait sans aucun remède qui en puisse diminuer la douleur. Or, ce n’est pas avoir assez d’égards pour les hommes que de leur faire quelque peine sans la ressentir et sans essayer de l’adoucir, et c’est ce que la sécheresse ne fait point, parce qu’elle consiste proprement à ne le point faire et à dire durement les choses dures. On ménage ceux que l’on aime et que l’on estime, et ainsi on témoigne proprement à ceux que l’on ne ménage point qu’on n’a ni amitié ni estime pour eux…

(Essais de morale. — Des moyens de conserver la paix avec les hommes.)
De la justesse d’esprit

Il n’y a rien de plus estimable que le bon sens et la justesse de l’esprit dans le discernement du vrai et du faux. Toutes les autres qualités d’esprit ont des usages bornés ; mais l’exactitude de la raison est généralement utile dans toutes les parties et dans tous les emplois de la vie. Ce n’est pas seulement dans toutes les sciences qu’il est difficile de distinguer la vérité de l’erreur, mais aussi dans la plupart des sujets dont les hommes parlent et des affaires qu’ils traitent. Il y a presque partout des routes différentes, les unes vraies, les autres fausses ; et c’est à la raison d’en faire le choix. Ceux qui choisissent bien sont ceux qui ont l’esprit juste ; ceux qui prennent le mauvais parti sont ceux qui ont l’esprit faux : et c’est la première et la plus importante différence qu’on peut mettre entre les qualités de l’esprit des hommes. Ainsi la principale application qu’on devroit avoir seroit de former son jugement, et de le rendre aussi exact qu’il peut l’être ; et c’est à quoi devroit tendre la plus grande partie de nos études. On se sert de la raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences, et on devroit se servir, au contraire, des sciences comme d’un instrument pour perfectionner sa raison.

Ce soin et cette étude est d’autant plus que nécessaire qu’il est étrange combien c’est une qualité rare que cette exactitude de jugement. On ne rencontre partout que des esprits faux qui n’ont presque aucun discernement de la vérité ; qui prennent toutes choses d’un mauvais biais ; qui se payent des plus mauvaises raisons, et qui veulent en payer les autres ; qui se laissent emporter par les moindres apparences ; qui sont toujours dans l’excès et dans les extrémités ; qui n’ont point de serres pour se tenir fermes dans les vérités qu’ils savent, parce que c’est plutôt le hasard qui les y attache qu’une solide lumière, ou qui s’arrêtent, au contraire, à leurs sens avec tant d’opiniâtreté, qu’ils n’écoutent rien de ce qui pourroit les détromper ; qui décident hardiment ce qu’ils ignorent, ce qu’ils n’entendent pas, et ce que personne n’a jamais peut-être entendu ; qui ne font point de différence entre parler et parler, ou qui ne jugent de la vérité des choses que par le ton de la voix : celui qui parle facilement et gravement a raison ; celui qui a quelque peine à s’expliquer, ou qui fait paroître quelque chaleur, a tort. Ils n’en savent pas davantage.

Cette fausseté d’esprit n’est pas seulement cause des erreurs que l’on mêle dans les sciences, mais aussi de la plupart des fautes que l’on commet dans la vie civile, des querelles injustes, des procès mal fondés, des avis téméraires, des entreprises mal concertées. Il y en a peu qui n’aient leur source dans quelque erreur et dans quelque faute de jugement : de sorte qu’il n’y a point de défaut dont on ait plus d’intérêt de se corriger.

Mais autant que336 cette correction est souhaitable, autant est-il difficile d’y réussir, parce qu’elle dépend beaucoup de la mesure d’intelligence que nous apportons en naissant. Le sens commun n’est pas une qualité si commune que l’on pense. Il y a une infinité d’esprits grossiers et stupides que l’on ne peut réformer en leur donnant l’intelligence de la vérité, mais en les retenant dans les choses qui sont à leur portée, et en les empêchant de juger de ce qu’ils ne sont pas capables de connoître. Il est vrai néanmoins qu’une grande partie des faux jugemens des hommes ne vient pas de ce principe, et qu’elle n’est causée que par la précipitation de l’esprit, et par le défaut d’attention, qui fait que l’on juge témérairement de ce que l’on ne connoît que confusément et obscurément. Le peu d’amour que les hommes ont pour la vérité fait qu’ils ne se mettent pas en peine la plupart du temps de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Ils laissent entrer dans leur âme toutes sortes de discours et de maximes ; ils aiment mieux les supposer pour véritables que de les examiner : s’ils ne les entendent pas, ils veulent croire que d’autres les entendent bien ; et ainsi ils se remplissent la mémoire d’une infinité de choses fausses, obscures et non entendues, et raisonnent ensuite sur ces principes, sans presque considérer ni ce qu’ils disent ni ce qu’ils pensent.

La vanité et la présomption contribuent encore beaucoup à ce défaut. On croit qu’il y a de la honte à douter et à ignorer ; et l’on aime mieux parler et décider au hasard, que de reconnoître qu’on n’est pas assez informé des choses pour en porter jugement. Nous sommes tous pleins d ignorances et d’erreurs ; et cependant on a toutes les peines du monde de tirer de la bouche des hommes cette confession si juste et si conforme à leur condition naturelle : Je me trompe, et Je n’en sais rien.

Il s’en trouve d’autres, au contraire, qui ayant assez de lumières pour connaître qu’il y a quantité de choses obscures et incertaines, et voulant par une même autre sorte de vanité témoigner qu’ils ne se laissent pas aller à la crédulité populaire, mettent leur gloire à soutenir qu’il n’y a rien de certain : ils se déchargent ainsi de la peine de les examiner ; et sur ce mauvais principe ils mettent en doute les vérités les plus constantes, et la religion même. C’est la source du pyrrhonisme, qui est une autre extravagance de l’esprit humain, qui, paroissant contraire à la témérité de ceux qui croient tout et décident de tout, vient néanmoins de la même source, qui est le défaut d’attention ; car, comme les uns ne veulent pas se donner la peine de discerner les erreurs, les autres ne veulent pas prendre celle d’envisager la vérité avec le soin nécessaire pour en apercevoir l’évidence. La moindre lueur suffit aux uns pour les persuader de choses très-fausses, et elle suffit aux autres pour les faire douter des choses les plus certaines ; mais, dans les uns et dans les autres, c’est le même défaut d’application qui produit des effets si différents.

La vraie raison place toutes choses dans le rang qui leur convient ; elle fait douter de celles qui sont douteuses, rejeter celles qui sont fausses, et reconnoître de bonne foi celles qui sont évidentes, sans s’arrêter aux vaines raisons des pyrrhoniens, qui ne détruisent pas l’assurance raisonnable que l’on a des choses certaines, non pas même dans l’esprit de ceux qui les proposent. On peut bien faire dire extérieurement à sa bouche qu’on en doute, parce que l’on peut mentir ; mais on ne peut pas le faire dire à son esprit.

Mais parce que l’esprit se laisse quelquefois abuser par de fausses lueurs, lorsqu’il n’y apporte pas l’attention nécessaire, et qu’il y a bien des choses que l’on ne connoît que par un long et difficile examen, il est certain qu’il seroit utile d’avoir des règles pour s’y conduire de telle sorte, que la recherche de la vérité en fût et plus facile et plus sûre ; et ces règles, sans doute, ne sont pas impossibles : car, puisque les hommes se trompent quelquefois dans leurs jugemens, et que quelquefois aussi ils ne s’y trompent pas, qu’ils raisonnent tantôt bien et tantôt mal, et qu’après avoir mal raisonné, ils sont capables de reconnoître leur faute, ils peuvent remarquer, en faisant des réflexions sur leurs pensées, quelle méthode ils ont suivie lorsqu’ils ont bien raisonné, et quelle a été la cause de leur erreur lorsqu’ils se sont trompés, et former ainsi des règles sur ces réflexions pour éviter à l’avenir d’être surpris.

C’est proprement ce que les philosophes entreprennent.

(La Logique, 1er Discours préliminaire.)

Cardinal de Retz (1613-1679)

Notice

Aucune singularité ne manqua à la vie, aucun talent au génie de Retz (Paul de Gondi, cardinal de). Elève de Vincent de Paul et homme d’église malgré lui, il eut maints duels dans sa jeunesse ; à dix-huit ans il écrivit la Conjuration de Fiesque et conspira contre Richelieu ; il fut ensuite un brillant prédicateur à Paris ; tribun mitré quand il devint coadjuteur du premier archevêque de Paris, son oncle, il joua un rôle capital dans la Fronde, dont les premières barricades furent en partie son ouvrage (1648). Emprisonné à la paix (1652) dans le château de Nantes, il succéda, pendant son incarcération, au siège archiépiscopal de son oncle, qu’il n’occupa jamais. Évadé, il alla prendre part à un conclave, rentra en France en 1661, fut le dernier abbé de Saint-Denis, et mourut à Paris dans la piété et la charité. — C’est dans ses immortels Mémoires qu’il faut lire cette vie d’intrigues, de fièvre et de feu. « Ils sont écrits avec un air de grandeur, une impétuosité de génie et une inégalité qui sont l’image de sa conduite » (Voltaire). Nul n’a mis une franchise plus délibérée dans ses confidences et ses aveux, plus de mouvement et de verve dans ses récits, plus de piquant et d’esprit, quelquefois de profondeur dans ses portraits. Il connaissait à fond les grands et « les peuples », qu’il a peints en maître.

Comment « tout le monde se trouva un instant Mazarin337 »

Quand l’on vit que le cardinal avoit arrêté celui qui, cinq ou six semaines devant, avoit ramené le roi à Paris avec un faste inconcevable338, l’imagination de tous les hommes fut 3aisie d’un étonnement respectueux ; et je me souviens que Chapelain, qui enfin avoit de l’esprit, ne pouvoit se lasser d’admirer ce grand événement. L’on se croyoit bien obligé au ministre de ce que toutes les semaines il ne faisoit pas mettre quelqu’un en prison, et l’on attribuoit à la douceur de son naturel les occasions qu’il n’avoit pas de mal faire. Il faut avouer qu’il seconda fort habilement son bonheur. Il donna toutes les apparences nécessaires pour faire croire qu’on l’avoit forcé à cette résolution ; que les conseils de Monsieur et de M. le prince l’avoient emporté dans l’esprit de la reine sur son avis. Il parut encore plus modéré, plus civil et plus ouvert le lendemain de l’action. L’accès étoit tout à fait libre, les audiences étoient aisées ; l’on dînoit avec lui comme avec un particulier. Enfin, il fit si bien, qu’il se trouva sur la tête de tout le monde, dans le temps que tout le monde croyoit l’avoir encore à ses côtés. Ce qui me surprend, c’est que les princes et les grands du royaume, qui pour leurs intérêts doivent être plus clairvoyans que le vulgaire, furent les plus aveugles. Monsieur339 se crut au-dessus de l’exemple ; M. le Prince340, attaché à la cour par son avarice, voulut aussi n’y pas croire ; M. le Duc341 étoit d’un âge à s’endormir aisément à l’ombre des lauriers ; M. de Longueville ouvrit les yeux, mais ce ne fut que pour les refermer ; M de Vendôme étoit trop heureux de n’avoir été que chassé ; M. de Nemours n’étoit qu’un enfant ; M. de Guise, revenu tout nouvellement de Bruxelles, étoit gouverné par madame de Pons, et croyoit gouverner toute la cour ; M. de Bouillon croyoit qu’on lui rendroit Sedan de jour en jour ; M. de Turenne étoit plus que satisfait de commander les armées d’Allemagne ; M. d’Épernon étoit ravi d’être rentré dans son gouvernement et dans sa charge ; M. de Schomberg avoit été toute sa vie inséparable de tout ce qui étoit bien à la cour ; M de Gramont en étoit esclave, et MM. de Retz, de Vitry et de Bassompierre se croyoient, au pied de la lettre, en faveur, parce qu’ils n’étoient plus ni prisonniers ni exilés. Le Parlement, délivré du cardinal de Richelieu qui l’avoit tenu fort bas, s’imaginoit que le siècle d’or seroit celui d’un ministre qui leur disoit tous les jours que la reine ne se vouloit conduire que par leurs conseils. Le clergé, qui donne toujours l’exemple de la servitude, la prêchoit aux autres sous le titre d’obéissance. — Voilà comment tout le monde se trouva en un instant Mazarin.

(Mémoires, IIe partie.)
Comment le Parlement commença la rébellion

Qui eût dit trois mois avant la petite pointe des troubles, qu’il en eût pu naître dans un État où la maison royale étoit parfaitement unie, où la cour étoit esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étoient soumises, où les armées étoient victorieuses, où les compagnies paroissoient de tout point impuissantes ? Qui l’eût dit eût passé pour un insensé : je ne dis pas dans l’esprit du vulgaire, mais je dis entre les d’Estrées et les Senneterre. Il paroît un peu de sentiment, une lueur ou plutôt une étincelle de vie ; et ce signe de vie, dans le commencement presque imperceptible, ne se donne point par Monsieur, il ne se donne point par M. le Prince, il ne se donne point par les grands du royaume, il ne se donne point par les provinces, il se donne par le Parlement qui, jusqu’à notre siècle, n’avoit jamais commencé de révolution, et qui certainement auroit condamné par des arrêts sanglans celle qu’il faisoit lui-même si tout autre que lui l’eût commencée. Il gronda sur l’édit du tarif ; et aussitôt qu’il eut seulement murmuré tout le monde, s’éveilla. On chercha en s’éveillant, comme à tâtons, les lois, on ne les trouva plus. L’on s’effara, l’on cria, l’on se les demanda ; et, dans cette | agitation, les questions que les explications firent naître, d’obscures qu’elles étoient et vénérables par leur antiquité, devinrent problématiques, et de là, à l’égard de la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire ; il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. La salle du palais342 profana ces mystères.

(Mémoires, IIe partie.)
Coups de pinceau343

Gaston, duc d’Orléans. — Sa faveur ne s’acquéroit pas, mais elle se conquéroit… Comme sa foiblesse régnoit dans son cœur par la frayeur et dans son esprit par l’irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie.

M. de Longueville 344 étoit l’homme du monde qui aimoit le plus le commencement de toutes les affaires.

Le prince de Conti 345. — Ce chef de parti étoit un zéro qui ne multiplioit que parce qu’il étoit prince du sang : voilà pour le public. Pour ce qui est du particulier, la méchanceté faisoit en lui ce que la foiblesse faisoit en M. le duc d’Orléans ; elle inondoit toutes les autres qualités, qui n’étoient que médiocres et toutes semées de faiblesses346.

M. de Beaufort n’en étoit pas jusqu’à l’idée des grandes affaires : il n’en avoit que l’intention ; il en avoit ouï parler aux Importans347, et il avoit un peu retenu de leur jargon ; et cela, mêlé avec les expressions qu’il avoit tirées très fidèlement de M. de Vendôme, formoit une langue qui auroit déparé le bon sens de Caton. Le sien étoit court et lourd, et d’autant plus qu’il étoit obscurci par la présomption. Il se croyoit habile, et c’est ce qui le faisoit paroître artificieux, parce que l’on connoissoit d’abord348 qu’il n’avoit pas assez d’esprit pour cette fin. Il étoit brave de sa personne, et plus qu’il n’appartient à un fanfaron. Il parloit, il pensoit comme le peuple dont il fut l’idole quelque temps… Il me falloit un fantôme, mais il ne me falloit qu’un fantôme ; et par bonheur pour moi il se trouva que ce fantôme étoit petit-fils de Henri le Grand, qu’il parla comme on parle aux halles (c qui n’est pas ordinaire aux enfants de Henri le Grand), et qu’il eut de grands cheveux bien longs et bien blonds. Vous ne pouvez vous imaginer le poids de ces circonstances, et tous ne pouvez concevoir l’effet qu’elles firent dans le peuple.

Madame de Chevreuse. — Je n’ai jamais vu qu’elle en qui la vivacité suppléât au jugement ; elle lui donnoit même assez souvent des ouvertures si brillantes qu’elles paroissoient des éclairs, et si sages qu’elles n’eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles.

Anne d’Autriche. — La reine avoit plus que personne que j’aie jamais vue de cette sorte d’esprit qui lui étoit nécessaire pour ne pas paroître sotte à ceux qui ne la connoissoient pas. Elle avoit plus d’aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, plus d’application à l’argent que de libéralité, plus de libéralité que d’intérêt, plus d’intérêt que de désintéressement, plus d’attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d’intention de piété que de piété, plus d’opiniâtreté que de fermeté, et plus d’incapacité que de tout ce que j’ai dit ci-dessus.

(Mémoires. IIe partie, passim.)
La journée des Barricades (27 août 1648)

Le parlement s’étant assemblé ce jour-là de très-bon matin, et devant même que l’on eût pris les armes, apprit le mouvement par les cris d’une multitude immense qui hurloit dans la salle du palais : Broussel ! Broussel ! et il donna arrêt par lequel il fut ordonné que l’on iroit en corps et en habit au Palais-Royal redemander les prisonniers ; qu’il seroit décrété contre Comminges, lieutenant des gardes de la reine349 ; qu’il seroit défendu à tous gens de guerre, sous peine de la vie, de prendre des commissions pareilles, et qu’il seroit informé contre ceux qui avoient donné ce conseil comme contre des perturbateurs du repos public. L’arrêt fut exécuté à l’heure même : le parlement sortit au nombre de cent soixante officiers350. Il fut reçu et accompagné dans toutes les rues avec des acclamations et des applaudissemens incroyables : toutes les barricades tombaient devant lui.

Le premier président351 parla à la reine avec toute la liberté que l’état des choses lui donnoit. Il lui représenta au naturel le jeu que l’on avoit fait en toutes occasions de la parole royale ; les illusions honteuses, et même puériles, par lesquelles on avoit éludé mille et mille fois les résolutions les plus utiles et même les plus nécessaires à l’État ; il exagéra avec force le péril où le public se trouvoit par la prise tumultuaire et générale des armes. La reine352, qui ne craignoit rien parce qu’elle connoissoit peu, s’emporta, et elle lui répondit avec un ton de fureur plutôt que de colère : « Je sais bien qu’il y a du bruit dans la ville ; mais vous m’en répondrez, messieurs du parlement, vous, vos femmes et vos enfans. » En prononçant cette dernière syllabe, elle rentra dans sa petite chambre grise et elle en ferma la porte avec force.

Le parlement s’en retournoit ; et il étoit déjà sur les degrés, quand le président de Mesmes, qui étoit extrêmement timide, faisant réflexion sur le péril auquel la compagnie alloit s’exposer parmi le peuple, l’exhorta à remonter et à faire encore un effort sur l’esprit de la reine. M. le duc d’Orléans353, qu’ils trouvèrent dans le grand cabinet et qu’ils exhortèrent pathétiquement, les fit entrer au nombre de vingt dans la chambre grise. Le premier président fit voir à la reine toute l’horreur de Paris armé et enragé, c’est-à-dire il essaya de lui faire voir, car elle ne voulut rien écouter ; elle se jeta de colère dans la petite galerie.

Le cardinal s’avança et proposa de rendre les prisonniers, pourvu que le parlement promît de ne pas continuer ses assemblées. Le premier président répondit qu’il falloit délibérer sur la proposition. On fut sur le point de le faire sur-le-champ ; mais beaucoup de ceux de la compagnie ayant représenté que les peuples croiroient qu’elle auroit été violentée si elle opinoit au Palais-Royal, l’on résolut de s’assembler l’après-dinée au palais, et l’on pria M. le duc d’Orléans de s’y trouver.

Le parlement étant sorti du Palais-Royal, et ne disant rien au peuple de la liberté de Broussel, ne trouva d’abord qu’un morne silence au lieu des acclamations passées. Comme il fut à la barrière des Sergens354, où étoit la première barricade, il y rencontra du murmure, qu’il apaisa en assurant que la reine lui avoit promis satisfaction. Les menaces de la seconde furent éludées par le même moyen. La troisième, qui étoit à la Croix du Tirouer355, ne se voulut pas payer de cette monnoie ; et un garçon rôtisseur, s’avançant avec deux cents hommes et mettant la hallebarde dans le ventre du premier président, lui dit : « Tourne, traître ; et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en otages. » Vous ne doutez pas, à mon opinion, ni de la confusion ni de la terreur qui saisit presque tous les assistants ; cinq présidents au mortier et plus de vingt conseillers se jetèrent dans la foule pour s’échapper. L’unique premier président, le plus intrépide homme, à mon sens, qui ait paru dans son siècle, demeura ferme et. inébranlable356. Il se donna le temps de rallier ce qu’il put de la compagnie ; il conserva toujours la dignité de la magistrature et dans ses paroles et dans ses démarches, et il revint au Palais-Royal au petit pas, sous le feu des injures, des menaces, des exécrations et des blasphèmes.

Cet homme avoit une sorte d’éloquence qui lui étoit particulière. Il n’étoit pas congru dans sa langue, mais il parloit avec une force qui suppléoit à tout cela ; et il étoit naturellement si hardi, qu’il ne parloit jamais si bien que dans le péril. Il se passa lui-même lorsqu’il revint au Palais-Royal, et il est constant qu’il toucha tout le monde, à la réserve de la reine, qui demeura inflexible.

Monsieur fit mine de se jeter à genoux devant elle ; quatre ou cinq princesses, qui trembloient de peur, s’y jetèrent effectivement. Le cardinal, à qui un jeune conseiller des enquêtes avoit dit en raillant qu’il seroit assez à propos qu’il allât lui-même dans les rues voir l’état des choses, le cardinal, dis-je, se joignit au gros de la cour, et l’on tira enfin à toute peine cette parole de la bouche de la reine : « Hé bien ! messieurs du parlement, voyez donc ce qu’il est à propos de faire. » L’on s’assembla en même temps dans la grande galerie ; l’on délibéra, et l’on donna arrêt par lequel la reine seroit remerciée de la liberté accordée aux prisonniers.

Aussitôt que l’arrêt fut rendu, l’on expédia les lettres de cachet, l’on transmit les paroles, et le premier président montra au peuple les copies, qu’il avoit mises en forme, de l’un et de l’autre : mais l’on ne voulut pas quitter les armes que l’effet ne s’en fût ensuivi. Le parlemeut même ne donna point d’arrêt pour les faire poser, qu’il n’eût vu Broussel dans sa place. Il y revint le lendemain, ou plutôt il y fut porté sur la tête des peuples avec des acclamations incroyables. L’on rompit les barricades, l’on ouvrit les boutiques, et en moins de deux heures Paris parut plus tranquille que je ne l’ai jamais vu le vendredi saint.

(Mémoires, IIe partie.)

La Rochefoucauld (1613-1680)

Notice

Ambitieux mêlé à toutes les intrigues de la Fronde militante, le duc de La Rochefoucauld en connut les acteurs et les peignit en maître dans ses Mémoires sur la Régence et Anne d’Autriche (1662) ; puis, resserrant de plus en plus ses observations, il écrivit en moraliste et en philosophe ses Réflexions et Maximes (1665), ce « canal » transparent, comme dit La Fontaine (I, 11), où nous n’aimons pas à nous voir. L’auteur, en effet, ne nous flatte pas : pour lui, l’intérêt ou, terme plus général, l’amour-propre, est le trait essentiel de l’humanité, et elle l’aperçoit clairement au fond du canal qui est son miroir. La première figure d’égoïste que dut y voir La Rochefoucauld, c’est la sienne. Les Maximes furent, dans les salons de la société polie où vécut et vieillit La Rochefoucauld après la Fronde, une mode, comme les madrigaux, les portraits, etc. Il y porta le génie et en tira un chef-d’œuvre.

Les hypocrisies de la douleur

Il y a dans les afflictions diverses sortes d’hypocrisie. Dans l’une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes ; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération : nous regrettons la bonne opinion qu’on avait de nous. Ainsi les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivans. Je dis que c’est une espèce d’hypocrisie, parce que dans ces sortes d’afflictions, on se trompe soi-même. Il y a une autre hypocrisie qui n’est pas si innocente, parce qu’elle impose à tout le monde : c’est l’affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume tout a fait cesser celle qu’elles avoient en effet, elles ne laissent pas d’opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes et leurs soupirs ; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader, par toutes leurs actions, que leur déplaisir ne cessera qu’avec leur vie… Il y a encore une autre espèce de larmes qui n’ont que de petites sources, qui coulent et se tarissent facilement : on pleure pour avoir la réputation d’être tendre ; on pleure pour être plaint ; on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas.

Demandeurs et donneurs de conseils

Rien n’est plus divertissant que de voir deux hommes assemblés, l’un pour demander conseil et l’autre pour le donner. L’un paroÏt avec une déférence respectueuse, et dit qu’il vient recevoir des instructions pour sa conduite, et son dessein le plus souvent est de faire approuver ses sentimens, et de rendre celui qu’il vient consulter garant de l’affaire qu’il lui propose. Celui qui conseille paye d’abord la confiance de son ami des marques d’un zèle ardent et désintéressé ; il cherche en même temps dans ses propres intérêts des règles de conseiller, de sorte que son conseil lui est bien plus propre qu’à celui qui le reçoit.

Savoir écouter

Une des choses qui font que l’on trouve si peu de gens qui paroissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire, qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisans se contentent de montrer seulement une mine attentive, en même temps que l’on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu’on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire ; au lieu de considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation.

De la conversation

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il a dessein de dire qu’à ce que les autres disent, et que l’on n’écoute guère quand on a bien envie de parler.

Néanmoins il est nécessaire d’écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre et souffrir même qu’ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit au contraire entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plutôt par choix qu’on les loue que par complaisance.

Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu’ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur les choses indifférentes, leur faire rarement des questions, et ne leur laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus raison qu’eux.

On doit dire les choses d’un air plus ou moins sérieux et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l’humeur et la capacité des hommes que l’on entretient, et leur céder aisément l’avantage de décider, sans les obliger de répondre quand ils n’ont pas envie de parler.

Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentimens, en montrant qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d’opiniâtreté.

Évitons surtout de parler souvent de nous-mêmes et de nous donner pour exemple. Rien n’est plus désagréable qu’un homme qui se cite lui-même à tout propos.

On ne peut aussi apporter trop d’application à connoître la pente et la portée de ceux à qui l’on parle, pour se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus, sans blesser l’inclination ou l’intérêt des autres par cette préférence. Alors, on doit faire valoir toutes les raisons qu’il a dites, ajoutant modestement nos propres pensées aux siennes, et lui faisant croire, autant qu’il est possible, que c’est de lui qu’on les prend.

Il ne faut jamais rien dire avec un air d’autorité, ni montrer aucune supériorité d’esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses.

Il n’est pas défendu de conserver ses opinions si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu’elle paroît, de quelque part qu’elle vienne : elle seule doit régner sur nos sentimens ; mais suivons-la sans heurter les sentimens des autres et sans faire paroître du mépris de ce qu’ils ont dit.

Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation et de pousser trop loin une bonne raison quand on l’a trouvée. L’honnêteté veut que l’on cache quelquefois la moitié de son esprit, et qu’on ménage un opiniâtre qui se défend mal, pour lui épargner la honte de céder.

On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d’une même chose, et que l’on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que les autres. Il faut entrer indifféremment dans tout ce qui leur est agréable, s’y arrêter autant qu’ils le veulent, et s’éloigner de tout ce qui ne leur convient pas.

Toute sorte de conversation, quelque spirituelle qu’elle soit, n’est pas également propre à toutes sortes de gens d’esprit. Il faut choisir ce qui est de leur goût et ce qui est convenable à leur condition, à leur sexe, à leurs talens : il faut choisir même le temps de le dire.

Observons le lieu, l’occasion, l’humeur où se trouvent les personnes qui nous écoutent ; car, s’il y a beaucoup d’art à savoir parler à propos, il n’y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent qui sert à approuver et à condamner ; il y a un silence de discrétion et de respect. Il y a enfin des tons, des airs et des manières qui font tout ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation.

Maximes diverses

L’esprit est toujours la dupe du cœur.

 

L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.

 

On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler.

 

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.

 

La flatterie est une fausse monnoie qui n’a cours que par notre vanité.

 

Les fous et les sots ne voient que par leur humeur.

 

On est quelquefois un sot avec de l’esprit, mais on ne l’est jamais avec du jugement.

 

La petitesse de l’esprit fait l’opiniâtreté ; nous ne croyons pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous voyons.

 

Le bon goût vient plus du jugement que de l’esprit.

 

Chacun dit du bien de son cœur, et personne n’en ose dire de son esprit.

 

Le trop grand empressement qu’on a de s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude.

Molière (1622-1678)

Notice

Jean-Baptiste Poquelin, qui prit au théâtre et immortalisa le nom de Molière, fils d’un tapissier-valet de chambre du roi, hérita de son père et remplit, en 1641, sa charge, qu’il reprit plus tard ; puis forma, dirigea, conduisit à travers la province, jouant et composant lui-même, et ramena à Paris, en 1658, une troupe de comédiens, appelée d’abord l’illustre théâtre, puis troupe de Monsieur, enfin (1665) comédiens du Roi. Aucun genre de comédie ne lui est resté étranger, depuis les comédies de caractère, de mœurs et d’intrigue. Jusqu’aux farces ; et dans tous il est le premier, il est inimitable : c’est la nature et la vérité mêmes. La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues ont qualifié sévèrement quelques hasards de sa plume qu’explique la hâte à laquelle elle fut souvent condamnée : aucun style n’a un tour plus franc et plus français, une veine plus pleine, un jet plus vif, plus de force, d’ampleur et d’accent. Molière a eu, plus que tout autre poète dramatique, le don du génie : il a créé des types impérissables.

De l’emploi et de l’abus des règles dans la comédie

Lysidas, poète, Dorante 357, le Marquis, Uranie, Climène.

 

LYSIDAS.

Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l’amitié que monsieur le chevalier témoigne pour l’auteur, on m’avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là-dedans aujourd’hui ; on ne court plus qu’à cela, et l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m’en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France.

CLIMÈNE.

Il est vrai que le goût des gens est étrangement gâté, et que le siècle s’encanaille furieusement.

ÉLISE.

Celui-là est joli encore, s’encanaille ! Est-ce vous qui l’avez inventé, madame ?

CLIMÈNE.

Hé !

ÉLISE.

Je m’en suis bien douté !

DORANTE.

Vous croyez donc, monsieur Lysidas, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ?

URANIE.

Ce n’est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre.

DORANTE.

Assurément, madame ; et quand, pour la difficulté, vous vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentimens, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux Dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez (des héros, vous faites ce que vous voulez : ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature : on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnoître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens358.

CLIMÈNE.

Je crois être du monde des honnêtes gens, et cependant je n’ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que j’ai vu.

LE MARQUIS.

Ma foi, ni moi non plus.

DORANTE.

Pour toi, marquis, je ne m’en étonne pas, c’est que tu n’y as point trouvé de turlupinades359.

LYSIDAS.

Ma foi, monsieur, ce qu’on y rencontre ne vaut guère mieux ; et toutes les plaisanteries y sont froides, à mon avis.

DORANTE.

La Cour n’a pas trouvé cela.

LYSIDAS.

Ah ! monsieur, la Cour !

DORANTE.

Achevez, monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la Cour360 ne se connoît pas à ces choses ; et c’est le refuge ordinaire de vous autres, messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que d’accuser l’injustice du siècle et le peu de lumière des courtisans. Sachez, s’il vous plaît, monsieur Lysidas, que les courtisans ont d’aussi bons yeux que d’autres ; qu’on peut être habile avec un point de Venise et des plumes, aussi bien qu’avec une perruque courte et un petit rabat uni ; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la Cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier, pour trouver l’art de réussir ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes ; et, sans mettre en ligne de compte tous les gens savans qui y sont, que, du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement ces choses que tout le savoir enrouillé des pédans.

URANIE.

Il est vrai que, pour peu qu’on y demeure, il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux, pour acquérir quelque habitude de les connoître, et surtout pour ce qui est de la bonne et mauvaise plaisanterie.

DORANTE.

La Cour a quelques ridicules, j’en demeure d’accord, et je suis, comme on voit, le premier à les fronder, mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession ; et si l’on joue quelques marquis, je trouve qu’il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que ce seroit une chose plaisante à mettre sur le théâtre, que leurs grimaces savantes et leurs raffinemens ridicules, leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagemens de pensées, leur trafic de réputation, et leurs ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d’esprit et leurs combats de prose et de vers.

LYSIDAS.

Molière est bien heureux, monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous. Mais enfin, pour venir au fait, il est question de savoir si sa pièce est bonne, et je m’offre d’y montrer partout cent défauts visibles.

URANIE.

C’est une étrange chose de vous autres, messieurs les poètes, que vous condamniez toujours les pièces où tout le monde court, et ne disiez jamais du bien que de celles où personne ne va. Vous montrez pour les unes une haine invincible, et pour les autres une tendresse qui n’est pas concevable.

DORANTE.

C’est qu’il est généreux de se ranger du côté des affligés.

URANIE.

Mais, de grâce, monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.

LYSIDAS.

Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d’abord, madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l’art.

URANIE.

Je vous avoue que je n’ai aucune habitude avec ces messieurs-là, et je ne sais point les règles de l’art.

DORANTE.

Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorans, et nous étourdissez tous les jours ; il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrois bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?

URANIE.

J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE.

Et c’est ce qui marque, madame, comme on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassées ; car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudroit, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane, où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnemens pour nous empêcher d’avoir du plaisir.

URANIE.

Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendoient de rire.

DORANTE.

C’est justement comme un homme qui auroit trouvé une sauce excellente, et qui voudroit examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier françois.

URANIE.

Il est vrai ; et j’admire les raffinemens de certaines gens sur des choses que nous devons sentir par nous-mêmes.

DORANTE.

Vous avez raison, madame, de les trouver étranges, tous ces raffinemens mystérieux ; car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusques au manger et au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts.

LYSIDAS.

Enfin, monsieur, toute votre raison, c’est que l’École des femmes a plu ; et vous ne vous souciez point qu’elle ne soit pas dans les règles, pourvu…

DORANTE.

Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle, et qu’elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu’un autre ; et je ferois voir aisément que peut-être n’avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.

(Critique de l’École des Femmes, sc. vii.)
Comment M. Jourdain veut marier sa fille

M. Jourdain, madame Jourdain, Cléonte, Lucile, Covielle, Nicole.

 

CLÉONTE.

Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; et, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.

M. JOURDAIN.

Avant que je vous rende réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.

CLÉONTE.

Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai des sentimens, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté â déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer, aux yeux du monde, d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parens, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis dans les armes l’honneur de six ans de service, et je me trouve assez de biens pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres, en ma place, croiroient pouvoir prétendre ; et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme,

M. JOURDAIN.

Touchez-là, monsieur ; ma fille n’est pas pour vous.

CLÉONTE.

Comment ?

M. JOURDAIN.

Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez point ma fille.

MADAME JOURDAIN.

Que voulez-vous dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?

M. JOURDAIN.

Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.

MADAME JOURDAIN.

Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?

M. JOURDAIN.

Voilà pas le coup de langue ?

MADAME JOURDAIN.

Et votre père n’étoit-il pas marchand aussi bien que le mien ?

M. JOURDAIN.

Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais, pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela ; tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

MADAME JOURDAIN.

Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux, pour elle, un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.

NICOLE.

Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne361 et le plus sot dadais362 que j’aie jamais vu.

M. JOURDAIN à Nicole.

Taisez-vous, impertinent. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je la veux faire marquise.

MADAME JOURDAIN.

Marquise ?

M. JOURDAIN.

Oui, marquise.

MADAME JOURDAIN.

Hélas ! Dieu m’en garde !

M. JOURDAIN.

C’est une chose que j’ai résolue.

MADAME JOURDAIN.

C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grands que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvéniens. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parens, et qu’elle ait des enfans qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. S’il falloit qu’elle me vint visiter en équipage de grande dame, et qu’elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, diroit-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ! c’est la fille de M. Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà ; et ses deux grands-pères vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfans, qu’ils payent peut-être maintenant bien cher en l’autre monde ; et l’on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. » Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi.

M. JOURDAIN.

Voilà bien les sentimens d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage ; ma fille sera marquise en dépit de tout le monde ; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

(Le Bourgeois gentilhomme, III, 12).
Placet au Roi présenté le 5 février 1669

Sire,

Un fort honnête médecin, dont j’ai l’honneur d’être le malade, me promet et veut s’obliger par devant notaires, de me faire vivre encore trente années, si je puis lui obtenir une grâce de Votre Majesté. Je lui ai dit, sur sa promesse, que je ne lui demandois pas tant, et que je serois satisfait de lui pourvu qu’il s’obligeât de ne me point tuer. Cette grâce, Sire, est un canonicat de votre chapelle royale de Vincennes, vacant par la mort de…

Oserois-je demander encore cette grâce à Votre Majesté le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés ? Je suis par cette première faveur réconcilié avec les dévots ; je le serois par cette seconde avec les médecins. C’est pour moi, sans doute, trop de grâces à la fois ; mais peut-être n’en est-ce pas trop pour Votre Majesté, et j’attends avec un peu d’espérance respectueuse la réponse de mon placet.

Racine (1639-1699)

Notice

Racine, non plus que Corneille, ne doit être oublié parmi les prosateurs, quoique sa gloire soit ailleurs. Il a écrit avec esprit, avec trop d’esprit, contre ses maîtres de Port-Royal deux lettres (1666) ; avec pureté, plus tard, un Abrégé de l’histoire de Port-Royal ; avec une gravité douce et touchante des lettres à ses fils ; avec une affectueuse urbanité des lettres à La Fontaine, à Boileau. Il a, en sa qualité d’historiographe du roi, écrit divers fragments historiques. Enfin, en répondant à Thomas Corneille, qui prenait le fauteuil académique de son frère, il a prononcé un éloge du grand Corneille, qui est un excellent morceau de critique et, en même temps, un acte de loyale et généreuse impartialité. Au lieu de s’acquitter par des éloges vagues d’un devoir de situation et de convenance, il signale avec précision dans Corneille des qualités qui par comparaison, pouvaient faire tort aux siennes, et des titres à la gloire de créateur de la tragédie française, qui risquaient de diminuer les siens. Et l’on sait que des cabales avaient été faites contre lui autour du nom de Corneille, et qu’il avait plus d’une fois donné raison au mot de Juvénal : genus irritabile vatum .

Corneille jugé par Racine

… L’Académie a regardé la mort de M. Corneille363 comme un des plus rudes coups qui la pût frapper ; car, bien que, depuis un an, une longue maladie nous eût privés de sa présence, et que nous eussions perdu en quelque sorte l’espérance de le revoir jamais dans nos assemblées, toutefois il vivoit, et l’Académie, dont il étoit le doyen, avoit au moins la consolation de voir dans la liste où sont les noms de tous ceux qui la composent, de voir, dis-je, immédiatement au-dessous du nom sacré de son auguste protecteur364 le fameux nom de Corneille.

Et qui d’entre nous ne s’applaudiroit pas en lui-même, et ne ressentiroit pas un secret plaisir d’avoir pour confrère un homme de ce mérite ? Vous, monsieur, qui non-seulement étiez son frère, mais qui avez couru longtemps une même carrière avec lui, vous savez les obligations que lui a notre poésie ; vous savez en quel état se trouvoit la scène françoise lorsqu’il commença à travailler. Quel désordre ! quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connoissance des véritables beautés du théâtre. Les auteurs aussi ignorans que les spectateurs, la plupart des sujets extravagans et dénués de vraisemblance, point de mœurs, point de caractères ; la diction encore plus vicieuse que l’action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisoient le principal ornement ; en un mot, toutes les règles de l’art, celles mêmes de l’honnêteté et de la bienséance, partout violées.

Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin et lutté, si je l’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d’un génie extraordinaire et aidé par la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornemens dont notre langue est capable, accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l’atteindre, et n’osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayêrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu’ils ne pouvoient égaler365.

La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d’œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. À dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui ait possédé à la fois tant de grands talens, tant d’excellentes parties, l’art, la force, le jugement, l’esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions, quelle gravité dans les sentimens ! Quelle dignité, et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns les autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler ; capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable ; enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres personnage véritablement né pour la gloire de son pays ; comparable, je ne dis pas à tout ce que l’ancienne Rome a eu d’excellens poëtes tragiques, puisqu’elle confesse elle-même qu’en ce genre elle n’a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s’honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivoient en même temps qu’eux.

Oui, monsieur, que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les États, nous ne craindrons point de le dire à l’avantage des lettres et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie, du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s’immortalisent par des chefs-d’œuvre comme ceux de M. votre frère, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité qui se plaît, qui s’instruit dans les ouvrages qu’ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes, et fait marcher de pair l’excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd’hui d’avoir produit Auguste ne se glorifie guère moins d’avoir produit Horace et Virgile. Ainsi, lorsque, dans les âges suivans, on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses rois a fleuri le plus grand de ses poëtes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restoit plus qu’un rayon de connoissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité, et qu’enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remercîmens pour Louis le Grand.

Voilà, monsieur, comme la postérité parlera de votre illustre frère ; voilà une partie des excellentes qualités qui l’ont fait connoître à toute l’Europe. Il en avoit d’autres qui, bien que moins éclatantes aux yeux du public, ne sont peut-être pas moins dignes de nos louanges, je veux dire, homme de probité et de piété, bon père de famille, bon parent, bon ami. Vous le savez, vous qui avez toujours été uni avec lui d’une amitié qu’aucun intérêt, non pas même aucune émulation pour la gloire, n’a pu altérer. Mais ce qui nous touche de plus près, c’est qu’il étoit encore un bon académicien : il aimoit, il cultivoit nos exercices ; il y apportoit surtout cet esprit de douceur, d’égalité, de déférence même, si nécessaire pour entretenir l’union dans les compagnies. L’a-t-on jamais vu se préférer à aucun de ses confrères ? L’a-t-on jamais vu vouloir tirer ici aucun avantage des applaudissemens qu’il recevoit dans le public ? Au contraire, après avoir paru en maître, et pour ainsi dire, régné sur la scène, il venoit, disciple docile, chercher à s’instruire dans nos assemblées, laissoit, pour me servir de ses propres termes, laissoit ses lauriers à la porte de l’Académie, toujours près à soumettre son opinion à l’avis d’autrui, et, de tous tant que nous sommes, le plus modeste à parler, à prononcer, je dis même sur des matières de poésie…

(Discours prononcé à l’Académie française, le 2 janvier 1685, pour la réception de Thomas Corneille.)

Bossuet (1627-1704)

Notice

Le nom de Bossuet rappelle la plus haute autorité religieuse de notre histoire ecclésiastique et le plus grand style de notre littérature. Bossuet a été appelé le « dernier père de l’Église ». Il a réuni la vigueur de la dialectique, la puissance de l’imagination, l’éloquence de la passion. « Ce qui surprend le plus chez Bossuet, dit M. Villemain, c’est assurément ce mélange inattendu de simplicité et d’élévation, de parure et de négligence. Ces touches heurtées, ces brusques passages répondaient aux oppositions de sa pensée, toujours tourmentée à la fois et de la majesté divine et de la misère humaine, de notre gloire et de notre néant… Jamais écrivain ne fut plus indifférent à l’effet littéraire : son idée l’occupe seule ; les mots viendront comme ils pourront, sans que seulement il y regarde. »

Bossuet (Jacques-Bénigne), enfant de cette province de Bourgogne qui a donné avec lui à l’Église ou aux lettres saint Bernard, Buffon, Lamartine, naquit à Dijon, le 27 septembre 1627, d’un conseiller au Parlement. Après des études précoces, brillantes et solides, commencées à Dijon, achevées à Paris, prêtre et docteur, il fut successivement doyen à Metz, prédicateur à Paris (1657-1670), évêque non résident de Condom (1659-1671), précepteur du Dauphin (1670-1679) dont Montausier était gouverneur et l’abbé Fleury lecteur, évêque de Meaux (1679) et confesseur du roi. Il fut le principal conseiller de Louis XIV dans les affaires ecclésiastiques, et l’inspirateur et l’orateur de l’Assemblée du clergé de France, en 1682. Il entra, en 1671, à l’Académie française.

Orateur de la chaire, il s’est placé au premier rang par ses Sermons, ses Panégyriques et ses Oraisons funèbres. Directeur de conscience, il a laissé une Correspondance spirituelle considérable. Écrivain, controversiste et historien ecclésiastique, il a donné, entre autres ouvrages, une Exposition de la foi catholique, qui contribua à la conversion de Turenne, des Méditations sur l’Évangile, des Élévations sur les mystères, une Histoire des variations des Églises protestantes ; une Politique tirée de l’Écriture sainte ; philosophe cartésien, un traité De la Connoissance de Dieu et de soi-même, un Traité du libre arbitre, une Logique, etc. ; historien, le Discours sur l’histoire universelle. Plusieurs de ces ouvrages ont été composés pour le Dauphin.

Ses sermons ont été publiés pour la première fois en 1772. Des éditions de ses œuvres complètes ont été données dans le xviiie  siècle, et dans le xixe à Versailles et à Paris.

De la constitution de la langue française

… Comme les actions héroïques animent ceux qui les écrivent, ceux-ci réciproquement vont remuer, par le désir de la gloire, ce qu’il y a de plus vif dans les grands courages, qui ne sont jamais plus capables de ces généreux efforts, par lesquels l’homme est élevé au-dessus de ses propres forces, que lorsqu’ils sont touchés de cette belle espérance, de laisser à leurs descendans, à leur maison, à l’État, des exemples toujours vivans de leur vertu, et des monumens éternels de leurs mémorables entreprises. Et quelles mains peuvent dresser ces monumens éternels, si ce n’est ces savantes mains qui impriment à leurs ouvrages ce caractère de perfection que le temps et la postérité respectent ? C’est le plus grand effet de l’éloquence. Mais, Messieurs, l’éloquence est morte, toutes ses couleurs s’effacent, toutes ses grâces s’évanouissent, si l’on ne s’applique avec soin à fixer en quelque sorte les langues et à les rendre durables. Car comment peut-on confier des actions immortelles à des langues toujours incertaines et toujours changeantes ; et la nôtre en particulier pouvoit-elle promettre l’immortalité, elle dont nous voyons tous les jours passer les beautés, et qui devenoit barbare à la France même dans le cours de peu d’années ? Quoi donc ? la langue françoise ne devoit-elle jamais espérer de produire des écrits qui pussent plaire à nos descendans ? et pour méditer des ouvrages immortels, falloit-il toujours emprunter la langue de Rome et d’Athènes ? Qui ne voit qu’il falloit plutôt, pour la gloire de la nation, former la langue françoise, afin qu’on vît prendre à nos discours un tour plus libre et plus vif, dans une phrase qui nous fût plus naturelle, et qu’affranchis de la sujétion d’être toujours de foibles copies, nous pussions enfin aspirer à la gloire et à la beauté des originaux… L’usage, je le confesse, est appelé avec raison le père des langues. Le droit de les établir, aussi bien que de les régler, n’a jamais été donné à la multitude ; mais si cette liberté ne veut pas être contrainte, elle souffre toutefois d’être dirigée. Vous êtes, Messieurs, un conseil réglé et perpétuel, dont le crédit, établi par l’approbation publique, peut réprimer les bizarreries de l’usage, et tempérer les dérèglemens de cet empire trop populaire. C’est le fruit que nous espérons recevoir bientôt de cet ouvrage admirable que vous méditez ; je veux dire ce trésor de la langue, si docte dans ses recherches, si judicieux dans ses remarques, si riche et si fertile dans ses expressions366. Telle est donc l’institution de l’Académie, elle est née pour élever la langue françoise à la perfection de la langue grecque et de la langue latine. Aussi a-t-on vu, par vos ouvrages, qu’on peut, en parlant françois, joindre la délicatesse et la pureté attique à la majesté romaine. C’est ce qui fait que toute l’Europe apprend vos écrits ; et, quelque peine qu’ait l’Italie d’abandonner tout à fait l’empire, elle est prête à vous céder celui de la politesse et des sciences. Par vos travaux et par votre exemple, les véritables beautés du style se découvrent de plus en plus dans les ouvrages françois, puisque on y voit la hardiesse qui convient à la liberté, mêlée à la retenue, qui est l’effet du jugement et du choix. La licence est restreinte par les préceptes ; et toutefois vous prenez garde qu’une trop scrupuleuse régularité, qu’une délicatesse trop molle, n’éteigne le feu des esprits, et n’affoiblisse la vigueur du style. Ainsi nous pouvons dire, Messieurs, que la justesse est devenue par vos soins le partage de notre langue, qui ne peut plus rien endurer ni d’affecté, ni de bas : si bien qu’étant sortie des jeux de l’enfance et de l’ardeur d’une jeunesse emportée, formée par l’expérience, et réglée par le bon sens, elle semble avoir atteint la perfection qui donne la consistance. La réputation toujours fleurissante de vos écrits, et leur éclat toujours vif, l’empêcheront de perdre ses grâces ; et nous pouvons espérer qu’elle vivra dans l’état où vous l’avez mise, autant que durera l’empire françois et que la maison de saint Louis présidera à toute l’Europe. Continuez donc, Messieurs, à employer une langue si majestueuse à des sujets dignes d’elle. L’éloquence, vous le savez, ne se contente pas seulement de plaire ; soit que la parole retienne sa liberté naturelle dans l’étendue de la prose, soit que, resserrée dans la mesure des vers, et plus libre encore d’une autre sorte, elle prenne un vol plus hardi dans la poësie ; toujours est-il véritable que l’éloquence n’est inventée, ou plutôt qu’elle n’est inspirée d’en haut que pour enflammer les hommes à la vertu, et ce seroit, dit saint Augustin, la rabaisser trop indignement, que de lui faire consumer ses forces dans le soin de rendre agréables des choses qui sont inutiles. Mais si vous voulez conserver au monde cette grande, cette sérieuse, cette véritable éloquence, résistez à une critique importune, qui tantôt flattant la paresse par une fausse apparence de facilité, tantôt faisant la docte et la curieuse par de bizarres raffinemens, ne laisseroit à la fin aucun lieu à l’art. Faites paroître à sa place une critique sévère, mais raisonnable, et travaillez sans relâche à vous surpasser tous les jours vous-mêmes, puisque telle est tout ensemble la grandeur et la foiblesse de l’esprit humain, que nous ne pouvons égaler nos propres idées ; tant celui qui nous a formés a pris soin de marquer son infinité !

(Discours de réception à l’Académie françoise, 1671.)
Éloquence de saint Paul

N’attendez pas de l’Apôtre ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités. Saint Paul rejette tous les artifices de la rhétorique. Son discours, bien loin de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paroît inégal et sans suite à ceux qui ne l’ont pas assez pénétré ; et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier. Mais, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours de l’Apôtre est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs, et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du style de Paul, adressée à ses concitoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.

Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que la Grèce n’enseigne pas, et que Rome n’a pas appris. Une puissance surnaturelle, qui se plaît à relever ce que les superbes méprisent, s’est répandue et mêlée dans l’auguste simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons, dans ses admirables Épîtres une certaine vertu367 plus qu’humaine, qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu’elle captive les entendemens ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avoit acquise aux montagnes d’où il tire son origine ; ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans les écrits de saint Paul, même dans cette simplicité de style, conserve toute la vigueur qu’elle apporte du ciel, d’où elle descend.

C’est par cette vertu divine que la simplicité de l’Apôtre a assujetti toutes choses. Elle a renversé les idoles, établi la croix de Jésus, persuadé à un million d’hommes de mourir pour en défendre la gloire ; enfin, dans ses admirables Epîtres, elle a expliqué de si grands secrets, qu’on a vu les plus sublimes esprits après s’être exercés longtemps dans les plus hautes spéculations où pouvoit aller la philosophie, descendre de cette vaine hauteur, où ils se croyoient élevés, pour apprendre à bégayer humblement dans l’école de Jésus-Christ, sous la discipline de Paul.

 

Aimons donc, aimons, chrétiens, la simplicité de Jésus, aimons l’Évangile avec sa bassesse, aimons Paul dans son style rude et profitons d’un si grand exemple. Ne regardons pas les prédications comme un divertissement de l’esprit ; n’exigeons pas des prédicateurs les agrémens de la rhétorique, mais la doctrine des Écritures. Que si notre délicatesse, si notre dégoût les contraint à chercher des ornemens étrangers, pour nous attirer par quelque moyen à l’Évangile du Sauveur Jésus, distinguons l’assaisonnement de la nourriture solide. Au milieu des discours qui plaisent, ne jugeons rien de digne de nous que les enseignement qui édifient ; et accoutumons-nous tellement à aimer Jésus-Christ tout seul dans la pureté naturelle de ses vérités toutes saintes, que nous voyions encore régner dans l’Église cette première simplicité, qui a fait dire au divin apôtre : Quum infirmor, tunc potens sum : « Je suis puissant parce que je suis foible ; » mes discours sont forts parce qu’ils sont simples ; c’est leur simplicité innocente qui a confondu la sagesse humaine.

(Panégyrique de saint Paul, fin du premier point.)
La jeunesse

Vous dirai-je en ce lieu ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux368, ne leur permet rien de rassis ni de modéré. Dans les âges suivans, on commence à prendre son pli, les passions s’appliquent à quelques objets, et alors celle qui domine ralentit du moins la fureur des autres : au lieu que cette verte jeunesse, n’ayant encore rien de fixe ni d’arrêté, en cela même quelle n’a point de passion dominante pardessus les autres, elle est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions, avec une incroyable violence. Là, les folles amours ; là, le luxe, l’ambition et le vain désir de paroître exercent leur empire sans résistance. Tout s’y fait par une chaleur inconsidérée ; et comment accoutumer à la règle, à la solitude, à la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans le mouvement et dans le désordre, qui n’est presque jamais dans une action composée, « et qui n’a honte que de la modération et de la pudeur : et pudet non esse impudentem ? »

Certes, quand nous nous voyons penchant sur le retour de notre âge, que nous comptons déjà une longue suite de nos ans écoulés, que nos forces se diminuent, et que le passé occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne tenons plus au monde que par un avenir incertain : ah ! le présent ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu’au présent, et y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui qui croit avoir le présent tellement à soi, quand est-ce qu’il s’adonnera aux pensées sérieuses de l’avenir ? Quelle apparence de quitter le monde, dans un âge où il ne se présente rien que de plaisant ? Nous voyons toutes choses selon la disposition où nous sommes : de sorte que la jeunesse, qui semble n’être formée que pour la joie et pour les plaisirs, ah ! elle ne trouve rien de fâcheux : tout lui rit, tout lui applaudit. Elle n’a point encore d’expérience des maux du monde369, ni des traverses qui nous arrivent : de là vient qu’elle s’imagine qu’il n’y a point de dégoût, de disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit la crainte et tend les voiles de toutes parts à l’espérance qui l’enfle et qui la conduit.

Vous le savez, fidèles, de toutes les passions la plus charmante370 c’est l’espérance. C’est elle qui nous entretient et qui nous nourrit, qui adoucit toutes les amertumes de la vie ; et souvent nous quitterions des biens effectifs, plutôt que de renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse téméraire et mal avisée, qui présume toujours beaucoup, à cause qu’elle a peu expérimenté, ne voyant pas de difficulté dans les choses, c’est là que l’espérance est la plus véhémente et la plus hardie : si bien que les jeunes gens, enivrés de leurs espérances, croient tenir tout ce qu’ils poursuivent ; toutes leurs imaginations leur paroissent des réalités. Ravis d’une certaine douceur371 de leurs prétentions infinies, ils s’imagineroient perdre infiniment, s’ils se départoient de leurs grands desseins ; surtout les personnes de condition, qui, étant élevées dans un certain esprit de grandeur, et bâtissant toujours sur les honneurs de leur maison et de leurs ancêtres, se persuadent facilement qu’il n’y a rien à quoi elles ne puissent prétendre.

(Panégyrique de saint Bernard, premier point.)
L’ambition

De toutes les passions humaines, la plus fière dans ses pensées et la plus emportée dans ses désirs, mais la plus souple dans sa conduite et la plus cachée dans ses desseins, c’est l’ambition. Je saurai bien m’affermir, dit l’ambitieux, et profiter de l’exemple des autres ; j’étudierai le défaut de leur politique et le foible de leur conduite, et c’est là que j’apporterai le remède. — Folle précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l’exemple de ceux qui les précèdent ? Ô homme, ne te trompe pas ; l’avenir a des événemens trop bizarres, et les pertes et les ruines entrent par trop d’endroits dans la fortune des hommes pour pouvoir être arrêtées de toutes parts372. Tu arrêtes cette eau d’un côté, elle pénètre de l’autre ; elle bouillonne même par-dessous la terre. Vous croyez être bien muni aux environs, le fondement manque par en bas, un coup de foudre frappe par en haut373. — Mais je jouirai de mon travail. — Eh quoi ! pour dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n’en jouira pas. — Mais peut-être aussi qu’elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d’injustices, sans pouvoir jamais arracher de la fortune, à laquelle tu te dévoues, qu’un misérable peut-être ! Regarde qu’il n’y a rien d’assuré pour toi, non pas même un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls restes de ta grandeur abattue : l’avarice ou la négligence de tes héritiers le refuseront peut-être à ta mémoire ; tant on pensera peu à toi quelques années après ta mort ! Ce qu’il y a d’assuré, c’est la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de tes concussions et de ton ambition infinie. Ô les dignes restes de ta grandeur ! ô les belles suites de ta fortune ! ô folie ! ô illusion ! ô étrange aveuglement des enfans des hommes !

(Fragment des Sermons.)
Rapidité de la vie

La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est portée, il faut avancer toujours. Je voudrois retourner en arrière : Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvois éviter ce précipice affreux ! Non, non ; il faut marcher, il faut courir : telle est la rapidité des années. On se console pourtant parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudroit s’arrêter : Marche, marche ! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avoit passé ; fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantetement ! illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer ; les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente : on commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher ; on voudroit retourner en arrière ; plus de moyens : tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé.

(Fragment des Sermons.)
Néant de l’homme

J’entre dans la vie avec la loi d’en sortir, je viens faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres : après, il faudra disparoître. J’en vois passer devant moi, d’autres me verront passer ; ceux-là même donneront à leurs successeurs le même spectacle ; tous enfin viendront se confondre dans le néant. Ma vie est de quatre-vingts ans tout au plus ; prenons en cent : qu’il y a eu de temps où je n’étois pas ! qu’il y en a où je ne serai point ! et que j’occupe peu de place dans ce grand abîme des ans ! Je ne suis rien ; ce petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant où il faut que j’aille. Je ne suis venu que pour faire nombre ; encore n’avoit-on que faire de moi ; et la comédie ne seroit pas moins bien jouée, quand je serois demeuré derrière le théâtre374. Ma partie est bien petite en ce monde, et si peu considérable que, quand je regarde de près, il me semble que c’est un songe de me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de vains simulacres : præterit figura hujus mundi 375.

Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus ; et, pour aller là, par combien de périls faut-il-passer ? par combien de maladies ? À quoi tient-il que le cours ne s’en arrête à chaque moment ? Ne l’ai-je pas reconnu quantité de fois ? J’ai échappé la mort à telle et telle rencontre : c’est mal parler, j’ai échappé la mort : j’ai évité ce péril, mais non pas la mort : la mort nous dresse diverses embûches ; si nous échappons l’une, nous tomberons en une autre ; à la fin, il faut venir entre ses mains. Il me semble que je vois un arbre battu des vents ; il y a des feuilles qui tombent à chaque moment ; les unes résistent plus, les autres moins : que, s’il y en a qui échappent de l’orage, toujours l’hiver viendra, qui les flétrira et les fera tomber ; ou, comme dans une grande tempête, les uns sont soudainement suffoqués, les autres flottent sur un ais abandonné aux vagues ; et lorsqu’il croit avoir évité tous les périls, après avoir duré longtemps, un flot le pousse contre un écueil, et le brise… Il en est de même : le grand nombre d’hommes qui courent la même carrière fait que quelques-uns passent jusques au bout ; mais après avoir évité les attaques diverses de la mort, arrivant au bout de la carrière, où ils tendoient parmi tant de périls, ils la vont trouver eux-mêmes, et tombent à la fin de leur course : leur vie s’éteint d’elle-même comme une chandelle qui a consumé sa matière.

Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus, et de ces quatre-vingts ans, combien y en a-t-il que je compte pendant ma vie ? Le sommeil est plus semblable à la mort, l’enfance est la vie d’une bête. Combien de temps voudrois-je avoir effacé de mon adolescence ! Et quand je serai plus âgé, combien encore ! Voyons à quoi tout cela se réduit. Qu’est-ce que je compterai donc ? car tout cela n’en est déjà pas. Le temps où j’ai eu quelque contentement, où j’ai acquis quelque honneur ? Mais combien ce temps est-il clairsemé dans ma vie ! C’est comme les clous attachés à une longue muraille, dans quelques distances ; vous diriez que cela occupe bien de la place ; amassez-les ; il n’y en a pas pour emplir la main. Si j’ôte le sommeil, les maladies, les inquiétudes de ma vie ; que je prenne maintenant tout le temps où j’ai eu quelques contentemens ou quelque honneur, à quoi cela va-t-il ? Mais ces contentemens, les ai-je eus tous ensemble ? les ai-je eus autrement que par parcelles ? Mais les ai-je eus sans inquiétudes ? et, s’il y a de l’inquiétude, les donnerai-je au temps que j’estime, ou à celui que je ne compte pas ? Et ne l’ayant pas eu à la fois, l’ai-je du moins eu tout de suite ? l’inquiétude n’a-t-elle pas toujours divisé deux contentemens ? ne s’est-elle pas toujours jetée à la traverse pour les empêcher de se toucher ? Mais que m’en reste-t-il des plaisirs licites ? un souvenir inutile ; des illicites ? un regret, une obligation à l’Enfer ou à la pénitence.

Ah ! que nous avons bien raison de dire que nous passons notre temps ! nous le passons véritablement, et nous passons avec lui. Tout mon être tient à un moment ; voilà ce qui me sépare du rien ; celui-là s’écoule, j’en prends un autre : ils se passent les uns après les autres ; les uns après les autres je les joins, tâchant de m’assurer ; et je ne m’aperçois pas qu’ils m’entraînent insensiblement avec eux, et que je manquerai au temps, non pas le temps à moi. Voilà ce que c’est que de la vie ; et ce qui est épouvantable, c’est que cela passe à mon égard ; devant Dieu, cela demeure, cela entre dans ses trésors. Ce que j’y aurai mis, je le trouverai. Je ne jouis des momens de ce plaisir que durant le passage ; quand ils pas- sent, il faut que j’en réponde comme s’ils demeuroient. Ce n’est pas assez dire, ils sont passés, je n’y songerai plus : ils sont passés ; oui, pour moi ; mais à Dieu, non ; il en demandera compte.

(Fragment des Sermons.)
Les enseignements que Dieu donne aux rois

Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre foi-blesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui ; car, en leur donnant la puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même, pour le bien du monde, et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et, que pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non-seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples : Et nunc, Reges, intelligite ; erudimini, qui judicatis terram.

Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissans376, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paroître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines, la félicité sans bornes aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis des retours soudains, des changemens inouïs : la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé et miraculeusement rétabli : voilà les enseignemens que Dieu donne aux rois. Ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs.

Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d’elles-mêmes. Le cœur d’une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut ; et, s’il n’est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événemens si étranges, un Roi me prête ses paroles pour leur dire : Entendez, ô grands de la terre ; instruisez-vous, arbitres du monde !

(Oraison funèbre de Henriette de France, reine d’Angleterre, 1670, Exorde.)
La princesse Palatine377 à la cour et pendant la Fronde

Pour la plonger entièrement dans l’amour du monde, il falloit ce dernier malheur : quoi ? la faveur de la cour. La cour veut toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange étonnant, il n’y a rien de plus sérieux, ni ensemble de plus enjoué. Enfoncez : vous trouvez partout des intérêts cachés, des jalousies délicates qui causent une extrême sensibilité, et, dans une ardente ambition, des soins et un sérieux aussi triste qu’il est vain. Tout est couvert d’un air gai, vous diriez qu’on ne songe qu’à s’y divertir. Le génie de la princesse Palatine se trouva également propre aux divertissemens et aux affaires. La cour ne vit jamais rien de plus engageant ; et, sans parler de sa pénétration, ni de la fertilité infinie de ses expédiens, tout cédoit au charme secret de ses entretiens. Que vois-je durant ce temps ? Quel trouble ! Quel affreux spectacle se présente ici à mes yeux ! La monarchie ébranlée jusqu’aux fondemens, la guerre civile, la guerre étrangère378, le feu au dedans et au dehors ; les remèdes de tous côtés plus dangereux que les maux : les princes arrêtés avec grand péril, et délivrés avec un péril encore plus grand ; ce prince, qu’on regardoit comme le héros de son siècle379, rendu inutile à sa patrie, dont il avoit été le soutien ; et ensuite, je ne sais comment, contre sa propre inclination, armé contre elle ; un ministre persécuté, et devenu nécessaire, non-seulement par l’importance de ses services, mais encore par ses malheurs où l’autorité souveraine étoit engagée380. Que dirai-je ? Etoit-ce là de ces tempêtes par où le ciel a besoin de se décharger quelquefois ? et le calme profond de nos jours devoit-il être précédé par de tels orages ? Ou bien étoit-ce381 les derniers efforts d’une liberté remuante, qui alloit céder la place à l’autorité légitime ? Ou bien étoit-ce comme un travail de la France prête à enfanter le signe miraculeux de Louis ? Non, non : c’est Dieu qui vouloit montrer qu’il donne la mort et qu’il ressuscite ; qu’il plonge jusqu’aux enfers et qu’il en retire ; qu’il secoue la terre, et la brise, et qu’il guérit en un moment toutes ses brisures382. Ce fut là que la princesse Palatine signala sa fidélité, et fit paroître toutes les richesses de son esprit. Je ne dis rien qui ne soit connu. Toujours fidèle à l’État et à la grande reine Anne d’Autriche383, on sait qu’avec le secret de cette princesse, elle eut encore celui de tous les partis : tant elle étoit pénétrante, tant elle s’attiroit de confiance, tant il lui étoit naturel de gagner les cœurs ! Elle déclaroit aux chefs des partis jusqu’où elle pouvoit s’engager, et on la croyoit incapable ni de tromper ni d’être trompée. Mais son caractère particulier étoit de concilier les intérêts opposés, et, en s’élevant au-dessus, de trouver le secret endroit, et comme le nœud par où on les peut réunir. Que lui servirent ses rares talens ? Que lui servit-il d’avoir mérité la confiance intime de la cour ? d’en soutenir le ministre, deux fois éloigné, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres frayeurs, contre la malignité de ses ennemis, et enfin contre ses amis, ou partagés, ou irrésolus, ou infidèles ? Que ne lui promit-on pas dans ces besoins ! Mais quel fruit lui en revint-il, sinon de connoître par expérience le foible des grands politiques, leurs volontés changeantes ou leurs paroles trompeuses ; la diverse face des temps, les amusemens des promesses ; l’illusion des amitiés de la terre, qui s’en vont avec les années et les intérêts ; et la profonde obscurité du cœur de l’homme, qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché et moins trompeur à lui-même qu’aux autres. Ô éternel Roi des siècles, qui possédez seul l’immortalité, voilà ce qu’on vous préfère ; voilà ce qui éblouit les âmes qu’on appelle grandes !

(Oraison funèbre de la princesse Palatine, 1684.)
Lettre à Louis XIV

Votre Majesté m’a fait une grande grâce, d’avoir bien voulu m’expliquer ce qu’elle souhaite de moi, afin que je puisse ensuite me conformer à ses ordres, avec toute la fidélité et l’exactitude possibles. C’est avec beaucoup de raison qu’elle s’applique si sérieusement à régler toute sa condnite ; car, après vous être fait à vous-même une si grande violence dans une chose qui vous touche si fort au cœur384, vous n’avez garde de négliger vos autres devoirs, où il ne s’agit plus que de suivre vos inclinations.

Vous êtes né, Sire, avec un amour extrême pour la justice, avec une bonté et une douceur qui ne peuvent être assez estimées ; et c’est dans ces choses que Dieu a renfermé la plus grande partie de vos devoirs, selon que nous l’apprenons par cette parole de son Écriture : « La miséricorde et la justice gardent le roi ; et son trône est affermi par la bonté et par la clémence. » Il faut donc considérer, Sire, que le trône que vous remplissez est à Dieu, que vous y tenez sa place, et que vous y devez régner selon ses lois. Les lois qu’il vous a données sont que, parmi vos sujets, votre puissance ne soit formidable qu’aux méchans, et que vos autres sujets puissent vivre en paix et en repos, en vous rendant obéissance. Vos peuples s’attendent, Sire, à vous voir pratiquer plus que jamais ces lois que l’Écriture vous donne. La haute profession que Votre Majesté a faite, de vouloir changer dans sa vie ce qui déplaisoit à Dieu, les a remplis de consolation : elle leur persuade que Votre Majesté, se donnant à Dieu, se rendra plus que jamais attentive à l’obligation très-étroite qu’il vous impose de veiller à leur misère ; et c’est de là qu’ils espèrent le soulagement dont ils ont un besoin extrême.

Je n’ignore pas, Sire, combien il est difficile de leur donner ce soulagement au milieu d’une grande guerre385, où vous êtes obligé à des dépenses si extraordinaires, et pour résister à vos ennemis, et pour conserver vos alliés. Mais la guerre qui oblige Votre Majesté à de si grandes dépenses l’oblige en même temps à ne pas laisser accabler le peuple, par qui se elle les peut soutenir. Ainsi leur soulagement est autan nécessaire pour votre service que pour leur repos. Votre Majesté ne l’ignore pas ; et pour lui dire sur ce fondement ce que je crois être de son obligation précise et indispensable, elle doit, avant toutes choses, s’appliquer à connoître à fond les misères des provinces, et surtout ce qu’elles ont à souffrir sans que Votre Majesté en profite, tant par les désordres des gens de guerre, que par les frais qui se font à lever la taille, qui vont à des excès incroyables. Quoique Votre Majesté sache bien, sans doute, combien en toutes ces choses il se commet d’injustices et de pilleries, ce qui soutient vos peuples, c’est, Sire, qu’ils ne peuvent se persuader que Votre Majesté, sache tout ; et ils espèrent que l’application qu’elle a fait paroître pour les choses de son salut l’obligera à approfondir une matière si nécessaire.

Il n’est pas possible que de si grands maux, qui sont capables d’abîmer l’État386, soient sans remède ; autrement tout seroit perdu sans ressource. Mais ces remèdes ne se peuvent trouver qu’avec beaucoup de soin et de patience ; car il est malaisé d’examiner les expédiens praticables, et ce n’est pas à moi à discourir sur ces choses. Mais ce que je sais très-certainement, c’est que,si Votre Majesté témoigne persévéramment qu’elle veut la chose ; si, malgré la difficulté qui se trouvera dans le détail, elle persiste invinciblement à vouloir qu’on la cherche ; si enfin elle fait sentir, comme elle le sait très-bien faire, qu’elle ne veut point être trompée sur ce sujet, et qu’elle ne se contentera que des choses solides et effectives : ceux à qui elle confie l’exécution se plieront à ses volontés, et tourneront tout leur esprit à la satisfaire dans la plus juste inclination qu’elle puisse jamais avoir.

Au reste, Votre Majesté, Sire, doit être persuadée que, quelque bonne intention que puissent avoir ceux qui la servent, pour le soulagement de ses peuples, elle n’égalera jamais la vôtre. Les bons rois sont les vrais pères des peuples, ils les aiment naturellement : leur gloire et leur intérêt le plus essentiel est de les conserver et de leur bienfaire387, et les autres n’iront jamais en cela si avant qu’eux. C’est donc Votre Majesté qui, par la force invincible avec laquelle elle voudra ce soulagement, fera naître un désir semblable en ceux qu’elle emploie ; en ne se lassant point de chercher et de pénétrer, elle verra sortir ce qui sera utile effectivement. La connaissance qu’elle a des affaires de son État, et son jugement exquis, lui feront démêler ce qui sera solide et réel d’avec ce qui ne sera qu’apparent. Ainsi les maux de l’État seront en chemin de guérir, et les ennemis, qui n’espèrent qu’aux388 désordres que causera l’impuissance de vos peuples, se verront déchus de cette espérance. Si cela arrive, Sire, y aura-t-il jamais un prince plus heureux que vous, ni un règne plus glorieux que le vôtre389 ?

Il est arrivé souvent qu’on a dit aux rois que les peuples sont plaintifs naturellement, et qu’il n’est pas possible de les contenter, quoi qu’on fasse. Sans remonter bien loin dans l’histoire des siècles passés, le nôtre a vu Henri IV, votre aïeul, qui, par sa bonté ingénieuse et persévérante à chercher les remèdes des maux de l’État, avoit trouvé le moyen de rendre les peuples heureux, et de leur faire sentir et avouer leur bonheur. Aussi en étoit-il aimé jusqu’à la passion ; et dans le temps de sa mort, on vit par tout le royaume et dans toutes les familles, je ne dis pas l’étonnement, l’horreur et l’indignation que devoit inspirer un coup si soudain et si exécrable, mais une désolation pareille à celle que cause la perte d’un bon père à ses enfans. Il n’y a personne de nous que ne se souvienne d’avoir ouï souvent raconter ce gémissement universel à son père ou à son grand-père, et qui n’ait encore le cœur attendri de ce qu’il a ouï réciter des bontés de ce grand roi envers son peuple, et de l’amour extrême de son peuple envers lui. C’est ainsi qu’il avoit gagné les cœurs ; et s’il avoit ôté de sa vie la tache que Votre Majesté vient d’effacer, sa gloire seroit accomplie, et on pourroit le proposer comme le modèle d’un roi parfait. Ce n’est point flatter Votre Majesté, que de lui dire qu’elle est née avec de plus grandes qualités que lui. Oui, Sire, vous êtes né pour attirer de loin et de près l’amour et le respect de tous vos peuples. Vous devez vous proposer ce digne objet, de n’être redouté que des ennemis de l’État et de ceux qui font mal. Que tout le reste vous aime, mette en vous sa consolation et son espérance, et reçoive de votre bonté le soulagement de ses maux. C’est là de toutes vos obligations celle qui est sans doute la plus essentielle ; et Votre Majesté me pardonnera si j’appuie tant sur ce sujet-là, qui est le plus important de tous.

Je sais que la paix est le vrai temps d’accomplir parfaitement toutes ces choses ; mais comme la nécessité de faire et de soutenir une grande guerre exige aussi qu’on s’applique à ménager les forces des peuples, je ne doute point, Sire, que Votre Majesté ne le fasse plus que jamais, et que dans le prochain quartier d’hiver, aussi bien qu’en toute autre chose, on ne voie naître, de vos soins et de votre compassion, tous les biens que pourra permettre la condition des temps. C’est, Sire, ce que Dieu vous ordonne, et ce qu’il demande d’autant plus de vous, qu’il vous a donné toutes les qualités nécessaires pour exécuter un si beau dessein : pénétration, fermeté, bonté, douceur, autorité, patience, vigilance, assiduité au travail.

La gloire en soit à Dieu, qui vous a fait tous ces dons, et qui vous en demandera compte. Vous avez toutes ces qualités ; et jamais il n’y a eu règne où les peuples aient eu plus de droit d’espérer qu’ils seront heureux, que sous le vôtre. Priez, Sire, ce grand Dieu qu’il vous fasse cette grâce, et que vous puissiez accomplir ce beau précepte de saint Paul, qui oblige les rois à faire vivre les peuples autant qu’ils peuvent, doucement et paisiblement, en toute sainteté et chasteté.

Nous travaillerons cependant à mettre Monseigneur le Dauphin en état de vous succéder, et de profiter de vos exemples. Nous le faisons souvent souvenir de la lettre si instructive que Votre Majesté lui a écrite. Il la lit et relit avec celle qui a suivi, si puissante pour imprimer dans son esprit les instructions de la première. Il me semble qu’il s’efforce de bonne foi d’en profiter ; et, en effet, je remarque quelque chose de plus sérieux dans sa conduite. Je prie Dieu sans relâche qu’il donne à Votre Majesté et à lui ses saintes bénédictions, et qu’il conserve votre santé dans ce temps étrange, qui nous donne tant d’inquiétudes. Dieu a tous les temps dans sa main, et s’en sert pour avancer et pour retarder, ainsi qu’il lui plaît, l’exécution des desseins des hommes. Il faut adorer en tout ses volontés saintes, et apprendre à le servir pour l’amour de lui-même.

Je supplie Votre Majesté de me pardonner cette longue lettre ; jamais je n’aurois eu la hardiesse de lui parler de ces choses, si elle ne me l’avoit expressément recommandé. Je lui dis les choses en général, et je lui en laisse faire l’application suivant que Dieu l’inspirera390.

Je suis avec un respect et une dépendance absolue, aussi bien qu’avec une ardeur et un zèle extrême, Sire, de Votre Majesté, le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur et sujet.

J. Bénigne, ancien évêque de Condom.

À Saint-Germain, ce 10 juillet 1675.

Luther et Calvin

Martin Luther, augustin de profession, docteur et professeur en théologie dans l’université de Vitemberg, donna le branle à ces mouvemens. Ce n’a pas été seulement les luthériens ses sectateurs qui lui ont donné à l’envi de grandes louanges. Calvin admire souvent ses vertus, sa magnanimité, sa constance, l’industrie incomparable qu’il a fait paroître contre le Pape. C’est la trompette, ou plutôt c’est le tonnerre ; c’est le foudre qui a tiré le monde de la léthargie : ce n’étoit pas Luther qui parloit, c’étoit Dieu qui foudroyoit par sa bouche.

Il est vrai qu’il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans les discours, une éloquence vive et impérieuse, qui entraînoit les peuples et les ravissoit ; une hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi, avec un air d’autorité qui faisoit trembler devant lui ses disciples ; de sorte qu’ils n’osoient le contredire ni dans les grandes choses ni dans les petites…

Donnons-lui [à Calvin] donc, puisqu’il le veut tant, cette gloire d’avoir aussi bien écrit qu’homme de son siècle : mettons-le même, si l’on veut, au-dessus de Luther : car encore que Luther eût quelque chose de plus original et de plus vif, Calvin inférieur par le génie sembloit l’avoir emporté par l’étude. Luther triomphoit de vive voix : mais la plume de Calvin étoit plus correcte, surtout en latin ; et son style, qui étoit plus triste, étoit aussi plus suivi et plus châtié. Ils excelloient l’un et l’autre à parler la langue de leur pays : l’un et l’autre étoient d’une véhémence extraordinaire ; l’un et l’autre par leurs talens se sont fait beaucoup de disciples et d’admirateurs ; l’un et l’autre, enflés de leurs succès, ont cru pouvoir s’élever au-dessus des Pères ; l’un et l’autre n’ont pu souffrir qu’on les contredît ; et leur éloquence n’a été en rien plus profonde qu’en injures. Ceux qui ont rougi de celles que l’arrogance de Luther lui a fait écrire ne seront pas moins étonnés des excès de Calvin. Ses adversaires ne sont jamais que des fripons, des fous, des méchans, des furieux, des enragés, et le beau style de Calvin est souillé de toutes ces ordures à chaque page : Catholiques et Luthériens, rien n’est épargné.

(Histoire des variations des Églises protestantes, livres I et VII.)

Bourdaloue (1632-1704)

Notice

La prédication catholique jeta le plus vif éclat sous le règne de Louis XIV. Trois noms effacent tous les autres, ceux de Bossuet, de Bourdaloue et de Massillon. Bossuet, en descendant (1669) de la chaire où il prêchait à Paris les avents et les carêmes, céda au jésuite Bourdaloue, « un de ses plus beaux ouvrages », dit le cardinal Maury, la place à laquelle il l’avait appelé, et qu’occupa ensuite Massillon. Le premier a essentiellement la grandeur, le second la logique, le troisième l’onction.

Bourdaloue, né à Bourges, novice aux jésuites à l’âge de seize ans, commença en 1670 sa prédication qui ne finit qu’en 1699 : toute sa vie est là. L’ordonnance de ses sermons, qui enseignent le dogme et la morale, toujours variée, est toujours achevée ; la puissance du raisonnement en est invincible, le ton grave et élevé, le style exact, nourri, plein et serré. Il frappait « comme un sourd », dit Mme de Sévigné, qui « alloit en Bourdaloue » avec toute la cour ; il « poussoit certains endroits comme les auroit poussés l’apôtre saint Paul ; il étoit d’une force qu’il faisoit trembler les courtisans3 ; il « transportoit », et il convainquait, s’il faut en croire le cri qui échappa un jour au maréchal de Gramont : « Mordieu ! il a raison ! »

On a de Bourdaloue deux Avents, un Carême, des Dominicales, en tout quatre-vingt-cinq sermons ; des sermons pour les mystères, pour des vêtures ; des sermons de charité, des instructions ; seize panégyriques ; deux oraisons funèbres : il prononça celle du prince de Condé, cinq semaines après Bossuet, devant Bossuet.

C’est à lui que Fénelon reproche l’abus des divisions (Dialog. sur l’Éloq., I) et l’habitude d’apprendre par cœur et de réciter ses discours (Ibid., II). — L’étude la plus complète sur Bourdaloue est celle de M. A. Feugère : Bourdaloue, ses prédications et son temps (1874)

De la pensée de la mort391

C’est un principe dont les sages même du paganisme sont convenus, que la grande science, la grande étude de la vie, est la science ou l’étude de la mort, et qu’il est impossible à l’homme de vivre dans Tordre et de se maintenir dans une vertu solide et constante, s’il ne pense souvent qu’il doit mourir. Or, je trouve que toute notre vie, ou, pour mieux dire, tout ce qui peut être perfectionné dans notre vie, et par la raison et par la foi, se rapporte à trois choses : à nos passions, à nos délibérations et à nos actions. Je m’explique. Nous avons dans le cours de la vie des passions à ménager, nous avons des conseils à prendre, et nous avons des devoirs à ae-complir. En cela, pour me servir du terme de l’Écriture, consiste tout l’homme ; tout l’homme, dis-je, raisonnable et chrétien : Hoc est enim omnis homo ; des passions à ménager en réprimant leurs saillies, et en modérant leurs violences ; des conseils à prendre, en se préservant et des erreurs qui les accompagnent, et des repentirs qui les suivent ; des devoirs à accomplir, et dont la pratique doit être prompte et fervente. Or, pour tout cela, chrétiens, je prétends que la pensée de la mort nous suffît, et j’avance trois propositions que je vous prie de bien comprendre, parce qu’elles vont faire le partage de mon discours. Je dis que la pensée de la mort est le remède le plus souverain pour amortir le feu nos passions ; c’est la première partie. Je dis que la pensée de la mort est la règle la plus infaillible pour conclure surement dans nos délibérations ; c’est la seconde. Enfin, je dis que la pensée de la mort est le moyen le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions ; c’est la dernière. Trois vérités dont je veux vous convaincre en vous faisant sentir toute la force de ces paroles de mon texte : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Vos passions vous emportent, et souvent il vous semble que vous n’êtes pas maîtres de votre ambition et de votre cupidité : Memento, souvenez-vous, et pensez ce que c’est que l’ambition et la cupidité d’un homme qui doit mourir. Vous délibérez sur une matière importante, et vous ne savez à quoi vous résoudre : Memento, souvenez-vous, et pensez quelle résolution il convient de prendre à un homme qui doit mourir. Les exercices de la religion vous fatiguent et vous lassent, et vous vous acquittez/négligemment de vos devoirs : Memento, souvenez-vous, et pensez comme il importe de les observer à un homme qui doit mourir. Tel est l’usage que nous devons faire de la pensée de la mort, et c’est aussi tout le sujet de votre attention.

(Carême, sermon pour le mercredi des Cendres, 1672, sur la pensée de la mort ; fin de l’exorde.)
Sur la pensée de la mort (suite)

Nos passions sont insatiables et sans bornes. Car quel ambitieux entêté de sa fortune et des honneurs du monde s’est jamais contenté de ce qu’il étoit ? Quel avare dans la poursuite et dans la recherche des biens de la terre a jamais dit : C’est assez ? Quel voluptueux esclave de ses sens a jamais mis de fin à ses plaisirs ? La nature, dit ingénieusement Salvien, s’arrête au nécessaire ; la raison veut l’utile et l’honnête ; l’amour-propre, l’agréable et le délicieux ; mais la passion, le superflu et l’excessif. Or, ce superflu est infini ; mais cet infini, tout infini qu’il est, trouve, si nous voulons, ses limites et ses bornes dans le souvenir de la mort, comme il les trouve malgré nous dans la mort même. Car je n’ai qu’à me servir aujourd’hui des paroles de l’Église : Memento, homo, quia pulvis es ; souvenez-vous, hommes, que vous êtes poussière : et in pulverem reverteris, et que vous retournerez en poussière. Je n’ai qu’à l’adresser, cet arrêt, à tout ce qu’il y a dans cet auditoire d’âmes passionnées, pour les obliger à n’avoir plus ces désirs vastes et sans mesure qui les tourmentent toujours et qu’on ne remplit jamais. Je n’ai qu’à leur faire la même invitation que firent les Juifs au Sauveur du monde, quand ils le prièrent d’approcher du tombeau de Lazare, et qu’ils lui dirent : Veni, et vide ; venez et voyez, Venez avares ; vous brûlez d’une insatiable cupidité dont rien ne peut amortir l’ardeur ; et parce que cette cupidité est insatiable, elle vous fait commettre mille iniquités, elle vous endurcit aux misères des pauvres, elle vous jette dans un profond oubli de votre salut. Considérez bien ce cadavre : Veni, et vide ; venez et voyez. C’étoit un homme de fortune comme vous ; en peu d’années il s’étoit enrichi comme vous ; il a eu comme vous la folie de vouloir laisser après lui une maison opulente et des enfans avantageusement pourvus. Mais le voyez-vous maintenant ? Voyez-vous la nudité, la pauvreté où la mort l’a réduit ? Où sont ses revenus ? où sont ses richesses ? où sont ses meubles somptueux et magnifiques ? a-t-il quelque chose de plus que le dernier des hommes ? cinq pieds de terre et un suaire qui l’enveloppe, mais qui ne le garantira pas de la pourriture ; rien davantage. Qu’est devenu tout le reste ? Voilà de quoi borner votre avarice. Veni, et vide : venez, homme du monde, idolâtre d’une fausse grandeur ; vous êtes possédé d’une ambition qui vous dévore ; et parce que cette ambition n’a point de terme, elle vous ôte tous les sentimens de la religion ; elle vous occupe, elle vous enchante, elle vous enivre. Considérez ce sépulcre : qu’y voyez-vous ? C’étoit un seigneur de marque comme vous, peut-être plus que vous, et en passe d’être toutes choses. Mais le reconnoissez-vous ? Voyez-vous où la mort l’a fait descendre ? voyez-vous à quoi elle a borné ses grandes idées ? voyez-vous comme elle s’est jouée de ses prétentions ? c’est de quoi régler les vôtres. Veni, et vide : venez, femme mondaine, venez ; vous avez pour votre personne des complaisances extrêmes ; la passion qui vous domine est le soin de votre beauté ; et parce que votre passion est démesurée, elle vous entretient dans une mollesse honteuse ; elle produit en vous des désirs criminels de plaire, elle vous rend complice de mille péchés et de mille scandales. Venez, et voyez : c’étoit une jeune personne aussi bien que vous ; elle étoit l’idole du monde comme vous, aussi spirituelle que vous, aussi recherchée et aussi adorée que vous. Mais la voyez-vous à présent ? voyez- vous ces yeux éteints, ce visage hideux et qui fait horreur ? c’est de quoi réprimer cet amour infini de vous-même. Veni, et vide.

(Ibid., 1re partie.)
De la passion de « se pousser dans le monde »

Être grand n’est pas une chose en soi blâmable ni criminelle, comme de vouloir être grand. Être grand, c’est l’ouvrage de Dieu ; mais vouloir être grand, c’est l’effet de notre orgueil. Si donc d’être grand, même par l’ordre de Dieu, est une occasion si dangereuse d’oublier Dieu, que sera-ce de la grandeur qui n’a pour fondement que l’ambition et le dérèglement de l’homme ? Or, telle est celle que les enfans du siècle recherchent quand ils travaillent avec tant d’empressement à se pousser dans le monde et à s’y établir. Ajoutez à cela le poids des obligations dont un chrétien se charge devant Dieu, quand il se procure un degré plus haut et qu’il se fait plus grand qu’il n’étoit. Dans cette vie, le devoir et le pouvoir sont deux choses inséparables ; et la mesure de ce que nous devons est toujours ce que nous sommes et ce que nous pouvons. Être donc plus que je n’étois, c’est devoir plus que je ne devois, aux hommes sur qui je domine et qui ont droit d’attendre de moi ce qu’auparavant ils n’auroient pu exiger ; à Dieu, qui est le protecteur de ce droit et qui me jugera selon que j’y aurai satisfait ou non. Par conséquent être plus que je n’étois, c’est avoir un compte à rendre que je n’avois pas, c’est être responsable de mille choses qui ne me regardoient pas, c’est porter un fardeau que je ne portois pas. Et quiconque le pense autrement pèche dans le principe et trouve dans sa propre grandeur la ruine de son salut.

… Après cela, faut-il s’étonner si les vrais serviteurs de Dieu, remplis de son esprit, par une humble défiance d’eux-mêmes, ont fui ces dignités éclatantes dont la vue éblouit ? Faut-il s’étonner si quelques-uns ont porté là-dessus leur résistance jusqu’à une sainte opiniâtreté, s’ils ont employé pour s’en défendre tant d’artifices innocens, et s’ils ont mieux aimé s’exposer à manquer de tout, que d’accepter ces titres d’honneur avec des obligations si rigoureuses ? Non, non, chrétiens, cela ne me surprend pas ; mais ce qui m’étonne, c’est de voir des hommes bien moins capables qu’eux de satisfaire à ces obligations et de les soutenir s’y ingérer avec autant d’ardeur que ceux-là s’efforçoient de les éviter ; des hommes, pour me servir des termes de saint Bernard, qui n’ont point de plus grand soin que de s’attirer des soins, comme s’ils dévoient trouver le repos quand ils sont parvenus à ce qui est incompatible avec le repos et à ce qui rend le repos même criminel : Tanquam sine curis victuri sint, cùm ad curas pervenerint. Ce qui m’étonne, c’est de voir souvent ces hommes aveuglés et infatués des erreurs du monde, courir après un emploi sans savoir même s’il y a des obligations de conscience qui y soient attachées, ou s’il n’y en a pas ; sans y avoir seulement pensé, sans se mettre en peine de s’en instruire, ou, s’ils le savent, n’hésitant pas sur cela, s’offrant à tout, pourvu qu’ils arrivent à leur fin, et se promettant tout d’eux-mêmes, sans être en état de rien tenir. Ce qui m’étonne encore plus, c’est de les voir accumuler sans crainte ces obligations, les entasser avec joie les unes sur les autres, et en prendre jusqu’à s’accabler ; ou plutôt ne prendre aucune de ces obligations en prenant les titres qui les imposent et dont il n’est pas permis de les séparer. En un mot, ce qui m’étonne, c’est de voir la plupart des hommes qui sont quelque chose par leur condition, être jaloux à l’excès d’en retirer les émolumens, d’en maintenir les droits sans en rien rabattre ; mais quant aux obligations, n’en vouloir pas entendre parler, n’écouter qu’avec chagrin et avec dégoût ceux qui les leur font connoître, en retrancher tout ce qu’ils peuvent et négliger ce qu’ils ne peuvent pas en retrancher. Voilà ce qui m’étonne, chrétiens, et ce qui me donne de la compassion pour les ambitions de la terre.

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Les emplois, dit-on, font les hommes. Erreur, chrétiens, les emplois doivent perfectionner les hommes, et non pas les préparer. Il faut qu’ils soient déjà disposés, et c’est le mérite acquis personnellement qui doit avoir fait cette préparation. Sans cela toutes les démarches d’un homme dans le monde sont autant de crimes aux yeux de Dieu. Or, en vérité, de ces partisans de la fortune et de l’ambition dont je parle ici, quel est celui qui, sur le point de faire le premier pas dans une entreprise où il s’agit de son avancement, rentre en lui-même afin de supputer en repos et à loisir s’il a tous les talens nécessaires pour la fin qu’il se propose ? Et quel est celui qui, ne les ayant pas, veuille bien le reconnoître et se rendre à soi-même cette justice : Non, je n’ai pas ce qu’il faut pour occuper telle place ? Et quand il en auroit plus de lumière et assez d’équité pour prononcer ainsi contre lui-même, quel est celui qui, possédé de cette malheureuse passion de croître et de monter toujours, ait la force d’en réprimer les saillies, et de se tenir dans les bornes que lui prescrit la vue de son indignité ? Ne voyons-nous pas que les plus imparfaits et les plus vicieux sont les plus ardens à se pourvoir ; ceux qui ont sur cela plus d’activité, ceux qui veulent être tout, qui se destinent à tout, et qui ne croient rien au-dessus d’eux ni trop grand pour eux ; tandis que les autres, mieux fondés en qualités et en mérite, gardent une modération honnête dans leurs désirs ? S’il ne s’agissoit, chrétiens, que d’essuyer la censure du monde, et que l’on en fût quitte pour cela, cela seroit peu. On sait fort bien que la hardiesse accompagnée de quelque bonheur peut prendre impunément l’ascendant partout. Mais il est question de justifier cela devant Dieu, qui ne peut souffrir ces téméraires attentats de l’ambition humaine, et qui veut que nous accomplissions le précepte de l’Apôtre : Probet autem se ipsum homo392 ; c’est-à-dire qu’avant que de nous élever, nous nous éprouvions nous-mêmes, prêts à nous condamner à jamais à n’être rien, si nous découvrons que nous n’avons pas le fonds de suffisance requis pour être quelque chose, comme nous y condamnerions un autre, si nous en -     savions autant de lui.

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Quand cette passion s’est une fois emparée d’un esprit, vous savez l’empire qu’elle y exerce, et jusqu’où on se porte pour la satisfaire. Il n’y a point de ressort que l’on ne remue, point d’artifice qu’on ne mette en œuvre, point de personnage que l’on ne fasse. On y fait même servir Dieu et la religion. N’ayant rien d’ailleurs par où se distinguer, on tâche au moins de se distinguer par là ; par là on s’introduit et on s’insinue, par là on se transfigure aux yeux des hommes ; de rien qu’on étoit, on devient quelque chose ; et la piété qui, pour chercher Dieu, doit renoncer à tout, par un renversement déplorable, se trouve utile à tout, hors à chercher Dieu et à le trouver. C’est cette passion qui viole tous les jours les plus saints devoirs de la justice et de la charité. Cette concurrence d’ambition dans la poursuite des mêmes honneurs, voilà ce qui divise les esprits et qui entretient les partis et les cabales, ce qui suscite les querelles, ce qui produit les vengeances, ce qui est le levain des plus violentes inimitiés. Voilà pourquoi on se décrie et on se déchire les uns les autres. Voilà d’où naissent tant de fourberies et tant de calomnies qu’invente le désir de l’emporter sur autrui et de le supplanter. Qui pourroit dire combien cette passion a fait de plaies mortelles à la charité ; et qui pourroit dire combien elle fera de réprouvés au jugement de Dieu ?

(Dominicales, sermon sur l’état de la vie et le soin de s’y perfectionner.)

Fléchier (1632-1710)

Notice

Fléchier (Esprit), d’une obscure famille de Pernes (Comtat-Venaissin), d’abord professeur de belles-lettres à Narbonne et simple catéchiste à Paris, fut un bel esprit, des plus fins et des plus goûtés à l’hôtel de Rambouillet vieilli, où il fut introduit jeune encore, et dans d’autres salons de la société polie, avant de se révéler orateur par la prédication et surtout par les oraisons funèbres de la duchesse de Montausier (1672), de la duchesse d’Aiguillon (1675), de Turenne (1676) : cette dernière est restée son chef-d’oeuvre. Il n’était encore, quand il la prononça, qu’abbé et lecteur du Dauphin. Il ajouta plus tard à ces oraisons funèbres celles de Lamoignon, de la reine Marie-Thérèse, du chancelier Le Tellier, de la Dauphine, de M. de Montausier. Elles sont toutes d’une rhétorique juste, mesurée, élégante, délicate, qui s’élève plusieurs fois jusqu’à la véritable éloquence. Fléchier est resté le modèle des orateurs fleuris.

Évêque de Lavaur (1685), puis de Nismes, il se fit aimer et vénérer des protestants comme des catholiques pour ses vertus et sa charité.

Exorde de l’Oraison funèbre de Turenne

Fleverunt eum omnis populus Israel planctu magno, et lugebant dies multos, et dixerunt : « Quomodo cecidit potens qui salvum faciebat populum Israel ? » Tout le peuple le pleura amèrement ; et, après avoir pleuré durant plusieurs jours, ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvoit le peuple d’Israël ? »

Je ne puis, messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture sainte se sert pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée. Cet homme, qui portoit la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre, qui couvroit son camp du bouclier et forçoit celui des ennemis avec l’épée, qui donnoit à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissoit Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle ; cet homme, qui défendoit les villes de Juda, qui domptoit l’orgueil des enfans d’Ammon et d’Ésaü, qui revenoit chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; cet homme, que Dieu avoit mis autour d’Israël comme un mur d’airain, où se brisèrent tant de fois les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venoit tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne vouloit d’autre récompense des services qu’il rendoit à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie ; ce vaillant homme, poussant enfin avec un courage invincible les ennemis qu’il avoit réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues, des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitans. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formoient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvoit le peuple d’Israël ? » À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs, les voûtes du temple s’ébranlèrent, le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvoit le peuple d’Israël ? »

Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnoissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l’Écriture, celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables ; et il ne manque aujourd’hui à ce dernier qu’un éloge digne de lui. Oh ! si l’esprit divin, l’esprit de force et de vérité, avoit enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu, et qui la persuadent tout ensemble, de combien de nobles idées remplirois-je vos esprits, et quelle impression feroit sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !

Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornemens d’une grave et solide éloquence, que la vie et la mort de très haut et très puissant prince Henri de la Tour-d’Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal général des camps et armées du roi, et colonel général de la cavalerie légère ? Où brillent avec plus d’éclat les effets glorieux de la vertu militaire : conduites d’armées, sièges de places, prises de villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campemens bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés et consommés par une sage et noble patience ? Où peut-on trouver tant et de si puissans exemples, que dans les actions d’un homme sage, modeste, libéral, désintéressé, dévoué au service du prince et de la patrie ; grand dans l’adversité par son courage, dans la prospérité par sa modestie, dans les difficultés par sa prudence, dans les périls par sa valeur, dans la religion par sa piété ? Quel sujet peut inspirer des sentimens plus justes et plus touchans qu’une mort soudaine et surprenante, qui a suspendu le cours de nos victoires, et rompu les plus douces espérances de la paix ?

(Oraison funèbre de Turenne, prononcée le 10 janvier 1676.)
Vie privée de Lamoignon393

Entrons dans sa vie privée. Que ne puis-je vous le montrer parmi ce nombre de gens choisis qui formoient chez lui une assemblée que le savoir, la politesse, l’honnêteté rendoient aussi agréable qu’utile ! C’est là que, ne se réservant de son autorité que cet ascendant que lui donnoient sur le reste des hommes la facilité de son humeur et la force de son esprit, il communiquoit ses lumières et profitoit de celles des autres. C’est là qu’il a souvent éclairci les matières les plus embrouillées, et que, sur quelque genre d’érudition que tombât le discours, on eût dit qu’il en avoit fait son occupation et son étude particulière. C’est là qu’après avoir écouté les autres, il reprenoit quelquefois les sujets qu’on croyoit avoir épuisés, et que, recueillant les épis qu’on avoit laissés après la moisson, il en faisoit une récolte plus abondante que la moisson même.

Que ne puis-je vous le représenter tel qu’il étoit, lorsqu’après un long et pénible travail, loin du bruit de la ville et du tumulte des affaires, il alloit se décharger du poids de sa dignité, et jouir d’un noble repos dans sa retraite de Bâville ! Vous le verriez tantôt s’adonnant aux plaisirs innocens de l’agriculture, élevant son esprit aux choses invisibles de Dieu par les merveilles visibles de la nature : tantôt méditant ces éloquens et graves discours qui enseignoient et qui inspiroient tous les ans la justice, et dans lesquels, formant l’idée d’un homme de bien, il se découvroit lui-même sans y penser : tantôt accommodant les différends que la discorde, la jalousie ou le mauvais conseil font naître parmi les habi-tans de la campagne ; plus content en lui-même, et peut-être plus grand aux yeux de Dieu, lorsque, dans le fond d’une sombre allée et sur un tribunal de gazon, il avoit assuré le repos d’une pauvre famille, que lorsqu’il décidait des fortunes les plus éclatantes sur le premier trône de la justice.

Vous le verriez recevant une foule d’amis, comme si chacun eût été le seul, distinguant les uns par la qualité, les autres par le mérite, s’accommodant à tous et ne se préférant à personne. Jamais il ne s’éleva sur son front serein aucun de ces nuages que forme le dégoût ou la défiance. Jamais il n’exigea ni de circonspection gênante, ni d’assiduité servile. On l’entendit, selon les temps, parler des grandes choses comme s’il eût négligé les petites, parler des petites comme s’il eût ignoré les grandes. On le vit, dans des conversations aisées et familières, engageant les uns à l’écouter avec plaisir, les autres à lui répondre avec confiance, donnant à chacun le moyen de faire paroître son esprit, sans jamais s’être prévalu de la supériorité du sien.

(Oraison funèbre de M. de Lamoignon, prononcée le 18 février 1679, 2e partie).
Une visite de cérémonie en province394

Toutes les dames de la ville vinrent pour rendre leurs respects à nos dames, non pas successivement, mais en troupe. On ne sauroit recevoir une visite que la chambre ne soit toute pleine ; on ne peut suffire à fournir des chaises : il se passe longtemps à placer tout ce petit monde ; vous diriez que c’est une conférence ou une assemblée, tant le cercle est grand. J’ai ouï dire que c’est une grande fatigue de saluer tant de personnes à la fois, et qu’on se trouvoit bien embarrassé et devant et après tant de baisers. Comme la plupart ne sont pas faites aux cérémonies de la Cour et ne savent que leur façon de province, elles vont en grand nombre, afin de n’être pas si remarquées. C’est une chose plaisante de les voir entrer l’une les bras croisés, l’autre les bras baissés comme une poupée ; toute leur conversation est bagatelle, et c’est un bonheur pour elles quand elles peuvent tourner le discours à leur coutume et parler des points d’Aurillac. Les échevines rendirent leur visite en corps, et firent le présent de la ville. La personne qui nous parut plus raisonnable395 fut Madame Périer ; les louanges que Madame la marquise de Sablé lui donne, la réputation que M. Pascal, son frère, s’étoit acquise, et sa propre vertu la rendent très-considérable dans la ville, et quelque gloire qu’elle tire de l’estime où elle est, et de la parenté qu’elle a eue, elle seroit illustre quand il n’y auroit point de marquise de Sablé, et quand il n’y auroit jamais eu de M. Pascal396.

(Mémoires sur les Grands Jours d’Auvergne.)
Les précieuses de province

Un capucin, qui se piquoit d’être un peu plus du monde que ses confrères, ayant ouï parler de moi, et sachant que j’avois prêté quelques livres de poésies, se souvint d’avoir vu mon nom au bas d’une ode ou d’une élégie. Il ne manqua pas de me faire compliment et de me traiter de bel esprit, et sa bonté passa jusqu’à dire397 partout que j’étois poëte. Faire des vers et venir de Paris, ce sont deux choses qui donnent bien de la réputation dans ces lieux éloignés, et c’est là le comble de l’honneur d’un homme d’esprit. Ce bruit de ma poésie fit grand éclat et m’attira deux ou trois précieuses languissantes, qui recherchèrent mon amitié, et qui crurent qu’elles passeroient pour savantes dès qu’on les auroit vues avec moi, et que le bel esprit se prenoit ainsi par contagion L’une étoit d’une taille qui approchoit un peu de celle des anciens géans ; l’autre étoit, au contraire, fort petite et son visage étoit si couvert de mouches, que je ne pus juger autre chose, sinon qu’elle avoit un nez et des yeux. Je remarquai que l’une et l’autre se croyoient belles. Ces deux figures me firent peur. Je me rassurai le mieux que je pus, et ne sachant encore comment leur parler, j’attendis leur compliment de pied ferme. La petite, comme plus âgée, et de plus mariée, s’adressa à moi : « Ayant de si beaux livres que vous avez, me dit-elle, et faisant d’aussi beaux vers que vous en faites, comme nous a dit le R. P. Raphaël, il est probable, monsieur, que vous tenez dans Paris un des premiers rangs parmi les beaux esprits, et que vous êtes sur le pied de ne céder à aucun de Messieurs de l’Académie. C’est, monsieur, ce qui nous a obligées de venir vous témoigner l’estime que nous faisons de vous. Nous avons si peu de gens polis et bien tournés dans ce pays barbare, que, lorsqu’il vient quelqu’un de la cour ou du grand monde, on ne sauroit assez le considérer. — Pour moi, reprit la grande jeune, quelque indifférente et quelque froide que je paroisse, j’ai toujours aimé l’esprit avec passion, et, ayant toujours trouvé que les abbés en ont plus que les autres, j’ai toujours senti une inclination particulière à les honorer. » Je leur répondis, avec un peu d’embarras, que j’étois le plus confus du monde ; que je ne méritois ni la réputation que le bon Père m’avoit donnée, ni la bonne opinion qu’elles avoient eue de moi ; que j’étois pourtant très-satisfait de la bonté qu’il avoit eue de me flatter et de celle qu’elles avoient de le croire, puisque cela me donnoit occasion de connoître deux aimables personnes qui dévoient avoir de l’esprit infiniment, puisqu’elles le cherchoient en d’autres. Après ces mots elles s’approchèrent de ma table, et me prièrent de les excuser si elles avoient la curiosité d’ouvrir quelques livres qu’elles voyoient ; que c’étoit une curiosité invincible pour elles. Enfin elles me proposèrent un petit voyage à une belle maison de campagne qu’elles avoient à deux ou trois lieues de là, et firent mille beaux desseins de me régaler.

(Ibid.)
Portrait de Fléchier écrit par lui-même398

… Son esprit ne s’ouvre pas tout d’un coup, mais il se déploie petit à petit, et il gagne beaucoup à être connu. Il ne s’empresse pas à acquérir l’estime et l’amitié des uns et des autres, il choisit ceux qu’il veut connoître et qu’il veut aimer ; et, pour peu qu’il trouve de bonne volonté, il s’aide après cela de sa douceur naturelle et de certains airs de discrétion qui lui attirent la confiance. Il n’a jamais brigué de suffrages ; il a voulu être estimé par raison, non par cabale. Sa réputation n’a jamais été à charge à ses amis, et n’a rien coûté qu’à lui-même. Quand il a été louable, il a laissé aux autres le soin de le louer ; il sait se servir de son esprit, mais il ne sait pas s’en prévaloir ; et, quoiqu’il se sente et qu’il s’estime ce qu’il vaut, il laisse à chacun son jugement. Si l’on a bonne opinion de lui, il en est reconnoissant, comme si l’on lui faisoit grâce ; si l’on ne juge pas de lui comme on doit, il se renferme en lui-même, et se rend la justice qu’on lui refuse.

… Sa conversation n’est ni brillante, ni ennuyeuse ; il s’abaisse, il s’élève quand il le faut. Il parle peu, mais on s’aperçoit qu’il pense beaucoup. Certains airs fins et spirituels marquent sur son visage ce qu’il approuve ou ce qu’il condamne, et son silence même est intelligible.

Quand il n’est pas avec des gens qui lui plaisent, il demeure au dedans de lui-même. Avec ses amis, il aime à discourir et à se répandre au dehors ; il est pourtant toujours maître de son esprit. Lorsqu’il parle, on voit bien qu’il sauroit se taire ; et lorsqu’il se tait, on voit bien qu’il sauroit parler. Il écoute les autres paisiblement, et les paie souvent de la patience ou de l’attention qu’il fait paroître à les écouter. Il leur pardonne aisément d’avoir peu d’esprit, pourvu qu’ils ne veuillent pas lui faire accroire qu’ils en ont beaucoup. Ce qui fait qu’il est bien reçu dans les compagnies, c’est qu’il s’accommode à tous et ne se préfère à personne. Il ne se pique pas de faire valoir ce qu’il sait ; il aime mieux leur donner le plaisir de dire eux-mêmes ce qu’ils savent…

Son plus sensible plaisir, c’est de pouvoir obliger ses amis, ou de pouvoir reconnoître les obligations qu’il leur a. Il aimeroit pourtant mieux avoir des grâces à faire que d’en recevoir. Il a toujours cru que le mérite pouvoit se passer de la fortune ; il s’est contenté de l’un, et ne s’est point inquiété de l’autre.

Rien n’est plus contre son humeur que d’être à charge à qui que ce soit : dans ses besoins, il n’a recours qu’à sa patience ; et quand il seroit plus éloquent qu’il n’est, il ne sait plus parler quand il s’agit de demander. Tous les honneurs du monde lui paroîtroient trop achetés, s’ils lui avoient coûté quelque bassesse.

Il est de bonne foi, et il croit aisément que tout le monde est de même ; mais si l’on vient à lui manquer, on ne regagne plus sa confiance ; ainsi il ne trompe jamais personne, et n’est jamais trompé qu’une fois. S’il a donné quelque sujet de plainte à quelqu’un, il n’oublie rien pour le satisfaire ; mais, si l’on se plaint de lui sans raison, il a une innocence fière qui ne descend pas aux éclaircissemens et aux justifications, et rien ne lui coûte tant que de faire son apologie. Quand on l’offense, il a le ressentiment vif, mais il ne dure pas longtemps. L’envie lui déplaît, mais elle ne l’afflige pas. Il souffre avec peine une injustice, mais il la pardonne. Mais l’infidélité d’un ami est un péché irrémissible pour lui.

(En tête des Mémoires sur les Grands jours d’Auvergne.)

Mascaron (1634-1703)

Notice

Mascaron (Jules), né à Hyères, Provençal comme Massillon, et, comme lui, Oratorien, professeur de belles-lettres, prédicateur et évêque, fit entendre avec succès sa parole brillante et énergique dans les chaires, d’abord de plusieurs grandes villes du Midi, puis de Nantes et d’Angers, enfin de Paris et devant la cour, à plusieurs reprises, jusqu’en 1694. « Le demi-quart des merveilles qu’ils disent, écrit un jour de lui et de Bourdaloue Mme de Sévigné, devroit faire une sainte » (11 mars 1671). Il prononça plusieurs oraisons funèbres : son oraison funèbre de Madame, duchesse d’Orléans, a été effacée par celle de Bossuet ; son oraison funèbre de Turenne, qu’avec Bossuet il avait converti, le disputa à celle de Fléchier. « L’abbé Fléchier veut la surpasser, dit Mme de Sévigné à sa fille, mais je l’en défie. » Mascaron fut successivement évêque de Tulle et d’Agen.

De la sincérité, de la justice et de la bonté de Turenne

C’est de l’amour pour la vérité que venoit cette modération admirable dans les rencontres où il sembloit que l’intérêt de sa gloire dût exciter son ressentiment. Comme il alloit jusqu’au fond des choses, il trouvoit qu’il y a bien plus de gloire à vaincre sa passion qu’à venger une injure, et que ceux qui courent à la vengeance vont au plus aisé et non pas au plus glorieux. C’est de cet amour de la vérité que venoit cette naïveté admirable avec laquelle M. de Turenne se laissoit voir tel qu’il étoit. Comme il ne fut jamais une vertu plus pleine et plus naturelle que celle de ce grand homme, il n’y en eut jamais de plus épurée de tout artifice. Il ne se cachoit point, il ne se montroit point ; il parloit lorsqu’il le falloit et de ses victoires et de ses désavantages, aussi peu attentif à relever la gloire des unes qu’à déguiser le malheur des autres. Il ne songeoit pas même à ces grandes ressources de gloire qui lui permettoient de faire des pertes sans s’appauvrir ; et la même vérité qui lui faisoit raconter le détail des victoires innombrables qu’il avoit remportées lui faisoit dire le particulier de quelques occasions où il n’avoit pas été heureux, aussi éloigné dans ses récits du faste de la modestie que de celui de l’orgueil…

La justice étoit la règle inviolable de toutes ses actions ; l’amitié ni la haine ne le pouvoient jamais préoccuper : il refusoit des grâces à ses amis, qu’il accordoit à ses ennemis quand il les en croyoit plus dignes que ceux qu’il aimoit, et, sourd à toutes les plaintes de la nature et de l’amitié, il traitoit ceux qui étoient capables de les faire de petits esprits qui tournent toujours autour d’eux-mêmes, n’ayant pas assez de force pour s’en éloigner. Aussi n’étoit-ce ni par l’intrigue d’un domestique intéressé, ni par des assiduités étudiées, ni par l’utilité d’une liaison que l’on se faisoit une entrée dans le cœur de M. de Turenne. Le bonheur pouvoit lui montrer ceux qui dévoient être ses amis, mais il n’alloit que jusques-là ; le seul mérite faisoit le reste. Car comme il n’avoit point une froideur et une fierté capable de rebuter, il n’avoit point aussi cet air caressant qui semble mendier le cœur de tout le monde sans vouloir pourtant engager le sien. Personne n’a jamais pu se plaindre d’avoir été dédaigné avec mépris, ni d’avoir été amusé par de vaines espérances. Ce grand homme avoit rendu l’accès de son cœur difficile sans être rude, et il en avoit pour ainsi dire fortifié les premières avenues, parce qu’après les avoir une fois forcées par le mérite, le reste ne coûtoit plus rien ni à prendre ni à conserver.

Je vous appelle à témoins de cette vérité, chers et illustres amis de cet homme incomparable. Fut-il jamais une amitié si entière, si douce et si sûre que la sienne399 ? Sa dissimulation vous a-t-elle jamais donné la peine de faire ces difficiles observations qu’il faut employer pour pénétrer le cœur humain ? L’inégalité de son humeur vous a-t-elle jamais obligés de prendre des mesures pour choisir les bons momens et pour éviter les fâcheux ? A-t-il jamais exigé de vous une servitude et une dépendance tyrannique ? Enfin, dans ce commerce qui vous ouvroit ce cœur jusqu’au fond, y avez-vous jamais rien trouvé qui méritât400 quelque indulgence de votre part ? y avez-vous découvert quelque faiblesse et quelques sentimens qui marquassent la vanité et la corruption du siècle ? Avez-vous eu besoin de vous faire une religion de nous cacher quelque défaut secret ? Eussiez-vous désiré d’en ôter ou d’y ajouter quelque chose ? Si vous étiez les maîtres de vous former un cœur à vous-même, en voudriez-vous un plus grand, plus droit et plus parfait ? Hélas ! je le sens, Messieurs, je touche à l’endroit de votre plaie le plus douloureux et le plus sensible ; et, s’il vous étoit libre de m’interrompre, ne vous écrieriez-vous pas ici que vous n’y avez rien vu que de grand et d’héroïque, que tous ses sentimens étoient pour vous des leçons de sagesse et de vertu, des sujets d’admiration et d’amour, et la matière éternelle de vos larmes, ou du moins d’un triste et précieux souvenir ?

(Oraison funèbre de Turenne, 1675.)

Pellisson (1624-1693)

Notice

Né protestant à Béziers, mort catholique à Paris : l’homme « le plus laid » et l’un des plus beaux esprits du xviie  siècle ; ami de la plupart des Académiciens avant d’être leur historien (Histoire de l’Académie françoise, 1653) et leur confrère (1653) ; commis principal du surintendant Fouquet (1653-1661) avant d’être compris dans sa disgrâce et emprisonné comme lui (1661-1666) ; après sa libération, historien de la Conquête de la Franche-Comté (1668) ; depuis sa conversion, maître des requêtes, secrétaire de Louis XIV, historiographe, historien du roi (Histoire de Louis XIV, 1660-1678), économe royal, administrateur de la Caisse des Convertis, controversiste, correspondant de Leibnitz et de Bossuet, — Pellisson, malgré tous ces titres, aurait peut-être été oublié sans ses Défenses de Fouquet. La reconnaissance lui a inspiré une éloquence qu’on a appelée, après Voltaire, cicéronienne, et dont les principaux caractères sont, tantôt une tristesse fière et contenue, tantôt un irrésistible accent de persuasion. Son premier discours est une prière au roi, le second un mémoire au roi et à la France, les deux derniers des adresses aux juges de Fouquet. Ces écrits anonymes, partis de la Bastille, rencontraient bien des obstacles. « Il faut des voyages et de longs voyages, dit-il dans le dernier, pour une feuille d’impression, quand elle défend un malheureux. »

(Voir Étude sur la vie et les œuvres de Pellisson, par M. Marcou, 1859.)
Première défense du surintendant Fouquet401

Sire, deux choses bien différentes, mais qui ne sont nullement contraires, m’ont fait prendre la résolution d’adresser directement ce discours à Votre Majesté : l’admiration véritable que j’ai pour un roi le plus grand, le plus magnanime, le plus triomphant et le plus heureux qui soit au monde, et la juste compassion dont je suis touché pour le plus infortuné de ses sujets. Ce n’est pas la coutume ni le défaut du siècle que la disgrâce trouve trop de défenseurs, et Votre Majesté n’est sans doute guère importunée de ceux qui lui parlent aujourd’hui pour M. Foucquet, naguère procureur général, surintendant des finances, ministre d’État, objet de l’admiration et de l’envie, maintenant à peine estimé digne de pitié. Tout se tait, tout tremble, tout révère la colère de Votre Majesté. Je la révérerois plus que personne, et, quelque obligé que je fusse de parler, je me tairois comme les autres, si je n’avois à dire à Votre Majesté des choses essentielles qu’autre que moi ne lui dira point, et qui regardent le bien de son service. Veuille le maître des coeurs et le roi des rois que, pour en reconnoître la vérité et l’importance, Votre Majesté les lise sans dégoût jusqu’à la fin, et que, donnant tant de temps aux moindres supplications de ses sujets, elle ne refuse pas un peu de véritable attention à une affaire qui regarde sa gloire, et qui n’est pas de si petite considération qu’elle n’attire aujourd’hui les yeux de toute l’Europe !

Je parlerai, sire, avec toute la liberté d’un homme qui n’a rien à craindre ni à espérer, mais avec tout le respect et la soumission d’un sujet fidèle ; et si par malheur, ce que je ne saurois croire, il m’échappoit le moindre mot qui semblât s’éloigner tant soit peu de cette parfaite soumission et de ce profond respect que je lui garderai toute ma vie, je le désavoue dès cette heure ; je l’efface avant que de l’avoir écrit, et supplie très-humblement Votre Majesté de croire que je puis faillir de la plume, mais jamais du cœur ni de la pensée.

La première question est celle du tribunal devant lequel doit comparaître l’accusé. Pellisson supplie le roi de ne pas « se détourner du chemin battu, le plus fréquenté de la justice », de ne pas « quitter les grandes et belles voies royales pour en prendre d’autres », et établit la suspicion légitime qui s’élève toujours contre les commissions extraordinaires.

S’il faut enfin entendre la voix du peuple, cette voix, sire, qui est si souvent celle de Dieu, cette voix qui fait, à vrai dire, la gloire des rois, qui parle si magnifiquement aujourd’hui par toute la terre des vertus de Votre Majesté, elle dira à Votre Majesté que tout ce qui n’est point naturel et ordinaire lui est suspect ; qu’un innocent même, condamné par le parlement, passe toujours pour coupable ; qu’un coupable même, condamné par les commissaires, laisse toujours au public et à la postérité quelque soupçon d’innocence ; qu’enfin le général du monde regarde ces deux sortes de juges comme deux choses tout à fait différentes : témoin la réponse de ce bon religieux, que l’histoire n’a pas trouvée indigne d’être rapportée, quand le roi François Ier, regardant à Marcoussis le tombeau d’un surintendant immolé, sous un des rois précédens, aux jalousies de la cour et à la passion du duc de Bourgogne, et ce grand prince disant que c’étoit dommage qu’on eût fait mourir un tel homme par justice : « Ce n’est pas par justice, sire, répondit ingénument le religieux, c’est par commissaires. »

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Mais, sire, quelque résolution qu’il plaise à Dieu inspirer à Votre Majesté sur ce sujet, ce que je ne puis m’empêcher d’espérer, c’est que, si Votre Majesté ne renvoie point M. Foucquet à ses juges naturels ; si elle n’accorde point ce que la sage et vertueuse mère, ce que la famille désolée de cet infortuné lui ont déjà demandé avec tant de larmes, qui est de ne lui point donner d’autres juges que Votre Majesté même, suivant les clauses expresses de ses lettres de surintendant, qui l’affranchissent de toute autre juridiction ; s’il faut que le premier et le plus malheureux des surintendans subisse effectivement le jugement d’une chambre de justice comme un simple et misérable homme d’affaires, au moins Votre Majesté lui réservera-t-elle en sa personne une justice supérieure à la chambre de justice, une justice où Votre Majesté n’appellera point seulement sa sévérité, mais aussi sa bonté, sa clémence et son cœur vraiment royal pour y venir donner leur suffrage.

C’est, sire, devant ce tribunal supérieur, car aussi, à vrai dire, M. Foucquet n’en peut reconnoître d’autre sans se faire tort, c’est, dis-je, devant ce tribunal supérieur que je vais désormais plaider sa cause.

Que Votre Majesté souffre et qu’elle m’écoute, s’il lui plaît, non pas avec l’esprit d’un maître irrité, mais avec celui d’un juge équitable, d’un roi bon et généreux, qui ne condamne jamais qu’à regret, et qui cherche toutes sortes de moyens pour absoudre.

J’ai même en cela un extrême désavantage, qu’il me faut combattre dans l’esprit de Votre Majesté des crimes dont on n’a parlé qu’à elle, et dont le peuple n’a été informé que par des bruits vagues, confus et incertains. Un sage de l’antiquité, sire, a dit autrefois que le plus sage de tous les hommes passeroit pour fou si l’on voyoit toutes ses pensées. Quel est donc le malheur d’un homme qui écrivoit tout ce qu’il pensoit, et beaucoup plus qu’il ne pensoit, et presque tout ce qu’on pouvoit penser sur toutes sortes d’affaires, et dont on a recherché avec tant de soin jusqu’aux moindres billets ? Il n’est pas seulement vraisemblable, il est même nécessaire et inévitable que, dans cette multitude et cette confusion de papiers, de projets obscurs, imparfaits, mal entendus, peu favorablement expliqués, on se soit forgé d’abord mille fantômes ; il est presque impossible que cela soit arrivé autrement. Mais, sire, quelques-uns des fantômes ont déjà disparu d’eux-mêmes, dissipés par le temps et par la vérité ; les autres, s’ils ont trouvé place dans l’esprit des inférieurs, soit que l’erreur ou la calomnie les ait formés et grossis, ne résisteront point aux vives et célestes lumières de Votre Majesté. Je ne les combattrai point sans les connoître ; mais jugeant par ce qui paroît seulement, je le défendrai toujours de deux accusations principales : la mauvaise administration des finances, qu’on veut qu’il ait appliquée à son profit particulier ; la mauvaise et excessive ambition, qu’on a représentée à Votre Majesté comme suspecte et criminelle.

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Pour rendre raison de son administration, je demanderois, sire, à ceux qui l’accusent si, sous le règne triomphant de Votre Majesté, et si, sous cette surintendance, l’État de Milan s’est perdu, comme sous François Ier, faute d’avoir envoyé aux troupes l’argent qui leur étoit destiné ; si, faute d’une somme très-médiocre, comme on l’a pourtant vu de nos jours et avant lui, il a laissé reprendre aux ennemis une des plus importantes places de l’Europe, qui avoit coûté de si grandes sommes et tant de sang ; si vos armées, sire, ont jamais manqué de vaincre pour manquer de quoi vivre ; si, nonobstant les dépenses effroyables de la guerre, du mariage de Votre Majesté et de la conclusion de la paix, nonobstant les grandes aliénations qu’on a été contraint de faire, il ne se trouve point encore aujourd’hui que, par les augmentations qu’il a pratiquées dans les grandes fermes, les revenus de Votre Majesté sont encore plus grands qu’ils n’étoient lorsqu’il commença d’être surintendant ; si les peuples, par la manière dont il s’est conduit avec eux, n’ont point porté ces pesantes charges autant et plus tranquillement que sous les règnes précédens ; si les compagnies souveraines, quoique au milieu des tumultes de la guerre, au milieu presque des mouvemens de l’État, et en un temps bien différent de celui-ci, n’ont point été heureusement ménagées et portées avec beaucoup d’adresse à faciliter les affaires de Votre Majesté ; si, dans les trois dernières années, qui sont celles de la plus grande autorité de M. Foucquet, bien que les dépenses augmentassent tous les jours, il n’a pas trouvé moyen de diminuer les tailles chaque année de plusieurs millions ; si les gens d’affaires, si les officiers même du conseil, deux sortes de personnes qu’un surintendant corrompu ménageroit sans doute comme complices de ses crimes, n’ont pas été chargés de taxes sur taxes pour décharger les peuples de la campagne ; si, en traitant honnêtement les personnes de mérite et de service en toute sorte de condition, il n’a pas conservé à Votre Majesté le cœur et l’affection de ses sujets, son grand et véritable trésor, ses seules et véritables richesses. C’est, sire, la raison que je rendrois pour lui de son administration ; mais combien la rendroit-il mieux lui-même, s’il étoit encore assez heureux pour le pouvoir faire de sa propre bouche aux pieds de Votre Majesté !

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PÉRORAISON

Certes, sire, je ne puis croire que Votre Majesté puisse rappeler ces souvenirs sans en être attendri. Que seroit-ce si elle voyoit encore cet infortuné, même à peine connoissable, mais moins changé et moins abattu de la longueur de sa maladie et de la dureté de sa prison que du regret d’avoir pu déplaire à Votre Majesté, et qu’il lui dît : « Sire, j’ai failli, si Votre Majesté le veut ; je mérite toutes sortes de supplices ; je ne me plains point de la colère de Votre Majesté ; souffrez seulement que je me plaigne de ses bontés. Quand est-ce qu’elles m’ont permis de connoître mes fautes et ma mauvaise conduite ? Quand est-ce que, par un clin d’œil seulement, Votre Majesté a fait pour moi ce que les maîtres ont fait pour leurs esclaves les plus misérables, ce qu’il est besoin que Dieu fasse pour tous les hommes et pour les rois même, qui est de les menacer avant que de les punir ? Et de quoi n’aurois je point été capable, de quoi ne le serois-je point, si Votre Majesté avoit mieux aimé, si elle aimoit mieux encore me corriger que me perdre ? »

Mais, sire, je détourne mes yeux de cette triste pensée. Votre Majesté voit combien il est digne de sa bonté et de sa grandeur de ne pas faire juger M. Foucquet par une chambre de justice, dont même plusieurs membres sont récusables ; qu’on ne sauroit prouver les malversations dont on l’accuse, ni par son bien, car il n’en a point, ni par ses dépenses non plus, car il y a fourni par ses dettes et par plusieurs avantages légitimes ; qu’un compte du détail des finances ne se demanda jamais à un surintendant ; qu’homme vivant à sa place ne le pourroit rendre ; que cette discussion est sujette à une infinité d’erreurs ; qu’il n’a point failli depuis que Votre Majesté lui a donné ses ordres elle-même ; que la mort de Son Éminence, dont il les recevoit auparavant, peut-être même que la soustraction de ses lettres, lui ôtent tout moyen de se justifier ; qu’en plusieurs choses, comme on ne le peut nier, son administration a été grande, noble, glorieuse, utile à l’État et à Votre Majesté ; que son ambition, quand elle passera402 pour excessive, a mille sortes d’excuses, et ne doit être suspecte d’aucun mauvais dessein ; que ses services, ou du moins son zèle en mille rencontres, surtout dans les temps fâcheux et au milieu de l’orage, méritent quelque considération ; que la recherche de quelques surintendans, sujette à mille artifices de la calomnie et de l’envie, n’a produit aucune gloire aux rois prédécesseurs de V. M. ; que la douceur, que la bonté du grand Henri, son aïeul, en cette occasion et en mille autres, a été célébrée de mille louanges. C’en est assez, pour espérer, toutes choses de V. M. Qu’elle n’écoute plus rien qu’elle-même et les mouvemens généreux de son cœur. Que l’histoire marque un jour dans ses monumens éternels : « Louis XIV, véritablement donné de Dieu pour la restauration de la France, fut grand en la guerre, grand en la paix. Il effaça, par son application et par sa conduite, la gloire de tous ses prédécesseurs. Il n’aima qu’à répandre le sang de ses ennemis, il épargna celui de ses sujets. Il sut connoître les fautes de ses ministres, les corriger et les pardonner. Il eut autant de bonté et de douceur que de fermeté et de courage, et ne crut pas bien représenter en terre le pouvoir de Dieu, s’il n’imitoit aussi sa clémence. »

Deuxième defense du surintendant Fouquet403

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Pellisson entre dans le détail de la gestion financière du surintendant. Au sujet de six millions qu’on accusait Fouquet de s’être fait livrer, à son profit personnel, par le trésorier de l’épargne, Pellisson conclut :

Ce n’est pas ici le lieu de parler de son esprit ni de sa capacité : nous ne sommes pas assez heureux pour penser à la gloire ; le temps nous rendra peut-être ce qu’on nous ôte de ce côté-là. La postérité du moins, véritable chambre de justice, l’élite de tous les siècles et de toutes les nations, fera raison là-dessus à tout le monde. Aujourd’hui, je veux faire ce que vous m’ordonnerez, je prendrai M. Foucquet de votre main, tel que vous l’aurez agréable, ou bon ou méchant, ou solide ou subtil, ou adroit et ingénieux, ou maladroit et stupide. Si, bon, il ne dérobera point, il aimera mieux du moins se payer. Si, méchant, il craindra, il tâchera, du moins puisqu’il le peut, et si aisément, de couvrir son crime. Si, solide, il préférera un bien légitime, certain qu’on ne le lui peut plus ôter, à une espérance vaine, criminelle, incertaine, qui lui peut échapper à tous momens. Si, subtil, il fermera du moins toutes les portes, toutes les ouvertures, par où il craindra qu’elle n’échappe. Si, maladroit et stupide, il ne pensera pas même à cet excès de finesse, qui, dérobe au lieu de se payer. Si, adroit et ingénieux, il y pensera du moins avec plus de précaution et plus d’adresse.

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Vous, grand prince (car je ne puis m’empêcher de finir ainsi que j’ai commencé par Votre Majesté même), c’est un dessein digne sans doute de sa grandeur, mais ce n’est pas un petit dessein, que de réformer la France. Il a été moins long et moins difficile à Votre Majesté de vaincre l’Espagne. Quelle regarde de tous côtés : tout a besoin de sa main, mais d’une main douce, tendre, salutaire, qui ne tue point pour guérir, qui secoure, qui corrige et répare la nature sans la détruire. Nous sommes tous hommes, sire, nous avons tous failli : nous avons tous désiré d’être considérés dans le monde. Nous avons vu que sans bien on ne l’étoit pas ; il nous a semblé que sans lui toutes les portes nous étoient fermées, que sans lui nous ne pouvions pas même montrer notre talent et notre mérite, si Dieu nous en avoit donné, non pas même servir Votre Majesté, quelque zèle que nous eussions pour son service. Que n’aurions-nous pas fait pour ce bien, sans lequel il nous étoit impossible de rien faire ? Votre Majesté, sire, vient donner au monde un siècle nouveau, où ses exemples, plus que ses lois mêmes ni que ses chàtimens, commencent à nous changer. Nous le voyons, sire, nous le sentons avec joie : s’il y a toujours â l’avenir, comme on ne le peut empêcher, de grandes fortunes pour la mauvaise foi et pour l’injustice, il y aura désormais des récompenses et des établissemens honnêtes pour la fidélité et pour la vertu. Si la constitution de l’État et mille autres raisons considérables font que les charges doivent demeurer vénales, il y en aura, du moins, quelque nombre de chaque espèce pour le seul mérite, pour les grâces de Votre Majesté. Cet homme de bien qui ne songe qu’à Dieu et à son étude, non pas même à Votre Majesté ni à son pouvoir, apprendra tout d’un coup qu’elle l’a honoré d’un grand bénéfice : il doutera longtemps si c’est une vision ou une vérité. Nous serons tous gens d’honneur pour être heureux, et courrons après la gloire comme nous courions après l’argent, mourant de honte si nous n’étions pas dignes sujets d’un si grand roi, par là véritablement et par cette seconde formation de nos esprits et de nos mœurs le père de tous ses peuples. Mais quant à notre conduite passée, sire, que Votre Majesté s’accommode, s’il lui plaît, à la foiblesse, à l’infirmité de ses enfants. Nous n’étions pas nés dans la république de Platon, ni même sous les premières lois d’Athènes, écrites de sang, ni sous celles de Lacédémone, où l’argent et la politesse étoient un crime, mais dans la corruption des temps, dans le luxe inséparable de la prospérité des États, dans l’indulgence françoise, dans la plus douce des monarchies, non-seulement pleine de libertés, mais de licences. Il ne nous étoit pas aisé de vaincre notre naissance et notre mauvaise éducation. Nous aimons tous Votre Majesté. Que rien ne nous rende auprès d’elle si odieux et si détestables ; et que, s’empêchant de faillir comme si elle ne pardonnoit jamais, elle pardonne néanmoins comme si elle faisoit tous les jours des fautes. Et, quant au malheureux dont j’ai entrepris la défense, la colère de Votre Majesté l’emporteroit elle comme une feuille sèche que le vent emporte ? Car à qui appliqueroit-on plus à propos ces paroles que disoit autrefois à Dieu même l’exemple de la patience et de la misère, qu’à celui qui, par le courroux du ciel et de Votre Majesté, s’est vu enlever en un seul jour, et comme d’un coup de foudre, biens, honneurs, réputation, serviteurs, famille, amis et santé, sans consolation et sans commerce qu’avec ceux qui viennent pour l’interroger et pour l’accuser ? Encore que ses accusations soient incessamment aux oreilles de Votre Majesté et que ses défenses n’y soient qu’un moment, encore qu’on n’ose presque espérer qu’elle voie dans un si long discours ce qu’on peut dire pour lui sur ces abus des finances, sur ces millions, sur ces avances, sur ce droit de donner des commissaires, dont on entretient à toute heure Votre Majesté contre lui, je ne me rebuterai point, car je ne veux point douter auprès d’elle s’il est coupable ; mais je ne saurois douter s’il est malheureux. Je ne veux point savoir ce qu’on dira s’il est puni ; mais j’entends déjà avec espérance, avec joie, ce que tout le monde doit dire de Votre Majesté si elle fait grâce. J’ignore ce que veulent et ce que demandent, trop ouvertement néanmoins pour le laisser ignorer à personne, ceux qui ne sont pas satisfaits encore d’un si grand et si déplorable malheur ; mais je ne puis ignorer, sire, ce que souhaitent ceux qui ne regardent que Votre Majesté, et qui n’ont pour intérêt et pour passion que sa seule gloire. Il n’est pas jusqu’aux lois, sire, qui, toutes insensibles, inexorables, dures, fermes, rigoureuses qu’elles sont de leur nature, ne se réjouissent lorsque, ne pouvant se fléchir elles-mêmes, elles se sentent fléchir d’une main toute-puissante, telle que celle de Votre Majesté, en faveur des hommes dont elles cherchent toujours le salut lors même qu’elles semblent demander leur ruine.

Le plus sage, le plus juste même des rois, crie encore à Votre Majesté comme à tous les rois de la terre. Ne soyez point si juste 404. C’est un beau nom que la Chambre de Justice, mais le temple de Clémence, que les Romains élevèrent à cette vertu triomphante en la personne de Jules César, est un plus grand et un plus beau nom encore. Si cette vertu n’offre encore un temple à Votre Majesté, elle lui promet du moins l’empire des cœurs, où Dieu même désire de régner, et en fait toute sa gloire. Elle se vante d’être la seule entre ses compagnons qui ne vit et ne respire que sur le trône. Courez hardiment, sire, dans sa belle carrière : Votre Majesté n’y trouvera que des rois, comme Alexandre le souhaitoit quand on lui parla de courir aux jeux Olympiques. Que Votre Majesté nous permette un peu d’orgueil et d’audace. Comme elle, sire, quoique non autant qu’elle, nous serons justes, vaillans, prudens, tempérans, même libéraux ; mais comme elle nous ne saurions être clémens. Cette vertu, toute douce et toute humaine qu’elle est, plus fière, qui le croiroit ? que toutes les autres, dédaigne nos fortunes privées… Que Votre Majesté rappelle, s’il lui plaît, pour un moment en sa mémoire ce grand et beau jour que la France vit avec tant de joie, que ses ennemis, quoique enflés de mille vaines prétentions, quoique armés et sur nos frontières, virent avec tant de douleur et d’étonnement ; cet heureux jour, dis-je, qui acheva de nous donner un grand roi en répandant sur la tête de Votre Majesté, si chère et si précieuse à ses peuples, l’huile sainte et descendue du ciel. En ce jour, sire, avant que Votre Majesté reçût cette onction divine, avant qu’elle eût revêtu ce manteau royal qui ornoit bien moins Votre Majesté qu’il n’étoit orné de Votre Majesté même, avant qu’elle eût pris de l’autel, c’est-à-dire de la propre main de Dieu, cette couronne, ce sceptre, cette main de justice, cet anneau qui faisoit l’indissoluble mariage de Votre Majesté et de son royaume, cette épée nue et flamboyante, toute victorieuse sur les ennemis, toute-puissante sur les sujets, nous vîmes, nous entendîmes Votre Majesté, environnée des pairs et des premières dignités de l’État, au milieu des prières, entre les bénédictions et les cantiques, à la face des autels, devant le ciel et la terre, les hommes et les anges, proférer de sa bouche sacrée ces belles et magnifiques paroles, dignes d’être gravées sur le bronze, mais plus encore dans le cœur d’un si grand roi :

Je jure et promets de garder et faire garder l’équité et la miséricorde en tous jugemens, afin que Dieu clément et miséricordieux répande sur moi et sur vous sa miséricorde.

Si quelqu’un, sire, nous ne le pouvons penser, s’opposoit à cette miséricorde, à cette équité royale, nous ne souhaitons pas même qu’il soit traité sans miséricorde et sans équité ; mais pour nous qui l’implorons, pour M. Foucquet qui ne l’implore pas seulement, mais qui s’en assure, mais qui s’y fonde, quel malheur en détourneroit les effets ? Quelle autre puissance si grande et si redoutable dans les États de Votre Majesté l’empêcheroit de suivre et ce serment solennel, et sa gloire, et ses inclinations toutes grandes, toutes royales, puisque, sans leur faire violence et sans faire tort à ses sujets, elle peut exercer toutes ces vertus ensemble ? L’avenir, sire, peut être prévu et réglé par de bonnes lois : qui oseroit encore manquer à son devoir quand le prince fait si dignement le sien ? que personne ne soit excusé : personne n’ignore maintenant qu’il est éclairé des propres yeux de son maître. C’est là que Votre Majesté fera voir avec raison jusqu’à sa sévérité même, si ce n’est assez de sa justice. Mais pour le passé, sire, il est passé, il ne revient plus : Votre Majesté nous avoit confiés à d’autres mains que les siennes ; persuadés qu’elle pensoit moins à nous, nous pensions bien moins à elle ; nous ignorions presque nos offenses dont elle ne sembloit pas s’offenser. C’est là, sire, le digne sujet, la propre et véritable matière, le beau champ de sa clémence et de sa bonté.

Louis XIV (1638-1715)

Notice

Si la justesse, la netteté, la précision, un mélange de simplicité, de gravité et de noblesse peuvent donner l’idée d’un grand écrivain chez un roi, Louis XIV mérite ce titre. L’homme et le roi se retrouvent dans le style de ses Œuvres (6 vol. 1806) ou mémoires, instructions, lettres, documents de toute nature, écrits ou dictés par lui, ou rédigés par M. Pellisson et M. de Périgny (voir l’édition des Mémoires pour l’instruction du Dauphin de M. Dreyss, 2 vol. in-8° 1860), comme César se retrouve dans ses Commentaires, Henri IV dans ses Lettres, Napoléon dans son Mémorial de Sainte-Hélène.

Voyez le portrait de Louis XIV par Mme de Caylus (infra) et Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, t. V ; Nouveaux Lundis, t. II).

Savoir se faire un plaisir du travail et se commander à soi-même

C’est un avantage fort grand et fort singulier405 de pouvoir trouver notre satisfaction dans les choses qui servent à notre grandeur, et de savoir par étude nous faire une espèce de plaisir de la nécessité de notre ministère. Il n’est personne assurément d’assez mauvais goût406 pour ne pas trouver cette méthode très bonne et très utile ; mais il est peu de gens assez sages pour la savoir bien pratiquer, et peut-être même que l’on s’y applique plus rarement chez les souverains que chez les particuliers. Car, à vrai dire, la douce habitude que les princes prennent à commander leur rend plus incommode toute sorte de sujétion ; et se voyant élevés au-dessus des règles ordinaires, ils ont besoin de plus de force et de plus de raison que les autres pour s’imposer eux-mêmes de nouvelles lois.

Les hommes privés semblent trouver un chemin tout frayé vers la sagesse dans l’observance des ordres publics auxquels ils sont assujettis. La prudence de la loi qui leur prescrit ce qu’ils doivent faire, le concours de tout un peuple qui la suit, la crainte du châtiment et l’espoir de la récompense, sont des secours continuels attachés à la foiblesse de leur condition, et dont l’éclat de la nôtre nous a privés.

Peut-être qu’il y a beaucoup de bons sujets qui seroient de fort mauvais princes. Il est bien plus facile d’obéir à son supérieur que de se commander à soi-même ; et, quand on peut tout ce que l’on veut, il n’est pas aisé de ne vouloir que ce que l’on doit. Pensez-y donc de bonne heure, mon fils, et si vous sentez maintenant quelque répugnance à vous soumettre aux ordres de ceux que j’ai préposés pour votre conduite, considérez comment vous pourrez entendre un jour les avis de la raison lorsqu’elle vous parlera sans interprète et qu’elle n’aura plus personne auprès de vous qui soit en droit de défendre ses intérêts. Profitez soigneusement des préceptes que je vous fais donner tandis qu’il vous est permis d’en recevoir ; et, puisque, dans la place qui vous attend après moi, vous ne pouvez plus, sans honte, être conduit par d’autres lumières ni contraint par une autre autorité, accoutumez-vous, dès cette heure, à veiller sur vos propres actions et à faire souvent essai sur vous-même du pouvoir souverain que vous devez exercer sur les autres.

(Mémoires pour l’instruction du Dauphin, édit. Dreyss, t. 2e, p. 125).
De l’humilité et de la fierté chez un roi

Je tâche et je tâcherai toujours dans ces Mémoires à élever, mais non pas à enfler votre courage. S’il y a une fierté légitime en notre rang, il y a une modestie et une humilité qui ne sont pas moins louables. Ne pensez pas, mon fils, que ces vertus ne soient point faites pour nous. Au contraire, elles nous appartiennent plus proprement qu’au reste des hommes, mar, après tout, ceux qui n’ont rien d’éminent, ni par la fortune, ni par le mérite, quelque petite opinion qu’ils aient d’eux-mêmes, ne peuvent jamais être modestes et humbles ; et ces qualités supposent nécessairement en celui qui les possède et quelque élévation et quelque grandeur dont il pourroit tirer vanité. Nous, mon fils, à qui toutes choses semblent inspirer ce défaut si naturel aux hommes, nous ne pouvons trop apporter de soin à nous en défendre. Mais, si je puis vous expliquer ma pensée, il me semble que nous devons être en même temps humbles pour nous-mêmes, et fiers pour la place que nous occupons. J’espère que je vous laisserai encore plus de puissance et plus de grandeur que je n’en ai, et je veux croire ce que je souhaite, c’est-à-dire que vous en ferez encore un meilleur usage que moi. Mais, quand tout ce qui vous environnera fera effort pour ne vous remplir que de vous-même, ne vous comparez point, mon fils, à des princes moindres que vous, ou à ceux qui ont porté ou qui porteront encore indignement le nom de roi ; ce n’est pas un grand avantage de valoir un peu mieux. Pensez plutôt à tous ceux qu’on a le plus sujet d’estimer et d’admirer dans les siècles passés, qui d’une fortune particulière ou d’une puissance très médiocre, par la seule force de leur mérite, sont venus à fonder de grands empires, ont passé comme des éclairs d’une partie du monde à l’autre, charmé toute la terre par leurs grandes qualités, et laissé depuis tant de siècles une longue et éternelle mémoire d’eux-mêmes, qui semble, au lieu de se détruire, s’augmenter et se fortifier tous les jours par le temps. Si cela ne suffit pas, rendez-vous encore une justice plus exacte, et considérez de combien de choses on vous louera, que la fortune seule aura peut-être faites pour vous. Descendez avec quelque sévérité à la considération de vos propres foiblesses : car, bien que vous puissiez en imaginer de semblables en tous les hommes et même dans les plus grands, néanmoins, comme vous les imaginerez et les croirez seulement en eux avec quelque incertitude, au lieu que vous les sentirez véritablement et certainement en vous, elles diminueront sans doute la trop grande opinion que vous pourriez avoir de vous-même, qui est d’ordinaire l’écueil d’un mérite éclatant et connu. Par là, mon fils, et en cela, vous serez humble. Mais quand il s’agira du rang que vous tenez dans le monde, des droits de votre couronne, du roi enfin et non pas du particulier, prenez hardiment l’élévation de cœur et d’esprit dont vous serez capable ; ne trahissez point la gloire de vos prédécesseurs ni l’intérêt de vos successeurs à venir, dont vous n’êtes que le dépositaire : car alors, votre humilité deviendroit bassesse.

(Ibid., p. 543).
Acquérir et conquérir. De l’emploi des négociations et de l’emploi de la valeur407

Ne doutez point qu’en tout temps je n’eusse mieux aimé conquérir des états que de les acquérir. Mais qui ne veut que pratiquer une vertu408, il ne la connoît point du tout ; car il n’y en a point de véritable qui ne s’accorde avec toutes les autres, puisqu’elles consistent toutes à agir par raison, c’est-à-dire suivant que le temps et les occasions le demandent, même en faisant violence à ses propres inclinations. Il faut de la variété dans la gloire comme partout ailleurs, et en celle des princes plus qu’en celle des particuliers ; car qui dit un grand roi dit presque tous les talens ensemble de ses plus excellens sujets. La valeur est une de ces qualités principales, mais ce n’est pas l’unique ; elle laisse beaucoup à faire à la justice, à la prudence et à la bonne conduite, et à l’habileté dans les négociations : plus la valeur même est parfaite, plus elle affecte de ne point paroître à contre-temps et de ne se montrer que la dernière, pour achever ce que toutes les autres ont trouvé impossible. Si les autres qualités ont moins d’éclat, elles ne laissent pas d’acquérir au prince un honneur d’autant plus solide que leurs bons effets ne semblent être que son propre ouvrage, où la fortune n’a presque point eu de part. Soyez toujours, mon fils, en état de vous faire craindre par les armes, mais ne les employez qu’au besoin, et souvenez-vous que notre puissance, lors même qu’elle est à son comble, pour être plus redoutée, doit être plus rarement éprouvée : tel qui ne pensoit pas se pouvoir défendre contre nous trouveroit chez ses amis, chez ses voisins, chez nos envieux, et quelquefois même dans son propre désespoir, les moyens de nous résister409.

(Ibid., p. 563).
De la prévoyance politique

En considérant combien il est vrai que tout l’art de la politique est de se servir des conjonctures, je viens à douter quelquefois si les discours qu’on en fait et ces propres Mémoires ne doivent pas être mis au rang des choses inutiles, puisque l’abrégé de tous les préceptes consiste au bon sens et en l’application que nous ne recevons pas d’autrui, et que nous trouvons plutôt chacun en nous-même. Mais ce dégoût qui nous prend de nos propres raisonnemens n’est pas raisonnable ; car l’application nous vient principalement de la coutume, et le bon sens ne se forme que par une longue expérience ou par une méditation réitérée et continuelle des choses de même nature, de sorte que nous devons aux règles mêmes et aux exemples l’avantage de nous pouvoir passer des exemples et des règles.

Une autre erreur également dangereuse se glisse parmi les hommes : car, comme cet art de profiter de toutes choses, de celles que le peuple ignore comme de celle qu’il fait, plus il est grand et parfait, plus il se cache et se dérobe à la vue, en cela contraire à sa propre gloire, il arrive souvent qu’on veut obscurcir le mérite des bonnes actions en s’imaginant que le monde se gouverne de lui-même, par certaines révolutions fortuites et naturelles qu’il étoit impossible de prévoir ni410 d’éviter : opinion que les esprits du commun reçoivent sans peine, parce qu’elle flatte leur peu de lumière et leur paresse, leur permettant d’appeler leurs fautes du nom de malheur, et l’industrie d’autrui du nom de bonne fortune. Pour voir, mon fils, comme vous devez reconnoître avec soumission une puissance supérieure à la vôtre et capable de renverser quand il lui plaira vos desseins les mieux concertés, soyez toujours persuadé, d’un autre côté, qu’ayant établi elle-même l’ordre naturel des choses elle ne les violera pas aisément ni à toutes les heures, ni à votre préjudice, ni en votre faveur. Elle peut nous assurer dans les périls, nous fortifier dans les travaux, nous éclairer dans les doutes, mais elle ne fait guère nos affaires sans nous, et quand elle veut rendre un roi heureux, puissant, autorisé, respecté, son chemin le plus ordinaire est de le rendre sage, clairvoyant, équitable, vigilant et laborieux.

(Ibid., p. 564.)
Louis XIV au comte d’Estrades, son ambassadeur en Angleterre

[25 janvier 1662]

Monsieur le comte d’Estrades, j’ai reçu, par le courrier extraordinaire que vous m’avez envoyé, votre lettre du 20 janvier. Ce que j’ai remarqué dans la teneur de votre dépêche, c’est que le roi mon frère411 et ceux dont il prend conseil ne me connoissent pas encore bien, quand ils prennent avec moi des voies de hauteur et d’une certaine fermeté qui sent la menace. Je ne connois puissance sous le ciel qui soit capable de me faire avancer un pas par un chemin de cette sorte, et il me peut bien arriver du mal, mais non pas une impression de crainte. Je pensois avoir gagné dans le monde qu’on eût un peu meilleure opinion de moi ; mais je me console, en ce que peut-être n’est-ce qu’à Londres qu’on fait de si faux jugemens : c’est à moi à faire par ma conduite qu’ils ne demeurent pas longtemps en de semblables erreurs.

Je suis assuré qu’à Madrid, ni en autre lieu de la terre, il ne seroit pas sorti de la bouche d’un ministre, parlant à mon ambassadeur, ce que le chancelier Hyde a bien voulu vous dire. Cependant je prétends mettre bientôt mes forces de mer en tel état, que les Anglais tiendront à grâce que je veuille bien alors entendre à quelques tempéramens, touchant un droit qui m’est dû plus légitimement qu’à eux. Le roi d’Angleterre et son chancelier peuvent bien voir à peu près quelles sont mes forces, mais ils ne voient pas mon cœur ; mais moi, qui sens et connois l’un et l’autre, je désire que, pour toute réponse à une déclaration si hautaine, ils sachent par votre bouche, au retour de ce courrier, que je ne demande ni ne recherche d’accommodement en l’affaire du pavillon, parce que je saurai bien soutenir mon droit, quoi qu’il en puisse arriver ; et que, pour ce qui est de la garantie de la pêche, j’en userai comme il me plaira, sans aucune relation à l’autre affaire du pavillon, parce que je saurai bien soutenir mon droit, et suivant que je l’estimerai juste, et que je trouverai le droit des Hollandais bien ou mal fondé. Je ne veux pas même que vous les éclaircissiez, savoir si je suis engagé ou non à la dite garantie, quoique à vous (pour votre information particulière, qui ne doit point aller jusqu’à eux, puisqu’ils tiennent avec moi un si mauvais procédé) je veuille bien vous dire que je n’ai encore là-dessus aucun engagement avec les Hollandais.

Avec des princes comme moi, qui regardent l’honneur et visent à la gloire préférablement à toute sorte de considérations, il y avoit de meilleurs chemins à prendre pour le chancelier, s’il vouloit parvenir à sa fin. Les affaires se font ou se

 

 

1.

ruinent souvent par la bonne ou mauvaise manière de les porter ; et en celle-ci, je vous avoue que je ne sais pas moi-même ce qui seroit arrivé de la garantie de la pêche dont les Hollandais me pressent, si, au lieu de me parler avec la hauteur qu’a fait le chancelier, il vous avoit dit bonnement qu’il falloit en toute façon empêcher que vos maîtres ne se brouillassent ensemble ; qu’en même temps il eût proposé des expédiens pour éviter les ruptures que peut causer le différend du pavillon, et qu’ensuite il eût témoigné que le roi son maître espéroit de l’amitié dont je l’avois tant fait assurer que je ne voudrois pas lui donner le déplaisir de me voir engager avec les Hollandais une garantie que l’Angleterre ne peut souffrir sans préjudice : c’étoit presque la même chose en des termes plus civils ; et je doute que j’eusse pu me défendre : mais de la hauteur qu’il l’a pris, je crois que la première chose que je ferai sera d’entrer dans l’engagement sur lequel je vois qu’on me menace.

Je ne doute pas qu’après ce coup le chancelier ne vous représente maintenant les inconvéniens de cette résolution, si je m’y porte, et qu’en traitant il n’exagère le salut ou la perte du Portugal, dont ils sont sur le point d’abandonner les intérêts, de rompre le mariage, et, au besoin, de se joindre au roi catholique pour l’aider à cette conquête.

Je crois que tout cela peut facilement arriver, et je vois aussi bien qu’eux l’intérêt que j’ai qu’il n’arrive pas ; et cependant tout cela ne m’est rien à l’égard d’un point d’honneur où je croirois la réputation de ma couronne tant soit peu blessée ; car, en pareil cas, bien loin de me soucier ni me mettre en peine de tout ce qui peut arriver des États d’autrui comme du Portugal, je serai toujours prêt de hasarder les miens propres, plutôt que de commettre la moindre foiblesse qui ternît la gloire où je vise en toutes choses.

Le chancelier s’est donc fort mécompté en mon opinion, et je veux dire ainsi que, quelque suite que cette affaire ait, il ne se mécomptera pas peut-être moins en ses mesures ; car s’il en faut venir à des extrémités avec son maître pour un point d’honneur, j’espère, sans menacer personne, mettre les affaires en état que mon parti, pour parler modestement, ne sera pas le plus foible. Je dis même quand je serois seul à le soutenir, quoique j’aie d’ailleurs tout sujet de croire qu’en un besoin je serai assez bien secondé de divers endroits dont le roi d’Angleterre se doute le moins.

Aussitôt que j’ai vu votre dépêche, j’ai donné incessamment des ordres pour mettre ma flotte en état qu’elle n’ait pas beaucoup à craindre, et je crois pouvoir dire avec vérité que, quand il lui arriveroit un malheur, ce seroit peut-être la plus mauvaise affaire en toutes façons que le roi d’Angleterre eût pu s’attirer sur les bras. Il en sera après cela ce qu’il plaira à Dieu. Il me suffira de n’avoir rien fait de bas, ni que je puisse me reprocher.

Mme de Sévigné (1626-1696)

Notice

Marie de Rabutin-Chantal, orpheline à six ans, fut confiée aux soins de son oncle de Coulanges, abbé de Livry, le « Bien-Bon », qui toute sa vie se consacra à elle. Elle épousa en 1644 le marquis de Sévigné, qui la laissa veuve à vingt-six ans avec un fils et une fille. Belle, spirituelle, instruite, elle fut recherchée et admirée, courtisée et respectée dans le monde de l’hôtel de Rambouillet et de la Fronde : des liens de parenté unissaient son mari au cardinal de Retz, dont elle resta, comme [de Fouquet, l’amie fidèle et dévouée. Elle parut avec éclat à la cour de Louis XIV, et maria sa fille avec le comte de Grignan, gouverneur de la Provence. C’est à leur séparation qu’est due la plus grande partie de la correspondance qui l’a immortalisée. Elle mourut auprès de sa fille. La belle et froide Mme de Grignan, qui appelait Descartes « son père », a laissé quelques écrits philosophiques. On a de Pauline de Grignan, marquise de Simiane, des lettres, publiées par La Harpe.

Balzac composait des lettres éloquentes, Voiture des lettres spirituelles. La plume de Mme de Sévigné écrivit, « la bride sur le cou », des lettres qui, à l’occasion sont l’un et l’autre. Ils ont passé : elle restera toujours. On avait trouvé en eux des auteurs ; on eut en elle une femme et une mère. Le sel qui a conservé sa correspondance toujours jeune, c’est son naturel exquis. Elle parle, elle cause, elle raconte ; elle met son âme sur le papier ; elle a des élans de tendresse, de joie, de douleur, des cris au cœur, des saillies d’esprit, des échappées de mélancolie, des sourires, des soupirs et des larmes. Sa plume court vive, piquante, attendrie, sérieuse, grave. Et ces lettres, on les copiait, encore humides, et elles couraient de mains en mains ; et elle le savait, et elle se gardait des « pièces d’éloquence ». Instinctif ou voulu, son naturel est son génie et sa gloire.

Notre texte est celui de l’édition de M. Monmerqué (Collect. des grands écrivains de la France).

À Madame de Grignan.
Séparation

À Paris, vendredi 6e février [1671]

Ma douleur seroit bien médiocre si je pouvois vous la dépeindre ; je ne l’entreprendrai pas aussi. J’ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu’elle fait l’éloignent de moi412. Je m’en allai donc à Sainte-Marie », toujours pleurant et toujours mourant : il me sembloit qu’on m’arrachoit le cœur et l’âme ; et en effet, quelle rude sépa- ration ! Je demandai la liberté d’être seule ; on me mena dans la chambre de Madame du Housset, on me fit du feu ; Agnès me regardoit sans me parler, c’étoit notre marché ; j’y passai jusqu’à cinq heures sans cesser de sangloter : toutes mes pensées me faisoient mourir. J’écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton ; j’allai ensuite chez Madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par la part qu’elle y prit. Elle étoit seule, et malade, et triste de la mort d’une sœur religieuse ; elle étoit comme je la pouvois désirer. M. de la Rochefoucauld y vint ; on ne parla que de vous, de la raison que j’avois d’être touchée, et du dessein de parler comme il faut à Merlusine413. Je vous réponds qu’elle sera bien relancée… Je revins enfin à huit heures de chez Madame de la Fayette ; mais en entrant ici, bon Die ! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j’entrois toujours, héla ! j’en trouvai les portes ouvertes ; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille qui me représentoit la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris ? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin, je n’étois point avancée d’un pas pour le repos de mon esprit. L’après-dînée se passa avec Madame de la Tronche à l’Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre qui me remit dans les premiers transports, et ce soir j’achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j’apprendrai des nouvelles ; car pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici. Toute ma lettre seroit pleine de complimens, si je voulois.

À Madame de Grignan.
Séparation

À Paris, lundi 9e février [1671]

Je reçois vos lettres, ma bonne, comme vous avez reçu ma bague ; je fonds en larmes en les lisant ; il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié ; il semble que vous m’écriviez des injures, ou que vous soyez malade, ou qu’il vous soit arrivé quelque accident, et c’est tout le contraire ; vous m’aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d’une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse, et, lorsque j’apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l’état où je suis. Vous vous avisez donc de penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m’écrire vos sentimens que vous n’aimez à me les dire. De quelque façon qu’ils me viennent, ils sont reçus avec une tendresse et une sensibilité qui n’est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu’il est possible de sentir de tendresse ; mais si vous songez à moi, ma pauvre bonne, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous : c’est ce que les dévots appellent une pensée habituelle ; c’est ce qu’il faudroit avoir pour Dieu, si l’on faisoit son devoir414. Rien ne me donne de distraction ; je suis toujours avec vous ; je vois ce carrosse qui avance toujours et qui n’approchera jamais de moi : je suis toujours dans les grands chemins ; il me semble même que j’ai quelquefois peur qu’il ne verse ; les pluies qu’il fait depuis trois jours me mettent au désespoir ; le Rhône me fait une peur étrange. J’ai une carte devant les yeux ; je sais tous les lieux où vous couchez. Vous êtes ce soir à Nevers, et vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre. Je n’ai pu vous écrire qu’à Moulins par Mme de Guénégaud. Je n’ai reçu que deux de vos lettres ; peut-être que la troisième viendra ; c’est la seule consolation que je souhaite ; pour d’autres, je n’en cherche pas. Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble ; cela viendra peut-être, mais il n’est pas venu. Les duchesses de Verneuil et d’Arpajon me veulent réjouir ; je les prie de m’excuser : je n’ai jamais vu de si belles âmes qu’il y en a en ce pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez Mme de Villars à parler de vous, et à pleurer ; elle entre bien dans mes sentimens. Hier, je fus au sermon de monsieur d’Àgen et au salut ; chez Mme de Puisieux, chez monsieur d’Uzès et chez Mme du Puy-du-Fou, qui vous fait mille amitiés. Si vous aviez un petit manteau fourré, elle auroit l’esprit en repos. Aujourd’hui je m’en vais souper au faubourg tête à tête415. Voilà les fêtes de mon carnaval. Je fais tous les soirs dire une messe pour vous : c’est une dévotion qui n’est pas chimérique. Je n’ai vu Adhémar416 qu’un moment ; je m’en vais lui écrire pour le remercier de son lit : je lui en suis plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir, ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du potage, et servez-vous de tout le courage qui me manque. Je ferai savoir des nouvelles de votre santé. Continuez de m’écrire. Tout ce que vous avez laissé d’amitié ici est augmenté : je ne finirois point à vous faire des baisemains, et à vous dire l’inquiétude où l’on est de votre santé…

Adieu, ma chère enfant, l’unique passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie. Aimez-moi toujours, c’est la seule chose qui peut me donner de la consolation.

À Madame de Grignan.
Corneille et Racine

À Paris, mercredi 16e mars [1672]

… Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi. C’est ce chien de Barbin qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Clèves et de Montpensier 417. Vous en avez jugé très-juste et très-bien, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulois vous envoyer la Champmeslé418 pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénouement n’est point bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine ; sentons-en la différence. Il y a des endroits froids et foibles, et jamais il n’ira plus loin qu’Alexandre et qu’Andromaque. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j’ose me citer. Racine fait des comédies419 pour la Champmeslé : ce n’est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n’est plus jeune, et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons-lui de méchans vers, en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi ; et en un mot, c’est le bon goût : tenez-vous y…

À Madame de Grignan420.
Un voyage qui ne se fera pas

À Paris, jeudi 28e décembre [1673]

Je commence dès aujourd’hui ma lettre et je la finirai demain. Je veux traiter d’abord le chapitre de votre voyage de Paris. Vous apprendrez par Janet que la Garde est celui qui l’a trouvé le plus nécessaire, et qui a dit qu’il falloit demander votre congé ; peut-être l’a-t-il obtenu, car Janet a vu M. de Pompone. Mais ce n’est pas, dites-vous, une nécessité de venir ; et le raisonnement que vous me faites là-dessus est si fort, et vous rendez si peu considérable tout ce qui le paroît aux autres pour vous engager à ce voyage, que pour moi j’en suis accablée. Je sais le ton que vous prenez, ma fille, je n’en ai point au-dessus du vôtre ; et surtout quand vous me demandez s’il est possible que moi, qui devrois songer plus qu’une autre à la suite de votre vie, je veuille vous embarquer dans une excessive dépense qui peut donner un grand ébranlement au poids que vous soutenez déjà avec peine ; et tout ce qui suit. Non, mon enfant, je ne veux point vous faire tant de mal, Dieu m’en garde ! et pendant que vous êtes la raison, la sagesse et la philosophie même, je ne veux point qu’on me puisse accuser d’être une mère folle, injuste et frivole, qui dérange tout, qui ruine tout, qui vous empêche de suivre la droiture de vos sentimens, par une tendresse de femme ; mais j’avois cru que vous pourriez faire ce voyage, vous me l’aviez promis ; et quand je songe à ce que vous dépensez à Aix, et en comédiens, et en fêtes et en repas dans le carnaval, je crois toujours qu’il vous en coûteroit moins de venir ici, où vous ne serez point obligée de rien apporter. M. de Pompone et M. de la Garde me font voir mille affaires où vous et M. de Grignan êtes nécessaires ; je joins à cela cette tutelle. Je me trouve disposée à vous recevoir ; mon cœur s’abandonne à cette espérance ; vous avez besoin de changer d’air. Je me flattois même que M. de Grignan voudroit bien vous laisser cet été avec moi, et qu’ainsi vous ne feriez pas un voyage de deux mois, comme un homme. Tous vos amis avoient la complaisance de me dire que j’avois raison de vous souhaiter avec ardeur ; voilà sur quoi je marchois. Vous ne trouvez point que tout cela soit ni bon ni vrai : je cède à la nécessité et à la force de vos raisons ; je veux tâcher de m’y soumettre à votre exemple, et je prendrai cette douleur, qui n’est pas médiocre, comme une pénitence que Dieu veut que je fasse, et que j’ai bien méritée. Il est difficile de m’en donner une meilleure et qui touche plus droit à mon cœur ; mais il faut tout sacrifier et me résoudre à passer le reste de ma vie, séparée de la personne du monde qui m’est le plus sensiblement chère, qui touche mon goût, mon inclination, mes entrailles ; qui m’aime plus qu’elle n’a jamais fait : il faut donner tout cela à Dieu, et je le ferai avec sa grâce, et j’admirerai la Providence qui permet qu’avec tant de grandeurs et de choses agréables dans votre établissement, il s’y trouve des abîmes qui ôtent tous les plaisirs de la vie, et une séparation qui me blesse le cœur à toutes les heures du jour, et bien plus que je ne voudrois à celles de la nuit. Voilà mes sentimens ; ils ne sont pas exagérés, ils sont simples et sincères ; j’en ferai un sacrifice pour mon salut. Voilà qui est fini ; je ne vous en parlerai plus, et ferai sans cesse réflexion sur la force invincible de vos raisons, et sur votre admirable sagesse dont je vous loue, et que je tâcherai d’imiter.

À Madame de Grignan.
Un voyage qui se fera

À Paris, lundi 15e janvier [1674]

J’allai donc dîner samedi chez M. de Pompone, comme je vous avois dit ; et puis, jusqu’à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers de la Poétique de Despréaux. D’Hacqueville y étoit ; nous parlâmes deux ou trois fois du plaisir que j’aurois de vous la voir entendre. M. de Pompone se souvient d’un jour où vous étiez petite fille chez mon oncle de Sévigné. Vous étiez derrière une vitre avec votre frère, plus belle, dit-il, qu’un ange ; vous disiez que vous étiez prisonnière, que vous étiez une princesse chassée de chez son père. Votre frère étoit beau comme vous ; vous aviez neuf ans. Il me fit souvenir de cette journée ; il n’a jamais oublié aucun moment où il vous ait vu. Il se fait un plaisir de vous revoir, qui me paroît [le plus obligeant du monde. Je vous avoue, ma très aimable chère, que je couve une grande joie ; mais elle n’éclatera point que je ne sache votre résolution…

 

Je reçois tout présentement, ma chère enfant, votre lettre du 7. Je vous avoue qu’elle me comble d’une joie si vive, qu’à peine mon cœur, que vous connoissez, la peut contenir. Il est sensible à tout, et je le haïrois, s’il étoit pour mes intérêts comme il est pour les vôtres. Enfin, ma fille, vous venez, c’est tout ce que je désirois le plus ; mais je m’en vais vous dire à mon tour une chose assez raisonnable : c’est que je vous jure et vous proteste devant Dieu que si M. de la Garde n’avoit trouvé votre voyage nécessaire, et qu’il ne le fût pas en effet pour vos affaires, jamais je n’aurois mis en compte, au moins pour cette année, le désir de vous voir, ni ce que vous devez à la tendresse infinie que j’ai pour vous. Je sais la réduire à la droite raison, quoi qu’il en coûte ; et j’ai quelquefois de la force dans ma faiblesse, comme ceux qui sont les plus philosophes. Après cette déclaration sincère, je vous avoue que je suis pénétrée de joie, et que la raison se rencontrant avec mes désirs, je suis à l’heure que je vous écris parfaitement contente, et je ne vais être occupée qu’à vous bien recevoir… Ne nous faites point de bravoure ridicule ; ne nous donnez point d’un pont d’Avignon ni d’une montagne de Tarare ; venez sagement ; c’est à M. de Grignan que je recommande cette barque ; c’est lui qui m’en répondra421.

À Madame de Grignan.
Les bois du Buron422

De Nantes, lundi au soir, 7e mai [1680]

Je vous écris ce soir, parce que, Dieu merci, je m’en vais demain dès le grand matin, et même je n’attendrai pas vos lettres : je laisse un homme qui me les apportera à la dînée, et je laisse ici cette lettre qui partira ce soir, afin qu’autant que je le puis il n’y ait rien de déréglé dans notre commerce. J’écris aujourd’hui comme Arlequin, qui répond avant que d’avoir reçu la lettre.

Je fus hier au Buron, j’en revins le soir ; je pensai pleurer envoyant la dégradation de cette terre : il y avoit les plus vieux bois du monde ; mon fils, dans son dernier voyage, lui a donné les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisoit une assez grande beauté ; tout cela est pitoyable : il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n’eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu’il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoiqu’il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris. Il trouve l’invention de dépenser sans paroître, de perdre sans jouer, et de payer sans s’acquitter ; toujours une soif et un besoin d’argent, en paix comme en guerre ; c’est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n’a aucune fantaisie ; mais sa main est un creuset qui fond l’argent. Ma bonne, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l’horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçoient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes ; tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur ; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n’ont point

 

14.

parlé, comme celui où étoit Clorinde ? Ce lieu était un luogo d’incanto423, s’il en fut jamais : j’en revins donc toute triste ; le souper que me donna le premier président ne fut point capable de me réjouir…

J’ai été dire adieu à mes pauvres sœurs, que je laisse avec un très bon livre424. J’ai pris congé de la belle prairie425 ; mon Agnès pleure quasi mon départ ; moi, ma bonne, je ne pleure point et suis ravie de m’en aller dans mes bois ; j’en trouverai au moins aux Rochers qui ne seront point abattus.

À M. de Coulanges.
La mort de Louvois

À Grignan, 26e juillet [1691]

Voilà donc M. de Louvois mort, ce grand ministre, cet homme si considérable qui tenoit une si grande place, dont le mot, comme dit M. Nicole, étoit si étendu, qui étoit le centre de tant de choses ! Que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d’intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d’intrigues, que de beaux coups d’échecs à faire et à conduire ! « Ah ! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps : je voudrois bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. — Non, non, vous n’aurez pas un seul, un seul moment. » Faut-il raisonner sur cette étrange aventure ? En vérité il faut y faire des réflexions dans son cabinet. Voilà le second ministre426 que vous voyez mourir, depuis que vous êtes à Rome ; rien n’est plus différent que leur mort ; mais rien n’est plus égal que leur fortune, et leurs attachemens, et les cent millions de chaînes dont ils étoient tous deux attachés à la terre.

Et sur ces grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion sur ce qui se passe à Rome et au conclave : mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J’ai ouï dire qu’un homme d’un très bon esprit tira une conséquence toute contraire sur ce qu’il voyoit dans cette grande ville, et conclut qu’il falloit que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations. Faites donc comme cet homme, tirez les mêmes conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d’un nombre infini de martyrs ; qu’aux premiers siècles toutes les intrigues du conclave se terminoient à choisir entre les prêtres celui qui paroissoit avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre ; qu’il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l’un après l’autre, sans que la certitude de cette fin les fît fuir ni refuser cette place où la mort étoit attachée, et quelle mort ! vous n’avez qu’à lire cette histoire. L’on veut qu’une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement, et dans sa durée, ne soit qu’une imagination des hommes ! Les hommes ne pensent point ainsi. Lisez saint Augustin dans la Vérité de la Religion ; lisez l’Abbadie427, bien différent de ce grand saint, mais très digne de lui être comparé, quand il parle de la religion chrétienne (demandez à l’abbé de Polignac s’il estime ce livre) : ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si frivolement ; croyez que, quelque manège qu’il y ait dans le conclave, c’est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape ; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser (j’ai lu ceci en bon lieu) : « Quel trouble peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait ? » Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin. Adieu.

Mme de Maintenon (1635-1719)

Notice

Françoise d’Aubigné, depuis marquise de Maintenon, du nom d’une terre qu’elle acheta, naquit dans une prison, à Niort, du fils du fameux calviniste Théodore Agrippa d’Aubigné. Elevée à la Martinique d’abord, puis à Niort, enfin à Paris, elle abjura à dix-sept ans et fut épousée par le poète paralytique Scarron. Veuve à vingt-cinq ans, elle devint quelques années après gouvernante des enfants de Louis XIV et de Mme de Montespan. Par les agréments de sa personne, de son esprit et de sa conversation, et aussi par la séduction nouvelle d’une vertu irréprochable, elle s’attacha à Louis XIV, qui, après la mort de la reine (1683), l’épousa secrètement. Elle fonda pour l’éducation des jeunes filles pauvres et nobles la maison de Saint-Cyr, où elle se retira en 1715 et mourut à l’âge de quatre-vingts ans. Elle déploya dans la direction de Saint-Cyr les merveilleux talents d’institutrice de femmes, dont témoignent ses écrits divers sur l’éducation, et ses lettres d’un style naturel, fin, délicat, pleines des qualités de justesse et de mesure qui étaient celles de son esprit et de son caractère.

Voir ses œuvres publiées à nouveau en quatre recueils divers (10 volumes), de 1854 à 1865, par M. Théophile Lavallée ; l’Histoire de la maison de Saint-Cyr, par le même ; l’Histoire de Mme de Maintenon, par M. de Noailles, de l’Académie française.

Au comte d’aubigné428

(1676)

On n’est malheureux que par sa faute. Ce sera toujours mon texte, et ma réponse à vos lamentations. Songez, mon cher frère, au voyage d’Amérique, aux malheurs de notre enfance, à ceux de notre jeunesse, et vous bénirez la Providence, au lieu de murmurer contre la fortune. Il y a dix ans que nous étions bien éloignés l’un et l’autre du point où nous sommes aujourd’hui. Nos espérances étaient si peu de chose, que nous bornions nos vues à trois mille livres de rente. Nous en avons à présent quatre fois plus, et nos souhaits ne seroient pas encore remplis ! Nous jouissons de cette heureuse médiocrité que vous vantiez si fort. Soyons contens. Si les biens nous viennent, recevons-les de la main de Dieu ; mais n’ayons pas des vues trop vastes. Nous avons le nécessaire et le commode ; tout le reste n’est que cupidité. Tous ces désirs de grandeur partent du vide d’un cœur inquiet. Toutes vos dettes sont payées ; vous pouvez vivre délicieusement, sans en faire de nouvelles. Que désirez-vous de plus ? Faut-il que des projets de richesse et d’ambition vous coûtent la perte de votre repos et de votre santé ? Lisez la vie de saint Louis, vous verrez combien les grandeurs de ce monde sont au-dessous des désirs du cœur de l’homme. Il n’y a que Dieu qui puisse le rassasier. Je vous le répète, vous n’êtes malheureux que par votre faute. Vos inquiétudes détruisent votre santé, que vous devriez conserver, quand ce ne seroit que parce que je vous aime. Travaillez sur votre humeur : si vous pouvez la rendre moins bilieuse et moins sombre, ce sera un grand point de gagné. Ce n’est point l’ouvrage des réflexions seules : il y faut de l’exercice, de la dissipation429, une vie unie et réglée. Vous ne penserez pas bien, tant que vous vous porterez mal ; dès que le corps est dans l’abattement, l’âme est sans vigueur. Adieu, écrivez-moi plus souvent, et sur un ton moins lugubre.

Au même

1er octobre… 1

On m’a porté sur votre compte des plaintes qui ne vous font pas honneur : vous maltraitez les huguenots, vous en cherchez les moyens, vous en faites naître les occasions ; cela n’est pas d’un homme de qualité. Ayez pitié de gens plus malheureux que coupables : ils sont dans les mêmes erreurs où nous avons été nous-mêmes, et d’où la violence ne nous auroit jamais tirés. Henri IV a professé la même religion, et plusieurs grands princes. Ne les inquiétez donc point : il faut attirer les hommes par la douceur et la charité ; Jésus-Christ nous en a donné l’exemple, et telle est l’intention du roi. C’est à vous à contenir tout le monde dans l’obéissance ; c’est aux évêques et aux curés à faire des conversions par la doctrine et par l’exemple. Ni Dieu ni le roi ne vous ont donné charge d’âmes. Sanctifiez la vôtre, et soyez sévère pour vous seul. J’aurois bien du plaisir à vous voir ici, mais cela viendra avec le temps. J’ai de bonnes espérances : M. de Louvois nous sert bien. Nous lui avons de grandes obligations. Je vous répète, mon cher frère, que M. de Ruvigny430 ne se plaigne plus de vous.

À l’abbé Gobelin431

Le vendredi 17 juillet 1686.

… Je tous verrai le plus souvent qu’il me sera possible pour profiter de votre conduite et de vos intructions ; mais en attendant que je reçoive les vôtres, permettez-moi de vous en donner, et croyez qu’elles ne seront pas moins sincères que celles que j’attends de vous.

Je vous conjure de vous défaire du style que vous avez avec moi ; il ne m’est point agréable et peut m’être nuisible. Je ne suis pas plus grande dame que je n’étois rue des Tournelles432, où vous me disiez fort bien mes vérités ; et si la faveur où je suis met tout le monde à mes pieds, elle ne doit pas produire cet effet-là sur un homme chargé de ma conscience, et à qui je demande instamment de me conduire dans le chemin qu’il croit le plus sûr pour mon salut. Où trouverai-je la vérité, si je ne la trouve en vous ? Et à qui puis-je être soumise qu’à vous, ne voyant dans tout ce qui m’approche que respects, adulations et complaisances ? Parlez-moi, écrivez-moi sans tour, sans cérémonie, sans insinuation, et surtout, je vous prie, sans respect. Ne craignez ni de m’offenser ni de m’importuner. Personne au monde n’a autant besoin d’aide que moi. Ne me parlez jamais des obligations que vous m’avez, et regardez-moi comme dépouillée de tout ce qui m’environne, attachée au monde ; mais voulant me donner à Dieu. Voilà mes véritables sentimens.

À Madame de la Maison-Fort433

… 1692.

Dieu veuille bénir, ma chère fille, le dessein que vous avez de devenir une parfaite religieuse de Saint-Louis, comme il le bénira sans doute si ce dessein est sincère et constant. Le premier moyen dont vous devez vous servir est l’humilité ; il faut devenir petite à vos yeux ; il ne faut pas tant vous renfermer dans vous-même ; il faut reconnoître avoir besoin de secours ; il faut y recourir simplement, il faut se soumettre avec docilité. Vous ne pourrez jamais changer si vous n’êtes convaincue que vous avez besoin d’être changée : vous demeurerez telle que vous êtes, tant que vous croirez que vous n’avez point tort et que l’on est prévenu contre vous. Quant à moi, ma chère fille, je vous proteste que je vous aime tendrement, que je suis persuadée que vous m’aimez ; et vous êtes une de celles de la communauté dont je goûte le plus la conversation ; mais Dieu ne m’a pas chargée de Saint-Cyr, pour que j’y cherche mon plaisir et que je donne la préférence à ce qui touche mon goût naturel. Il est donc vrai, ma chère fille, que dans le temps que vous me plaisez vous me faites peur pour la maison par ce manque de simplicité que je vous ai si souvent reproché, par cette présomption qui vous fait décider trop librement, par cet attachement à vos propres lumières qui ne se soumet jamais à celles des autres. Croyez-moi, ma chère fille, prenez un confesseur arrêté, laissez-vous conduire par lui et ne voulez pas en tout vous suffire à vous-même ; cela est bien loin de cette petitesse que je vous désire. La confiance dans vos supérieurs est bien superficielle. Vous savez dire à chacun ce qu’il lui faut, mais c’est par esprit, et non par simplicité ; vous prenez de moi ce qui a rapport à vos inclinations, mais vous n’avez pas la même déférence pour tout. Je serois trop longue si j’entrois dans le détail de tout ce que vous prenez ou laissez selon votre sentiment ; vous érigeant toujours en juge de tout ce que l’on vous dit. Vous ne vous contentez point par exemple de dire en opinant : Cette fille ne me paroît avoir les qualités qui nous sont nécessaires ; mais vous entrez dans ses intentions, dans leurs causes, dans leurs effets ; et tout cela avec une décision qu’on voit même encore plus absolue au dedans de vous que dans vos paroles ; car vous avez une politesse qui vous les fait choisir. Dans les affaires vous êtes difficultueuse et donnant d’un ton solide les plus grandes bagatelles du monde et qui n’arrêteront pas un moment un esprit bien fait. Vous êtes jalouse de l’autorité et vous donnez souvent des avis des sentimens de la communauté, qui sont vos propres sentimens ; vous avez de l’art en tout et toujours un dessein. Vous voulez persuader, vous voulez plaire, et vous n’avez point cette unité d’intention qui est la vraie simplicité.

… Ô ma chère fille, que la force qui vient de la présomption est foible, et qu’elle attire de profondes humiliations ! Vous aimez la communauté et vous n’y serez jamais propre que vous n’ayez bien obéi. Vous ne faites dans les charges que les fonctions d’autorité ; vous raillez sur ce que vous ne savez qu’employer les autres, et il est vrai que vous ne travaillez guère vous-même. Quand vous êtes en état de subalterne, vous embarrassez par vos complimens, par vos éloignemens affectés ; enfin on ne voit jamais cette simplicité qui fait souvent conseiller et décider avec plus d’humilité qu’il n’y en a dans toutes ces manières de s’humilier extérieurement… Pardonnez-moi ce qui pourroit vous fâcher dans cette lettre que je vous écris devant Dieu et par l’intérêt du bien de notre maison et de la véritable amitié que j’ai pour vous.

À Madame de Glapion434

Ce 9 novembre 1702.

Il ne vous est pas mauvais de vous trouver dans le trouble et l’inquiétude d’esprit où vous êtes : vous en serez plus humble, et vous sentirez par votre expérience que nous ne trouvons nulle ressource en nous-mêmes. Non, vous ne serez jamais contente, ma chère fille, qu’au jour où vous aimerez Dieu de tout votre cœur ; je ne vous parle pas ainsi à cause de la profession où vous êtes engagée ; Salomon nous a dit, il y a longtemps, qu’après avoir cherché, trouvé et goûté de tous les plaisirs, il confessoit que tout n’est que vanité et affliction d’esprit, hors aimer Dieu et le servir. Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on auroit peine à imaginer, et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber435 ? J’ai été jeune et jolie ; j’ai goûté des plaisirs ; j’ai été aimée partout. Dans un âge un peu plus avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit ; je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que ces états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connoître autre chose, parce qu’en tout cela rien ne satisfait entièrement ; on n’est en repos que lorsqu’on s’est donné à Dieu, mais avec cette volonté déterminée dont je vous parle quelquefois ; alors on sent qu’il n’y a plus rien à chercher, qu’on est arrivé à ce qui seul est bon sur la terre ; on a des chagrins, mais on goûte une solide consolation et une paix profonde au milieu des plus grandes peines.

Ne me dites pas : « Se peut-on faire dévote quand on veut ? » Oui, ma chère fille, on le peut, et il ne nous est pas permis de croire que Dieu nous manque. « Cherchez et vous trouverez ; heurtez à la porte, et on vous l’ouvrira. » Ce sont ses paroles, mais il faut chercher avec humilité et simplicité. Or vous avez un reste d’orgueil que vous vous déguisez à vous-même sous le goût de l’esprit ; vous n’en devez plus avoir, et encore moins le satisfaire avec un confesseur ; le plus simple est le meilleur pour vous, il faut vous y soumettre en enfant. Comment porterez-vous votre croix, si un accent normand ou picard vous arrête, et si vous vous dégoûtez de qui n’est pas aussi sublime que Racine ? Il vous auroit édifiée, le pauvre homme, si vous aviez vu son humilité dans sa maladie et son repentir sur cette recherche de l’esprit ; il ne s’adressa point alors à un directeur à la mode, mais à un bon prêtre de sa paroisse. J’ai vu mourir un autre bel esprit qui avoit fait les plus rares ouvrages que l’on puisse imaginer, et qui n’avoit pas voulu les faire imprimer, ne voulant pas être sur le pied d’auteur ; il brûla tout, et il n’en est resté que quelques fragmens dans ma mémoire. Ne nous occupons point de ce qu’il faudra, tôt ou tard, abjurer. Vous n’avez encore guère vécu, et vous avez pourtant à renoncer à la tendresse de votre cœur et à la délicatesse de votre esprit ; allez à Dieu, ma chère fille, et tout vous sera donné. Adressez-vous à moi tant que vous voudrez ; je désirerois bien vous mener à Dieu : je contribue-rois à sa gloire ; je ferois le bonheur d’une personne que j’ai toujours aimée particulièrement, et je rendrois un grand service à un institut qui ne m’est pas indifférent.

Saint-Évremond (1616-1703)

Notice

Saint-Évremond, qui dissipa son talent en courtes productions de toute espèce, vers, lettres, opuscules critiques ou historiques, etc., fut mieux qu’un bel esprit ; il fut un esprit fin et ferme, qui eût pu être profond. Le plus étendu de ses ouvrages, Réflexions sur les divers génies du peuple romain, rappelle Bossuet (Disc. sur l’hist. univ., 3e partie) et annonce Montesquieu (Grandeur des Romains). Comme Bussy-Rabutin, il servit avec beaucoup de distinction ; comme lui, il se perdit par la satire. Une lettre mordante sur la paix des Pyrénées le fit exiler (1601) : il vécut dès lors et mourut en Angleterre, où il fut l’hôte le plus brillant des salons de la duchesse de Mazarin.

Alexandre et César

… Quand César n’avoit pas la justice de son côté, il en cherchoit les apparences ; les prétextes ne lui manquoient jamais. Alexandre ne donnoit au monde pour raisons que ses volontés : il suivoit partout son ambition ou son humeur.

César se laissoit conduire à son intérêt ou à sa raison. On n’a guère vu en personne tant d’égalité dans la vie, tant de modération dans la fortune, tant de clémence dans les injures. Ces impétuosités qui coûtèrent la vie à Clitus, ces soupçons mal éclaircis qui causèrent la perte de Philotas, et qui, à la honte d’Alexandre, traînèrent ensuite comme un mal nécessaire la mort de Parménion, tous ces mouvemens étoient inconnus à César. On ne peut lui reprocher de mort que la sienne, pour n’avoir pas eu assez de soin de sa propre conservation.

Aussi faut-il avouer que, bien loin d’être sujet aux désordres de la passion, il fut le plus agissant homme du monde et le moins ému : les grandes, les petites choses le trouvoient dans son assiette, sans qu’il parût s’élever pour celles-là ni s’abaisser pour celles-ci. Alexandre n’étoit proprement dans son naturel qu’aux extraordinaires ; S’il falloit courir, il vouloit que ce fût contre des rois. S’il aimoit la chasse, c’étoit celle des lions. Il avoit peine à faire un présent qui ne fût digne de lui. Jamais si résolu, jamais si gai que dans l’abattement des troupes, jamais si constant436, si assuré que dans leur désespoir. En un mot, il commençoit à se posséder pleinement où les hommes d’ordinaire, soit par la crainte, soit par quelqu’autre foiblesse, ont accoutumé de ne se posséder plus. Mais son âme trop élevée s’ajustoit malaisément au train commun de la vie, et, peu sûre d’elle-même, il étoit à craindre qu’elle ne s’échappât437 parmi les plaisirs ou dans le repos.

César a exécuté les plus grandes choses et s’est fait le premier des Romains. Alexandre étoit naturellement au dessus des hommes : vous diriez qu’il étoit né le maître de l’univers, et que dans ses expéditions il alloit moins combattre des ennemis que se faire reconnoître de ses peuples438.

(Jugement sur César et Alexandre.)
La délation sous Tibère, ou « De Tibère et de son génie439 »

Le crédit qu’eut Germanicus d’apaiser les légions fut d’un service fort avantageux, et fort peu de temps agréable. Quand le danger fut passé, on fit réflexion qu’il pourroit tirer les troupes de leur devoir puisqu’il avoit su les y remettre. En vain il fut fidèle à Tibère ; sa modération à refuser l’empire ne le fit pas trouver innocent ; on le jugea coupable de ce qui lui avoit été offert ; et tant d’artifices furent employés à sa perte qu’on se défit à la fin d’un homme qui vouloit bien obéir, mais qui méritoit de commander. Il périt, ce Germanicus, si cher aux Romains, dans une armée où il eut moins à craindre les ennemis de l’empire qu’un empereur qu’il avoit si bien servi.

Il ne fut pas seul à se ressentir de cette funeste politique : le même esprit régnoit généralement en toutes choses. Les emplois éloignés étoient des exils mystérieux ; les charges, les gouvernemens ne se donnoient qu’à des gens qui devoient être perdus, ou à des gens qui devoient perdre les autres. Enfin, le bien du service n’entroit plus en aucune considération ; car, dans la vérité, les armées avoient plutôt des proscrits que des généraux, et les provinces, des bannis que des gouverneurs.

Quand un homme d’un mérite considérable témoignoit de la passion par la gloire de l’empire, Tibère soupçonnoit que c’étoit avec dessein d’y parvenir. S’il restoit à quelqu’autre un souvenir innocent de la liberté, il passoit pour un esprit dangereux qui vouloit rétablir la république.

Louer Brutus et Cassius étoit un crime qui coûtoit la vie, regretter Auguste, une offense secrète qu’onpardonnoit d’autant moins qu’on n’osoit s’en plaindre…

Les plaintes qu’on a laissées aux malheureux pour le soulagement de leurs misères, les larmes, les expressions naturelles de nos douleurs, les soupirs qui nous échappent malgré nous, les simples regards devenoient funestes. La naïveté du discours exprimoit de méchans desseins ; la discrétion du silence cachoit de méchantes intentions440. On observoit la joie comme une espérance conçue de la mort du prince ; la tristesse étoit remarquée comme un chagrin de sa prospérité ou un ennui de sa vie. Au milieu de ces dangers, si le péril de l’oppression vous donnoit quelque mouvement de crainte, on prenoit votre appréhension pour le témoignage d’une conscience effrayée qui se trahissoit elle-même, découvroit ce que vous alliez faire ou ce que vous aviez fait. Si vous étiez en réputation d’avoir du courage ou de la fermeté, on vous craignoit comme un audacieux capable de tout entreprendre. Parler, se taire, se réjouir, s’affliger, avoir de la peur ou de l’assurance, tout étoit crime et attiroit souvent les derniers supplices.

Ainsi les soupçons d’autrui vous rendoient coupable. Ce n’étoit pas assez d’essuyer la corruption des accusateurs, les faux rapports des espions, les suppositions de quelque délateur infâme ; vous aviez à redouter l’imagination de l’empereur, et quand vous pensiez être à couvert par l’innocence, non-seulement de vos actions, mais de vos pensées, vous périssiez par la malice de ses suppositions. Il y avoit beaucoup de mérite à être homme de bien, parce qu’il y avoit beaucoup de danger à l’être. La vertu qui osoit paroître étoit infailliblement perdue, et celle qu’on pouvoit deviner n’étoit jamais assurée441.

(Réflexions sur les divers génies du peuple romain, XVII).

La Bruyère (1645-1696.

Notice

La Bruyère, né à Paris, mort à Versailles, fut retiré par Bossuet en 1680 des fonctions de trésorier des finances à Caen, pour enseigner l’histoire au petit-fils du grand Condé. Dès lors, à Versailles, Chantilly, à Paris, il observa de près les hommes et particulièrement la cour et les grands, matière du livre qu’en 1688 il publia modestement à la suite d’une traduction des Caractères de Théophraste, sous le titre de les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.

Théophraste avait esquissé une galerie continue de vingt-huit portraits anonymes ; La Rochefoucauld avait resserré ses observations en Maximes : La Bruyère, plus varié, plus complet, plus animé, se mêle personnellement, par ses réflexions, tantôt courtes, tantôt développées, aux portraits originaux dont il fait vivre les physionomies et dont les Clefs ont maintes fois révélé les noms véritables. — En quittant la compagnie des écrivains anciens et modernes, où il nous introduit dans son premier chapitre (Des ouvrages de l’esprit), il s’avance, à travers la cour et la ville, les salons et les femmes, les grands et les bourgeois, les particularités, les ridicules et les travers de toute espèce qu’il saisit et qu’il peint dans les jugements, la mode, les usages (tels sont les titres de plusieurs chapitres), jusqu’à Dieu qui jugera les modèles et le peintre (chap. xvie et dernier, des esprits forts), et qui est son espérance et son refuge au sortir de la mêlée de la vie. Tel est le plan de son tableau. Au centre, il a placé le roi (chap. x, du Souverain ou de la République).

Son style piquant et original arrive toujours à l’effet, mais il le cherche quelquefois.

Consulter la Notice de M. Suard, et les éditions de MM. Walkenaer (1845) et Chassang (1876, 2 vol. gr. 8°, chez Garnier frères).

Des ouvrages de l’esprit

Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable, la poésie442, la musique, la peinture, le discours public.

Amas d’épithètes, mauvaises louanges ; ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne ; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est foible, et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre.

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l’expression qu’il cherchoit depuis longtemps sans la con-noître, et qu’il a enfin trouvée, est celle qui étoit la plus simple, la plus naturelle, qui sembloit devoir se présenter d’abord et sans efforts.

Quand une lecture vous élève l’esprit, et qu’elle vous inspire des sentimens nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage, il est bon et fait de main d’ouvrier.

(Chap. I, Des Ouvrages de l’esprit.)
Le diseur de « phébus443 »

Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairoit-il de recommencer ? J’y suis moins encore. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : « il fait froid ? » Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « il pleut, il neige. » Vous me trouvez bon visage et vous désirez de444 m’en féliciter ; dites : « je vous trouve bon visage. » Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair, et d’ailleurs qui ne pourroit pas en dire autant ? Qu’importe, Acis ? est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement ; une chose vous manque, c’est l’esprit Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’Opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit et je vous dis à l’oreille : ne songez pas à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit ; peut-être alors croira-t-on que vous en avez.

(Chap. V, De la Société et de la conversation.)
Alliance de l’érudition et de la politesse d’esprit

Il y a une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l’érudition : l’on trouve chez eux une prévention tout établie contre les savans, à qui ils ôtent les manières du monde, le savoir-vivre, l’esprit de société, et qu’ils renvoient ainsi dépouillés à leur cabinet et à leurs livres. Comme l’ignorance est un état paisible et qui ne coûte aucune peine, l’on s’y range en foule, et elle forme à la cour et à la ville un nombreux parti qui l’emporte sur celui des savans. S’ils allèguent en leur faveur les noms de d’Estrées, de Harlay, Bossuet, Séguier, Montausier, Vardes, Chevreuse, Novion, Lamoignon, Scudéry, Pellisson445, et de tant d’autres personnages également doctes et polis ; s’ils osent même citer les grands noms de Chartres, de Condé, de Conti, de Bourbon, du Maine, de Vendôme446, comme de princes qui ont su joindre aux plus belles et aux plus hautes connoissances, et l’atticisme des Grecs et l’urbanité des Romains ; l’on ne feint447 point de leur dire que ce sont des exemples singuliers ; et s’ils ont recours à de solides raisons, elles sont foibles contre la voix de la multitude. Il semble néanmoins que l’on devroit décider sur cela avec plus de précaution, et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit qui fait faire de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien juger, bien parler et bien écrire, ne pourroit point encore servir à être poli.

(Chap. XII, Des Jugemens.)
Le fat

L’or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon : il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes : le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? Mais la broderie et les ornemens y ajoutent encore la magnificence : je loue donc le travail de l’ouvrier, Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d’œuvre ; la garde de son épée est un onyx, il a au doigt un gros diamant qu’il fait briller aux yeux et qui est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l’on porte sur soi autant pour la vanité que pour l’usage ; et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu’un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m’inspirez enfin de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne448.

Tu te trompes, Philémon, si, avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l’on t’en estime davantage. L’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger, pour pénétrer jusqu’à toi, qui n’es qu’un fat.

(Chap. II, Du mérite personnel.)
La fausse et la vraie grandeur

La fausse grandeur est farouche et inaccessible ; comme elle sent son foible, elle se cache ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu’autant qu’il faut pour imposer et ne paroître point ce qu’elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire ; elle se laisse manier et toucher ; elle ne perd rien à être vue de près ; plus on la connoît, plus on l’admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel ; elle s’abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir ; elle rit, joue et badine, mais avec dignité ; on l’approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paroissent grands et très-grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits449.

(Chap. II, Du mérite personnel.)
Les « biens de fortune »

Ni les troubles, Zénobie450, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence. Vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un superbe édifice : l’air y est sain et tempéré, la situation en est riante ; un bois sacré l’ombrage du côté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auroient pu choisir une plus belle demeure ; la campagne autour est couverte d’hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l’airain et le porphyre ; les grues et les machines gémissent dans l’air, et font espérer, à ceux qui voyagent vers l’Arabie, de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter, avant de l’habiter vous et les princes vos enfans. N’y épargnez rien, grande reine ; employez-y l’or et tout l’art des plus excellens ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paroissent pas faits de la main des hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et, après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par le péage de vos rivières, achètera un jour à deniers comptans cette royale maison pour l’embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune451.

Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux452, vous enchantent, et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède : il n’est plus, il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous ; il n’y a jamais eu un jour serein ni une nuit tranquille ; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit : ses créanciers l’en ont chassé ; il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort de saisissement.

(Chap. VI, Des biens de fortune.)
Les paysans

L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent, et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée ; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre ; et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé453.

(Chap. XI, De l’homme.)
Preuve de l’existence de dieu

Me voilà donc sur terre comme sur un grain de sable qui ne tient à rien, et qui est suspendu au milieu des airs : un nombre presque infini de globes de feu d’une grandeur inexprimable et qui confond l’imagination, d’une hauteur qui surpasse nos conceptions, tournent, roulent autour de ce grain de sable, et traversent chaque jour, depuis plus de six mille ans, les vastes et immenses espaces des cieux. Voulez-vous un autre système et qui ne diminue rien du merveilleux ? La terre elle-même est emportée avec une rapidité inconcevable autour du soleil, le centre de l’univers. Je me les représente, tous ces globes, ces corps effroyables qui sont en marche ; ils ne s’embarrassent point l’un l’autre, ils ne se choquent point, ils ne se dérangent point : si le plus petit d’eux tous venoit à se démentir et à rencontrer la terre, que deviendroit la terre ? Tous au contraire sont en leur place, demeurent dans l’ordre qui leur est prescrit, suivent la route qui leur est marquée, et si paisiblement à notre égard, que personne n’a l’oreille assez fine pour les entendre marcher, et que le vulgaire ne sait pas s’ils sont au monde. Ô économie merveilleuse du hasard ! l’intelligence même pourroit-elle mieux réussir ? Une seule chose, Lucile, me fait de la peine : ces grands corps sont si précis et si constans dans leur marche, dans leurs révolutions et dans tous leurs rapports, qu’un petit animal relégué en un coin de cet espace immense qu’on appelle le monde, après les avoir observés, s’est fait une méthode infaillible de prédire à quel point de leur course tous ces astres se trouveront d’aujourd’hui en deux, en quatre, en vingt mille ans : voilà mon scrupule, Lucile : si c’est par hasard qu’ils observent des règles si invariables, qu’est-ce que l’ordre, qu’est-ce que la règle ?

(Chap. XVI, Des esprits forts.)

Malebranche (1638-1715)

Notice

Le Père Malebranche (Nicolas), de l’Oratoire, né et mort à Paris, le plus célèbre métaphysicien français de l’école cartésienne, puisque chez Bossuet et Fénelon d’autres gloires le disputent à celle de philosophes, publia, en 1674, le premier et le plus fameux de ses ouvrages, la Recherche de la Vérité. Il sut donner à l’expression des abstractions philosophiques le charme d’un style juste, élégant, élevé, et les revêtir de la qualité qu’il appréciait le moins, l’imagination. C’est lui qui a appelé l’imagination la « folle du logis ». Il dut à la fois à ses idées et à son style le surnom de « Platon chrétien ».

Des lumières naturelles

L’âme reçoit de la vérité éternelle la connoissance de son devoir et de ses dérèglemens. Lorsque son corps la trompe, lorsqu’il la flatte, Dieu la blesse ; et lorsqu’il la loue et qu’il lui applaudit, Dieu lui fait intérieurement de sanglans reproches, et il la condamne par la manifestation d’une loi plus pure et plus sainte que celle de la chair qu’elle a suivie. Alexandre n’avoit pas besoin que les Scythes lui vinssent apprendre son devoir dans une langue étrangère ; il savoit de celui même qui instruit les Scythes et les nations les plus barbares ces règles de la justice qu’il devoit suivre. La lumière de la vérité qui éclaire tout le monde l’éclairoit aussi ; et la voix de la nature qui ne parle ni grec, ni scythe, ni barbare, lui parloit comme au reste des hommes un langage très-clair et très-intelligible. Les Scythes avoient beau lui faire des reproches sur sa conduite, ils ne parloient qu’à ses oreilles ; et Dieu ne parlant point à son cœur, ou plutôt Dieu parlant à son cœur, mais lui n’écoutant que les Scythes qui ne faisoient qu’irriter ses passions, et qui le tenoient ainsi hors de lui-même, il n’entendoit point la voix de la vérité, quoiqu’elle l’étonnât ; et il ne voyoit point sa lumière, quoiqu’elle le pénétrât.

Il est vrai que notre union avec Dieu diminue et s’affoiblit à mesure que celle que nous avons avec les choses sensibles augmente et se fortifie ; mais il est impossible que cette union se rompe entièrement sans que notre être soit détruit. Car encore que ceux qui sont plongés dans le vice et enivrés des plaisirs soient insensibles à la vérité, ils ne laissent pas d’y être unis. Elle ne les abandonne pas, ce sont eux qui l’abandonnent. La lumière luit dans les ténèbres, mais elle ne les dissipe pas toujours ; de même que la lumière du soleil environne les aveugles et ceux qui ferment les yeux, quoiqu’elle n’éclaire ni les uns ni les autres…

L’esprit devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu à proportion que s’augmente l’union qu’elle a avec Dieu, parce que c’est elle qui fait toute sa perfection. Au contraire, il se corrompt, il s’aveugle, il s’affoiblit et il se resserre à mesure que l’union qu’il a avec son corps s’augmente et se fortifie, parce que cette union fait aussi toute son imperfection. Ainsi un homme qui juge de toutes choses par ses sens, qui suit en toutes choses les mouvemens de ses passions, qui n’aperçoit que ce qu’il sent, et qui n’aime que ce qui le flatte, est dans la plus misérable disposition d’esprit où il puisse être ; dans cet état, il est infiniment éloigné de la vérité et de son bien. Mais lorsqu’un homme ne juge des choses que par les idées pures de l’esprit, qu’il évite avec soin le bruit confus des créatures, et que, restant en lui-même, il écoute son souverain maître dans le silence de ses sens et de ses passions, il est impossible qu’il tombe dans l’erreur.

Dieu ne trompe jamais ceux qui l’interrogent par une application sérieuse et par une conversion entière de leur esprit vers lui, quoiqu’il ne leur fasse pas toujours entendre ses réponses ; mais, lorsque l’esprit se détournant de Dieu se répand au dehors, qu’il n’interroge que son corps pour s’instruire de la vérité, la perfection et la félicité ne sont pas des biens que l’on doive espérer de son corps ; il n’y a que celui-là seul qui est au-dessus de nous et de qui nous avons reçu l’être qui le puisse perfectionner.

(De la Recherche de la vérité, préface.)
De la connaissance de l’homme et particulièrement de l’esprit

De toutes les sciences humaines, la science de l’homme est la plus digne de l’homme. Cependant cette science n’est pas la plus cultivée ni la plus achevée que nous ayons : le commun des hommes la néglige entièrement. Entre ceux même qui se piquent de science, il y en a très-peu qui s’y appliquent, et il y en a encore beaucoup moins qui s’y appliquent avec succès. Les uns s’imaginent bien connoître la nature de l’esprit ; plusieurs autres sont persuadés qu’il n’est pas possible d’en rien connoître ; le plus grand nombre enfin ne voit pas de quelle utilité est cette connoissance, et pour cette raison ils la méprisent. Mais toutes ces opinions si communes sont plutôt des effets de l’imagination et de l’inclination des hommes, que des suites d’une vue claire et distincte de leur esprit. C’est qu’ils sentent de la peine et du dégoût à rentrer dans eux-mêmes pour y reconnoître leurs faiblesses et leurs infirmités, et qu’ils se plaisent dans les recherches curieuses et dans toutes les choses qui ont quelque éclat. Étant toujours hors de chez eux, ils ne s’aperçoivent point des désordres qui s’y passent ; ils pensent qu’ils se portent bien, parce qu’ils ne se sentent point ; ils trouvent même à redire que ceux qui connoissent leur propre maladie se mettent dans les remèdes ; ils disent qu’ils se font malades, parce qu’ils tâchent de se guérir.

Mais ces grands génies qui pénètrent les secrets les plus cachés de la nature, qui s’élèvent en esprit jusque dans les cieux et qui descendent jusque dans les abîmes, devroient se souvenir de ce qu’ils sont. Ces grands objets ne font peut-être que les éblouir. Il faut que l’esprit sorte hors de lui-même pour atteindre à tant de choses, mais il ne peut en sortir sans se dissiper.

Les hommes ne sont pas nés pour devenir astronomes ou chimistes, pour passer toute leur vie pendus à une lunette ou attachés à un fourneau. Je veux qu’un astronome ait découvert le premier des terres, des mers et des montagnes dans la lune. Je veux qu’un chimiste ait enfin trouvé le secret de fixer le mercure : en sont-ils pour cela devenus plus sages et plus heureux ? Ils se sont peut-être fait quelque réputation dans le monde ; mais, s’ils y ont pris garde, cette réputation n’a fait qu’étendre leur servitude. Les hommes peuvent regarder l’astronomie, la chimie et presque toutes les autres sciences comme des divertissemens d’un honnête homme454, mais ils ne doivent pas se laisser surprendre par leur éclat ni les préférer à la science de l’homme. Car, quoique l’imagination attache une certaine idée de grandeur à l’astronomie, parce que cette science considère des objets grands, éclatans et qui sont infiniment élevés au-dessus de tout ce qui nous environne, il ne faut pas que l’esprit révère aveuglément cette idée : il s’en doit rendre le juge et le maître, et la dépouiller de ce faste sensible qui étonne la raison. Il faut que l’esprit juge de toutes choses selon ses lumières intérieures, sans écouter le témoignage faux et confus de ses sens et de son imagination ; et s’il examine, à la lumière pure de la vérité qui l’éclairé, toutes les sciences humaines, on ne craint point d’assurer qu’il les méprisera presque toutes et qu’il aura plus d’estime pour celle qui nous apprend ce que nous sommes que pour toutes les autres ensemble.

(Ibidem.)
Les faux savants

Les faux savans font manifestement paroître ce qu’ils sont dans les livres qu’ils composent et dans leurs conversations ordinaires. Comme c’est la vanité et le désir de paroître plus que les autres qui les engage dans l’étude, dès qu’ils se sentent en conversation, la passion et le désir de l’élévation se réveille en eux et les emporte. Ils montent tout d’un coup si haut, que tout le monde les perd quasi de vue, et qu’ils ne savent souvent eux-mêmes où ils en sont ; ils ont si peur de n’être pas au-dessus de tous ceux qui les écoutent, qu’ils se fâchent même qu’on les suive, qu’ils s’effarouchent lorsqu’on leur demande quelque éclaircissement, et qu’ils prennent même un air de fierté à la moindre opposition qu’on leur fait. Enfin, ils disent des choses si nouvelles et si extraordinaires, mais si éloignées du sens commun, que les plus sages ont bien de la peine à s’empêcher de rire, lorsque les autres en demeurent tout étourdis.

Leur première fougue passée, si quelque esprit assez fort et assez ferme pour n’en avoir pas été renversé leur montre qu’ils se trompent, ils ne laissent pas de demeurer obstinément attachés à leurs erreurs. L’air de ceux qu’ils ont étourdis les étourdit eux-mêmes ; la vue de tant d’approbateurs, qu’ils ont convaincus par impression, les convainc par contre-coup ; ou si cette vue ne les convainc pas, elle leur enfle au moins assez le courage pour soutenir leurs faux sentimens. La vanité ne leur permet pas de rétracter leur parole. Ils cherchent toujours quelque raison pour se défendre ; ils ne parlent même jamais avec plus de chaleur et d’empressement que lorsqu’ils n’ont rien à dire ; ils s’imaginent qu’on les injurie et qu’on tâche de les rendre méprisables à chaque raison qu’on apporte contre eux ; et, plus elles sont fortes et judicieuses, plus elles irritent leur aversion et leur orgueil.

Le meilleur moyen de défendre la vérité contre eux n’est pas de disputer, car enfin il vaut mieux et pour eux et pour vous les laisser dans leurs erreurs que de s’attirer leur aversion. Il ne faut pas leur blesser le cœur lorsqu’on veut leur guérir l’esprit, puisque les plaies du cœur sont plus dangereuses que celles de l’esprit ; outre qu’il arrive quelquefois qu’on a affaire à un homme qui est véritablement savant, et qu’on pourroit le mépriser faute de bien concevoir sa pensée : il faut donc prier ceux qui parlent d’une manière décisive de s’expliquer le plus distinctement qu’il leur est possible, sans leur permettre de changer de sujet ni de se servir de termes obscurs et équivoques, et, si ce sont des personnes éclairées, on apprendra quelque chose avec eux ; mais, si ce sont de faux savans, ils se confondront par leurs propres paroles, sans aller fort loin, et ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes ; on en recevra peut-être quelque instruction, et même quelque divertissement, s’il est permis de se divertir de la foiblesse des autres en tâchant d’y remédier ; mais, ce qui est le plus considérable, c’est qu’on empêchera par là que les foibles qui les écoutoient avec admiration ne se soumettent à l’erreur en suivant leurs décisions.

Car il faut bien remarquer que le nombre des sots ou de ceux qui se laissent conduire machinalement et par l’impression sensible étant infiniment plus grand que de ceux qui ont quelque ouverture d’esprit et qui ne se persuadent que par raison, quand un de ces savans parle et décide de quelque chose, il y a toujours beaucoup plus de personnes qui le croient sur sa parole que d’autres qui s’en défient. Mais, parce que ces faux savans s’éloignent le plus qu’ils peuvent des pensées communes, tant par le désir de trouver quelque opposant qu’ils maltraitent pour s’élever et pour paroître, que par renversement d’esprit et par contradiction ; leurs décisions sont ordinairement fausses et obscures, et il est assez rare qu’on les écoute sans tomber dans quelque erreur.

(De la Recherche de la vérité, IV, 8.)

Fénelon (1651-1715)

Notice

La vie de Fénelon (François de Salignac de la Mothe), né au château de Fénelon dans le Périgord, mort archevêque de Cambrai, a trois périodes bien distinctes : les années qui ont précédé le préceptorat du duc de Bourgogne, fils aîné du grand dauphin, le préceptorat, les années qui l’ont suivi.

Supérieur, à vingt-sept ans, d’un couvent de femmes, les Nouvelles Converties, il écrit, entre autres ouvrages, un Traité de l’éducation des filles (1687), et, dans une forme imitée des anciens, trois Dialogues sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier. Puis il prend part aux missions de l’Aunis et de la Saintonge pour la conversion des protestants.

Précepteur du petit-fils du roi (1689-1697), il accomplit son plus bel ouvrage, il fait d’un enfant colère, violent et hautain un prince bon, doux et affable. Il écrit pour son élève ses Fables, ses Dialogues des morts, autre imitation de l’antiquité. Il écrit le Télémaque, qui n’était pas destiné à l’impression.

Nommé archevêque de Cambrai en 1695, résidant à partir de 1697, il trouve le moyen, au milieu des soins multiples de l’administration d’un diocèse ravagé par la guerre, où il prodigue ses soins aux blessés des armées françaises, d’entretenir une correspondance spirituelle considérable, de rédiger différents mémoires destinés à éclairer le roi sur l’épuisement de la France et sur la nécessité de nombreuses réformes politiques, d’écrire un traité De l’existence de Dieu (1713) et une Lettre à l’Académie française (1714), qui est le plus fin et le plus charmant ouvrage de critique du siècle. Il y développe, à propos des principaux genres littéraires, sa théorie de la simplicité et du naturel dans les arts et particulièrement dans l’art d’écrire. Nourri de l’antiquité grecque qui lui était familière dès ses jeunes années, il sème les fleurs les plus pures d’Homère, de Virgile, de Démosthène, de Térence sur les pages improvisées de ce chef-d’œuvre court et exquis. Il avait déjà rempli et pénétré de l’antiquité homérique son Télémaque, le plus populaire de ses ouvrages, publié à son insu en 1799.

Tout a été dit sur cette prose « enchanteresse », qui, n’en déplaise à Voltaire, sait n’être pas « un peu traînante » dans maint passage du Télémaque, de la Lettre à l’Académie, du Sermon pour la fête sur l’Épiphanie.

Voir le portrait de Fénelon par Saint-Simon (infra), et sa vie par le cardinal de Bausset (3e édition, 1850, 4 volumes).

Du pittoresque

Peindre, c’est non-seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d’une manière si vive et si sensible, que l’auditeur s’imagine presque les voir. Par exemple, un froid historien qui raconteroit la mort de Didon se contenteroit de dire : Elle fut si accablée de douleur après le départ d’Enée, qu’elle ne put supporter la vie ; elle monta au haut de son palais ; elle se mit sur un bûcher, et se tua elle-même. En écoutant ces paroles, vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas. Écoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux. N’est-il pas vrai que, quand il ramasse toutes les circonstances de ce désespoir, qu’il vous montre Didon furieuse, avec un visage où la mort est déjà peinte, qu’il la fait parler à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage ? Vous croyez voir la flotte des Troyens qui fuit le rivage, et la reine que rien n’est capable de consoler : vous entrez dans tous les sentimens qu’eurent alors les véritables spectateurs. Ce n’est plus Virgile que vous écoutez ; vous êtes trop attentif aux dernières paroles de la malheureuse Didon pour penser à lui. Le poëte disparaît ; on ne voit plus que ce qu’il fait voir, on n’entend plus que ceux qu’il fait parler. Voilà la force de l’imitation et de la peinture. De là vient qu’un peintre et un poëte ont tant de rapport455 : l’un peint pour les yeux, l’autre pour les oreilles ; l’un et l’autre doivent porter les objets dans l’imagination des hommes.

(Dialogues sur l’Éloquence, II)
Du vague dans la peinture et dans l’éloge

On a tant de peur, dans notre nation, d’être bas, qu’on est ordinairement sec et vague dans les expressisns. Veut-on louer un saint, on cherche des phrases magnifiques ; on dit qu’il est admirable, que ses vertus étoient célestes, que c’étoit un ange et non pas un homme. Ainsi tout se passe en exclamations sans preuve et sans peinture. Tout au contraire, les Grecs se servoient peu de tous ces termes généraux, qui ne prouvent rien ; mais ils disoient beaucoup de faits. Par exemple, Xénophon, dans toute la Cyropédie, ne dit pas une fois que Cyrus étoit admirable ; mais il le fait partout admirer. C’est ainsi qu’il faudroit louer les saints en montrant le détail de leurs sentimens et de leurs actions. Nous avons là-dessus une fausse politesse, semblable à celle de certains provinciaux qui se piquent de bel esprit. Ils n’osent rien dire qui ne leur paroisse exquis et relevé ; ils sont toujours guindés et croiroient trop s’abaisser en nommant les choses par leurs noms. Tout entre dans les sujets que l’éloquence doit traiter. La poésie même, qui est le genre le plus sublime, ne réussit qu’en peignant les choses avec toutes leurs circonstances voyez Virgile représentant les navires troyens qui quittent le rivage d’Afrique, ou qui arrivent sur la côte d’Italie ; tout le détail y est peint456. Mais il faut avouer que les Grecs poussoient encore plus loin le détail, et suivoient plus sensiblement la nature. À cause de ce grand détail, bien des gens, s’ils l’osoient, trouveroient Homère trop simple. Par cette simplicité si originale, et dont nous avons tant perdu le goût, ce poète a beaucoup de rapport avec l’Écriture457 ; mais l’Écriture le surpasse autant qu’il a surpassé tout le reste de l’antiquité, pour peindre naïvement458 les choses. En faisant un détail459 il ne faut rien présenter à l’esprit de l’auditeur qui ne mérite son attention, et qui ne contribue à l’idée qu’on veut lui donner. Ainsi il faut être judicieux pour le choix des circonstances ; mais il ne faut point craindre de dire tout ce qui sert ; et c’est une politesse mal entendue que de supprimer certains endroits utiles parce qu’on ne les trouve pas susceptibles d’ornemens, outre qu’Homère nous apprend assez par son exemple qu’on peut embellir en leur manière tous les sujets.

D’ailleurs il faut reconnoitre que tout discours doit avoir ses inégalités. Il faut être grand dans les grandes choses ; il faut être simple, sans être bas, dans les petites : il faut tantôt de la naïveté et de l’exactitude, tantôt de la sublimité et de la véhémence. La plupart des gens qui veulent faire de beaux discours cherchent sans choix, également partout, la pompe des paroles : ils croient avoir tout fait pourvu qu’ils aient fait un amas de grands mots et de pensées vagues. Ils ne songent qu’à charger leurs discours d’ornemens ; semblables aux méchans cuisiniers qui ne savent rien assaisonner avec justesse, et qui croient donner un gout exquis aux viandes en y mettant beaucoup de sel et de poivre460. La véritable éloquence n’a rien d’enflé ni d’ambitieux ; elle se modère et se proportionne aux sujets qu’elle traite et aux gens qu’elle instruit ; elle n’est grande et sublime que quand il faut l’être.

(Ibid., II, fin.)
Démosthène et Cicéron

Je ne crains pas de dire que Démosthène me paroît supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n’admire Cicéron plus que je fais : il embellit tout ce qu’il touche, il fait honneur à la parole ; il fait des mots ce qu’un autre n’en sauroit faire ; il a je ne sais combien de sortes d’esprit ; il est même court et véhément toutes les fois qu’il veut l’être contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine ; mais on remarque quelque parure dans son discours. L’art y est merveilleux, mais on l’entrevoit. L’orateur en pensant au salut de la république ne s’oublie pas et ne se laisse pas oublier. Démosthène paroit sortir de soi, et ne voir que la patrie ; il ne cherche point le beau ; il le fait sans y penser. Il est au-dessus de l’admiration. Il se sert de la parole comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. Il tonne, il foudroie, c’est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer parce qu’on est saisi. On pense aux choses qu’il dit et non à ses paroles. Je suis charmé de ces deux orateurs ; mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de Démosthène461.

(Lettre à l’Académie, IV.)
Propagation du christianisme

Jésus-Christ naît, et la face du monde se renouvelle. La loi de Moïse, ses miracles, ceux des prophètes, n’avoient pu servir de digue contre le torrent de l’idolâtrie, et conserver le culte du vrai Dieu chez un seul peuple resserré dans un coin du monde ; mais celui qui vient d’en haut est au-dessus de tout : à Jésus est réservé de posséder toutes les nations en héritage. Il les possède, vous le voyez. Depuis qu’il a été élevé sur la croix, il a attiré tout à lui. Dès l’origine du christianisme, saint-Irénée et Tertullien ont montré que l’Église étoit déjà plus étendue que cet empire même qui se vantoit d’être lui seul tout l’univers. Les régions sauvages et inaccessibles du nord, que le soleil éclaire à peine, ont vu la lumière céleste. Les plages brûlantes de l’Afrique ont été inondées des torrens de la grâce. Les empereurs mêmes sont devenus les adorateurs du nom qu’ils blasphémoient, et les nourriciers de l’Église dont ils versoient le sang. Mais la vertu de l’Évangile ne doit pas s’éteindre après ces premiers efforts ; le temps ne peut rien contre elle : Jésus-Christ, qui en est la source, est de tous les temps ; il étoit hier, il est aujourd’hui, et il sera aux siècles des siècles. Aussi vois-je cette fécondité qui se renouvelle toujours ; la vertu462 de la croix ne cesse d’attirer tout à elle.

Regardez ces peuples barbares qui firent tomber l’empire romain. Dieu les a multipliés et tenus en réserve sous un ciel glacé, pour punir Rome païenne et enivrée du sang des martyrs463 : il leur lâche la bride, et le monde en est inondé ; mais en renversant cet empire, ils se soumettent à celui du Sauveur : tout ensemble ministres des vengeances et objets des miséricordes, sans le savoir, ils sont menés comme par la main au-devant de l’Évangile ; et c’est d’eux qu’on peut dire à la lettre qu’il ont trouvé le Dieu qu’ils ne cherchoient pas464

Peuples des extrémités de l’Orient, votre heure est venue. Alexandre, ce conquérant rapide que Daniel dépeint comme ne touchant pas la terre de ses pieds465, lui qui fut si jaloux de subjuguer le monde entier, s’arrêta bien loin en deçà de vous ; mais la charité va plus loin que l’orgueil. Ni les sables brûlans, ni les déserts, ni les montagnes, ni la distance des lieux, ni les tempêtes, ni les écueils de tant de mers, ni l’intempérie de l’air, ni le milieu fatal de la ligne où l’on découvre un ciel nouveau, ni les flottes ennemies, ni les côtes barbares ne peuvent arrêter ceux que Dieu envoie. Qui sont ceux-ci qui volent comme les nuées ? Vents, portez-les sur vos ailes. Que le Midi, que l’Orient, que les îles inconnues les attendent, et les regardent en silence venir de loin. Qu’ils sont beaux les pieds de ces hommes qu’on voit venir du haut des montagnes apporter la paix466, annoncer les biens éternels, prêcher le salut, et dire : Ô Sion, ton Dieu régnera sur toi ! Les voici, ces nouveaux conquérans, qui viennent sans armes, excepté la croix du Sauveur. Ils viennent, non pour enlever les richesses et répandre le sang des vaincus, mais pour offrir leur propre sang et communiquer le trésor céleste.

Peuples, qui les vîtes venir, quelle fut d’abord votre surprise ! et qui peut la représenter ? Des hommes qui viennent à vous, sans être attirés par aucun motif, ni de commerce, ni d’ambition, ni de curiosité : des hommes qui, sans vous avoir jamais vus, sans savoir même où vous êtes, vous aiment tendrement, quittent tout pour vous, et vous cherchent au travers de toutes les mers avec tant de fatigues et de périls, pour vous faire part de la vie éternelle qu’ils ont découverte ? Nations ensevelies dans l’ombre de la mort, quelle lumière sur vos têtes !

(Sermon pour la fête de l’Épiphanie, 6 janvier 1685).
Les rois aux Champs-Élysées

À mesure que Télémaque s’éloigna de ce triste séjour des ténèbres, de l’horreur et du désespoir467, son courage commença peu à peu à renaître ; il respiroit et entrevoyoit dejà de loin la douce et pure lumière du séjour des héros. C’est dans ce lieu qu’habitoient tous les bons rois qui avoient jusqu’alors gouverné les hommes : ils étoient séparés du reste des justes.

Télémaque s’avança vers ces rois, qui étoient dans des bocages odoriférans sur des gazons toujours renaissans et fleuris : mille petits ruisseaux d’une onde pure arrosoient ces beaux lieux, et y faisoient sentir une délicieuse fraîcheur ; un nombre infini d’oiseaux faisoient résonner ces bocages de leur doux chant. On voyoit tout ensemble les fleurs du printemps, qui naissoient sous les pas, avec les plus riches fruits de l’automne, qui pendoient des arbres. Là, jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse canicule ; là jamais les noirs aquilons n’osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l’hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d’une dent venimeuse, et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs, n’approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n’y finit point et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue. Une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d’un vêtement. Cette lumière n’est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels et qui n’est que ténèbres ; c’est plutôt une gloire céleste468 qu’une lumière : elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal. Elle n’éblouit jamais : au contraire, elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l’âme je ne sais quelle sérénité. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent ; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie : ils sont plongés dans cet abîme de joie, comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien : ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur ; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre : toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu’ils voient de délicieux au dehors : ils sont tels que les Dieux qui, rassasiés de nectar et d’ambroisie, ne daigneroient pas se nourrir des viandes grossières qu’on leur présenteroit à la table la plus exquise des hommes mortels.

Tous les maux s’enfuient loin de ces lieux tranquilles : la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances même, qui coûtent souvent autant de peines que les craintes, les divisions, les dégoûts, les dépits, ne peuvent y avoir aucune entrée.

Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leur front couvert de neige et de glace depuis l’origine du monde, fendent les nues, seroient renversées de leurs fondemens posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourroient pas même être émus. Seulemenl ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivant dans le monde ; mais c’est une pitié douce et paisible qui n’altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leurs visages ; mais leur gloire n’a rien de folâtre ni d’indécent : c’est une joie douce, noble, pleine de majesté ; c’est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu’elle avoit cru mort ; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s’enfuit jamais du cœur de ces hommes ; jamais elle ne languit un instant ; elle est toujours nouvelle pour eux ; ils ont le transport de l’ivresse, sans en avoir le trouble et l’aveuglement.

Ils s’entretiennent ensemble de ce qu’ils voient et de ce qu’ils goûtent ; ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition qu’ils déplorent ; ils repassent avec plaisir ces tristes mais courtes années où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons ; ils admirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs, comme un torrent de la divinité même qui s’unit à eux : ils voient, ils goûtent, ils sont heureux, et sentent qu’ils le seront toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des Dieux, et ils ne font tous ensemble qu’une seule voix, une seule pensée, un seul cœur : une même félicité fait comme un flux et reflux de ces âmes unies.

Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels ; et cependant mille et mille siècles n’ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes avec une puissance immuable ; car ils n’ont plus besoin d’être redoutables par une puissance empruntée d’un peuple vil et misérable. Ils ne portent pas ces vains diadèmes, dont l’éclat cache tant de craintes et de noirs soucis : les Dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir469.

(Télémaque, livre XIX.)
Lettre à M. ***470 sur le projet qu’il avait de se consacrer aux missions du Levant

Sarlat, 9 octobre [1675 ou 1676]

Divers petits accidens ont toujours retardé jusqu’ici mon retour à Paris : mais enfin, monseigneur, je pars, et peu s’en faut que je ne vole. À la vue de ce voyage, j’en médite un plus grand. La Grèce entière s’ouvre à moi ; le sultan effrayé recule ; déjà le Péloponèse respire en liberté, et l’Église de Corinthe va refleurir. La voix de l’Apôtre s’y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monumens, l’esprit même de l’antiquité. Je cherche cet aréopage où saint Paul annonce aux sages du monde le Dieu inconnu. Mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa république. Je monte au double sommet du Parnasse : je cueille les lauriers de Delphes, et je goûte les délices de Tempé. Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme leur patrie ?

                                                       Arva, beata
Petamus arva, divites et insulas 471.

Je ne t’oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du disciple bien-aîmé ! ô heureuse Patmos ! J’irai baiser sur la terre les pas de l’apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts ! Là je me sentirai saisi d’indignation contre le faux prophète qui a voulu développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant, qui, bien loin de précipiter l’Église comme Babylone, enchaîne le dragon et la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l’Orient et l’Occident qui se réunissent, l’Asie qui soupire jusqu’aux bords de l’Euphrate, et qui voit renaître le jour après une si longue nuit ; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs et revêtue d’une nouvelle gloire ; enfin les enfans d’Abraham épars sur la surface de toute la terre, et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des quatre vents, viennent en foule reconnoitre le Christ qu’ils ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En voilà assez, monseigneur. Vous serez bien aise d’apprendre que c’est ici ma dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous importunent peut-être. Pardonnez-les à ma passion d’avoir l’honneur de vous entretenir de loin, en attendant que je le puisse faire de près.

Lettre à la sœur charlotte de saint-cyprien, carmélite (Sur la mort de l’abbé Langeron).

À Cambrai, 17 janvier 1711.

Je n’ai point, ma très-honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite, avec un abattement, qui montre un cœur très-foible. Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure. Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur. Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination et qu’amour-propre. J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisoit la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment. Je me console, comme je me suis affligé, par lassitude de la douleur et par besoin de soulagement L’imagination, qu’un coup si imprévu avoit saisie et troublée, s’y accoutume et se calme. Hélas ! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère. Au reste, ce cher ami est mort avec une vue de sa fin, qui étoit si simple et si paisible, que vous en auriez été charmée. Lors même que sa tête se brouilloit un peu, ses pensées confuses y étoient toutes de grâce, de foi, de docilité, de patience, et d’abandon à Dieu. Je n’ai jamais rien vu de plus édifiant et de plus aimable. Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle saint Augustin, et que Dieu m’a fait sentir dans cette occasion. Dieu a fait sa volonté, il a préféré le bonheur de mon ami à ma consolation. Je manquerois à Dieu et à mon ami même, si je ne voulois pas ce que Dieu a voulu. Dans ma plus vive douleur, je lui ai offert celui que je craignois tant de perdre. On ne peut être plus touché que je le suis de la bonté avec laquelle vous prenez part à ma peine. Je prie Celui pour l’amour de qui vous le faites de vous en payer au centuple472.

Lettre à un militaire

(Sans date).

… Une petite demi-heure de lecture méditée de l’Évangile le matin, et le soir une lecture réglée des Entretiens de saint François de Sales vous suffiront, puisque vous avez peu de temps à vous. Employez le reste du temps libre à lire des livres d’histoire, de fortifications, et de tout le reste qui est utile à un homme de votre rang. Jamais un moment de vide. Le moment où vous ne faites rien de réglé et de bon est le moment où vous faites un très-grand mal. Gourmandez-vous vous-même sur la vie molle, oisive et amusée.

Pour vos actions, quand elles sont bonnes en elles-mêmes, repoussez toutes les réflexions sur les motifs qui vous les font faire. Vous ne finiriez jamais avec vous-même, vous vous troubleriez, vous tomberiez dans le découragement, et, par de vains raisonnemens sur vos actions, vous perdriez tout le temps d’agir.

Il faut vous résoudre à mener une vie plus active que la vôtre. Vous devez voir les gens de votre condition ; mais il faut être gai, libre, affable ; rien de timide ni de sauvage. Demandez à Dieu qu’il vous ôte votre air timide et trop composé ; donnez-vous à Dieu quand vous allez voir les gens, mais, pendant la conversation, ne soyez point distrait et rêveur pour courir après la présence de Dieu qui vous échappe. Alors faites ce qu’il veut que vous fassiez, qui est d’être honnête et complaisant.

Ne prenez point la piété par un certain sérieux triste, austère et contraignant. Là où est l’esprit de Dieu, là est la vraie liberté 473. Si une fois vous l’aimez de tout votre cœur, vous serez presque toujours en joie avec le cœur au large. Si vous n’allez à lui qu’en juif, par la crainte, vous ne le trouverez point, et vous ne trouverez au lieu de lui que gêne et trouble de cœur.

Ne manquez jamais d’aller à toutes les choses où les autres vont, non seulement pour les occasions de danger, mais encore pour tout ce qui peut montrer votre assiduité à votre prince.

Soyez bon ami, obligeant, officieux, ouvert : cela vous fera aimer et apaisera la persécution. Qu’on voie que ce n’est point par grimace ni par noirceur, mais par vraie religion et avec courage que vous renoncez aux plaisirs des jeunes gens. D’ailleurs gaieté, discrétion, complaisance, sûreté de commerce, et nulle façon ; peu d’amis, beaucoup de connoissances passagères ; soin de plaire474 à ceux qui passent pour les plus honnêtes gens et dont l’estime décide, ou à ceux qui excellent dans le métier dont vous souhaitez vous instruire. Ne craignez point de les interroger quand vous serez parvenu à quelque commerce un peu libre avec eux.

(Lettres spirituelles.)
Lettre à Louis XIV475

La personne, Sire, qui prend la liberté de vous écrire cette lettre n’a aucun intérêt en ce monde. Elle ne l’écrit ni par chagrin, ni par ambition, ni par envie de se mêler des grandes affaires. Elle vous aime sans être connue de vous ; elle regarde Dieu en votre personne. Avec toute votre puissance vous ne pouvez lui donner aucun bien qu’elle désire, et il n’y a aucun mal qu’elle ne souffrit de bon cœur pour vous faire connoître les vérités nécessaires à votre salut. Si elle vous parle fortement, n’en soyez pas étonné, c’est que la vérité est libre et forte. Vous n’êtes guère accoutumé à l’entendre. Les gens accoutumés à être flattés prennent aisément pour chagrin, pour âpreté et pour excès ce qui n’est que la vérité toute pure. C’est la trahir que de ne vous la montrer pas dans toute son étendue. Dieu est témoin que la personne qui vous parle le fait avec un cœur plein de zèle, de respect, de fidélité, et d’attendrissement sur tout ce qui regarde votre véritable intérêt.

Vous êtes né, Sire, avec un cœur droit et équitable ; mais ceux qui vous ont élevé ne vous ont donné pour science de gouverner que la défiance, la jalousie, l’éloignement de la vertu, la crainte de tout mérite éclatant476, le goût des hommes souples et rampans, la hauteur, et l’attention à votre seul intérêt.

Depuis environ trente ans vos principaux ministres ont ébranlé et renversé toutes les anciennes maximes de l’État, pour faire monter jusqu’au comble votre autorité, qui étoit devenue la leur, parce qu’elle étoit dans leurs mains. On n’a plus parlé de l’État ni des règles ; on n’a parlé que du Roi et de son bon plaisir. On a poussé vos revenus et vos dépenses à l’infini. On vous a élevé jusqu’au ciel pour avoir effacé, disoit-on, la grandeur de vos prédécesseurs ensemble, c’est-à-dire pour avoir appauvri la France entière, afin d’introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. Ils ont voulu vous élever sur les ruines de toutes les conditions de l’État, comme si vous pouviez être grand en ruinant tous vos sujets sur qui votre grandeur est fondée… Ils vous ont accoutumé à recevoir sans cesse des louanges outrées qui vont jusqu’à l’idolâtrie, et que vous auriez dû, pour votre honneur, rejeter avec indignation. On a rendu votre nom odieux et toute la nation française insupportable à nos voisins. On n’a conservé aucun ancien allié, parce qu’on n’a voulu que des esclaves… Les traités de paix signés par les vaincus ne sont point signés librement : on signe le couteau sous la gorge ; on signe malgré soi pour éviter de plus grandes pertes ; on signe comme on donne sa bourse quand il faut la donner ou mourir.

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Cependant vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfans, et qui ont été jusqu’ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée ; les villes et la campagne se dépeuplent ; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers477. Tout commerce est anéanti. Par conséquent vous avez détruit la moitié des forces réelles du dedans de votre État, pour faire et pour défendre de vaines conquêtes au dehors. Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudroit lui faire l’aumône et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision. Les magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse, dont tout le bien est en décret, ne vit que de lettres d’État. Vous êtes importuné de la foule des gens qui demandent et qui murmurent. C’est vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras ; car tout le royaume ayant été ruiné, vous avez tout entre vos mains, et personne ne peut plus vivre que de vos dons. Voilà, ce grand royaume si florissant sous un Roi qu’on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple, et qui le seroit en effet si les conseils flatteurs ne l’avoient point empoisonné.

Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l’amitié, la confiance et même le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein d’aigreur et de désespoir. La sédition s’allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous n’avez aucune pitié de leurs maux, que vous n’aimez que votre autorité et votre gloire. Si le Roi, dit-on, avoit un cœur de père pour son peuple, ne mettroit-il pas plutôt sa gloire à leur478 donner du pain, et à les faire respirer après tant de maux, qu’à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ? Les émotions populaires qui étoient inconnues depuis si longtemps deviennent fréquentes. Paris même, si près de vous, n’en est pas exempt. Les magistrats sont contraints de tolérer l’insolence des mutins, et de faire couler sous main quelque monnoie pour les apaiser ; ainsi on paie ceux qu’il faudroit punir. Vous êtes réduit à la honteuse et deplorable extrémité, ou de laisser la sédition impunie, et de l’accroître par cette impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité des peuples que vous mettez au désespoir en leur arrachant, par vos impôts pour cette guerre, le pain qu’ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages.

Mais, pendant qu’ils manquent de pain, vous manquez vous-même d’argent, et vous ne voulez pas voir l’extrémité où vous êtes réduit. Parce que vous avez toujours été heureux, vous ne pouvez νous imaginer que vous cessiez jamais de l’être. Vous craignez d’ouvrir les yeux ; vous craignez qu’on ne vous les ouvre ; vous craignez d’être réduit à rabattre quelque chose de votre gloire. Cette gloire, qui endurcit votre cœur, vous est plus chère que la justice, que votre propre repos, que la conservation de vos peuples qui périssent tous les jours des maladies causées par la famine, enfin que votre salut éternel incompatible avec cette idole de gloire.

Voilà, Sire, l’état où vous êtes.

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La personne qui vous dit ces vérités, Sire, bien loin d’être contraire à vos intérêts, donneroit sa vie pour vous voir tel que Dieu vous veut, et elle ne cesse de prier pour vous.

Massillon (1663-1742)

Massillon (Jean-Baptiste), élève des Oratoriens d’Hyères, sa ville natale, entra dans leur ordre, enseigna les belles-lettres et prêcha dans plusieurs villes du Midi, avant de se faire entendre, en 1699, à Paris, et à Versailles devant le roi. Il prononça plusieurs oraisons funèbres. Le début de celle de Louis XIV (1715) est resté célèbre : Dieu seul est grand, mes frères !« C’est un beau mot que celui-là, devant la tombe de Louis-le-Grand », dit Chateaubriand. Massillon écrivit son Petit Carême pour le jeune Louis XV (1718). La même année il fut nommé à l’évêché de Clermont-Ferrand ; deux ans après, il entra à l’Académie ».

L’Avent de 1699, le Carême ou Grand Carême de 1701, « composent, dit M. Sainte-Beuve, la partie la plus considérable et la plus belle de son œuvre oratoire ». Le Petit Carême doit sa renommée tant à l’heureux choix des sujets, appropriés et à l’âge de son royal auditeur et à la condition de ceux qui l’entouraient, qu’à l’onction qui y règne, à la finesse des analyses morales et à la richesse des développements. L’art du développement est « son talent presque tout entier », dit M. Sainte-Beuve de Massillon. Ce n’est peut-être pas assez dire ; Buffon l’estimait le premier de nos prosateurs, ce qui assurément est dire trop. Mais Voltaire avait toujours sur sa table, à côté des tragédies de Racine, le Petit Carême de celui qu’il a appelé (Lettre à M. de la Vallière, 1762) le « Racine de la chaire », et le cardinal Maury, un bon juge en ces matières, en fait un éloge presque sans réserve479. Quant à l’efficacité de son éloquence, il suffira de rappeler le mot connu de Louis XIV : « Mon Père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs, j’en ai été fort content ; pour vous, toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été très mécontent de moi-même. »

Les œuvres de Massillon ne furent publiées qu’après sa mort, en 1745.

Le jugement dernier

Je m’arrête à vous, mes frères, qui êtes ici assemblés : je ne parle plus du reste des hommes ; je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre, et voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paroître dans sa gloire au milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblans à qui l’on va prononcer ou une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternel : car, vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui ; tous ces désirs de changement qui vous amusent, vous amuseront jusqu’au lit de mort ; c’est l’expérience de tous les siècles : tout ce que vous trouverez alors en vous de nouveau sera peut-être un compte un peu plus grand que celui que vous auriez à rendre aujourd’hui ; et sur ce que vous seriez, si l’on venoit vous juger dans ce moment, vous pouvez presque décider de ce qui vous arrivera au sortir de la vie.

Or, je vous le demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez, je vous demande donc : Si Jésus-Christ paroissoit dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? Croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? Croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande ; vous l’ignorez, et je l’ignore moi-même : vous seul, ô mon Dieu ! connoissez ceux qui vous appartiennent ; mais si nous ne connoissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont les fidèles ici assemblés ? Les titres et les dignités ne doivent être comptés pour rien ; vous en serez dépouillés devant Jésus-Christ : qui sont-ils ? beaucoup de pécheurs qui ne veulent pas se convertir, encore plus qui le voudroient, mais qui diffèrent leur conversion ; plusieurs autres qui ne se convertissent jamais que pour retomber ; enfin un grand nombre qui croient n’avoir pas besoin de conversion : voilà le parti des réprouvés. Retranchez ces quatre sortes de pécheurs de cette assemblée sainte ; car ils en seront retranchés au grand jour ; paroissez maintenant, justes ; où êtes-vous ? Restes d’Israël, passez à la droite ; froment de Jésus-Christ, démêlez-vous de cette paille destinée au feu : ô Dieu ! où sont vos élus ? et que reste-t-il pour votre partage ?

(Carême : Sermon sur le petit nombre des élus480.)
La mort du pécheur

Le pécheur mourant, ne trouvant dans les souvenirs du passé que des regrets qui l’accablent, dans tout ce qui se passe à ses yeux que des images qui l’affligent, dans la pensée de l’avenir que des horreurs qui l’épouvantent, ne sait plus à qui avoir recours, ni aux créatures qui lui échappent, ni au monde qui s’évanouit, ni aux hommes qui ne sauroient le délivrer de la mort, ni au Dieu juste qu’il regarde comme un ennemi déclaré, et dont il ne doit plus attendre d’indulgence. Il se roule dans ses propres horreurs ; il se tourmente, il s’agite pour fuir la mort qui le saisit ou du moins pour se fuir lui-même : il sort de ses yeux mourans je ne sais quoi de sombre et de farouche qui exprime les fureurs de son âme ; il pousse du fond de sa tristesse des paroles entrecoupées de sanglots qu’on n’entend qu’à demi, et l’on ne sait si c’est le repentir ou le désespoir qui les a formées ; il jette sur un Dieu crucifié des regards affreux ; il entre dans des saisissemens où l’on ignore si c’est le corps qui se dissout, ou l’âme qui sent l’approche de son juge ; il soupire profondément, et l’on ne sait si c’est le souvenir de ses crimes qui lui arrache ces soupirs, ou le désespoir de quitter la vie. Enfin, au milieu de ces tristes efforts, ses yeux se fixent, ses traits changent, son visage se défigure, sa bouche livide s’entr’ouvre d’elle-même : tout son corps frémit ; et, par ce dernier effort, son âme infortunée s’arrache comme à regret de ce corps de boue, tombe entre les mains de Dieu, et se trouve, seule, aux pieds du tribunal redoutable.

(Avent : Sermon sur la mort du pécheur et la mort du juste.)
La vie humaine

Hélas ! messieurs, que sont les hommes sur la terre ? des personnages de théâtre. Tout y roule sur le faux ; ce n’est partout que représentations ; et tout ce qu’on y voit de plus pompeux et de mieux établi n’est l’affaire que d’une scène481. Qui ne le dit tous les jours dans le siècle ? Une fatale révolution, une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans les abîmes de l’éternité : les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre dans ce gouffre ; tout y entre, et rien n’en sort. Nos ancêtres en ont frayé le chemin, et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viendront après nous. Ainsi les âges se renouvellent ; ainsi la figure du monde change sans cesse ; ainsi les morts et les vivans se succèdent et se remplacent continuellement. Rien ne demeure ; tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul est toujours le même, et ses années ne finissent point. Le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux, et il voit, avec un air de vengeance et de fureur, de foibles mortels, dans le temps même qu’ils sont entraînés par le cours fatal, l’insulter en passant, profiter de ce seul moment pour déshonorer son nom, et tomber, au sortir de là, entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice.

(Discours pour la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat.)
Le conquérant

Si ce poison (l’ambition) gagne et infecte le cœur du prince, si le souverain, oubliant qu’il est le protecteur de la tranquillité publique, préfère sa propre gloire à l’amour et au salut de ses peuples ; s’il aime mieux conquérir des provinces que régner sur les cœurs ; s’il lui paroît plus glorieux d’être le destructeur de ses voisins que le père de son peuple ; si le deuil et la désolation de ses sujets est le seul chant de joie qui accompagne ses victoires ; s’il fait servir à lui seul une puissance qui ne lui est donnée que pour rendre heureux ceux qu’il gouverne ; en un mot, s’il n’est roi que pour le malheur des hommes, et que, comme ce roi de Babylone, il ne veuille élever la statue impie, l’idole de sa grandeur, que sur les larmes et les débris des peuples et des nations ; grand Dieu quel fléau pour la terre ! quel présent faites-vous aux hommes dans votre colère, en leur donnant un tel maître !

Sa gloire sera toujours souillée de sang : quelque insensé chantera peut-être ses victoires ; mais les provinces, les villes ; les campagnes en pleureront : on lui dressera des monumens superbes pour immortaliser ses conquêtes ; mais les cendres encore fumantes de tant de villes autrefois florissantes, mais la désolation de tant de campagnes dépouillées de leur ancienne beauté, mais les ruines de tant de murs sous lesquels des citoyens paisibles ont été ensevelis, mais tant de calamités qui subsisteront après lui seront des monumens lugubres qui immortaliseront sa vanité et sa folie. Il aura passé comme un torrent pour ravager la terre, et non comme un fleuve majestueux pour y porter la joie et l’abondance : son nom sera écrit dans les annales de la postérité parmi les conquérons, mais il ne le sera pas parmi ces bons rois, et l’on ne rappellera l’histoire de son règne que pour rappeler le souvenir des maux qu’il a faits aux hommes. Ainsi son orgueil, dit l’esprit de Dieu, sera monté jusqu’au ciel, sa tête aura touché dans les nuées ; ses succès auront égalé ses désirs ; et tout cet amas de gloire ne sera plus à la fin qu’un monceau de boue qui ne laissera après elle que l’infection et l’opprobre.

(Petit Carême, Sermon pour le 1er Dimanche de Carême, 3e point).
Ennui et caprices des « Grands qui abandonnent Dieu »

L’ennui, qui paroît devoir être le partage du peuple, ne s’est pourtant, ce semble, réfugié que chez les grands ; c’est comme leur ombre qui les suit partout. Les plaisirs, presque tous épuisés pour eux, ne leur offrent plus qu’une triste uniformité qui endort ou qui lasse : ils ont beau les diversifier, ils diversifient leur ennui. En vain ils se font honneur de paroître à la tête de toutes les réjouissances publiques ; c’est une vivacité d’ostentation ; le cœur n’y prend presque plus de part ; le long usage des plaisirs les leur a rendus inutiles : ce sont des ressources usées, qui se nuisent chaque jour à elles-mêmes. Semblables à un malade à qui une longue langueur a rendu tous les mets insipides, ils essaient de tout, et rien ne les pique et ne les réveille ; et un dégoût affreux, dit Job, succède à l’instant à une vaine espérance de plaisir dont leur àme s’étoit d’abord flattée.

Toute leur vie n’est qu’une précaution pénible contre l’ennui : et toute leur vie n’est qu’un ennui pénible elle-même ; ils l’avancent même en se hâtant de multiplier les plaisirs. Tout est déjà usé pour eux à l’entrée même de la vie ; et leurs premières années éprouvent déjà les dégoûts et l’insipidité que la lassitude et le long usage de tout semble attacher à la vieillesse…

Et, non-seulement ils sont plus malheureux par l’ennui qui les poursuit partout, mais encore par la bizarrerie et le fond d’humeur et de caprice qui en sont inséparables. Tout leur est à charge, et ils sont à charge à eux-mêmes : leurs projets se détruisent les uns les autres, et il n’en résulte jamais qu’une incertitude universelle que le caprice forme, et que lui seul peut fixer : leurs ordres ne sont jamais, un moment après, les interprètes sûrs de leur volonté : on déplaît en obéissant : il faut les deviner, et cependant ils sont une énigme inexplicable à eux-mêmes. Toutes leurs démarches, dit l’Esprit Saint, sont vagues, incertaines, incompréhensibles. On a beau s’attacher à les suivre, on les perd de vue à chaque instant ; ils changent de sentier, on s’égare avec eux, et on les manque encore : ils se lassent des hommages qu’on leur rend, et ils sont piqués de ceux qu’on leur refuse. Les serviteurs les plus fidèles les importunent par leur sincérité, et ne réussissent pas mieux à plaire par leur complaisance. Maîtres bizarres et incommodes, tout ce qui les environne porte le poids de leurs caprices et de leur humeur, et ils ne peuvent le porter eux-mêmes : ils ne semblent nés que pour leur malheur et pour le malheur de ceux qui les servent…

Plus même vous êtes élevés, plus vous êtes malheureux. Comme rien ne vous contraint, rien aussi ne vous fixe : moins vous dépendez des autres, plus vous êtes livrés à vous-mêmes : vos caprices naissent de votre indépendance ; vous retournez sur vous votre autorité. Vos passions ayant essayé de tout, et tout usé, il ne nous reste plus qu’à vous dévorer vous-mêmes : des bizarreries deviennent l’unique ressource de votre ennui et de votre satiété. Ne pouvant plus varier les plaisirs déjà tous épuisés, vous ne savez plus trouver de variété que dans les inégalités éternelles de votre humeur ; et vous vous en prenez sans cesse à vous du vide que tout ce qui vous environne laisse au-dedans de vous mêmes.

(Petit Carême, Sermon pour le 3e Dimanche de Carême, 2e et 3e points.)
Les prétextes des gens du monde

Quand vous nous dites que vous êtes du monde, que prétendez-vous dire ? Que vous êtes dispensés de faire pénitence ? Mais si le monde est le séjour de l’innocence, l’asile de toutes les vertus, le protecteur fidèle de la pudeur, de la sainteté, de la tempérance, vous avez raison. Que la prière vous est moins nécessaire ? Mais si dans le monde les périls sont moins fréquents que dans les solitudes, les pièges moins à craindre, les séductions moins ordinaires, les chutes plus rares, et qu’il faille moins de grâce pour s’y soutenir, je suis pour vous. Que la retraite n’y sauroit être un devoir ? Mais si les entretiens y sont plus saints, les assemblées plus innocentes ; si tout ce qu’on y voit, qu’on y entend, élève à Dieu, nourrit la foi, réveille la piété, sert de soutien à la grâce, je le veux. Qu’il en doit moins coûter pour se sauver ? Mais si vous y avez moins de passions à combattre, moins d’obstacles à surmonter ; si le monde vous facilite tous les devoirs de l’Évangile, l’humilité, l’oubli des injures, le mépris des grandeurs humaines, la joie dans les afflictions, l’usage chrétien des richesses, vous dites vrai, et on vous l’accorde. Ô hommes ! tel est votre aveuglement, de compter vos malheurs parmi vos privilèges, de vous persuader que ce qui multiplie vos chaînes augmente votre liberté, et de faire votre sûreté de vos périls mêmes482.

(Sermon sur la Samaritaine, 1er point.)

Fontenelle (1657-1757)

Notice

Il y eut deux hommes dans ce fin et froid Normand qui, à force de garder son cœur et son corps de toute émotion, sut vivre cent ans moins trente-trois jours : le bel esprit dont La Bruyère a fait et chargé le portrait (Cydias, Caract., V) ; qui, au sortir du coche de Rouen, fut introduit par son oncle Thomas Corneille à ce Mercure, placé par La Bruyère « immédiatement au-dessous de rien » (Caract., I) ; qui fit siffler Aspar et applaudir des comédies et des opéras de même valeur ou à peu près ; qui écrivit les Lettres diverses du chevalier de Her…, modèle « du précieux le plus consommé et le plus rance » (Sainte-Beuve) ; qui fit la théorie de la pastorale de salons et des Églogues sur sa théorie ; qui fit la guerre aux anciens contre les Boileau et les Racine ; — et, avec l’auteur des Dialogues des Morts, de l’Histoire des Oracles, des Entretiens sur la Pluralité des Mondes, qui fut de l’Académie française (1691) et de l’Académie des inscriptions, le savant lettré qui, devenu, en 1697, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, écrivit son Histoire de 1666 a 1699, et, à la différence de ses prédécesseurs qui se servaient encore du latin, écrivit le premier en français les Éloges des Académiciens morts de 1699 à 1742, « monument immortel, dit M. Villemain : il a fait pour les savants ce que Plutarque avait fait pour les guerriers et les politiques. Il les a montrés dans leur génie, dans leur caractère, dans la simplicité de leur vie privée. Il les a fait comprendre, il les a fait aimer ». C’est de l’éloquence substantielle, qui, comme le demandait Fénelon (voir supra) loue par les faits. Dans ce genre d’éloquence académique, Fontenelle ne cède le premier rang ni à d’Alembert ni à Condorcet.

Dialogue entre Socrate et Montaigne

MONTAIGNE.

C’est donc vous, divin Socrate ! Que j’ai de joie de vous voir ! Je suis tout fraîchement venu en ce pays-ci, et dès mon arrivée je me suis mis à vous y chercher. Enfin, après avoir rempli mon livre de votre nom et de vos éloges, je puis m’entretenir avec vous, et apprendre comment vous possédiez cette vertu si naïve, dont les allures étoient si naturelles, et qui n’avoit pas d’exemple, même dans les heureux siècles où vous viviez.

SOCRATE.

Je suis bien aise de voir un mort qui me paroît avoir été philosophe ; mais comme vous êtes nouvellement venu de là-haut, et qu’il y a longtemps que je n’ai vu ici personne (car on me laisse assez seul, et il n’y a pas beaucoup de presse à rechercher ma conversation), trouvez bon que je vous demande des nouvelles. Comment va le monde ? N’est-il pas bien changé ?

MONTAIGNE.

Extrêmement. Vous ne le reconnoîtriez pas.

SOCRATE.

J’en suis ravi. Je m’étois toujours bien douté qu’il falloit qu’il devînt meilleur et plus sage qu’il n’étoit de mon temps.

MONTAIGNE.

Que voulez-vous dire ? il est plus fou et plus corrompu qu’il n’a jamais été. C’est le changement dont je voulois parler, et je m’attendois bien483 à savoir de vous l’histoire du temps que vous avez vu, et où régnoit tant de probité et de droiture.

SOCRATE.

Et moi, je m’attendois au contraire à apprendre des merveilles du siècle où vous venez de vivre. Quoi ? les hommes d’à présent ne se sont point corrigés des sottises de l’antiquité ?

Montaigne. Je crois que c’est parce que vous êtes ancien que vous parlez de l’antiquité si familièrement ; mais sachez qu’on a grand sujet d’en regretter les mœurs et que de jour en jour tout empire.

SOCRATE.

Cela se peut-il ? Il me semble que de mon temps les choses alloient déjà bien de travers. Je croyois qu’à la fin elles prendroient un train plus raisonnable, et que les hommes profiteroient de l’expérience de tant d’années.

MONTAIGNE.

Et les hommes font-ils des expériences ? Ils sont faits comme les oiseanx qui se laissent toujours prendre dans les mêmes filets, où l’on a déjà pris cent mille oiseaux de leur espèce. Il n’y a personne qui n’entre tout neuf dans la vie, et les sottises des pères sont perdues pour les enfans.

SOCRATE.

Mais pourquoi ne fait-on point d’expériences ? Se croirois que le monde devroit avoir une vieillesse plus sage, et plus réglée que n’a été sa jeunesse.

MONTAIGNE.

Les hommes de tous les siècles ont les mêmes penchans, sur lesquels la raison n’a aucun pouvoir. Ainsi, partout où il y a des hommes, il y a des sottises, et les mêmes sottises.

SOCRATE.

Et, sur ce pied-là, comment voudriez-vous que les siècles de l’antiquité eussent mieux valu que le siècle d’aujourd’hui ?

MONTAIGNE.

Ah ! Socrate, je savois bien que vous aviez une manière particulière de raisonner, et d’envelopper si adroitement ceux à qui vous aviez affaire dans les argumens dont ils ne prévoyoient pas la conclusion, que vous les ameniez où il vous plaisoit. J’avoue que me voilà amené à une proposition toute contraire à celle que j’avançois ; cependant je ne saurois encore me rendre. Il est sûr qu’il ne se trouve plus de ces âmes vigoureuses et roides de l’antiquité, des Aristides, des Phocions, des Périclès, ni enfin des Socrates.

SOCRATE.

À quoi tient-il ? Est-ce que la nature s’est épuisée, et qu’elle n’a plus la force de produire ces grandes âmes ? Et pourquoi ne seroit-elle encore épuisée en rien, hormis ces hommes raisonnables ? Aucun de ses ouvrages n’a encore dégénéré ; pourquoi n’y auroit-il que les hommes qui dégénérassent ?

MONTAIGNE.

C’est un point de fait ; ils dégénèrent. Il semble que la nature nous ait autrefois montré quelques échantillons de grands hommes, pour nous persuader qu’elle en auroit su faire si elle avoit voulu, et qu’ensuite elle ait fait tout le reste avec assez de négligence.

SOCRATE.

Prenez garde à une chose. L’antiquité est un objet d’une espèce particulière ; l’éloignemerit le grossit. Si vous eussiez connu Aristide, Phocion, Périclès et moi, puisque vous voulez me mettre de ce nombre, vous eussiez trouvé dans votre siècle des gens qui nous ressembloient. Ce qui fait d’ordinaire qu’on est si prévenu pour l’antiquité, c’est qu’on a du chagrin contre son siècle, et l’antiquité en profite. On met les anciens bien haut, pour abaisser ses contemporains. Quand nous vivions, nous estimions nos ancêtres plus qu’ils ne méritoient, et, à présent, notre postérité nous estime plus que nous ne méritons ; mais, et nos ancêtres, et nous, et notre postérité, tout cela est bien égal, et je crois que le spectacle du monde seroit bien ennuyeux pour qui le regarderoit d’un certain œil, car c’est toujours la même chose.

MONTAIGNE.

J’aurois cru que tout étoit en mouvement, que tout changeoit, et que les siècles différens avoient leurs différens caractères comme les hommes. En effet ne voit-on pas des siècles savans et d’autres qui sont ignorans ? N’en voit-on pas de naïfs et d’autres qui sont plus raffinés ? N’en voit-on pas de sérieux et de badins, de polis et de grossiers ?

SOCRATE.

Il est vrai.

MONTAIGNE.

Et pourquoi donc n’y auroit-il pas des siècles plus vertueux et d’autres plus méchans ?

SOCRATE.

Ce n’est pas une conséquence. Les habits changent, mais ce n’est pas à dire que la figure des corps change aussi. La politesse ou la grossièreté, la science ou l’ignorance, le plus ou le moins d’une certaine naïveté, le génie sérieux ou badin, ce ne sont là que le dehors de l’homme, et tout cela change ; mais le cœur ne change point, et tout l’homme est dans le cœur. On est ignorant dans un siècle, mais la mode d’être savant peut venir ; on est intéressé, mais la mode d’être désintéressé ne viendra point. Sur ce nombre prodigieux d’hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être fait deux ou trois douzaines de raisonnables, qu’il faut qu’elle répande par toute la terre, et vous jugez bien qu’ils ne se trouvent nulle part en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture.

MONTAIGNE.

Cette distribution d’hommes raisonnables se fait-elle également ? Il pourroit bien y avoir des siècles mieux partagés les uns que les autres.

SOCRATE.

La nature agit toujours avec beaucoup de règle, mais nous ne jugeons pas comme elle agit.

(Dialogues des morts).
Vauban

Il étoit à Namur au commencement de l’année 1703, et il y donnoit des ordres à des réparations nécessaires, lorsqu’il apprit que le Roi l’avoit honoré du bâton de maréchal de France. Il s’étoit opposé lui-même, quelque temps auparavant, à cette suprême élévation que le Roi lui avoit annoncée ; il avoit représenté qu’elle empêcheroit qu’on ne l’employât avec des généraux du même rang, et feroit naître des embarras contraires au bien du service. Il aimoit mieux être plus utile et moins récompensé ; et pour suivre son goût, il n’auroit fallu payer ses premiers travaux que par d’autres encore plus nécessaires. Le titre de maréchal de France produisit les inconvéniens qu’il avoit prévus ; il demeura deux ans inutile. Je l’ai entendu souvent s’en plaindre ; il protestoit que pour l’intérêt du Roi il auroit foulé aux pieds la dignité avec joie. Il l’auroit fait, et jamais il ne l’eût si bien méritée, jamais même il n’en eût si bien soutenu le véritable éclat.

Il se consoloit avec ses savantes Oisivetés 484. Il n’épargnoit aucune dépense pour amasser la quantité infinie d’Instructions et de Mémoires dont il avoit besoin, et il occupait sans cesse un grand nombre de secrétaires, de dessinateurs, de calculateurs et de copistes. Il donna au Roi, en 1704, un gros manuscrit qui contenoit tout ce qu’il y a de plus fin et de plus secret dans la conduite de l’attaque des places ; présent le plus noble qu’un sujet puisse jamais faire à son maître, et que le maître ne pouvoit recevoir que de ce seul sujet…

Jamais les traits de la simple nature n’ont été mieux marqués qu’en lui, ni plus exempts de tout mélange étranger. Un sens droit et étendu qui s’attachoit au vrai par une espèce de sympathie, et sentoit le faux sans le discuter, lui épargnoit les longs cireuits par où les autres marchent ; et d’ailleurs sa vertu étoit en quelque sorte un instinct heureux, si prompt qu’il prévenoit sa raison. Il méprisoit cette politesse superficielle dont le monde se contente, et qui couvre souvent tant de barbarie ; mais sa bonté, son humanité, sa libéralité lui composoient une autre politesse plus rare, qui étoit toute dans son cœur. Il seyoit bien à tant de vertu de négliger des dehors qui, à la vérité, lui appartiennent naturellement, mais que le vice emprunte avec trop de facilité. Souvent M. le maréchal de Vauban a secouru de sommes assez considérables des officiers qui n’étoient pas en état de soutenir le service ; et, quand on venoit à le savoir, il disoit qu’il prétendoit leur restituer ce qu’il recevoit de trop des bienfaits du Roi. Il en a été comblé pendant tout le cours d’une longue vie, et il a eu la gloire de ne laisser en mourant qu’une fortune médiocre. Il étoit passionnément attaché au Roi, sujet plein d’une fidélité ardente et zélée, et nullement courtisan ; il auroit infiniment mieux aimé servir que plaire. Personne n’a été si souvent que lui, ni avec tant de courage, l’introducteur de la vérité ; il avoit pour elle une passion presque imprudente, et incapable de ménagement. Ses mœurs ont tenu bon contre les dignités les plus brillantes, et n’ont pas même combattu. En un mot, c’étoit un Romain qu’il sembloit que notre siècle eût dérobé aux plus heureux temps de la République.

(Éloge de Vauban.)
Newton485

Après avoir établi que la théorie de l’attraction de Newton détruit celle des tourbillons de Descartes, Fontenelle ajoute :

Les deux grands hommes qui se trouvent dans une si grande opposition ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies de premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits et pour fonder des empires. Tous deux géomètres excellens ont vu la nécessité de transporter la géométrie dans la physique. Tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu’ils ne tenoient presque que de leurs propres lumières. Mais l’un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes par quelques idées claires et fondamentales, pour n’avoir plus qu’à descendre aux phénomènes de la nature comme à des conséquences nécessaires. L’autre, plus timide ou plus modeste, a commencé sa marche par s’appuyer sur les phénomènes pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre, quels que les pût donner l’enchaînement des conséquences. L’un part de ce qu’il entend nettement pour trouver la cause de ce qu’il voit ; l’autre part de ce qu’il voit pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évidens de l’un ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu’ils sont ; les phénomènes ne conduisent pas toujours l’autre à des principes assez évidens. Les bornes qui dans ces deux routes contraires ont pu arrêter deux hommes de cette espèce, ce ne sont pas les bornes de leur esprit, mais celles de l’esprit humain…

La santé de M. Newton fut toujours ferme et égale jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, circonstance très-essentielle du rare bonheur dont il a joui. M. Newton ne souffrit beaucoup que dans les derniers vingt jours de sa vie. Dans des accès de douleur si violens que les gouttes de sueur lui en couloient sur le visage, il ne poussa jamais un cri, ni ne donna aucun signe d’impatience, et dès qu’il avoit quelques momens de relâche, il sourioit et parloit avec sa gaieté ordinaire. Jusque-là, il avoit toujours lu, ou écrit plusieurs heures par jour. Il lut les gazettes le samedi 18 mars, au matin, et parla longtemps avec le docteur Mead, médecin célèbre ; il possédoit parfaitement tous ses sens et tout son esprit ; mais le soir il perdit absolument la connoissance, et ne la reprit plus, comme si les facultés de son âme n’avoient été sujettes qu’à s’éteindre absolument, et non pas à s’affoiblir. Il mourut le lundi suivant 20 mars, âgé de quatre-vingt-cinq ans.

Il avoit la taille médiocre, avec un peu d’embonpoint dans ses dernières années, l’œil fort vif et fort perçant, la physionomie agréable et vénérable en même temps, principalement quand il ôtoit sa perruque et laissoit voir une chevelure toute blanche, épaisse et bien fournie. Il ne se servit jamais de lunettes, et ne perdit qu’une seule dent pendant toute sa vie. Son nom doit justifier ces petits détails.

Il étoit né fort doux et avec un grand amour pour la tranquillité. Il auroit mieux aimé être inconnu que de voir le calme de sa vie troublé par ces orages littéraires, que l’esprit et la science attirent à ceux qui s’élèvent trop. On voit par une de ses lettres du Commercium epistolicum que, son Traité d’Optique étant prêt à imprimer, des objections prématurées qui s’élevèrent lui firent abandonner alors ce dessein. « Je me reprochois, dit-il, mon imprudence de perdre une chose aussi réelle que le repos, pour courir après une ombre. » Mais cette ombre ne lui a pas éehappé tout de suite, il ne lui en a pas coûté son repos qu’il estimoit tant, et elle a eu pour lui autant de réalité que ce repos même.

Un caractère doux promet naturellement de la modestie, et on atteste que la sienne s’est toujours conservée sans altération, quoique tout le monde fût conjuré contre elle. Il ne parloit jamais ou de lui ou des autres ; il n’agissoit jamais d’une manière à faire soupçonner aux observateurs les plus malins le moindre sentiment de vanité. Il est vrai qu’on lui épargnoit assez le soin de se faire valoir ; mais combien d’autres n’auroient pas laissé de prendre encore un soin dont ou se charge si volontiers, et dont il est si difficile de se reposer sur personne ! combien de grands hommes généralement applaudis ont gâté le concert de leurs louanges en y mêlant leurs voix !

Il étoit simple, affable, toujours de niveau avec tout le monde. Les génies de premier ordre ne méprisent point ce qui est au-dessous d’eux, tandis que les autres méprisent même ce qui est au dessus. Il ne se croyoit dispensé, ni par son mérite ni par sa réputation, d’aucun des devoirs du commerce ordinaire de la vie ; nulle singularité ni naturelle ni affectée : il savoit n’être, dès qu’il le falloit, qu’un homme du commun.

Quoiqu’il fût attaché à l’Église anglicane, il n’eût pas per sécuté les non-conformistes pour les y ramener. Il jugeoit les hommes par les mœurs, et les vrais non-conformistes étoient pour lui les vicieux et les méchans. Ce n’est pas cependant qu’il s’en tînt à la religion naturelle ; il étoit persuadé de la révélation, et parmi les livres de toute espèce qu’il avoit sans cesse entre les mains celui qu’il lisoit le plus assidument étoit la Bible.

(Éloge de Newton.)

Saint-Simon (1675-1755)

Notice

Saint-Simon (le duc Louis de), fils d’un favori de Louis XIII, fil seul de Louis XIV, servit sous le maréchal de Lorge, son beau-père, quitta le service en 1702, s’employa ardemment, par hostilité contre les princes légitimés, à faire donner la Régence au duc d’Orléans, qui l’introduisit au conseil (1715), fut ambassadeur en Espagne (1721), et se retira dans ses terres en 1726. Il conçut dès l’âge de dix-neuf ans, et commença à l’armée à exécuter le projet d écrire tout ce qu’il verrait : il le poursuivit pendant soixante ans, les veux et les oreilles toujours ouverts. De là ces mémoires, « écrits à la diable pour l’immortalité », dit Chateaubriand, consultés aux archives des affaires étrangères par bon nombre d’historiens et d’érudits du xviiie  siècle, et publiés pour la première fois en 1829. — Entêté d’orgueil nobiliaire, Saint-Simon est passionné, souvent injuste, toujours sincère, jusqu’à se faire honte à l’occasion de ses regrets ou de ses joies, et à le dire. Son style incorrect, heurté, enchevêtré parfois, mais tout de fougue, de feu, tout en couleur et en relief, est à lui, hardi, personnel, trouvé, créé. Il voit toute scène avec une étendue prodigieuse de regard, il lit sur toute physionomie avec une profondeur de pénétration impitoyable, et ce qu’il a vu et lu sort palpitant de sa plume et se grave sur le papier. Ses tableaux et ses innombrables portraits sont la vie même.

Une édition magistrale est commencée dans la Collection des grands écrivains de la France (Hachette et Cie), par M. de Boislisle.

Mort du « Grand Dauphin ». Tableau de la cour486

L’agonie sans connoissance dura près d’une heure depuis que le roi fut dans le cabinet. Mme la princesse de Conti se partageoit entre les soins du mourant et ceux du roi, près duquel elle revenoit souvent, tandis que la Faculté confondue, les valets éperdus, les courtisans bourdonnant se poussoient les uns les autres et cheminoient sans cesse sans presque changer de lieu. Enfin le moment fatal arriva : Fagon sortit qui le laissa entendre.

Le roi, fort affligé, maltraita un peu ce premier médecin, puis sortit emmené par Mme de Maintenon et par les deux princesses. L’appartement étoit de plain-pied à la cour ; et comme il se présenta pour monter en carrosse, il trouva devant lui la berline de Monseigneur. Il fit signe de la main qu’on lui amenât un autre carrosse, par la peine que lui faisoit celui-là. Une foule d’officiers de Monseigneur se jetèrent à genoux tout du long de la cour, des deux côtés sur le passage du roi, lui criant, avec des hurlemens étranges, d’avoir compassion d’eux, qui avoient tout perdu et qui mouroient de faim.

Tandis que Meudon étoit rempli d’horreur, tout étoit tranquille à Versailles, sans en avoir le moindre soupçon. Nous avions soupé. La compagnie, quelque temps après, s’étoit retirée, et je causois avec Mme de Saint-Simon, lorsqu’un ancien valet de chambre, à qui elle avoit donné une charge de garçon de la chambre de Mme la duchesse de Berry, et qui servoit à table, entra tout effarouché. Il nous dit qu’il falloit qu’il y eût de mauvaises nouvelles de Meudon ; que Mgr le duc de Bourgogne venoit d’envoyer parler à l’oreille à M. le duc de Berry, à qui les yeux avoient rougi à l’instant ; qu’aussitôt il étoit sorti de table ; que, sur un second message fort prompt, la table où la compagnie étoit restée s’étoit levée avec précipitation, et qué tout le monde étoit passé dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrême. Je courus chez Mme la duchesse de Berry aussitôt ; il n’y avoit plus personne ; ils étoient tous allés chez Mme la duchesse de Bourgogne ; j’y poussai tout de suite.

J’y trouvai tout Versailles rassemblé, ou y arrivant, toutes les dames en déshabillé, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. J’appris que Monseigneur avoit reçu l’extrême-onction, qu’il étoit sans connoissance et hors de toute espérance, et que le roi avoit mandé à Mme la duchesse de Bourgogne qu’il s’en alloit à Marly, et de le venir attendre dans l’avenue entre les deux écuries, pour le voir en passant.

Le spectacle attira toute l’attention que j’y pus donner parmi les divers mouvemens de mon âme, et ce qui tout à la fois se présenta à mon esprit. Les deux princes et les deux princesses étoient dans le petit cabinet derrière la ruelle du lit. La toilette pour le coucher étoit à l’ordinaire dans la chambre de Mme la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la cour en confusion. Elle alloit et venoit du cabinet dans la chambre, en attendant le moment d’aller au passage du roi ; et son maintien, toujours avec ses mêmes grâces, étoit un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun sembloit prendre pour douleur. Elle disoit ou répondoit en passant devant les uns et les autres quelques mots rares. Tous les assistans étoient des personnages vraiment expressifs ; il ne falloit qu’avoir des yeux, sans aucune connoissance de la cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux qui n’étoient de rien : ceux-ci tranquilles à eux-mêmes, les autres pénétrés de douleur ou de gravité et d’attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élargissement et leur joie.

Mon premier mouvement fut de m’informer à plus d’une fois, de ne croire qu’à peine au spectacle et aux paroles, ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d’alarme, enfin de retour sur moi-même par la considération de la misère commune à tous les hommes, et que moi-même je me trouverois un jour aux portes de la mort. La joie néanmoins perçoit à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayois de me rappeler. Ma délivrance particulière me sembloit si grande et si inespérée, qu’il me sembloit, avec une évidence encore plus parfaite que la vérité, que l’État gagnoit tout en une telle perte. Parmi ces pensées, je sentois malgré moi un reste de crainte que le malade n’en réchappât, et j en avois une extrême honte.

Enfoncé de la sorte en moi-même, je ne laissai pas de percer de mes regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement, d’y délecter ma curiosité, d’y nourrir les idées que je m’étois formées de chaque personnage, qui ne m’ont jamais guère trompé, et de tirer de justes conjectures de la vérité de ces premiers élans dont on est si rarement maître, et qui par là, à qui connoît la carte et les gens, deviennent des indications sûres des liaisons et des sentimens les moins visibles en tous autres temps rassis.

Je vis arriver Mme la duchesse d’Orléans, dont la contenance majestueuse et compassée ne disoit rien. Elle entra dans le petit cabinet, d’où bientôt après elle sortit avec M. le duc d’Orléans, duquel l’activité et l’air turbulent marquoient plus l’émotion du spectacle que de tout autre sentiment. Quelques momens après, je vis de loin, vers la porte du petit cabinet, Mgr le duc de Bourgogne avec un air fort ému et peiné ; mais le coup d’œil que j’assénai vivement sur lui ne m’y rendit rien de tendre, et ne me rendit que l’occupation profonde d’un esprit saisi.

Valets et femmes de chambre crioient déjà indiscrètement, et leur douleur prouva bien tout ce que cette espèce de gens alloit perdre. Vers minuit et demi, on eut des nouvelles du roi ; et aussitôt je vis Mme la duchesse de Bourgogne sortir du petit cabinet avec Mgr le duc de Bourgogne, l’air alors plus touché qu’il ne m’avoit paru la première fois, et qui rentra aussitôt dans le cabinet. La princesse prit à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et d’un air délibéré traversa la chambre, les yeux à peine mouillés, mais trahie par de curieux regards lancés de part et d’autre à la dérobée, et suivie seulement de ses dames, gagna son carrosse par le grand escalier.

Comme elle sortoit de sa chambre, je pris mon temps pour aller chez Mme la duchesse d’Orléans avec qui je grillois d’être. Entrant chez elle j’appris qu’ils étoient chez Madame. Je passai jusque-là à travers leurs appartemens. Je trouvai Mme la duchesse d’Orléans qui retournoit chez elle et qui, d’un air fort sérieux, me dit de revenir avec elle. M. le duc d’Orléans étoit demeuré. Elle s’assit dans sa chambre, et auprès d’elle la duchesse de Villeroy, la maréchale de Rochefort et cinq ou six dames familières. Je petillois cependant de tant de compagnie. Mme la duchesse d’Orléans, qui n’en étoit pas moins importunée, prit une bougie et passa derrière sa chambre. J’allai dire un mot à l’oreille à la duchesse de Villeroy ; elle et moi pensions de même sur l’évènement pré sent. Elle me poussa et me dit tout bas de me bien contenir. J’étouffois de silence parmi les plaintes et les surprises narratives de ces dames, lorsque M. le duc d’Orléans parut à la porte du cabinet et m’appela.

Je le suivis dans son arrière-cabinet en bas sur la galerie, lui près de se trouver mal, et moi les jambes tremblantes de tout ce qui se passoit sous mes yeux et au dedans de moi. Nous nous assîmes par hasard vis-à-vis l’un de l’autre : mais quel fut mon étonnement lorsque incontinent après je vis les larmes lui tomber des yeux : « Monsieur ! » m’écriai-je. en me levant dans l’excès de ma surprise. Il me comprit aussitôt, et me répondit d’une voix coupée et pleurant véritablement : « Vous avez raison d’être surpris, et je le suis moi-même ; mais le spectacle me touche. C’est un bon homme, avec qui j’ai passé ma vie ; il m’a bien traité et avec amitié tant qu’on l’a laissé faire et qu’il a agi de lui-même. Je sens bien que l’affliction ne peut pas être longue ; mais ce sera dans quelques jours que je trouverai tous les motifs de me consoler dans l’état où l’on m’avoit mis avec lui ; mais présentement le sang, la proximité, l’humanité, tout touche, et les entrailles s’émeuvent. » Je louai ce sentiment, mais j’en avouai mon extrême surprise, par la façon dont il étoit avec Monseigneur. Il se leva, se mit la tête dans un coin, le nez dedans, et pleura amèrement à sanglots…

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[Le duc de Beauvilliers arrive et trouve rassemblés dans un cabinet étroit le duc et la duchesse de Bourgogne, le duc et la duchesse de Berry].

Le duc de Beauvilliers, qui les vit étouffer dans ce petit lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sépare de la galerie. On y ouvrit les fenêtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse à son côté, s’assirent sur un même canapé près des fenêtres, le dos à la galerie ; tout le monde épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familières par terre aux pieds ou proche du canapé des princes.

Là, dans la chambre et par tout l’appartement, on lisoit apertement sur les visages. Monseigneur n’étoit plus ; on le savoit, on le disoit, nulle contrainte ne retenoit plus à son égard, et ces premiers momens étoient ceux des premiers mouvemens peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l’agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.

Les premières pièces offroient les mugissemens contenus des valets, désespérés de la perte d’un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d’un autre qu’ils ne prévoyaient qu’avec transissement, et qui par celle-ci devenoit la leur propre. Parmi eux se remarquoient d’autres des plus éveillés de gens principaux de la cour, qui étoient accourus aux nouvelles, et qui montraient bien, à leur air, de quelle boutique ils étoient balayeurs.

Plus avant commençoit la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiroient leurs soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louoient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignoient le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considérables, s’inquiétoient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissoient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D’autres, vraiment affligés et de cabale frappée487, pleuroient amèrement, ou se contenoient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditoient profondément aux suites d’un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d’affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvemens de mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière ; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avoient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir et l’importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardoiént cet événement comme favorable avoient beau pousser la gravité jusqu’au maintien chagrin et austère, le tout n’étoit qu’un voile clair, qui n’empêchoit pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenoient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l’opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvemens ; mais leurs yeux suppléoient au peu d’agitation de leur corps. Des changemens de posture, comme des gens peu assis ou mal deboit, un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidens momentanés qui arrivoient de ces rencontres ; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer ; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux les distinguoient malgré qu’ils en eussent.

Les deux princes et les deux princesses assises à leurs côtés prenant soin d’eux étoient les plus exposés à la pleine vue. Mgr le duc de Bourgogne pleuroit d’attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry, tout d’aussi bonne foi en versoit en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paroissoit grande ; et poussoit non des sanglots, mais des cris, mais des hurlemens. Il se taisoit parfois, mais de suffocation, puis éclatoit, mais avec un tel bruit, qui sembloit tellement la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclatoient aussi à ces redoublemens si douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Cela fut au point qu’il fallut le déshabiller là même, et se précautionner de remèdes et de gens de la Faculté. Mme la duchesse de Berry étoit hors d’elle ; le désespoir le plus amer étoit peint avec horreur sur son visage. On y voyoit écrite une rage de douleur, non d’amitié, mais d’intérêt ; des intervalles secs, mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montroient une amertume d’âme extrême, fruit de la méditation profonde qui venoit de précéder. Souvent réveillée par les cris de son époux, prompte à le secourir, à le soutenir, à l’embrasser, à lui présenter quelque chose à sentir, on voyoit un soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde en elle-même, puis un torrent de larmes qui lui aidoient à suffoquer ses cris. Mme la duchesse de Bourgogne consoloit aussi son époux, et y avoit moins de peine qu’à acquérir le besoin d’être elle-même consolée ; à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyoit bien qu’elle faisoit de son mieux pour s’acquitter d’un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le fréquent moucher répondoit aux cris du prince son beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, foumissoient à l’art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d’œil fréquemment dérobé se promenoit sur l’assistance et sur la contenance de chacun.

Le duc de Beauvilliers, debout auprès d’eux, l’air tranquille et froid, comme à chose non avenue ou à spectacle ordinaire, donnoit ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu’il étoit besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses ; vous l’auriez cru au lever ou au petit couvert servant à l’ordinaire. Ce phlegme dura sans la moindre altération, également éloigné d’être aise par religion, et de cacher aussi le peu d’affliction qu’il ressentoit, pour conserver toujours la vérité.

Madame, rhabillée en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le château d’un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d’une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarade.

Mme la duchesse d’Orléans s’étoit éloignée des princes, et s’étoit assise le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dame ». Tout étant fort silencieux autour d’elles, ces dames peu à peu se retirèrent d’auprès d’elle, et lui firent grand plaisir. Il ne resta que la duchesse Sforze, la duchesse de Villeroy, madame de Castries, sa dame d’atours, et madame de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s’approchèrent en un tas, tout le long d’un lit de veille à pavillon et le joignant ; et comme elles étoient toutes affectées de même à l’égard de l’événement qui rassembloit là tant de monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.

Dans la galerie et dans ce salon, il y avoit plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchoient des Suisses de l’appartement et des frotteurs, et ils y avoient été mis à l’ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, Mme de Castries, qui touchoit au lit, le sentit remuer et en fut fort effrayée, car elle l’étoit de tout quoique avec beaucoup d’esprit. Un moment après, elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très-long à reconnoître son monde qu’il regardoit fixement l’un après l’autre, et qui, enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s’étoit apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avoit assez profondément dormi depuis pour ne s’être réveillé qu’alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelques dames de là autour, et fit quelque peur à Mme la duchesse d’Orléans et à ce qui causoit avec elle d’avoir été entendues. Mais, réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassura.

La duchesse de Villeroy, qui ne faisoit presque que les joindre, s’étoit fourrée un peu auparavant dans le petit cabinet avec la comtesse de Roucy et quelques dames du palais, dont madame de Lévi n’avoit osé approcher, pensant trop conformément à la duchesse de Villeroy. Elles y étoient quand j’arrivai.

Je voulois douter encore, quoique tout me montrât ce qui étoit ; mais je ne pus me résoudre à m’abandonner à le croire que le mot ne m’en fût prononcé par quelqu’un à qui on pût ajouter foi. Le hasard me lit rencontrer M. d’O, à qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n’en être pas bien aise. Je ne sais pas trop si je réussis bien ; mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n’émoussèrent ma curiosité, et qu’en prenant bien garde à conserver toute bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux. Je me contraignis moins qu’avant le passage du roi pour Marly de considérer plus librement toute cette nombreuse compagnie et de la percer de mes regards à la dérobée.

Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d’une cour, les premiers spectacles d’événemens rares de cette nature, si intéressante à tant de divers égards, sont d’une satisfaction extrême. Chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs employés à l’avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales ; les adresses à se maintenir et à en écarter d’autres, les moyens de toute espèce mis en œuvre pour cela : les liaisons plus ou moins avancées, les éloignemens, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manéges, les avancemens, les petitesses, les bassesses de chacun ; le déconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances ; la stupeur de ceux qui en jouissoient en plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée ; la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien, la satisfaction extrême et inespérée de ceux-là (et j’en étois des plus avant), la rage qu’en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à le cacher. La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’étonnement de ne pas trouver ce qu’on avoit cru de quelques-uns, faute de cœur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on n’avoit pensé, tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes, forme un plaisir à qui sait le prendre, qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.

Je m’arrêtai donc à considérer le spectacle de ce vaste et tumultueux appartement. Cette sorte de désordre dura bien une heure. À la fin, M. le duc de Beauvilliers s’avisa qu’il étoit temps de délivrer les deux princes d’un si fâcheux public. Il leur proposa qu’ils se retirassent dans leur appartement. Cet avis fut aussitôt embrassé…

Mme de Saint-Simon et moi, au sortir de chez M. le duc et Mme la duchesse de Berry, nous fûmes encore deux heures ensemble. La raison plutôt que le besoin nous fit coucher, mais avec si peu de sommeil qu’à sept heueres du matin j’étois debout ; mais, il faut l’avouer, de telles insomnies sont douces, et de tels réveils savoureux.

L’horreur régnoit à Meudon. Dès que le roi en fut parti, tout ce qu’il y avoit de gens de la cour le suivirent et s’entassèrent dans ce qui se trouva de carrosses. En un instant Meudon se trouva vide… Cette foule de bas officiers de Monseigneur et bien d’autres errèrent toute la nuit dans les jardins. Plusieurs courtisans étoient partis épars à pied. La dissipation fut entière et la dispersion générale. Un ou deux valets au plus demeurèrent auprès du corps ; et, ce qui est très-digne de louange, La Vallière fut le seul des courtisans qui, ne l’ayant bien abandonné pendant sa vie, ne l’abandonna point après sa mort. Il eut peine à trouver quelqu’un pour aller trouver des capucins pour venir prier Dieu auprès du corps.

(Mémoires, tome VIII, éd. Chéruel, 1873 ; chap. 12 et 13, passim).
Lit de justice488 du 26 août 1718

Ce fut là où je savourai, avec tous les délices qu’on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes qui osent nous refuser le salut, prosternés à genoux et rendant à nos pieds un hommage au trône, tandis qu’assis et couverts sur les hauts sièges aux côtés du même trône, ces situations et ces postures si grandement disproportionnées plaident seules avec tout le perçant de l’évidence la cause de ceux qui véritablement et d’effet sont laterales regis, contre ce vas electum du tiers-État. Mes yeux fichés, colles sur ces bourgeois superbes, parcouroient tout ne grand banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée qui ne finissoit que par le commandement du roi par la bouche du garde des sceaux, vil petit gris qui voudroit contrefaire l’hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds…

La remontrance finie, le garde des sceaux monta au roi, puis sans reprendre aucun avis, se remit en place, jeta les yeux sur le premier président et prononça : Le Roi veut être obéi et obéi sur le-champ. Ce grand mot fut un coup de foudre qui atterra président et conseillers. Tous baissèrent la tête, et la plupart furent longtemps sans la relever.

Enfin le garde des sceaux ouvrit la bouche, et dès la première période il annonça la chute d’un des frères489 et la conservation de l’autre490. L’effet de cette période sur tous les visages fut inexprimable. Le premier président perdit toute contenance, son visage si suffisant et si audacieux fut saisi d’un mouvement convulsif, l’excès seul de sa rage le préserva de l’évanouissement. Ce fut bien pis à la lecture de la déclaration. L’attention étoit générale, tenoit chacun immobile pour n’en pas perdre un mot, et les yeux sur le greffier qui lisoit. Vers le tiers de cette lecture, le premier président, grinçant le peu de dents qui lui restoient, se laissa tomber le front sur son bâton, qu’il tenoit à deux mains, et, en cette singulière posture, acheva d’entendre cette lecture si accablante pour lui, si résurrective pour nous.

Moi cependant je mourois de joie ; j’en étois à craindre la défaillance ; mon cœur, dilaté à l’excès, ne trouvoit plus d’espace à s’étendre. La violence que je me faisois pour ne rien laisser échapper étoit infinie, et néanmoins ce tourment étoit délicieux. Je triomphois, je me vengeois, je nageois dans ma vengeance, je jouissois du plein accomplissement des désirs les plus véhémens et tes plus continus de toute ma vie. J’étois tenté de ne me plus soucier de rien, toutefois je ne laissois pas d’entendre celle vivifiante lecture dont tous les mots résonnoient sur mon coeur, comme l’archet sur un instrument, et d’examiner en même temps les impressions différentes qu’elle faisoit sur chacun. Au premier mot que le garde des sceaux dit de cette affaire, les yeux des deux évêques pairs rencontrèrent les miens. Jamais je n’ai vu surprise pareille à la leur. J’avalai par les yeux un délicieux trait de leur joie, et je détournai les miens des leurs, de peur de succomber à ce surcroît, et je n’osai plus les regarder…

Pendant l’enregistrement, je promenois mes yeux doucement de toutes parts, et, si je les contraignis avec constance, je ne pus résister à la tentation de m’en dédommager sur le premier président : je l’accablai donc à cent reprises dans la séance de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. L’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe, lui furent lancés de mes yeux jusqu’en ses moëlles ; souvent il baissoit la vue quand il attrapoit mes regards. Uue fois ou ou deux il fixa le sien sur moi, et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignois dans sa rage, et je me délectois à le lui faire sentir. Je me jouois de lui quelquefois avec mes deux voisins, le leur montrant d’un clin d œil, quand il pouvoil s’en apercevoir ; en un mot je m’espaçai sur lui sans ménagement aucun autant qu’il me fut possible.

(Ibid., t. XVI, chap. 2.)
Esquisse : Madame de Montchevreuil

Montchevreuil était un fort honnête homme, modeste, brave, mais des plus épais. Sa femme qui était Boucher-d’Orsay, étoit une grande créature, maigre, jaune, qui rioit niais, et montroit de longues et vilaines dents, dévote à outrance, d’un maintien composé, et à qui il ne manquoit que la baguette pour être une parfaite fée. Sans aucun esprit, elle avoit tellement captivé madame de Maintenon qu’elle ne voyoit que par ses yeux, et ses yeux ne voyoient jamais que des apparences et la laissoient la dupe de tout. Elle étoit pourtant la surveillante de toutes les femmes de la cour, et de son témoignage dépendoiont les distinctions ou les dégoûts et souvent par enchaînement les fortunes. Tout, jusqu’aux miuistres, jusqu’aux filles du roi, trembloit devant elle ; on ne l’approchoit que difficilement, un sourire d’elle étoit une faveur qui se comptoit pour beaucoup. Le roi avoit pour elle une considération la plus marquée. Elle étoit de tous les mariages et toujours avec madame de Maintenon.

(Ibid., t. I, chap. 4.)
Portrait : Fénelon491

Ce prélat étoit un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortoient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vue qui y ressemblât, et qui ne se pouvoit oublier quand on ne l’auroit vue qu’une fois. Elle rassembloit tout, et les contraires ne s’y combattoient point. Elle avoit de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentoit également le docteur, l’evêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageoit, ainsi que dans toute sa personne, c’étoit la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il falloit effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlans, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l’harmonie qui frappoit dans l’original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassembloit. Ses manières y répondoient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnoit aux autres et cet air et ce bon goût qu’on ne tient que de l’usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvoit répandu de soi-même dans toutes ses conversations ; avec cela, une éloquence naturelle, douce, fleurie ; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée ; une élocution facile, nette, agréable ; un air de clarté et de netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures : avec cela, un homme qui ne vouloit jamais avoir plus d’esprit que ceux à qui il parloit492, qui se mettoit à la portée de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettoit à l’aise et qui sembloit enchanté ; de façon qu’on ne pouvoit le quitter, ni s’en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C’est ce talent si rare, et qu’il avoit au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissoit pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l’espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie. C’est aussi par cette autorité de prophète qu’il s’étoit acquise sur les siens, qu’il s’étoit accoutumé à une domination qui, dans sa douceur, ne vouloit point de résistance. Aussi n’auroit-il pas longtemps souffert de compagnon ; s’il fût revenu à la cour et entré dans le conseil, qui fut toujours son grand but ; et, une fois ancré et hors des besoins des autres, il eût été bien dangereux non-seulement de lui résister, mais de n’être pas toujours pour lui dans la souplesse et dans l’admiration…

Cambrai est un lieu de grand abord et de grand passage ; rien d’égal à la politesse, au discernement, à l’agrément avec lesquels il recevoit tout le monde. Dans les premières années on l’évitoit ; il ne couroit après personne ; peu à peu les charmes de ses manières lui rapprochèrent un certain gros. À la faveur de cette petite multitude, plusieurs de ceux que la crainte avoit écartés, mais qui désiroient aussi jeter des semences pour d’autres temps, furent bien aises des occasions de passer à Cambrai. De l’un à l’autre tous y coururent.

(Ibid., t. 3, chap. XI.)

Déjà en 1711, à l’époque de la mort du duc de Bourgogne, Saint-Simon avait écrit :

Confiné depuis douze ans dans son diocèse, ce prélat y vieillissoit sous le poids inutile de ses espérances, toujours odieux au roi, à qui personne n’osoit prononcer son nom, même en choses indifférentes, plus odieux à Mme de Mainte non, parce qu’elle l’avoit perdu…

Sa passion étoit de plaire, et il avoit autant de soin de captiver les valets que les maîtres, et les plus petites gens que les personnages. Il avoit pour cela des talens faits exprès, une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui couloient de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable, dont il tenoit pour ainsi dire le robinet, pour en verser la qualité et la quantité exactement convenables à chaque chose et à chaque personne. Il se proportionnoit et se faisoit tout à tous ; une figure fort singulière, mais noble, frappante, perçante, attirante, un abord facile à tous, une conversation aisée, légère et toujours décente, un commerce enchanteur, une piété facile, égale, qui n’effarouchoit point et se faisoit respecter, une libéralité bien entendue, une magnificence qui n’insultoit point, et qui se versoit sur les officiers et les soldats, qui embrassoit une vaste hospitalité, et qui pour la table, les meubles et les équipages, demeuroit dans les justes bornes de sa place ; également officieux et modeste, secret dans ses assistances qui se pouvoient cacher et qui étoient sans nombre, leste et délié sur les autres jusqu’à devenir l’obligé de ceux à qui il les donnoit, et à le persuader ; jamais empressé, jamais de complimens, mais une politesse qui embrassoit tout, étoit toujours mesurée et proportionnée, en sorte qu’il sembloit à chacun qu’elle n’étoit que pour lui, avec cette précision dans laquelle il excelloit singulièrement. Adroit surtout dans l’art de porter tes souffrances, il en usurpoit un mérite qui donnoit tout l’éclat au sien, et qui en portoit l’admiration et le dévouement pour lui dans le cœur de tous les habitans des Pays-Bas quels qu’ils fussent, et de toutes les dominations qui les partageoient, dont il avoit l’amour et la vénération…

Parmi tant d’extérieur pour le monde, il n’en étoit pas moins appliqué à tous les devoirs d’un évêque qui n’auroit eu que son diocèse à gouverner, et qui n’en auroit été distrait par aucune autre chose. Visites d’hôpitaux, dispensation large, mais judicieuse d’aumônes, clergé, communautés, rien ne lui échappoit. Il trouvoit du temps pour tout, et n’avoit point l’air occupé. Sa maison ouverte, et sa table de même, avoit l’air de celle d’un gouverneur de Flandre, et tout à la fois d’un palais vraiment épiscopal ; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d’officiers particuliers ; sains, malades, blessés, logés, chez lui, défrayés et servis comme s’il n’y en eût eu qu’un seul ; et lui ordinairement présent aux consultations des médecins et des chirurgiens, faisant d’ailleurs, auprès des malades et des blessés, les fonctions de pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et par les hôpitaux ; et tout cela, sans, oubli, sans petitesse, et toujours prévenant, avec les mains ouvertes. Aussi étoit-il adoré de tous.

(Ibid., t. VIII, chap. 18.)

XVIIe siècle (suite).
Les groupes secondaires

Notices

Dans la littérature du xviie  siècle, une place au second rang est encore un titre d’honneur. Cette revue, nécessairement incomplète ici, ne doit oublier ni Honoré d’Urfé (1568-1625), dont l’Astrée, roman pastoral en prose et en cinq parties, fut le code de la galanterie honnête et délicate et charma le siècle tout entier, depuis Henri IV jusqu’à Fénelon ; — ni Cyrano de Bergerac (1619-1655), auteur d’un Pédant joué, dont Molière s’est souvenu dans les Fourberies de Scapin, et d’un spirituel et fantastique Voyage dans la lune et d’une Histoire des États du soleil — ni le Normand Sarrazin (1604-1654), secrétaire du prince de Conti, et fort goûté du coadjuteur (depuis cardinal de Retz), poète, bel esprit, fin critique, qui, dans son Discours sur la tragédie, « fait comprendre Aristote mieux que ses traducteurs et ses commentateurs » (M. Géruzez, Histoire de la littérature française), écrivit avec succès une Histoire du siège de Dunkerque, et se surpassa dans son Histoire de la conjuration de Waldstein ; — ni le Parisien Paul Scarron (1610-1660), dont les comédies faisaient rire, enfant, le roi qui devait plus tard épouser sa veuve, et dont le Roman comique « vivra longtemps encore par le naturel des pensées, la pureté du style, le dessin ferme et délicat des caractères, le comique des situations » (Géruzez) ; — ni Charles Perrault (1628-1703) dont le Parallèle des anciens et des modernes fut le signal d’une guerre fameuse dans les lettres, et dont les Contes sont écrits dans la meilleure langue du temps ; — ni Dufrény (1648-1721) et Dancourt (1661-1725), féconds poètes comiques en vers et en prose, pleins de naturel et de verve, qui méritent de n’être pas oubliés après Molière et Regnard : c’est au premier, esprit inventif et ingénieux, le créateur du jardin anglais en France, que Montesquieu emprunta le cadre de ses Lettres persanes.

Le médecin Guy Patin (1601-1671), le médecin des trois S, comme on l’appelait (Saignée, Son, Séné), franc Picard des environs de Beauvais, « franc parleur, franc jugeur, avide des on dit qui courent, les redisant non sans les colorer de son humeur et sans les redoubler de son accent, un anecdotier comme La Fontaine était un sablier » (Sainte-Beuve), frondeur en politique, frondeur en littérature, ennemi déclaré du Phœbus et du Balzac, mérite un souvenir dans la littérature épistolaire entre le pompeux Balzac et le spirituel Voiture qui l’ont précédé, et les chefs-d’œuvre de Mme de Sévigné et de Maintenon. Ses lettres sont pleines de naturel, de crudité, de passion, de « grossièreté quelquefois, de bon sens bien souvent, d’humeur et de sel de toute sorte » (Sainte-Beuve).

Mlle de la Vergne, depuis Mme de Lafayette (1633-1692), élève de Ménage, comme Mme de Sévigné, fut une de ces femmes spirituelles et instruites sans pédanterie qui savaient goûter Horace et Virgile. Son affection dévouée pour la jeune duchesse d’Orléans, dont elle a raconté avec simplicité et émotion les derniers moments, son amitié inaltérable pour La Rochefoucauld, la renommée de son salon qui ne fut pas atteint par la préciosité, le succès de ses romans courts et touchants de Zaïde, de la Princesse de Clèves, de la Comtesse de Montpensier, auxquels mit peut-être la main Segrais, son secrétaire, résument l’histoire de cette vie pure et de cette âme délicate.

Au milieu de tous ces gens d’esprit se signalent par un caractère très-personnel Mme de Caylus, Bussy-Rabutin et Hamilton.

Marguerite de Villette (1673-1729), devenue à treize ans, par la volonté de Mme de Maintenon, sa cousine, comtesse de Caylus, fut élevée à Saint-Cyr. Elle y joua tous les rôles d’Esther avec un charme infini. Esprit net et ferme, observateur et sensé, vif et acéré, dit Sainte-Beuve, elle a écrit de courts souvenirs (publiés par Voltaire en 1769), « œuvre d’une après-dînée », selon l’expression qu’appliquait aux siens Marguerite de Valois, où sa plume fine, légère et sûre, a semé de piquants récits et tracé des portraits achevés. Venue après les Lafayette, les Sévigné et les Maintenon, elle est « comme la dernière fleur qu’ait produite l’époque brillante de Louis XIV » (Sainte-Beuve).

Bussy-Rabutin (le comte de), 1618-1693, cousin de Mme de Sévigné, servit avec éclat pendant vingt-cinq ans ; mais il se perdit par εa malignite spirituelle, impertinente et acérée. Il chansonna Louis XIV, qui le tint dix-sept ans exilé en Bourgogne. Un style du meilleur aloi, net et brillant, et de l’esprit le plus fin, ont fait vivre ses Lettres et ses Mémoires. Il fut de l’Académie française.

Hamilton (Antoine, comte d’), 1646-1720, Anglais de race écossaise, n’a pas seulement l’esprit français, dit Sainte-Beuve, « il est cet esprit même ». Venu en France en 1648, et, pour toujours, en 1688, il fut de la cour de Jacques II, à Saint-Germain, et des salons du temps, particulièrement de celui de la duchesse du Maine, où il se lia avec Chaulieu. C’est à l’âge de soixante ans que, pour divertir le comte de Gramont, son beau-frère, qui en avait quatre-vingts, il écrivit, sous le titre de Mémoires du chevalier de Gramont, la chronique de la jeunesse du comte et des cours de France et d’Angleterre. Ce petit livre a fait oublier ses contes charmants et ses vers spirituels.

Quelques mots immortels nous permettent heureusement de mettre en tête du groupe des orateurs chrétiens un homme qui a plus agi que parlé, « le meilleur citoyen que la France ait eu », dit Maury, Vincent de Paul (1576-1660), paysan landais, canonisé en 1737. — À Jean de Lingendes (1593-1665), évêque de Sarlat, puis de Mâcon, on doit les oraisons funèbres d’Amédée, duc de Savoie (1637) et de Louis XIII. Fléchier a fait à la première, dans son oraison funèbre de Turenne, des emprunts peu déguisés. — Son cousin, le jésuite Claude de Lingendes (1591-1661), fut un sermonnaire estimé, comme un autre jésuite, Cheminais (1652-1689), qu’on appelait, dit Voltaire, « le Racine de la chaire » ; Bourdaloue en était « le Corneille ». — Ils le cèdent peut-être tous au ministre protestant Jacques Saurin (1677-1730), de Nismes, le plus éloquent des réfugiés : Maury lui a consacré un chapitre (Essai sur l’éloquence de la chaire, lxii).

Les historiens ne manquent pas. Donnons ce titre à Mme de Motteville.

Françoise Bertaut (1621-1689), nièce du poète Normand, vécut dès la jeunesse dans l’intimité d’Anne d’Autriche. Éloignée de la reine par la volonté de Richelieu, elle devint, dans son exil de Normandie, Mme de Motteville, et, après la mort du cardinal, revint, veuve à vingt ans, auprès de la reine qu’elle ne quitta plus. « Sage, discrète, régulière, d’un esprit doux et enjoué avec nuances, d’une curiosité à la fois sérieuse et amusée, d’un coup d’œil observateur ui ne cherchait pas à être perçant ni profond et qui se contentait de bien voir ce qui se faisait autour d’elle » (Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. V), elle a écrit d’un style facile, simple, quelquefois piquant, des Mémoires où le détail abonde, où les fins portraits ne manquent pas, où l’énergie perce parfois. « Les premières scènes de la Fronde sont racontées par elle de manière à ne point pâlir même à côté des récits du cardinal de Retz. »

Hardouin de Péréfixe (1605-1671), précepteur de Louis XIV en 1644, évêque de Rhodez en 1648, archevêque de Paris en 1662, après la démission du cardinal de Retz, confesseur de son ancien élève, membre de l’Académie française, publia en 1661 une Vie de Henri IV qui se lit encore avec plaisir et avec fruit.

Eudes de Mézeray (1610-1683), né à Rye, près d’Argentan, historiographe du roi, membre (1649) et secrétaire perpétuel (1675) de l’Académie française, pensionné par Richelieu, privé de sa pension par Colbert « pour avoir dit ce qu’il croyait la vérité » (Voltaire) sur l’origine de certains impôts, remonta le premier aux sources et aux documents originaux pour écrire son Histoire de France (3 vol. in-folio). Son caractère indépendant se retrouve dans la rudesse de son vieux style.

L’abbé de Saint-Réal (1639-1692), Savoisien comme Vaugelas, après avoir brillé, à côté de Saint-Évremond, dans le salon qu’ouvrit À Londres la duchesse de Mazarin, prit le petit collet et fut attaché en qualité d’historiographe à la cour du duc de Savoie. U écrivit plusieurs ouvrages d’histoire et de critique. Le style sobre et précis, les portraits serrés de son Histoire de la conjuration des Espagnols contre la république de Venise (1674), rappellent Salluste. On l’a appelé avec indulgence le Salluste français.

L’abbé Fleury (1640-1723), né et mort à Paris, sous-précepteur des fils du grand Dauphin, et plus tard confesseur de Louis XV, écrivit, d’un style simple et pur, un grand nombre d’ouvrages dont deux, les plus courts, sont classiques : Mœurs des Israélites (1681), Mœurs des Chrétiens (1682). Le plus considérable, l’Histoire ecclésiastique (elle s’arrête en 1414) fait autorité dans la science historique. Fleury y est « impartial sans froideur, sévère sans dureté, orthodoxe sans intolérance » (Géruzez).

L’abbé de Vertot (1655-1785), né dans le pays de Caux, écrivit d’un style facile, pur, et quelquefois animé, dans la retraite des cures modestes qu’il eut près de Paris et de Rouen, une Histoire des révolutions de Portugal (1689) et une Histoire des révolutions de Suède (1696), plus courtes et mieux venues que son Histoire des révolutions de la République romaine (1719), À laquelle il travailla quand ses fonctions de secrétaire de la duchesse d’Orléans, mère du Régent, le fixèrent À Paris. Un mot qu’on lui attribue, souvent répété en façon de proverbe, lui a lait tort : « Mon siège est fait », dit-il en recevant des documents qui devaient l’éclairer sur un point historique. Écrivain agréable, historien contestable.

Le Père Daniel (1649-1728), jésuite, a laissé des écrits philosophiques et théologiques. Il eût été oublié sans son Histoire de France (17 vol. in-4°), histoire purement militaire, mais bien ordonnée et bien écrite. Il était historiographe.

Cette liste ne saurait être mieux close que par un nom honorable entre tous, celui de Vauban (1633-1707), homme de guerre, ingénieur, le « grand patriote » (Saint-Simon), qui a écrit Mes oisivetés, un Traité de l’attaque et de la défense des places, et ces célèbres Mémoires sur la Dîme royale et sur l’édit de Nantes, dont la condamnation par le parlement le firent mourir de douleur.

Vincent de Paul

Aux dames de la cour en faveur des enfants trouvés

Or sus, mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfans. Vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés. Voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner pour toujours. Cessez à présent d’être leurs mères pour devenir leurs juges : leur vie et leur mort sont entre vos mains. Je m’en vais donc, sans délibérer, prendre les voix et les suffrages. Il est temps de prononcer leur arrêt et de décider irrévocablement si vous ne voulez plus avoir pour eux des entrailles de miséricorde. Les voilà devant vous ! Ils vivront si vous continuez d’en prendre un soin charitable ; et, je vous le déclare devant Dieu, ils seront tous morts demain si vous les délaissez.

(Vincent de Paul.)

Saurin

Enseignement de la tombe

La mort rend toutes choses égales ; elle laisse, du moins, si peu de différence entre les unes et les autresqu’elle devient méconnoissable. Ainsi le motif le plus sensible pour s’abstenir des passions, c’est la mort : le meilleur cours de morale, c’est le tombeau. Allez sur le tombeau de l’avare, allez apprendre à connoître l’avarice ; voyez cet homme qui entassoit monceau sur monceau et richesses sur richesses ; allez le voir renfermé dans quelques planches et dans quelques pouces de terre. Allez sur le tombeau de l’ambitieux, allez apprendre à connoître l’ambition ; allez voir ces nobles desseins, ces vastes projets, ces espérances sans bornes avortées, et comme brisées à cet écueil fatal des choses humaines. Allez sur le tombeau de l’homme superbe, allez apprendre à connoître l’orgueil ; allez voir cette bouche qui prononçoit des choses magnifiques, condamnée à un éternel silence ; ces yeux étincelans, dont les formidables regards étoient la terreur de l’univers, couverts d’une sombre nuit, et ce bras redoutable qui faisoit la destinée des peuples, sans mouvement et sans vie ! Allez sur le tombeau de l’homme noble, allez apprendre à connoître la noblesse ; allez voir ces titres, magnifiques, ces ancêtres majeurs, ces inscriptions pompeuses, ces généalogies recherchées ; allez les voir confondus dans la même tombe493.

(Saurin.)

Scarron

Au duc de Retz

Monseigneur,

Vous vous savez peut-être bon gré d’être généreux : détrompez-vous ; c’est la plus incommode qualité que puisse avoir un grand seigneur. Nous autres écrivains, nous n’avons qu’à être obligés une fois, nous importunons tous les jours de notre vie. Vous me donnâtes l’autre jour les lettres de Voiture ; j’ai à présent à vous demander une chose de bien plus grande importance. Je connois tels seigneurs qui auroient changé de couleur à ces dernières paroles de ma lettre ; mais un duc de Retz les aura lues sans s’effrayer, et je jurerois bien qu’il est aussi impatient de savoir ce que je lui demande que je suis assuré de l’obtenir.

Un gentilhomme de mes amis qui, à l’âge de vingt ans, a fait vingt combats aussi beaux que celui des Horaces et des Curiaces, et qui est aussi sage que vaillant, a tué un fanfaron qui l’a forcé de se battre ; il peut obtenir sa grâce hors de Paris, et voudroit y être en sûreté, à cause qu’il a une répugnance extrême à avoir le cou coupé. Je le logerois bien chez un grand prince, mais il feroit mauvaise chère ; et je tiens que mourir de faim est un malheur plus grand que d’avoir la tête emportée. Si votre hôtel lui sert d’asile, il est à couvert de l’un et de l’autre, et vous serez bien aise d’avoir protégé un gentilhomme de ce mérite là. Au reste vous aurez le plus grand plaisir du monde à lui voir moucher la chandelle à coup de pistolet, toutes les fois que vous voudrez en avoir le passe-temps. Vous me remercierez sans doute de vous avoir donné un si bon moyen d’exercer voire curiosité, et moi je vous promets de ne pas vous en laisser manquer.

(Scarron.)

Madame de Motteville

Seconde journée des Barricades494

Quand les Parisiens eurent perdu de vue Broussel, les voilà tous comme des forcenés, criant par les rues qu’ils sont perdus, qu’ils veulent qu’on leur rende leur protecteur, et qu’ils mourront tous de bon cœur pour sa querelle. Ils s’assemblent, ils tendent toutes les chaînes des rues, et, en peu d’heures, ils mirent des barricades dans tous les quartiers de la ville. La reine, avertie de ce désordre, envoie feu maréchal de la Meilleraye par les rues pour apaiser le peuple et lui parler de son devoir. Le coadjuteur de Paris qui, par une ambition démesurée, avoit des inclinations bien éloignées de vouloir travailler à remédier à ce mal, y fut envoyé aussi, mais, voulant cacher cette pente qu’il avoit à souhaiter quelque nouveauté, il sortit à pied avec son camail et son rochet, et, se mêlant parmi la foule, prêche le peuple, leur crie la paix, et leur remontre l’obéissance qu’ils doivent au roi, avec toutes les marques d’une affection à son service tout à fait désintéressée. Peut-être même qu’il agissoit de bonne foi en cette rencontre ; car, comme son désir étoit seulement d’avoir part aux grandes affaires par quelque voie que ce pût être, si, par celle-ci, il eût pu entrer dans les bonnes grâces de la reine et se rendre nécessaire à l’État, son ambition étoit satisfaite ; il n’en auroit pas pris une autre. Le peuple, à toutes les paroles qu’il leur dit, répondit avec respect pour sa personne, mais avec audace et emportement contre ce qu’ils devoient au nom du roi, demandant toujours leur protecteur, avec protestation de ne s’apaiser jamais qu’on ne le leur rende ; et, sans trop considérer ce qu’ils devoient au grand-maître495, le maréchal de la Meilleraye, ils lui jetèrent des pierres, le chargèrent de mille injures, et, en le menaçant, firent des imprécations horribles eontre la reine et son ministre… On passa toute cette journée dans l’espérance que ce tumulte pourroit s’apaiser, mais avec beaucoup de crainte qu’il ne s’augmentât. On tint conseil au Palais-Royal à l’ordinaire, et nous y demeurâmes paisiblement, riant et causant, selon notre coutume, de mille fariboles, car, outre qu’en telles occasions personne ne veut dire ce qu’il pense, et ne veut paroître avoir peur, nul aussi ne veut être le premier à pronostiquer le mal. Plusieurs personnes, en effet, vinrent trouver la reine, qui, légèrement et sur de fausses apparences, lui dirent que ce n’étoit rien et que toutes choses s’apaisoient. Les rois se flattent aisément ; notre régente étoit de même, qui, étant née avec un courage intrépide, se moquoit des émotions populaires, et ne pouvoit croire qu’elles pussent causer de mal considérable. Sur le soir, le coadjuteur revint trouver la reine de la part du peuple, forcé de prendre cette commission, pour lui demander encore une fois leur prisonnier, résolus, à ce qu’ils disoient, si on le leur refusoit, à le ravoir par force. Comme le cœur de la reine n’étoit pas susceptible de foi- blesse, qu’il paraissoit en elle un courage qui auroit pu faire honte aux plus vaillans, et que d’ailleurs, le cardinal ne trouvoit pas son avantage à être toujours battu, elle se moqua de cette harangue, et le coadjuteur s’en retourna sans réponse. Un de ses amis, et un peu des miens, qui, peut-être aussi bien que lui, n’étoit pas dans son àme au désespoir des mauvaises aventures de la Cour, me dit à l’oreille que tout étoit perdu, et qu’on ne s’amusât point à croire que ce n’étoit rien, que tout étoit à craindre de l’insolence du peuple, que déjà les rues étoient pleines de voix qui crioient contre la reine, et qu’il ne croyoit pas que cela se pût apaiser aisément.

La nuit qui survint là-dessus les sépara tous, et confirma la reine dans sa créance que l’aventure du jour n’étoit nullement à craindre. Elle tourna la chose en raillerie, et me demanda au sortir du conseil, comme elle vint se déshabiller, si je n’avois pas eu grand peur. Cette princesse me faisoit une continuelle guerre de ma poltronnerie : si bien qu’elle me fit l’honneur de me dire gaîment qu’à midi, peu après son retour du Te Deum, quand on lui étoit venu dire le bruit que le peuple commençoit à faire, elle avoit aussitôt pensé à moi, et à la frayeur que j’aurois au moment où j’entendrois cette nouvelle si terrible, et ces grands mots de chaînes tendues et de barricades. Elle avoit bien deviné : car j’avois pensé mourir d’étonnement quand on me vint dire que Paris étoit en armes, ne croyant pas que jamais dans ce Paris, le séjour du délice et des douceurs, on pût voir la guerre ou des barricades autre part que dans l’histoire d’Henri III. Enfin cette plaisanterie dura tout le soir, et, comme j’étois la moins vaillante de la compagnie, toute la honte de cette journée tomba sur moi.

(Mme de Motteville.)

Madame de Caylus

De Louis XIV

Il pensoit juste, il s’exprimoit noblement ; et ses réponses les moins préparées renfermoient en peu de mots tout ce qu’il y avoit de mieux selon les temps, les choses et les personnes. Il avoit l’esprit qui donne de l’avantage sur les autres. Jamais pressé de parler, il examinoit, il pénétroit les caractères et les pensées ; mais comme il étoit sage, et qu’il savoit combien les paroles des rois sont pesées, il renfermoit souvent en lui-même ce que sa pénétration lui avoit fait découvrir. S’il étoit question de parler de choses importantes, on voyoit les plus habiles et les plus éclairés, étonnés de ses connoissances, persuadés qu’il en savoit plus qu’eux, et charmés de la manière dont il s’exprimoit. S’il falloit badiner, s’il faisoit des plaisanteries, s’il daignoit faire un conte, c’étoit avec des grâces infinies, un tour noble et fin que je n’ai vu qu’à lui.

(Mme de Caylus.)

Bussy-Rabutin

Portrait de Condé

Le prince Tiridate avoit les yeux vifs, le nez aquilin, les joues creuses et décharnées, la forme du visage longue et la physionomie d’une aigle ; les cheveux frisés, les dents mal rangées et malpropres, l’air négligé et peu de soin de sa personne, la taille belle. Il avoit du feu dans l’esprit, mais il ne l’avoit pas juste. Il rioit beaucoup et fort désagréablement. Il avoit le génie admirable et particulièrement pour la guerre : le jour du combat, il étoit fort doux à ses amis496, fier aux ennemis ; il avoit une netteté d’esprit, une force de jugement et une facilité sans égale. Il avoit de la foi et de la probité aux grandes occasions, et il étoit né insolent et sans égards ; mais l’adversité lui avoit appris à vivre.

(Bussy-Rabutin.)
Portrait de Turenne

Henri de la Tour, vicomte de Turenne, étoit d’une taille médiocre, large d’épaules, lesquelles il haussoit de temps en temps en parlant ; ce sont de ces mauvaises habitudes que l’on prend d’ordinaire faute de contenance assurée. Il avoit les sourcils gros et assemblés, ce qui lui faisoit une figure malheureuse. Il s’étoit trouvé en tant d’occasions à la guerre, qu’avec un bon jugement qu’il avoit et une application extraordinaire, il s’étoit rendu le plus grand capitaine de son siècle. À l’ouïr parler daus un conseil, il paroissoit l’homme du monde le plus irrésolu ; cependant, quand il étoit pressé de prendre son parti, personne ne le prenoit ni mieux ni plus vite. Son véritable talent, qui est, à mon avis, le plus estimable à la guerre, étoit de rétablir une affaire en méchant état. Quand il étoit le plus foible en présence des ennemis, il n’y avoit point de terrain d’où, par un ruisseau, par une ravine, par un bois, ou par une éminence, il ne sût tirer quelque avantage. Jusqu’aux huit dernières années de sa vie, il avoit été plus circonspect qu’entreprenant. Sa puissance venoit de son tempérament et sa hardiesse de son expérience497. Il avoit une grande étendue d’esprit, capable de gouverner un État aussi bien qu’une armée. Il n’étoit pas ignorant des belles- lettres ; il savoit quelque chose des poètes latins, et mille beaux endroits des poètes françois : il aimoit assez les bons mots et s’y connaissoit fort bien. Il étoit modeste en habits et même en expressions. Une de ses grandes qualités étoit le mépris du bien. Jamais homme ne s’est si peu soucié d’argent que lui. Il aimoit assez les plaisirs de la table, mais sans débauche ; il étoit de bonne compagnie ; il savoit mille contes ; il se plaisoit à les faire, et ils les faisoit fort bien. Les dernières années de sa vie il fut honnête et bienfaisant ; il se fit aimer et estimer également des officiers et des soldats ; et sur la gloire, il se trouva enfin si fort au-dessus de tout le monde, que celle des autres ne pouvoit l’incommoder498.

(Bussy-Rabutin.)

Hamilton

Première aventure du chevalier de Gramont499

Le fidèle Brinon, qui me fut donné pour valet de chambre, devoit encore faire la charge de gouverneur et d’écuyer, parce que c’est peut-être le Gascon unique qu’on verra jamais sérieux et rébarbatif au point où il l’est. Il répondit de ma conduite sur la bienséance et la morale, et promit à ma mère qu’il rendroit bon compte de ma personne dans les dangers de la guerre. J’espère qu’il tiendra mieux sa parole à l’égard de ce dernier article qu’il n’a fait sur les autres.

On fit partir mon équipage huit jours avant moi ; c’étoit toujours autant de temps que ma mère gagnoit pour me faire des exhortations. Enfin, après m’avoir bien conjuré d’avoir la crainte de Dieu devant les yeux et l’amour du prochain en recommandation, elle me laissa partir sous la garde du Seigneur et du sage Brinon.

Dès la seconde poste nous primes querelle. On lui avoit mis quatre cents pistoles entre les mains pour ma campagne : je les voulus avoir ; il s’y opposa fortement. « Vieux faquin, lui dis-je, est-ce à toi cet argent, ou si on te l’a donné pour moi ? À ton avis, il me faudroit un trésorier pour ne payer que par ordonnances. » Je ne sais si ce fut par pressentiment qu’il s’attrista ; mais ce fut avec des violences et des convulsions extrêmes qu’il se vit contraint de céder : on eût dit que je lui arrachois le cœur.

Je me sentis plus léger et plus gai depuis le dépôt dont je l’avois soulagé ; lui, au contraire, parut si accablé, qu’on eût dit que je lui avois mis quatre cents livres de plomb sur le dos en lui ôtant ces quatre cents pistoles. Il fallut fouetter son cheval moi-même, tant il alloit pesamment, et se retournant de temps en temps : « M. le chevalier, me disoit-il, ce n’est pas ainsi que madame l’entend. » Ses réflexions et ses douleurs se renouveloient à chaque poste ; car, au lieu de donner dix sous au postillon, j’en donnois trente.

Nous arrivâmes enfin à Lyon. Deux soldats nous arrêtèrent à la porte de la ville pour nous mener chez le gouverneur : j’en pris un pour me conduire à la meilleure hôtellerie, et mis Brinon entre les mains de l’autre, pour aller rendre compte au commandant de mon voyage et de mes desseins.

Il y a d’aussi bons traiteurs à Lyon qu’à Paris ; mais mon soldat, selon la coutume, me mena chez un de ses amis, dont il me vanta la maison, comme le lieu de la ville où l’on faisoit la chère la plus délicate, et où l’on trouvoit la meilleure compagnie. L’hôte de ce palais étoit gros comme un muid ; il s’appeloit Cerise. Il étoit Suisse de nation, empoisonneur de profession, et voleur par habitude. Il me mit dans une chambre assez propre, et me demanda si je voulois manger en compagnie ou seul. Je voulus être de l’auberge à cause du beau monde que le soldat m’avoit promis dans cette maison.

Brinon, que les questions du gouverneur avoient impatienté, revint plus renfrogné qu’un vieux singe ; et voyant que je me peignois un peu pour descendre : « Hé ! que voulez-vous donc, monsieur, me dit-il. Aller trotter par la ville ? Non pas. N’est-ce pas assez trotté depuis ce matin ? Mangez un morceau, et couchez-vous à bonne heure, pour être du matin à cheval à la pointe du jour. — Monsieur le contrôleur, lui dis-je, je ne yeux ni trotter par la ville, ni manger seul, ni me coucher à bonne heure. Je veux souper en compagnie là-bas. — En pleine auberge ? s’écria-t-il. Hé ! monsieur, vous n’y songez pas. Je me donne au diable, s’ils ne sont une douzaine de baragouineurs à jouer cartes et dés, qu’on n’entendroit pas Dieu tonner. »

J’étois devenu insolent depuis que je m’étois emparé de l’argent ; et voulant commencer à me soustraire de la domination de mon gouverneur : « Savez-vous bien, monsieur Brinon, lui dis-je, que je n’aime pas qu’un sot fasse le raisonneur ? Allez-vous-en souper, s’il vous plaît, et que j’aie ici des chevaux de poste avant le jour. »

J’avois senti pétiller mon argent au moment où il avoit lâché le mot de cartes et dés. Je fus un peu surpris de trouver la salle où l’on mangeoit remplie de figures extraordinaires. Mon hôte, après m’avoir présenté, m’assura qu’il n’y avoit que dix-huit ou vingt de ces messieurs qui auroient l’honneur de manger avec moi. Je m’approchai d’une table où l’on jouoit et je jaillis à mourir de rire. Je m’étois attendu à avoir bonne compagnie et gros jeu ; et c’étoient deux Allemands qui jouoient au trictrac. Jamais chevaux de carrosse n’ont joué comme ils faisoient ; mais leur figure surtout passoit l’imagination. Celui auprès de qui j’étois étoit un petit ragot, grassouillet et rond comme une boule. Il avoit une fraise et un chapeau pointu, haut d’une aune. Non, il n’y a personne qui, d’un peu loin, ne l’eût pris pour le dôme de quelque église avec un clocher dessus. Je demandai à l’hôte ce que c’étoit. « Un marchand de Bâle, me dit-il, qui vient vendre ici des chevaux : mais je crois qu’il n’en vendra guère de la manière qu’il s’y prend ; car il ne fait que jouer. — Joue-t-il gros jeu ? lui dis-je. — Non, pas à présent, dit-il ; ce n’est que pour leur écot, en attendant le souper ; mais, quand on peut tenir le petit marchand en particulier, il joue beau jeu. — A-t-il de l’argent ? lui dis-je. — Oh ! oh ! dit le perfide Cerise, plût à Dieu que vous lui eussiez gagné mille pistoles, et en être de moitié ! nous ne serions pas longtemps à les attendre. »

Il ne m’en fallut pas davantage pour méditer la ruine du chapeau pointu. Je me remis auprès de lui pour l’étudier : il jouoit tout de travers, écoles sur écoles, Dieu sait ! Je commençois à me sentir quelques remords sur l’argent que je devois gagner à une petite citrouille, qui en savoit si peu. Il perdit son écot ; on servit, et je le fis mettre auprès de moi. C’étoit une table de réfectoire, où nous étions pour le moins vingt-cinq, malgré la promesse de mon hôte.

Le plus maudit repas du monde fini, toute cette cohue se dispersa, je ne sais comment, à la réserve du petit Suisse, qui se tint auprès de moi, et de l’hôte, qui vint se mettre de l’autre côté. Ils fumoient comme des dragons, et le Suisse me disoit de temps en temps : Demande pardon à monsieur de la liberté grande ; et là-dessus m’envoyoit des bouffées de tabac à m’étouffer. M. Cerise, de l’autre côté, me demanda la liberté de me demander si j’avois jamais été dans son pays, et parut surpris de me voir assez bon air sans avoir voyagé en Suisse.

Le petit ragot à qui j’avois affaire étoit aussi questionneur que l’autre. Il me demanda si je venois de l’armée du Piémont ; et lui ayant dit que j’y allois, il me demanda si je voulois acheter des chevaux ; qu’il en avoit bien deux cents, dont il me feroit bon marché. Je commençois à être enfumé comme un jambon ; et, m’ennuyant du tabac et des questions, je proposai à mon homme de jouer une petite pistole au trictrac, en attendant que nos gens eussent soupé. Ce ne fut pas sans beaucoup de façons qu’il y consentit, en me demandant pardon de la liberté grande.

Je lui gagnai partie, revanche, et le tout dans un clin d’œil ; car il se troubloit et se laissoit enfiler, que c’étoit une bénédiction. Brinon arriva, sur la fin de la troisième partie, pour me mener coucher. Il fit un grand signe de croix, et n’eut aucun égard à tous ceux que je lui faisois de sortir : il fallut me lever pour lui en aller donner l’ordre en particulier. Il commença par me faire des réprimandes de ce que je m’en- canaillois avec un vilain monstre comme cela. J’eus beau lui dire que c’étoit un gros marchand qui avoit force argent, et qui ne jouoit non plus qu’un enfant : « Lui, marchand ! s’écria-t-il ; ne vous y fiez pas, monsieur le chevalier : je me donne au diable, si ce n’est quelque sorcier. — Tais-toi, vieux fou, lui dis-je, il n’est non plus sorcier que toi, c’est tout dire ; et, pour te le montrer, je lui veux gagner quatre ou cinq cents pistoles avant de me coucher. » En disant cela, je le mis dehors, avec défense de rentrer et de nous interrompre.

Le jeu fini, le petit Suisse déboutonna son haut-de-chausse, pour tirer un beau quadruple d’un de ses goussets, et, me le présentant, il me demanda pardon de la liberté grande, et voulut se retirer. Ce n’étoit pas mon compte. Je lui dis que nous ne jouions que pour nous amuser ; que je ne voulois point de son argent ; et, que, s’il vouloit, je lui joucrois ses quatre pistoles dans un tour unique. Il en fit quelque difficulté ; mais il se rendit à la fin, et les regagna. J’en fus piqué ; j’en rejouai une autre ; la chance tourna, le dé lui devint favorable, les écoles cessèrent ; je perdis partie, revanche et le tout : les moitiés suivirent, le tout en fut. J’étois piqué, lui, beau joueur, il ne me refusa rien, et me gagna tout, sars que j’eusse pris six trous en huit ou dix parties. Je lui demardai encore un tour pour cent pistoles ; mais comme il vit que je ne mettois pas au jeu, il me dit qu’il étoit tard ; qu’il falloit qu’il allât voir ses chevaux, et se retira, me demandant pardon de la liberté grande500.

Le sang-froid dont il me refusa, et la politesse dont il me fit la révérence, me piquèrent tellement, que je fus tenté de le tuer. Je fus si troublé de la rapidité dont je venois de perdre jusqu’à la dernière pistole, que je ne fis pas d’abord toutes les réflexions qu’il y a à faire sur l’état où j’étois réduit.

Je n’osois remonter dans ma chambre, de peur de Brinon. Par bonheur, s’étant ennuyé de m’attendre, il s’étoit couché. Ce fut quelque consolation ; mais elle ne dura pas. Dès que je fus au lit, tout ce qu’il y avoit de funeste dans mon aventure se présenta à mon imagination. Je n’eus garde de m’endormir. J’envisageois toute l’horreur de mon désastre sans y trouver de remède ; et j’eus beau tourner mon esprit de toutes façons, il ne me fournit aucun expédient.

Je ne craignois rien tant que l’aube du jour : elle arriva pourtant, et le cruel Brinon avec elle. Il étoit botté jusqu’à la ceinture, et faisant claquer un maudit fouet qu’il tenoit à la main : « Debout, monsieur le chevalier ! s’écria-t-il en ouvrant mes rideaux ; les chevaux sont à la porte, et vous dormez encore ! Nous devrions avoir déjà fait deux postes… Çà, de l’argent pour payer dans la maison. — Brinon, lui dis-je d’une voix humiliée, fermez le rideau. — Comment ! s’écria-t-il, fermez le rideau ! Vous voulez donc faire votre campagne à Lyon ? Apparemment vous y prenez goût. Et le gros marchand, vous l’avez dévalisé, n’est-ce pas ? Monsieur le chevalier, cet argent ne vous profitera pas. Ce malheureux a peut-être une famille ; et c’est le pain de ses enfans qu’il a joué, et que vous avez gagné. Cela valoit-il la peine de veiller toute la nuit ! Que diroit Madame, si elle voyoit ce train ? — Monsieur Brinon, lui dis-je, fermez, s’il vous plaît, le rideau. » Mais, au lieu de m’obéir, on eût dit que le diable lui fourroit dans l’esprit ce qu’il y avoit de plus sensible et de plus piquant dans un malheur comme le mien. « Et combien ? me disoit-il : les cinq cents ?… Que fera ce pauvre homme ? Souvenez-vous que je vous l’ai dit, monsieur le chevalier, cet argent ne vous profitera pas… Est-ce quatre cents ?… trois ?… deux ?… Quoi ! ce ne seroit que cent pistoles ? » poursuivit-il, voyant que je branlois la tête à chaque somme qu’il avoit nommée. « Il n’y a pas grand mal à cela ; cent pistoles ne le ruineront pas, pourvu que vous les ayez bien gagnées. — Brinon, mon ami, lui dis-je avec un grand soupir, fermez le rideau, je suis indigne de voir le jour. »

Brinon tressaillit à ces tristes paroles ; mais il pensa s’évanouir quand je lui contai mon aventure. Il s’arracha les cheveux, fit des exclamations douloureuses, dont le refrain étoit toujours : Que dira Madame ? Et après s’être épuisé en regrets inutiles : « Çà donc, monsieur le chevalier, me dit-il, que prétendez-vous devenir ? — Rien, lui dis-je, car je ne suis bon à rien. » Ensuite, comme j’étois un peu soulagé de lui avoir fait ma confession, il me passa quelques projets dans la tête, que je ne pus lui faire approuver. Je voulois qu’il allât en poste joindre mon équipage, pour vendre quelqu’un de mes habits ; je voulois encore proposer au marchand de chevaux de lui en acheter bien cher à crédit, pour les revendre à bon marché ; Brinon se moqua de toutes ces propositions ; et, après avoir eu la cruauté de me laisser longtemps tourmenter, il me tira d’affaire. Les parens font toujours quelque vilenie à leurs pauvres enfans : ma mère avoit eu dessein de me donner cinq cents louis ; elle en avoit retenu cinquante, tant pour quelques petites réparations à l’abbaye que pour faire prier Dieu pour moi. Brinon étoit chargé de cinquante autres, avec ordre de ne m’en point parler que dans quelque pressante nécessité. Elle arriva bientôt, comme tu vois.

(Hamilton.)

Vertot

Affranchissement du Portugal (1er décembre 1640)

Pinto501 s’étant ouvert le chemin du palais se mit à la tête de ceux qui devoient attaquer l’appartement de Vasconcellos502. Il marchoit avec tant de confiance et de résolution que, rencontrant un de ses amis qui lui demanda en tremblant où il alloit avec ce grand nombre de gens armés, et ce qu’il vouloit faire : « Rien autre chose, lui dit-il en souriant, que de changer de maître, et vous défaire d’un tyran pour vous donner un roi légitime. »

En entrant dans l’appartement des secrétaires, ils trouvèrent au bas de l’escalier Francisco Soarez d’Albergaria, lieutenant civil, qui ne faisoit que de sortir de chez lui. Ce magistrat, croyant d’abord que ce tumulte ne fût503 qu’une querelle particulière, voulut interposer son autorité pour les faire retirer ; mais entendant crier de tous côtés : Vive le duc de Bragance ! il crut que son honneur et le devoir de sa charge l’obligeoient de crier : Vive le roi d’Espagne et de Portugal ! Un des conjurés lui tira un coup de pistolet, et se fit un mérite de le punir d’une fidélité qui commençoit à devenir criminelle.

Antoine Correa, premier commis du secrétaire, accourut au bruit. Comme il étoit le ministre ordinaire de ses cruautés, et que, semblable à son maître, il traitoit la noblesse avec beaucoup de mépris, dom Antoine de Menezès lui enfonça un poignard dans le sein, mais ce coup ne suffit pas pour faire sentir à ce malheureux que son autorité étoit finie ; car ne pouvant comprendre qu’on osât s’attaquer à lui, et croyant qu’on l’avoit pris pour un autre, il se tourna fièrement vers Menezès, et le regardant avec des yeux pleins de vengeance et de ressentiment : « Quoi ! tu oses me frapper ? » lui dit- il. À quoi l’autre ne répondit que par trois ou quatre coups redoublés qui le jetèrent sur le carreau.

Les conjurés s’étant ainsi défaits de ce commis qui les avoit arrêtés sur l’escalier, se pressèrent d’entrer dans la chambre du secrétaire. Il étoit alors avec Diego Garcez Palleia, capitaine d’infanterie, qui, voyant tant de monde armé et plein de fureur, se douta bien qu’on en vouloit à la vie de Vasconcellos. Quoiqu’il n’eût aucune obligation à ce ministre, la seule générosité le fit jeter l’épée à la main hors de la porte pour en défendre l’entrée aux conjurés, et lui donner le temps de se sauver ; mais ayant été blessé au bras, et ne pouvant plus tenir son épée, accablé de la multitude, il se jeta par une fenêtre. Aussitôt les conjurés entrèrent en foule dans la chambre du secrétaire : on le cherche partout, ou renverse lits, tables ; on enfonce les coffres pour le trouver ; chacun vouloit avoir l’honneur de lui donner le premier coup.

Cependant il ne paroissoit point, et les conjurés étoient au désespoir qu’il échappât à leur vengeance, lorsqu’une vieille servante, menacée de la mort, fit signe qu’il étoit caché dans une armoire ménagée dans l’épaisseur de la muraille, où il fut trouvé couvert de papiers. La frayeur l’empêcha de dire un seul mot. Dom Rodrigo de Saa, grand chambellan, lui donna le premier un coup de pistolet ; ensuite percé de plusieurs coups d’épée, les conjurés le jetèrent par la fenêtre en criant : « Le tyran est mort ; vive la liberté et Dom Juan, roi de Portugal ! » Le peuple, qui étoit accouru au palais, poussa mille cris de joie en le voyant précipiter, et répondit par de grandes acclamations aux conjurés. Ensuite il se jeta avec fureur sur le corps de ce malheureux ; chacun en le frappant crut venger l’injure publique, et donner les derniers coups à la tyrannie.

Telle fut la fin de Michel Vasconcellos, Portugais de naissance, mais ennemi juré de son pays, et tout Espagnol d’inclination. Il étoit né avec un génie admirable pour les affaires, habile, appliqué à son emploi, d’un travail inconcevable, et fécond à inventer de nouvelles manières de tirer de l’argent du peuple, et par conséquent impitoyable, inflexible, et dur jusqu’à la cruauté ; sans parens, sans amis, sans égards, personne n’avoit de pouvoir sur son esprit ; insensible même aux plaisirs, et incapable d’être touché par les remords de sa conscience, il avoit amassé des biens immenses dans l’exercice de sa chargeront une partie fut pillée dans la chaleur de la sédition.

Pinto, sans perdre de temps, marcha pour se joindre aux autres conjurés qui devoient se rendre maîtres du palais et de la personne de la vice-reine. Il trouva que c’en étoit déjà fait, et qu’ils avoient eu un pareil succès partout.

L’historien, après avoir raconté l’envahissement du palais de la vice-reine, ajoute :

La vice-reine, voyant qu’ils ne gardoient plus de mesure, crut trouver plus d’obéissance dans la ville, et que sa présence imposeroit davantage au peuple et aux bourgeois, quand ils ne seroient plus soutenus des conjurés. Mais comme elle vouloit descendre, Dom Carlos Norogna la supplia de se retirer dans son appartement, l’assurant qu’elle y seroit servie avec autant de respect que si elle commandoit encore dans le royaume, et qu’il n’étoit pas à propos d’exposer une grande princesse aux insultes du peuple encore en mouvement et plein de chaleur pour sa liberté. Elle comprit qu’elle étoit prisonnière. Outrée de dépit elle demanda avec hauteur : « Eh ! que me peut faire le peuple ? » À quoi Norogna répondit avec beaucoup d’emportement : « Rien autre chose, que de jeter Votre Altesse par les fenêtres. »

(Vertot.)

Vauban

De la misère de la frange et de l’inégalité de l’impôt

Je dis de la meilleure foi du monde que ce n’a été ni l’envie de m’en faire accroire, ni de m’attirer de nouvelles considérations qui m’ont fait entreprendre cet ouvrage. Je ne suis ni lettré ni homme de finances, et j’aurois mauvaise grâce de chercher de la gloire et des avantages par des choses qui ne sont pas de ma profession. Mais je suis François, très-affectionné à ma patrie, et très-reconnoissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au Roy de me distinguer depuis si longtemps…

La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus m’ayant donné occasion de voir et visiter plusieurs fois, et de plusieurs façons, la plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul avec mes domestiques, tantôt en compagnie de quelques ingénieurs ; j’ai souvent eu occasion de donner carrière à mes réflexions et de remarquer le bon et le mauvais état des pays ; d’en examiner l’état et la situation, et celui des peuples, dont la pauvreté ayant souvent excité ma compassion m’adonné lieu d’en rechercher la cause. Les grands chemins de la campagne et les rues des villes et des bourgs sont pleins de mendiants, que la faim et la nudité chassent de chez eux. Par toutes les recherches que j’ai pu faire depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ai fort bien remarqué que dans ces derniers temps près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité et mendie effectivement ; que des neuf autres parties il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là ; des quatre autres parties qui restent les trois sont fort malaisées, et embarrassées de dettes et de procès ; et que dans la dixième où je mets tous les gens d’épée, de robe, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée et les gens en charges militaires et civiles, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles, et je ne croirois pas mentir quand je dirois qu’il n’y en a pas dix mille qu’on puisse dire être fort à leur aise ; et qui en ôteroit les gens d’affaires, leurs alliés et adhérens couverts et découverts, et ceux que le Roy soutient par ses bienfaits, quelques marchands, etc., je m’assure que le reste seroit un petit nombre.

Les choses sont réduites à un tel état que celui qui pourroit se servir du talent qu’il a de savoir faire quelque art ou quelque trafic, qui le mettroit lui et sa famille en état de pouvoir vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et que celui qui pourroit avoir une ou deux vaches et quelques moutons ou brebis, plus ou moins, avec quoi il pourroit améliorer la ferme ou la terre, est obligé de s’en priver, pour n’être pas accablé de taille l’année suivante, comme il ne manqueroit pas de l’être, s’il gagnoit quelque chose et qu’on vît la récolte un peu plus abondante qu’à l’ordinaire. C’est par cette raison qu’il vit non seulement très-pauvrement lui et sa famille, et qu’il va presque nu, mais encore qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a en ne la travaillant qu’à demi…

Je me sens obligé d’honneur et de conscience de représenter à S. M. qu’il m’a paru que de tout temps on n’avoit pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple et qu’on en avoit fait trop peu de cas ; aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus misérable du royaume. C’est elle cependant qui est la plus considérable par son nombre et par les services réels et effectifs qu’elle lui rend. Car c’est elle qui porte toutes les charges, qui a toujours le plus souffert, et qui souffre encore le plus ; et c’est sur elle aussi que tombe toute la diminution des hommes qui arrive dans le royaume. C’est la partie basse du peuple qui par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paye au Roy, l’enrichit et tout son Royaume. C’est elle qui fournit tous les Soldats et Matelots de ses Armées de Terre et de Mer, et grand nombre d’Officiers ; tous les Marchands et les petits Officiers de judicature. C’est elle qui exerce et qui remplit les Arts et Métiers ; c’est elle qui fait tout le Commerce et manufacture du Royaume ; qui fournit tous les Laboureurs, Vignerons et Manœuvriers504 de la Campagne ; qui garde et nourrit les Bestiaux ; qui sème les Bleds, et les recueille ; qui façonne les Vignes et fait le Vin : et pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la Campagne et des Villes. Voilà en quoi consiste cette partie du Peuple si utile et si méprisée, qui a tant souffert, et qui souffre tant à l’heure que j’écris ceci…

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Les véritables fonds du revenu des Rois ne sont autres que les hommes mêmes, qui sont ceux dont non seulement ils tirent tout leur revenu, mais dont ils disposent pour toutes leurs autres affaires. Ce sont eux qui payent, qui font toutes choses, et qui s’exposent librement à toutes sortes de dangers pour la conservation des biens et de la vie de leur prince ; qui n’ont ni tête ni bras ni jambe qui ne s’employent à le servir.

Ces fonds sont donc bien d’une autre nature que ceux des particuliers, par leur noblesse et leur utilité intelligente, toujours agissante et appliquée à mille choses utiles à leur maître. C’est de ce fonds-là qu’il faut être bon ménager, afin d’en procurer l’accroissement par toutes sortes de voies légitimes et le maintenir en bon état, sans jamais le commettre à aucune dissipation. Ce qui arrivera infailliblement quand les impositions seront proportionnées aux forces d’un chacun, les revenus bien administrés et que les peuples ne seront plus exposés aux mangeries des traitans, non plus qu’à la taille arbitraire, aux aides et aux douanes, aux friponneries des gabelles, et à tant d’autres droits onéreux qui ont donné lieu à des vexations infinies exercées à tort et à travers sur le tiers et sur le quart, lesquelles ont mis une infinité de gens à l’hopital et sur le pavé, et en partie dépeuplé le royaume. Ces armées de traitans, sous-traitans, avec leurs commis de toutes espèces, ces sangsues de l’État, dont le nombre seroit suffisant pour remplir les galères, qui après mille friponneries punissables marchent la tête levée dans Paris parés des dépouilles de leurs concitoyens avec autant d’orgueil que s’ils avoient sauvé l’État : c’est de l’oppression de toutes ces harpies qu’il faut garantir ce précieux fonds, je veux dire ces peuples, les meilleurs à leur Roy qui soient sous le ciel, en quelque partie de l’univers que puissent être les autres. Et, pour conclusion, le Roy a d’autant plus d’intérêt à les bien traiter et conserver que la qualité de Roy, tout son bonheur et sa fortune, y sont indispensablement attachés d’une manière inséparable, qui ne doit finir qu’avec sa vie.

Voilà ce que j’ay cru devoir ajouter à la fin de ces mémoires, afin de ne rien laisser en arrière de ce qui peut servir à l’é- claircissement du système y contenu. Je n’ai plus qu’à prier Dieu de tout mon cœur que le tout soit pris en aussi bonne part que je le donne ingénûment, et sans autre passion ni intérêt que celui du service du Roy, le bien et le repos de ses peuples505.

(Vauban, Projet d’une dixme royale, 1707)

XVIIIe siècle

Les prosateurs du XVIIIe siècle

Le xviiie  siècle est relié au siècle de Louis XIV par Fontenelle, qui, âgé de près de soixante ans en 1715, avait encore quarante ans à vivre ; par Lamotte-Houdar, son ami (1672-1731), qui eut une part active dans la seconde phase de la querelle des anciens et des modernes, et qui donna, en 1723, sa célèbre tragédie d’Inès de Castro ; par Massillon, qui commença à prêcher devant le bisaïeul en 1699 et prêcha devant l’arrière-petit-fils en 1718 ; par Saint-Simon, qui, en 1715, n’était qu’au tiers de ses mémoires de soixante années ; par Rollin et Daguesseau, qui, tous deux disciples de Port-Royal, « liés par une affection sincère et par les mêmes doctrines », représentent avec autorité et « maintiennent, en présence des novateurs et des sceptiques du siècle nouveau, les traditions littéraires et la ferveur religieuse du siècle précédent » (Géruzez).

Le xviie  siècle représente l’autorité et la tradition ; le xviiie , l’esprit d’indépendance et d’examen, héritage du xvie . Le siècle de Louis XIV et de Bossuet, enchaîné par le culte de la monarchie et de la religion, ne discute ni le roi ni la foi ; le xviiie  siècle, affranchi de ce double lien qui s’était déjà relâché dans les dernières années du règne de Louis XIV, juge, critique et doute. — La Révolution se fait dans les idées et dans les mœurs, avant de passer dans l’ordre politique en 1789. « Les États généraux, dit M. Michelet après M. Mignet, ne firent que décréter une révolution déjà faite. »

Le xviiie  siècle littéraire, comme le xviiie  siècle historique, est compris entre les dates de 1715 et de 1789. Le xviie se prolonge jusqu’à la mort de Louis XIV ; le xixe se prépare dès l’ouverture des États généraux. Après 1789, comme avant 1715, des écrivains placés sur la limite de l’âge qui finit et de l’âge qui commence marquent la transition.

Quatre génies souverains, nés de 1696 à 1712, constituent l’unité du siècle jusqu’en 1789 : Voltaire, qui débute en 1718 par Œdipe ; Montesquieu, en 1721, par les Lettres Persanes ; Buffon, qui commence en 1739 son Histoire naturelle ; Rousseau, qui donne son premier Discours en 1750. Voltaire est l’apôtre de la tolérance et du bon sens ; Rousseau, de la liberté et de la religion naturelles ; Montesquieu cherche les lois de la société ; Buffon, les lois de la nature.

Dans la première partie du xviie  siècle, la France avait, dans l’ordre littéraire, subi passagèrement l’influence de l’Italie et de l’Espagne ; dans la deuxième partie, elle n’avait relevé que d’elle-même et des anciens. Dans le xviiie  siècle, c’est la libre et philosophique Angleterre que l’on consulte. Voltaire et Montesquieu la visitent. Voltaire voit Bolirigbroke, lit et croit imiter Shakespeare, traduit Newton. Montesquieu se rallie à son système constitutionnel. Condillac continue Locke506. Horace Walpole est un des hôtes les plus goûtés, puis le correspondant de la femme d’esprit, Mme Du Deffand, qui tient le salon le plus célèbre du siècle. C’est seulement dans une science nouvelle, l’économie politique, que la France, par les écrits de Boisguilbert, de Vauban, au début du siècle, de Quesnay, de Vincent de Gournay, de Turgot, au milieu du siècle, devance l’Angleterre.

À côté des quatre guides du xviiie  siècle marchent, chacun dans sa voie (pour nous en tenir aux prosateurs et laisser de côté les poètes, J.-B. Rousseau, Crébillon, Destouches, Piron, Gresset, Gilbert, et, aux approches de la Révolution, l’immortel André Chénier) des écrivains de haute valeur : Vauvenargues continue La Rochefoucauld et La Bruyère ; Le Sage crée Gil Blas ; Beaumarchais crée Figaro ; Diderot fonde l’Encyclopédie, qui ne naît pas vivace, mais crée la critique artistique ; Bernardin de Saint-Pierre est un peintre éclatant de la nature et un apologiste éloquent de la Providence.

Puis les dix années de la Révolution, « grande sæculi spatium », ouvrent à l’éloquence, par la fondation de la liberté politique et du régime parlementaire, une vaste carrière, restreinte dans les États généraux de l’ancienne monarchie, et fermée depuis 1614. Mirabeau y tient le premier rang, suivi « longo intervallo », à droite de Maury, de Cazalès, à gauche de Barnave, de Vergniaud et des Girondins.

La liberté de la presse est une autre carrière, parallèle à la première, où deux jeunes gens entre tous brillent et meurent, André Chénier et Camille Desmoulins.

Dans la littérature proprement dite, Bernardin de Saint-Pierre soutient sa renommée, Mme de Staë l et J. de Maistre commencent la leur ; Chateaubriand revient d’Amérique avec les trois mille pages de manuscrit dont il tirera plus d’un tableau pour le Génie du Christianisme, qu’il écrit dans l’exil et la solitude de Londres, et qui inaugurera le xixe  siècle.

Rollin (1661-1741)

Rollin (Charles), qui fut recteur de l’Université, principal du collège de Beauvais, professeur au collège de France, fut destitué comme janséniste, et, dans sa retraite, à soixante ans, commença à écrire pour la jeunesse qu’il avait enseignée. Il donna, à partir de 1726, le Traité des Études, « monument de raison et de goût et un des livres les mieux écrits dans notre langue après les livres de génie » (Villemain), une Histoire ancienne et une Histoire romaine, œuvres de morale plus que d’érudition. Voltaire lui a rendu la justice de lui donner une place dans le temple du Goût :

Non loin de là Rollin dictait
Quelques leçons à la jeunesse,
Et quoiqu’on robe on l’écoutait.

« Vertueux par bonté de nature et par goût des lettres, véritable saint de l’enseignement, l’éducation de la jeunesse, et par elle le progrès des mœurs publiques, était toute sa pensée. Personne ne fut jamais meilleur citoyen, sans le dire, sans le savoir » (Villemain, Tableau de la litt. au xviiie  siècle, xe leçon).

Avantages de l’étude des beaux-arts et des sciences

Rien n’est plus ordinaire que d’entendre des gens du monde qu’une longue expérience et de sérieuses réflexions ont instruits, se plaindre amèrement de ce que leur éducation a été négligée et regretter de n’avoir pas été nourris dans le goût des sciences, dont ils commencent trop tard à connoître l’usage et le prix. Ils avouent que ce défaut les a éloignés des emplois importans, ou les a laissés fort au dessous de leurs charges, ou les a même fait succomber sous leur poids.

Mais quand cette étude ne serviroit qu’à acquérir l’habitude du travail, à en adoucir la peine, à arrêter et à fixer la légèreté de l’esprit, à vaincre l’aversion pour une vie sédentaire et appliquée et pour tout ce qui assujettit et captive, ce seroit déjà un très grand avantage. En effet, elle retire de l’oisiveté, du jeu, de la débauche. Elle remplit utilement les vides de la journée, qui pèsent si fort à tant de personnes et rend très-agréable un loisir qui sans le secours des belles lettres est une espèce de mort et comme le tombeau d’un homme vivant507. Elle met en état de juger sainement des ouvrages qui paroissent, de lier société avec les gens d’esprit, d’entrer dans les meilleures compagnies ; de prendre part aux entretiens des plus savans, de fournir de son côté à la conversation, où sans cela on resteroit muet, de la rendre plus utile et plus agréable, en mêlant les faits aux réflexions et relevant les uns par les autres508.

J’avoue que souvent, dans les conversations, dans les affaires, dans les discours même que l’on a à composer, il n est point question d’histoire grecque ou romaine, de philosophie, de mathématique ; cependant l’étude de ces sciences, quand elle est bien faite, donne à l’esprit une justesse, une solidité, une précision, une grâce même dont les connoisseurs s’aperçoivent facilement.

(Traité des études, discours préliminaire).
Du bon goût

Pour remédier au mauvais goût, pour réformer dans le style les expressions et les pensées, il faut purifier la source d’où elles partent. C’est l’esprit qu’il faut guérir. Quand il est sain et vigoureux, l’éloquence l’est aussi ; elle est foible quand l’esprit l’est devenu. En un mot c’est lui qui est le maître, qui commande et qui donne le mouvement à tout ; et tout le reste suit ses impressions. Un style trop étudié et trop recherché est la marque d’un petit génie.

Un orateur, quand il traite des matières graves et sérieuses, doit être moins attentif aux mots et à l’arrangement qu’aux choses et aux pensées. Un écrivain qui a l’esprit grand et élevé ne s’arrête point aux minuties. Il pense et parle avec plus de noblesse et de grandeur, et l’on voit dans tout ce qu’il dit un certain air aisé et naturel, qui marque un homme riche de son propre fonds, et qui ne cherche point à le paroître509

Il ne faut quelquefois, comme le remarque Sénèque, et comme lui-même en est un exemple, il ne faut qu’un seul homme, mais d’un grand nom, et qui, par de rares qualités, se sera acquis un grand crédit, pour introduire le mauvais goût et le style corrompu. On veut par une secrète ambition se distinguer de la foule des orateurs et des écrivains de son temps, et ouvrir une nouvelle carrière, où l’on marche plutôt seul à la tête de nouveaux disciples qu’à la suite des anciens maîtres. On aime mieux parler à l’imagination qu’au jugement, éblouir la raison que la convaincre, surprendre son admiration que la mériter. Et pendant qu’un tel homme, par une espèce de prestige et par un doux enchantement, enlève l’admiration et les applaudissemens des esprits snperficiels, qui font la multitude, les autres écrivains, séduits par l’attrait de la nouveauté et par l’espérance d’un pareil succès, se laissent insensiblement aller au torrent, et le fortifient en le suivant. Ainsi ce nouveau goût déplace sans effort l’ancien goût, quoique meilleur : il passe bientôt en loi, et entraîne toute une nation.

C’est ce qui doit réveiller dans l’université l’attention des maîtres pour prévenir et empêcher, autant qu’il est en eux, la ruine du bon goût : et chargés, comme ils le sont, de l’instruction publique de la jeunesse, ils doivent regarder ce soin comme une partie essentielle de leur devoir. Les coutumes, les mœurs, les lois des anciens peuples ont changé ; elles sont souvent opposées à notre caractère et à nos usages, et la connoissance peut nous en être moins nécessaire. Les faits sont passés sans retour ; les grands évènemens ont eu leur cours sans en faire attendre de semblables ; les révolutions des États et des empires ont peut-être peu de rapport à notre situation présente et à nos besoins, et par là deviennent moins intéressantes. Mais le bon goût, qui est fondé sur des principes immuables, est le même pour tous les temps ; et c’est le principal fruit qu’on doive faire tirer aux jeunes gens de la lecture des anciens, qu’on a toujours regardés comme les maîtres, les dépositaires, les gardiens de la saine éloquence et du bon goût. Enfin, parmi tout ce qui peu contribuer à la culture de l’esprit, on peut dire que cette partie est la plus essentielle, et celle que l’on doit préférer à toutes les autres.

(Ibid.)

Lettre à Claude Le Peletier510

Monseigneur,

Depuis que vous avez donné au public le Comes rusticus, vous vous êtes acquis un droit légitime sur tout ce qui regarde les louanges de la vie rustique. C’est pour cela que je prends la liberté de vous indiquer un endroit de Saint-Chrysostôme que j’avois autrefois remarqué en faisant des extraits de quelques-unes de ses homélies, et qui m’est tombé sous les mains en rangeant mes papiers dans la nouvelle habitation où je suis depuis huit jours.

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Je commence à sentir et à aimer plus que jamais la douceur de la vie rustique, depuis que j’ai un petit jardin qui me tient lieu de maison de campagne, et qui est pour moi Fleury et Villeneuve. Je n’ai point de longues allées à perte de vue, mais deux petites seulement dont l’une me donne de l’ombre sous un berceau assez propre, et l’autre, exposée au midi, me fournit du soleil pendant une bonne partie de la journée, et me promet beaucoup de fruit pour la saison.

Un petit espalier couvert de cinq abricotiers et de cinq pêchers fait tout mon fruitier. Je n’ai point de ruches à miel, mais j’ai le plaisir tous les jours de voir les abeilles voltiger sur les fleurs de mes arbres, et, attachées à leur proie, s’enrichir du suc qu’elles en tirent sans me faire aucun tort. Ma joie n’est pourtant point sans inquiétude, et la tendresse que j’ai pour mon petit espalier et pour quelques œillets me fait craindre pour eux le froid de la nuit que je ne sentirois point sans cela. Il ne manquera rien à mon bonheur, si mon jardin et ma solitude contribuent à me faire songer plus que jamais aux choses du ciel : Quæ sursum sunt sapite, non quæ super terram 511. Je suis avec un profond respect.

Monseigneur,

Votre, etc.

Ce 9 avril 1697.

Daguesseau (1668-1751)

Notice

Daguesseau (Henri-François), 1668-1751 ; avocat général au parlement de Paris dès l’âge de vingt deux ans, puis procureur général, enfin chancelier en 1717. Ses Mercuriales 512 prononcées, au nombre de dix-neuf, de 1698 à 1715 (la première a pour objet l’Amour de son état, la dernière l’Amour de la patrie), ses Instructions à mes enfans, écrites dans la retraite, tracent d’un style orné et grave les devoirs du magistrat, dont toute sa vie fut le modèle.

L’esprit, le pédantisme, la science

Penser peu, parler de tout, ne douter de rien, n’habiter que les dehors de son âme, et ne cultiver que la superficie de son esprit ; s’exprimer heureusement ; avoir un tour d’imagination agréable, une conversation légère et délicate, et savoir plaire sans savoir se faire estimer ; être né avec le talent équivoque d’une conception prompte, et se croire par là au-dessus de la réflexion ; voler d’objets en objets, sans en approfondir aucun ; cueillir rapidement toutes les fleurs, et ne donner jamais aux fruits le temps de parvenir à leur maturité ; c’est une foible peinture de ce qu’il plaît à notre siècle d’honorer du nom d’esprit.

Esprit plus brillant que solide, lumière souvent trompeuse et infidèle, l’attention le fatigue, la raison le contraint, l’autorité le révolte ; incapable de persévérance dans la recherche de la vérité, elle échappe encore plus à son inconstance qu’à sa paresse.

Tels sont presque toujours ces esprits orgueilleux par impuissance et dédaigneux par foiblesse, qui, désespérant d’acquérir par leurs travaux la science de leur état, cherchent à s’en venger par le plaisir qu’ils prennent à en médire.

Nous savons qu’il est une science peu digne des efforts de l’esprit humain ; ou plutôt il est des savans peu estimables, en qui le bon sens paroît comme accablé sous le poids d’une fatigante érudition. L’art, qui ne doit qu’aider la nature, l’étouffé chez eux, et la rend impuissante. On diroit qu’en apprenant les pensées des autres, ils se soient condamnés eux-mêmes à ne plus penser, et que la science leur ait fait perdre l’usage de leur raison. Chargés de richesses superflues, souvent le nécessaire leur manque ; ils savent tout ce qu’il faut ignorer, et ils n’ignorent que ce qu’ils devroient savoir.

À Dieu ne plaise qu’une telle science devienne jamais l’objet de nos veilles ! Mais ne cherchons point aussi à faire des défauts de quelques savans le crime de la science même.

Il est une culture savante ; il est un art ingénieux qui, loin d’étouffer la nature et de la rendre stérile, augmente ses forces et lui donne une heureuse fécondité ; une doctrine judicieuse, moins attentive à nous tracer l’histoire des pensées d’autrui qu’à nous apprendre à bien penser ; qui nous met, pour ainsi dire, dans la pleine possession de notre raison, et qui semble nous la donner une seconde fois en nous apprenant à nous en servir ; enfin une science d’usage et de société, qui n’amasse que pour répandre, et qui n’acquiert que pour donner. Profonde sans obscurité, riche sans confusion, vaste sans incertitude, elle éclaire notre intelligence, elle étend les bornes de notre esprit, elle fixe et assure nos jugemens.

Notre âme, enchaînée dans les liens du corps et comme courbée vers la terre, ne se relèveroit jamais, si la science ne lui tendoit la main pour la rappeler à la sublimité de son origine.

La vérité est en même temps sa lumière, sa perfection, son bonheur. Mais ce bien si précieux est entre les mains de la science : c’est à elle qu’il est réservé de le découvrir à nos foibles yeux. Elle dissipe le nuage des préventions, elle fait tomber le voile des préjugés ; elle irrite continuellement cette soif de la vérité, que nous apportons en naissant ; elle forme dans notre âme l’heureuse habitude de connoître, de sentir sa présence, et de saisir le vrai comme par goût ou par instinct.

(VIIe Mercuriale, De l’esprit et de la science.)
L’emploi du temps

Les distractions diminuent à un certain âge ; les plaisirs se retirent, les passions se taisent et semblent respecter la vieillesse. Un calme profond succède à l’agitation des premières années, et la tempête nous jette enfin dans le port. L’homme commence alors à connoître le prix d’un temps qui n’est plus, et d’une vie toute prête à lui échapper. Mais à la vue d’une fin qui s’avance à grands pas, on diroit souvent qu’il pense plus à durer qu’à vivre, et à compter ses momens qu’à les peser ; ou si le magistrat les pèse encore à cet âge, sera-ce toujours dans la balance de la justice ? Ces heures stériles qu’il a la gloire de donner gratuitement à la république, ne lui paroîtront-elles point perdues ? et une passion plus vive que les autres, qui croît avec les années, qui survit à tous les désirs du cœur humain, et qui prend de nouvelles forces dans la vieillesse513, ne lui fera-t-elle pas regarder comme le seul temps bien employé celui qu’une coutume plus ancienne qu’honorable fait acheter si chèrement au plaideur514 ? N’abandonnera-t-il pas les prémices de ce temps doublement précieux, ou à une vaine curiosité de nouvelles inutiles, ou à l’indolence du sommeil, et ne regardera-t-il pas avec indifférence tant de momens perdus, et cependant comptés au plaideur ? C’est alors que, patient sans nécessité, et indulgent sans mérite, il applaudira peut-être en secret à l’utile longueur de ceux qui abuseront de son temps, et qui exciteroient son impatience dans les heures dont le devoir seul pèse la valeur au poids du sanctuaire. Est-il donc un autre poids pour apprécier les heures de la justice, et par quel charme secret changent-elles de nature selon que le magistrat en est le débiteur, ou qu’il croit en devenir le créancier ?

Ce n’est pas ainsi que le juste estimateur du temps de la justice sait en mesurer la durée. Redevable au public de toutes les heures de sa vie, il n’en est aucune où il ne s’acquitte d’une dette si honorable à celui qui la paie, et si utile à celui qui l’exige. Ce temps, que nous laissons si souvent dérober par surprise, arracher par importunité, échapper par négligence, il a su de bonne heure le recueillir, le ménager, l’amasser ; et mettant, pour ainsi dire, toute sa vie en valeur, ses jours croissent à mesure qu’il les remplit, il augmente en quelque manière le temps de sa durée ; et, faisant une fraude innocente à la nature, il trouve l’unique moyen de vivre beaucoup plus que le reste des hommes. Il regarde surtout, avec une espèce de religion, le temps qui est consacré aux devoirs de son ministère ; et, pour en mieux connoître le prix, il l’apprend de la bouche du plaideur, mais du plaideur foible et opprimé. Attentif à en prévenir les premiers soupirs, il se dit continuellement à lui-même : ce jour, cette heure que le magistrat croit quelquefois pouvoir perdre innocemment, sont peut-être pour le misérable le jour fatal, et comme la dernière heure de la justice. Nous croyons avoir toujours assez de temps pour la rendre, mais il n’y en aura plus pour la recevoir ; le temps seul aura décidé de son sort, et le remède trop lent ne trouvera plus le malade en état d’en profiter.

Que le magistrat se hâte donc pour la promptitude de l’expédition, mais qu’il sache se hâter lentement pour la plénitude de sa propre instruction. Loin du sage dispensateur de son temps l’aveugle précipitation de ces jeunes sénateurs515 qui se pressent de placer, entre le plaisir qu’ils quittent et le plaisir qu’ils attendent, une préparation toujours trop longue pour eux, et souvent trop courte pour la justice. Loin de lui l’avidité non moins dangereuse de quelques magistrats d’un âge plus avancé, dont l’ardeur se reproche tous les momens qu’elle donne à l’ouvrage présent, comme si elle le déroboit à celui qui le doit suivre, et qui sont plus touchés du plaisir d’avoir beaucoup fait que du mérite d’avoir bien fait. Il joindra l’exactitude à la diligence. Attentif à réunir toute l’activité de son âme pour ne donner à chaque objet que la mesure du temps qu’il exige de ses talens, il ne saura pas moins se défier de Ia vivacité de ses lumières. Il sentira que l’esprit le plus pénétrant a besoin du secours du temps pour s’assurer, par ses secondes pensées, de la justice des premières, et pour laisser à son jugement le loisir d’acquérir cette maturité que le temps seul donne aux productions de notre esprit, comme à celles de la nature.

(XVIe Mercuriale, l’Emploi du temps.)

Le Sage (1668-1747)

Notice

Le Sage (René), venu de Bretagne à Paris, fut quelque temps commis de traitant, puis, dégoûté, il vécut de sa plume, dans une indépendance qui, à l’occasion, sut être fière et désintéressée, en faisant, jusqu’à la fin, pour les libraires des romans imités de l’espagnol, et pour le théâtre, et surtout pour le théâtre de la foire, des comédies et des farces. Il eut dans ces deux genres un premier succès en 1707 : le Diable boiteux et Crispin rival de son maître. Mais sa gloire fut de créer deux types, l’un particulier, l’autre général : Turcaret, le financier du xviiie  siècle, dans la comédie de ce nom (1709) ; Gil Blas, héros du roman dont les livres parurent successivement de 1715 à 1735. Gil Blas, qui vaut mieux que Panurge et qui devient plus rassis que Figaro, est l’homme à l’esprit délié qui, parti pour îaire fortune en ce monde, mérite d’y arriver, parce qu’il a eu le bon sens de mettre à profit ses écoles. Toutes les scènes du roman, où défilent nombre d’originaux piquants et vrais, sont une satire gaie, fine, instructive, sans fiel et sans âpreté, écrite d’un style coulant et enjoué.

Gil Blas chez l’archevêque de Grenade

Monseigneur me fit entrer dans son cabinet pour m’entretenir en particulier. Je jugeai bien qu’il avoit dessein de tâter mon esprit. Je me tins sur mes gardes, et me préparai à mesurer tous mes mots. Il m’interrogea d’abord sur les humanités. Je ne répondis point mal à ses questions : il vit que je connoissois assez les auteurs grecs et latins. Il me mit ensuite sur la dialectique ; c’est où je l’attendois : il me trouva là-dessus ferré à glace. « Votre éducation, me dit-il avec quelque sorte de surprise, n’a point été négligée. Voyons présentement votre écriture. » J’en tirai de ma poche une feuille que j’avois apportée exprès. Mon prélat n’en fut pas mal satisfait. « Je suis content de votre main, s’écria-t-il, et plus encore de votre esprit. Je remercierai mon neveu don Fernand de m’avoir donné un si joli garçon : c’est un vrai présent qu’il m’a fait. ».

J’avois été, dans l’après-dînée, chercher mes hardes et mon cheval à l’hôtellerie où j’étois logé ; après quoi j’étois revenu souper à l’archevêché, où l’on m’avoit préparé une chambre fort propre et un lit de duvet. Le jour suivant, Monseigneur me fit appeler de bon matin. C’étoit pour me donner une homélie à transcrire ; mais il me recommanda de la copier avec toute l’exactitude possible. Je n’y manquai pas : je n’oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu’il en témoigna fut mêlée de surprise. « Père éternel ! s’écria-t-il avec transport, lorsqu’il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de si correct ? Vous êtes trop bon copiste pour n’être pas grammairien. Parlez-moi confidemment, mon ami ; n’avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui vous ait choqué ? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre ? — Oh ! Monseigneur, lui répondis-je d’un air modeste, je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques ; et quand je le serois, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur échapperoient à ma censure. » Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point : mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu’il n’étoit pas auteur impunément.

J’achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui devins plus cher de jour en jour ; et j’appris enfin de don Fernand, qui le venoit voir très souvent, que j’en étois aimé de manière que je pouvois compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même, et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu’il devoit prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j’en pensois en général ; il m’obligea de lui dire quels endroits m’avoient le plus frappé. J’eus le bonheur de lui citer ceux qu’il estimoit davantage, ses morceaux favoris. Par là je passai dans son esprit pour un homme qui avoit une connoissance délicate des vraies beautés d’un ouvrage. « Voilà, s’éeria-t-il, ce qu’on appelle avoir du goût et du sentiment ! Va, mon ami, tu n’as pas, je t’assure, l’oreille béotienne. » En un mot, il fut si content de moi, qu’il me dit avec vivacité : « Sois, Gil Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort ; je me charge de t’en faire un des plus agréables. Je t’aime ; et pour te le prouver, je te fais mon confident. »

Je n’eus pas sitôt entendu ces paroles que je tombai aux pieds de Sa Grandeur, tout pénétré de reconnoissance. J’embrassai de bon cœur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui étoit en train de s’enrichir. « Oui, mon enfant, reprit l’archevêque, dont mon action avoit interrompu le discours, je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Écoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher. Le Seigneur bénit mes homélies. Elles touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes, et recourir à la pénitence. J’ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d’une prodigue main ; d’arracher un voluptueux aux plaisirs, et de remplir d’ambitieux les ermitages. Ces conversions, qui sont fréquentes, devroient toutes seules m’exciter au travail. Néanmoins je t’avouerai ma foiblesse ; je me propose encore un autre prix, un prix que la délicatesse de ma vertu me reproche inutilement : c’est l’estime que le monde a pour les écrits fins et limés. L’honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats ; mais je voudrois bien éviter le défaut des bons auteurs, qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma réputation.

« Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le prélat, j’exige une chose de ton zèle. Quand tu t’apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m’en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus : mon amour-propre pourroit me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé : je fais choix du tien, que je connois bon ; je m’en rapporterai à ton jugement. — Grâces au ciel, lui dis-je, Monseigneur, vous êtes, encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu’un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximenès, dont le génie supérieur, au lieu de s’affoiblir par les années, sembloit en recevoir de nouvelles forces. — Point de flatterie, interrompit-il, mon ami. Je sais que je puis tomber tout d’un coup. À mon âge, on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du corps altèrent l’esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s’affoiblira, donne-m’en aussitôt avis. Ne crains pas d’être franc et sincère. Je recevrai cet avertissement comme une marque d’affection pour moi. D’ailleurs, il y va de ton intérêt. Si, par malheur pour toi, il me revenoit qu’on dit dans la ville que mes discours n’ont plus leur force ordinaire, et que je devrois me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrois avec mon amitié la fortune que je t’ai promise. Tel seroit le fruit de ta sotte discrétion. »

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Deux mois après, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal. L’archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement, et on lui donna de si bons remèdes, que quelques jours après il n’y paraissoit plus ; mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès le premier discours qu’il composa. Je ne trouvois pas toutefois la différence qu’il y avoit de celui-là aux autres assez sensible pour conclure que l’orateur commençoit à baisser. J’attendis encore une homélie pour mieux savoir à quoi m’en tenir. Oh ! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rabattoit, tantôt il s’élevoit trop haut, ou descendoit trop bas : c’étoit un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade516.

Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des auditeurs, quand il la prononça, comme s’ils eussent été aussi gagés pour l’examiner, se disoient tout bas les uns aux autres : « Voilà un sermon qui sent l’apoplexie. » — « Allons, monsieur l’arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que Monseigneur tombe ; vous devez l’en avertir, non-seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu’un de ses amis ne fût assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là, vous savez ce qu’il en arriveroit : vous seriez biffé de son testament, où il y a sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sédillo. »

Après ces réflexions, j’en faisois d’autres toutes contraires. L’avertissement dont il s’agissoit me paraissoit délicat à donner. Je jugeois qu’un auteur entêté de ses ouvrages pourroit le recevoir mal ; mais, rejetant cette pensée, je me représentois qu’il étoit impossible qu’il le prît en mauvaise part, après l’avoir exigé de moi d’une manière si pressante. Ajoutons à cela, que je comptois bien de lui parler avec adresse, et de lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trouvant que je risquois davantage à garder le silence qu’à le rompre, je me déterminai à parler.

Je n’étois plus embarrassé que d’une chose : je ne savois de quelle façon entamer la parole. Heureusement l’orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu’on disoit de lui dans le monde, et si l’on étoit satisfait de son dernier discours. Je répondis qu’on admiroit toujours ses homélies, mais qu’il me sembloit que la dernière n’avoit pas si bien que les autres affecté l’auditoire. « Comment donc, mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, auroit-elle trouvé quelque Aristarque ? — Non, Monseigneur, lui repartis-je, non : ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l’on ose critiquer. Il n’y a personne qui n’en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m’avez recommandé d’être franc et sincère ; je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paroît pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi ? »

Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé : « Monsieur Gil Blas, cette pièce n’est donc pas de votre goût ? — Je ne dis pas cela, Monseigneur, interrom-pis-je tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoique un peu au-dessous de vos autres ouvrages. — Je vous entends, répliqua-t-il. Je vous parois baisser, n’est-ce pas ? Tranchez le mot. Vous croyez qu’il est temps que je songe à la retraite. — Je n’aurois pas été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l’eût ordonné. Je ne fais donc que de lui obéir, et je la supplie très-humblement de ne point me savoir mauvais gré de ma hardiesse. — À Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise que je vous la reproche ! Il faudroit que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment ; c’est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J’ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée. »

Quoique démonté, je voulus chercher quelque modification pour rajuster les choses ; mais le moyen d’apaiser un auteur irrité, et de plus un auteur accoutumé à s’entendre louer ! « N’en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes encore trop jeune ponr démêler le vrai du faux. Apprenez que je n’ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui n’a pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n’a encore rien perdu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes confidens. J’en veux de plus capable que vous de décider. Allez, poursuivit-il en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à mon trésorier qu’il vous compte cent ducats, et que le ciel vous conduise avec cette somme. Adieu, monsieur Gil Blas, je vous souhaite toutes sortes de prospérités avec un peu plus de goût. »

(Histoire de Gil Blas de Santillane, liv. VII, chap. 2, 3, 4,)
Comment Gil Blas fit connoître sa misère au duc de Lerme, et comment en usa ce ministre avec lui

En m’acquittant de ces nobles commissions, en me mettant de jour en jour plus avant dans les bonnes grâces du premier ministre, avec les plus belles espérances du monde, que j’eusse été heureux si l’ambition m’eût préservé de la faim ! Il y avoit plus de deux mois que je m’étois défait de mon magnifique appartement, et que j’occupois une petite chambre garnie des plus modestes. Quoique cela me fît de la peine, comme j’en sortois de bon matin et que je n’y rentrois que la nuit pour y coucher, je prenois patience. J’étois toute la journée sur mon théâtre, c’est-à-dire chez le duc ; j’y jouois un rôle de seigneur. Mais quand j’étois retiré dans mon taudis, le seigneur s’évanouissoit, et il ne restoit que le pauvre Gil Blas, sans argent, et, qui pis est, sans avoir de quoi en faire. J’avoîs été obligé de vendre mes hardes pièce à pièce : je n’avois plus que celles dont je ne pus absolument me passer. Je n’allois plus à l’auberge, faute d’avoir de quoi payer mon ordinaire. Que faisois-je donc pour subsister ? Tous les matins, dans nos bureanx, on nous apportoit, pour déjeuner, un petit pain et un doigt de vin : c’étoit tout ce que le ministre nous faisoit donner. Je ne mangeois que cela dans la journée, et le soir, le plus souvent, je me couchois sans souper.

Telle étoit la situation d’un homme qui brilloit à la cour, et qui devoit y faire plus de pitié que d’envie. Je ne pus néanmoins résister à ma misère, et je me déterminai enfin à la découvrir finement au duc de Lerme, si j’en trouvois l’occasion. Par bonheur elle s’offrit à l’Escurial517, où le roi et le prince d’Espagne allèrent quelques jours après.

Lorsque le roi étoit à l’Escurial, il y défroyoit tout le monde, de manière que je ne sentois point où le bât me bles-soit. Je couchois dans une garde-robe auprès de la chambre du duc. Ce ministre, un matin, s’étant levé à son ordinaire au point du jour, me fit prendre quelques papiers avec une écritoire, et me dit de le suivre dans les jardins du palais. Nous allâmes nous asseoir sous des arbres, où je me mis par son ordre dans l’attitude d’un homme qui écrit sur la forme de son chapeau, et lui, il tenoit à la main un papier qu’il faisoit semblant de lire. Nous paroissions de loin occupés d’affaires fort sérieuses, et toutefois nous ne parlions que de bagatelles.

Il y avoit plus d’une heure que je réjouissois Son Excellence par toutes les saillies que mon humeur enjouée me fournissoit, quand deux pies vinrent se poser sur les arbres qui nous couvroient de leur ombrage. Elles commencèrent à caqueter d’une façon si bruyante qu’elles attirèrent notre attention. Voilà des oiseaux, dit le duc, qui semblent se quereller. Je serois assez curieux de savoir le sujet de leur querelle. Monseigneur, lui dis-je, votre curiosité me fait souvenir d’une fable indienne que j’ai lue dans Pilpay518 ou dans un autre auteur fabuliste. Le ministre me demanda qu’elle étoit cette fable, et je lui la racontai en ces termes :

« Il régnoit autrefois dans la Perse un bon monarque, qui, n’ayant pas assez d’étendue d’esprit pour gouverner lui-même ses États, en laissoit le soin à son grand vizir. Ce ministre, nommé Atalmuc, avoit un génie supérieur ; il soutenoit le poids de cette vaste monarchie sans en être accablé. Il la maintenoit dans une paix profonde. Il avoit même l’art de rendre aimable l’autorité royale, en la faisant respecter, et les sujets avoient un père affectionné dans un vizir fidèle au prince. Atalmuc avoit parmi ses secrétaires un jeune Cachemirien, appelé Zéangir, qu’il aimoit plus que les autres. Il prenoit plaisir à son entretien, le menoit avec lui à la chasse, et lui découvroit jusqu’à ses plus secrètes pensées. Un jour qu’ils chassoient ensemble dans un bois, le vizir, voyant deux cor-beaux qui croassoient sur un arbre, dit à son secrétaire : je voudrois bien savoir ce que ces oiseaux se disent en leur langage. Seigneur, lui répondit le Cachemirien, vos souhaits peuvent s’accomplir. Et comment cela, reprit Atalmuc ? C’est, repartit Zéangir, qu’un derviche cabaliste519 m’a enseigné la langue des oiseaux. Si vous le souhaitez, j’écouterai ceux-ci, et je vous répéterai, mot pour mot, tout ce que je leur aurai entendu dire.

« Le vizir y consentit. Le Cachemirien s’approcha des corbeaux, et parut leur prêter une oreille attentive. Après quoi, revenant à son maître : Seigneur, lui dit-il, le croîriez-vous ? nous faisons le sujet de leur conversation. Cela n’est pas possible, s’écria le ministre persan. Eh ! que disent-ils de nous ? Un des deux, reprit le secrétaire, a dit : Le voilà lui-même, ce grand vizir Atalmuc, cet aigle tutélaire qui couvre de ses ailes la Perse comme son nid, et qui veille sans cesse à sa conservation. Pour se délasser de ses pénibles travaux, il chasse dans ce bois avec son fidèle Zéangir. Que ce secrétaire est heureux de servir un maître qui a mille bontés pour lui ! Doucement, a interrompu l’autre corbeau, doucement, ne vante pas tant le bonheur de ce Cachemirien. Atalmuc, il est vrai, s’entretient avec lui familièrement, l’honore de sa confiance, et je ne doute pas même qu’il n’ait dessein de lui donner un emploi considérable ; mais avant ce temps-là Zéangir mourra de faim. Ce pauvre diable est logé dans une petite chambre garnie, où il manque des choses les plus nécessaires. En un mot, il mène une vie misérable, sans que personne s’en aperçoive à la cour. Le grand vizir ne s’avise pas de s’informer s’il est bien ou mal dans ses affaires, et, content d’avoir pour lui de bons sentimens, il le laisse en proie à la pauvreté. »

Je cessai de parler en cet endroit pour voir venir le duc de Lerme, qui me demanda, en souriant, quelle impression cet apologue avoit faite sur l’esprit d’Atalmuc, et si ce grand vizir ne s’étoit point offensé de la hardiesse de son secrétaire. « Non, monseigneur, lui répondis-je, un peu troublé de sa question : la fable dit au contraire qu’il le combla de bienfaits. Cela est heureux, reprit le duc d’un air sérieux. Il y a des ministres qui ne trouveroient pas bon qu’on leur fit des leçons. Mais, ajouta-t-il en rompant l’entretien et en se levant, je crois que le roi ne tardera guère à se réveiller : Mon devoir m’appelle auprès de lui. » À ces mots, il marcha vers le palais à grands pas sans me parler davantage, et très-mal affecté, à ce qu’il me sembloit, de ma fable indienne.

Je le suivis jusqu’à la porte de la chambre de Sa Majesté, après quoi j’allai remettre les papiers dont j’étois chargé à l’endroit où je les avois pris. J’entrai dans un cabinet où nos deux secrétaires copistes travailloient, car ils étoient aussi du voyage. « Qu’avez-vous, seigneur de Santillane ? dirent-ils en me voyant. Vous êtes bien ému ; vous seroit-il arrivé quelque désagréable accident ? »

J’étois trop plein du mauvais succès de mon apologue, pour leur cacher ma douleur. Je leur fis le récit des choses que j’avois dites au duc, et ils se montrèrent sensibles à la vive affliction dont je leur parus saisi. « Vous avez sujet d’être chagrin, me dit l’un des deux ; Monseigneur, quelquefois, prend les choses de travers. Cela n’est que trop vrai, dit l’autre. Puis-siez-vous être mieux traité que ne le fut un secrétaire du cardinal Spinola ! Ce secrétaire, las de ne rien recevoir depuis quinze mois qu’il étoit occupé par Son Éminence, prit un jour la liberté de lui représenter ses besoins, et de demander quelque argent pour vivre : Il est juste, lui dit le ministre, que vous soyez payé ; tenez, poursuivit-il, en lui mettant entre les mains une ordonnance de mille ducats, allez toucher cette somme au trésor royal ; mais souvenez-vous en même temps que je vous remercie de vos services. Le secrétaire se seroit consolé d’être congédié, s’il eût reçu ses mille ducats, et qu’on l’eût laissé chercher de l’emploi ailleurs ; mais, en sortant de chez le cardinal, il fut arrêté par un alguazil520, et conduit à la tour de Ségovie, où il a été longtemps prisonnier. »

Ce trait historique redoubla ma frayeur ; je me crus perdu, et ne pouvant m’en consoler, je commençai à me reprocher mon impatience, comme si je n’eusse pas été assez patient. Hélas ! disois-je, pourquoi faut-il que j’aie hasardé cette malheureuse fable, qui a déplu au ministre ? Il étoit peut-être sur le point de me tirer de mon état misérable ; peut-être même allois-je faire une de ces fortunes subites qui étonnent tout le monde. Que de richesses, que d’honneurs m’échappent par mon étourderie ! Je devois bien faire réflexion qu’il y a des grands qui n’aiment pas qu’on les prévienne, et qui veulent qu’on reçoive d’eux comme des grâces jusqu’aux moindres choses qu’ils sont obligés de donner. Il eût mieux valu continuer ma diète sans en rien confier au duc, et me laisser même mourir de faim, pour mettre tout le tort de son côté.

Quand j’aurois encore conservé quelque espérance, mon maître, que je vis dans l’après-dîner, me l’eût fait perdre entièrement. Il fut fort sérieux avec moi contre son ordinaire, et il ne me parla point du tout, ce qui me causa le reste du jour une inquiétude mortelle. Je ne passai pas la nuit plus tranquillement ; le regret de voir évanouir mes agréables illusions, et la crainte d’augmenter le nombre des prisonniers d’État, ne me permirent que de soupirer et de faire des lamentations.

Le jour suivant fut le jour de crise. Le duc me fit appeler le matin. J’entrai dans sa chambre, plus tremblant qu’un criminel qu’on va juger. « Santillane, me dit-il en me montrant un papier qu’il avoit à la main, prends cette ordonnance… » Je frémis à ce mot d’ordonnance et dis en moi-même : Ô ciel, voici le cardinal Spinola ! la voiture est prête pour Ségovie ! La frayeur qui me saisit dans ce moment-là fut telle, que j’interrompis le ministre, et, me jetant à ses pieds : « Monseigneur, lui dis-je tout en pleurs, je supplie très-humblement Votre Excellence de me pardonner ma hardiesse ; c’est la nécessité qui m’a forcé à vous apprendre ma misère. »

Le duc ne put s’empêcher de rire du désordre où il me voyoit. « Console-toi, Gil Blas, me répondit-il, et m’écoute. Quoiqu’en me découvrant tes besoins, ce soit521 me reprocher de ne les avoir pas prévenus, je ne t’en sais point mauvais gré, mon ami. Je me veux plutôt du mal à moi-même de ne t’avoir pas demandé comment tu vivois. Mais pour commencer à réparer cette faute d’attention, je te donne une ordonnance de quinze cents ducats, qui te seront comptés à vue au trésor royal. Ce n’est pas tout, je t’en promets autant chaque année ; et de plus, quand des personnes riches et généreuses te prieront de leur rendre service, je ne te défends pas de me parler en leur faveur. »

Dans le ravissement où me jetèrent ces paroles, je baisai les pieds du ministre, qui, m’ayant commandé de me relever, continua de s’entretenir familièrement avec moi. Je voulus, de mon côté, rappeler ma bonne humeur ; mais je ne pus passer sitôt de la douleur à la joie : je demeurai aussi troublé qu’un malheureux qui entend crier grâce au moment qu’il croit aller recevoir le coup de la mort. Mon maître attribua toute mon agitation à la seule crainte de lui avoir déplu, quoique la crainte d’une prison perpétuelle n’y eût pas moins de part. Il m’avoua qu’il avoit affecté de me paroître refroidi, pour voir si je serois bien sensible à ce changement, qu’il jugeoit par-là de la vivacité de mon attachement à sa personne, et qu’il m’en aimoit davantage.

(Ibid., liv. VIII, chap. 5 et 6.)

Voltaire (1694-1778)

Notice

François-Marie Arouet, qui prit le nom de Voltaire, naquit à Chatenay, près de Paris, d’un notaire parisien. Esprit infatigable, toujours en éveil, en mouvement et en action, plume inépuisable, toujours courant, vive et alerte, souple et légère, nette et limpide, grave au besoin, émue à propos, et qui, à sa honte, souilla quelquefois le papier ; Voltaire a rempli de ses écrits de toute nature la France, l’Europe qui lisait et parlait le français, le xviiie  siècle entier qui a reçu son nom, comme une partie du xviie a reçu celui de Louis XIV. De Paris, son centre, où il revint sans cesse pour y faire jouer ses brillantes tragédies, passion de sa vie, aujourd’hui peu lues et encore moins jouées ; de la Bastille où il alla deux fois ; de l’Angleterre où il séjourna quatre ans ; de Versailles, de Sceaux, de Nancy, où il était applaudi de Mme de Pompadour, de la duchesse du Maine, de Stanislas ; de Cirey en Lorraine, où il fut cinq années l’hôte de la savante marquise du Chàtelet ; de Berlin où il habita trois ans le palais de Frédéric II ; de Colmar, de Lausanne, des Délices, de sa maison de Ferney, aux portes de Genève, où il fixa les vingt dernières années de sa vie, — se répandirent sans cesse et sans trêve vers et prose, tragédies et épopée, discours en vers, épitres, satires, poésies légères, romans, contes, pamphlets littéraires, factums. mémoires éloquents pour les Sirven et les Calas, traductions de Newton, commentaires de Pascal, commentaires de Corneille, articles pour l’Encyclopédie qui ont formé le Dictionnaire philosophique, Histoire du Parlement, Annales de l’Empire, Essais sur les mœurs et l’esprit des nations, qui est une revue de l’histoire, de Charlemagne à Charles-Quint, Vie de Charles XII, un chef-d’œuvre incontesté, Siècle de Louis XIV, monument national qui nous vint de Berlin en 1751 ; et au milieu de tout cela, et tout ce qui échappe forcément à cette énumération, cette intarissable correspondance qui n’a d’égale que celles de Cicéron et de Mme de Sévigné.

Du goût

Le goût, ce sens, ce don de discerner nos alimens, a produit dans toutes les langues connues la métaphore qui exprime par le mot goût le sentiment des beautés et des défauts. C’est un discernement prompt comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est, comme lui, sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement ; il est souvent, comme lui, incertain et égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin, comme lui, d’habitude.

Il ne suffît pas, pour le goût, de voir, de connaître la beauté d’un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché ; il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une manière confuse : il faut démêler les différentes nuances. Rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; et c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des arts, avec le goût sensuel ; car le gourmet sent et reconnaît promptement le mélange de deux liqueurs : l’homme de goût, le connaisseur verra d’un coup d’œil prompt le mélange de deux styles, il verra un défaut à côté d’un agrément.

Comme le mauvais goût, au physique, consiste à n’être flatté que par des assaisonnemens trop piquans et trop recherchés ; ainsi le mauvais goût, dans les arts, est de ne se plaire qu’aux ornemens étudiés, et de ne pas sentir la belle nature.

Le goût dépravé dans les alimens est de choisir ceux qui dégoûtent les autres hommes : c’est une espèce de maladie. Le goût dépravé dans les arts est de se plaire à des sujets qui révoltent les esprits bien faits, de préférer le burlesque au noble, le précieux et l’affecté au beau simple et naturel : c’est une maladie de l’esprit. On se forme le goût des arts beaucoup plus que le goût sensuel ; car, dans le goût physique, quoiqu’on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avait d’abord de la répugnance, cependant la nature n’a pas voulu que les hommes en général apprissent à sentir ce qui leur est nécessaire. Mais le goût intellectuel demande plus de temps pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connaissance, ne distingue point d’abord les parties d’un grand choeur de musique ; ses yeux ne distinguent point d’abord dans un tableau les gradations, le clair-obscur, la perspective, l’accord des couleurs, la correction du dessin ; mais peu à peu ses oreilles apprennent à entendre, et ses yeux à voir. Il sera ému à la première représentation qu’il verra d’une belle tragédie ; mais il n’y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n’entre ni ne sort sans raison, ni cet art, encore plus grand, qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n’est qu’avec de l’habitude et des réflexions qu’il parvient à sentir tout d’un coup avec plaisir ce qu’il ne démêlait pas auparavant. Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n’en avait pas, parce qu’on y prend peu à peu l’esprit des bons artistes. On s’accoutume à voir des tableaux avec les yeux de Le Brun, du Poussin, de Le Sueur ; on entend la déclamation notée des scènes de Quinault avec l’oreille de Lulli, et les airs et les symphonies avec celles de Rameau522 ; on lit les livres avec l’esprit des bons auteurs.

On dit qu’il ne faut point disputer des goûts, et on a raison quand il n’est question que du goût sensuel, de la répugnance qu’on a pour une certaine nourriture, de la préférence qu’on donne à une autre : on n’en dispute point, parce qu’on ne peut corriger un défaut d’organes. Il n’en est pas de même dans les arts ; comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore ; et on corrige souvent le défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer ni redresser ; c’est avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts, parce qu’ils n’en ont point.

Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n’est pas au rang des beaux-arts ; alors il mérite plutôt le nom de fantaisie. C’est la fantaisie plutôt que le goût qui produit tant de modes nouvelles.

Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après les siècles de perfection. Les artistes, craignant d’être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s’éloignent de la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie. Il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts. Le public, amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte, et il en paraît d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers ; le goût se perd ; on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon goût, qui ne peut plus revenir ; c’est un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule.

Il est de vastes pays où le goût n’est jamais parvenu : ce sont ceux où la société ne s’est point perfectionnée ; où les hommes et les femmes ne se réunissent point ; où certains arts, comme la sculpture, la peinture des êtres animés, sont défendus par la religion523. Quand il y a peu de société, l’esprit est rétréci, sa pointe s’émousse, il n’a pas de quoi se former le goût. Quand plusieurs beaux-arts manquent, les autres ont rarement de quoi se soutenir, parce que tous se tiennent par la main et dépendent les uns des autres. C’est une raison pourquoi les Asiatiques n’ont jamais eu d’ouvrages bien faits presqu’en aucun genre, et que le goût n’a été le partage que de quelques peuples de l’Europe.

Ne se trompe-t-on point quand on dit que c’est un malheur d’avoir le goût trop délicat, d’être trop connaisseur ; qu’alors on est trop choqué des défauts, et trop insensible aux beautés, qu’enfin on perd à être trop difficile524 ? N’est-il pas vrai, au contraire, qu’il n’y a véritablement de plaisir que pour les gens de goût ? Ils voient, ils entendent, ils sentent ce qui échappe aux hommes moins sensiblement organisés et moins exercés.

(Dictionnaire philosophique.)
Visite au temple du Goût

… Je fus fort étonné de ne pas trouver dans le sanctuaire bien des gens qui passaient, il y a soixante ou quatre-vingts ans, pour être les plus chers favoris du dieu du Goût. Les Pavillon, les Benserade, les Pellisson, les Segrais, les Saint-Évremont, les Balzac, les Voiture, ne me parurent pas occuper les premiers rangs. Ils les avaient autrefois, me dit un de mes guides ; ils brillaient avant que les beaux jours des belles-lettres fussent arrivés ; mais peu à peu ils ont cédé aux véritablement grands hommes : ils ne font plus ici qu’une assez médiocre figure. En effet, la plupart n’avaient guère que l’esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la dernière postérité.

 

Déjà de leurs faibles écrits
Beaucoup de grâces sont ternies,
Ils sont comptés encore au rang des beaux esprits,
Mais exclus du rang des génies.

 

Segrais voulait un jour entrer dans le sanctuaire en récitant ce vers des Despréaux (Art poét., ch. iv) :

Que Segrais dans l’Églogue en charme les forêts ;

 

mais la Critique, ayant lu par malheur pour lui quelques pages de son Enéide en vers français, le renvoya assez durement, et laissa venir à sa place madame de la Fayette, qui avait mis sous le nom de Segrais le roman aimable de Zaïde et celui de la Princesse de Clèves.

Le doux, mais faible Pavillon fait sa cour humblement à madame Deshoulières, qui est placée fort au-dessus de lui. L’inégal Saint-Evremont n’ose parler de vers à personne. Balzac assomme de longues phrases hyperboliques Voiture et Benserade, qui lui répondent par des pointes et des jeux de mots dont ils rougissent eux-mêmes le moment d’après. Je cherchais le fameux comte de Bussi. Madame de Sévigné, qui est aimée de tous ceux qui habitent le temple, me dit que son cher cousin, homme de beaucoup d’esprit, un peu trop vain, n’avait jamais pu réussir à donner au dieu du Goût cet excès de bonne opinion que le comte de Bussi avait de messire Roger de Rabutin525.

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Je vis les Muses présenter tour à tour sur l’autel du dieu des livres, des dessins et des plans de toute espèce. On voit sur cet autel le plan de cette belle façade du Louvre, dont on n’est point redevable au cavalier Bernini, qu’on fit venir inutilement en France avec tant de frais, et qui fut construite par Perrault et par Louis Le Vau, grands artistes trop peu connus. Là est le dessin de la porte Saint-Denis dont la plupart des Parisiens ne connaissent pas plus la beauté que le nom de François Blondel qui acheva ce monument. Cette admirable fontaine qu’on regarde si peu, et qui est ornée des précieuses sculptures de Jean Goujon526, mais qui le cède en tout à l’admirable fontaine de Bouchardon527, et qui semble accuser la grossière rusticité de toutes les autres. Le portail de Saint-Gervais, chef-d’œuvre d’architecture, auquel il manque une église, une place et des admirateurs, et qui devrait immortaliser le nom de Desbrosses, encore plus que le palais du Luxembourg, qu’il a aussi bâti. Tous ces monumens, négligés par un vulgaire toujours barbare et par les gens du monde toujours légers, attirent souvent les regards du dieu.

On nous fit voir ensuite la bibliothèque de ce palais enchanté ; elle n’était pas ample… Presque tous les livres y sont corrigés et retranchés de la main des Muses. On y voit entre autres l’ouvrage de Rabelais, réduit tout au plus à un demi-quart. Marot, qui n’a qu’un style et qui chante du même ton les psaumes de David et les merveilles d’Alix, n’a plus que huit ou dix feuillets. Voiture et Sarrasin n’ont pas à eux deux plus de soixante pages.

Enfin on nous fit passer dans l’intérieur du sanctuaire. Là, les mystères du dieu furent dévoilés ; là, je vis ce qui doit servir d’exemple à la postérité : un petit nombre de véritablement grands hommes s’occupaient à corriger les fautes de leurs écrits excellens, qui seraient des beautés dans les écrits médiocres.

L’aimable auteur du Télémaque retranchait des répétitions et des détails inutiles dans son roman moral, et rayait le titre de poème épique que quelques zélés indiscrets lui donnent ; car il avoue sincèrement qu’il n’y a point de poème en prose.

 

Ce grand, ce sublime Corneille,
Qui plut moins bien à notre oreille
Qu’à notre esprit, qu’il étonna ;
Ce Corneille qui crayonna
L’âme d’Auguste et de Cinna,
De Pompée et de Cornélie,
Jetait au feu sa Pulchérie,
Agésilas et Surena,
Et sacrifiait sans faiblesse
Tous ces enfans infortunés,
Fruits languissans de sa vieillesse,
Trop indignes de leurs aînés.

Plus pur, plus élégant, plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant, sans nous surprendre,
Et ne se démentant jamais,
Racine observe les portraits
De Bajazet, de Xipbarès,
De Britannicus, d’Hippolyte.
À peine il distingue leurs traits :
Ils ont tous le même mérite ;
Tendres, galans, doux et discrets ;
Et l’Amour qui marche à leur suite
Les croit des courtisans français.

 

La Fontaine, qui avait conservé la naïveté de son caractère, et qui, dans le Temple du Goût, joignait un sentiment éclairé à cet heureux et singulier instinct qui l’inspirait pendant sa vie, retranchait quelques-unes de ses fables.

 

Là régnait Despréaux, leur maître en l’art d’écrire,
Lui qu’arma la raison des traits de la satire,
Qui, donnant le précepte et l’exemple à la fois,
Établit d’Apollon les rigoureuses lois.
Il revoit ses enfants avec un œil sévère ;
De la triste Équivoque il rougit d’être père,
Et rit des traits manqués du pinceau faible et dur
Dont il défigura le vainqueur de Namur ;
Lui-même il les efface, et semble encor nous dire :
« Ou sachez vous connaître, ou gardez-vous d’écrire. »

 

Despréaux, par un ordre exprès du dieu du Goût, se réconciliait avec Quinault, qui est le poète des grâces, comme Despréaux est le poète de la raison.

 

Mais le sévère satirique
Embrassait encore en grondant
Cet aimable et tendre lyrique,
Qui lui pardonnait en riant.

 

« Je ne me réconcilie point avec vous, disait Despréaux, que vous ne conveniez qu’il y a bien des fadeurs dans ces opéras si agréables. — Cela peut bien être, dit Quinault ; mais avouez aussi que vous n’eussiez jamais fait Atys ni Armide. »

 

« Dans vos scrupuleuses beautés,
« Soyez vrai, précis, raisonnable :
« Que vos écrits soient respectés ;
« Mais pardonnez-moi d’être aimable. »

 

Après avoir salué Despréaux et embrassé tendrement Quinault, je vis l’inimitable Molière, et j’osai lui dire :

 

Le sage, le discret Térence
Est le premier des traducteurs ;
Jamais dans sa froide élégance
Des Romains il n’a peint les mœurs ;
Tu tus le peintre de la France :
Nos bourgeois à sots préjugés,
Nos petits marquis rengorgés,
Nos robins toujours arrangés,
Chez toi venaient se reconnaître ;
Et tu les aurais corrigés
Si l’esprit humain pouvait l’être.

 

« Ah ! disait-il, pourquoi ai-je été forcé d’écrire quelquefois pour le peuple ? Que n’ai-je toujours été le maître de mon temps ? j’aurais trouvé des dénouemens plus heureux ! j’aurais moins fait descendre mon génie au bas comique. »

(Le Temple du Goût, 1731.)
Les embellissemens de la ville de Cachemire528

Les habitans de Cachemire sont doux, légers, occupés de bagatelles, comme d’autres peuples le sont d’affaires sérieuses et vivent comme des enfans qui ne savent jamais la raison de ce qu’on leur ordonne, qui murmurent de tout, se consolent de tout, se moquent de tout et oublient tout529.

Ils n’avaient naturellement aucun goût pour les arts. Le royaume de Cachemire a subsisté plus de treize cents ans sans avoir eu ni de vrais philosophes, ni de vrais poètes, ni d’architectes passables, ni de peintres, ni de sculpteurs. Ils manquèrent longtemps de manufactures et de commerce, au point que pendant plus de mille ans, quand un marquis cachemirien voulait avoir du linge et un beau pourpoint, il était obligé d’avoir recours à un Juif ou à un Banian. Enfin, vers le commencement du dernier siècle, il s’éleva dans Cachemire quelques hommes qui semblaient n’être pas de la nation, et qui, nourris de la science des Persans et des Indiens, portèrent la raison et le génie aussi loin qu’ils peuvent aller. Il se trouva un sultan qui encouragea ces grands hommes, et qui à l’aide d’un bon vizir530 poliça, embellit et enrichit le royaume. Les Cachemiriens reçurent tous ses bienfaits en plaisantant, et firent des chansons contre le Sultan, contre le ministre et contre les grands hommes qui les éclairaient.

Les arts languirent longtemps à Cachemire. Le feu que des génies inspirés du ciel avaient allumé fut couvert de cendres. La nature parut épuisée. La gloire des arts à Cachemire ne consistait presque plus que dans les pieds et dans les mains. Il y avait des gens fort adroits qui avaient l’art de passer une jambe pardessus l’autre, au son des instrumens, avec une grâce merveilleuse ; d’autres qui inventaient toutes les semaines une façon admirable d’ajuster un ruban, et enfin, d’excellens chimistes qui, avec de l’essence de jambon et autres semblables élixirs, mettaient en peu d’années toute une maison entre les mains des médecins et des créanciers. Les Cachemiriens parvinrent par ces beaux arts à fournir de modes, de danseurs et de cuisiniers presque toute l’Asie.

On parlait cependant beaucoup de rendre la capitale plus commode, plus propre, plus saine et plus belle qu’elle ne l’était : on en parlait, et on ne faisait rien. Un philosophe de l’Indoustan, grand amateur du bien public, et qui disait volontiers et inutilement son avis quand il s’agissait de rendre les hommes plus heureux et de perfectionner les arts, passa par la capitale de Cachemire ; il eut avec un des principaux bostangis531 un long entretien sur la manière de donner à cette ville tout ce qui lui manquait. Le bostangi convenait qu’il était honteux de n’avoir pas un grand et magnifique temple semblable à celui de Pékin ou d’Agra532 ; que c’était une pitié de n’avoir aucun de ces grands bazars, c’est-à-dire de ces marchés et de ces magasins publics entourés de colonnes, et servant à la fois à Futilité et à l’ornement. Il avouait que les salles destinées aux jeux publics étaient indignes d’une ville de quatrième ordre ; qu’on voyait avec indignation de très-vilaines maisons sur de très-beaux ponts et qu’on désirait en vain des places, des fontaines, des statues et les monumens qui font la gloire d’une nation.

Permettez-moi, dit le philosophe indien, de vous faire une petite question. Que ne vous donnez-vous tout ce qui vous manque ? Oh ! dit le petit Bostangi, il n’y a pas moyen, cela coûterait trop cher. Cela ne coûterait rien du tout, dit le philosophe. On nous a déjà établi ce beau paradoxe, reprit le citoyen ; mais ce sont des discours de sage, c’est-à-dire, des choses admirables dans la théorie et ridicules dans la pratique, nous sommes rebattus de ces belles sentences. Mais qu’avez-vous répondu, dit le philosophe, à ceux qui vous ont représenté qu’il ne s’agissait que de vouloir pleinement, et qu’il n’en coûterait rien à l’état, de Cachemire pour orner votre capitale, pour faire toutes les grandes choses dont elle a besoin ? Nous-n’avons rien répondu, dit le bostangi ; nous nous sommes mis à rire, selon notre coutume, |et nous n’avons rien examiné. Oh ! bien, dit le philosophe, riez moins, examinez davantage, et je vais vous démontrer ce paradoxe qui vous rendrait heureux, et qui vous alarme. Le Cachemirien, qui était un homme fort poli, se mordit les lèvres, de peur d’éclater au nez de l’Indien, et ils eurent ensemble la conversation suivante.

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(Dialogues et entretiens philosophiques, Dialogue Ier)
Christophe Colomb

C’est ici le plus grand évènement de notre globe, dont une moitié avait toujours été ignorée de l’autre. Tout ce qui a paru grand jusqu’ici semble disparaître devant cette espèce de création nouvelle.

Colombo, frappé des entreprises des Portugais, conçut qu’on pouvait faire quelque chose de plus grand, et, par la seule inspection d’une carte de notre univers, jugea qu’il devait en avoir un autre, et qu’on le trouverait en voguant toujours vers l’occident. Son courage fut égal à la force de son esprit, et d’autant plus grand qu’il eut à combattre les préjugés de tous les princes. Gênes, sa patrie, qui le traita de visionnaire, perdit la seule occasion de s’agrandir qui pouvait s’offrir pour elle. Henri VII, roi d’Angleterre, plus avide d’argent que capable d’en hasarder dans une si noble entreprise, n’écouta pas le frère de Colombo ; lui-même fut refusé en Portugal par Jean II, dont les vues étaient entièrement tournées du côté de l’Afrique. Il ne pouvait s’adresser à la France, où la marine était toujours négligée, et les affaires autant que jamais en confusion sous la minorité de Charles VIII. L’empereur Maximilien n’avait ni ports pour une flotte, ni argent pour l’équiper. Venise eût pu s’en charger ; mais, soit que l’aversion des Gênois pour les Vénitiens ne permît pas à Colombo de s’adresser à la rivale de sa patrie, soit que Venise ne conçût de grandeur que dans son commerce d’Alexandrie et du Levant, Colombo n’espéra qu’en la cour d’Espagne. Ce ne fut pourtant qu’après huit ans de sollicitations que la cour d’Isabelle consentit au bien que le citoyen de Gênes voulait lui faire. La cour d’Espagne était pauvre : il fallut que le prieur Pérez et deux négociants, nommés Penzone, avançassent dix-sept mille ducats pour les frais de l’armement. Colombo eut de la cour une patentent partit enfin du port de Palos en Andalousie, avec trois petits vaisseaux, et un vain titre d’amiral.

Des îles Canaries, où il mouilla, il ne mit que trente-trois jours pour découvrir la première île de l’Amérique, et, pendant ce court trajet, il eut à soutenir plus de murmures de son équipage qu’il n’avait essuyé de refus des princes de l’Europe. Cette île, située environ à mille lieues des Canaries, fut nommée San-Salvador. Aussitôt il découvrit les autres îles Lucayes, Cuba, Hispagnola, nommée aujourd’hui Saint-Domingue. Ferdinand et Isabelle furent dans une singulière surprise de le voir revenir au bout de sept mois avec des Américains d’Hispagnola, des raretés du pays, et surtout de l’or qu’il leur présenta. Le roi et la reine le firent asseoir et couvrir comme un grand d’Espagne, le nommèrent grand-amiral, et vice-roi du Nouveau-Monde : il était regardé partout comme un homme unique envoyé du ciel. C’était alors à qui s’embarquerait sous ses ordres. Il repart avec une flotte de dix-sept vaisseaux. Il trouve encore de nouvelles îles, les Antilles et la Jamaïque. Le doute s’était changé en admiration pour lui à son premier voyage ; mais l’admiration se tourna en envie au second.

Il était amiral, vice-roi, et pouvait ajouter à ces titres celui de bienfaiteur de Ferdinand et d’Isabelle. Cependant des juges envoyés sur ses vaisseaux mêmes pour veiller sur sa conduite le ramenèrent en Espagne. Le peuple, qui entendit que Colombo arrivait, courut au devant de lui comme du génie tutélaire de l’Espagne : on tira Colombo du vaisseau ; il parut, mais avec les fers aux pieds et aux mains.

Ce traitement lui avait été fait par l’ordre de Fonséca, évêque de Burgos, intendant des armements. L’ingratitude était aussi grande que les services. Isabelle en fut honteuse ; elle répara cet affront autant qu’elle le put ; mais on retint Colombo quatre années ; soit qu’on craignit qu’il ne prît pour lui ce qu’il avait découvert, soit qu’on voulût seulement avoir le temps de s’informer de sa conduite. Enfin on le renvoya encore dans le Nouveau-Monde. Ce fut à ce troisième voyage qu’il aperçut le continent à dix degrés de l’équateur, et qu’il vit la côte où l’on a bâti Carthagène533.

La cendre de Colombo ne s’intéresse plus à la gloire qu’il eut pendant sa vie d’avoir doublé les œuvres de la création ; mais les hommes aiment à rendre justice aux morts, soit qu’ils se flattent de l’espérance qu’on la rendra mieux aux vivants, soit qu’ils aiment naturellement la vérité. Americo Vespucci, négociant florentin, jouit de la gloire de donner son nom à la nouvelle moitié du globe, dans laquelle il ne possédait pas un pouce de terre : il prétendit avoir le premier découvert le continent. Quand il serait vrai qu’il eût fait cette découverte, la gloire n’en serait pas à lui ; elle appartient incontestablement à celui qui eut le génie et le courage d’entreprendre le premier voyage.

(Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, chap. clxv.)
Sagesse du ministre Zadig

Le roi534 avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette place. Zadig fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne fit sentir à personne le poids de sa dignité. Il ne gêna point les voix du divan, et chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui déplaire. Quand il jugeait une affaire, ce n’était pas lui qui jugeait, c’était la loi ; mais quand elle était trop sévère, il la tempérait, et, quand on manquait de lois, son équité en faisait qu’on aurait prises pour celles de Zoroastre.

C’est de lui que les nations tiennent ce grand principe, qu’il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois étaient faites pour secourir les citoyens, autant que pour les intimider. Son principal talent était de démêler la vérité que tous les hommes cherchent à obscurcir. Dès le premier jour de son administration il mit ce grand talent en usage.

Un fameux négociant de Babylone était mort aux Indes ; il avait fait ses héritiers ses deux fils par portions égales, après avoir marié leur sœur, et il laissait un présent de trente mille pièces d’or à celui qui serait jugé l’aimer d’avantage. L’aîné lui bâtit un tombeau, le second augmenta d’une partie de son héritage la dot de sa sœur ; chacun disait : C’est l’aîné qui aime mieux son père, le cadet aime mieux sa sœur ; c’est à l’aîné qu’appartiennent les trente mille pièces. Zadig les fit venir tous deux l’un après l’autre. Il dit à l’aîné : Votre père n’est point mort, il est guéri de sa dernière maladie, il revient à Babylone. Dieu soit loué ! répondit le jeune homme ; mais voilà un tombeau qui m’a coûté bien cher. Zadig dit ensuite la même chose au cadet. Dieu soit loué ! répondit-il, je vais rendre à mon père tout ce que j’ai, mais je voudrais qu’il laissât à ma sœur ce que je lui ai donné. Vous ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces : c’est vous qui aimez le mieux votre père.

Il venait tous les jours des plaintes à la cour contre l’itimadoulet de Médie, nommé Irax. C’était un grand seigneur dont le fond n’était pas mauvais, mais qui était corrompu par la vanité et par la volupté. Il souffrait rarement qu’on lui parlât, et jamais qu’on osât le contredire. Les paons ne sont pas plus vains, les tortues ont moins de paresse ; il ne respirait que la fausse gloire et les faux plaisirs : Zadig entreprit de le corriger.

Il lui envoya de la part du roi un maître de musique avec douze voix et vingt-quatre violons, un maître d’hôtel avec six cuisiniers et quatre chambellans, qui ne devaient pas le quitter. L’ordre du roi portait que l’étiquette suivante serait inviolablement observée ; et voici comme les choses se passèrent. Le premier jour, dès que le voluptueux Irax fut éveillé, le maître de musique entra, suivi des voix et des violons : on chanta une cantate qui dura deux heures, et de trois minutes en trois minutes le refrain était :

 

Que son mérite est extrême !
Que de grâce, que de grandeur !
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui-même !

 

Après de la cantate un chambellan lui fit une harangue de trois quarts d’heure, dans laquelle on le louait expressément de toutes les bonnes qualités qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit à table au son des instrumens. Le dîner dura trois heures ; dès qu’il ouvrit la bouche pour parler le premier chambellan dit : Il aura raison. À peine eut-il prononcé quatre paroles, que le second chambellan s’écria : Il a raison. Les deux autres chambellans firent de grands éclats de rire des bons mots qu’Irax avait dit ou qu’il avait dû dire. Après dîner on lui répéta la cantate.

Cette première journée lui parut délicieuse, il crut que le roi des rois l’honorait selon ses mérites ; la seconde lui parut moins agréable ; la troisième fut gênante ; la quatrième fut insupportable ; la cinquième fut un supplice. Enfin, outré d’entendre toujours chanter : Ah ! combien monseigneur doit être content de lui-même ! d’entendre toujours dire qu’il avait raison, et d’être harangué chaque jour à la même heure, il écrivit en cour pour supplier le roi qu’il daignât rappeler ses chambellans, ses musiciens, son maître d’hôtel, il promit d’être désormais moins vain et plus appliqué, il se fit moins encenser, eut moins de fêtes, et fut plus heureux ; car comme dit le Sadder535, toujours au plaisir n’est pas du plaisir.

(Zadig, histoire orientale, chap. VI).
À M. l’abbé Moussinot536

Cirey, 2 janvier [1739]

Une compote de marrons glacées, de cachou, de pastilles et de louis d’or, est arrivée avec tant de mélange, de bruit et de sassemens continuels, que la boîte a crevé. Tout ce qui n’est pas or est en cannelle, et cinq louis se sont échappés dans les batailles ; ils ont fui si loin qu’on ne sait où ils sont. Bon voyage à ces messieurs. Quand vous m’enverrez les cinquante suivans, mon cher ami, mettez-les à part bien cachetés, à l’abri des culbutes.

Je vous recommande toujours les Lezeau, les d’Auneuil, Villars, d’Estaing, Clément, Arouet, et autres ; il est bon de les accoutumer à un paiement exact, et de ne pas leur laisser contracter de mauvaises habitudes. — Je vous demande pardon, mon cher ami : mais ma délégation est un droit, et ce serait l’infirmer que de la soumettre au prince de Guise. Point de politesses dangereuses, même envers les altesses.

Au chevalier de Mouhi537, encore cent francs et mille excuses ; encore deux cents et deux mille excuses à Prault538 fils. Un louis d’or à d’Arnaud539, sur le champ.

J’ai pardonné à Demoulin, je pardonne encore à Jore540 ; le premier est repentant, le second a donné son désistement à M. Hérault541 ; il a avoué ce que j’avais deviné. Il est pauvre, je ferai quelque chose pour lui. Je suis un peu malade, mais je vous aime comme si je me portais bien.

À M. le marquis d’Argenson.
Lettre de recommandation542

À Cirey, 7 mars 1739.

Que direz-vous de moi, monsieur ? Vous faites sentir vos bontés de la manière la plus bienfaisante, vous ne semblez me laisser de sentimens que ceux de la reconnaissance, et il faut avec cela que je vous importune encore. Non, ne me croyez pas assez hardi ; mais voici le fait. Un grand garçon bien fait, aimant les vers, ayant de l’esprit, ne sachant que faire, s’avise de se faire présenter, je ne sais comment, à Cirey. Il m’entend parler de vous comme de mon ange gardien. « Oh ! oh ! dit-il, s’il vous fait du bien, il m’en fera donc : écrivez-lui en ma faveur. — Mais, monsieur, considérez que j’abuserais. — Eh bien, abusez, dit-il ; je voudrais être à lui, s’il va enembassade : je ne demande rien, je le servirai à tout ce qu’il voudra ; je suis diligent, je suis bon garçon, je suis de fatigue ; enfin donnez-moi une lettre pour lui. « Moi, qui suis bonhomme, je lui donne la lettre. Dès qu’il la tient, il se croit trop heureux. Je verrai M. d’Argenson ! — Et voilà mon grand garçon qui vole à Paris.

J’ai donc, monsieur, l’honneur de vous en avertir. Il se présentera à vous avec une belle mine et une chétive recommandation. Pardonnez-moi, je vous en conjure, cette importunité ; ce n’est pas ma faute. Je n’ai pu résister au plaisir de me ganter de vos bontés, et un passant a dit : J’en retiens part.

S’il arrivait en effet, que ce jeune homme fût sage, serviable, instruit, et qu’allant en ambassade vous eussiez par hasard besoin de lui, informez-vous-en au noviciat des jésuites. Il a été deux ans novice.

Pour moi, je vivrai pour vous être à jamais attaché avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance.

À Madame la marquise Du Deffant

À Colmar, 19 de mai 1754.

Savez-vous le latin, madame ? Non : voilà pourquoi vous me demandez si j’aime mieux Pope que Virgile. Ah ! madame, toutes nos langues modernes sont sèches, pauvres et sans harmonie, en comparaison de celles qu’ont parlées nos premiers maîtres, les Grecs et les Romains. Nous ne sommes que des violons de village. Comment voulez-vous d’ailleurs que je compare des épîtres à un poème épique, aux amours de Didon, à l’embrasement de Troie, à la descente d’Enée aux enfers ?

Je crois l’Essai sur l’homme de Pope le premier des poèmes didactiques, des poèmes philosophiques ; mais ne mettons rien à côté de Virgile. Vous le connaissez par les traductions ; mais les poètes ne se traduisent point : peut-on traduire de la musique ? Je vous plains, madame, avec le goût et la sensibilité éclairée que vous avez, de ne pouvoir lire Virgile. Je vous plaindrais davantage si vous lisiez des Annales543, quelque courtes qu’elles soient. L’Allemagne en miniature n’est pas faite pour plaire à une imagination française telle que la vôtre.

Je vous écris rarement, madame, quoique, après le plaisir de lire vos lettres, celui d’y répondre comme je peux soit le plus grand pour moi ; mais je suis enfoncé dans des travaux pénibles qui partagent mon temps avec la maladie. Je n’ai point de temps à moi, car je souffre et je travaille sans cesse. Cela fait une vie pleine, pas tout à fait heureuse ; mais où est le bonheur ? je n’en sais rien, madame ; c’est un beau problème à résoudre…

À M. de Bastide544

Je n’imagine pas, monsieur le Spectateur du monde, que vous projetiez de remplir vos feuilles du monde physique. Socrate, Epictète et Marc-Aurèle laissaient graviter toutes les sphères les unes sur les autres pour ne s’occuper qu’à régler les mœurs. Est-ce donc le monde moral que vous prenez pour objet de vos spéculations ? Mais que vous voulez-vous à ce monde moral, que les précepteurs des nations ont déjà tant sermonné avec tant d’utilité ?

Il est fâcheux pour la nature humaine, j’en conviens avec vous, que l’or fasse tout, et le mérite presque rien ; que les vrais travailleurs, derrière la scène, aient à peine une subsistance honnête, tandis que des personnages en titre fleurissent sur le théâtre ; que les sots soient aux nues et les génies dans la fange.

On a quelque peine à voir, je l’avoue encore, ceux qui labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien dans le luxe ; de grands propriétaires qui s’approprient jusqu’à l’oiseau qui vole et au poisson qui nage ; des vassaux tremblans qui n’osent délivrer leurs moissons du sanglier qui les dévore ; des violences dans le pouvoir, qui enfantent d’autres violences dans le peuple ; le droit du plus fort faisant la loi, non seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.

Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, vous voudriez la changer ! voilà votre folie, à tous autres moralistes. Montez en chaire avec Bourdaloue, on prenez la plume avec la Bruyère, temps perdu : le monde ira toujours comme il va. Un gouvernement qui pourrait pourvoir à tout en ferait plus en un an que tout l’ordre des frères prêcheurs n’en a fait depuis son institution.

Lycurgue, en fort peu de temps, éleva les Spartiates au-dessus de l’humanité. Les ressorts de sagesse que Confucius imagina, il y a plus de deux mille ans, ont encore leur effet à la Chine. Mais, comme ni vous ni moi ne sommes faits pour gouverner, si vous avez de si grandes démangeaisons de réforme, réformez vos vertus, dont les effets pourraient à la fin préjudicier à la prospérité de l’État. Cette réforme est plus facile que celle des vices. La liste des vertus outrées serait longue ; j’en indiquerai quelques-unes ; vous devinerez aisément les autres.

On s’aperçoit, en parcourant nos campagnes, que les enfans de la terre ne mangent que fort au-dessous du besoin : on a peine à concevoir cette passion immodérée pour l’abstinence. On croit même qu’ils se sont mis dans la tête qu’ils seront plus sains en faisant jeûner les bestiaux. Qu’arrive-t-il ? les hommes et les animaux languissent, leurs générations sont faibles, les travaux sont suspendus, et la culture en souffre.

La patience est encore une vertu que les campagnes outrent peut-être.

Si les exacteurs des tributs s’en tenaient à la volonté du prince, patienter serait un devoir ; mais questionnez ces bonnes gens qui nous donnent du pain, ils vous diront que la façon de lever les impôts est cent fois plus onéreuse que le tribut même. La patience les ruine, et les propriétaires avec eux.

La chaire évangélique a cent fois reproché aux grands et aux rois leur dureté envers les indigens. Cette capitale s’est corrigée à toute outrance : les antichambres regorgent de serviteurs mieux nourris, mieux vêtus que les seigneurs des paroisses d’où ils sortent. Cet excès de charité ôte des soldats à la patrie et des cultivateurs aux terres.

Il ne faut pas, monsieur le Spectateur du monde, que le projet de réformer nos vertus vous scandalise : les fondateurs des ordres religieux se sont réformés les uns sur les autres. Une autre raison qui doit vous encourager, c’est qu’il est peut-être plus facile de discerner les excès du bien que de prononcer sur la nature du mal.

Croyez-moi, monsieur le Spectateur, je ne saurais trop vous le dire, attachez-vous à réformer vos vertus ; les homme » tiennent trop à leurs vices545.

Montesquieu (1689-1755)

Notice

Président à mortier au parlement de Bordeaux de 1716 à 1726, Montesquieu se fit d’abord connaître à l’Académie de Bordeaux par des Mémoires d’histoire naturelle, puis à la France par la spirituelle satire des Lettres Persanes (1721), dont plusieurs, sous leur forme légère, portent loin, et, en 1734, par le profond petit livre des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, qui complète Machiavel, Bossuet et Saint-Évremond. Des voyages qu’il fit, en observateur des hommes, des mœurs et des lois, à travers l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, la Suisse, la Hollande et l’Angleterre, de ses méditations, et d’un travail de vingt années, sortit, en 1748, son immortel Esprit des Lois.

L’esprit des lois, c’est le caractère de leurs rapports avec le gouvernement, les mœurs, le climat, le commerce, la religion ; plan vaste et simple, dont les parties et les détails ne sont pas toujours enchaînés avec une méthode sévère : Buffon en blâme, dans son Discours sur le style, les sections trop fréquentes. Le fond est lié, non la forme : certains chapitres (v, 13, xxv, 1) sont une épigramme en trois lignes. Le grave publiciste a souvent donné au plus sérieux et au plus dense des livres un tour d’imagination qui tait penser à son compatriote Montaigne : il a autant de piquant que de nerf. « Il est l’homme aux considérations ; il faut le prendre au mot ; et considérer n’est pas nécessairement raisonner, déduire et conclure… Il médite par saillies. » (M. Nisard). « J’avoue qu’il manque souvent d’ordre, malgré ses divisions en livres et en chapitres ; que quelquefois il donne une épigramme pour une définition, et une antithèse pour une pensée ; mais ce sera à jamais un génie heureux et profond, qui pense et qui fait penser. Son livre devrait être le bréviaire de ceux qui sont appelés à gouverner les autres. » (Voltaire, Lettre du 5 janvier 1759). — Voyez l’édition de M. Laboulaye, cher MM. Garnier frères.

Rica à ***.
Le vaniteux.

Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d’eux-mêmes ; leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure ; ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l’intérêt qu’ils y prennent les grossisse à vos yeux : ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé : ils sont un modèle universel, un sujet de comparaison inépuisable, une source d’exemples qui ne tarit jamais. Oh ! que la louange est fade, lorsqu’elle réfléchit vers le lieu d’où elle part !

Il y a quelques jours qu’un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talens : mais, comme il n’y a point de mouvement perpétuel en ce monde, il cessa de parler. La conversation nous revint donc, et nous la prîmes.

Un homme qui paroissoit assez chagrin commença par se plaindre de l’ennui répandu dans les conversations. Quoi ! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes et qui ramènent tout à eux ! — Vous avez raison, reprit brusquement notre discoureur : il n’y a qu’à faire comme moi ; je ne me lou jamais : j’ai du bien, de la naissance ; je fais de la dépense ; mes amis disent que j’ai quelque esprit ; mais je ne parle jamais de tout cela : si j’ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c’est ma modestie.

J’admirois cet impertinent ; et pendant qu’il parloit tout haut, je disois tout bas : Heureux celui qui a assez de vanite pour ne dire jamais du bien de lui, qui craint ceux qui l’écoutent, et ne compromet point son mérite avec l’orgueil des autres !

(Lettres persanes, L.)
Alexandre

Le projet d’Alexandre ne réussit que parce qu’il étoit sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions qu’ils firent de la Grèce, les conquêtes d’Agésilas et la retraite des Dix mille avoient fait connoitre au juste la supériorité des Grecs dans leur manière de combattre et dan » le genre de leurs armes ; et l’on savoit bien que les Perses étoient trop grands pour se corriger.

Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grèce par des divisions : elle étoit alors réunie sous un chef qui ne pouvoit avoir de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude que de l’éblouir par la destruction de ses ennemis éternels et par l’espérance de la conquête de l’Asie.

Un empire cultivé par la nation du monde la plus industrieuse, et qui travailloit les terres par principe de religion, fertile et abondant en toutes choses, donnoit à un ennemi toutes sortes de facilités pour y subsister.

On pouvoit juger par l’orgueil de ces rois, toujours vainement mortifiés par leurs défaites, qu’ils précipiteroient leur chute en donnant toujours des batailles, et que la flatterie ne permettroit jamais qu’ils pussent douter de leur grandeur.

Et non-seulement le projet étoit sage, mais il fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avoit, si j’ose me servir de ce terme, une saillie de raison qui le conduisoit, et que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire et qui avoient l’esprit plus gâté que lui, n’ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aise.

Il ne partit qu’après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étoient voisins et achevé d’accabler les Grecs : il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise ; il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens ; il attaqua les provinces maritimes ; il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n’être point séparé de sa flotte ; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre ; il ne manqua point de subsistances, et, s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.

Dans le commencement de son entreprise, c’est-à-dire dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il mit peu de chose au hasard : quand la fortune le mit au-dessus des événemens, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lors-qu’avant son départ il marche contre les Triballiens et les lllyriens, vous voyez une guerre comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu’il est de retour dans la Grèce, c’est comme malgré lui qu’il prend et détruit Thèbes ; campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix : ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu’il s’agit de combattre les forces maritimes des Perses, c’est plutôt Parménion qui a de l’audace, c’est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit, par principe, attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer de son commerce et de sa marine : Alexandre la détruisit. Il prit l’Égypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes, pendant qu’il assembloit des armées innombrables dans un autre univers.

Le passage du Granique fit qu’Alexandre se rendit maître des colonies grecques : la bataille d’Issus lui donna Tyr et l’Égypte : la bataille d’Arbèles lui donna toute la terre.

Après la bataille d’Issus, il laisse fuir Darius, et ne s’occupe qu’à affermir et à régler ses conquêtes ; après la bataille d’Arbèles, il le suit de si près, qu’il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n’entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir : les marches d’Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l’empire de l’univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire.

C’est ainsi qu’il fit ses conquêtes : voyons comment il les conserva.

Il résista à ceux qui vouloient qu’il traitât les Grecs comme maîtres et les Perses comme esclaves : il ne songea qu’à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu ; il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avoient servi à la faire ; il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs : c’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu’il montra tant de continence. Qu’est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône verse des larmes ? C’est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant puisse se vanter.

Rien n’affermit plus une conquête que l’union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avoit vaincue : il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages ; les Visigoths les défendirent en Espagne, et ensuite ils les permirent ; les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent : quand les Romains voulurent affaiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourroit se faire d’union par mariage entre les peuples des provinces.

Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques ; il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes ; les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs : il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu’ils lui fussent fidèles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs ; il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu’il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens à la tête des troupes et les gens du pays à la tête du gouvernement : aimant mieux courir le risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois) que d’une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes et tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples546. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Égyptiens : il les rétablit. Peu de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fît des sacrifices : il sembloit qu’il n’eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire : il voulut tout conquérir pour tout conserver ; et, quelque pays qu’il parcourût, ses premières idées, ses premiers desseins, furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie ; les seconds, dans sa frugalité et son économie particulière ; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées : elles s’ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison : c’étoit un Macédonien. Falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée : il étoit Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions : il brûla Persépolis et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir : de sorte qu’on ublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu ; de sorte qu’elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres ; de sorte que la postérité trouva la beauté de son âme presque à côté de ses emportemens et de ses foiblesses ; de sorte qu’il fallut le plaindre, et qu’il n’étoit plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César : quand César voulut imiter les rois d’Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d’Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de sa conquête.

(De l’Esprit des lois, X, 13 et 14.)
« Des égards que les monarques doivent à leurs sujets »

Il faut qu’ils soient extrêmement retenus sur la raillerie Elle flatte lorsqu’elle est modérée, parce qu’elle donne les moyens d’entrer dans la familiarité ; mais une raillerie piquante leur est bien moins permise qu’au dernier de leurs sujets, parce qu’ils sont les seuls qui blessent toujours mortellement547.

Encore moins doivent-ils faire à un de leurs sujets une insulte marquée : ils sont établis pour pardonner, pour punir ; jamais pour insulter.

Lorsqu’ils insultent leurs sujets, ils les traitent bien plus cruellement que ne traitent les siens le Turc ou le Moscovite. Quand ces derniers insultent, ils humilient et ne déshonorent point ; mais, pour eux, ils humilient et déshonorent.

Tel est le préjugé des Asiatiques, qu’ils regardent un affront fait par le prince comme l’effet d’une bonté paternelle ; et telle est notre manière de penser, que nous joignons au cruel sentiment de l’affront le désespoir de ne pouvoir nous en laver jamais.

Ils doivent être charmés d’avoir des sujets à qui l’honneur est plus cher que la vie, et n’est pas moins un motif de fidélité que de courage.

(Ibid., XII, 28.)
« Des mœurs du monarque »

Les mœurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois : il peut, comme elles, faire des hommes des bêtes et des bêtes faire des hommes. S’il aime les âmes libres, il aura des sujets ; s’il aime les âmes basses, il aura des esclaves. Veut-il savoir le grand art de régner : qu’il approche de lui l’honneur et la vertu ; qu’il appelle le mérite personnel. Il peut même quelquefois jeter les yeux sur les talent. Qu’il ne craigne point ses rivaux, qu’on appelle les hommes de mérite ; il leur est égal dès qu’il les aime. Qu’il gagne le cœur, mais qu’il ne captive point l’esprit. Qu’il se rende populaire. Il doit être flatté de l’amour du moindre de ses sujets ; ce sont toujours des hommes. Le peuple demande si peu d’égards qu’il est juste de les lui accorder : l’infinie distance qui est entre le souverain et lui empêche bien qu’il ne le gêne. Qu’exorable à la prière, il soit ferme contre les demandes : et qu’il sache que son peuple jouit de ses refus, et ses courtisans, de ses grâces.

(Ibid., XII, 27.)
De l’esclavage des nègres

Si j’avois à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les Nègres esclaves, voici ce que je dirois :

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre seroit trop cher, si l’on ne faisoit travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un maître très-sage, ait mis une âme, surtout une bonne âme, dans un corps tout noir.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étoient d’une si grande conséquence, qu’ils faisoient mourir tous les hommes roux qui leur tomboient entre les mains.

Une preuve que les Nêgres n’ont pas le sens commuti, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez les nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commenceroit à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux

Africains ; car, si elle étoit telle qu’ils le disent, ne seroit-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié548 ?

(Ibid., XV, 5.)
Portrait de la nation française

S’il y avoit dans le monde une nation qui eût une humeur sociale, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées ; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d’honneur, il ne faudroit point chercher à gêner, par des lois, ses manières, pour ne point gêner ses vertus. Si en général le caractère est bon, qu’importe dequelques défauts qui s’y trouvent ?

On y pourroit faire des lois pour corriger les mœurs, et borner le luxe ; mais qui sait si on n’y perdroit pas un certain goût qui seroit la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez-elle les étrangers ?

C’est au législateur suivre l’esprit de la nation lorsqu’il n’est pas contraire aux principes de gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, et en suivant notre génie naturel.

Qu’on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l’État n’y gagnera rien, ni pour le dedans ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieures549.

(Ibid., XIX, 5 : Combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une nation.)
Dialogue de Sylla et d’Eucrate

Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dictature, j’appris que la réputation que j’avois parmi les philosophes lui faisoit souhaiter de me voir. Il étoit à sa maison de Tibur, où il jouissoit des premiers momens tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes. Et, dès que nous fûmes seuls : « Sylla, lui dis-je, vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de médiocrité qui afflige presque tous les humains ? Vous avez renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus vous donnoient sur tous les hommes ? La fortune semble être gênée de ne plus vous élever aux honneurs. »

« Eucrate, me dit-il, si je ne suis plus en spectacle à l’univers, c’est la faute des choses humaines, qui ont des bornes, et non pas la mienne. J’ai cru avoir rempli ma destinée dès que je n’ai plus eu à faire de grandes choses.

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« J’ai étonné les hommes, et c’est beaucoup. Repassez dans votre mémoire l’histoire de ma vie : vous verrez que j’ai tout tiré de ce principe, et qu’il a été l’âme de toutes mes actions. Ressouvenez-vous de mes démêlés avec Marius : je fus indigné de voir un homme sans nom, fier de la bassesse de sa naissance, entreprendre de ramener les premières familles de Rome dans la foule du peuple ; et, dans cette situation, je portois tout le poids d’une grande âme. J’étois jeune, et je me résolus de me mettre en état de demander compte à Marius de ses mépris. Pour cela, je l’attaquai avec ses propres armes, c’est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la république.

Lorsque, par le caprice du sort, je fus obligé de sortir de Rome, je me conduisis de même : j’allai faire la guerre Mithridate ; et je crus détruire Marius à force de vaincre l’ennemi de Marius. Pendant que je laissois ce Romain jouir de son pouvoir sur la populace, je multipliois ses mortifications, et je le forçois tous les jours d’aller au Capitole rendre grâces aux dieux des succès dont je le désespérois. Je lui faisois une guerre de réputation plus cruelle cent fois que celle que mes légions faisoient au roi barbare. Il ne sortoit pas un seul mot de ma bouche qui ne marquât mon audace ; et mes moindres actions, toujours superbes, étoient pour Marius de funestes présages. Enfin, Mithridate demanda la paix : les conditions étoient raisonnables, et si Rome avoit été tranquille, ou si ma fortune n’avoit pas été chancelante, je les aurois acceptées. Mais le mauvais état de mes affaires m’obligea de les rendre plus dures ; j’exigeai qu’il détruisît sa flotte, et qu’il rendît aux rois ses voisins tous les États dont il les avoit dépouillés. « Je te laisse, lui dis-je, le royaume de tes pères, à toi qui devrois me remercier de ce que je te laisse la main avec laquelle tu as signé l’ordre de faire mourir en un jour cent mille Romains. » Mithridate resta immobile ; et Marius, au milieu de Rome, en trembla.

« Cette même audace, qui m’a si bien servi contre Mithridate, contre Marius, contre son fils, contre Thélésinus, contre le peuple, qui a soutenu toute ma dictature, a aussi défendu ma vie quand je l’ai quittée ; et ce jour assure ma liberté pour jamais.

« Seigneur, lui dis-je, Marius raisonnoit comme vous, lorsque, couvert du sang de ses ennemis et de celui des Romains, il montroit cette audace que vous avez punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de plus et de plus grands excès. Mais, en prenant la dictature, vous avez donné l’exemple du crime que vous avez puni. Voilà l’exemple qui sera suivi, et non pas celui d’une modération qu’on ne fera qu’admirer.

« Quand les dieux ont souffert que Sylla se soit impunément fait dictateur dans Rome, ils y ont proscrit la liberté pour jamais. Il faudroit qu’ils fissent trop de miracles pour arracher à présent du cœur de tous les capitaines romains l’ambition de régner. Vous leur avez appris qu’il y avoit une voie bien plus sûre pour aller à la tyrannie et la garder sans péril. Vous avez divulgué ce fatal secret, et ôté ce qui fait seul les bons citoyens d’une république trop riche et trop grande, le désespoir de pouvoir l’opprimer. »

Il changea de visage, et se tut un instant. « Je ne crains, me dit-il avec émotion, qu’un homme, dans lequel je crois voir plusieurs Marius550. Le hasard, ou bien un destin plus fort, me l’a fait épargner. Je le regarde sans cesse ; j’étudie son âme ; il y cache des desseins profonds ; mais, s’il ose jamais former celui de commander à des hommes que j’ai faits mes égaux, je jure, par les dieux, que je punirai son insolence. »

Des plaisirs de l’ordre

Il ne suffit pas de montrer à l’âme beaucoup de choses ; il faut les lui montrer avec ordre ; car pour lors nous nous ressouvenons de ce que nous avons vu ; et nous commençons à imaginer ce que nous verrons ; notre âme se félicite de son étendue et de sa pénétration : mais, dans un ouvrage où il n’y a point d’ordre, l’âme sent à chaque instant troubler celui qu’elle y veut mettre. La suite que l’auteur s’est faite et celle que nous nous faisons se confondent ; l’âme ne retient rien, ne prévoit rien ; elle est humiliée par la confusion de ses idées, par l’inanité qui lui reste ; elle est vraiment fatiguée et ne peut goûter aucun plaisir : c’est pour cela que, quand le dessein n’est pas d’exprimer ou de montrer la confusion, on met toujours de l’ordre dans la confusion même. Ainsi les peintres groupent leurs figures ; ainsi ceux qui peignent les batailles mettent sur le devant de leurs tableaux les choses que l’œil doit distinguer, et la confusion dans le fond et le lointain.

(Essai sur le goût.)
Pensées diverses

Je suis amoureux de l’amitié.

Deux chefs-d’œuvre : la mort de César dans Plutarque, et celle de Néron dans Suétone. Dans l’une on commence par avoir pitié des conjurés qu’on voit en péril, et ensuite de César qu’on voit assassiné. Dans celle de Néron, on est étonné de le voir obligé par degrés de se tuer, sans aucune cause qui l’y contraigne, et cependant de façon à ne pouvoir l’éviter.

Un honnête homme (Rollin) a, par ses ouvrages d’histoire, enchanté le public. C’est le cœur qui parle au cœur ; on sent une secrète satisfaction d’entendre parler la vertu : c’est l’abeille de la France551.

La France n’a jamais eu de meilleur citoyen que Louis XII.

Le maréchal de Catinat a soutenu la victoire avec modestie, et la disgrâce avec majesté, grand encore après la perte de sa réputation même.

Quand on court après l’esprit on attrape la sottise.

L’attente est une chaîne qui lie tous nos plaisirs.

Il faut avoir beaucoup étudié pour savoir peu.

J’aime les paysans ; ils ne sont pas assez savans pour raisonner de travers.

Il ne faut point faire par les lois ce qu’on peut faire par les mœurs.

En fait de parure, il faut toujours rester au-dessous de ce qu’on peut.

Une belle action est celle qui a de la bonté, et qui demande de la force pour la faire.

La pudeur sied bien à tout le monde ; mais il faut savoir la vaincre, et jamais la perdre.

J.-J. Rousseau (1712-1778.

Notice

Jean-Jacques Rousseau, fils d’un horloger de Genève, tour à tour vagabond, laquais, scribe, professeur et copiste de musique, précepteur, prit à Paris, presque âgé de quarante ans, la plume la plus éloquente du siècle. Lié avec les philosophes et les gens de lettres, il se fit une route à part. À cette société raffinée qui tombait en dissolution, et croyait se corriger en se raillant, il prêcha le retour à la nature, dans les deux Discours sur les sciences et les arts (1750) et sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1754), qui furent son début ; dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles ; dans la Nouvelle Héloïse, roman par lettres ; dans le Contrat social, où « apparurent les trois mots de la Révolution, tracés d’une main de feu » (Michelet) ; dans l’Émile, traité ou roman sur l’éducation, qui contient la Profession de foi du vicaire savoyard, etc. Condamné par les pouvoirs civils et religieux, il se crut à la fin l’objet d’une persécution systématique et universelle, et, dans cette sorte d’hallucination maladive, il écrivit les admirables pages de ses Rêveries d’un promeneur solitaire. Musicien, il a donné l’opéra du Devin de village, longtemps fameux, et imaginé une notation chiffrée ; botaniste, il a donné des Lettres sur la botanique. Sa gloire incontestée est d’avoir révélé à ses contemporains le sentiment de la nature extérieure, qu’il a aimée avec passion et peinte avec génie.

La vraie liberté

Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir ; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, et n’épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne t’a point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît, et autant qu’il lui plaît. La liberté, ton pouvoir ne s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, et pas au-delà ; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige. La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion : car tu dépends des préjuges de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien, par force, que tu changes de manière d’agir. Ceux qui t’approchent n’ont qu’à savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, ou des favoris qui te gouvernent, ou celles de ta famille, ou les tiennes propres, ces visirs, ces courtisans, ces soldats, ces valets, et jusqu’à des enfans, quand tu serois un Thémistocle en génie552, vont te mener comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire ; jamais ton autorité réelle n’ira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt qu’il faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés. Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit ; mais toi, qu’es-tu ? Le sujet de tes ministres : et tes ministres à leur tour que sont-ils ? Les sujets de leurs commis, les valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, et puis versez l’argent à pleines mains, dressez des batteries de canon, élevez des gibets, des roues, donnez des lois, des édits, multipliez les espions, les soldats, les bourreaux, les prisons, les chaînes ; pauvres petits hommes, de quoi vous sert tout cela ? Vous n’en serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moins trompés, ni plus absolus. Vous direz toujours, nous voulons, et vous ferez toujours ce que voudront les autres.

Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin, pour la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des siens : d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais la liberté : l’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et ne fait que ce qu’il lui plaît.

(Émile, livre IIe.)
Les projets et la mort de Pyrrhus

Quand, en lisant la vie de cet insensé, on trouvera que tous ces grands desseins ont abouti à s’aller faire tuer par la main d’une femme ; au lieu d’admirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-on dans tous les exploits d’un si grand capitaine, dans toutes les intrigues d’un si grand politique, si ce n’est autant de pas pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devoit terminer sa vie et ses projets par une mort déshonorante ? Tous les conquérans n’ont pas été tués ; plusieurs paroîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vulgaires ; mais celui qui, sans s’arrêter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par l’état de leurs cœurs, verra leurs misères dans leurs succès mêmes ; il verra leurs désirs et leurs soucis rongeans s’étendre et s’accroître avec leur fortune ; il les verra perdre haleine en avançant, sans jamais parvenir à leurs termes : il les verra semblables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s’engageant pour la première fois dans les Alpes, pensent les franchir à chaque montagne, et, quand ils sont au sommet, trouvent avec découragement de plus hautes montagnes au devant d’eux.

(Ibid., livre IV.)
L’Évangile

Je vous avoue que la majesté des Écritures m’étonne ; la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ! Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur ! quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ? quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir, sans foiblesse et sans ostentation ! Quand Platon553 peint son Juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ ; la ressemblance est si frappante, que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ! Quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage ; et, si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douteroit si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il inventa, dit-on, la morale ; d’autres, avant lui, l’avoient mise en pratique ; il ne fit que dire ce qu’ils avoient fait, et ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Aristide avoit été juste avant que Socrate eût dit ce que c’étoit que la justice ; Léonidas étoit mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d’aimer la patrie ; Sparte étoit sobre avant que Socrate eût loué la sobriété ; avant qu’il eût défini la vertu, la Grèce abondoit en hommes vertueux. Mais où Jésus avoit-il pris chez les siens cette morale élevée et pure, dont lui seul a donné les leçons et l’exemple ? Du sein du plus furieux fanatisme, la plus haute sagesse se fit entendre, et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus, expirant dans les tourmens, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés.

Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. Dira-t-on que l’histoire de l’Évangile est inventée à plaisir ? Ce n’est pas ainsi qu’on invente ; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond c’est reculer la difficulté sans la détruire. Il seroit plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce livre, qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n’eussent trouvé ni ce ton, ni cette morale ; et l’Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappans, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en seroit plus étonnant que le héros.

(Ibid., livre IV.)
Lettre à M. de Malesherbes

Montmorency, le 26 janvier 1762.

Je ne saurois vous dire, monsieur, combien j’ai été touché de voir que vous m’estimiez le plus malheureux des hommes. Le public, sans doute, en jugera comme vous, et c’est encore ce qui m’afflige. Oh ! que le sort dont j’ai joui n’est-il connu de tout l’univers ! chacun voudroit s’en faire un semblable ; la paix régneroit sur la terre, les hommes ne songeroient plus à se nuire, et il n’y auroit plus de méchans quand nul n’auroit intérêt à l’être. Mais de quoi jouissois-je enfin quand j’étois seul ? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible, et d’imaginable le monde intellectuel : je rassemblois autour de moi tout ce qui pouvoit flatter mon cœur ; mes désirs étoient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n’ont connu de pareilles délices, et j’ai cent fois plus joui de mes chimères qu’ils n’ont coutume de faire des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, et que l’agitation de la fièvre m’empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers évènemens de ma vie, et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets ; l’attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques momens mes souffrances. Quels temps croiriez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ; ils furent trop rares, trop mêlés d’amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires ; ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j’ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconvenable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyois commencer une belle journée, mon premier souhait étoit que ni lettres, ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissois tous avec plaisir, parce que je pouvois les remettre à un autre temps, je me hâtois de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partois par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas, dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi avant que j’eusse pu m’esquiver ; mais quand une fois j’avois pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençois à respirer en me sentant sauvé, en me disant : Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ! J’allois alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien, en me montrant la main des hommes, n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi. C’étoit là qu’elle sembloit déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappoient mes yeux d’un luxe qui touchoit mon cœur : la majesté des arbres qui me couvroient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnoient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulois sous mes pieds, tenoient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressans qui se disputoient mon attention, m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisoit mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisoit souvent redire en moi-même : « Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux. »

Mon imagination ne laissoit pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplois bientôt d’êtres selon mon cœur, et chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportois dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m’en formois une société charmante dont je ne me sentois pas indigne ; je me faisois un siècle d’or à ma fantaisie, et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m’avoient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvoit désirer encore, je m’attendrissois jusqu’aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces momens quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d’auteur, venoit troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassois à l’instant, pour me livrer sans distraction aux sentimens exquis dont mon âme étoit pleine ! Cependant, au milieu de tout cela, je l’avoue, le néant de mes chimères venoit quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seroient tournés en réalités, ils ne m’auroient pas suffi, j’aurois imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvois en moi un vide inexplicable que rien n’auroit pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance, dont je n’avois pas d’idée, et dont pourtant je sentois le besoin. Eh bien ! monsieur, cela même étoit une jouissance, puisque j’en étois pénétré d’un sentiment très-vif et d’une tristesse attirante que je n’aurois pas voulu ne pas avoir.

Bientôt de la surface de la terre j’élevois mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’être incompréhensible qui embrasse tout. Alors l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensois pas, je ne raisonnois pas, je ne philosophois pas : je me sentois, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers ; je me livrois avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimois à me perdre en imagination dans l’espace ; mon cœur, resserré dans les bornes des êtres, s’y trouvoit trop à l’étroit ; j’étouffois dans l’univers ; j’aurois voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serois senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livroit sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports me faisoit écrier quelquefois « Ô grand Être ! ô grand Être ! » sans pouvoir dire ni penser rien de plus.

Ainsi s’écouloient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées : et quand le coucher du soleil me faisoit songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyois n’avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensois en pouvoir jouir davantage encore, et, pour réparer le temps perdu, je me disois : « Je reviendrai demain. »

Je revenois à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content : je me reposois agréablement au retour, en me livrant à l’impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation, Je trouvois mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupois de grand appétit ; dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de dépendance ne troubloit la bienveillance qui nous unissoit tous. Mon chien lui-même étoit mon ami, non mon esclave ; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m’a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignoit que j’avois vécu seul tout le jour ; j’étois bien différent quand j’avois vu de la compagnie, j’étois rarement content des autres, et jamais de moi. Le soir j’étois grondeur et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante, et, depuis qu’elle me l’a dite, je l’ai toujours trouvée juste en m’observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épi- nette, je trouvois dans mon lit un repos de corps et d’âme cent fois plus doux que le sommeil même.

Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie, bonheur sans amertume, sans ennuis, sans regrets, et auquel j’aurois borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l’éternité : je n’en demande point d’autres, et n’imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l’esprit sa liberté : désormais je ne suis plus seul, j’ai un hôte qui m’importune ; il faut m’en délivrer pour être à moi, et l’essai que j’ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu’à me faire attendre avec moins d’effroi le moment de les goûter sans distraction.

Séjour de J.-J. Rousseau dans l’île de Saint-Pierre

De toutes les habitations où j’ai demeuré (et j’en ai eu de charmantes), aucune ne m’a rendu si véritablement heureux, et ne m’a laissé de si tendres regrets, que l’île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu’on appelle à Neuchâtel l’île de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n’en fait mention. Cependant elle est très-agréable, et singulièrement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire ; car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aie trouvé jusqu’ici chez nul autre.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l’eau de plus près ; mais elles ne sont pas moins riantes. S’il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d’asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquens et des accidens plus rapprochés. Comme il n’y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrens qui tombent de la montagne. Ce beau bassin, d’une forme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites îles, l’une habitée et cultivée, d’environ une demi-lieue de tour, l’autre plus petite, déserte et en friche.

Il n’y a dans l’île qu’une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l’hôpital de Berne, ainsi que l’île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière, et des réservoirs pour le poisson. L’ile, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu’elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets et bordés d’arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraîcheur. Une haute terrasse plantée de deux rangs d’arbres borde l’île dans sa longueur ; et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon, où les habitans des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges. C’est dans cette île que je me réfugiai. J’en trouvai le séjour si charmant, j’y menois une vie si convenable à mon humeur, que, résolu d’y finir mes jours, je n’avois d’autre inquiétude sinon qu’on ne me laissât pas exécuter ce projet. Dans les pressentimens qui m’inquiétoient, j’aurois voulu qu’on m’eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu’on m’y eût confiné pour toute ma vie, et qu’en m’ôtant toute puissance et tout espoir d’en sortir, on m’eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme ; de sorte qu’ignorant tout ce qui se faisoit dans le monde j’en eusse oublié l’existence, et qu’on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m’a laissé passer guère que deux mois dans cette île ; mais j’y aurois passé deux ans, deux siècles et toute l’éternité, sans m’y ennuyer un moment, quoique je n’y eusse d’autre société que celle du receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous étoient, à la vérité, de très-bonnes gens et rien de plus : mais c’étoit précisément ce qu’il me falloit. Quel étoit donc ce bonheur, et en quoi consistoit sa jouissance ? Je le donnerois à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j’y menois… J’entrepris de faire la Flora petrinsularis, et de décrire toutes les plantes de l’île, sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m’occuper le reste de mes jours. On dit qu’un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron : j’en aurois fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers ; enfin, je ne voulois pas laisser un poil d’herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins, après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j’allois, une loupe à la main, et mon Systema naturæ 554 sous le bras, visiter un canton de l’île, que j’avois pour cet effet divisée en petits carrés, dans l’intention de les parcourir l’un après l’autre en chaque saison. Rien n’est plus singulier que les ravissemens, les extases555 que j’éprouvois à chaque observation que je faisois sur la structure et l’organisation végétale. La distinction des caractères génériques, dont je n’avois pas auparavant la moindre idée, m’enchantoit en les vérifiant sur les espèces communes, en attendant qu’il s’en offrît à moi des plus rares. Mille petits jeux de la fructification, que j’observois pour la première fois, me combloient de joie, et j’allois demandant si l’on avoit vu les cornes de la brunelle, comme La Fontaine demandant si l’on avoit lu Habacuc556. Au bout de deux ou trois heures, je m’en revenois chargé d’une ample moisson, provision d’amusement pour l’après-dinée au logis, en cas de pluie. J’employois le reste de ma matinée à aller, avec le receveur et sa femme, visiter leurs ouvriers et leur récolte, mettant le plus souvent la main à l’œuvre avec eux ; et souvent des Bernois qui me venoient voir m’ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d’un sac que je remplissois de fruits, et que je dévalois557 ensuite à terre avec une corde. L’exercice que j’avois fait dans la matinée, et la bonne humeur qui en est inséparable, me rendoient le repos du dîner très-agréable : mais quand il se prolongeoit trop, et que le beau temps m’invitoit, je ne pouvois si longtemps attendre, et pendant qu’on étoit encore à table, je m’esquivois et j’allois me jeter seul dans un bateau que je conduisois au milieu du lac quand l’eau était calme ; et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau, les yeux tournés vers le ciel, je me laissois aller et dériver lentement au gré du vent, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet bien déterminé, ni constant, ne laissoient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avois trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie. Souvent, averti par le baisser du soleil de l’heure de la retraite, je me trouvois si loin de l’île, que j’étois forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D’autres fois, au lieu de m’écarter en pleine eau, je me plaisois à côtoyer les verdoyantes rives de l’île, dont les limpides eaux et les ombrages frais m’ont souvent engagé à m’y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes étoit d’aller de la grande à la petite île, d’y débarquer, et d’y passer l’après-dînée, tantôt à des promenades très-circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute espèce, et tantôt m’établissant au sommet d’un tertre sablonneux, couvert de gazon, de serpolet et de fleurs.

Quand le lac agité ne me permettoit pas la navigation, je passois mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus rians et les plus solitaires pour rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages, couronnés d’un côté par des montagnes prochaines, et, de l’autre, élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s’étendoit jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornoient558.

Quand le soir approchoit, je descendois des cimes de l’île, et j’allois volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché : là, le bruit des vagues et l’agitation de l’eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeoit dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenoit souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi, et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissoit quelque foible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m’offroit l’image ; mais bientôt ces impressions légères s’effaçoient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçoit, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissoit pas de m’attacher, au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu, je ne pouvois m’arracher de là sans efforts.

Après le souper, quand la soirée étoit belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l’air du lac et la fraîcheur. On se reposoit dans le pavillon, on rioit, on causoit, on chantoit quelque vieille chanson, et enfin l’on s’alloit coucher content de sa journée, et n’en désirant qu’une semblable pour le lendemain.

Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j’ai passé mon temps dans cette île, durant le séjour que j’y ai fait. Qu’on me dise a présent ce qu’il y a là d’assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres, et si durables, qu’au bout de quinze ans il m’est impossible de songer à cette habitation chérie, sans m’y sentir à chaque fois transporter encore par les élans du désir.

Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante et arrêtée ; et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé, qui n’est plus, ou préviennent l’avenir, qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure, je doute qu’il y soit connu. Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière, et rassembler là tout son être sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir, où le temps ne soit rien pour elle, pù le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure, celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre, dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier559.

(Les Rêveries d’un promeneur solitaire, Ve Promenade.)
Lettre à un jeune homme qui demandait à s’établir à Montmorency, alors domicile de Rousseau, pour profiter de ses leçons

Montmorency, 1758.

Vous ignorez, monsieur, que vous écrivez à un pauvre homme accablé de maux, et, de plus, fort occupé, qui n’est guère en état de vous répondre, et qui le seroit encore moins d’établir avec vous la société que vous lui proposez. Vous m’honorez en pensant que je pourrois vous être utile, et vous êtes louable du motif qui vous le fait désirer ; mais, sur ce motif même, je ne vois rien de moins utile que de venir vous établir à Montmorency. Vous n’avez pas besoin d’aller chercher si loin les principes de la morale. Rentrez dans votre cœur, vous les y trouverez ; et je ne pourrois rien dire à ce sujet que ne vous dise encore mieux votre conscience, quand vous voudrez la consulter. La vertu, monsieur, n’est pas une science qui s’apprenne avec tant d’appareil. Pour être vertueux, il suffit de vouloir l’être, et si vous avez bien cette volonté, tout est fait ; votre bonheur est décidé. S’il m’appartenoit de vous donner des conseils, le premier que je voudrois vous donner, seroit de ne point vous livrer à ce goût que vous dites avoir pour la vie contemplative, et qui n’est qu’une paresse de l’âme, condamnable à tout âge et surtout au vôtre. L’homme n’est point fait pour méditer, mais pour agir : la vie aborieuse que Dieu nous impose n’a rien que de doux au cœur de l’homme de bien qui s’y livre en vue de remplir son devoir ; et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la perdre à d’oisives contemplations. Travaillez donc, monsieur, dans l’état où vous ont placé vos parens et la Providence : voilà les premiers préceptes de la vertu que vous voulez suivre ; et si le séjour de Paris, joint à l’emploi que vous remplissez, vous paroît d’un trop difficile alliage avec elle, faites mieux, monsieur, retournez dans votre province, allez vivre dans le sein de votre famille, servez, soignez vos vertueux parens ; c’est là que vous remplirez véritablement les soins que la vertu vous impose. Une vie dure est plus facile à supporter en province, que la fortune à poursuivre à Paris, surtout quand on sait, comme vous ne l’ignorez pas, que les plus indignes manèges y font plus de fripons gueux que de parvenus. Vous ne devez point vous estimer malheureux de vivre comme fait M. votre père, et il n’y a point de sort que le travail, la vigilance, l’innocence et le contentement de soi ne rendent supportable, quand on s’y soumet en vue de remplir son devoir. Voilà, monsieur, des conseils qui valent tous ceux que vous pourriez venir prendre à Montmorency. Peut-être ne seront-ils pas de votre goût, et je crains que vous ne preniez pas le parti de les suivre ; mais je suis sûr que vous vous en repentirez un jour : je vous souhaite un sort qui ne vous force jamais à vous en souvenir. Je vous prie, monsieur, d’agréer mes salutations très humbles.

À M. le comte de Lastic

Paris, le 20 décembre 1754.

Sans avoir l’honneur, monsieur, d’être connu de vous, j’espère qu’ayant à vous offrir des excuses et de l’argent, ma lettre ne sauroit être mal reçue.

J’apprends que mademoiselle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme, nommée madame Le Vasseur, et si pauvre qu’elle demeure chez moi ; que ce panier contenoit, entre autres choses, un pot de vingt livres de beurre ; que le tout est parvenu, je ne sais comment, dans votre cuisine ; que la bonne vieille, l’ayant appris, a eu la simplicité de vous envoyer sa fille, avec la lettre d’avis, vous redemander son beurre, ou le prix qu’il a coûté ; et qu’après vous être moqués d’elle, selon l’usage, vous et madame votre épouse, vous avez, pour toute réponse, ordonné à vos gens de la chasser.

J’ai tâché de consoler la bonne femme affligée, en lui expliquant les règles du grand monde et de la grande éducation ; je lui ai prouvé que ce ne seroit pas la peine d’avoir des gens, s’ils ne servoient à chasser le pauvre, quand il vient réclamer son bien ; et, en lui montrant combien justice et humanité sont des mots roturiers, je lui ai fait comprendre. à la fin, qu’elle est trop honorée qu’un comte GAP PARÀ (407) mange son beurre. Elle me charge donc, monsieur, de vous témoigner sa reconnoissance de l’honneur que vous lui avez fait, son regret de l’importunité qu’elle vous a causée, et le désir qu’elle auroit que son beurré vous eût paru bon.

Que si par hasard il vous en a coûté quelque chose pour le port du paquet à elle adressé, elle offre de vous le rembourser, comme il est juste. Je n’attends là-dessus que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d’agréer les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

Buffon (1707-1788)

Notice

Buffon naquit le 7 septembre 1707, à Montbar, en Bourgogne, d’un conseiller du Parlement de Dijon. Auteur de mémoires de physique et d’économie rurale, traducteur d’ouvrages de Newton, il fut à trente-deux ans membre de l’Académie des sciences, et intendant du jardin du roi, ou jardin royal des plantes médicinales, fondé, en 1635, par Guy de la Brosse, médecin de Louis XIII. C’est alors (1739) qu’il conçut le projet de son Histoire naturelle : il en poursuivit l’exécution pendant toute sa vie. Elle eut trente-six volumes : les trois premiers parurent en 1749, le dernier après sa mort. Il s’adjoignit pour collaborateurs dans les travaux d’anatomie et dans la rédaction de plusieurs parties Daubenton, l’abbé Bexon, Gueneau de Montbeillard. Quelques mois passés à Paris chaque année, il retournait à Montbar, et là, dans la solitude et le silence de son pavillon de travail, situé sur une haute terrasse, devant son bureau, sans livres, sans appareil scientifique, pénétré de son sujet longuement mûri, selon les lois qu’il s’était tracées et qu’il a exposées devant l’Académie française dans son Discours sur le style, dès cinq heures du matin il composait. La nature, qui l’avait doué d’une curiosité passionnée, d’une volonté opiniâtre servie par une intelligence admirable, « mit le comble à tous ces dons, dit M. Sainte-Beuve, en les revêtant d’éloquence ». Alors sous sa plume se déroulèrent d’année en année, avec la calme et majestueuse régularité de la nature même qui était son objet, ces pages d’un style noble, élevé, nombreux, riche sans clinquant, ample sans longueur, ferme sans tension, souple sans mollesse, coupé sans hachure ni saccade, toujours animé, soutenu, clair, net, poli, brillant. Ses animaux, pour ne parler que d’eux, sont vivants : si Daubenton les a disséqués dans son laboratoire, Buffon les remet sur pied, avec leur physionomie, leur allure, leurs mœurs, dans la montagne, la forêt, la prairie. Buffon peut avoir manqué de sensibilité, et Chateaubriand lui reproche d’oublier le chien de l’aveugle ; mais la nature chez lui a l’âme et la vie.

Son génie, formé par des méditations d’une « longue patience », grandit avec son œuvre et s’éleva progressivement jusqu’aux hautes conceptions de la nouvelle théorie de la formation de la terre, publiée, en 1778, sous le titre de les Époques de la nature, qui ont ouvert des voies nouvelles aux vues et aux investigations de la science.

Voir l’édition de M. Flourens, publiée par MM. Garnier frères.

Le premier homme raconte ses premières impressions

J’imagine un homme tel qu’on peut croire qu’étoit le premier homme au moment de la création, c’est-à-dire un homme dont le corps et les organes seroient parfaitement formés, mais qui s’éveilleroit tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne. Quels seroient ses premiers mouvemens ? Si cet homme vouloit nous faire l’histoire de ses premières pensées, qu’auroit-il à nous dire ? Quelle seroit cette histoire ? Je ne puis me dispenser de le faire parler lui-même, afin d’en rendre les faits plus sensibles. Ce récit philosophique qui sera court, ne sera pas une digression inutile.

« Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis pour la première fois ma singulière existence ; je ne savois ce que j’étois, où j’étois, d’où je venois. J’ouvris les yeux, quel surcroît de sensation ! la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m’occupoit, tout me donnoit un sentiment inexprimable de plaisir. Je crus d’abord que tous ces objets étoient en moi, et faisoient partie de moi-même560.

« Je m’affermissois dans cette pensée naissante lorsque je tournai les yeux vers l’astre de la lumière : son éclat me blessa ; je fermai involontairement la paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d’obscurité, je crus avoir perdu presque tout mon être.

« Affligé, saisi d’étonnement, je pensois à ce grand changement, quand tout à coup j’entendis des sons ; le chant des oiseaux, le murmure des airs, formoient un concert dont la douce impression me remuoit jusqu’au fond de l’âme : j’écoutai longtemps, et je me persuadai bientôt que cette harmonie étoit moi.

« Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre d’existence, j’oubliois déjà la lumière, cette autre partie de mon être que j’avois connue la première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d’objets brillans ! mon plaisir surpassa tout ce que j’avois senti la première fois, et suspendit pour un temps le charmant effet des sons. Je fixai mes regards sur mille objets divers ; je m’aperçus bientôt que je pouvois perdre et retrouver ces objets, et que j’avois la puissance de détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même ; et, quoiqu’elle me parût immense en grandeur par la quantité des accidens de lumière et par la variété des couleurs, je crus reconnoître que tout étoit contenu dans une portion de mon être.

« Je commençois à voir sans émotion et à entendre sans trouble, lorsqu’un air léger dont je sentis la fraîcheur, m’apporta des parfums qui me causèrent un épanouissement intime, et me donnèrent un sentiment d’amour pour moi- même.

« Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d’une si belle et si grande existence, je me levai tout d’un coup, et je me sentis transporté par une force inconnue. Je ne fis qu’un pas, la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma surprise fut extrême ; je crus que mon existence fuyoit ; le mouvement que j’avois fait avoit confondu les objets ; je m’imaginois que tout étoit en désordre.

« Je portai la main sur ma tête, je touchai mon front et mes yeux, je parcourus mon corps ; ma main me parut être alors le principal organe de mon existence ; ce que je sentois dans cette partie étoit si distinct et si complet, la jouissance m’en paroissoit si parfaite en comparaison du plaisir que m’avoient causé la lumière et les sons, que je m’attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenoient de la profondeur et de la réalité. Tout ce que je touchois sur moi sembloit rendre à ma main sentiment pour sentiment, et chaque attouchement produisoit dans mon âme une double idée.

« Je ne fus pas longtemps sans m’apercevoir que cette faculté de sentir étoit répandue dans toutes les parties de mon être ; je reconnus bientôt les limites de mon existence qui m’avoit d’abord paru immense en étendue.

« J’avois jeté les yeux sur mon corps ; je le jugeois d’un volume énorme et si grand, que tous les objets qui avoient frappé mes yeux ne me paroissoient être en comparaison que des points lumineux.

« Je m’examinai longtemps ; je me regardois avec plaisir, je suivois ma main de l’œil et j’observois ses mouvemens. J’eus sur tout cela les idées les plus étranges : je croyois que le mouvement de ma main n’étoit qu’une espèce d’existence fugitive, une succession de choses semblables. Je l’approchai de mes yeux : elle me parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparoître à ma vue un nombre infini d’objets.

« Je commençai à soupçonner qu’il y avoit de l’illusion dans cette sensation qui me venoit par les yeux ; j’avois vu distinctement que ma main n’étoit qu’une petite partie de mon corps, et je ne pouvois comprendre qu’elle fût augmentée au point de me paroître d’une grandeur démesurée. Je résolus donc de ne me fier qu’au toucher, qui ne m’avoit pas encore trompé, et d’être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d’être.

« Cette précaution me fut utile : je m’étois remis en mouvement et je marchois la tête haute et levée vers le ciel ; je me heurtai légèrement contre un palmier : saisi d’effroi, je portai ma main sur ce corps étranger ; je le jugeai tel, parce qu’il ne me rendit pas sentiment pour sentiment. Je me détournai avec une espèce d’horreur, et je connus pour la première fois qu’il y avoit quelque chose hors de moi.

« Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l’avois été par toutes les autres, j’eus peine à me rassurer ; et, après avoir médité sur cet événement, je conclus que je devois juger des objets extérieurs comme j’avois jugé des parties de mon corps, et qu’il n’y avoit que le toucher qui pût m’assurer de leur existence.

« Je cherchai donc à toucher tout ce que voyois ; je voulois toucher le soleil, j’étendois les bras pour embrasser l’horizon, et je ne trouvois que le vide des airs. À chaque expérience que je tentois, je tombois de surprise en surprise ; car tous les objets me paroissoient être également près de moi, et ce ne fut qu’après une infinité d’épreuves que j’appris à me servir de mes yeux pour guider ma main ; et, comme elle me donnoit des idées toutes différentes des impressions que je recevois par le sens de la vue, mes sensations n’étant pas d’accord entre elles, mes jugemens n’en étoient que plus imparfaits, et le total de mon être n’étoit encore pour moi-même qu’une existence en confusion.

« Profondément occupé de moi, de ce que j’étois, de ce que je pouvois être, les contrariétés que je venois d’éprouver m’humilièrent ; plus je réfléchissois, plus il se présentoit de doutes. Lassé de tant d’incertitudes, fatigué des mouvemens de mon âme, mes genoux fléchirent, et je me trouvai dans une situation de repos. Cet état de tranquillité donna de nouvelles forces à mes sens. J’étois assis à l’ombre d’un bel arbre ; des fruits d’une couleur vermeille descendoient en forme de grappe à la portée de ma main : je les touchai légèrement ; aussitôt ils se séparèrent de la branche, comme la figue s’en sépare dans le temps de sa maturité.

« J’avois saisi un de ces fruits, je m’imaginois avoir fait une conquête, et je me glorifiois de la faculté que je sentois de pouvoir contenir dans ma main un autre être tout entier : sa pesanteur, quoique peu sensible, me parut une résistance animée, que je me faisois un plaisir de vaincre.

« J’avois approché ce fruit de mes yeux ; j’en considérois la forme et les couleurs ; une odeur délicieuse me le fit approcher davantage, il se trouva près de mes lèvres ; je tirois à longues inspirations le parfum, et goûtois à longs traits les plaisirs de l’odorat. J’étois intérieurement rempli de cet air embaumé ; ma bouche s’ouvrit pour l’exhaler, elle se rouvrit pour en reprendre : je sentis que je possédois un odorat intérieur plus fin, plus délicat encore que le premier ; enfin je goûtai.

« Quelle saveur ! quelle nouveauté de sensation ! Jusque-là je n’avois eu que des plaisirs ; le goût me donna le sentiment de la volupté. L’intimité de la jouissance fit naître l’idée de la possession ; je crus que la substance de ce fruit étoit devenue la mienne, et que j’étois le maître de transformer les êtres.

« Flatté de cette idée de puissance, incité par le plaisir que j’avois senti, je cueillis un second et un troisième fruit, et je ne me lassois pas d’exercer ma main pour satisfaire mon goût. Mais une langueur agréable, s’emparant peu à peu de tous mes sens, appesantit mes membres et suspendit l’activité de mon âme ; je jugeois de mon inaction par la mollesse de mes pensées ; mes sensations émoussées arrondissoient tous les objets et ne me présentoient que des images foibles et mal terminées : dans cet instant mes yeux devenus inutiles se fermèrent, et ma tête, n’étant plus soutenue par la force des muscles, pencha pour trouver un appui sur le gazon.

« Tout fut effacé, tout disparut, la trace de mes pensées fut interrompue, je perdis le sentiment de mon existence. Ce sommeil fut profond ; mais je ne sais s’il fut de longue durée, n’ayant point encore l’idée du temps et ne pouvant le mesurer ; mon réveil ne fut qu’une seconde naissance, et je sentis seulement que j’avois cessé d’être.

« Cet anéantissement que je venois d’éprouver, me donna quelque idée de crainte, et me fit sentir que je ne devois pas exister toujours.

« J’eus une autre inquiétude, je ne savois si je n’avois pas laissé dans le sommeil quelques parties de mon être ; j’essayai mes sens, je cherchai à me reconnoître.

« Dans cet instant l’astre du jour, sur la fin de sa course, éteignoit son flambeau. Je m’aperçus à peine que je perdois le sens de la vue ; j’existois trop pour craindre de cesser d’être, et ce fut vainement que l’obscurité où je me trouvois me rappela l’idée de mon premier sommeil561. »

(Histoire naturelle, de l’Homme.)
Le lion562

Le lion a la figure imposante, le regard assuré, la démarche fière, la voix terrible ; sa taille n’est point excessive comme celle de l’éléphant ou du rhinocéros ; elle n’est ni lourde comme celle de l’hippopotame ou du bœuf, ni trop ramassée comme celle de l’hyène ou de l’ours, ni trop allongée ni déformée par des inégalités comme celle du chameau ; mais elle est, au contraire, si bien prise et si bien proportionnée que le corps du lion paroît être le modèle de la force jointe à l’agilité ; aussi solide que nerveux, n’étant chargé ni de chair ni de graisse, et ne contenant rien de surabondant, il est tout nerf et muscle. Cette grande forme musculaire se marque au dehors par les sauts et les bonds prodigieux que le lion fait aisément, par le mouvement brusque de sa queue, qui est assez fort pour terrasser un homme, par la facilité avec laquelle il fait mouvoir la peau de sa face, et surtout celle de son front, ce qui ajoute beaucoup à sa physionomie, ou plutôt à l’expression de la fureur ; et enfin par la faculté qu’il a de remuer sa crinière, laquelle non-seulement se hérisse, mais se meut et s’agite en tous sens lorsqu’il est en colère.

Le rugissement du lion est si fort que, quand il se fait entendre, par échos, la nuit dans les déserts, il ressemble au bruit du tonnerre : ce rugissement est sa voix ordinaire ; car, quand il est en colère, il a un autre cri qui est court et réitéré subitement ; au lieu que le rugissement est un cri prolongé, une espèce de grondement d’un ton grave, mêlé d’un frémissement plus aigu ; il rugit cinq ou six fois par jour, et plus souvent lorsqu’il doit tomber de la pluie. Le cri qu’il fait lorsqu’il est en colère est encore plus terrible que le rugissement : alors il se bat les flancs de sa queue, il en bat la terre, il agite sa crinière, fait mouvoir la peau de sa face, remue ses gros sourcils, montre des dents menaçantes, et tire une langue armée de pointes si dures qu’elle suffit seule pour écorcher la peau et entamer la chair sans le secours des dents ni des ongles, qui sont après les dents ses armes les plus cruelles. Il est beaucoup plus fort par la tête, les mâchoires et les jambes de devant que par les parties postérieures du corps ; il voit la nuit comme les chats ; il ne dort pas longtemps et s’éveille aisément ; mais c’est mal à propos que l’on a prétendu qu’il dormoit les yeux ouverts.

La démarche ordinaire du lion est fière, grave et lente, quoique toujours oblique ; sa course ne sc fait pas par des mouvemens égaux, mais par sauts et par bonds, et ses mouvemens sont si brusques qu’il ne peut s’arrêter à l’instant et qu’il passe presque toujours son but : lorsqu’il saute sur sa proie, il fait un bond de douze ou quinze pieds, tombe dessus, la saisit par les pattes de devant, la déchire avec les ongles, et ensuite la dévoré avec les dents.

(Ibid., les Quadrupèdes.)
L’écureuil

L’écureuil est un joli petit animal qui n’est qu’à demi sauvage, et qui, par sa gentillesse, par sa docilité, par l’innocence de ses mœurs, mériteroit d’être épargné ; il n’est ni carnassier, ni nuisible, quoiqu’il saisisse quelquefois des oiseaux ; sa nourriture ordinaire sont des fruits, des amandes, des noisettes, de la faîne et du gland ; il est propre, leste, vif, très-alerte, très-éveillé, très-industrieux ; il a les yeux pleins de feu, la physionomie fine, le corps nerveux, les membres très-dispos : sa jolie figure est encore rehaussée, parée par une belle queue en forme de panache, qu’il relève jusque dessus sa tête, et sous laquelle il se met à l’ombre. Il est, pour ainsi dire, moins quadrupède que les autres ; il se tient ordinairement assis presque debout, et se sert de ses pieds de devant comme d’une main, pour porter à sa bouche ; au lieu de se cacher sous terre, il est toujours en l’air ; il approche des oiseaux par sa légèreté ; il demeure comme eux sur la cime des arbres, parcourt les forêts en sautant de l’un à l’autre, y fait son nid, cueille les graines, boit la rosée, et ne descend à terre que quand les arbres sont agités par la violence des vents. On ne le trouve point dans les champs, dans les lieux découverts, dans les pays de plaine ; il n’approche jamais des habitations ; il ne reste point dans les taillis, mais dans les bois de hauteur, sur les vieux arbres des plus belles futaies. Il craint l’eau plus encore que la terre, et l’on assure que, lorsqu’il faut la passer, il se sert d’une écorce pour vaisseau, et de sa queue pour voile et pour gouvernail. Il ne s’engourdit pas, comme le loir, pendant l’hiver ; il est en tout temps très-éveillé ; et, pour peu qu’on touche au pied de l’arbre sur lequel il repose, il sort de sa petite bauge, fuit sur un autre arbre, ou se cache à l’abri d’une branche. Il ramasse des noisettes pendant l’été, en remplit les trous, les fentes d’un vieux arbre, et a recours en hiver à sa provision ; il les cherche aussi sous la neige qu’il détourne en grattant. Il a la voix éclatante et plus perçante encore que celle de la fouine ; il a de plus un murmure à bouche fermée, un petit grognement de mécontentement qu’il fait entendre toutes les fois qu’on l’irrite. Il est trop léger pour marcher, il va ordinairement par petits sauts, et quelquefois par bonds ; il a les ongles si pointus et les mouvemens si prompts, qu’il grimpe en un instant sur un hêtre dont l’écorce est fort lisse. On entend les écureuils, pendant les belles nuits d’été, crier en courant sur les arbres les uns après les autres ; ils semblent craindre l’ardeur du soleil ; ils demeurent pendant le jour à l’abri dans leur domicile, dont ils sortent le soir pour s’exercer, jouer, courir et manger.

(Ibid., les Quadrupèdes.)
La fauvette

Le triste hiver, saison de mort, est le temps du sommeil, ou plutôt de la torpeur de la nature : les insectes sans vie, les reptiles sans mouvement, les végétaux sans verdure et sans accroissement, tous les habitans de l’air détruits ou relégués, ceux des eaux renfermés dans des prisons de glace, et la plupart des animaux terrestres confinés dans les cavernes, les antres et les terriers, tout nous présente les images de la langueur et de la dépopulation ; mais le retour des oiseaux au printemps est le premier signal et la douce annonce du réveil de la nature vivante, et les feuillages renaissans, et les bocages revêtus de leur nouvelle parure, sembleroient moins frais et moins touchans sans les nouveaux hôtes qui viennent les animer.

De ces hôtes des bois, les fauvettes sont les plus nombreuses comme les plus aimables ; vives, agiles, légères et sans cesse remuées, tous leurs mouvemens ont l’air du sentiment, tous leurs accens le ton de la joie. Ces jolis oiseaux arrivent au moment où les arbres développent leurs feuilles et commencent à laisser épanouir leurs fleurs ; ils se dispersent dans toute l’étendue de nos campagnes : les uns viennent habiter nos jardins ; d’autres préfèrent les avenues et les bosquets ; plusieurs espèces s’enfoncent dans les grands bois, et quelques-unes se cachent au milieu des roseaux. Ainsi les fauvettes remplissent tous les lieux de la terre, et les animent par les mouvemens et les accens de leur tendre gaieté… C’est un petit spectacle de les voir s’égayer, s’agacer et se poursuivre ; leurs attaques sont légères, et leurs combats innocens se terminent toujours par quelques chansons.

La fauvette à tête noire est de toutes les fauvettes celle qui a le chant le plus agréable et le plus continu : il tient un peu de celui du rossignol, et l’on en jouit plus longtemps ; car, plusieurs semaines après que ce chantre du printemps s’est tu, l’on entend les bois résonner partout du chant de ces fauvettes ; leur voix est facile, pure et légère, et leur chant s’exprime par une suite de modulations peu étendues, mais agréables, flexibles et nuancées : ce chant semble tenir de la fraîcheur des lieux où il se fait entendre ; il en peint la tranquillité, il en exprime même le bonheur : car les cœurs sensibles n’entendent pas sans une douce émotion les accens inspirés par la nature aux êtres qu’elle rend heureux.

La fauvette babillarde563 est d’un caractère craintif ; elle fuit devant des oiseaux tout aussi foibles qu’elle ; et fuit encore plus vite et avec plus de raison devant la pie-grièche, sa redoutable ennemie : mais, l’instant du péril passé, tout est oublié ; et le moment d’après notre fauvette reprend sa gaieté, ses mouvemens et son chant. C’est des rameaux les plus touffus qu’il se fait entendre ; elle s’y tient ordinairement couverte, ne se montre que par instans au bord des buissons, et rentre vite à l’intérieur, surtout pendant la chaleur du jour. Le matin, on la voit recueillir la rosée, et, après ces courtes pluies qui tombent dans les jours d’été, courir sur les feuilles mouillées et se baigner dans les gouttes qu’elle secoue du feuillage564.

(Ibid., les Oiseaux.)
L’Arabie Pétrée

Qu’on se figure un pays sans verdure, sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd, sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte et pour ainsi dire écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossemens, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés : un désert entièrement découvert, où le voyageur n’a jamais respiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante : solitude absolue, mille fois plus affreuse que celle des forêts ; car les arbres sont encore des êtres pour l’homme qui se voit seul ; plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes, il voit partout l’espace comme son tombeau ; la lumière du jour, plus triste que l’ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance, et pour lui présenter l’horreur de sa situation, en reculant à ses yeux les barrières du vide, en étendant autour de lui l’abîme de l’immensité qui le sépare de la terre habitée : immensité qu’il tenteroit en vain de parcourir, car la faim, la soif et la chaleur brûlante pressent tous les instans qui lui restent entre le désespoir et la mort.

(Ibid., les Quadrupèdes, Art. Chameau.)
Comparaison de l’histoire politique et de l’histoire naturelle

Comme, dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événemens moraux ; de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monumens, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changemens physiques qui peuvent nous faire remonter aux différens âges de la nature. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Le passé est comme la distance ; notre vue y décroît et s’y perdroit de même, si l’histoire et la chronologie n’eussent placé des fanaux, des flambeaux, aux points les plus obscurs. Mais, malgré ces lumières de la tradition écrite, si l’on remonte à quelques siècles, que d’incertitudes dans les faits ! que d’erreurs sur les causes des événemens ! et quelle obscurité profonde n’environne pas les temps antérieurs à cette tradition ! D’ailleurs elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c’est-à-dire les actes d’une très-petite partie du genre humain : tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité ; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire fût également enseveli dans la nuit de l’oubli !

Ainsi l’histoire civile, bornée d’un côté par les ténèbres d’un temps assez voisin du nôtre, ne s’étend de l’autre qu’aux petites portions de terre qu’ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire ; au lieu que l’histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n’a d’autres limites que celles de l’univers.

La nature étant contemporaine de la matière, de l’espace et du temps, son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges ; et, quoiqu’il paroisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s’altèrent ni ne changent, et que dans ses productions, même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même, puisqu’à chaque instant ses premiers modèles reparoissent à nos yeux sous de nouvelles représentations ; cependant, en l’observant de près, on s’apercevra que son cours n’est pas absolument uniforme ; on reconnoîtra qu’elle admet des variations sensibles, qu’elle reçoit des altérations successives, qu’elle se prête même à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme ; qu’enfin, autant elle paroît fixe dans son tout, autant elle est variable dans chacune de ses parties ; et si nous l’embrassons dans toute son étendue, nous ne pourrons douter qu’elle ne soit aujourd’hui très-différente de ce qu’elle étoit au commencement, et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps : ce sont ces changemens divers que nous appelons ses époques565.

(Les Époques de la nature, début.)

Vauvenargues (1715-1747)

Notice

Le marquis de Vauvenargues, d’Aix (en Provence), servit, comme Descartes : la retraite de Prague ruina sa santé ; il ne put obtenir d’être employé dans la diplomatie, et, dans la retraite, il écrivit. Une âme fière, la volonté d’arriver, en se rendant utile à l’État, à cette gloire dont « les premiers regards » sont « plus doux que les premiers feux de l’aurore », une noble ambition déçue par les mécomptes, la maladie et une mort prématurée, attachent un souvenir triste et touchant au nom de Vauvenargues. Il mourut à trente-deux ans, deviné et pleuré par Voltaire, après s’être fait une place parmi les critiques par ses jugements sur les principaux écrivains français, et s’en être assuré une dans le voisinage de La Rochefoucauld et de La Bruyère par ses Réflexions et Maximes et ses Caractères.

Du bon sens

Le bon sens n’exige pas un jugement bien profond, il semble consister plutôt à n’apercevoir les objets que dans la proportion exacte qu’ils ont avec notre nature, ou avec notre condition. Le bon sens n’est donc pas à penser sur les choses avec trop de sagacité, mais à les concevoir d’une manière utile, à les prendre dans le bon sens.

Celui qui voit avec un microscope aperçoit sans doute dans les choses plus de qualités, mais il ne les aperçoit point dans leurs proportions naturelles avec la nature de l’homme, comme celui qui ne se sert que de ses yeux. Image des esprits subtils, il pénètre souvent trop loin ; celui qui regarde naturellement les choses a le bon sens.

Le bon sens se forme d’un goût naturel pour la justesse et la médiocrité ; c’est une qualité du caractère plutôt encore que de l’esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens, il faut être fait de manière que la raison domine sur le sentiment, l’expérience sur le raisonnement.

(Introduction à la connoissance de l’esprit humain.)
De la présence d’esprit

La présence d’esprit se pourroit définir une aptitude à profiter des occasions pour parler ou pour agir. C’est un avantage qui à manqué souvent aux hommes les plus éclairés, qui demande un esprit facile, un sang froid modéré, l’usage des affaires, et, selon les différentes occurrences, divers avantages : de la mémoire et de la sagacité dans la dispute, de la sécurité dans les périls, et dans le monde cette liberté de cœur qui nous rend attentifs à tout ce qui s’y passe et nous tient en état de profiter de tout.

(Ibid.)
Du courage

Le vrai courage est une des qualités qui supposent le plus de grandeur d’âme. J’en remarque beaucoup de sortes : un courage contre la fortune, qui est philosophie ; un courage contre les misères, qui est patience ; un courage à la guerre, qui est valeur ; un courage dans les entreprises, qui est hardiesse ; un courage fier et téméraire, qui est audace ; un courage contre l’injustice, qui est fermeté ; un courage contre le vice, qui est sévérité ; un courage de réflexion, de tempérament, etc.

Il n’est pas ordinaire qu’un même homme assemble tant de qualités. Octave, dans le plan de sa fortune, élevée sur des précipices, bravoit des périls éminens566 ; mais la mort, présente à la guerre, ébranloit son âme. Un nombre innombrable de Romains qui n’avoient jamais craint la mort dans les batailles, manquoient de cet autre courage qui soumit la terre à Auguste.

On ne trouve pas seulement plusieurs sortes de courages, mais dans le même courage bien des inégalités. Brutus qui eut la hardiesse d’attaquer la fortune de César, n’eut pas la force de suivre la sienne : il avoit formé le dessein de détruire la tyrannie avec les ressources de son seul courage, et il eut la foiblesse de l’abandonner avec toutes les forces du peuple romain, faute de cette égalité de force et de sentiment, qui surmonte les obstacles et la lenteur des succès.

(Ibid.)
Clazomène567

Clazomène a eu l’expérience de toutes les misères de l’humanité. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance et l’ont sevré dans son printemps de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté. Il s’est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimoit. L’injure a flétri sa vertu, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvoit prendre de vengeance. Ses talens, son travail continuel, son application à bien faire, n’ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse n’a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu’il ne méritoit pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Lorsque la fortune a paru se lasser de le poursuivre, la mort s’est offerte à sa vue. Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge ; et, quand l’espérance trop lente commençoit à flatter sa peine, il a eu la douleur insupportable de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très-habiles se ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes foibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux ; mais il ne lui appartient pas de fléchir leur courage568.

Lettre au marquis de Mirabeau569 sur les « Vies » de Plutarque

À Verdun, le 22 mars 1740.

… C est une lecture touchante ; j’en étois fou à son âge570 ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints ; l’on y peut prendre une teinture de l’histoire de la Grèce et même de celle de Rome. L’on ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là, brille en pleine lumière la force de la nature ; là paroît la vertu sans bornes, le plaisir sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, le vice sans bassessa et sans déguisement. Pour moi, je pleurois de joie, lorsque je lisois ces pages ; je ne passois point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allois dans la place de Rome, pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetoit des pierres. Vous souvenez-vous que, César prétendant faire passer une loi trop avantageuse au peuple, le même Caton voulut l’empêcher de la proposer, et lui mit la main sur la bouche, pour étouffer sa parole ? Ces manières d’agir, si contraires à nos mœurs, faisoient grande impression sur moi. Il me tomba, en même temps, un Sénèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis, des lettres de Brutus à Cicéron, dans le temps qu’il étoit en Grèce, après la mort de César571 : elles sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’étoit bien impossible de les lire de sang-froid ; je mêlois ces trois lectures, et j’en étois si ému, que je ne contenois plus ce qu’elles mettoient en moi ; j’étouffois, je quittois mes livres, et je sortois comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse, en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mît fin à la convulsion.

C’est là ce qui m’a donné cet air de philosophie, qu’on dit que je conserve encore ; car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais stoïcien à lier ; j’aurois voulu qu’il m’arrivât quelque infortune remarquable, pour déchirer mes entrailles, comme ce fou de Caton qui fut si fidèle à sa secte. Je fus deux ans comme cela, et puis je dis à mon tour comme Brutus : Ô vertu, tu n’es qu’un fantôme ! Cependant cet aimable stoïcien, que sa constante vertu, son génie, son humanité, son inflexible courage me rendoient infiniment cher, m’a fait verser bien des larmes sur la foiblesse de sa mort : c’est une extrême pitié de voir tant de vertu, tant de force et de grandeur d’àme vaincues, en un moment, par le plus léger revers au milieu de tant de ressources, et de tant de faveurs de la fortune ! Mais n’est-ce pas une folie que de vous conter tout cela, et de prendre ce ton lugubre ? Vous allez croire sûrement que je veux que votre frère devienne un stoïcien, et qu’il se tue comme Caton, ou qu’il lise notre Sénèque ! Ah ! n’appréhendez pas cela ; je ris actuellement de mes vieilles folies, et même des folies présentes. Je voudrois bien que cette lettre fût assez ridicule pour vous faire rire vous-même ; mais je crains qu’elle n’ait que ce qui est nécessaire pour vous ennuyer un quart d’heure, car il faut bien cela pour la lire. Ce sont vos louanges qui me gâtent ; il est juste que vous en souffriez ; d’ailleurs, j’aime beaucoup mieux vous écrire rarement, que retenir ma plume, lorsqu’elle est en train d’aller ; cela est plus conforme à ma paresse, et plus commode aussi pour vous.

Lettre à Louis XV

À Arras, le 13 décembre 1743.

Sire,

Pénétré de servir, depuis neuf ans, sans espérance, dans les emplois subalternes de la guerre, avec une foible santé, je me mets aux pieds de Votre Majesté, et la supplie très-humblement de me faire passer du service des armées, où j’ai le malheur d’être inutile, à celui des affaires étrangères, où mon application peut me rendre plus propre. Je n’oserois dire à Votre Majesté ce qui m’inspire la hardiesse de lui demander cette grâce ; mais peut-être est-il difficile qu’une confiance si extraordinaire se trouve dans un homme tel que moi, sans quelque mérite qui la justifie.

Il n’est pas besoin de rappeler à Votre Majesté quels hommes ont été employés, dans tous les temps, et dans les affaires les plus difficiles, avec le plus de bonheur : Votre Majesté sait que ce sont ceux-là mêmes qu’il semble que la fortune en eût le plus éloignés. Et qui doit, en effet, servir Votre Majesté avec plus de zèle qu’un gentilhomme qui, n’étant pas né à la cour, n’a rien à espérer que de son maître et de ses services ? Je crois sentir, Sire, en moi-même, que je suis appelé à cet honneur, par quelque chose de plus invincible et plus noble que l’ambition.

M. le duc de Biron, sous qui j’ai l’honneur de servir, pourra faire connoître ma naissance et ma conduite à Votre Majesté, lorsqu’elle le lui ordonnera ; et j’espère qu’elle ne trouvera rien, dans l’une ni dans l’autre, qui puisse me fermer l’entrée de ses grâces.

Je suis avec un très-profond respect, etc.

Pensées diverses

Les grandes pensées viennent du cœur572.

Lorsqu’une pensée est trop foible pour porter une expression simple, c’est la marque pour la rejeter.

La netteté est le vernis des maîtres.

Il est aisé de critiquer un auteur, mais il est difficile de l’apprécier.

C’est un grand signe de médiocrité de louer toujours modérément.

Le fruit du travail est le plus doux des plaisirs.

On promet beaucoup pour se dispenser de donner peu.

Il y a des hommes qu’il ne faut pas laisser refroidir.

Personne ne veut être plaint de ses erreurs.

La patience est l’art d’espérer.

Le sentiment de nos forces les augmente.

Qui sait tout souffrir peut tout oser.

Diderot (1713-1784)

Notice

Diderot (Denis), de Langres, ce fils de coutelier, qui alla un jour à Saint-Pétersbourg causer « en camarade » avec une impératrice, eut des parcelles de génie, qui, faute de se réunir et de se condenser, n’ont fait de lui que le premier des hommes de talent du xviiie  siècle. Ame fougueuse, « tête fumeuse » (Sainte-Beuve), il prodigua sa verve passionnée et ses facultés puissantes dans des essais divers dont le plus remarqué fut la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749). Il établit et appliqua, avant Beaumarchais, dans des pièces aujourd’hui oubliées, la théorie du drame bourgeois en prose. Il conçut, entreprit avec enthousiasme, sous le patronage inconscient de Daguesseau, et dirigea avec courage, pendant vingt- cinq ans, la tâche immense de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, où il ne déguisa pas sa philosophie matérialiste. On ne lit plus aujourd’hui que ses Salons (1701-1769), écrits pour la correspondance de Grimm573, qui sont le premier et restent l’incomparable modèle de la critique des beaux-arts en France.

De l’allégorie dans la peinture574

Je ne saurois souffrir, à moins que ce ne soit dans une apothéose, ou quelque autre sujet de verve pure, le mélange des êtres allégoriques et réels. Je vois frémir d’ici tous les admirateurs de Rubens ; mais peu m’importe, pourvu que le bon goût et la vérité me sourient.

Le mélange des êtres allégoriques et réels donne à l’histoire l’air d’un conte, et, pour trancher le mot, ce défaut défigure la plupart des compositions de Rubens. Je ne les entends pas. Qu’est-ce que cette figure qui tient un nid d’oiseau, un Mercure, l’arc-en-ciel, le zodiaque, le sagittaire, dans la chambre et autour du lit d’une reine575 ? Il faudroit faire sortir de la bouche de chacun de ces personnages, comme on le voit à nos vieilles tapisseries de château, une légende qui dît ce qu’elles veulent.

Je vous ai déjà dit mon avis sur le monument de Reims, exécuté par Pigalle576 ; et mon sujet m’y ramène. Que signifie, à côté de ce porte-faix étendu sur des ballots, cette femme qui conduit un lion par la crinière ? La femme et l’animal s’en vont du côté du porte-faix endormi ; et je suis sûr qu’un enfant s’écrieroit : Maman, cette femme va faire manger ce pauvre homme-là, qui dort, par sa bête ! Je ne sais si c’est son dessein ; mais cela arrivera, si cet homme ne s’éveille, et que cette femme fasse un pas de plus. Pigalle, mon ami, prends ton marteau, brise-moi cette association d’êtres bizarres. Tu veux faire un roi protecteur ; qu’il le soit de l’Agriculture et du Commerce. Ton porte-faix dormant sur ses ballots, voilà bien le Commerce. Abats, de l’autre côté de ton piédestal, un taureau ; qu’un vigoureux habitant des champs se repose entre les cornes de l’animal ; et tu auras l’Agriculture. Est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un taureau abattu ? est-ce que ce n’est pas une belle chose qu’un paysan qui se repose ; est-ce que cela ne me touchera pas plus que tes figures symboliques ? Tu m’auras montré le monarque protecteur des conditions subalternes, comme il le doit être ; par ce sont elles qui forment le troupeau de la nation.

(Essai sur la peinture, chap. V ; De la composition.)
À Loutherbourg577

Courage, jeune homme ! tu as été plus loin qu’il ne l’est permis à ton âge. Tu ne dois pas connoître l’indigence, car tu fais vite, et tes compositions sont estimées. Ne quitte ton atelier que pour aller consulter la nature. Habite les champs avec elle. Va voir le soleil se lever et se coucher, le ciel se colorer de nuages. Promène-toi dans la prairie, autour des troupeaux. Vois les herbes brillantes des gouttes de la rosée. Vois la vapeur se former sur le soir, s’étendre sur la plaine, et te dérober peu à peu la cime des montagnes. Devance le retour du soleil. Vois son disque obscurci, les limites de son orbe effacées, et toute la masse de ses rayons perdue, dissipée, étouffée dans l’immense et profond brouillard qui n’en reçoit qu’une teinte foible et rougeâtre. Déjà le volume nébuleux commence à s’affaisser sous son propre poids ; il se condense vers la terre ; il l’humecte, il la trempe, et le globe amolli578 va s’attacher à tes pieds. Tourne tes regards vers le sommet des montagnes. Les voilà qui commencent à percer l’océan vaporeux. Précipite tes pas ; grimpe vite sur quelque colline élevée ; et de là contemple la surface de cet océan qui ondule mollement au-dessus de la terre, et découvre, à mesure qu’il s’abaisse, le haut des clochers, la cime des arbres, les faîtes des maisons, les bourgs, les villages, les forêts entières, toute la scène de la nature éclairée de la lumière de l’astre du jour… Hâte-toi de revenir. Prends le pinceau que tu viens de tremper dans la lumière, dans les eaux, dans les nuages ; les phénomènes divers dont ta tête est remplie ne demandent qu’à s’en échapper et à s’attacher à la toile. Tandis que tu t’occupes, pendant les heures brûlantes du jour, à peindre la fraîcheur des heures du matin, le ciel te prépare de nouveaux phénomènes. La lumière s’affoiblit ; les nuages s’émeuvent579, se séparent, s’assemblent, et l’orage s’apprête. Va voir l’orage se former, éclater et finir ; et que, dans deux ans d’ici, je retrouve au Salon les arbres qu’il aura brisés, les torrens qu’il aura grossis, tout le spectacle de son ravage ; et que, mon ami et moi, l’un contre l’autre appuyés, les yeux attachés sur ton ouvrage, nous en soyons encore effrayés.

(Salon 580 de 1765.)
Greuze581
Le fils ingrat

Imaginez une chambre où le jour n’entre guère que par la porte quand elle est ouverte, ou que par une ouverture carrée pratiquée au-dessus de la porte, quand elle est fermée. Tournez les yeux autour de cette chambre triste, et vous n’y verrez qu’indigence. Il y a pourtant, sur la droite, dans un coin, un lit qui ne paroît pas trop mauvais ; il est couvert avec soin. Sur le devant, du même côté, un grand confessionnal582 de cuir noir où l’on peut être commodément assis : asseyez-y le père du fils ingrat. Attenant à la porte, placez un bas d’armoire, et, tout près du vieillard caduc, une petite table sur laquelle on vient de placer un potage.

Malgré le secours dont le fils aîné de la maison peut être à son vieux père, à sa mère et à ses frères, il s’est enrôlé ; mais il ne s’en ira point sans avoir mis à contribution ces malheureux. Il vient avec un vieux soldat ; il a fait sa demande. Son père en est indigné ; il n’épargne pas les mots durs à cet enfant dénaturé qui ne connoît plus ni père, ni mère, ni devoirs, et qui lui rend injures pour reproches. On le voit au centre du tableau : il a l’air violent, insolent et fougueux ; il a le bras droit élevé du côté de son père, au-dessus de la tête d’une de ses sœurs ; il se dresse sur ses pieds ; il menace de la main ; il a le chapeau sur la tête, et son geste et son visage sont également insolens. Le bon vieillard, qui a aimé ses enfans, mais qui n’a jamais souffert qu’on lui manquât, fait effort pour se lever ; mais une de ses filles, à genoux devant lui, le retient par les basques de son habit. Le jeune libertin est entouré de l’aînée de ses sœurs, de sa mère et d’un de ses petits frères. Sa mère le tient embrassé par le corps ; le brutal cherche à s’en débarrasser, et la repousse du pied. Cette mère a l’air accablé, désolé ; la sœur aînée s’est aussi interposée entre son frère et son père ; la mère et la sœur semblent, par leur attitude, chercher à les cacher l’un à l’autre. Celle-ci a saisi son frère par son habit, et lui dit, par la manière dont elle le tire : « Malheureux ! que fais-tu ? tu repousses ta mère, tu menaces ton père ; mets-toi à genoux et demande pardon. » Cependant le petit frère pleure, porte une main à ses yeux, et, pendu au bras droit de son grand frère, il s’efforce à l’entraîner hors de la maison. Derrière le fauteuil du vieillard, le plus jeune de tous a l’air intimidé et stupéfait. À l’autre extrémité de la scène, vers la porte, le vieux soldat qui a enrôlé et accompagné le fils ingrat chez ses parens s’en va, le dos tourné à ce qui se passe, son sabre sous le bras et la tête baissée. J’oubliois qu’au milieu de ce tumulte un ehien, placé sur le devant, l’augmentoit encore par ses aboiemens.

Tout est entendu, ordonné, caractérisé, clair dans cette esquisse, et la douleur, et même la foiblesse de la mère pour un enfant qu’elle a gâté, et la violence du vieillard, et les actions diverses des sœurs et des petits enfans, et l’insolence de l’ingrat, et la pudeur du vieux soldat, qui ne peut s’empêcher de lever les épaules de ce qui se passe ; et ce chien qui aboie est un de ces accessoires que Greuze sait imaginer par un goût tout particulier.

Cette esquisse, très-belle, n’approche pourtant pas, à mon gré, de ce qui suit.

Le mauvais fils puni

Il a fait la campagne. Il revient, et dans quel moment ? Au moment où son père vient d’expirer. Tout a bien changé dans la maison ! C’étoit la demeure de l’indigence : c’est celle de la douleur et de la misère. Le lit est mauvais et sans matelas. Le vieillard mort est étendu sur ce lit ; une lumière qui tombe d’une fenêtre n’éclaire que son visage ; le reste est dans l’ombre. On voit à ses pieds, sur une escabelle de paille, le cierge bénit qui brûle, et le bénitier. La fille aînée, assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le corps renversé en arrière, dans l’attitude du désespoir, une main portée à sa tempe, et l’autre élevée et tenant encore le crucifix qu’elle a fait baiser à son père. Un de ses petits enfans, effrayé, s’est caché le visage dans son sein. L’autre, les bras en l’air et les doigts écartés, semble concevoir les premières idées de la mort. La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne sauroit se persuader qu’elle n’a plus de père : elle est penchée vers lui ; elle semble chercher ses derniers regards ; elle soulève un de ses bras, et sa bouche entr’ouverte crie : « Mon père ! mon père ! est-ce que vous ne m’entendez plus ? » La pauvre mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant sous elle.

Voilà le spectacle qui attend le fils ingrat. Il s’avance ; le voilà sur le pas de la porte. Il a perdu la jambe dont il a repoussé sa mère, et il est perclus du bras dont il a menacé son père.

Il entre. C’est sa mère qui le reçoit. Elle se tait ; mais ses bras tendus vers le cadavre lui disent : « Tiens, vois, regarde ; voilà l’état où tu l’as mis ! » Le fils ingrat paroit consterné ; la tête lui tombe en devant, et il se frappe le front avec le poing. Quelle leçon pour les mères et pour les enfans !

Ce n’est pas tout : celui-ci médite ses accessoires aussi sérieusement que le fond de son sujet.

À ce livre placé sur une table, devant cette fille aînée, je devine qu’elle a été chargée, la pauvre malheureuse ! de la fonction douloureuse de réciter les prières des agonisans. Cette fiole qui est à côté du livre contient apparemment les restes d’un cordial. Et cette bassinoire qui est à terre, on l’avoit apportée pour réchauffer les pieds glacés du moribond. Et puis, voici le même chien, qui est incertain s’il reconnoîtra cet éclopé pour le fils de la maison, ou s’il le prendra pour un gueux.

Je ne sais quel effet cette courte et simple description d’une esquisse de tableau fera sur les autres ; pour moi, j’avoue que je ne l’ai point faite sans émotion.

Cela est beau, très beau, sublime ; tout, tout. Mais, comme il est dit que l’homme ne fera rien de parfait, je ne crois pas que la mère ait l’action vraie du moment ; il me semble que, pour se dérober à elle-même la vue de son fils et celle du cadavre de son époux, elle a dû porter une de ses mains sur ses yeux, et de l’autre montrer à l’enfant ingrat le cadavre de son père. On n’en auroit pas moins aperçu sur le reste de son visage toute la violence de sa douleur ; et la figure en eût été plus simple et plus pathétique encore ; et puis le costume est lésé dans une bagatelle, à la vérité ; mais Greuze ne se pardonne rien. Le grand bénitier rond, avec le goupillon, est celui que l’Église mettra au pied de la bière ; pour celui qu’on met dans les chaumières, aux pieds des agonisans, c’est un pot à l’eau, avec un rameau du buis bénit le dimanche des Rameaux.

Du reste, ces deux morceaux sont, à mon sens, des chefs- d’œuvre de composition : point d’attitudes tourmentées ni recherchées ; les actions vraies qui conviennent à la peinture ; et, dans ce dernier surtout, un intérêt violent, bien un et bien général. Avec tout cela, le goût est si misérable, si petit, que peut-être ces deux esquisses ne seront jamais peintes583 ; et que, si elles sont peintes, Boucher aura plutôt vendu cinquante de ses indécentes et plates marionnettes que Greuze ses deux sublimes tableaux.

(Ibid.)

Beaumarchais (1732-1799)

Notice

Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, fils d’horloger, « horloger lui-même, musicien, chansonnier, dramaturge, auteur comique, compositeur de libretti, publiciste, homme de plaisir, homme de cour, nomme de spéculations, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, tribun par occasion, homme de paix par goût et cependant plaideur éternel, faisant, comme Figaro, tous les métiers, a mis la main dans presque tous les événements, grands ou petits, qui ont précédé la Révolution » (De Loménie). La Révolution s’avançait à grands pas, et ceux qu’elle allait atteindre, fascinés et entraînés par la verve étincelante et irrésistible de Beaumarchais, semblaient de connivence avec lui pour précipiter sa marche. Ils applaudissaient aux traits acérés que la langue de son héros décochait coup sur coup contre l’aristocratie d’épée et de cour dans le Barbier de Séville (1775) et dans le Mariage de Figaro ou la folle Journée (1784) : « Rien de plus fou que ma pièce, disait de cette dernière l’auteur lui-même, si ce n’est son succès. »« C’était la Révolution déjà en action », a dit Napoléon à Sainte-Hélène. Ils avaient commencé par rire, avec toute l’Europe, de cette première comédie, bouffonne et éloquente, qu’il leur avait donnée dans ses Mémoires judiciaires sur l’affaire Goëzman, en avilissant l’aristocratie de robe (1773-1774). Goethe et Mozart faisaient écho à sa gloire dans le drame (Clavijo, 1774, sujet tiré des Mémoires), et dans l’opéra (Les Noces, 1786). On ne cesse, un siècle après sa mort, de jouer et, grâce à Rossini, de chanter son Barbier, et de répéter bon nombre de ses mots, devenus proverbes.

Figaro

Figaro, Le Comte.

 

LE COMTE, à part.

Cet homme ne m’est pas inconnu.

FIGARO.

Cet air noble et altier…

LE COMTE.

Cette tournure grotesque…

FIGARO.

Je ne me trompe point ; c’est le comte Almaviva.

LE COMTE.

Je crois que c’est ce coquin de Figaro.

FIGARO.

Oui, je vous reconnois ; voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours honoré.

LE COMTE.

Je ne te reconnoissois pas, moi ; te voilà si gros et si gras…

FIGARO.

Que voulez-vous, monseigneur, c’est la misère.

LE COMTE.

Mais que fais-tu à Séville ? Je t’avois autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi.

FIGARO.

Je l’ai obtenu, monseigneur ; le ministre, ayant égard à la recommandation de votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.

LE COMTE.

Dans les hôpitaux de l’armée ?

FIGARO.

Dans les haras d’Andalousie.

LE COMTE, riant.

Beau début !

FIGARO.

Le poste n’étoit pas mauvais ; parce qu’ayant le district des pansemens et des drogues, je vendois souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval…

LE COMTE.

Qui tuoient les sujets du roi ?

FIGARO.

Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.

LE COMTE.

Pourquoi donc l’as-tu quitté ?

FIGARO.

Quitté ? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des puissances :

 

                 L’Envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide…

LE COMTE.

Oh ! grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? je t’ai vu griffonnant sur ton genou et chantant dès le matin.

FIGARO.

Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au ministre que je faisois, je puis dire assez joliment, les bouquets à Cloris, que j’envoyois des énigmes aux journaux, qu’il couroit des madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il a su que j’étois imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des lettres est incompatible avec les affaires.

LE COMTE.

Puissamment raisonné ! Et tu ne lui fis pas représenter…

FIGARO.

Je me crus trop heureux d’en être oublié, persuadé qu’un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

LE COMTE.

Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étois un assez mauvais sujet.

FIGARO.

Eh, mon Dieu, monseigneur ! c’est qu’on veut que le pauvre soit sans défaut.

LE COMTE.

Paresseux, dérangé…

FIGARO.

Aux vertus qu’on exige dans un domestique, votre Excellence connoît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets.

LE COMTE, riant.

Pas mal. Et tu t’es retiré en cette ville ?

FIGARO.

Non, pas tout de suite. De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talens littéraires ; et le théâtre me parut un champ d’honneur…

LE COMTE.

Ah ! miséricorde !

FIGARO.

En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès ; car j’avois rempli le parterre des plus excellens travailleurs ; des mains… comme des battoirs ; j’avois interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissemens sourds ; et d’honneur, avant la pièce, le café m’avoit paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale…

LE COMTE.

Ah ! la cabale ! Monsieur l’auteur tombé !

FIGARO.

Tout comme un autre : pourquoi pas ? Ils m’ont sifflé ; mais si jamais je puis les rassembler…

LE COMTE.

L’ennui te vengera bien d’eux.

FIGARO.

Ah ! comme je leur en garde ! morbleu !

LE COMTE.

Tu jures ! sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ses juges ?

FIGARO.

On a vingt-quatre ans au théâtre ; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment.

LE COMTE.

Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t’a fait quitter Madrid ?

FIGARO.

C’est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien maître. Voyant à Madrid que la République des lettres étoit celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s’attache à la peau des malheureux gens de lettres, achevoit de déchiqueter et de sucer le peu de substance qui leur restoit ; fatigué d’écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d’argent ; à la fin convaincu que l’utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j’ai quitté Madrid ; et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l’Estramadure, la Sierra Morena, l’Andalousie ; accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre, et partout supérieur aux événemens ; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps, supportant le mauvais ; me moquant des sots, bravant les méchans ; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde ; vous me voyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau votre Excellence en tout ce qu’il lui plaira de m’ordonner.

LE COMTE.

Qui t’a donné une philosophie aussi gaie ?

FIGARO.

L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer.

(Le Barbier de Séville, I, 2).
Début du troisième M émoire a consulter 584

Eh bien ! madame ! il est donc décidé que je vous trouverai toujours en contradiction ? Vous ne vous mêlez, dites-vous, ni du cabinet, ni des audiences de monsieur votre mari ; et sur les audiences de ce même cabinet, vous nous donnez un mémoire bien long, bien hérissé de textes, d’ordonnances, de passages latins, de citations savantes ; le tout renforcé des plus mâles injures ; vous nous argumentez dans cinquante-quatre mortelles pages, comme un docteur ès-lois, sans vous soucier plus de répondre à mes Mémoires, que s’ils n’existoient point ou ne traitoient pas l’affaire à fond.

Mais à qui parlé-je aujourd’hui ? Est-ce à madame ? est-ce à monsieur ? qui des deux a plaidé ? Ce ne peut être vous, madame ; vous ne vous piquez certainement pas, d’entendre un mot des choses qu’on y traite. Ce ne peut être monsieur, non plus ; l’ouvrage seroit plus conséquent, il iroit au fait ; ou n’y rebattroit pas des objets combattus d’avance par mon supplément, qui étoit entre ses mains plus de douze jours avant la publication de ce Mémoire.

Quoi qu’il en soit, il me convient mieux, madame, de vous adresser la parole. Indépendamment du respect et des égards qui vous sont dus personnellement, le souvenir que je parle à une femme contiendra la juste indignation que j’aurois peine à maîtriser autrement. Ce n’est pas que tous ceux qui m’ont fait l’honneur d’écrire contre moi ne doivent trouver ici le juste salaire de leurs soins obligeans. En m’éloignant le moins possible du fond de la question dont chacun cherche à me distraire, je ne laisserai pas, chemin faisant, de répondre à tout le monde : et l’on doit me savoir gré de ma civilité.

Car, tant que vous ne détruirez pas les faits articulés dans mon supplément ; tant que vous ne prouverez pas que j’ai dit faux sur les débats de notre confrontation, sur vos aveux forcés, sur les contradictions de vos interrogatoires ; tant que vous ne laverez pas monsieur Goëzman de l’infamie d’avoir suborné Le Jay, d’avoir minuté la déclaration chez lui, dans sa maison, à son bureau, avant qu’il y eût de procédure entamée, et d’avoir fait et nié les faux remarqués dans ces déclarations, tant que vous ne me prouverez que je suis un imposteur que par des injures, des lettres mendiées et des récriminations étrangères à la cause, je ne suis pas tenu d’user mon temps à vous répondre.

Six Mémoires à la fois contre moi ! c’étoit assez d’un seul pour mes forces ; et je me vois accablé sous les boucliers des Samnites. Mais, c’est une plaisante ruse de guerre que de dire, comme le comte de la Blache : cette affaire dérangera sa fortune ; il faut gagner sur le temps, plaider longuement, surtout le consumer en menus frais, et le désoler comme un essaim de frelons ; six réponses lui coûteront dix ou douze mille francs d’impression, dans le temps que tous ses biens sont saisis, et qu’il n’a pas dix ou douze écus de libres au monde. Est-ce là votre projet, messieurs ? Il est sans doute très-bien contre moi ; mais croyez qu’il ne vaut rien pour vos défenses ; et j’écrirai que vous ne vous défendez seulement pas ; et je le répéterai jusqu’au tronçon de ma plume ; j’y mettrai l’encrier à sec ; et, quand je n’aurai plus de papier, j’irai jusqu’à disputer vos Mémoires aux chiffonnières, et j’en griffonnerai les meilleurs endroits, qui sont les marges ; j’emploierai le crédit de mon libraire pour en obtenir de l’imprimeur ; et si je n’en trouve aucun traitable sur mes Mémoires, je vendrai les premiers pour payer les derniers.

Enfin, vous n’aurez ni trêve, ni repos de moi, que vous n’ayez répondu catégoriquement à tous les faits graves dont je vous charge devant le parlement et la nation, ou que vous n’ayez passé condamnation sur tous les chefs ; car de vous amuser à critiquer la légèreté de mon style, et donner ma gaîté pour un manque de respect à nos juges, c’est se moquer du monde : il est bien question de cela !

Lorsque Pascal, dans un siècle bien différent du nôtre, puisqu’on y disputoit encore sur des points de controverse, écrivoit du ton le plus léger, le plus piquant, d’un ton enfin, où ni vous, ni le comte de la Blache, ni Me Caillard, ni Marin, ni Bertrand, ni moi, n’arriverons jamais ; lorsque Pascal, dis-je, reprochoit à ses adversaires, du style le plus plaisant, l’étrange morale d’Escobar, Bauni, Sanchès et Tambourin ; les gens sensés l’accusèrent-ils de manquer de respect à la religion ? S’offensèrent-ils pour elle, qu’il répandît à pleines mains le sel de la gaîté sur les discussions les plus sérieuses ? Après avoir plané légèrement sur les personnes, il élevoit son vol sur les choses, et tonnoit enfin à coups redoublés, quand sa pieuse indignation avoit surmonté la gaîté de son caractère.

Quant à moi, messieurs, si je ris un peu de vos défenses, parce qu’en effet vos défenses sont très-risibles, par quelle logique me prouverez-vous que de vous plaisanter soit manquer de respect au parlement ? Quand il m’arrive d’adresser la parole à nos juges, ne mesuré-je pas à l’instant mon ton sur la dignité de mon sujet ? Et mon profond respect, alors, est-il au-dessous de ma parfaite confiance ?

Faut-il, pour vous plaire, que je sois comme Marin, toujours grave en un sujet ridicule, et ridicule en un sujet grave ? Lui qui, au lieu de donner son riz à manger au serpent, en prend la peau, s’en enveloppe, et rampe avec autant d’aisance que s’il n’eût fait d’autre métier de sa vie585.

Voulez-vous que, d’une voix de sacristain, comme ce grand indécis de Bertrand, j’aille vous commenter l’Introïbo, et prendre avec lui le ton du Psalmiste, pour finir par chanter les louanges de Marin, après avoir discerné ses intérêts de ceux du gazetier dans son épigraphe : Judica me, Deus, et discerne causam meam, ab homine iniquo, etc. ?…

Irai-je montrer une avidité, une haine aveugle et révoltante, en imitant le comte de la Blache, qui vous suit partout, vous, M. Goëzman, vous défend dans tous les cas, vous écrit dans tous les coins, et qui se peut appeler, à juste titre, votre homme de lettres ?

Seroit-il bienséant que, d’un ton boursoufflé, j’allasse escalader les cieux, sonder les profondeurs de l’enfer, enjamber le Tartare, pour finir, comme le sieur d’Arnaud586, par ne savoir ce que je dis, ni ce que je fais, ni surtout ce que je veux ? Eh ! messieurs, laissez mon style, et tâchez seulement de réformer le vôtre. Je n’ai qu’à vous imiter et me mettre à dire, comme vous, des injures pour des raisons ; personne ne sera lu, et l’affaire n’en marchera pas mieux.

Il faut pourtant une fin, messieurs ; car toutes vos intrigues, vos cabales, vos criailleries, vos Mémoires, vos efforts pour me rendre odieux aux puissances, aux ministres, au parlement, au public, ne sont pas le fond de l’affaire. Je vous vois, je vous suis dans vos marches ténébreuses.

…………………………………………………………………………………………………………

Que me reste-t-il à faire ? Bien prouver ce que je n’ai fait qu’avancer ; me taire sur ce que je crois avoir bien prouvé ; surtout répliquer en bref à une foule de Mémoires dont aucun ne répond aux miens.

Je commencerai par le vôtre, madame, dont j’aurai bientôt fait l’analyse. Si j’en retranche les injures ; les mots atroce, infâme, misérable, monstre horrible, etc., etc., etc. ; je l’aurai déjà resserré d’une bonne douzaine de pages. En faisant évanouir par une seule remarque cette fameuse liste de votre portière, et ces preuves victorieuses qu’elle fournit contre moi, j’en aurai gagné au moins encore une vingtaine d’autres ; cinq à six à passer pour l’honnête éclaircissement des honnêtes motifs de l’honnête rapport que M. Goëzman a fait au parlement, de mon procès contre M. de la Blache, absolument étranger à votre défense ; sept ou huit autres pour votre naissance, votre éducation, vos mœurs, et la notice de toutes les places qu’a manquées M. Goëzman, de toutes les recommandations qui n’ont pas pu avoir de succès pour lui, les baptêmes, les billets d’enterrement de la famille, les ouï-dire sur sa noblesse, etc. ; neuf ou dix encore pour les pièces justificatives, qui ne sont justificatives que de faits inutiles à la question, ou même absolument contraires aux choses qu’il entend prouver, etc.

Alors, il nous restera quelques pages, au plus, sur l’affaire, et qui, loin de résoudre mes pressantes objections, ne mériteroient pas plus de réponse que le reste, si elles ne contenoient pas deux ou trois graves imputations que je ne puis feindre d’oublier sans me déshonorer entièrement, quoique la plus grave de toutes soit même étrangère à ce procès.

Vous entamez ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mes ancêtres. Hélas ! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissoit, à plusieurs branches de commerce, une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d’être le fils de mon père… Mais je m’arrête ; car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris, et rit en m’embrassant,

Ô vous qui me reprochez mon père, vous n’avez pas l’idée de son généreux cœur ! En vérité, horlogerie à part, je n’en vois aucun contre qui je voulusse le troquer. Mais je connois trop bien le prix du temps, qu’il m’apprit à mesurer, pour le perdre à relever de pareilles fadaises. Tout le monde aussi ne peut pas dire comme M. Goëzman :

 

Je suis fils d’un Bailli ;
      Oui :
Je ne suis pas Caron ;
      Non.

 

Cependant avant de prendre un dernier parti sur cet objet, je me réserve de consulter, pour savoir si je ne dois pas m’offenser de vous voir ainsi fouiller dans les archives de ma famille, et me rappeler à mon antique origine qu’on avoit presque oubliée. Savez-vous bien, madame, que je prouve déjà près de vingt ans de noblesse ; que cette noblesse est bien à moi, en bon parchemin, scellée du grand sceau de cire jaune ; qu’elle n’est pas comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole, et que personne n’oseroit me la disputer, car j’en ai la quittance587.

(Mémoires, édition Garnier frères, avec une Introduction de Sainte-Beuve).

Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814)

Notice

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, né au Havre, ami et disciple de J.-J. Rousseau, a plus d’un rapport avec lui. Enfant rêveur, comme Rousseau ; voyageur moins agité, mais moins circonscrit, à travers les hasards d’une vie, non pas vagabonde, mais instable ; professeur de mathématiques à Paris ; journaliste à Amsterdam, officier et ingénieur en Russie, en Finlande, en France, à Malte, à l’Île de France, il arriva un peu tard, comme Rousseau, à se fixer dans la condition d’homme de lettres. Il écrivit des ouvrages de théorie ou d’utopie politique. Les Polonais avaient demandé a Rousseau une constitution ; Bernardin de Saint-Pierre écrivit sur le gouvernement de la Pologne, de la Russie, de la Hollande. Mais la nature a été son véritable domaine. Il coordonna en un corps de preuves de la Providence, comme le firent incidemment Fénelon dans une partie de son Existence de Dieu, Chateaubriand dans un livre de son Génie du christianisme, les observations multiples qu’il avait faites dans ses longs voyages. Théoricien hasardé et subtil des desseins de la Providence et des harmonies de la nature, il a été un peintre vrai et un coloriste éclatant. Son Voyage à l’Île de France (1733) est un journal et un album des cartons qui deviendront des tableaux dans les Études de la Nature (1784), dans les Harmonies de la Nature (1796), dans l’immortelle pastorale de Paul et Virginie (1788), son chef-d’œuvre. Les cadres resserrés lui sont heureux ; témoin encore la Chaumière indienne (1791).

Les paysages dans la poésie

On peut dire que La Fontaine a donné à chaque fable un paysage. Il avoit puisé ce goût dans les poètes anciens ; c’est surtout dans Virgile qu’on en peut trouver de fréquens exemples. Sur ce point comme sur plusieurs autres, Virgile a pris Homère pour modèle ; car le poème épique n’est qu’un tableau de toute la nature. Virgile répand toujours les derniers rayons, ou plutôt les dernières ombres du soleil couchant sur ses paysages, lorsqu’il y introduit un sujet mêlé de tristesse. Telle est la fin de l’églogue où il a peint les malheurs de Mélibée.

 

Et jam summa procul villarum culmina fumant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ588.

 

Mais lorsque le sujet de l’églogue comporte un dénouement heureux, comme dans la VIIIe, le poète en éclaire le commencement par l’aube matinale :

Frigida vix cœlo noctis discesserat umbra,
Cùm ros in tenerâ pecori gratissimus herbâ est589, etc.

 

Les sites d’Ovide sont charmans, mais il les peint souvent à la manière de Quinault, avec trop d’enluminure. Horace a plus de précision dans ses dessins et de vigueur dans sa touche. Il prend ses sujets champêtres dans les environs de Rome, et non dans les profondes forêts, ou dans les hautes montagnes, qu’il montre cependant à l’horizon590. Tibulle, Properce, Catulle, se ressentent de la mollesse de la fin du siècle d’Auguste, où ils vivoient. Leurs peintures ont beaucoup de grâce et même de vérité ; mais elles sont souvent efféminées. On admire encore chez Lucain la description de la forêt de Marseille591 ; mais ses sujets sont rembrunis comme le temps affreux où il vivoit. Aucun poète n’excella comme Juvénal à peindre les crimes de Rome. Au milieu de tant d’infamies, comment auroit-il pu peindre des paysages ?

(Harmonies de la nature, livre II, passim).
La fiancée normande

Il n’y a que la religion qui donne à nos passions un grand caractère. Elle répand des charmes ineffables sur l’innocence, et donne une majesté divine à la douleur. Il y a quelques années que j’étois à Dieppe, vers l’équinoxe de septembre ; et un coup de vent s’étant élevé, comme c’est l’ordinaire dans ce temps-lâ, j’en fus voir l’effet sur le bord de la mer. Il pouvoit être midi ; plusieurs grands bateaux étoient sortis, le matin, du port pour aller à la pêche. Pendant que je considérais leurs manœuvres, j’aperçus une troupe de jeunes paysannes qui sortoient de la ville avec leurs longues coiffes blanches, que le vent faisoit voltiger autour de leur visage. Elles s’avancèrent en folâtrant jusqu’à l’extrémité de la jetée, que les ondées d’écume marine couvroient de temps en temps. Une d’entre elles se tenoit à l’écart, triste et rêveuse. Elle regardoit au loin les bateaux, dont quelques-uns s’apercevoient à peine au milieu d’un horizon fort noir. Ses compagnes d’abord se mirent à la railler, pour tâcher de l’en distraire. « Est-ce que tu vois là-bas ton fiancé ? » lui disoient-elles. Mais comme elles la voyoient toujours sérieuse, elles lui crièrent : « Allons, ne restons pas là ! pourquoi t’affliges-tu ? Reviens, reviens avec nous. » Et elles reprirent le chemin de la ville. Cette jeune fille les suivit lentement sans leur répondre ; et quand elles furent à peu près hors de sa vue, derrière des monceaux de galets qui sont sur le chemin, elle s’approcha d’un grand calvaire qui est au milieu de la jetée, tira quelque argent de sa poche, le mit dans le tronc qui étoit au pied ; puis elle s’agenouilla, et fit sa prière, l’es mains jointes et les yeux levés au ciel. Les vagues qui assourdissoient en brisant sur la côte, le vent qui agitoit les grosses lanternes du crucifix, le danger sur la mer, l’inquiétude sur la terre, la confiance dans le ciel, donnoient à l’amour de cette pauvre paysanne une étendue et une majesté que le palais des grands ne sauroit donner à leurs passions592.

(Études de la nature, Étude VIIe).
Couchers et levers de soleil

Les nuages

J’ai admiré souvent le lever et le coucher du soleil. Figurez-vous, à l’horizon, une belle couleur orange qui se nuance de vert, et vient se perdre au zénith dans une teinte lilas, tandis que le reste du ciel est d’un magnifique azur. Les nuages, qui flottent çà et là, sont d’un beau gris de perle. Quelquefois ils se disposent en longues bandes cramoisies, de couleur ponceau et écarlate ; toutes ces teintes sont vives, tranchées et relevées de franges d’or.

Un soir les nuages se disposèrent, vers l’occident, sous la forme d’un vaste réseau, semblable à de la soie blanche. Lorsque le soleil vint à passer derrière, chaque maille du réseau parut relevée d’un filet d’or. L’or se changea ensuite en couleur de feu et en ponceau, et le fond du ciel se colora de teintes légères, de pourpre, de vert et de bleu céleste.

Souvent il se forme au ciel des paysages d’une variété singulière, où se rencontrent les formes les plus bizarres. On y voit des promontoires, des rochers escarpés, des tours, des hameaux593.

(Voyage à l’Île de France, journal en juin 1768.)
Les forêts agitées par les vents

Qui pourroit décrire les mouvemens que l’air communique aux végétaux ? Combien de fois, loin des villes, dans le tond d’un vallon solitaire couronné d’une forêt, assis sur les bords d’une prairie agitée des vents, je me suis plu à voir les mélilots dorés, les trèfles empourprés, et les vertes graminées, former des ondulations semblables à des flots, et présenter à mes yeux une mer agitée de fleurs et de verdure ! Cependant, les vents balançoient sur ma tête les cimes majestueuses des arbres. Le retroussis de leur feuillage faisoit paroître chaque espèce de deux verts différens. Chacun a son mouvement : le chêne au tronc roide ne courbe que ses branches, l’élastique sapin balance sa haute pyramide, le peuplier robuste secoue son feuillage mobile, et le bouleau laisse flotter le sien dans les airs comme une longue chevelure. Ils semblent animés de passions. Quelquefois un vieux chêne élève au milieu d’eux ses longs bras dépouillés de feuilles et immobiles. Comme un vieillard, il ne prend plus de part aux agitations qui l’environnent : il a vécu dans un autre siècle. Cependant ces grands corps insensibles font entendre des bruits profonds et mélancoliques. Ce ne sont point des accens distincts ; ce sont des murmures confus comme ceux d’un peuple qui célèbre au loin une fête par des acclamations. Il n’y a point de voix dominantes, mais des sons monotones, parmi lesquels se font entendre des bruits sourds et profonds, qui nous jettent dans une tristesse pleine de douleur. C’est un fond de concert qui fait ressortir les chants éclatans des oiseaux, comme la douce verdure est un fond de couleur sur lequel se détache l’éclat des fleurs et des fruits. Ce bruissement des prairies, ces gazouillemens des bois, ont des charmes que je préfère aux plus brillans accords ; mon âme s’y abandonne, elle se berce avec les feuillages ondoyans des arbres, elle s’élève avec leur cime vers les cieux, elle se transporte dans les champs qui les ont vus naître et dans ceux qui les verront mourir ; ils étendent dans l’infini mon existence circonscrite et fugitive. Il me semble qu’ils me parlent, comme ceux de Dodone, un langage mystérieux. Ils me plongent dans d’ineffables rêveries, qui souvent ont fait tomber de mes mains les livres des philosophes. Majestueuses forêts, paisibles solitudes, qui plus d’une fois avez calmé mes passions, puissent les cris de la guerre ne troubler jamais vos résonnantes clairières ! N’accompagnez de vos religieux murmures que les chants des oiseaux, ou les doux entretiens des amis qui veulent se reposer sous vos ombrages.

(Harmonies de la nature, livre IIe).
Naufrage du Saint-Géran 594

Il pouvoit être dix heures du soir. Je venois d’éteindre ma lampe et de me coucher, lorsque j’aperçus, à travers les palissades de ma cabane, une lumière dans les bois. Bientôt après, j’entendis la voix de Paul qui m’appeloit. Je me lève ; et à peine j’étois habillé, que Paul, hors de lui et tout essoufflé, me saute au cou en me disant : « Allons, allons, Virginie est arrivée. Allons au port, le vaisseau y mouillera au point du jour. »

Sur-le-champ nous nous mettons en route. Comme nous traversions le bois de la Montagne-Longue, et que nous étions déjà sur le chemin des Pamplemousses au port, j’entendis quelqu’un marcher derrière nous. C’étoit un noir qui s’avançoit à grands pas. Dès qu’il nous eut atteints, je lui demandai d’où il venoit, et où il alloit en si grande hâte. Il me répondit : « Je viens du quartier de l’île appelé la Poudre-d’Or ; on m’envoie au port avertir le gouverneur qu’un vaisseau de France est mouillé sous l’île d’Ambre. Il tire du canon pour demander du secours, car la mer est bien mauvaise ! » Cet homme, ayant ainsi parlé, continua sa route sans s’arrêter davantage.

Je dis alors à Paul : « Allons vers le quartier de la Poudre-d’Or, au-devant de Virginie ; il n’y a que trois lieues d’ici. » Nous nous mîmes donc en route vers le nord de l’île. Il faisoit une chaleur étouffante. La lune étoit levée : on voyoit autour d’elle trois grands cercles noirs. Le ciel étoit d’une obscurité affreuse. On distinguoit, à la lueur fréquente des éclairs, de longues files de nuages épais, sombres, peu élevés, qui s’entassoient vers le milieu de l’ile et venoient de la mer avec une grande vitesse, quoiqu’on ne sentît pas le moindre vent à terre. Chemin faisant, nous crûmes entendre rouler le tonnerre ; mais, ayant prêté l’oreille attentivement, nous reconnûmes que c’étoient des coups de canon répétés par les échos. Ces coups de canon lointains, joints à l’aspect d’un ciel orageux, me firent frémir. Je ne pouvois douter qu’ils ne fussent les signaux de détresse d’un vaisseau en perdition. Une demi-heure après nous n’entendîmes plus tirer du tout : et ce silence me parut encore plus effrayant que le bruit lugubre qui l’avoit précédé.

Nous nous hâtions d’avancer sans dire un mot et sans oser nous communiquer nos inquiétudes. Vers minuit nous arrivâmes tout en nage sur le bord de la mer, au quartier de la Poudre-d’Or. Les flots s’y brisoient avec un bruit épouvantable ; ils en couvroient les rochers et les grèves d’écume d’un blanc éblouissant et d’étincelles de feu. Malgré les ténèbres, nous distinguâmes, à ces lueurs phosphoriques, les pirogues des pêcheurs qu’on avoit tirées bien avant sur le sable.

À quelque distance de là, nous vîmes, à l’entrée du bois, un feu autour duquel plusieurs habitans s’étoient rassemblés. Nous fûmes nous y reposer en attendant le jour. Pendant que nous étions assis auprès de ce feu, un des habitans nous raconta que dans l’après-midi, il avoit vu un vaisseau en pleine mer, porté sur l’île par les courans ; que la nuit l’avoit dérobé à sa vue ; que, deux heures après le coucher du soleil, il l’avoit entendu tirer du canon pour appeler du secours, mais que la mer étoit si mauvaise qu’on n’avoit pu mettre aucun bateau dehors pour aller à lui ; que, bientôt après il avoit cru apercevoir ses fanaux allumés, et que, dans ce cas, il craignoit que le vaisseau venu si près du rivage n’eût passé entre la terre et la petite île d’Ambre, prenant celle-ci pour le Coin de mire, près duquel passent les vaisseaux qui arrivent à Port-Louis ; que si cela étoit, ce qu’il ne pouvoit toutefois affirmer, ce vaisseau étoit dans le plus grand péril. Un autre habitant prit la parole et nous dit qu’il avoit traversé plusieurs fois le canal qui sépare l’île d’Ambre de la côte ; qu’il l’avoit sondé, et que la tenure et le mouillage en étoient très-bons, et que le vaisseau y étoit en parfaite sûreté, comme dans le meilleur port. « J’y mettrois toute ma fortune, ajouta-t-îl, et j’y dormirois aussi tranquillement qu’à terre. » Un troisième habitant dit qu’il étoit impossible que ce vaisseau entrât dans ce canal, où à peine les chaloupes pouvoient naviguer. Il assura qu’il l’avoit vu mouiller au-delà de l’île d’Ambre ; en sorte que, si le vent venoit à s’élever au matin, il seroit le maître de pousser au large ou de gagner le port. D’autres habitans ouvrirent d’autres opinions. Pendant qu’ils contestoient entre eux, suivant la coutume des créoles oisifs, Paul et moi nous gardions un profond silence. Nous restâmes là jusqu’au petit point du jour ; mais il faisoit trop peu de clarté au ciel pour qu’on pût distinguer aucun objet sur la mer, qui d’ailleurs étoit couverte de brume : nous n’entrevîmes au large qu’un nuage sombre, qu’on nous dit être l’île d’Ambre, située à un quart de lieue de la côte. On n’aperce-voit dans ce jour ténébreux que la pointe du rivage où nous étions et quelques pitons des montagnes de l’intérieur de l’île qui apparoissoient de temps en temps au milieu des nuages qui circuloient autour.

Vers les sept heures du matin, nous entendîmes dans les bois un bruit de tambours : c’étoit le gouverneur, M. de la Bourdonnaye, qui arrivoit à cheval, suivi d’un détachement de soldats armés de fusils et d’un grand nombre d’habitans et de noirs. Il plaça ses soldats sur le rivage, et leur ordonna de faire feu de leurs armes tous à la fois. À peine leur décharge fut faite, que nous aperçûmes sur la mer une lueur, suivie presque aussitôt d’un coup de canon. Nous jugeâmes que le vaisseau étoit à peu de distance de nous, et nous courûmes tous du côté où nous avions vu son signal. Nous aperçûmes alors à travers le brouillard, le corps et les vergues d’un grand vaisseau. Nous en étions si près que, malgré le bruit des flots, nous entendîmes le sifflet du maître qui commandoit la manœuvre, et les cris des matelots qui crièrent trois fois : Vive le Roi ! car c’est le cri des François dans les dangers extrêmes, ainsi que dans les grandes joies : comme si, dans les dangers, ils appeloient leur prince à leur secours, ou comme s’ils vouloient témoigner alors qu’ils sont prêts à périr pour lui.

Depuis le moment où le Saint-Géran aperçut que nous étions à portée de le secourir il ne cessa de tirer du canon de trois minutes en trois minutes. M. de la Bourdonnaye fit allumer de grands feux de distance en distance sur la grève, et envoya chez tous les habitans du voisinage chercher des vivres, des planches, des câbles et des tonneaux vides. On en vit arriver bientôt une foule, accompagnés de leurs noirs, chargés de provisions et d’agrès, qui venoient des habitations de la Poudre-d’Or, du quartier de Flacque et de la rivière du Rempart. Un des plus anciens de ces habitans s’approcha du gouverneur, et lui dit : « Monsieur, on a entendu, toute la nuit, des bruits sourds dans la montagne ; dans les bois, les feuilles des arbres remuent sans qu’il fasse du vent ; les oiseaux de marine se réfugient à terre : certainement tous ces signes annoncent un ouragan. — Eh bien ! mes amis, répondit le gouverneur, nous y sommes préparés, et sûrement le vaisseau l’est aussi. »

En effet, tout présageoit l’arrivée prochaine d’un ouragan. Les nuages qu’on distinguoit au zénith étoient, à leur centre, d’un noir affreux, et cuivrés sur leurs bords. L’air retentissoit des cris des frégates, des coupeurs-d’eau et d’une multitude d’oiseaux de marine, qui, malgré l’obscurité de l’atmosphère, venoient de tous les points de l’horizon chercher des retraites dans l’île.

Vers les neuf heures du matin, on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrens d’eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s’écria : « Voilà l’ouragan ! » et dans l’instant un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvroit l’ile d’Ambre et son canal. Le Saint-Géran parut alors à découvert, avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune595 amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur son arrière. Il étoit mouillé entre l’île d’Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l’île de France, et qu’il avoit franchie par un endroit où jamais vaisseau n’avoit passé avant lui. Il présentoit son avant aux flots qui venoient de la pleine mer, et à chaque lame d’eau qui s’engageoit dans le canal, sa proue se soulevoit tout entière, de sorte qu’on en voyoit la carène en l’air ; mais, dans ce mouvement, sa poupe, venant à plonger, disparoissoit à la vue jusqu’au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette position, où le vent et la mer le jetoient à terre, il lui étoit également impossible de s’en aller par où il étoit venu, ou, en coupant ses câbles, d’échouer sur le rivage, dont il étoit séparé par de hauts fonds semés de récifs. Chaque lame qui venoit briser596 sur la côte s’avançoit en mugissant jusqu’au fond des anses, et y jetoit des galets à plus de cinquante pieds dans les terres puis, venant à se retirer, elle découvroit une grande partie du lit du rivage, dont elle rouloit les cailloux avec un bruit rauque et affreux. La mer, soulevée par le vent, grossissoit à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l’île d’Ambre n’étoit qu’une vaste nappe d’écume blanche, creusée de vagues profondes. Ces écumes s’amassoient dans le fond des anses à plus de six pieds de haut, et le vent, qui en balayoit la surface, les portoit par-dessus l’escarpement du rivage à plus d’une demi-lieue dans les terres. À leurs flocons blancs et innombrables qui étoient chassés horizontalement jusqu’au pied des montagnes, on eût dit d’une neige qui sortoit de la mer. L’horizon offroit tous les signes d’une longue tempête ; la mer y paroissoit confondue avec le ciel. Il s’en détachoit sans cesse des nuages d’une forme horrible, qui traversoient le zénith avec la vitesse des oiseaux tandis que d’autres y paroissoient immobiles comme de grands rochers. On n’apercevoit aucune partie azurée du firmament ; une lueur olivâtre et blafarde éclairoit seule tous les objets de la terre, de la mer et des cieux.

Dans les balancemens du vaisseau, ce qu’on craignoit arriva. Les câbles de son avant rompirent, et, comme il n’étoit plus retenu que par une seule ansière597, il fut jeté sur le rocher à une demi-encâblure du rivage. Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous. Paul alloit s’élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras : « Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr ? — Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure ! » Comme le désespoir lui ôtoit la raison, pour prévenir sa perte Dominique et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avoit l’espoir de l’aborder ; car la mer, dans ses mouvemens irréguliers, laissoit le vaisseau presque à sec, de manière qu’on eût pu en faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvroit d’énormes voûtes d’eau qui soulevoient tout l’avant de sa carène, et rejetoient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avoit-il repris l’usage de ses sens, qu’il se relevoit et retournoit avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entr’ouvroit par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitoit en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisoit tant d’efforts pour la rejoindre. C’étoit Virginie. Elle avoit reconnu Paul à son intrépidité, La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisoit signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étoient jetés à la mer. Il n’en restoit plus qu’un sur le pont. Il s’approcha de Virginie avec respect : nous le vîmes se jeter à ses genoux et s’efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : « Sauvez-la, sauvez-la, ne la quittez pas ! » Mais, dans ce moment, une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçoit de ses flancs noirs et de ses sommets écumans.

À cette terrible vue, le matelot s’élança seul à la mer ; et Virginie voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et, levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

Ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs qu’un mouvement d’humanité avoit portés à s’avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l’avoit voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à une mort certaine, s’agenouilla sur le sable, en disant : « Ô mon Dieu ! vous m’avez sauvé la vie ; mais je l’aurois donnée de bon cœur pour cette digne demoiselle. » Domingue et moi nous retirâmes des flots le malheureux Paul, sans connoissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les mains des chirurgiens ; et nous cherchâmes de notre côté, le long du rivage, si la mer n’y apportoit point le corps de Virginie : mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans les ouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne pourrions pas même rendre à cette fille infortunée les devoirs de la sépulture. Nous nous éloignâmes de ce lieu, accablés de consternation, tous l’esprit frappé d’une seule perte, dans un naufrage où un grand nombre de personnes avoient péri, la plupart doutant, d’après une fin aussi funeste d’une fille si vertueuse, qu’il existât une Providence ; car il y a des maux si terribles et si peu mérités, que l’espérance même du sage en est ébranlée.

(Paul et Virginie.)

Mirabeau (1749-1791)

Notice

Né de cet étrange « ami des hommes », qui ne le fut pas de son fils, le comte Riquetti de Mirabeau était connu avant 1789 par les traverses et les désordres de sa vie, par les révoltes d’une âme fougueuse contre l’âpreté des persécutions paternelles, par les cinquante-quatre lettres de cachet obtenues contre lui par le marquis, par ses incarcérations successives, le scandale et l’éloquence d’une correspondance passionnée datée du donjon de Vincennes, et par l’éclat de publications diverses et nombreuses faites à Paris ou à Londres, en prison ou dans l’exil, et qui signalaient dans leur auteur un publiciste et un économiste.

La Révolution le révéla orateur et homme d’État. Il avait accumulé des trésors de ressentiment et de force en combattant le despotisme domestique. Il les dépensa au profit de la liberté publique. Plein de ressources et d’audace, lumineux et ardent, pressant dans la discussion, entraînant dans la passion, improvisateur irrésistible, il inaugura dans le régime nouveau de la France l’éloquence politique, et exerça un ascendant dû à ses talents plus qu’à son caractère.

La famille des Riquetti, originaire de Florence, était établie en Provence depuis le xiiie  siècle. Le marquis compte parmi les économistes du xviiie  siècle.

Discours sur la contribution du quart598 ou de la banqueroute

Au milieu de tant de débats tumultueux, ne pourrai-je donc vous ramener à la délibération du jour par un petit nombre de questions bien simples ? Daignez, messieurs, daignez me répondre.

Le ministre des finances ne vous a-t-il pas offert le tableau le plus effrayant de notre situation actuelle ? Ne vous a-t-il pas dit que tout délai aggraverait le péril ; qu’un jour, une heure, un instant, pouvait le rendre mortel ? Avons-nous un plan à substituer à celui qu’il propose ? — (Oui, s’écria quelqu’un dans l’assemblée). — Je conjure celui qui répond oui, de considérer que son plan n’est pas connu ; qu’il faut du temps pour le développer, l’examiner, le démontrer ; que, fût-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur peut se tromper ; que, fût-il exempt de toute erreur, on peut croire qu’il ne l’est pas ; que, quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ; qu’il se pourrait donc que l’auteur de cet autre projet, même ayant raison, eût tort contre tout le monde, puisque, sans l’assentiment de l’opinion publique, le plus grand talent ne saurait triompher des circonstances… Et moi aussi, je ne crois pas les moyens de M. Necker les meilleurs possibles ; mais le ciel me préserve, daus une situation si critique, d’opposer les miens aux siens. Vainement je les tiendrais pour préférables : on ne rivalise point, en un instant, avec une popularité prodigieuse, conquise par des services éclatants, une longue expérience, la réputation du premier talent financier connu, et, s’il faut tout dire, une destinée telle, qu’elle n’échut en partage à aucun autre mortel599.

Il faut donc en revenir au plan de M. Necker.

Mais avons-nous le temps de l’examiner, de sonder ses bases, de vérifier ses calculs ?… Non, non, mille fois non. D’insignifiantes questions, des conjectures hasardées, des tâtonnements infidèles, voilà tout ce qui, dans ce moment est en notre pouvoir. Qu’allons-nous donc faire par le renvoi de la délibération ? Manquer le moment décisif, acharner notre amour-propre à changer quelque chose à un plan que nous n’avons pas même conçu, et diminuer, par notre intervention indiscrète, l’influence d’un ministre dont le crédit financier est et doit être plus grand que le nôtre. Messieurs il n’y a là ni sagesse ni prévoyance. Mais du moins y a-t-il de la bonne foi ?

Oh ! si ces déclarations les plus solennelles ne garantissaient pas notre respect pour la foi publique, notre horreur pour l’infâme mot de banqueroute, j’oserais scruter les motifs secrets, et peut-être, hélas ! ignorés de nous-mêmes, qui nous font si imprudemment reculer au moment de proclamer l’acte du plus grand dévouement, certainement inefficace, s’il n’est pas rapide et vraiment abandonné ! Je dirais à ceux qui se familiarisent peut-être avec l’idée de manquer aux engagements publics, par la crainte de l’excès des sacrifices, par la terreur de l’impôt ; je leur dirais : Qu’est-ce donc que la banqueroute, si ce n’est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux des impôts ?… Mes amis, écoutez un mot, un seul mot.

Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s’engloutir ; il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien ! voici la liste des propriétaires français : choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez ; car ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume… Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes ! précipitez-les dans l’abîme : il va se refermer… Vous reculez d’horreur… Hommes inconséquents ! hommes pusillanimes ! Eh ! ne voyez-vous pas qu’en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d’un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable, gratuitement criminel ? Car enfin cet horrible sacrifice ferait disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n’aurez pas paye, que vous ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les milliers, les millions d’hommes, qui perdront en un instant, par l’explosion terrible ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime ?

Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes, qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d’autres, et d’autant plus rapidement qu’elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d’hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer ces mets dont vous n’aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse ? Non : vous périrez ; et dans la conflagration universelle que vous ne frémirez pas d’allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances.

Voilà où nous marchons… J’entends parler de patriotisme, d’invocation du patriotisme, d’élans du patriotisme. Ah ! ne prostituez pas ces mots et de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime, l’effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce que l’on possède ! Eh ! messieurs, ce n’est là que de la simple arithmétique, et celui qui hésitera ne peut désarmer l’indignation que par le mépris qu’inspirera sa stupidité. Oui, messieurs, c’est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale ; c’est l’intérêt le plus grossier que j’invoque. Je ne vous dis plus, comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d’un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus : Eh ! quels titres avez-vous à la liberté, quels moyens vous resteront pour la maintenir, si, dès votre premier pas, vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus, si le besoin de votre concours et de votre surveillance n’est pas le garant de votre constitution ? Je vous dis : vous serez tous entraînés dans la ruine universelle, et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c’est vous-mêmes.

Votez donc ce subside extraordinaire, et puisse-t-il être suffisant ! Votez-le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens (doutes vagues et non éclaircis), vous n’en avez pas sur sa nécessité, et sur notre impuissance à le remplacer ! Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que vous seriez comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps ; le malheur n’en accorde pas… Eh ! messieurs, à propos d’une ridicule motion600 du Palais-Royal, d’une risible insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes, et l’on délibère ! Et certainement il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome… Mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer tout, vos propriétés, votre honneur… et tous délibérez601 !

(Prononcé dans l’Assemblée Nationale, ou Constituante, le 23 septembre 1789.)

Vergniaud (1759-1793)

Notice

Vergniaud (Pierre-Victorien), né à Limoges, avocat renommé à Bordeaux, député à l’Assemblée législative et à la Convention (1791-1793). Cœur noble, belle et lucide intelligence, parole abondante, souple, élégante, colorée, souvent énergique, quelquefois sublime, il a été à trente-deux ans le chef et l’orateur le plus éclatant du groupe politique célèbre dans l’histoire de la Révolution sous le nom de Girondins. Il est mort sur l’échafaud avec vingt-et-un d’entre eux, le 31 octobre 1793.

Au camp, citoyens602 !

Il est impossible de se défendre d’un sentiment profond d’inquiétude quand on a été au camp sous Paris. Les travaux avancent très-lentement ; il y a beaucoup d’ouvriers, mais peu travaillent ; un grand nombre se reposent. Ce qui afflige surtout, c’est de voir que les bêches ne sont maniées que par des mains salariées, et point par des mains que dirige l’intérêt commun. D’où vient cette espèce de torpeur dans laquelle paraissent ensevelis les citoyens restés à Paris ? Ne nous le dissimulons pas, il est temps de dire la vérité. Les proscriptions passées, le bruit des proscriptions futures, les troubles intérieurs, ces haines particulières, ces délations infâmes, ces arrestations arbitraires, ces violations de la propriété, enfin cet oubli de toutes les lois, a répandu la consternation et l’effroi. L’homme de bien se cache, il fuit avec horreur ces scènes de sang : et il faut bien qu’il se cache, l’homme vertueux, quand le crime triomphe ! Il n’en a pas l’horrible sentiment ; il se tait, il s’éloigne ; il attend pour paraître des temps plus heureux. Il est des hommes, au contraire, à la fois hypocrites et féroces, qui ne se montrent que dans les calamités publiques, comme il est des insectes malfaisants que la terre ne produit que dans les orages. Ces hommes répandent sans cesse les soupçons, les méfiances, les jalousies, les haines, les vengeances ; ils sont avides de sang ; dans leurs propos séditieux, ils aristocratisent603 la vertu même, pour acquérir le droit de la fouler aux pieds ; ils démocratisent le crime pour pouvoir s’en rassasier, sans avoir à redouter le glaive de la justice. Tous leurs efforts tendent à déshonorer aujourd’hui la plus belle des causes, afin de soulever contre elle les nations amies de l’humanité !

Ô citoyens de Paris, je vous le demande avec la plus profonde émotion, ne démasquerez-vous jamais ces hommes pervers qui n’ont, pour obtenir votre confiance, d’autres droits que la bassesse de leurs moyens et l’audace de leurs prétentions ? Citoyens, vous les reconnaîtrez facilement. Lorsque l’ennemi s’avance, et qu’un homme, avant de vous inviter à prendre l’épée pour le repousser, vous engage à égorger froidement des femmes et des citoyens désarmés, celui-là est un ennemi de votre gloire, de votre bonheur : il vous trompe pour vous perdre. Lorsqu’au contraire un homme ne vous parle des Prussiens que pour indiquer le cœur où vous devez frapper, lorsqu’il ne vous propose la victoire que par des moyens dignes de. votre courage, celui-là est ami de votre gloire, ami de votre bonheur : il veut vous sauver ! Citoyens, repoussez donc les traîtres, abjurez donc vos dissensions intestines… Allez tous au camp ; c’est là qu’est votre salut !

J’entends dire chaque jour : Nous pouvons essuyer une défaite ; que feront alors les Prussiens ? Viendront-ils à Paris ?… Non, ils n’y viendront pas, non, si Paris est dans un état de défense respectable, si vous préparez des postes d’où vous puissiez opposer une forte résistance ; car alors l’ennemi craindrait d’être poursuivi et enveloppé par les débris mêmes des armées qu’il aurait vaincues, et d’en être écrasé, comme Samson sous les ruines du temple qu’il renversa. Mais si une terreur panique ou une fausse sécurité engourdit notre courage et nos bras, si nous tournons nos bras contre nous-mêmes, si nous livrons sans défense les postes d’où l’on pourra bombarder la cité, il serait bien insensé, l’ennemi, de ne pas s’avancer vers une ville qui, par son inaction, aura paru l’appeler d’elle-même, qui n’aura pas su s’emparer des positions où elle aurait pu le vaincre ! Il serait bien insensé de ne point nous surprendre dans nos discordes, de ne pas triompher sur nos ruines ! Au camp donc, citoyens, au camp ! Eh quoi ! tandis que vos frères, que vos concitoyens, par un dévouement héroïque, abandonnent ce que la nature doit leur faire chérir le plus, leurs femmes, leurs enfants, demeurerez-vous plongés dans une molle et déshonorante oisiveté ? N’avez-vous pas d’autre manière de prouver votre zèle qu’en demandant sans cesse, comme les Athéniens : « Qu’y a-t-il aujourd’hui de nouveau604 ? » Ah ! détestons cette avilissante mollesse ! Au camp, citoyens, au camp ! Tandis que nos frères, pour notre défense, arrosent peut-être de leur sang les plaines de la Champagne, ne craignons pas d’arroser de quelques sueurs les plaines de Saint-Denis pour protéger leur retraite. Au camp, citoyens, au camp ! Oublions tout, excepté la Patrie. Au camp, citoyens, au camp !

(Prononcé dans l’Assemblée Législative, le 16 septembre 1792.)

C. Desmoulins (1760-1794)

Notice

Camille Desmoulins, né à Guise (Picardie), fut, comme Voltaire élève des jésuites au collège de Louis-le-Grand, à Paris ; il y eut pour condisciple Robespierre qui devait l’envoyer à l’échafaud. Il était avocat quand commença la Révolution. Il entra sur la scène politique le 12 juillet 1789, au Palais-Royal où il fut, une fois en sa vie, orateur ; il en sortit par la mort le 5 avril 1794. Entre ces deux dates, il joua deux rôles différents ; sa plume fit le mal à l’étourdie, puis chercha à le corriger avec courage. Vive, leste, alerte, gaie, parfois bouffonne, elle fut un aiguillon qui stimula la Révolution ; c’est le temps de ses pamphlets et de son journal, les Révolutions de France et de Brabant : la terreur déchaînée, il essaya de l’arrêter ; c’est le temps des belles pages de son Vieux Cordelier où il s’élève jusqu’à l’éloquence : il paya de sa vie la proposition qu’il y fit de fonder un comité de clémence.

Extraits du « Vieux Cordelier605 »
[I]

Ô Pitt !606 je rends hommage à ton génie ! Quels nouveaux débarqués de France en Angleterre t’ont donné de si bons conseils et des moyens si sûrs de perdre ma patrie ? Tu as vu que tu échouerais éternellement contre elle, si tu ne t’attachais à perdre dans l’opinion publique ceux qui, depuis cinq ans, ont déjoué tous les projets. Tu as compris que ce sont ceux qui t’ont toujours vaincu qu’il fallait vaincre ; qu’il fallait accuser de corruption précisément ceux que tu n’avais pu corrompre, et d’attiédissement ceux que tu n’avais pu attiédir !… J’ai ouvert les yeux, j’ai vu le nombre de nos ennemis : leur multitude m’arrache de l’hôtel des Invalides et me ramène au combat. Il faut écrire, il faut quitter le crayon lent de l’histoire de la révolution, que je traçais au coin du feu, pour reprendre la plume rapide et haletante du journaliste, et suivre, à bride abattue, le torrent révolutionnaire. Député consultant que personne ne consultait plus depuis le 3 juin607, je sors de mon cabinet et de ma chaise à bras, où j’ai eu le loisir de suivre, par le menu, le nouveau système de nos ennemis…

(N° I ; Frimaire an II, ou décembre 1793).
[II]

Il y avait anciennement à Rome, dit Tacite, une loi qui spécifiait les crimes d’État et de lèse-majesté, et portait peine capitale608. Ces crimes de lèse-majesté, sous la république, se réduisaient à quatre sortes : si une armée avait été abandonnée en pays ennemi ; si l’on avait excité des séditions ; si les membres des corps constitués avaient mal administré les affaires ou les deniers publics ; si la majesté du peuple romain avait été avilie. Les empereurs n’eurent besoin que de quelques articles additionnels à cette loi, pour envelopper les citoyens et les cités entières dans la proscription. Auguste fut le premier extendeur (sic) de cette loi de lèse-majesté, en y comprenant les écrits qu’il appelait contre-révolutionnaires. Bientôt les extensions n’eurent plus de bornes. Dès que les propos furent devenus des crimes d’État, il n’y eut plus qu’un pas à faire pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même609.

Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de contre-révolution à la ville de Nursia d’avoir élevé un monument à ses habitants morts au siège de Modène ; crime de contre-révolution à Libon Drusus d’avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s’il ne posséderait pas un jour de grandes richesses ; crime de contre-révolution au journaliste Crémutius Cordus d’avoir appelé Cassius et Brutus les derniers des Romains ; crime de contre-révolution à un descendant de Cassius d’avoir chez lui un portrait de son bisaïeul ; crime de contre-révolution à Marcus Scaurus d’avoir fait une tragédie où il y avait tels vers auquel on pouvait donner deux sens ; crime de contre-révolution à Torquatus Silanus de faire de la dépense ; crime de contre-révolution à Pétreius d’avoir eu un songe sur Claude ; crime de contre-révolution à Pomponius de ce qu’un ami de Séjan était venu chercher un asile daus une de ses maisons de campagne ; crime de contre-révolution de se plaindre des malheurs du temps, car c’était faire le procès du gouvernement ; crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula : pour y avoir manqué un grand nombre de citoyens furent déchirés de coups, condamnés aux raines et aux bêtes, quelques-uns même sciés par le milieu du corps ; crime enfin de contre-révolution à la mère du consul Fusius Géminus d’avoir pleuré la mort funeste de son fils.

Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne voulait s’exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avait fait mourir les proches allaient en rendre grâces aux dieux, ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. Tout donnait de l’ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de de la popularité, c’était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Studia civium in se verteret, et si multi idem audeant, bellum esse. Suspect.

Fuyait-on au contraire la popularité, et se tenait-on au coin de son feu ; cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait fait donner de la considération. Quanto metu occultior, tanto plus famæ adeptus. Suspect.

Étiez-vous riche, il y avait péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Auri vim atque opes Plauti, principi infensas. Suspect.

Étiez-vous pauvre ; comment donc ! invincible empereur, il faut surveiller de près cet homme. Il n’y a personne d’entreprenant comme celui qui n’a rien. Syllam inopem, unde præcipuam audaciam. Suspect.

Étiez-vous d’un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ; ce qui vous affligeait, c’est que les affaires publiques allaient bien. Hominem publicis bonis mæstum. Suspect.

Si au contraire un citoyen se donnait du bon temps, il ne se divertissait que parce que l’empereur avait eu cette attaque de goutte qui heureusement ne serait rien ; il fallait lui faire sentir que S. M. était encore dans la vigueur de l’âge. Reddendam pro intempestiva licentiâ mæstam et funebrem noctem qua sentiat vivere Vitellium et imperare. Suspect.

Etait-il vertueux et austère dans les mœurs ; bon ! nouveau Brutus, qui prétendait par sa pâleur et sa perruque de jacobin faire la censure d’une cour aimable et bien frisée. Gliscere œmulos Brutorum vultus rigidi et tristis qui tibi lasciviam exprobrent. Suspect.

Etait-ce un philosophe, un orateur, ou un poète ; il lui convenait bien d’avoir plus de renommée que ceux qui gouvernaient ! Pouvait-on souffrir qu’on fît plus d’attention à l’auteur, aux quatrièmes, qu’à l’empereur dans sa loge grillée ? Virginium et Rufum claritudo nominis. Suspect

Enfin s’était-on acquis de la réputation à la guerre ; on n’en était que plus dangereux par son talent. Il y a de la ressource avec un général inepte. S’il est traître, il ne peut pas si bien livrer une armée à l’ennemi qu’il n’en revienne quelqu’un. Mais un officier du mérite de Corbulon ou d’Agricola, s’il trahissait, il ne s’en sauverait pas un seul. Le mieux était de s’en défaire : Au moins, seigneur, ne pouvez-vous vous dispenser de l’éloigner promptement de l’armée. Multâ militari famâ metum fecerat. Suspect.

On peut croire que c’était bien pis si on était petit-fils ou allié d’Auguste : on pouvait avoir un jour des prétentions au trône. Nobilem et quod tunc spectaretur e Cæsarum posteris. Suspect.

Et tous ces suspects, sous les empereurs, n’en étaient pas quittes comme chez nous pour aller aux Irlandais ou à Sainte-Pélagie610. Le prince leur envoyait l’ordre de faire venir leur médecin, et de choisir, dans les vingt-quatre heures, le genre de mort qui leur plairait le plus. Missus centurio qui maturaret eum.

C’est ainsi qu’il n’était pas possible d’avoir aucune qualité, à moins qu’on en eût fait un instrument de la tyrannie, sans éveiller la jalousie du despote et sans s’exposer à une perte certaine. C’était un crime d’avoir une grande place ou d’en donner sa démission ; mais le plus grand de tous les crimes était d’être incorruptible. Néron avait tellement détruit tout ce qu’il y avait de gens de bien, qu’après s’être défait de Thraséa et de Soranus, il se vantait d’avoir aboli jusqu’au nom de vertu sur la terre. Quand le Sénat les avait condamnés, l’empereur lui écrivait une lettre de remerciement de ce qu’il avait fait périr un ennemi de la république ; de même qu’on avait vu le tribun Clodius élever un autel à la liberté sur l’emplacement de la maison rasée de Cicéron, et le peuple crier : Vive la liberté !

L’un était frappé à cause de son nom et de celui de ses ancêtres ; un autre à cause de sa belle maison d’Albe ; Valerius Asiaticus, à cause que ses jardins avaient plu à l’impératrice ; Statilius, à cause que son visage lui avait déplu ; et une multitude sans qu’on en pût deviner la cause. Toranius, le tuteur, le vieil ami d’Auguste, était proscrit par son pupille sans qu’on sût pourquoi, sinon qu’il était homme de probité et qu’il aimait sa patrie. Ni la préture, ni son innocence ne purent garantir Quintus Gellius des mains sanglantes de l’exécuteur ; cet Auguste, dont on a tant vanté la clémence, lui arrachait les yeux de ses propres mains. On était trahi et poignardé par ses esclaves, ses ennemis ; et, si l’on n’avait point d’ennemi, on trouvait pour assassin un hôte, un ami, un fils611. En un mot, sous ces règnes, la mort naturelle d’un homme célèbre, ou seulement en place, était si rare, que cela était mis dans les gazettes comme un évènement, et transmis par l’historien à la mémoire des siècles. « Sous ce consultat, dit notre annaliste, il y eut un pontife, Pison, qui mourut dans son lit ; ce qui parut tenir du prodige. »

La mort de tant de citoyens recommandables semblait une moindre calamité que l’insolence et la fortune scandaleuse de leurs meurtriers et de leurs dénonciateurs. Chaque jour, le délateur sacré et inviolable faisait son entrée triomphale dans le palais des morts, et recueillait quelque riche succession. Tous ces dénonciateurs se paraient des plus beaux noms, se faisaient appeler Cotta, Scipion, Régulus, Cassius, Sévérus. La délation était le seul moyen de parvenir, et Régulus fut fait trois fois consul pour ses dénonciations. Aussi tout le monde se jetait-il dans une carrière de dignités si large et si facile, et pour se signaler par un début illustre, le marquis Serunus intentait une accusation de contre-révolution contre son vieux père, déjà exilé ; après quoi il se faisait appeler fièrement Brutus.

Tels accusateurs, tels juges. Les tribunaux, protecteurs de la vie et des propriétés, étaient devenus des boucheries, où ce qui portait le nom de supplice et de confiscation n’était que vol et assassinat.

(N° III ; Frimaire an II.)
[III]

Qu’on désespère de m’intimider par les terreurs et les bruits de mon arrestation, qu’on sème autour de moi. Nous savons que des scélérats méditent un 31 mai612 contre les hommes les plus énergiques de la Montagne !… Ο mes collègues ! Je vous dirai, comme Brutus à Cicéron : Nous craignons trop la mort, et l’exil, et la pauvreté, nimium timemus mortem, et exilium, et paupertatem 613. Cette vie mérite-t-elle donc qu’un représentant la prolonge aux dépens de l’honneur ? Il n’est aucun de nous qui ne soit parvenu au sommet de la montagne de la vie ; il ne nous reste plus qu’à la descendre à travers mille précipices inévitables, même pour l’homme le plus obscur. Cette descente ne nous ouvrira aucuns paysages, aucuns sites qui ne se soient offerts à Salomon qui disait : « J’ai trouvé que les morts sont plus heureux que les vivants, et que le plus heureux est celui qui n’est jamais né. »

Eh quoi ! lorsque tous les jours douze cent mille Français affrontent les redoutes hérissées des batteries les plus meurtrières, et volent de victoires en victoires, nous, députés à la Convention, nous qui ne pouvons jamais tomber comme le soldat, dans l’obscurité de la nuit, fusillé dans les ténèbres, et sans témoins de sa valeur ; nous, dont la mort soufferte pour la liberté ne peut être que glorieuse, solennelle et reçue en présence de la nation entière, de l’Europe et de la postérité, serions-nous plus lâches que nos soldats ? craindrions-nous de nous exposer à regarder Bouchotte en face ? n’oserions-nous pas braver la grande colère du père Duchêne614, pour remporter aussi la victoire que le peuple attend de nous, là victoire sur les ultra-révolutionnaires comme sur les contre-révolutionnaires ; la victoire sur tous les intrigants, sur tous les fripons, sur tous les ambitieux, sur tous les ennemis du bien public ?

Occupons-nous, mes collègues, non pas à défendre notre vie comme des malades, mais à défendre la liberté et les principes comme des républicains. El quand même, ce qui est impossible, la calomnie et le crime pourraient avoir sur la vertu un moment de triomphe, croit-on que, même sur l’échafaud, soutenu de ce sentiment intime que j’ai aimé avec passion ma patrie et la république, couronné de l’estime et des regrets de tous les républicains, je voulusse changer mon supplice contre la fortune de ce misérable Hébert, qui, dans sa feuille, pousse au désespoir et à la révolte vingt classes de citoyens ; qui, pour s’étourdir sur ses remords et ses calomnies, a besoin de se procurer une ivresse plus forte que celle du vin, et de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine ? Qu’est-ce donc que l’échafaud pour un patriote, sinon le piédestal de Sidney et de Jean de Witt615 ? qu’est-ce, dans un moment de guerre où j’ai eu mes deux frères hachés pour la liberté, qu’est-ce que la guillotine, sinon un coup de sabre, et le plus glorieux de tous, pour un député victime de son courage et de son républicanisme ?

(N° V ; Nivose an II, ou janvier 1794.)

XVIIIe siècle (suite).
Les groupes secondaires

Notice

Derrière les chefs qui conduisaient le siècle, des groupes divers parcouraient en tous sens le champ des idées et des lettres.

Ouvrons cette revue par les noms de deux hommes de bien entre tous, publicistes, l’un Utopiste, l’autre pratique ; le premier était déjà un vieillard quand l’autre naissait. Ce sont : l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743), qui fit et écrivit dans ses nombreux ouvrages tant de rêves pour le bonheur de la société, l’utopiste de la paix universelle, le créateur du mot bienfaisance ; et Turgot (1727-1781), grand citoyen, comme Vauban, et économiste éminent.

La philosophie sensualiste tire des prémisses imprudentes de Condillac le matérialisme avec Helvétius (1715-1771) et l’athéisme avec le baron d’Holbach (1723-1789).

Dans l’histoire, à l’esprit critique qui manquait chez Rollin, se joint l’esprit de système chez l’abbé Dubos (1670-1742), apôtre du tiers-état dans son Histoire critique de rétablissement de la monarchie dans les Gaules ; chez l’abbé Mably (1709-1785), admirateur exclusif des Grecs et des Romains, mais historien pénétrant, éclairé des textes et documents du passé, dans ses Observations sur l’histoire de France, le plus célèbre de ses nombreux ouvrages ; chez l’abbé Raynal (1713-1796), déclamateur, quelquefois éloquent, dans son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes. — Duclos (1704-1774), secrétaire perpétuel de l’Académie française, historiographe de France, est un historien exact et judicieux de Louis XI, et un peintre fin de son temps dans ses Considérations sur les mœurs. — Rulhière (1735-1791) fait admirer la profondeur de ses vues et l’éclat de son style dans son Histoire de l’anarchie de Pologne. Gaillard (1726-1806) manque, non de pénétration, mais de méthode dans ses nombreux ouvrages sur l’histoire de France, dont le plus connu est une Histoire de François Ier , écrite avec élégance. — Les travaux d’Anquetil (1723-1806) sur l’histoire de France ; l’Histoire de France de Velly (1709-1759), continuée par Villaret (1753-1766) et Garnier (1729-1805) ne sont plus guère connus que par les critiques d’Augustin Thierry. — Volney (1767-1820) qui a exploré en historien, en savant et en voyageur un champ nouveau pour la science, la Syrie, publie à trente ans l’ouvrage où il la peint quelquefois en artiste (Voyage en Égypte et en Syrie) ; quatre ans après il donne ses Ruines (1791) : il était député à la Constituante. — Sénac de Meilhan (1736-1803), fin observateur, juge en historien et en moraliste le gouvernement, les mœurs et l’esprit de son siècle.

L’érudition sagace de l’antiquité emprunte le cadre ingénieux du roman et se revêt d’un style sobre, pur et élégant dans le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l’abbé J.-J. Barthélemy (1716-1795), auteur de spirituels Mémoires sur ma vie. — Elle emprunte la forme des Lettres, qui n’était pas une nouveauté depuis Pascal et Montesquieu, dans les Lettres de quelques Juifs portugais, de l’abbé Guénée (1717-1803), pour réfuter les erreurs de Voltaire sur la Bible. — Elle s’allie chez le président de Brosses (1709-1777), premier président du Parlement de Dijon, à l’esprit le plus piquant dans ses Lettres historiques et critiques, écrites en Italie. — La science juridique et l’éloquence judiciaire s’allient chez un autre magistrat Dupaty (Charles), 1744-1788, président au Parlement de Bordeaux, à l’originalité de l’esprit, à la vive allure du style et au goût des arts, dont témoignent ses Lettres sur l’Italie.

La critique littéraire est exercée avec savoir et avec goût par Marmontel (1723-1779) dans ses Éléments de littérature, qui ont plus vécu que son roman poétique des Incas ou la Destruction de l’empire du Pérou ; avec autant d’autorité que de finesse par un Allemand, le baron de Grimm (1723-1807), ami de Rousseau et de Diderot, dont la Correspondance littéraire, philosophique et critique avec Catherine II et plusieurs princes d’Allemagne embrasse quarante ans (1753-1793) ; — avec esprit et par saillies, par Chamfort (1741-1794) et par Rivarol, son ami (1754-1801), qui ont d’ailleurs d’autres titres, l’un dans ses ouvrages d’imagination, l’autre dans son excellent discours sur l’universalité de la langue française ; — avec éloquence par La Harpe (1739-1803) dans son Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne, qu’on lira toujours avec intérêt et avec fruit, si on le lit avec circonspection, avant d’aborder les maîtres contemporains de la critique régénérée, et qui a fait oublier ses tragédies de l’école de Voltaire et son Histoire des Voyages ; — avec une compétence sûre en un sujet particulier, par le cardinal Maury (1746-1817), qui écrivit un utile et intéressant Essai sur l’éloquence de la Chaire, et qui pratiqua lui-même l’éloquence du panégyriste chrétien dans la chaire et celle de l’orateur politique à la tribune. C’est son Essai qui nous a conservé le plus célèbre passage d’un improvisateur merveilleusement doué, le Père Bridaine (1701-1767), né à Uzès, missionnaire, dont les nombreux sermons, imprimés, sont aujourd’hui oubliés.

L’art d’écrire, uni à la science, revendique les noms de Bailly (1736-1793), « un des esprits les plus lettrés de son temps » (Sainte-Beuve), historien noble et élégant de l’astronomie ; de Ramond, de Strasbourg (1755-1827), le peintre des Pyrénées (Observations faites dans les Pyrénées, 1789 ; Voyage au mont Perdu, 1801), qui a une place à part dans la description de la nature à côté de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand ; d’un collaborateur de Buffon, Gueneau de Montbeillard (1720-1785), qui a quelquefois approché du maître ; de son successeur à l’Académie française, Vicq-d’Azyr (1748-1794), qui se signala dans l’éloquence académique par ses Éloges des médecins.

Ce genre d’éloquence a été un des principaux titres de deux éminents mathématiciens, qui ont un pied dans la philosophie et la littérature : — le marquis de Condorcet (1743-1794), par son Esquisse des progrès de l’esprit humain, qui en fit le promoteur et le vulgarisateur de l’idée de progrès continu dans l’humanité ; — D’Alembert (1717-1783), fils adoptif d’un pauvre vitrier, par le vaste et savant tableau des connaissances humaines, mis, sous le titre de Discours préliminaire, en tête de la gigantesque Encyclopédie dont il fut le principal ouvrier avec Diderot, son ami. — Secrétaires perpétuels, le premier de l’Académie des sciences, le second de l’Académie française, ils ont continué par leurs Éloges Fontenelle et d’Olivet.

L’éloquence académique qu’ils cultivèrent et illustrèrent eut un maître et un théoricien dans Thomas (1732-1785), qui fit suivre ses éloges célèbres de Sully, de Descartes, de Duguay-Trouin, etc., d’un Essai sur les Éloges (1773) ; âme honnête et généreuse, écrivain correct, mais pesant, qui s’est surpassé une fois dans l’éloge de Marc-Aurèle.

Au milieu de tous ces représentants de l’érudition et de l’éloquence, l’imagination est représentée, dans le domaine de la prose, par les fines et subtiles comédies de Marivaux (1688-1763), dont le style donne un mot nouveau à la langue ; par les drames touchants de Sedaine (1717-1797) qu’on joue encore ; par les romans pastoraux de Florian (1755-1794) qu’on ne lit plus ; surtout par le petit livre, le seul qu’on lise toujours, d’un romancier qui a plus écrit que Voltaire lui-même, de l’abbé Prévost (1697-1763).

Dans le genre du roman, les femmes apportent leur tribut, comme le xviie  siècle : il suffira de citer Mme de Tencin (1682-1749), de Grenoble ; Mme de Grafigny (1695-1758), de Nancy ; Mme Riccoboni (1713-1792 ; de Paris, qui ont toutefois moins vécu par leurs romans que Mme de Staal (Mlle De Launay) par ses intéressants Mémoires.

Il n’est que juste, enfin, de mettre, pour terminer, à côté des écrivains français qui répandaient la langue et les idées françaises en Europe, les étrangers qui chez eux, comme Frédéric le Grand, ou chez nous, comme Grimm, parlaient et écrivaient notre langue. Je mentionne un Belge, le prince de Ligne (1735-1814), homme d’épée et de plume, savant et spirituel, qui a publié au commencement du siècle suivant des Mélanges militaires et littéraires, des Lettres et Pensées, etc. ; un Italien, l’abbé Galiani (1728-1783), ami de Diderot, correspondant de Montesquieu, spirituel auteur des Dialogues sur le commerce des blés, etc. ; deux compatriotes de Rousseau, le naturaliste philosophe Charles Bonnet (1620-1793) et son neveu, Horace de Saussure (1740-1799), fils et père de savants, auteur du Voyage dans les Alpes, qui a précédé dans ce genre d’exploration et d’ouvrages Ramond, appelé de son nom, « le Saussure » des Pyrénées ; enfin un Savoisien, Joseph de Maistre, que nous retrouverons avec son frèrs dans le xixe  siècle.

Bridaine

Exorde d’un sermon du P. Bridaine616

La plus haute compagnie de la capitale voulut l’entendre par curiosité. En arrivant à la chaire, il aperçut dans l’assemblée plusieurs évêques et un grand nombre de personnes décorées, une foule innombrable d’ecclésiastiques ; et ce spectacle, loin de l’intimider, lui inspira l’exorde qu’on va lire, et qui, dans son geure, ne paraîtra peut-être pas indigne de Bossuet ou de Démosthène. (Maury, Essai sur l’Éloq. de la chaire, XX.)

À la vue d’un auditoire si nouveau pour moi, il semble, mes frères, que je ne devrois ouvrir la bouche que pour vous demander grâce en faveur d’un pauvre missionnaire dépourvu de tous les talents que vous exigez quand on vient vous parler de votre salut. J’éprouve cependant aujourd’hui un sentiment différent ; et, si je suis humilié, gardez-vous de croire que je m’abaisse aux misérables inquiétudes de la vanité : comme si j’étois accoutumé à me prêcher moi-même ! À Dieu ne plaise qu’un ministre du ciel pense jamais avoir besoin d’excuse auprès de vous ! car, qui que vous soyez, vous n’êtes, comme moi, que des pécheurs. C’est donc uniquement devant votre Dieu et le mien que je me sens pressé dans ce moment de frapper ma poitrine.

Jusqu’à présent j’ai publié les justices du Très-Haut dans des temples couverts de chaume ; j’ai prêché les rigueurs de la pénitence à des infortunés qui manquoient de pain ; j’ai annoncé aux bons habitants des campagnes les vérités les plus effrayantes de ma religion. Qu’ai-je fait ? malheureux ! j’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ; j’ai porté l’épouvante et la douleur dans ces âmes simples et fidèles que j’aurois dû plaindre et consoler !

C’est ici, où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l’humanité souffrante ou des pécheurs audacieux et endurcis, ah ! c’est ici seulement qu’il falloit faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi dans cette chaire, d’un côté la mort qui nous menace, et de l’autre mon grand Dieu, qui doit tous vous juger. Je tiens déjà dans ce moment votre sentence à la main. Tremblez donc devant moi, hommes superbes et dédaigneux qui m’écoutez ! La nécessité du salut, la certitude de la mort, l’incertitude de cette henre si effroyable pour vous, l’impénitence finale, le jugement dernier, le petit nombre des élus, l’enfer, et par-dessus tout l’éternité, l’éternité ! voilà les sujets dont je viens vous entretenir, et que j’aurois dû sans doute réserver pour vous seuls.

Eh ! qu’ai-je besoin de vos suffrages, qui me damneroient peut-être sans vous sauver ? Dieu va vous émouvoir, tandis que son indigne ministre vous parlera ; car j’ai acquis une longue expérience de ses miséricordes. C’est lui-même, c’est lui seul qu, dans quelques instants, va remuer le fond de vos consciences. Frappés aussitôt d’effroi, pénétrés d’horreur pour vos iniquités passées, vous viendrez vous jeter entre les bras de ma charité en versant des larmes de componction et de repentance, et à force de remords, vous me trouverez assez éloquent.

Fragment du P. Bridaine

Il avoit pris pour texte ce verset des psaumes : Annos æternos in mente habui, et qui étoit divisé en trois points : Il y a une éternité ; nous touchons à l’éternité ; nous sommes les maîtres de notre éternité. Une tradition récente nous a conservé le souvenir de l’effroi prodigieux qu’il répandoit dans rassemblée, lorsque, mêlant, selon son usage, des comparaisons populaires et frappantes à des conceptions sublimes, il s’écriait : (Maury, Essai sur l’Éloq. de la chaire, XX.)

Eh ! sur quoi vous fondez-vous donc, mes frères, pour croire votre dernier jour si éloigné ? Est-ce sur votre jeunesse ? — Oui, répondez-vous, je n’ai encore que vingt ans. — Ah ! vous vous trompez du tout au tout. Non, ce n’est pas vous qui avez vingt ou trente ans : c’est la mort qui a déjà vingt ans, trente ans d’avance sur vous, trente ans de grâce que Dieu a voulu vous accorder en vous laissant vivre, que vous lui devez et qui vous ont rapproché d’autant du terme où la mort doit vous achever. Prenez-y donc garde ; l’éternité marque déjà sur votre front l’instant fatal où elle va commencer pour vous. Eh ! savez-vous ce que c’est que l’éternité ? c’est une pendule dont le balancier dit et redit sans cesse ces deux notes seulement, dans le silence des tombeaux : Toujours, jamais ! Jamais, toujours ! Et toujours ! Pendant ces effroyables révolutions un réprouvé s’écrie : « quelle heure est-il ? » et la voix d’un autre misérable lui répond : « l’Éternité. »

Maury

Image de l’éloquence de la chaire

Un homme sensible voit son ami engagé dans quelques desseins contraires à son intérêt ou à ses devoirs : il veut l’en détourner ; mais il craint d’éloigner de lui sa confiance par une opposition trop brusque : il s’insinue donc avec douceur ; il ne combat pas d’abord, il discute. On ne l’écoute point ; il ne demande qu’à être entendu ; il prend l’accent de la pitié ; et peu à peu il expose ses raisons, en présentant les argumens de l’évidence avec la réserve du doute. On ne lui répond rien. On feint de ne pas le comprendre. Alors il se plaint, non de l’obstination, mais du silence ; il va au devant de toutes les objections, et les réfute. Animé du zèle indulgent de l’amitié, il est loin de prétendre à briller par l’esprit : il ne parle que le langage du sentiment. Bientôt, sûr d’intéresser, il s’interdit tout reproche ; il découvre le précipice aux yeux de son ami, et lui en montre toute la profondeur, pour assaillir en lui l’imagination, la plus foible, mais la plus vive de nos facultés. C’est avec ce ressort qu’il parvient à l’ébranler ; il s’abaisse jusqu’à la supplication, et donne un libre cours à ses soupirs et à ses plaintes. C’en est fait, le cœur cède, la vérité triomphe ; les deux amis s’embrassent, et c’est à l’éloquence d’une persuasive tendresse que la raison et la vertu doivent l’honneur de la victoire. Orateur chrétien, voilà votre premier modèle dans l’art de préparer et de graduer les triomphes de l’éloquence sacrée. Cet homme compatissant, qui doit s’attendrir pour convaincre, c’est vous-même ; cet ami qu’il faut émouvoir pour le gagner, c’est votre auditoire.

(Maury, Essai sur l’éloquence de la chaire, II.)
De Bossuet

Au seul nom de Démosthène, mon admiration me rappelle celui de ses émules avec lequel il a le plus de ressemblance, l’homme le plus éloquent de notre nation. Que l’on se représente donc un de ces orateurs que Cicéron appelle véhéments et en quelque sorte tragiques 617, qui, doués par la nature de la souveraineté de la parole et emportés par une éloquence toujours armée de traits brûlans comme la foudre, s’élèvent au-dessus des règles et des modèles, et portent l’art à toute la hauteur de leurs propres conceptions ; un orateur qui, par ses élans, monte jusqu’aux cieux, d’où il descend avec ses vastes pensées, agrandies encore par la religion, pour s’asseoir sur les bords d’un tombeau, et abattre l’orgueil des princes et des rois devant le Dieu qui, après les avoir distingués sur la terre durant le rapide instant de la vie, les rend tous à leur néant, et les confond à jamais dans la poussière de notre commune origine ; un orateur qui a montré dans tous les genres, qu’il invente ou qu’il féconde, le premier et le plus beau génie qui ait jamais illustré les lettres, et qu’on peut placer, avec une juste confiance, à la tête de tous les écrivains anciens et modernes qui ont fait le plus grand honneur à l’esprit humain ; un orateur qui se crée une langue aussi neuve et aussi originale que ses idées, qui donne à ses expressions un tel caractère d’énergie, qu’on croit l’entendre quand on le lit, et à son style une telle majesté d’élocution, que l’idiome dont il se sert semble se transformer et s’agrandir sous sa plume ; un apôtre qui instruit l’univers en pleurant et en célébrant les plus illustres de ses contemporains, qu’il rend eux-mêmes, au fond de leur cercueil, les premiers instituteurs et les plus imposans moralistes de tous les siècles ; qui répand la consternation autour de lui, en rendant, pour ainsi dire, présens les malheurs qu’il raconte, et qui, en déplorant la mort d’un seul homme, montre à découvert tout le néant de la nature humaine ; enfin, un orateur dont les discours inspirés ou animés par la verve la plus ardente, la plus originale, la plus véhémente et la plus sublime, sont des ouvrages classiques qu’il faut étudier sans cesse, comme dans les arts on va former son goût et mûrir son talent à Rome, en méditant les chefs-d’œuvre de Raphaël et de Michel-Ange.

Voilà le Démosthène françois ! Voilà Bossuet ! On peut appliquer à ses écrits oratoires l’éloge si mémorable que faisoit Quintilien du Jupiter de Phidias, lorsqu’elle disoit que cette statue avoit ajouté à la religion des peuples618.

(Id., ibid., XVI.)
Le style de Massillon

Si Massillon paroît trop souvent inférieur à sa renommée comme orateur, il est incontestablement au premier rang comme écrivain ; nul n’a porté l’élégance et la beauté continues du style à un plus haut degré de perfection.

Pour bien apprécier tous les trésors de ce style enchanteur, il faut d’abord savoir gré à Massillon d’en avoir exclu tous les défauts brillants qu’ambitionne le mauvais goût619. Ce ne sont point, en effet, ici de ces phrases coupées à chaque instant, décousues, épigrammatiques, sautillantes ou antithétiques, et aussi fatigantes à lire que faciles à combiner ; ce ne sont point de ces oppositions recherchées, qui ne tendent qu’à faire briller l’esprit en excitant la surprise ; de ces efforts d’énergie qui rendent la diction bizarre, enflée, tendue ou monotone ; de ces métaphores outrées qui tourmentent tant la langue ; de ces sentences métaphysiques, obscures, entortillées ou paradoxales, qui donnent au discours le ton et la couleur les plus contraires à l’éloquence. Mais c’est le tissu égal et soutenu d’une élocution riche et variée, avec l’élégance la plus naturelle, et la plus brillante dans sa simplicité ; d’une élocution où tous les mots se correspondent et se soutiennent par leur circuit et leur arrondissement. Disons plus ; c’est ce beau cours d’idées que Cicéron paroît suivre dans ses compositions, quand il le dirige, et qu’il représente si bien sous l’image d’un fleuve qui roule des eaux limpides dans un lit profond, flumen orationis 620.

En effet, la pensée de Massillon ne jaillit point des profondeurs de son génie, comme on voit les flots d’une source abondante621 s’élancer avec cette impétueuse majesté qui frappe dans Bossuet. Il ne jette jamais sa phrase ; il la combine, il l’arrondit toujours ; il en soigne l’élégance, la couleur, la noblesse, la pompe et l’harmonie, avec un goût pur, ennemi de toute affectation, sans en briser brusquement la mesure, et surtout sans aspirer jamais à réveiller l’oreille par aucun écart imprévu ou par aucune chute précipitée. Les membres variés de sa période sont disposés avec un tel goût, que leur brièveté n’en atténue nullement la consistance, et que leur développement oratoire n’en ralentit jamais le mouvement. Il cache le travail de son style avec un art infini, en ne se permettant ni la moindre recherche d’expression, ni la plus simple prétention à l’esprit ou à la finesse, ni le plus léger nuage qu’élève souvent autour de la pensée cette ambition si commune et si malheureuse qui ne trouve que des ténèbres en cherchant la profondeur. Ce qui distingue surtout sa manière d’écrire, c’est que la répétition même de ses idées n’entraîne aucune diffusion dans son style ; de sorte que ces variantes, où chaque phrase a sa plénitude, offrent quelque vide dans les perceptions de son esprit, sans montrer aucune prolixité dans ses périodes, qui surprennent également par leur abondance et par leur brièveté, selon le vœu de Quintilien, tum copia, tum brevitate mirabilis. Il aime mieux, dans le choix des mots, rester en deçà que d’aller au-delà de ce qu’il veut dire. Il semble, en écrivant, avoir sans cesse présentée son esprit la maxime de goût enseignée aux orateurs par Cicéron, qu’en fait de diction l’excès blesse plus que le défaut. Magis offendit nimium quam parum 622. Il ne hasarde rien en écrivant, et, plus il s’occupe de son élocution, plus il se montre naturel dans son langage et dans ses tournures.

Le mouvement du style de Massillon, toujours combiné avec la marche de son discours, est facile et continu. Ses hardiesses sont voilées par des expressions communes qui se rapprocheroient plutôt d’une espèce de négligence que d’aucune affectation ; et l’on ne démêle quelquefois l’élan de sa pensée ou l’audace de son langage que par je ne sais quel courage apostolique d’une familière simplicité. Cette élocution ravissante nous rappelle celle de Cicéron dans toute sa magnificence, en nous offrant l’accord le plus parfait du jugement, de l’imagination et du goût. La lecture de ses ouvrages est proprement un charme 623 : elle produit une telle impression de bonheur sur mon esprit, que, lorsque je veux chercher quelquefois dans ses sermons l’un de ces beaux traits dont je me souviens d’avoir été plus vivement frappé, je ne puis plus quitter le discours, et souvent le volume, qu’après l’avoir relu de suite tout entier. L’analyse approfondie de ce style est toujours pour moi une continuité de découvertes dont je jouis avec d’autant plus de délices, qu’elles m’enchantent en même temps qu’elles m’instruisent ; et Massillon a renouvelé souvent en moi la décourageante admiration que Boileau éprouvait en lisant Démosthène, quand il disait : il me fait tomber la plume des mains.

(Id., ibid., LVIII.)

 

Thomas

Fin de l’éloge funèbre de Marc-Aurèle624

« Il voulut quelque temps être seul, soit pour repasser sa vie en présence de l’Être suprême, soit pour méditer encore une fois avant de mourir ; enfin, il nous fit appeler. Tous les amis de ce grand homme et les principaux de l’armée vinrent se ranger autour de lui ; il étoit pâle, les yeux presque éteins, et les lèvres à demi glacées ; cependant nous remarquâmes tous une tendre inquiétude Sur son visage. Prince625, il parut se ranimer un moment pour toi ; sa main mourante te présenta à tous ces vieillards qui avoient servi sous lui ; il leur recommanda ta jeunesse : « Servez-lui de père, leur dit-il ; ah ! servez-lui de père ! » Alors il te donna des conseils tels que Marc-Aurèle mourant devoit les donner à son fils ; et bientôt après, Rome et l’univers le perdirent. »

À ces mots, tout le peuple romain demeura morne et immobile. Apollonius se tut, ses larmes coulèrent. Il se laissa tomber sur le corps de Marc-Aurèle ; il le serra longtemps entre ses bras et, se relevant tout à coup :

« Mais toi qui vas succéder à ce grand homme, ô fils de Marc-Aurèle ! ô mon fils, permets ce nom à un vieillard qui t’a vu naître, et qui t’a tenu enfant dans ses bras ; songe au fardeau que t’ont imposé les dieux ; songe aux devoirs de celui qui commande, aux droits de ceux qui obéissent. Destiné à régner, il faut que tu sois, ou le plus juste ou le plus coupable des hommes : le fils de Marc-Aurèle aura-t-il à choisir ?

« On te dira bientôt que tu es tout-puissant, on te trompera : les bornes de ton autorité sont dans la loi. On te dira encore que tu es grand, que tu es adoré de tes peuples. Écoute : Quand Néron eut empoisonné son frère, on lui dit qu’il avoit sauvé Rome ; quand il eut fait égorger sa femme, on loua devant lui sa justice ; quand il eut assassiné sa mère, on baisa sa main parricide, et l’on courut au temple remercier les dieux… Ne te laisse pas non plus éblouir par les respects : si tu n’as des vertus, on te rendra des hommages, et l’on te haïra. Crois-moi, on n’abuse point les peuples ; la justice outragée veille dans les cœurs ; maître du monde tu peux m’ordonner de mourir, mais non de t’estimer. Ô fils de Marc-Aurèle ! pardonne : je parle au nom des dieux, au nom de l’univers qui t’est confié ; je parle pour le bonheur des hommes et pour le tien, Non, tu ne seras point insensible à une gloire si pure. Je touche au terme de ma vie ; bientôt j’irai rejoindre ton père. Si tu dois être juste, puissé-je vivre encore assez pour contempler tes vertus ! Si tu devois un jour… »

Tout à coup, Commode, qui étoit en habit de guerrier, agita sa lance d’une manière terrible. Tous les Romains pâlirent ; Apollonius fut frappé des malheurs qui menaçoient Rome ; il ne put achever. Ce vénérable vieillard se voila le visage. La pompe funèbre, qui avoit été suspendue, reprit sa marche. Le peuple suivit, consterné et dans un profond silence : il venoit d’apprendre que Marc-Aurèle étoit tout entier dans le tombeau.

(Thomas.)
Sully dans la disgrâce

L’histoire a peint des sages dans la retraite, des héros dans l’oppression, mais elle n’offre rien de plus grand que la dignité de Sully dans le malheur. C’étoit la dignité de la vertu même sur laquelle et les hommes et les cours et les rois ne peuvent rien. La grandeur qui étoit dans son âme se répandoit dans toute sa maison. Un nombre prodigieux de domestiques, une foule de gardes, d’écuyers, de gentilshommes ; un luxe non de frivolité, mais de magnificence ; un appareil imposant, le respect de mille vassaux, la subordination d’une famille illustre ; des appartemens immenses et où les belles actions de Henri IV étoient représentées avec celles de son ministre ; des parcs où régnoient la simplicité et la grandeur : au milieu de tous ces objets, Sully en cheveux blancs, conservant !es modes antiques, portant sur sa poitrine l’image de Henri IV ; la simple gravité de ses discours, la majesté de ses regards ; le siège plus élevé qui le distinguoit au milieu de ses enfans, l’accueil honorable que recevoient dans sa maison tous les vieillards ; le silence mêlé de crainte et de respect des jeunes gens que leurs pères conduisoient par la main pour voir ce grand homme : tout cela réuni sembloit offrir quelque chose de plus qu’humain, et portoit dans les cœurs je ne sais quelle émotion qui élevoit l’âme en l’étonnant. C’est ainsi qu’il passa trente ans dans la retraite, sans se plaindre des hommes ni de leur injustice ; pleurant son ancien roi, fidèle au nouveau ; ayant survécu à tout, excepté à la vertu. Elle descendit avec lui dans la tombe. La mort termina une carrière de quatre-vingt-deux ans dont cinquante furent employés pour le bonheur de l’État et le reste auroit pu l’être.

(Id., Éloge de Sully).

Condorcet

Mahomet et la civilisation arabe

Aux extrémités de l’Asie et sur les confins de l’Afrique, existoit un peuple qui, par sa position et son courage, avoit échappé aux conquêtes des Perses, d’Alexandre et des Romains. De ses nombreuses tribus, les unes devoient leur subsistance à l’agriculture ; les autres avoient conservé la vie pastorale : toutes se livroient au commerce, et quelques-unes au brigandage. Réunies par une même origine, par un même langage, par quelques habitudes religieuses, elles formoient une grande nation, dont cependant aucun lien politique n’unissoit les portions diverses. Tout à coup s’éleva au milieu d’elles un homme doué d’un ardent enthousiasme et d’une politique profonde, né avec les talens d’un poète et ceux d’un guerrier. Il conçoit le hardi projet de réunir en un seul corps les tribus arabes, et il a le courage de l’exécuter. Pour donner un chef à une nation jusqu’alors indomptée, il commence par élever sur les débris de l’ancien culte une religion plus épurée. Législateur, prophète, pontife, juge, général d’armée, tous les moyens de subjuguer les hommes sont entre ses mains, et il sait les employer avec habileté, mais avec grandeur.

Il débite un ramas de fables qu’il dit avoir reçues du ciel ; mais il gagne des batailles. Après avoir joui vingt ans d’un pouvoir sans bornes, dont il n’existe point d’autre exemple, il déclare que, s’il a commis une injustice, il est prêt à la réparer. Tout se tait : une seule femme ose réclamer une petite somme de monnoie. Il meurt, et l’enthousiasme qu’il a communiqué à son peuple va changer la face de trois parties du monde.

Les mœurs des Arabes avoient de l’élévation et de la douceur ; ils aimoient et cultivoient la poésie : et, lorsqu’ils régnèrent sur les plus belles contrées de l’Asie, lorsque le temps eut calmé la fièvre du fanatisme religieux, le goût des lettres et des sciences vint se mêler à leur zèle pour la propagation de la foi, et tempérer leur ardeur pour les conquêtes.

Ils étudièrent Aristote, dont ils traduisirent les ouvrages626.

Ils cultivèrent l’astronomie, l’optique, toutes les parties de la médecine, et enrichirent ces sciences de quelques vérités nouvelles. On leur doit d’avoir généralisé l’usage de l’algèbre, borné chez les Grecs à une seule classe de questions. Si la recherche chimérique d’un secret de transformer les métaux et d’un breuvage d’immortalité souilla leurs travaux chimiques, ils furent les restaurateurs, ou plutôt les inventeurs de cette science, jusqu’alors confondue avec la pharmacie ou l’étude des procédés des arts. C’est chez eux qu’elle paroît, pour la première fois, comme analyse des corps, dont elle fait connoître les élémens, comme théorie de leurs combinaisons et des lois auxquelles ces combinaisons sont assujetties.

Les sciences y étoient libres, et ils durent à cette liberté d’avoir pu ressusciter quelques étincelles du génie des Grecs ; mais ils étoient soumis à un despotisme consacré par la religion. Aussi cette lumière ne brilla-t-elle quelques momens que pour faire place aux plus épaisses ténèbres ; et ces travaux des Arabes auroient été perdus pour le genre humain, s’ils n’avoient pas servi à préparer cette restauration plus durable dont l’Occident va nous offrir le tableau.

(Condorcet, Tableau des progrès de l’esprit humain, VIe époque.)

La Harpe

L’Iliade

Je voyois avec regret, je l’avoue, que les combats alloient recommencer après l’ambassade des Grecs627, et je me disois qu’il étoit bien difficile que le poète fît autre chose que de se ressembler en travaillant toujours sur le même fond. Mais quand je le vis tout à coup devenir supérieur à lui-même, dans le XIe chant et dans les suivans ; s’élever d’un essor rapide à une hauteur qui sembloit s’accroître sans cesse ; donner à son action une face nouvelle ; substituer à quelques combats particuliers le choc épouvantable de deux grandes masses, précipitées l’une sur l’autre par les héros qui les commandent et les dieux qui les animent ; balancer longtemps avec un art inconcevable une victoire que les décrets de Jupiter ont promise à la valeur d’Hector : alors la verve du poète me parut embrasée de tout le feu des deux armées : ce que j’avois lu jusque-là et ce que je lisois me rappeloit l’idée d’un vaste incendie qui, après avoir consumé quelques édifices, auroit paru s’éteindre, faute d’aliment, et qui, ranimé par uu vent terrible, auroit mis en un moment toute une ville en flammes. Je suivois, sans pouvoir respirer, le poète qui m’entraînoit avec lui ; j’étois sur le champ de bataille : je voyois les Grecs pressés entre les retranchemens qu’ils avoient construits et les vaisseaux qui étoient leur dernier asile ; les Troyens se précipitant en foule pour forcer cette barrière ; Sarpédon arrachant un des créneaux de la muraille ; Hector lançant un rocher énorme contre les portes qui la termoient, les faisant voler en éclats, et demandant à grands cris une torche pour embraser les vaisseaux ; presque tous les chefs de la Grèce, Agamemnon, Ulysse, Diomède, Eurypyle, Machaon, blessés et hors de combat ; le seul Ajax, le dernier rempart des Grecs, les couvrant de sa valeur et de son bouclier, accablé de fatigue, trempé de sueur, poussé jusque sur son vaisseau, et repoussant toujours l’ennemi vainqueur ; enfin la flamme s’élevant de la flotte embrasée ; et, dans ce moment, cette grande et imposante figure d’Achille, monté sur son navire, et regardant avec une joie tranquille et cruelle le signal que Jupiter avoit promis, et qu’attendoit sa vengeance. Je m’arrêtai comme malgré moi, pour me livrer à la contemplation du vaste génie qui avoit construit cette machine, et qui, dans l’instant où je le croyois épuisé, avoit pu ainsi s’agrandir à mes yeux : j’éprouvois une sorte de ravissement inexprimable ; je crus avoir connu pour la première fois tout ce qu’étoit Homère ; j’avois un plaisir secret et indicible à sentir que mon admiration étoit égale à son génie et à sa renommée, que ce n’étoit pas en vain que trente siècles avoient consacré son nom ; et c’étoit pour moi une double jouissance de trouver un homme grand et tous les autres si justes..

(La Harpe, Cours de littérature, liv. I, chap. 4.)

Dupaty

L’incendie « del Borgo »

Le feu prit hier, pendant la nuit, dans la place de Saint-Pierre, à côté du Vatican ; il prit à l’heure où les vieillards et les enfans dorment déjà, mais où les malheureux et les mères veillent encore. Jamais incendie n’a été plus furieux : il a menacé de consumer Rome. Irrité par un vent impétueux, il s’enflamma tout à coup. La nuit la plus sombre sembloit éclairer de ses ténèbres cet incendie. Quels tableaux ont brillé affreusement à sa clarté ! Je vois tout, j’entends tout. Les cris des mères déchirent encore mes entrailles.

J’avois passé la soirée dans les environs du Vatican, je m’en revenois chez moi à la place d’Espagne. En entrant dans celle de Saint-Pierre, j’aperçois des flammes qui, s’élançant des toits du pauvre, qu’elles avoient déjà dévorés, montoient le long de vingt colonnes de marbre au sommet du Vatican.

J’étois seul ; je l’avoue, me croyant à un magnifique spectacle, je jouissois. Mais dans le moment il passa à vingt pas de moi un jeune homme qui portoit uu vieillard sur ses épaules. À la manière dont ce jeune homme regardoit autour de lui, sondoit sous ses pas la route, prenoit garde de secouer en marchant le vieillard, je vis bien qu’il portoit son père. Ce vieillard, arraché inopinément au sommeil et à la flamme, ne sachant où il est, d’où il vient, où il va, ce qui se passe, s’abandonnoit. Cependant, un jeune enfant les précède, qui, tout troublé, de temps en temps les regarde ; une femme, vieille, l’air indifférent, emportant les vêtemens du vieillard, marchoit derrière.

Je les suivois d’un œil attendri, lorsque je vis, à peu de distance, un autre jeune homme qui, tout nu, pressé de la flamme qui le suivoit, les mains attachées au dehors à une fenêtre embrasée, et pendant de tout son corps le long de la muraille, choisissoit de l’œil, sur le pavé, l’endroit le moins périlleux pour y tomber.

Le vrai jour pour voir tout le cœur d’une mère, c’est bien la clarté d’un incendie ! Comme du haut d’une terrasse cette femme tendoit à son mari, qui étoit en bas, leur enfant ! elle s’avançoit, elle se penchoit, elle se penchoit encore : l’enfant tenoit toujours dans ses bras, ou à son sein ou à ses lèvres : mais enfin, entre les bras étendus de cette mère, et les bras étendus de ce père, l’enfant endormi dans son berceau… J’ai détourné les yeux, et j’ai fui.

J’avois dejà traversé la place. Je rencontre, se sauvant d’un palais embrasé, toute parée encore et en larmes, vêtue d’habits magnifiques, et tenant par la main devant elle deux enfants nus, une femme grande, d’une beauté et d’une taille majestueuse. Le plus petit de ces enfans, en regardant crier et pleurer sa mère, crioit et pleuroit aussi. Malheureuse mère ! il lui manquoit sûrement un enfant : elle en tenoit deux par la main, et elle pleuroit.

Cependant, vieillards, enfants, soldats, prêtres, riches, pauvres, la foule incessamment s’amoncelle ; elle rouloit d’un bout de la place à l’autre comme une mer agitée par la tempête. On entre dans l’église de Saint-Pierre, on en sort, on y rentre, on se précipite, on tombe.

Mais dans toute cette scène effroyable, ce qui me causoit le plus d’horreur, c’étoit, dans les intervalles où le vent se taisoit, le silence. Alors, il en sortoit de toutes parts des soupirs étouffés, des gémissemens profonds, le bruissement de la flamme qui dévore, le fracas des édifices qui de moment en moment croulent, les cris des mères.

Je sortis enfin de la place. Soudain à une fenêtre du Vatican, à côté même de la flamme, voilà une croix, voilà des prêtres, voilà, en habits pontificaux, le souverain pontife. La foule, à linstant, pousse un cri, à l’instant est à genoux ; à l’instant le pontife est environné dans les airs de cent mille regards en larmes, et de vingt mille bras en prière. Le pontife lève les yeux au ciel et il prie ; le peuple baisse les yeux à terre et il prie. Figurez-vous murmurant comme de concert dans ce profond et religieux silence, l’ouragan, l’incendie et la prière.

Comment rendre un tableau qui s’est offert en ce moment à mes regards ! Sur une des marches de l’église, seule, isolée, une mère pressoit de ses mains les petites mains de son enfant à genoux à côté d’elle, les joignoit avec complaisance, et les mettoit en prière. Derrière eux, une jeune fille, les cheveux épars, éplorée, debout, tendoit vers le pontife, de toute sa douleur, les mains les plus pathétiques ; tandis qu’aux pieds de cette jeune fille, au contraire, assise, le dos tourné au Vatican et au pontife, ne pleurant point, ne priant point, une femme, d’un air étonné, la regardoit. Son enfant jouoit dans son sein.

Cependant le pontife a prié ; il se lève ; le peuple, dans une attente inexprimable, le regardoit.

Alors, d’une voix pleine d’espérance, et le front calme, le pontife répand sur la foule prosternée les paroles religieuses qui la bénissent. Soudain, soit miracle, soit comme par miracle, les derniers mots de la bénédiction étoient encore dans les airs, les vents n’étoient plus dans les airs ; la flamme retomba sur la flamme, la fumée en noirs tourbillons s’élève, enveloppe l’incendie, l’étouffe, et rend à la nuit toutes ses ténèbres.

Ah ! que ce tableau de Raphaël, que l’on voit au Vatican, est admirable628 !

(Dupaty, Lettres sur l’Italie, LVII.)

Volney

Les ruines de palmyre629

Le soleil venoit de se coucher ; un bandeau rougeâtre marquoit encore sa trace à l’horizon lointain des monts de la Syrie ; la pleine lune à l’Orient s’élevoit sur un fond bleuâtre, aux planes rives de l’Euphrate ; le ciel étoit pur, l’air calme et serein ; l’éclat mourant du jour tempéroit l’horreur des ténèbres ; la fraîcheur naissante de la nuit calmoit les feux de la terre embrasée ; les pâtres avoient retiré leurs chameaux ; l’œil n’aperce voit plus aucun mouvement sur la plaine monotone et grisâtre ; un vaste silence régnoit sur le désert ; seulement à de longs intervalles, on entendoit les lugubres cris de quelques oiseaux de nuit et de quelques chacals… L’ombre croissoit, et déjà, dans le crépuscule, mes regards ne distinguoient plus que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs. Ces lieux solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent à mon esprit un recueillement religieux. L’aspect d’une grande cité déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l’état présent, tout éleva mon cœur à de hautes pensées. Je m’assis sur le tronc d’une colonne, et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m’abandonnai à une rêverie profonde.

Ici, me dis-je, ici fleurit une ville opulente, ici fut le siège d’un empire puissant. Oui, ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animoit leur enceinte ; une foule active circuloit dans ces routes aujourd’hui solitaires ; en ces murs où règne un morne silence, retentissoient sans cesse le bruit des armes et les cris d’allégresse et de fête ; ces marbres amoncelés formoient des palais réguliers, ces colonnes abattues ornoient la majesté des temples ; ces galeries écroulées dessinoient les places publiques. Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchans de sa subsistance, affluoit un peuple nombreux. Là, une industrie créatrice de jouissances appeloit les richesses de tous les climats, et l’on voyoit s’échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de Sérique630 ; les tissus moelleux de Cachemire pour les tapis fastueux de Lydie, l’ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes ; l’or d’Ophir pour l’étain de Thulé631. Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante : un lugubre squelette ! Ah ! comment s’est éclipsé tant de gloire… ? Comment se sont anéantis tant de travaux… ? Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes ! Ainsi s’évanouissent les empires et les nations !

(Volney, Les Ruines ou Considérations sur les révolutions des empires.)

Ramond

Dans les Alpes

Le ciel vu des hauts sommets

Du haut de notre rocher, nous avions une de ces vues dont on ne jouit que dans les Alpes les plus élevées : devant nous fuyoit une longue et profonde vallée, couverte dans toutes ses parties d’une neige dont la blancheur étoit sans tache ; çà et là perçoient quelques roches de granit, qui sembloient autant d’îles jetées sur la face d’un océan ; les sommets épouvantables qui bordoient eette vallée, couverts comme elle de neiges et de glaciers, réfléchissoient les rayons du soleil sous toutes les nuances qui sont entre le blanc et l’azur ; ces sommets descendoient par degrés en s’éloignant de nous, et formoient une longue suite d’échelons dont les derniers étoient de la couleur du ciel, dans lequel ils se perdent. Rien de plus majestueux que le ciel vu de ces hauteurs ; pendant la nuit, les étoiles sont des étincelles brillantes dont la lumière plus pure n’éprouve pas ce tremblement qui les distingue ordinairement des planètes ; la lune, notre sœur et notre compagne dans les tourbillons célestes, paroît plus près de nous, quoique son diamètre soit extrêmement diminué ; elle repose les yeux qui s’égarent dans l’immensité : on voit que c’est un globe qui voyage dans le voisinage de notre planète. Le soleil aussi offre un spectacle nouveau : petit et presque dépourvu de rayons, il brille cependant d’un éclat incroyable, et sa lumière est d’une blancheur éblouissante ; on est étonné de voir son disque nettement tranché, et contrastant avec l’obscurité profonde d’un ciel dont le bleu foncé semble fuir loin derrière cet astre, et donne une idée imposante de l’immensité dans laquelle nous errons. On peut dire que pendant l’été il n’y a point de nuit pour ces sommets ; du fond de la plaine, on les voit teints de pourpre longtemps après le coucher du soleil, quand les vallées sont déjà ensevelies dans les ténèbres ; et longtemps avant l’aurore, ils en annoncent le retour par une belle couleur rose admirablement nuancée sur les glaces d’argent et d’azur qui couronnent leurs cimes.

(Ramond, Notes sur la Suisse.)
Dans les Pyrénées

Solitude et silence des hauts sommets

Du haut des rochers nous considérions avec une muette surprise le majestueux spectacle qui nous attendoit au passage de la Brèche632. Nous ne le connoissions pas ; nous ne l’avions jamais vu633 ; nous n’avions nulle idée de l’éclat imcomparable qu’il recevoit d’un beau jour. La première fois, le rideau n’avoit été que soulevé : le crêpe suspendu aux cimes répand oit le deuil sur les objets mêmes qu’il ne couvroit pas. Aujourd’hui rien de voilé, rien que le soleil n’éclairât de sa lumière la plus vive ; le lac complètement dégelé réfléchissoit un ciel tout d’azur ; les glaciers étinceloient et la cime du Mont-Perdu, toute resplendissante de célestes clartés, sembloit ne plus appartenir à la terre. Quel repos dans cette vaste enceinte où les siècles passent d’un pied plus léger qu’ici-bas les années ! Quel silence sur ces hauteurs où un son, tel qu’il soit, est la redoutable annonce d’un grand et rare phénomène ! Quel calme dans l’air et quelle sérénité dans le ciel qui nous inondoit de clartés !

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Il n’étoit que trois heures, et cependant le jour baissoit et le froid commençoit à être incommode. Il suffisoit de considérer ces affreux déserts pour concevoir l’impossibilité d’y subsister à l’époque où tout ce qui vit les avoit abandonnés. On parle souvent de déserts, et l’on ne peint que des lieux où la nature a répandu le mouvement et la vie. L’esprit se repose encore sur les sombres forêts où le sauvage poursuit sa proie, sur les sables que traverse le chameau : mais ici point d’autre témoin que nous du lugubre aspect de la nature. Le soleil éclairant ces hauteurs de sa lumière la plus vive n’y répandoit pas plus de joie que sur la pierre des tombeaux. D’un côté des rochers arides et déchirés qui menacent incessamment leurs bases de la chute de leurs cimes ; de l’autre des glaciers tristement resplendissans d’où s’élèvent des murailles inaccessibles ; à leurs pieds un lac immobile et noir à force de profondeur, n’ayant pour rives que la neige ou le roc, ou des grèves stériles. Plus de fleurs ; pas un brin d’herbe : durant huit heures de marche, je n’avois recueilli que les restes desséchés de l’anémone des Alpes, et c’étoit à la montée de la Brèche. Rien de vivant désormais dans ces régions inhabitables. Les izards avoient cherché les gazons où l’automne n’étoit pas encore descendue. Dans les eaux, pas un seul poisson ; pas même une seule de ces salamandres aquatiques que je rencontre jusque dans les lacs qui ne dégèlent que trois mois de l’année. Pas un lagopède piétinant sur ces chemins de neige ; pas un oiseau qui sillonnât de son vol la déserte immensité des cieux. Partout le calme de la mort. Nous avions passé plus de deux heures dans cette silencieuse enceinte, et nous l’aurions quittée sans y avoir vu mouvoir autre chose que nous-mêmes, si deux frêles papillons ne nous avoient ici précédés ; encore n’étoient-ce pas les papillons des montagnes : ceux-là sont plus avisés ; ils se confinent dans les vallons, où ils pompent le nectar des plantes alpestres, et jamais je ne les vois s’aventurer dans ces périlleuses situations. C’étoient deux étrangers, le Souci et le petit Nacré, voyageurs comme nous et qu’un coup de vent avoit sans doute apportés. Le premier voltigeoit encore autour de son compagnon naufragé dans le lac. Il faut avoir vu de pareilles solitudes, il faut y avoir vu mourir le dernier insecte, pour concevoir tout ce que la vie tient de place dans la nature.

(Id., Voyages au Mont-Perdu, 2e voyage.)

Prince de Ligne

Le lapin de La Fontaine634

Je m’étois ennuyé longtemps, et j’en avois ennuyé bien d’autres. Je voulus aller m’ennuyer tout seul. J’ai une fort belle forêt : j’y allai un jour, ou, pour mieux dire, un soir, pour tirer un lapin. C’étoit à l’heure de l’affût. Quantité de lapereaux paroissoient, disparoissoient, se grattoient le nez, faisoient mille bonds, mille tours, mais toujours si vite que je n’avois pas le temps de lâcher mon coup. Un ancien, d’un poil un peu plus gris, d’une allure plus posée, parut tout d’un coup au bord de son terrier. Après avoir fait sa toilette tout à son aise (car c’est de là qu’on dit : Propre comme un lapin), voyant que je le tenois au bout de mon fusil : « Tire donc ! me dit-il ; qu’attends-tu ? » Oh ! je vous avoue que je fus saisi d’étonnement… Je n’avois jamais tiré qu’à la guerre sur des animaux qui parlent. « Je n’en ferai rien, lui dis-je ; tu es sorcier, ou je meure. — Moi ! point du tout, me répondit-il ; je suis un vieux lapin de La Fontaine. » Oh ! pour le coup, je tombai de mon haut. Je me mis à ses petits pieds : je lui demandai mille pardons et lui fis des reproches de ce qu’il s’étoit exposé. « Eh ! d’où vient cet ennui de vivre ? — De tout ce que je vois. — Ah ! bon Dieu, n’avez-vous pas le même thym et le même serpolet ? — Oui. Mais ce ne sont plus les mêmes gens. Si tu savois avec qui je suis obligé de passer ma vie ! Hélas ! ce ne sont plus les bêtes de mon temps. Ce sont de petits lapins musqués qui cherchent des fleurs. Ils veulent se nourrir de roses, au lieu d’une bonne feuille de chou qui nous suffisoit autrefois. Ce sont des lapins géomètres, politiques, philosophes ; que sais-je ! d’autres qui ne parlent qu’allemand ; d’autres qui parlent un françois que je n’entends pas davantage. Si je sors de mon trou pour passer chez quelque gent voisine, c’est de même ; je ne comprends plus personne. Les bêtes d’aujourd’hui ont tant d’esprit ! Enfin, vous le dirai-je ? à force d’en avoir, ils en ont si peu, que notre vieux âne en avoit davantage que635 les singes de ce temps-ci. » Je priai mon lapin de ne plus avoir d’humeur, et je lui dis que j’aurois soin de lui et de ses camarades, s’il s’en trouvoit encore. Il me promit de me dire ce qu’il disoit à La Fontaine, et de me mener chez ses vieux amis. Il m’y mena en effet. Sa grenouille, qui n’étoit pas tout à fait morte, quoiqu’il l’eût dit, étoit de la plus grande modestie, en comparaison des autres animaux que nous voyons tous les jours : ses crapauds, ses cigales chantoient mieux que nos rossignols ; ses loups valoient mieux que nos moutons. Adieu, petit lapin, je vais retourner dans mes bois, à mes champs et à mon verger. J’élèverai une statue à La Fontaine, et je passerai ma vie avec les bêtes de ce bonhomme.

(Le Prince de Ligne 636, Portraits et anecdotes.)
Les souvenirs

Les souvenirs ! On les appelle doux et tendres, et de telle façon qu’ils soient, je les déclare durs et amers. L’image des plaisirs innocens de l’enfance retrace un temps ! qui nous rapproche de celui où nous n’existerons plus. Guerre, plaisirs, succès d’autrefois, lieux où nous les avons eus, vous empoisonnez notre présent. — Quelle différence ! dit-on. Comme le temps s’est passé ! J’étois victorieux et jeune ! — On se trouve si loin, si loin de ces beaux momens, qui ont passé si vite, et qu’une chanson qu’on a entendue alors, un arbre au pied duquel on s’est assis, rappellent en faisant fondre en larmes ! — J’étois là, dit-on, le soir de cette fameuse bataille. Ici on me serra la main, De là je partis pour un quartier d’hiver charmant. J’avois bonne idée des hommes. La cour, la ville, les gens d’affaires ne m’avoient pas trompé. Mes soldats, société d’honnêtes gens plus purs et plus délicats que les gens du monde, m’adoroient. Mes paysans me bénissoient. Mes arbres croissoient. Ce que j’aimois étoit encore au monde, ou existoit pour moi. — Ô mémoire ! mémoire ! Elle revenoit quelquefois au duc de Marlborough tombé en enfance et jouant avec ses pages ; et un jour qu’un de ses portraits, devant lequel il passa, la lui rendit, il arrosa de pleurs ses mains qu’il porta sur son visage.

(Id., Lettres et pensées.)
Lettre

Au camp sous Oczakow637.

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Je vois un phénomène de chez vous ; c’est un joli phénomène : un François de trois siècles. Il a la chevalerie de l’un, la grâce de l’autre, et la gaîté de celui-ci. François Ier, le Grand Condé, et le maréchal de Saxe auroient voulu avoir un fils comme lui. Il est étourdi comme un hanneton au milieu des canonnades les plus vives et les plus fréquentes, bruyant, chanteur impitoyable, me glapissant les plus beaux airs d’opéra, fertile en citations les plus folles au milieu des coups de fusil, et jugeant néanmoins de tout à merveille. La guerre ne l’enivre pas, mais il y est ardent d’une jolie ardeur, comme on l’est à la fin d’un souper. Ce n’est que lorsqu’il porte un ordre, et donne son petit conseil, ou prend quelque chose sur lui, qu’il met de l’eau dans son vin. Il s’est distingué aux victoires navales que Nassau a remportées sur le Capitan-pacha : je l’ai vu à toutes les sorties des janissaires et aux escarmouches journalières avec les spahis ; il a déjà été blessé deux fois. Toujours François dans l’âme, il est Russe pour la subordination et pour le bon maintien. Aimable, aimé de tout le monde, ce qui s’appelle un joli François, un joli garçon, un brave garçon, un seigneur de bon goût de la cour de France : voilà ce que c’est que Roger de Damas.

1er août 1788.

Pensées

Heureux celui qui, par le prix qu’il met et le goût qu’il prend aux plus petites choses, prolonge son enfance ! Les jours les plus heureux sont ceux qui ont une grande matinée et une petite soirée :

 

Tout le plaisir des jours est en leur matinée638.

 

L’incrédulité est si bien un air que, si on en avoit de bonne foi, je ne vois pas pourquoi on ne se tueroit pas à la première douleur du corps ou de l’esprit. On ne sait pas assez ce que seroit la vie humaine avec une irréligion positive : les athées vivent à l’ombre de la religion.

(Id., Lettres et pensées.)

XIXe siècle

Les prosateurs du XIXe siècle

Le xixe  siècle a eu, comme le xvie , sa révolution littéraire ; comme le xvie , il l’a proclamée dans un manifeste écrit par un poète (Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827) ; comme le xvie , il l’avait commencée dans la prose avant de l’achever avec éclat dans la poésie ; comme le xvie , il l’a faite pour s’affranchir.

Ici commencent les différences. Le xvie  siècle s’était affranchi du moyen âge et mis à l’école des anciens ; le xixe s’est affranchi des entraves forgées par le xvie  siècle et serrées par le xviie au nom des anciens. La révolution du xvie a abouti à un esclavage longtemps salutaire et fécond, mais devenu étouffant ; la révolution du xixe a fondé la liberté littéraire, qui dure encore. La première associait aux anciens l’Italie moderne et l’Espagne ; la seconde relève de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Cette révolution littéraire, la prose a eu la gloire de la commencer, comme la révolution politique, dès le xviiie  siècle, par un retour à la nature, par une explosion du sentiment de la nature qui éclate avec éloquence dans les œuvres de J.-J. Rousseau, au milieu du siècle, qui se développe avec effusion dans celles de Bernardin de Saint-Pierre, en la seconde partie du siècle, qui s’épanouit avec éclat dans celles de Chateaubriand, sur la limite du siècle qui finit et du siècle qui commence. Ce sentiment, Rousseau l’apporte des Alpes ; Bernardin de Saint-Pierre, de la Finlande et des Tropiques ; Chateaubriand, de l’Amérique et de partout.

La prose, qui avait commencé par elle-même et à son profit la révolution littéraire, contribue aussi, en dépit de cette « douane de la pensée » (Lamartine), organisée par l’Empire, à la préparer dans la poésie par la plume de Mme de Staë l, en nous révélant la littérature de l’Allemagne et le théâtre de Goethe et de Schiller. On apprend en même temps à admirer Shakespeare, que Voltaire était inquiet d’avoir fait connaître et que Ducis croyait avoir corrigé ; on s’inspire d’Ossian, pour lequel se rencontrent, une fois en leur vie, dans un enthousiasme commun, Mme de Staël et Napoléon, qu’imite Chateaubriand, que lit avec passion et que chante déjà Lamartine adolescent ; on applaudit à Byron, dont le nom grandit tous les jours. Lamartine écrit dès la fin de l’Empire ses Méditations dont il ne publie qu’un choix en 1820 ; V. Hugo publie à vingt ans (1822) son premier recueil commencé à quinze ; A. de Vigny écrivait depuis 1816 sans rien publier encore. L’esprit de liberté souffle de toutes parts. Les vieilles lois qui régentaient la littérature et divisaient en provinces distinctes surtout la poésie, sont abolies en fait par des œuvres éclatantes avant d’être discutées, révisées, et définitivement abrogées par la discussion théorique, et remplacées par le code nouveau de la Préface de Cromwell, que suivront au théâtre, après son auteur, A. de Vigny et A. Dumas ; les formules classiques se détendent, les barrières tombent ; les genres se mêlent et fraternisent. Confusion, disent les classiques ; fusion, disent les romantiques ; fusion où l’on ne distingue plus, en dernière analyse, que deux genres, deux domaines séparés : le drame qui se voit, la poésie qui se lit ; l’un tragique ou comique, ou tous les deux à la fois, prenant ses personnages en haut ou en bas, ou à la fois en bas et en haut, écrit soit en prose, soit en vers ; l’autre, qui, sons les noms divers de Méditations, Recueillements, Confidences, Chants du soir ou du matin, du crépuscule ou de l’aurore, Rayons ou Ombres, Chansons ou Soupirs, Rêveries ou Contemplations, Fleurs de printemps ou Feuilles d’automne, Nuits de toutes les saisons, etc., est l’ancienne poésie lyrique, attirant et absorbant tous les genres antérieurs dans son sein élargi, pour recevoir tout l’homme et toute la nature.

Le public accepte tout sans regarder aux noms et aux titres, et la révolution est faite dans la poésie.

Elle se continue et s’achève en même temps dans la prose. C’est dans l’histoire et le roman qu’elle est le plus considérable et le plus féconde.

L’histoire, avec M. Guizot, cherche et démêle le problème d’une nouvelle organisation sociale sous une révolution politique (Essais sur l’histoire de France, 1823) et la marche de la civilisation en Europe et en France ; avec Augustin Thierry et de Barante, elle retrouve et peint la physionomie des races et des temps ; avec M. Michelet, elle ressuscite et lait palpiter la vie. M. de Sismondi (1773-1842), Génevois d’une famille originaire d’Italie, met toute sa science et son éloquence dans une Histoire des républiques italiennes, et, pour la première fois, donne une histoire de la nation, plus que de la royauté française (Histoire des Français). À ce vaste monument, un Français, M. Henri Martin, ajoute le sien (Histoire de France), œuvre d’érudit et de patriote. M. Thiers écrit avec son universelle compétence et sa lumineuse clarté vingt-cinq années de notre histoire (Révolution, Consulat et Empire) ; Lamartine, avec la couleur éblouissante d’un peintre, et quelquefois l’imagination du poète et les entraînements de l’orateur, un épisode dramatique des mêmes temps (Les Girondins) ; M. Louis Blanc, une période de la dernière monarchie constitutionnelle (Histoire de Dix ans, 1830-1840), avec l’âpreté d’un sectaire et l’éloquence d’un tribun. En même temps qu’eux ou après eux, M. Villemain donne une Histoire de Cromwell ; M. de Champagny, une Histoire des Césars ; le Père Lacordaire, une Vie de saint Dominique ; cinq autres académiciens, MM. de Montalembert, une Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie et une Histoire des Moines d’Occident jusqu’à saint Bernard ; de Falloux, l’histoire d’un roi (Louis XVI) et d’un saint (Pie V) ; A. de Broglie, de trois empereurs, Constantin, Julien l’Apostat et Théodose (L’Église et l’Empire romain au ive  siècle) ; C. Rousset, une Histoire de Louvois ; de Noailles, de Mme de Maintenon. M. Théophile Lavallée fait, entre autres ouvrages, une Histoire de la maison royale de Saint-Cyr. M. Lanfrey refait à un peint de vue démocratique et laisse inachevée une Histoire de Napoléon Ier . M. de Vaulabelle raconte les deux Restaurations (1814-1830). M. Wallon débute par une œuvre considérable, l’Histoire de l’esclavage dans l’antiquité. M. Amédée Thierry, qui a débuté par une Histoire des Gaulois, en 1828, qui a continué par une Histoire d’Attila et de ses successeurs, écrit encore en 1861 des travaux sur les ive et ve  siècles.

L’histoire, en notre siècle, n’est pas seulement une étude des faits politiques et sociaux, des gouvernements et des mœurs : elle devient une méthode de critique et de contrôle, et élargit son domaine par ses applications à toutes les branches des connaissances humaines, et particulièrement à la philosophie, à la littérature et à la linguistique.

Dans la philosophie, Laromiguière (1756-1837) continue, en la corrigeant, la doctrine de Condillac compromise par les matérialistes du siècle précédent ; Maine de Biran (1766-1824) relève le spiritualisme par les vues neuves et profondes de sa psychologie ; Royer-Collard (1763-1846) révèle l’école écossaise, première base qu’élargira M. Cousin pour fonder, en l’appuyant sur le cartésianisme et sur la métaphysique allemande, un éclectisme spiritualiste, dont il fait, par la puissance de son éloquence brillante, une école nouvelle, fortifiée par le talent de M. Jouffroy (1796-1842) et continuée avec l’indépendance d’esprits élevés et libres par d’illustres disciples, parmi lesquels se distinguent MM. Jules Simon, Saisset, Janet, Caro, etc., combattue par le positivisme de MM. Comte et Littré.

Joignons aux historiens et aux philosophes les moralistes, les publicistes politiques et religieux, les économistes, qu’associe la fraternité de l’Académie des sciences morales et politiques, création de la République, supprimée par l’Empire, et rétablie en 1833, après une lacune de trente années. À cette triple branche des connaissances humaines, que le développement des questions sociales a étendue en ce siècle, se rattachent bien des noms fameux à divers titres, tels que ceux des Saint-Simon (Claude-Henri), des Fourier, des Proudhon, des Bastiat, des Laboulaye, et de l’auteur célèbre de la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville (1805-1859). Dans le premier quart du siècle, deux noms sont inséparables, ceux de MM. J. de Maistre, publiciste, et de Bonald (1754-1840), publiciste, philosophe et orateur, que rapproche la parenté de leurs doctrines politiques et religieuses : il faudrait leur adjoindre Lamennais, si plus tard il n’avait rompu avec éclat cette alliance. Rien ne manque à la variété des théories philosophiques et sociales, pas même des rêves mystiques de palingénésie, représentés par Ballanche (1776-1847).

Il convient de faire une place, sur les confins de la morale et de la critique littéraire, aux plumes fines et délicates de deux morts d’avant-hier ou d’hier, Joubert (1754-1824), le frère de l’illustre général républicain, et M. Doudan, que leurs œuvres posthumes, bagage léger, mais de haut prix, ont révélés ; et de vivants, comme M. Martha, critique pénétrant de Sénèque, critique ému de Lucrèce, et M. Havet qui compte aussi aux premiers rangs de la critique historique et religieuse.

La critique littéraire, qui, avec La Harpe, ne jugeait que les œuvres, s’éclaire de l’histoire, avec M. Villemain, et replace l’écrivain dans la société qui l’a produit. Doctrinale avec M. Νisard, elle est, avec M. Saint-Marc Girardin, une étude du cœur humain, féconde en rapprochements instructifs et en contrastes piquants ; elle est, avec M. de Sacy, une jouissance de délicat et une leçon de goût ; elle est, avec Sainte-Beuve, une analyse psychologique et une recherche anatomique des éléments constitutifs du génie, aboutissant à une synthèse ; elle est, avec M. Taine, une recherche de la faculté maîtresse et du moteur intellectuel. Elle devient ainsi, de proche en proche, un procédé scientifique, et relève de l’esprit analytique du siècle.

Le goût et la culture progressive des beaux-arts, peinture, sculpture, musique, qui, eux aussi, ont leur révolution romantique, stimulent et développent la critique artistique. Son vocabulaire s’enrichit et se popularise, ses lois se fixent, sa pratique se répand : livres, revues, discours et rapports académiques, tout lui appartient.

La critique des arts du dessin n’avait été, avec Fénelon et Rollin, que le hasard d’un rapprochement avec la critique littéraire, le plus souvent aux dépens de l’art gothique et au profit de l’art grec ; avec Montesquieu, dans ses Pensées diverses et dans son Essai sur le goût, l’occasion d’une saillie et de quelque assimilation piquante ; avec Voltaire, une leçon de goût à la légèreté de ses contemporains, dédaigneuse de quelques chefs-d’œuvre d’architecture ou de sculpture nationale ; elle était devenue tout à coup, avec Diderot, un art, et, sous sa plume originale, brillante et passionnée, avait, du premier coup, atteint à la perfection : elle est dans notre siècle un des attraits et un des exercices de tous les hommes cultivés et des esprits les plus éminents. Lequel d’entre eux, depuis MM. Guizot et Thiers, n’a commencé par faire son salon ? En ce genre de critique, la plume de Gustave Planche est doctorale ; celle de Théophile Gautier est pittoresque ; celle de M. Vitet, sobre, fine et savante.

La critique artistique reflète l’esprit du siècle. Éclairée par l’histoire et l’analyse, elle n’est pas exclusive : elle connaît le moyen âge et l’art gothique, et ne sacrifie ni Watteau à David, ni Pérugin à Rembrandt.

Le goût des beautés de la nature et le sentiment des arts, qui marquent d’une empreinte si profonde toute la littérature du xixe  siècle, ne sont pas étrangers au développement d’un autre genre de curiosité intelligente, favorisée d’ailleurs par les conditions nouvelles que les découvertes de la science ont faites et appliquées à la vie : je parle des voyages. On voyageait peu au xviie et, avant Rousseau, au xviiie  siècle. Ce n’était pas voyager qu’aller, comme Mme de Sévigné, voir sa fille à Grignan ; comme Boileau, causer à Bâville avec Lamoignon ; comme Racine, prendre des notes sous Namur. Descartes et Montesquieu voyagaient en observateurs des hommes ; Chardin et Bernier, en géographes et en botanistes. Seul Regnard est cité comme un homme à voir : il a vu la Laponie. Aujourd’hui on voyage, on raconte, on décrit et on peint ; et on se fait par là une place dans les lettres, comme Victor Jacquemont par son voyage aux Indes, Gérard de Nerval par son séjour au Caire, Fromentin par ses séjours dans le Sahara et le Sahel, Th. Gautier par les tableaux incomparables qu’il rapporte de l’Espagne, de l’Italie, de l’Algérie, de la Russie et de Constantinople. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’aller si loin pour goûter la nature, ni de faire les livres pour la peindre. Quelques lettres ou quelques fragments d’Eugénie et de Maurice de Guérin en respirent le sentiment le plus exquis.

L’esprit d’analyse, qui guide la critique dans les diverses applications que nous avons rappelées rapidement, est celui du siècle. Les sciences naturelles lui ont dû leurs plus sûres méthodes, leurs rapides progrès et leurs merveilleuses découvertes. Leur tableau échappe à notre sujet et à notre compétence : mais il comporte au moins le rappel des noms illustres de Cuvier, que son Discours sur les Révolutions du globe place à côté de Buffon ; des Geoffroy Saint-Hilaire, des Jussieu, déjà illustres dans le siècle précédent ; d’Arago, d’Ampère, de Βiot, qui joignirent le talent de la plume et de la parole au génie scientifique. L’esprit d’analyse conduit aussi aux inductions ingénieuses ou puissantes, qui ont révélé la lecture des hiéroglyphes sur les obélisques et des caractères cunéiformes sur les temples du mystérieux Orient, qui ont refait la grammaire sanscrite ; trésors multiples et immenses d’érudition, auxquels s’ajoutent la recherche, le classement et la critique philologique des monuments littéraires de l’antiquité et du moyen âge, le déchiffrement des palimpsestes et les fouilles ininterrompues et inachevées de Pompéi. Le foyer de cette ardente et multiple activité de l’érudition est l’Académie des Inscriptions et belles-lettres qui continue l’Histoire littéraire de la France commencée par les Bénédictins, où se détachent de nos jours les éminents travaux de MM. J. V. Le Clerc et Renan.

Si nous passons aux œuvres d’imagination, l’esprit d’analyse fait souvent aussi le mérite et l’intérêt principal du genre qui, avec l’histoire, s’est assurément le plus développé en ce siècle, et que consacrent les noms d’illustres écrivains, le roman.

Le roman n’est pas d’hier en France. Il a été chevaleresque dans les Amadis, pastoral dans l’Astrée, bavard et précieux dans Cyrus et Clélie ; il a raconté des aventures piquantes et instructives avec Lesage ; il a écrit de longues lettres avec Rousseau. Il a été court et touchant avec Mme de Lafayette et l’abbé Prévost. Il est à l’île Bourbon avec B. de Saint-Pierre, dans les forêts américaines avec Chateaubriand. Il voyage en Italie avec Mme de Staël ; il se resserre dans le petit livre (Adolphe) de Benjamin Constant, son ami. Tout à cοup, en 1814, Walter Scott crée en Angleterre le roman historique et descriptif, et son école fait fortune en France. Mais bientôt, à côté du Cinq-Mars, d’Alfred de Vigny, des longues et amusantes équipées des héros d’Alexandre Dumas au travers de l’histoire de France, et de la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, commence, pour ne citer dans la foule toujours croissante des œuvres de ce genre, que celles des maîtres, la vaste Comédie humaine de Balzac, peinture tantôt des ridicules et des vices, tantôt des vertus et des héroïsmes inconnus ; puis la série des romans ou sociaux, ou passionnés, ou fantaisistes, ou rustiques, de G. Sand ; ceux de Jules Sandeau, écrits dans une langue élégante et pure ; enfin les récits serrés et dramatiques de P. Mérimée, dont le nom rappelle celui de Henri Beyle, son ami.

Pour terminer notre revue par une des plus hautes manifestations des puissances de l’esprit, par l’éloquence, elle continue dans les Académies, avec Arago, M. Mignet, etc., la tradition des Fontenelle, des d’Alembert, des Condorcet ; à l’Académie française, celle de tout son passé ; — elle se déploie avec un éclat tout nouveau dans les chaires d’enseignement public avec MM. Villemain, Guizot, Cousin, Arago. — L’éloquence du barreau ne dégénère pas et conduit à la tribune politique et même au fauteuil académique. — L’éloquence de la tribune fait la gloire d’éminents orateurs, dont nous retrouvons plusieurs au premier rang dans le barreau, dans la poésie, dans la science, dans les chaires publiques, dans les académies, même dans l’armée, tels que De Serres, Royer-Collard, Foy, Berryer, Dufaure, De Broglie, Lamartine, Montalembert, Guizot, Thiers, Cousin, Villemain, Jules Simon. Dans l’éloquence religieuse où se distinguent l’abbé de Frayssinous et l’abbé de Ravignan, un nom efface tous les autres, celui du Père Dominicain Lacordaire, qui, par une parole brillante, ardente, élevée, captiva à Paris et à Toulouse les auditeurs de ses Conférences, et ajouta deux chefs-d’œuvre aux oraisons funèbres du xviie  siècle.

Tel est, dans sa fécondité et la multiplicité de ses œuvres, le xixe  siècle. L’activité intellectuelle est un de ses besoins, comme l’activité industrielle. Le changement, déjà signalé en passant, des conditions mêmes de la vie matérielle et de la vie sociale, qui l’a augmentée, a développé ou accru les moyens d’y satisfaire : écoles datant de toute époque et de tout régime, associations, académies, instituts de toute nature et de tout objet, journaux de périodicité et de format divers, recueils et revues. Les journaux, en donnant une pâture au lecteur, ont souvent donné un renom mérité d’écrivain au journaliste. La presse, en devenant une institution politique, le troisième pouvoir de l’État, a-t-on dit, est devenu un genre littéraire. Les premiers écrivains du siècle ont dépensé quelquefois, comme Chateaubriand, le meilleur de leur talent dans la polémique journalière de ces feuilles volantes. Deux d’entre elles, école de critique et foyer d’intelligence sous l’Empire et dans une période de la Restauration, le Journal des Débats et le Globe, ne sauraient être oubliés, non plus que, parmi les Revues, celle qui n’a pas eu d’éclipse, la Revue des Deux-Mondes, carrière ouverte depuis cinquante ans à bien des débuts, champ toujours parcouru par bien des renommées qui s’y étaient fondées.

Il résulte de ce qui précède que le caractère général du xixe  siècle est une sorte d’équilibre entre l’indépendance intellectuelle et la liberté littéraire dans les œuvres d’imagination, d’une part, et de l’autre, la discipline et l’observation régulière des méthodes, qui, dans l’ordre des travaux relevant de la science, de l’érudition et de la critique, s’est imposée comme une loi nécessaire et salutaire, qui, sans entraver la marche des esprits, la guide. Le siècle trouve dans le double esprit qui y règne un stimulant et un frein. L’effervescence des premiers jours d’affranchissement s’est calmée ; le goût et le bon sens public ont réprimé leurs excès, et l’opinion, qui déjà, par un retour de faveur, s’était montrée sympathique à la renaissance, peut-être éphémère, de la tragédie ramenée sur la scène par Ponsard, en 1843, s’est toujours montrée défiante envers les exagérations du naturalisme dans les arts et dans les lettres.

J. de Maistre (1753-1821)

Notice

Né à Chambéry, Joseph de Maistre y fut magistrat et sénateur. Ennemi déclaré de la Révolution, contre laquelle il écrivit toute sa vie, il se condamna à l’exil pendant les différentes fortunes que la conquête française fit à la Savoie et au Piémont. Il vécut, partout admiré pour son talent, respecté pour son caractère, à Lausanne, à Neufchâtel, à Venise, à Saint-Pétersbourg, où il fut quatorze ans ambassadeur de S. M. sarde dépossédée. Il fut son ministre d’État à partir de 1817. De ses nombreux ouvrages, celui qui commença sa renommée de penseur et d’écrivain furent les Considérations sur la Révolution française (1796) ; les plus célèbres sont : Du Pape (1819), les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence (1821), second titre qui indique l’esprit du livre et la doctrine générale de tous les écrits de son auteur. Ses Lettres, publiées en 1853, « le plus aimable et le plus original de ses ouvrages, ont révélé dans ce penseur absolu, dans ce logicien inexorable, un père presque plus père que les plus tendres ». (M. Nisard.)

Une nuit d’été à Saint-Pétersbourg

Il était à peu près neuf heures du soir ; le soleil se couchait par un temps superbe ; le faible vent qui nous poussait expira dans la voile, que nous vîmes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du souverain, tombant immobile le long du mât qui le supporte, proclama le silence des airs. Nos matelots prirent la rame ; nous leur ordonnâmes de nous conduire lentement.

Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg ; soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

Le soleil qui, dans les zones tempérées se précipite à l’occident et ne laisse après lui qu’un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l’horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l’idée d’un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d’une cité magnifique ; ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu’elle embrasse, et dans toute l’étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n’est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l’imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l’eau en tous sens : on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l’ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l’univers. Les brillants oiseaux d’Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d’orangers ; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l’ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s’empare des richesses qu’on lui présente, et jette l’or, sans compter, à l’avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d’élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d’or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique n’appartient qu’à la Russie, et c’est peut-être la seule chose particulière à un peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule d’hommes vivants ont connu l’inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l’idée de l’antique hospitalité, du luxe élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie ! emblème éclatant, fait pour occuper l’esprit bien plus que l’oreille. Qu’importe à l’œuvre que les instruments sachent ce qu’ils font ? vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d’eux ; le mécanisme aveugle est dans l’individu : le calcul ingénieux, l’imposante harmonie sont dans le tout.

La statue équestre de Pierre Ier s’élève sur le bord de la Néva, à l’une des extrémités de l’immense place d’Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve, et semble encore animer cette navigation, créée par le génie du fondateur. Tout ce que l’oreille entend, tout ce que l’œil contemple sur ce superbe théâtre, n’existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d’un marais tant de monuments pompeux. Sur ces rives désolées, d’où la nature semblait avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l’auguste effigie : on regarde, et l’on ne sait si cette main de bronze protège ou menace.

À mesure que notre chaloupe s’éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s’éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l’horizon, des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu’on ne saurait peindre, et que je n’ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblent se mêler et comme s’entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

Si le ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu ; si une femme, des enfants, des frères, séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers.

(Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Ier Entretien.)
Le sauvage

C’est un enfant difforme, robuste et féroce, en qui la flamme de l’intelligence ne jette plus qu’une lueur pâle et intermittente. Une main redoutable appesantie sur ces races dévouées efface en elles les deux caractères distinctifs de notre grandeur, la prévoyance et la perfectibililé. Le sauvage coupe l’arbre pour cueillir639 le fruit ; il dételle le bœuf que les missionnaires viennent de lui confier, et le fait cuire avec le bois de la charrue. Depuis plus de trois siècles il nous contemple sans avoir voulu rien recevoir de nous, excepte la poudre pour tuer ses semblables et l’eau-de-vie pour se tuer lui-même ; encore n’a-t-il jamais imaginé de fabriquer ces choses : il s’en repose sur notre avarice, qui ne lui manquera jamais. Comme les substances les plus abjectes et les plus révoltantes sont cependant encore susceptibles d’une certaine dégénération, de même les vices naturels de l’humanité sont encore viciés dans le sauvage. Il est voleur, il est cruel, il est dissolu, mais il l’est autrement que nous. Pour être criminels, nous surmontons notre nature : le sauvage la suit, il a l’appétit du crime, il n’en a point les remords. Il arrache la chevelure sanglante de son ennemi vivant ; il le déchire ; il le rôtit, il le dévore en chantant ; s’il tombe sur nos liqueurs fortes, il boit jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la fièvre, jusqu’à la mort, également dépourvu de la raison qui commande à l’homme par la crainte, et de l’instinct qui écarte l’animal par le dégoût.

(Ibid., IIe Entretien.)
Utilité de la souffrance

LE CHEVALIER.

Il me semble qu’il n’y aurait rien de si infortuné qu’un homme qui n’aurait jamais éprouvé l’infortune : car jamais un tel homme ne pourrait être sûr de lui-même, ni savoir ce qu’il vaut. Les souffrances sont pour l’homme vertueux ce que les combats sont pour le militaire elles le perfectionnent et accumulent ses mérites. Le brave s’est-il jamais plaint à l’armée d’être toujours choisi pour ses expéditions les plus hasardeuses ? Il les recherche au contraire et s’en fait gloire ; pour lui, les souffrances sont une occupation, et la mort une aventure. Que le poltron s’amuse à vivre tant qu’il voudra, c’est son métier ; mais qu’il ne vienne point nous étourdir de ses impertinences sur le malheur de ceux qui ne lui ressemblent pas. La comparaison me semble tout à fait juste : si le brave remercie le général qui l’envoie à l’assaut, pourquoi ne remercierait-il pas de même Dieu qui le fait souffrir ? Je ne sais comment cela se fait, mais il est cependant sûr que l’homme gagne à souffrir volontairement, et que l’opinion même l’en estime davantage. J’ai souvent observé, à l’égard des austérités religieuses, que le vice même qui s’en moque ne peut s’empêcher de leur rendre hommage. Quel libertin a jamais trouvé la débauche opulente, qui dort à minuit sur l’édredon, plus heureuse que l’austère carmélite, qui veille et qui prie pour nous à la même heure ? Mais j’en reviens toujours à ce que vous avez observé avec tant de raison, qu’il n’y a point de juste. C’est donc par un trait particulier de bonté que Dieu châtie dans ce monde, au lieu de châtier beaucoup plus sévèrement dans l’autre. Comment les peines ne seraient-elles pas toujours proportionnés aux crimes ? Les afflictions envoyées aux hommes par la justice divine sont un véritable bienfait, puisque ces peines, lorsque nous avons la sagesse de les accepter, nous sont, pour ainsi dire, décomptées sur celles de l’avenir.

LE COMTE.

Vous avez parfaitement raisonné, M. le Chevalier, et même je dois vous féliciter de vous être rencontré avec Sénèque ; car vous avez dit des carmélites précisément ce qu’il a dit des vestales640. La seule observation critique que je me permettrai sur votre théologie peut être aussi, ce me semble, adressée à ce même Sénèque : « Aimeriez-vous mieux, disait-il, être Sylla que Régulus ? » Mais prenez garde, je vous prie, qu’il ne s’agit point du tout ici de la gloire attachée à la vertu qui supporte tranquillement les dangers, les privations et les souffrances ; car sur ce point tout le monde est d’accord : il s’agit de savoir pourquoi il a plu à Dieu de rendre ce mérite nécessaire. Vous trouverez des blasphémateurs, et même des hommes simplement légers, disposés à vous dire que « Dieu aurait bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire ». Sénèque s’est jeté sur cette gloire qui prête beaucoup à la rhétorique, et c’est ce qui donne à son traité de la Providence, d’ailleurs si beau et si estimable, une légère couleur de déclamation. Tout homme souffre parce qu’il est homme, parce qu’il serait Dieu s’il ne souffrait pas, et parce que ceux qui demandent un homme impassible demandent un autre monde.

(Ibid., VIIIe Entretien.)
Lettres à Mademoiselle Adèle de Maistre
[I]

Saint-Pétersbourg, 13 octobre 1803.

… Je me figure aisément la joie que tu as goûtée lorsque la porte de ta cage s’est ouverte641, et que tu t’es trouvée de nouveau assise à cette table où il ne manque qu’une personne642 ; mais je t’avoue, mon très-cher enfant, que je n’ai nullement été ennuyé de tes ennuis, et que rien au monde ne m’a été plus agréable que d’apprendre que tu avais su dévorer en silence tes petites seccature 643, et te faire aimer de tes saintes geôlières. Ce monde-ci, ma chère Adèle, est une gêne perpétuelle ; et qui ne sait s’ennuyer ne sait rien. J’espère que tout ira bien, et que tu ne cesseras de croître en grâce, en science et en sagesse, afin d’être agréable à nos yeux (c’est le style de saint Paul), et que je puisse t’embrasser avec une joie ineffable au jour de la consolation 644 , qui arrivera bien tôt ou tard. Amen.

Pour mon fils. — Et mon cher petit Rodolphe, où est-il ? Qu’il vienne aussi prendre son mot. Tu ne peux pas me donner une plus douce assurance, mon cher ami, que celle de ta constante tendresse ; quoique ce soit un discours inutile, cependant je l’entends toujours avec un nouveau plaisir. Ce qui ne m’en fait pas moins, c’est d’apprendre que tu es le bon ami de ta mère, et son premier ministre au département des affaires internes. C’est là le premier devoir, mon cher enfant ; car il faut que tu sois son mari pendant que je n y suis pas, et que tu me la rendes gaie et bien portante. Ce que tu me dis de Chambéry m’a serré le cœur ; je suis cependant bien aise que tu aies vu par toi-même l’effet inévitable d’un système dont nous avons eu le bonheur de te séparer entièrement. Ton âme est un papier blanc sur lequel nous n’avons point permis au diable de barbouiller, de façon que les anges ont pleine liberté d’y écrire tout ce qu’ils voudront, pourvu que tu les laisses faire. Je te recommande l’application par dessus tout. Si tu m’aimes, si tu aimes ta mère et tes sœurs, il faut que tu aimes ta table ; l’un ne peut pas aller sans l’autre. Je puis attacher ta fortune à la mienne, si tu aimes le travail ; autrement tout est perdu. Dans le naufrage universel tu ne peux aborder que sur une feuille de papier, c’est ton arche, prends-y garde…

[II]

12 août 1804.

…J’ai été enchanté des progrès que tu fais dans le dessin, et de ton goût pour les belles choses ; mais j’ai sur tout cela une terrible nouvelle à te donner : c’est qu’il faut t’arrêter et consacrer une grande partie de ton temps à l’oisiveté ; ta santé l’exige absolument. Je te conjure donc, mon cher enfant, de faire tes efforts pour devenir sotte, au moins jusqu’à un certain point. Il faut te jeter chaque jour dans le fauteuil douillet de l’ignorance, en répétant si tu veux, pour t’encourager, un adage de notre amie commune feu madame la marquise de Sévigné : Bella cosa far niente 645. Autrement tu t’effileras, et tu ne seras plus qu’un petit bâton raisonnable, raisonnant et raisonneur, ce qui me fâchera beaucoup…

… Je ne cesse de vous regretter, mes bons amis. Je n’ai qu’une demi-vie, toujours il me manque quelque chose ; mais, je ne vous l’aurai jamais assez répété : c’est pour vous que je me passe de vous. Adieu, mon très-cher enfant, raconte-moi toujours tes pensées et tes occupations, et ne me fais point mal à ta poitrine646. Conserve ta bête ; ton oncle t’a fait comprendre suffisamment l’importance de cet animal647

(Lettres et opuscules.)
Lettre à M. le chevalier de Maistre648

Saint-Pétersbourg, 14 février 1805.

Frère Nicolas, je commençais à croire que tu me méprisais, et je tenais déjà la plume pour t’en demander raison, lorsque voilà la gente épître à l’ami Xavier qui nous a fait un plaisir infini, en nous prouvant que tu ne nous avais point retiré tes bontés. Sur tous ces nous tu vas dire : « Est-ce que vous êtes ensemble, messieurs mes frères ? » Nous l’étions, mon cher ami, lorsque ta lettre est arrivée. Un beau matin que je songeais creux dans mon lit, j’entends ouvrir ma porte avant que la sonnette eût donné le signal. Surpris de cette violation de l’étiquette, je crie : Qu’est-ce que c’est donc que cela ? C’est ton frère, me répond Xavier, en ouvrant mes rideaux. Comme l’heure des apparitions est passée depuis longtemps, je n’eus pas le moindre doute sur la vérité de l’aventure. Je te laisse à penser si nous nous sommes gaudis649 ensemble…

Quelquefois dans mes moments de solitude, que je multiplie autant qu’il est possible, je jette ma tête sur le dossier de mon fauteuil ; et là, seul au milieu de mes quatre murs, loin de tout ce qui m’est cher, en face d’un avenir sombre et impénétrable, je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance650, la tête appuyée sur un autre dossier, et ne voyant autour de notre cercle étroit (quelle impertinence, juste ciel !) que de petits hommes et de petites choses, je me disais : « Suis-je donc condamné à vivre et mourir ici comme une huître attachée à son rocher ? » Alors je souffrais beaucoup ! j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien ; mais aussi quelle compensation ! Je n’avais qu’à sortir de ma chambre pour vous trouver, mes bons amis. Ici tout est grand, mais je suis seul ; et, à mesure que mes enfants se forment, je sens plus vivement la peine d’en être séparé. Au reste, je ne sais pas trop pourquoi ma plume, presque à mon insu, s’amuse à griffonner ces lignes mélancoliques, car il y a bien quelque chose de mieux à t’apprendre : Xavier rentre au service651

(Ibid.)

Mme de Staël (1766-1817)

Notice

Germaine Necker, mariée à dix-neuf ans au baron suédois de Staël-Holstein, puisa dès l’enfance dans la conversation des écrivains que réunissait le salon de son père, et dans l’étude des publicistes et des philosophes, les idées fécondes qui préparaient la Révolution. Apôtre précoce, fervent et éclairé de la liberté, par sa plume, elle la servit sous la monarchie, elle la défendit contre les excès de la démagogie sous la République, elle la représenta sous le despotisme de l’Empire. Persécutée et proscrite dès le Consulat, elle visita à plusieurs reprises l’Allemagne, où elle connut Goethe et Schiller, puis l’Italie et la Russie : elle ne rentra définitivement en France qu’après la chute de Napoléon. De sa retraite de Coppet, en Suisse, sortirent successivement ces beaux livres (Corinne, 1807 ; de l’Allemagne, 1810) que mutilait, détruisait ou calomniait la défiance impériale, et qui, dit Lamartine (Préface des Méditations), apportaient à l’oreille et au cœur le « souffle lointain de morale, de poésie, de liberté » que l’on ne pouvait respirer en France. Ses premiers ouvrages considérables avaient été : De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), et De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1801). Le dernier furent ses Considérations sur la Révolution française, publiées (1818) après sa mort. — Mme de Staël a eu pour fils et petit-fils deux academiciens, orateurs et hommes d’État, MM. de Broglie.

Génie mâle et vigoureux, passionné et enthousiaste, Mme de Staël a plus de force, d’expansion et d’élan que de grâce et de charme. Elle a le don de l’éloquence, comme Chateaubriand a celui de l’imagination : elle est le tribun (le mot est de Lamartine), il est le poète.

Du bonheur de penser

Que ne puis-je rappeler tous les esprits éclairés à la jouissance des méditations philosophiques ! Les contemporains d’une révolution perdent souvent tout intérêt à la recherche de la vérité. Tant d’événements décidés par la force, tant de crimes absous par le succès, tant de vertus flétries par le blâme, tant d’infortunes insultées par le pouvoir, tant de sentiments généreux devenus l’objet de la moquerie, tant de vils calculs hypocritement commentés ; tout lasse de l’espérance les hommes les plus fidèles au culte de la raison. Néanmoins ils doivent se ranimer en observant, dans l’histoire de l’esprit humain, qu’il n’a existé ni une pensée utile, ni une vérité profonde qui n’ait trouvé son siècle et ses admirateurs. C’est sans doute un triste effort que de transporter son intérêt, de reposer son attente, à travers l’avenir, sur nos successeurs, sur les étrangers bien loin de nous, sur les inconnus, sur tous les hommes enfin dont le souvenir et l’image ne peuvent se retracer à notre esprit. Mais, hélas ! si l’on en excepte quelques amis inaltérables, la plupart de ceux qu’on se rappelle après dix années de révolution, contristent votre cœur, étouffent vos mouvements, en imposent à votre talent même, non par leur supériorité, mais par cette malveillance qui ne cause de la douleur qu’aux âmes douces, et ne fait souffrir que ceux qui ne le méritent pas.

Enfin relevons-nous sous le poids de l’existence, ne donnons pas à nos injustes ennemis et à nos amis ingrats le triomphe d’avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections : eh bien ! il faut l’atteindre. Ces essais ambitieux ne porteront point remède aux peines de l’âme ; mais ils honoreront la vie. La consacrer à l’espoir toujours trompé du bonheur, c’est la rendre encore plus infortunée. Il vaut mieux réunir tous ses efforts pour descendre avec quelque noblesse, avec quelque réputation, la route qui conduit de la jeunesse à la mort.

(De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, discours préliminaire.)
Les livres consolateurs

Cette tristesse aride qui naît de l’isolement, cette main de glace qu’appesantit sur nous le malheur, lorsque nous croyons n’exciter aucune pitié, nous en sommes du moins préservés par les lettres. Elles élèvent l’âme à des méditations générales qui détournent la pensée des peines individuelles ; elles créent pour nous une société, une communication avec les écrivains qui ne sont plus, avec ceux qui existent encore, avec les hommes qui admirent comme nous ce que nous lisons. Dans les déserts de l’exil, au fond des prisons, à la veille de périr, telle page d’un auteur sensible652 a relevé peut-être une âme abattue : moi qui la lis, moi qu’elle touche, je crois y retrouver encore la trace de quelques larmes ; et par des émotions semblables j’ai quelques rapports avec ceux dont je plains si profondément la destinée. Dans le calme, dans le bonheur, la vie est un travail facile, mais on ne sait pas combien, dans l’infortune, de certaines pensées, de certains sentiments qui ont ébranlé votre cœur font époque dans l’histoire de vos impressions solitaires. Alors que le criminel éprouve l’adversité, il ne peut se faire aucun bien à lui-même par ses propres réflexions, aucune parole douce ne peut se faire entendre dans les abîmes de son cœur. L’infortuné qui, par le concours de quelques calomnies propagées, est tout à coup généralement accusé (serait presque aussi lui-même dans la situation d’un vrai coupable, s’il ne trouvait quelque secours dans ces écrits qui l’aident à se reconnaître, qui lui font croire à ses pareils, et lui donnent l’assurance que dans quelques lieux de la terre, il a existé des êtres qui s’attendriraient sur lui et le plaindraient avec affection s’il pouvait s’adresser à eux.

Qu’elles sont précieuses ces lignes toujours vivantes, qui servent encore d’ami, d’opinion publique et de patrie ! Dans ce siècle où tant de malheurs ont pesé sur l’espèce humaine, puissions-nous posséder un écrivain qui recueille avec talent toutes les réflexions mélancoliques, tous les efforts raisonnés qui ont été de quelque secours aux infortunés dans leur carrière ! Alors du moins nos larmes seraient fécondes !

Le voyageur que la tempête a fait échouer sur des plages inhabitées, grave sur le roc le nom des aliments qu’il a découverts, indique où sont les ressources qu’il a employées contre la mort, afin d’être utile un jour à ceux qui subiraient la même destinée. Nous, que le hasard de la vie a jetés dans l’époque d’une révolution, nous devons aux générations futures la connaissance intime de ces secrets de l’âme, de ces consolations inattendues, dont la nature conservatrice s’est servie pour nous aider à traverser l’existence.

(Ibid.)
Le Forum

Oswald ne pouvait se lasser de considérer les traces de l’antique Rome du point élevé du Capitole où Corinne l’avait conduit. La lecture de l’histoire, les réflexions qu’elle excite agissent moins sur notre âme que ces pierres en désordre, que ces ruines mêlées aux habitations nouvelles. Les yeux sont tout-puissants sur l’âme : après avoir vu les ruines romaines, on croit aux antiques Romains comme si l’on avait vécu de leur temps. Les souvenirs de l’esprit sont acquis par l’étude ; les souvenirs de l’imagination naissent d’une impression plus immédiate et plus intime, qui donne de la vie à la pensée, et nous rend pour ainsi dire témoins de ce que nous avons appris. Sans doute on est importuné de tous ces bâtiments modernes qui viennent se mêler aux antiques débris ; mais un portique debout à côté d’un humble toit, mais des colonnes entre lesquelles de petites fenêtres d’église sont pratiquées, un tombeau servant d’asile à toute une famille rustique, produisent je ne sais quel mélange d’idées grandes et simples, je ne sais quel plaisir de découverte qui inspire un intérêt continuel. Tout est commun, tout est prosaïque dans l’extérieur de la plupart de nos villes européennes ; et Rome, plus souvent qu’aucune autre, présente le triste aspect de la misère et de la dégradation mais tout à coup une colonne brisée, un bas-relief à demi détruit, des pierres liées à la façon indestructible des architectes anciens, vous rappellent qu’il y à dans l’homme une puissance éternelle, une étincelle divine, et qu’il ne faut pas se lasser de l’exciter en soi-même et de la ranimer dans les autres.

Ce Forum, dont l’enceinte est si resserrée, et qui a vu tant de choses étonnantes, est une preuve frappante de la grandeur morale de l’homme. Quand l’univers, dans les derniers temps de Rome, était soumis à des maîtres sans gloire, on trouve des siècles entiers dont l’histoire peut à peine conserver quelques faits ; et ce Forum, petit espace, centre d’une ville alors très-circonscrite, et dont les habitants combattaient autour d’elle pour son territoire, ce Forum n’a-t-il pas occupé, par les souvenirs qu’il retrace, les plus beaux génies de tous les temps ? Honneur donc, éternel honneur aux peuples courageux et libres, puisqu’ils captivent ainsi les regards de la postérité653 !

(Corinne, IV, 4.)
De l’esprit de conversation654

En Orient, quand on n’a rien à se dire, on fume du tabac de rose ensemble, et de temps en temps on se salue les bras croisés sur la poitrine, pour se donner un témoignage d’amitié ; mais dans l’Occident on a voulu se parler tout le jour, et le foyer de l’âme s’est souvent dissipé dans ces entretiens où l’amour-propre est sans cesse en mouvement pour faire effet tout de suite et selon le goût du moment et du cercle où l’on se trouve.

Il me semble reconnu que Paris est la ville du monde où l’esprit et le goût de la conversation sont le plus généralement répandus : et ce qu’on appelle le mal du pays, ce regret indéfinissable de la patrie655, qui est indépendant des amis mêmes qu’on y a laissés, s’applique particulièrement à ce plaisir de causer, que les Français ne retrouvent nulle part au même degré que chez eux. Volney raconte que des Français émigrés voulaient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher des terres en Amérique ; mais de temps en temps ils quittaient toutes leurs occupations pour aller, disaient-ils, causer à la ville ; et cette ville, la Nouvelle-Orléans, était à six cents lieues de leur demeure. Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer : la parole n’y est pas seulement, comme ailleurs, un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer, et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres.

Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ; les idées ni les connaissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal intérêt : c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible.

Rien n’est plus étranger à ce talent que le caractère et le genre d’esprit des Allemands ; ils veulent un résultat sérieux en tout. Bacon a dit que la conversation n’était pas un chemin qui conduisait à la maison, mais un sentier où l’on se promenait au hasard avec plaisir. Les Allémands donnent à chaque chose le temps nécessaire : mais le nécessaire en fait de conversation, c’est l’amusement : si l’on dépasse cette mesure, l’on tombe dans la discussion, dans l’entretien sérieux, qui est plutôt une occupation utile qu’un art agréable. Il faut l’avouer aussi, le goût et l’enivrement de l’esprit de société rendent singulièrement incapable d’application et d’étude, et les qualités des Allemands tiennent peut-être sous quelques rapports à l’absence même de cet esprit.

Les anciennes formules de politesse qui sont encore en vigueur dans presque toute l’Allemagne s’opposent à l’aisance et à la familiarité de la conversation ; le titre le plus mince, et pourtant le plus long à prononcer, y est donné et répété vingt fois dans le même repas : il faut offrir de tous les mets, de tous les vins avec un soin, avec une insistance qui fatigue mortellement les étrangers. Il y a de la bonhomie au fond de tous ces usages ; mais ils ne subsisteraient pas un instant dans un pays où l’on pourrait hasarder la plaisanterie sans offenser la susceptibilité ; et comment néanmoins peut-il y avoir de la grâce et du charme en société, si l’on n’y permet pas cette douce moquerie qui délasse l’esprit, et donne à la bienveillance elle-même une façon piquante de s’exprimer ?

Le cours des idées, depuis un siècle, a été tout à fait dirigé par la conversation. On pensait pour parler, on parlait pour être applaudi, et tout ce qui ne pouvait pas se dire semblait être de trop dans l’âme. C’est une disposition très-agréable que le désir de plaire : mais elle diffère pourtant beaucoup du besoin d’être aimé ; le désir de plaire rend dépendant de l’opinion, le besoin d’être aimé en affranchit : on pourrait désirer de plaire à ceux même à qui l’on ferait beaucoup de mal, et c’est précisément ce qu’on appelle de la coquetterie ; cette coquetterie n’appartient pas exclusivement aux femmes ; il y en a dans toutes les manières qui servent à témoigner plus d’affection qu’on n’en éprouve réellement. La loyauté des Allemands ne leur permet rien de semblable ; ils prennent la grâce au pied de la lettre, ils considèrent le charme de l’expression comme un engagement pour la conduite, et de là vient leur susceptibilité ; car ils n’entendent pas un mot sans en tirer une conséquence, et ne conçoivent pas qu’on puisse traiter la parole en art libéral, qui n’a ni but ni résultat, si ce n’est le plaisir qu’on y trouve. L’esprit de conversation a quelquefois l’inconvénient d’altérer la sincérité du caractère ; ce n’est pas une tromperie combinée, mais improvisée, si l’on peut s’exprimer ainsi. Les Français ont mis dans ce genre une gaieté qui les rend aimables ; mais il n’en est pas moins certain que ce qu’il y a de plus sacré dans ce monde a été ébranlé par la grâce, du moins par celle qui n’attache de l’importance à rien, et tourne tout en ridicule.

Les bons mots des Français ont été cités d’un bout de l’Europe à l’autre : de tout temps ils ont montré leur brillante valeur, et soulagé leurs chagrins d’une façon vive et piquante ; de tout temps ils ont eu besoin les uns des autres, comme d’auditeurs alternatifs qui s’encourageaient mutuellement ; de tout temps ils ont excellé dans l’art de ce qu’il faut dire, et même de ce qu’il faut taire, quand un grand intérêt l’emporte sur leur vivacité naturelle ; de tout temps ils ont eu le talent de vivre vite, d’abréger les longs discours, de faire place aux successeurs avides de parler à leur tour ; de tout temps, enfin, ils ont su ne prendre du sentiment et de la pensée que ce qu’il en faut pour animer l’entretien, sans lasser le frivole intérêt qu’on a d’ordinaire les uns pour les autres.

Les Français parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans la crainte d’ennuyer leurs amis : ils devinent la fatigue qu’ils pourraient causer, par celle dont ils seraient susceptibles : ils se hâtent de montrer élégamment de l’insouciance pour leur propre sort, afin d’en avoir l’honneur au lieu d’en recevoir l’exemple. Le désir de paraître aimable conseille de prendre une expression de gaieté, quelle que soit la disposition intérieure de l’âme ; la physionomie influe par degrés sur ce qu’on éprouve, et ce qu’on fait pour plaire aux autres émousse bientôt en soi-même ce qu’on ressent.

Une femme d’esprit a dit que Paris était le lieu du monde « où l’on pouvait le mieux se passer de bonheur 656 » : c’est sous ce rapport qu’il convient si bien à la pauvre espèce humaine ; mais rien ne saurait faire qu’une ville d’Allemagne devînt Paris, ni que les Allemands pussent, sans se gâter entièrement, recevoir comme nous le bienfait de la distraction. À force de s’échapper à eux-mêmes, ils finiraient par ne plus se retrouver.

Le talent et l’habitude de la société servent beaucoup à faire connaître les hommes : pour réussir en parlant, il faut observer avec perspicacité l’impression qu’on produit à chaque instant sur eux, celle qu’ils veulent nous cacher, celle qu’ils cherchent à nous exagérer, la satisfaction contenue des uns, le sourire forcé des autres ; on voit passer sur le front de ceux qui nous écoutent des blâmes à demi formés, qu’on peut éviter en se hâtant de les dissiper avant que l’amour-propre y soit engagé. L’on y voit naître aussi l’approbation qu’il faut fortifier, sans cependant exiger d’elle plus qu’elle ne veut donner.

Il n’est point d’arène où la vanité se montre sous des formes plus variées que dans la conversation.

J’ai connu un homme que les louanges agitaient au point que, quand on lui en donnait, il exagérait ce qu’il venait de dire, et s’efforçait tellement d’ajouter à son succès qu’il finissait toujours par le perdre. Je n’osais pas l’applaudir, de peur de le porter à l’affectation et qu’il ne se rendît ridicule par le bon cœur de son amour-propre. Un autre craignait tellement d’avoir l’air de désirer de faire effet qu’il laissait tomber ses paroles négligemment et dédaigneusement. Sa feinte indolence trahissait seulement une prétention de plus, celle de n’en point avoir. Quand la vanité se montre, elle est bienveillante ; quand elle se cache, la crainte d’être découverte la rend amère, et elle affecte l’indifférence, la satiété, enfin tout ce qui peut persuader aux autres qu’elle n’a pas besoin d’eux. Ces différentes combinaisons sont amusantes pour l’observateur, et l’on s’étonne toujours que l’amour-propre ne prenne pas la route si simple d’avouer naturellement le désir de plaire et d’employer, autant qu’il est possible, la grâce et la vérité pour y parvenir.

Le tact qu’exige la société, le besoin qu’elle donne de se mettre à la portée des différents esprits, tout ce travail de la pensée, dans ses rapports avec les hommes, serait certainement utile, à beaucoup d’égards, aux Allemands, en leur donnant plus de mesure, de finesse et d’habileté ; mais, dans ce talent de causer, il y a une sorte d’adresse qui fait perdre toujours quelque chose à l’inflexibilité de la morale : si l’on pouvait se passer de tout ce qui tient à l’art de ménager les hommes, le caractère en aurait sûrement plus de grandeur et d’énergie…

Toutes les manières d’abréger le temps ne l’épargnent pas, et l’on peut mettre des longueurs dans une seule phrase si l’on y laisse du vide ; le talent de rédiger sa pensée brillamment et rapidement est ce qui réussit le plus en société ; on n’a pas le temps d’y rien attendre. Nulle réflexion, nulle complaisance ne peut faire qu’on s’y amuse de ce qui n’amuse pas. Il faut exercer là l’esprit de conquête et le despotisme du succès : car le fond et le but étant peu de chose, on ne peut pas se consoler du revers par la pureté des motifs, et la bonne intention n’est de rien en fait d’esprit.

Le talent de conter, l’un des grands charmes de la conversation, est très-rare en Allemagne : les auditeurs y sont trop complaisants, ils ne s’ennuient pas assez vite ; et les conteurs se fiant à la patience des auditeurs, s’établissent trop à leur aise dans les récits. En France, celui qui parle est un usurpateur qui se sent entouré de rivaux jaloux et veut se maintenir à force de succès ; en Allemagne, c’est un possesseur légitime qui peut user paisiblement de ses droits reconnus.

Les Allemands réussissent mieux dans les contes poétiques que dans les contes épigrammatiques : quand il faut parler à l’imagination, les détails peuvent plaire, ils rendent le tableau plus vrai ; mais quand il s’agit de rapporter un bon mot, on ne saurait trop abréger les préambules. La plaisanterie allège pour un moment le poids de la vie : vous aimez à voir un homme, votre semblable, se jouer ainsi du fardeau qui vous accable, et bientôt, animé par lui, vous le soulevez à votre tour ; mais quand vous sentez de l’effort ou de la langueur dans ce qui devrait être un amusement, vous en êtes plus fatigué que du sérieux même, dont les résultats au moins vous intéressent.

La bonne foi du caractère allemand est aussi peut-être un obstacle à l’art de conter ; les Allemands ont plutôt la gaieté du caractère que celle de l’esprit ; ils sont gais comme ils sont honnêtes, pour la satisfaction de leur propre conscience, et rient de ce qu’ils disent, longtemps avant même d’avoir songé à en faire rire les autres.

Rien ne saurait égaler, au contraire, le charme d’un récit fait par un Français spirituel et de bon goût. Il prévoit tout, il ménage tout, et cependant il ne sacrifie point ce qui pourrait exciter l’intérêt. Sa physionomie, moins prononcée que celle des Italiens, indique la gaieté, sans rien faire perdre à la dignité du maintien et des manières ; il s’arrête quand il le faut, et jamais il n’épuise même l’amusement ; il s’anime, et néanmoins il tient toujours en main les rênes de son esprit pour le conduire sûrement et rapidement ; bientôt aussi les auditeurs se mêlent de l’entretien ; il fait valoir alors à son tour ceux qui viennent de l’applaudir ; il ne laisse point passer une expression heureuse sans la relever, une plaisanterie piquante sans la sentir, et pour un moment du moins l’on se plaît, et l’on jouit les uns des autres, comme si tout était concorde, union et sympathie dans le monde,

(De l’Allemagne, part. I, chap. XI.)

Chateaubriand (1768-1848)

Notice

François-René, vicomte de Chateaubriand, dixième enfant d’un marin gentilhomme, naquit à Saint-Malo, le 4 septembre 1768. Après une enfance violente au collège, et une adolescence rêveuse au manoir paternel de Combourg, qu’il a racontées dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, officier inactif et chagrin à Paris, il s’embarqua pour l’Amérique avec le projet de découvrir un passage au nord-ouest. Il ne le chercha pas, et revint au bout de huit mois avec un monde nouveau dans les yeux et dans la tête. Blessé à l’armée de Condé, il alla à Londres vivre solitaire pendant sept ans, étudier et écrire un Essai sur les Révolutions, puis le Génie du Christianisme, qui parut à Paris le jour même où le Moniteur promulguait le concordat et le rétablissement du culte (18 avril 1802). Deux épisodes célèbres que l’auteur en détacha, Atala et René, virent le jour, l’un avant (1801), l’autre après (1805).

Son succès littéraire lui avait ouvert la carrière diplomatique : il se la ferma par une brusque démission à la nouvelle de l’assassinat juridique du duc d’Enghien (20 mars 1804). Dès lors il se consacra tout entier à écrire les Martyrs, sorte d’épopée en prose, de la famille littéraire du Télémaque, dont il avait conçu le plan à Rome, et pour laquelle il alla chercher de ses yeux des « images », dit-il dans sa préface, par un voyage de onze mois dans le bassin oriental de la Méditerranée : il en publia le récit, deux ans après les Martyrs, sous le titre de Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), « livre original et charmant, dit M. Villemain, le plus naturel qu’il ait écrit ».

La Restauration qu’il appelait et qu’il servit par quelques pamphlets retentissants le fit deux fois ambassadeur, puis ministre des affaires étrangères (1823) ; une destitution brutale en fit un opposant, de la parole à la Chambre des pairs, de la plume au journal des Débats. La révolution de 1830 le retira de la vie publique. Il écrivit alors, dans une vieillesse souvent morose, malgré les soins et les adulations d’amitiés fidèles, des Études historiques sur l’empire romain, une traduction en prose du Paradis perdu, une Vie de Rancé et les Mémoires d’Outre-Tombe, publiés après sa mort.

Chateaubriand, sous l’aurore du consulat, raviva la foi par son Génie du Christianisme ; sous l’étouffement de l’empire, avec Mme de Staël, il « ressuscitait l’âme », dit Lamartine. « Il a donné, dit-il encore, des délires à mon imagination. » Son pinceau trouva des richesses toutes nouvelles, même après Rousseau et B. de Saint-Pierre, pour peindre mille nuances de la nature, et une merveilleuse souplesse pour rendre les impressions qu’elle fait sur l’âme et les rêveries mélancoliques auxquelles la sienne se complaisait. Son style, qui a quelquefois aussi la sonorité creuse de l’emphase, et, dans ses dernières années de souvenirs et d’amertumes, une âpreté heurtée qui tient plus de la bizarrerie que de la force, a, en ses années de maturité, toutes les magies de la couleur, de l’harmonie et de l’éloquence.

Dans les solitudes américaines657

journal sans date

Le ciel est pur sur ma tête, l’onde limpide sous mon canot qui fuit devant une légère brise. À ma gauche sont des collines taillées à pic et flanquées de rochers d’où pendent des convolvulus à fleurs blanches et bleues, des festons de bignonias, de longues graminées, des plantes saxatiles de toutes les couleurs ; à ma droite règnent de vastes prairies. À mesure que le canot s’avance, s’ouvrent de nouvelles scènes et de nouveaux points de vue : tantôt ce sont des vallées solitaires et riantes, et tantôt des collines nues ; ici, c’est une forêt de cyprès dont on aperçoit les portiques sombres ; là, c’est un bois léger d’érables, où le soleil se joue comme à travers une dentelle.

Liberté primitive, je te retrouve enfin ! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard, et n’est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants des fleuves accompagnent ma course, que les peuples de l’air me chantent leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l’homme de la société, ou sur le mien, qu’est gravé le sceau immortel de notre origine ? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois ; gagnez votre pain à la sueur de votre front ou dévorez le pain du pauvre ; égorgez-vous pour un mot pour un maître ; doutez de l’existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes superstitieuses ; moi j’irai errant dans me solitudes ; pas un seul battement de mon cœur ne sera pas comprimé, pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée ; je serai libre comme la nature ; je ne reconnaîtrai de souverain que celui qui alluma la flamme des soleils, et qui, d’un seul coup de sa main, fit rouler tous les mondes.

Trois heures.

Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création, telle qu’elle sortit des mains de Dieu ? Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillages, répand dans la profondeur du bois une demi lumière changeante et mobile, qui donne aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur lesquels s’élèvent d’autres générations d’arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes ; trompé par un jour plus vif, j’avance à travers les herbes, les orties, les mousses, les lianes, et l’épais humus composé des débris des végétaux ; mais je n’arrive qu’à une clairière formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus sombre ; l’œil n’aperçoit que des troncs de chênes et de noyers qui se succèdent les uns les autres658, et qui semblent se serrer en s’éloignant : l’idée de l’infini se présente à moi.

(Voyage en Amérique.)
Paysage d’Amérique sous la lune

Un soir je m’étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s’éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d’une nuit parmi les déserts du nouveau monde.

Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l’horizon opposé. L’astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d’écume, ou formaient dans les cieux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil, qu’on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons : des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là, formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires.

La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s’exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l’imagination cherche à s’étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes : mais, dans ces régions sauvages, l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.

(Génie du christianisme, part. III, liv. V. ch. 3.)
Paysage d’Arcadie sous la lune

Suspendue au milieu du ciel de l’Arcadie, la lune était presque, comme le soleil, un astre solitaire : l’éclat de ses rayons avait fait disparaître les constellations autour d’elle ; quelques-unes se montraient ça et là dans l’immensité : le firmament d’un bleu tendre, ainsi parsemé de quelques étoiles, ressemblait à un lit d’azur chargé des perles de la rosée. Les hauts sommets du Cyllène, les croupes du Pholoé et du Thelphusse, les forêts de l’Anémose et de Phalante, formaient de toutes parts un horizon confus et vaporeux. On entendait le concert lointain des torrents et des sources qui descendent des monts de l’Arcadie. Dans le vallon où l’on voyait briller ses eaux, Alphée semblait suivre encore les pas d’Aréthuse, Zéphyre soupirait dans les roseaux de Syrinx, et Philomèle chantait dans les lauriers de Daphné aux bords du Ladon659.

(Martyrs, XII.)
Paysage d’Écosse

Assis sur un autel brisé, dans les Orcades, le voyageur s’étonne de la tristesse de ces lieux ; un océan sauvage, des syrtes embrumées, des vallées où s’élève la pierre d’un tombeau, des torrents qui coulent à travers la bruyère, quelques pins rougeâtres jetés sur la nudité d’un morne flanqué de couches de neige, c’est tout ce qui s’offre aux regards. Le vent circule dans les ruines, et leurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux d’où s’échappent des plaintes ; l’orgue avait jadis moins de soupirs sous des voûtes religieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des dômes. Derrière ces ouvertures on voit fuir la nue et planer l’oiseau des terres boréales. Quelquefois, égaré dans sa route, un vaisseau caché sous ses voiles arrondies sillonne les vagues désertes ; sous le souffle de l’aquilon, il semble se prosterner à chaque pas et saluer les mers qui baignent les débris du temple de Dieu.

(Génie du christianisme, part. III, liv. V, ch. 5.)
Lever de soleil en automne

Dans la plaine de Salzbourg, le 24 au matin (septembre 1833), le soleil parut à l’est des montagnes que je laissais derrière moi ; quelques pitons de rochers à l’occident s’illuminaient de ses premiers feux extrêmement doux. L’ombre flottait encore sur la plaine, moitié verte, moitié labourée. Le château de Salzbourg, accroissant le sommet du monticule qui domine la ville, incrustait dans le ciel bleu son relief blanc. Avec l’ascension du soleil, émergeaient, du sein de la fraîche exhalaison de la rosée, les avenues, les bouquets de bois, les maisons de briques rouges, les chaumières crépies d’une chaux éclatante, les tours du moyen âge balafrées et percées, vieux champions du temps, blessés à la tête et à la poitrine, restés seuls debout sur le champ de bataille des siècles. La lumière automnale de cette scène avait la couleur violette des veilleuses, qui s’épanouissent dans cette saison, et dont les prés de la Salza étaient semés. Des bandes de corbeaux, quittant les lierres et les trous des ruines, descendaient sur les guérets ; leurs ailes moirées se glaçaient de rose au reflet du matin.

(Mémoires d’Outre-Tombe, Journal de Padoue à Prague, du 20 au 26 septembre 1833.)
Lettre à M. de Fontanes

La campagne de Rome. — Les ruines de Rome.

Rome, le 20 janvier 1804.

Nous étions convenus que je vous écrirais au hasard et sans suite tout ce que je penserais de l’Italie, comme je vous disais autrefois l’impression que faisaient sur mon cœur les solitudes du Nouveau-Monde. Sans autre préambule, je vais donc essayer de vous peindre les dehors de Rome, ses campagnes et ses ruines.

Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l’Écriture : un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète : « Venient tibi duo hæc subito in die una, sterilitas et viduitas 660. » Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines, dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l’hiver ces traces, vues de loin, ont elles-mêmes l’air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d’une onde, orageuse qui s’est écoulée comme le peuple romain. À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s’élèvent des ruines d’aqueducs et de tombeaux, ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d’une terre composée de la poussière des morts et des débris des ¦empires. Souvent, dans une grande plaine, j’ai cru voir de riches moissons ; je m’en approchais : des herbes flétries avaient trompé mon œil. Parfois, sous les moissons stériles, vous distinguez les traces d’une ancienne culture. Point d’oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n’en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre661, garde ces tristes chaumières : on dirait qu’aucune nation n’a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que les champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus, ou la dernière charrue romaine.

C’est du milieu de ce terrain inculte, que domine et qu’attriste encore un monument appelé par la voix populaire le tombeau de Néron, que s’élève la grande ombre de la Ville Éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s’isoler ; elle s’est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.

Il me serait impossible de dire ce qu’on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, inania regna 662, et qu’elle a l’air de se lever pour vous de la tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes, lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple : Quasi aspectus splendoris 663. La multitude des souvenirs, l’abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l’aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde664.

Vous croirez peut-être, mon cher ami, d’après cette description, qu’il n’y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup ; elles ont une inconcevable grandeur.

Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront ; si vous les contempliez en artiste, en poëte, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu’elles fussent autrement. L’aspect d’un champ de blé ou d’un coteau de vigne ne vous donnerait pas d’aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n’a pas rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent.

Rien n’est comparable, pour la beauté aux lignes de l’horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne ont la forme d’une arène, d’un cirque, d’un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages, dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux ; toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain665 cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c’est la lumière de Rome !

Je ne me lassais point de voir, à la villa Borghèse, le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamphili, plantés par Le Nôtre666. J’ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d’opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d’une teinte violette ou purpurine. Quelquefois de beaux nuages, comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l’apparition des habitants de l’Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l’antique Rome semble avoir étendu dans l’Occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que les teintes vont s’effacer, elles se raniment sur quelque autre point de l’horizon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu’à cette heure du repos des campagnes, l’air ne retentit plus de chants bucoliques, les bergers n’y sont plus : Dulcia linquimus arva 667 ! mais on voit encore les grandes victimes du Clitumne 668, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages, qui descendent au bord du Tibre et viennent s’abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins, ou au siècle de l’Arcadien Évandre, ποίμενες λάων, alors que le Tibre s’appelait Albula, et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues.

Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut-être plus éblouissants que ceux de Rome : lorsque le soleil enflammé ou que la lune large et rougie s’élève au-dessus du Vésuve, comme un globe lancé par le volcan, la baie de Naples, avec ses rivages bordés d’orangers, les montagnes de la Pouille, l’île de Caprée, la côte du Pausilippe, Baies, Misène, Cumes, l’Averne, les Champs-Élysées et toute cette terre virgilienne, présentent un spectacle magique ; mais il n’a pas, selon moi, le grandiose de la campagne romainet. Du moins est-il certain que l’on s’attache prodigieusement à ce sol fameux : il y a deux mille ans que Cicéron se croyait exilé sous le ciel de l’Asie, et qu’il écrivait à ses amis : Urbem, mi Rufi, cole ; in ista luce vive. Cet attrait de la belle Ausonie est encore le même. On cite plusieurs exemples de voyageurs qui, venus à Rome dans le dessein d’y passer quelques jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que le Poussin vînt mourir sur cette terre des beaux paysages ; au moment même où je vous écris, j’ai le bonheur d’y connaître M. d’Agincourt669, qui y vit seul depuis vingt-cinq ans, et qui promet à la France d’avoir aussi son Winckelmann670

Une singularité de la ville de Rome, ce sont les troupeaux de chèvres, et surtont ces attelages de grands bœufs aux, cornes énormes, couchés au pied des obélisques égyptiens, parmi les débris du Forum, et sous les arcs où ils passaient autrefois pour conduire le triomphateur romain à ce Capitole que Cicéron appelle le conseil public de l’univers :

 

Romanos ad templa Deûm duxêre triumphos671.

 

À tous les bruits ordinaires des grandes cités se mêle ici le bruit des eaux que l’on entend de toutes parts, comme si l’on était auprès des fontaines de Blandusie ou d’Egérie672. Du haut des collines renfermées dans l’enceinte de Rome, ou à l’extrémité de plusieurs rues, vous apercevez la campagne en perspective, ce qui mêle la ville et les champs d’une manière pittoresque. En hiver les toits des maisons sont couverts d’herbe, comme les toits de chaume de nos paysans. Ces circonstances contribuent à donner à Rome je ne sais quoi de rustique, qui va bien à son histoire : ses premiers dictateurs conduisaient la charrue ; elle dut l’empire du monde à des laboureurs, et le plus grand de ses poëtes ne dédaigna pas d’enseigner l’art d’Hésiode aux enfants de Romulus :

 

Ascræumque cano romana per oppida carmen673.

 

Il faut maintenant, mon cher ami, vous dire quelque chose de ces ruines dont vous m’avez recommandé de vous parler, et qui font une si grande partie des dehors de Rome ; je les ai vues en détail, soit à Rome, soit à Naples, excepté pourtant les temples de Pæstum674, que je n’ai pas eu le temps de visiter. Vous sentez que ces ruines doivent prendre différents caractères, selon les souvenirs qui s’y rattachent.

Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j’étais allé m’asseoir au Colysée, sur la marche d’un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil, qui se couchait, versait des fleuves d’or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l’enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l’architecture, j’apercevais, entre les ruines du côté de l’édifice, le jardin du palais des Césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poëtes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n’entendait que les aboiements des chiens de l’ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l’horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colysée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l’édifice moderne tomberait comme l’édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs, qui, dans leur première captivité, travaillaient aux pyramides de l’Égypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéàtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l’ouvrage d’un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d’assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu’une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d’être vue ?

Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colysée pour le voir dans une autre saison, et sous un autre aspect ; j’ai été étonné, en arrivant, de ne point entendre l’aboiement des chiens qui se montraient ordinairement dans les corridors supérieurs de l’amphithéâtre, parmi des herbes séchées. J’ai frappé à la porte de l’ermitage pratiqué dans le cintre d’une loge ; on ne m’a point répondu : l’ermite est mort. L’inclémence de la saison, l’absence du bon solitaire, des chagrins récents ont redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j’ai cru voir les décombres d’un édifice que j’avais admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C’est ainsi, mon très cher ami, que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant ; l’homme cherche au dehors des raisons pour s’en convaincre, il va sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une ruine encore plus chancelante, et qu’il sera tombé avant ces débris…

Bivouac nocturne d’Arabes

Pendant la nuit que nous venions de passer sur la grève de la mer Morte, nos Bethléémites étaient assis autour de leur bûcher, leurs fusils couchés à terre à leurs côtés, les chevaux, attachés à des piquets, formant un second cercle au dehors. Après avoir bu le café et parlé beaucoup ensemble, ces Arabes tombèrent dans le silence, à l’exception du Sheik. Je voyais à la lueur du feu ses gestes expressifs, sa barbe noire, ses dents blanches, les diverses formes qu’il donnait à son vêtement en continuant son récit. Ses compagnons l’écoutaient dans une attention profonde, tous penchés en avant, le visage sur la flamme, tantôt poussant un cri d’admiration, tantôt répétant avec emphase les gestes du conteur ; quelques têtes de chevaux qui s’avançaient au-dessus de la troupe, et qui se dessinaient dans l’ombre, achevaient de donner à ce tableau le caractère le plus pittoresque, surtout lorsqu’on y joignait un coin du paysage de la mer Morte et des montagnes de Judée675.

(Itinéraire de Paris à Jérusalem, IVe partie.)
Les historiens vengeurs

Il y a des genres de littérature qui semblent appartenir à certaines époques de la société : ainsi la poésie convient plus particulièrement à l’enfance des peuples, et l’histoire à leur vieillesse. La simplicité des mœurs pastorales ou la grandeur des mœurs héroïques veulent être chantées sur la lyre d’Homère ; la raison et la corruption des nations civilisées demandent le pinceau de Thucydide. Cependant la Muse a souvent retracé les crimes des hommes ; mais il y a quelque chose de si beau dans le langage du poëte que les crimes mêmes en paraissent embellis : l’historien seul peut les peindre sans en affaiblir l’horreur. Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave ou la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l’auteur des Annales ; bientôt il ne fera voir dans le tyran déifié que l’histrion, l’incendiaire et le parricide : semblable à ces premiers chrétiens d’Égypte, qui, au péril de leurs jours, pénétraient dans les temples de l’idolâtrie, saisissaient au fond d’un sanctuaire ténébreux la Divinité à qui le Crime offrait l’encens de la Peur, et traînaient à la lumière du soleil, au lieu d’un Dieu, quelque monstre horrible.

Mais si le rôle de l’historien est beau, il est souvent dangereux. Il ne suffit pas toujours, pour peindre les actions des hommes, de se centir une âme élevée, une imagination forte, un esprit fin et juste, un cœur compatissant et sincère ; il faut encore trouver en soi un caractère intrépide ; il faut être préparé à tous les malheurs, et avoir fait d’avance le sacrifice de son repos et de sa vie…

Scipion commença en Espagne cette noble carrière dont le terme devaient être l’exil et la mort dans l’exil. Sertorius lutta dans les champs ibériens contre l’oppresseur du monde et de sa patrie. Il voulut marcher à Sylla, et

 

… Au bord du Tibre, une pique à la main
Lui demander raison pour le peuple romain676.

 

Il succomba dans son entreprise ; mais il est probable qu’il n’avait point compté sur le succès. Il ne consulta que son devoir et la sainteté de la cause qu’il restait seul à défendre. Il y a des autels, comme celui de l’honneur, qui bien qu’abandonnés réclament encore des sacrifices : le Dieu n’est pas anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n’y a point d’héroïsme à la tenter. Les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu’importent les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie ? Nous ne doutons point que du temps du Sertorius les âmes pusillanimes qui prenaient leur bassesse pour de la raison ne trouvassent ridicule qu’un citoyen obscur osât lutter seul contre toute la puissance de Sylla. Heureusement la postérité juge autrement des actions des hommes : ce n’est pas la lâcheté et le vice qui prononcent en dernier ressort sur le courage et la vertu677.

(Mercure de France, T. XXIX, p. 7, juillet 1807 ; — Article sur le Voyage en Espagne de M. de Laborde.)
Pascal

Il y avait un homme, qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des sections coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement678, qui à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air679, et détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique680 ; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des connaissances humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie681 comme du raisonnement le plus fort ; enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant de Dieu que de l’homme : cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal.

(Génie du Christianisme, part. III, liv. II, ch. 6.)
L’Oraison funèbre du prince de Condé

Nous avions cru pendant quelque temps que l’oraison funèbre du prince de Condé, à l’exception du mouvement qui la termine, était généralement trop louée ; nous pensions qu’il était plus aisé, comme il l’est en effet, d’arriver aux formes d’éloquence du commencement de cet éloge qu’à celle de l’oraison de Mme Henriette : mais quand nous avons lu ce discours avec attention ; quand nous avons vu l’orateur emboucher la trompette épique pendant une moitié de son récit, et donner comme en se jouant un chant d’Homère ; quand, se retirant à Chantilly avec Achille en repos, il rentre dans le ton évangélique, et retrouve les grandes pensées, les vues chrétiennes qui remplissent les dernières oraisons funèbres ; lorsqu’après avoir mis Condé au cercueil, il appelle les peuples, les princes, les prélats, les guerriers, au catafalque du héros ; lorsqu’enfin, s’avançant lui-même avec ses cheveux blancs, il fait entendre les accents du cygne, montre Bossuet un pied dans la tombe, et le siècle de Louis XIV, dont il a l’air de faire les funérailles, prêt à s’abîmer dans l’éternité, à ce dernier effort de l’éloquence humaine682, les larmes de l’admiration ont coulé de nos yeux, et le livre est tombé de nos mains.

(Ibid., part. III, liv. IV, ch. 4).
L’hôtel des Invalides

Trois corps de logis, formant avec l’église un carré long, composent l’édifice des Invalides. Mais quel goût dans cette simplicité ! quelle beauté dans cette cour qui n’est pourtant qu’un cloître militaire où l’art a mêlé les idées guerrières aux idées religieuses et marié l’image d’un camp de vieux soldats aux souvenirs attendrissants d’un hospice ! C’est à la fois le monument du Dieu des armées et du Dieu de l’Évangile. La rouille des siècles qui commence à le couvrir lui donne de nobles rapports avec ces vétérans, ruines animées, qui se promènent sous ses vieux portiques. Dans les avant-cours, tout retrace l’idée des combats : fossés, glacis, remparts, canons, tentes, sentinelles. Pénétrez-vous plus avant, le bruit s’affaiblit par degrés, et va se perdre à l’église, où règne un profond silence. Le bâtiment religieux est placé derrière les bâtiments militaires, comme l’image du repos et de l’espérance au fond d’une vie pleine de troubles et de périls.

Le siècle de Louis XIV est peut-être le seul qui ait bien connu ces convenances morales, et qui ait toujours fait dans les arts ce qu’il fallait faire, rien de moins, rien de plus. L’or du commerce a élevé les fastueuses colonnades de l’hôpital683 de Greenwich en Angleterre, mais il y a quelque chose de plus fier et de plus imposant dans la masse des Invalides 684.

(Ibid., part. III, liv. I, ch. 5).
La « vieille garde »

Souvenir du 3 mai 1814.

J’ai présent à la mémoire, comme si je le voyais encore, le spectacle dont je fus témoin lorsque Louis XVIII, entrant dans Paris, le 3 mai, alla descendre à Notre-Dame : on avait voulu épargner au roi l’aspect des troupes étrangères : c’était un régiment de la vieille garde à pied qui formait la haie depuis le Pont-Neuf jusqu’à Notre-Dame, le long du quai des Orfèvres. Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d’aussi menaçant et d’aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l’Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mêmes hommes, privés de leur capitaine, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillés qu’ils étaient par une armée de Russes, d’Autrichiens et de Prussiens, dans la capitale envahie de Napoléon. Les uns agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet à poil sur leurs yeux comme pour ne pas voir ; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mépris de la rage. Quand ils présentaient les armes, c’était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir, hommes n’ont été mis à une pareille épreuve et n’ont souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eussent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu’au dernier, ou ils auraient mangé la terre.

Au bout de la ligne était un jeune hussard, à cheval ; il tenait son sabre nu, il le faisait sauter et comme danser par un mouvement convulsif de colère. Il était pâle ; ses yeux pivotaient dans leur orbite ; il ouvrait la bouche et la fermait tour à tour en faisant claquer ses dents et en étouffant des cris dont on n’entendait que le premier son. Il aperçut un officier russe : le regard qu’il lui lança ne peut se dire. Quand la voiture du roi passa devant lui, il fit bondir son cheval, et certainement il eut la tentation de se précipiter sur le roi685.

(Mémoires d’outre-tombe.)

Napoléon (1769-1821)

Notice

Napoléon appartient à l’histoire littéraire de son temps par ses proclamations militaires, par ceux de ses discours qui ont été conservés, par ce qu’on a appelé le Mémorial de Sainte-Hélène, qu’à différentes reprises et sous divers titres ont publié ses compagnons de captivité, contenant les mémoires qu’il a dictés sur quelques-unes de ses campagnes, particulièrement celles d’Italie et d’Égypte, ses études et ses commentaires sur les campagnes de Turenne et de Frédéric, et les entretiens qu’ont recueillis et transcrits aussitôt MM. de Montholon, de Las Cases, O’Méara, Antomarchi ; enfin par son immense correspondance. Trente-deux volumes in-4° (1858-1869) contiennent, sous le nom général de Correspondance de Napoléon Ier les lettres (vol. 1-28) et les œuvres de Sainte-Hélène (vol. 29-32).

Les lettres sont un monument du génie universel de Napoléon, où les détails multiples de l’administration occupent la plus grande place, l’expression des sentiments de leur auteur, la plus petite : elles ont connaître le souverain. Le récit des campagnes est une analyse narrative, critique et technique : il fait connaître l’homme de guerre. C’est surtout dans les proclamations et les entretiens, qui souvent étaient des monologues avidement écoutés et religieusement reproduits, que se traduit le caractère de l’homme par son langage, langage bref, brusque, coupé, coloré, souvent tout en traits qui frappent, brillent et restent. Quelques-uns de ses mots sont des médailles.

Proclamation du général Bonaparte à l’armée d’Italie,
à son arrivée au quartier général

Quartier général, Nice, 7 germinal, an IV (27 mars 1796).

« Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus. Le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien pour vous. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables, mais ils ne vous procurent aucune gloire ; aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ; de riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses686. Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ? »

Proclamation du général Bonaparte à l’armée d’Italie
après l’armistice de Cherasco

Quartier général, Cherasco, 7 floréal, an IV (26 avril 1796).

« Soldats, vous avez remporté en quinze jours six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont. Vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes : vous vous étiez jusqu’ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie ; vous égalez aujourd’hui, par vos services, l’armée de Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert : grâces vous en soient rendues, soldats ! La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité ; et si, vainqueurs de Toulon687, vous présageâtes l’immortelle campagne de 1793, vos victoires actuelles en présagent une plus belle encore. Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace fuient épouvantées devant vous ; les hommes pervers qui riaient de votre misère, et se réjouissaient dans leur pensée des triomphes de vos ennemis, sont confondus et tremblants. Mais, soldats, vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste à faire688. Ni Turin ni Milan ne sont à vous ; les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulées par les assassins de Basseville689 ! On dit qu’il en est parmi vous dont le courage mollit, qui préféreraient retourner sur les sommets de l’Apennin et des Alpes. Non, je ne le puis croire. Les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dego, de Mondovi brûlent de porter au loin la gloire du peuple français. Amis, je vous la promets, cette conquête ; mais il est une condition qu’il faut que vous me juriez de remplir, c’est de respecter les peuples que vous délivrez. Sans cela vous ne seriez pas les libérateurs des peuples, vous en seriez les fléaux ; vous ne seriez pas l’honneur du peuple français, il vous désavouerait. Vos victoires, votre courage, vos succès, le sang de nos frères morts aux combats, tout serait perdu, même l’honneur et la gloire. Quant à moi et aux généraux qui ont votre confiance, nous rougirions de commander une armée sans discipline, sans frein, qui ne connaîtrait de loi que la force… »

Lettre du général Bonaparte à l’archiduc Charles690

Quartier général de Klagenfurth (Carinthie), le 11 germinal, an V (31 mai 1797).

« Monsieur le général en chef, les braves militaires font la guerre et désirent la paix. Cette guerre ne dure-t-elle pas depuis six ans ? Avons-nous assez tué de monde, et causé assez de maux à la triste humanité ! Elle réclame de tous côtés. L’Europe, qui avait pris les armes contre la république française, les a posées. Votre nation reste seule, et cependant le sang va couler plus que jamais. Cette sixième campagne s’annonce par des présages sinistres. Quelle qu’en soit l’issue, nous tuerons de part et d’autre quelques milliers d’hommes, et il faudra bien que l’on finisse par s’entendre, puisque tout a un terme, même les passions haineuses.

« Le directoire exécutif de la république française avait fait connaître à Sa Majesté l’Empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole les deux peuples. L’intervention de la cour de Londres s’y est opposée. N’y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre, et faut-il, pour les intérêts et les passions d’une nation étrangère aux maux de la guerre, que nous continuions à nous entr’égorger ? Vous, monsieur le général en chef, qui par votre naissance approchez si près du trône, et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernements, êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l’humanité entière, et de vrai sauveur de l’Allemagne ? Ne croyez pas, monsieur le général en chef, que j’entende par là qu’il n’est pas possible de la sauver par la force des armes ; mais, dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l’Allemagne n’en sera pas moins ravagée. Quant à moi, monsieur le général en chef, si l’ouverture que j’ai l’honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m’estimerai plus fier de la couronne civique que je me trouverai avoir méritée, que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires. »

Proclamation de l’empereur Napoléon à la Grande Armée

Austerlitz, 12 frimaire, an XIV (3 décembre 1805).

Soldats,

« Je suis content de vous ; vous avez à la journée d’Austerlitz justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité ; vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d’Autriche, a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée ; ce qui a échappé à votre feu s’est noyé dans les lacs.

« Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc, et désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut être éloignée ; mais, comme je l’ai promis avant de passer le Rhin, je ne ferai qu’une paix qui nous donne des garanties, et assure des récompenses à nos alliés.

« Soldats, lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale691, je me confiai à vous pour la maintenir toujours dans ce haut état de gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux ; mais, dans le même moment, nos ennemis pensaient à la détruire et à l’avilir ; et cette couronne de fer692, conquise par le sang de tant de Français, ils voulaient m’obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis : projets téméraires et insensés, que, le jour même de l’anniversaire du couronnement de votre empereur, vous avez anéantis et confondus. Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre.

« Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France : là, vous serez l’objet de mes tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on vous réponde : Voilà un brave ! »

Lettre à la maréchale Lannes, duchesse de Montebello

Ebersdorf, 31 mai 1809.

Ma cousine, le maréchal est mort ce matin des blessures qu’il a reçues sur le champ d’honneur693. Ma peine égale la vôtre. Je perds le général le plus distingué de mes armées, mon compagnon d’armes depuis seize ans, celui que je considérais comme mon meilleur ami. Sa famille et ses enfants auront toujours des droits particuliers à ma protection. C’est pour vous en donner l’assurance que j’ai voulu vous écrire cette lettre, car je sens que rien ne peut alléger la juste douleur que vous éprouvez.

Napoléon.

Les « génies tutélaires » des nations

Lorsqu’une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir ; lorsque, cédant tour à tour à l’influence des partis contraires, et vivant au jour le jour, sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de convenir que l’État n’est plus gouverné ; lorsqu’enfin à sa nullité au dedans, l’administration joint le tort le plus grave qu’elle puisse avoir aux yeux d’un peuple fier, je veux dire l’avilissement au dehors, alors une inquiétude vague se répand dans la société ; le besoin de sa conservation l’agite, et promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver.

Ce génie tutélaire, une nation nombreuse le renferme toujours dans son sein ; mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu’il existe ; il faut qu’il soit connu ; il faut qu’il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées impuissantes ; l’inertie du grand nombre protège le gouvernement nominal, et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent point contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup un signe d’existence, l’instinct national le devine et l’appelle, les obstacles s’aplanissent devant lui, et tout un peuple volant sur son passage semble dire : Le voilà !

Telle était la situation des esprits en France, en l’année 1799, lorsque, le 9 octobre, les frégates le Muiron, la Carrère, les chebecks694 la Revanche et la Fortune vinrent, à la pointe du jour, mouiller dans le golfe de Fréjus695.

(Correspondance de Napoléon Ier , t. XXX, p. 361. Œuvres de Napoléon à Sainte-Hélène).
La nuit du 1er au 2 mars 1816 (Retour de l’île d’Elbe696)

La nuit était fort obscure, la lune ne se levait qu’à une heure. L’empereur fit établir son bivouac sous un olivier. À onze heures, on lui amena un courrier venant de Cannes. Il portait une livrée écarlate toute couverte de galons ; c’était un courrier du prince de Monaco, jadis postillon de l’Empereur. On sut par lui que ce prince qui se rendait à Monaco avait été arrêté à Cannes par les troupes du général Cambronne. Les circonstances de l’événement d’Antibes et le contre-coup qu’en avaient éprouvé les villages voisins avaient répandu de l’incertitude et comme une teinte de deuil sur les premiers pas de l’expédition : s’était-on trompé sur l’esprit des paysans, du peuple, et surtout des soldats ? Ce courrier, venant de Paris depuis peu de jours, raconta que, depuis Paris jusqu’à Montélimart, il avait entendu crier partout : Vive l’Empereur ! Il ne mettait pas en doute que l’armée et le peuple se rangeraient en foule autour de l’Empereur quand ils le verraient, et il le considérait déjà comme arrivé aux Tuileries.

L’opinion de ce courrier, jeune homme de 9 ans, rendit la gaieté aux bivouacs. Aux premiers rayons de la lune on battit la diane ; un cri simultané de joie partit de tous les bivouacs ; on prit les armes et l’on se mit en marche.

L’Empereur précéda la petite troupe avec une douzaine d’hommes, généraux et officiers, qui avaient des chevaux. Arrivé à une portée de fusil de Cannes, il s’arrêta une heure et demie au bord de la mer, et, selon son usage, on alluma un grand feu.

(Ibid., t. XXXI, p. 45.)
Jugement sur les grands capitaines

Il n’est pas de grandes actions suivies qui soient l’œuvre du hasard et de la fortune ; elles dérivent toujours de la combinaison et du génie. Rarement on voit échouer les grands hommes dans leurs entreprises les plus périlleuses. Regardez Alexandre, César, Annibal, le grand Gustave697 et autres : ils réussissent toujours ; est-ce parce qu’ils ont du bonheur qu’ils deviennent ainsi de grands hommes ? Non : mais parce qu’étant de grands hommes ils ont su maîtriser le bonheur. Quand on veut étudier les ressorts de leur succès, on voit qu’ils avaient tout fait pour l’obtenir.

Alexandre, au sortir à peine de l’enfance, conquiert, avec une poignée de soldats, une partie du globe. Mais fut-ce de sa part une simple irruption, une façon de déluge ? Non : tout est calculé avec profondeur, exécuté avec audace, conduit avec sagesse. Alexandre se montre tout à la fois grand guerrier, grand politique, grand législateur. Malheureusement, quand il atteint le zénith de la gloire et du succès, la tête lui tourne ou le cœur se gâte. Il avait débuté avec l’âme de Trajan, il finit avec le cœur de Néron et les mœurs d’Héliogabale.

Et cet Annibal, le plus audacieux de tous, le plus étonnant peut-être, si hardi, si sûr, si large en toutes choses ; qui, à vingt ans, conçoit ce qui est à peine concevable, exécute ce qu’on devait tenir pour impossible ; qui, renonçant à toute communication avec son pays, escalade les Pyrénées et les Alpes, qu’on croyait insurmontables, et ne descend en Italie qu’en payant de la moitié de son armée la seule acquisition de son champ de bataille, le seul droit de combattre ; qui occupe, parcourt et gouverne cette même Italie durant seize ans, met plusieurs fois à deux doigts de sa perte la terrible et redoutable Rome et ne lâche sa proie que quand on met à profit la leçon qu’il a donnée d’aller le combattre chez lui. Croira-t-on qu’il ne dut sa carrière et tant de grandes actions qu’aux caprices du hasard, aux faveurs de la fortune ? Certes, il devait être doué d’une âme de la trempe la plus forte, et avoir une bien haute idée de sa science en guerre, celui qui, interpellé par son jeune vainqueur n’hésite pas à se placer, bien que vaincu, immédiatement après Alexandre et Pyrrhus, qu’il estime les deux premiers du métier.

Tous ces grands capitaines de l’antiquité, et ceux qui plus tard ont dignement marché sur leurs traces, n’ont fait de grandes choses qu’en se conformant aux règles et aux principes naturels de l’art, c’est-à-dire par la justesse des combinaisons et le rapport raisonné des moyens avec leurs conséquences, des efforts avec les obstacles. Ils n’ont réussi qu’en s’y conformant, quelles qu’aient été d’ailleurs l’audace de leurs entreprises et l’étendue de leurs succès. Ils n’ont cessé de faire constamment de la guerre une véritable science. C’est à ce titre seul qu’ils sont nos grands modèles, et ce n’est qu’en les imitant qu’on doit espérer d’en approcher.

(Ibid., t. XXXII, p. 378.)

P. L. Courier (1773-1825)

Notice

Paul-Louis Courier, né à Paris, mort assassiné à Véretz (Indre-et-Loire), fut, pendant la République et jusqu’en 1809, sous l’Empire, officier d’artillerie, pendant la Restauration propriétaire campagnard et vigneron en Touraine, mais toujours et avant tout helléniste, épistolier et pamphlétaire littéraire et politique. À Naples, il s’occupait, plus que de faire son service de soldat, d’expérimenter le harnachement des cavaliers grecs d’après le traité de la Cavalerie de Xénophon, dont il publia plus tard (1813) une traduction. À Florence, sa démission donnée, il compulsa la bibliothèque où il trouva le texte complet du roman de Longus, Daphnis et Chloé ; à Rome, il remania et publia la traduction d’Amyot. Fin connaisseur, admirateur passionné, imitateur savant et discret de la langue des xvie et xviie  siècles, sa Lettre à M. Renouard sur une tache faite à un manuscrit de Florence (celui de Longus) ; sa Lettre à Messieurs de l’Académie des inscriptions, après l’échec de sa candidature ; ses pamphlets politiques, publiés, à partir de 1816, sous des formes diverses, toujours piquantes, et parmi eux son Simple Discours sur l’acquisition de Chambord (1821) ; son Pamphlet des Pamphlets, ses nombreuses lettres, sont des modèles de plaisanterie fine, souvent acérée, et de style net, vif, alerte et concis.

Un plébiscite impérial

À M. N.

À Plaisance, le… mai 1804.

Nous venons de faire un empereur, et pour ma part, je n’y ai pas nui. Voici l’histoire. Ce matin, d’Anthouard698 nous assemble, et nous dit de quoi il s’agissait, mais bonnement, sans préambule ni péroraison. Un empereur ou la république, lequel est le plus de votre goût ? comme on dit : rôti ou bouilli, potage ou soupe, que voulez-vous ? Sa harangue finie, nous voilà tous à nous regarder, assis en rond. Messieurs, qu’opinez-vous ? Pas le mot ; personne n’ouvre la bouche. Cela dura un quart d’heure ou plus, et devenait embarrassant pour d’Anthouard et pour tout le monde, quand Maire, un jeune homme, un lieutenant que tu as pu voir, se lève, et dit : S’il veut être empereur, qu’il le soit ; mais, pour en dire mon avis, je ne le trouve pas bon du tout. Expliquez-vous, dit le colonel ; voulez-vous, ne voulez-vous pas ? Je ne le veux pas, répond Maire. À la bonne heure. Nouveau silence. On recommence à s’observer les uns les autres, comme des gens qui se voient pour la première fois. Nous y serions encore si je n’eusse pris la parole. Messieurs, dis-je, il me semble, sauf correction, que ceci ne nous regarde pas. La nation veut un empereur, est-ce à nous d’en délibérer ? Ce raisonnement parut si fort, si lumineux, si ad rem… que veux-tu ? j’entraînai l’assemblée. Jamais orateur n’eut un succès si complet. On se lève, on signe, on s’en va jouer au billard. Maire me disait : Ma foi, commandant, vous parlez comme Cicéron ; mais pourquoi voulez-vous donc tant qu’il soit empereur, je vous prie ? Pour en finir et faire notre partie de billard. Fallait-il rester là tout le jour ? pourquoi, vous, ne le voulez-vous pas ! Je ne sais, me dit-il ; mais je le croyais fait pour quelque chose de mieux. Voilà le propos du lieutenant, que je ne trouve point tant sot. En effet, que signifie, dis-moi… un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d’armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu’on l’appelle Majesté ? Être Bonaparte, et se faire sire ! Il aspire à descendre 699 ; mais non, il croit monter en s’égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu’un nom. Pauvre homme ! ses idées sont au-dessous de sa fortune. Je m’en doutai quand je le vis donner sa petite sœur à Borghèse700, et croire que Borghèse lui faisait trop d’honneur.

La sensation est faible. On ne sait pas bien encore ce que cela veut dire. On ne s’en soucie guère, et nous en parlons peu.

Voilà nos nouvelles ; mande-moi celles du pays où tu es, et comment la farce s’est jouée chez vous. À peu près de même, sans doute.

 

Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaîne701

 

Avec la permission du poëte, cela est faux. On ne tremble point. On veut de l’argent, et on ne baise que la main qui paye.

Ce César l’entendait bien mieux, et aussi c’était un autre homme. Il ne prit point de titres usés, mais il fit de son nom un titre supérieur à celui de roi…

Adieu, nous t’attendons ici.

Paperasserie militaire

À M. D’Ansse de Villoison 702

Barletta, 8 mars 1805.

… Quant à quitter mon vil métier, je sais ce que vous pensez là-dessus, et moi-même je suis de votre sentiment. Ne voulant ni vieillir dans les honneurs obscurs de quelque légion 703, ni faire une fortune, il faut laisser cela. Sans doute, c’est mon dessein. Mais je suis bien ici, où j’ai tout à souhait : un pays admirable, l’antique, la nature, les tombeaux, les ruines, la Grande Grèce. Que de choses ! Le général en chef704 est un homme de mérite, savant, le plus savant dans l’art de massacrer que peut-être il y ait ; bon homme au demeurant, qui me traite en ami : tout cela me retient. D’ailleurs je laisse faire à la fortune, et ne me mêle point du tout de la conduite de ma vie. C’est là ma politique, et je m’en trouve bien, et je n’aperçois point que ceux qui se tourmentent en soient plus heureux que moi. Ne croyez pas, au reste, que je perde mon temps ; ici j’étudie mieux que je n’ai jamais fait, et du matin au soir, à la manière d’Homère, qui n’avait point de livres. Il étudiait les hommes ; on ne les voit nulle part comme ici. Homère fit la guerre ; gardez-vous d’en douter. C’était la guerre sauvage. Il fut aide de camp, je crois, d’Agamemnon, ou bien son secrétaire. Ni Thucydide non plus n’aurait eu ce sens si vrai, si profond ; cela ne s’apprend pas dans les écoles. Comparez, je vous prie, Salluste et Tite-Live. Celui-ci parle d’or, on ne saurait mieux dire ; l’autre sait de quoi il parle. Et qui m’empêcherait quelque jour… ? car j’ai vu moi aussi ; j’ai noté, recueilli tant de choses, dont ceux qui se mêlent d’écrire n’ont depuis longtemps nulle idée ; j’ai bonne provision d’esquisses, pourquoi n’en ferai-je pas des tableaux où se pourrait trouver quelque air de cette vérité naïve qui plaît si fort dans Xénophon ? Je vous conte mes rêves.

Que voulez-vous dire ? que nous autres soldats nous écrirons peu, et qu’une ligne nous coûte ? Ah ! vraiment, voilà ce que c’est ; vous ne savez de quoi vous parlez. Ce sont là de ces choses dont vous ne vous doutez pas, vous, messieurs les savants. Apprenez, monsieur, apprenez, que tel d’entre nous écrit plus que tout l’Institut ; qu’il part tous les jours des armées cent voitures à trois chevaux, portant chacune plusieurs quintaux d’écriture ronde et bâtarde, faite par des gens en uniforme, fumeurs de pipes, traîneurs de sabre ; que moi seul, ici, cette année, j’en ai signé plus, moi qui ne suis rien et ne fais rien, plus que vous n’en liriez en toute votre vie ; et mettez-vous bien dans l’esprit que tous les mémoires et histoires de vos académies, depuis leur fondation, ne font pas en volume le quart de ce que le ministre reçoit de nous chaque semaine régulièrement. Allez chez lui, vous y verrez des galeries, de vastes bâtiments remplis, comblés de nos productions, depuis la cave jusqu’au faîte : vous y verrez des généraux, des officiers qui passent leur vie à signer, parafer, couverts d’encre et de poussière, accuser réception, apostiller en marge les lettres à répondre et celles répondues. Là, des troupes réglées d’écrivains expédient paquets sur paquets, font tête de tous côtés à nos états-majors, qui les attaquent de la même furie. Voilà vos paresseux décrire. Allez, monsieur, il serait aisé de vous démontrer, si on voulait vous humilier, que de tous les corps de l’État, c’est l’Académie qui écrit le moins aujourd’hui, et que les plus grands travaux de plume se font par des gens d’épée.

Eh bien ! qu’en dites-vous ? suis-je si paresseux, moi qui vous fais, pour quelques lignes que vous m’écrivez, trois pages de cette taille ? Vous vous piquerez d’honneur, j’espère, et ne voudrez pas demeurer en reste avec moi.

Après la bataille

À M. M…, officier d’artillerie à Naples

Morano, le 9 mars 1806.

Bataille, mes amis ! bataille ! Je n’ai guère envie de vous la conter. J’aimerais mieux manger que t’écrire ; mais le générat Reynier, en descendant de cheval, demande son écritoire. On oublie qu’on meurt de faim : les voilà tous à griffonner l’histoire d’aujourd’hui ; je fais comme eux en enrageant. Figurez-vous, mes chers amis, qui avez là-bas « toutes vos aises, bonne chère, bon gîte, et le reste ; figurez-vous un pauvre diable, non pas mouillé, mais imbibé, pénétré, percé jusqu’aux os par douze heures de pluie continuelle ; une éponge qui ne séchera de huit jours ; à cheval dès le grand matin, à jeun ou peu s’en faut au coucher du soleil : c’est le triste auteur de ces lignes, qui vous toucheront, si quelque pitié habite en vos cœurs. Buvez et faites brindisi 705, à sa santé, mes bons amis, le ventre à table et le dos au feu. Voici, en peu de mots, nos nouvelles.

Les Zapolitains ont voulu comme se battre aujourd’hui ; mais cette fantaisie leur a bientôt passé. Ils s’en vont, et nous laissent ici leurs canons, qui ont tué quelques hommes du 1er d’infanterie légère, par la faute d’un butor : tu devines qui c’est. Je t’en dirai des traits quand nous nous reverrons. — N’ayant point d’artillerie (car nos pièces de montagne, c’est une dérision), je fais l’aide de camp les jours comme aujourd’hui, afin de faire quelque chose ; rude métier avec de certaines gens. Quand, par exemple, on porte les ordres de Reynier au susdit, il faut d’abord entendre Reynier, puis se faire entendre à l’autre ; être interprète entre deux hommes, dont l’un s’explique peu, l’autre ne conçoit guère ; ce n’est pas trop, je t’assure, de toute ma capacité.

On doit avoir tué douze ou quinze cents Napolitains ; les autres courent, et nous courrons demain après eux, malgré moi.

Remacle a une grosse mitraille au travers du corps. Il ne s’en moque pas autant qu’il le disait. À l’entendre, tu sais, il se souciait de mourir comme de… mais point du tout, cela le fâche. Il nomme sa mère et son pays.

On pille fort dans la ville, et l’on massacre un peu. Je pillerais aussi, parbleu, si je savais qu’il y eût quelque part à manger. J’en reviens toujours là, mais sans aucun espoir. L’écriture continue ; ils n’en finiront point. Je ne vois que le major Stroltz qui au moins pense encore à faire du feu ; s’il réussit, je te plante là.

Que te marquerai-je encore ? J’ai un cheval enragé que mes canonniers ont pris. Il mord et rue à tout venant : grand dommage, car ce serait un joli poulain calabrais, s’il n’était pas si misanthrope, je veux dire sauvage, ennemi des hommes.

Nous sommes dans une maison pillée ; deux cadavres nus à la porte ; sur l’escalier, je ne sais quoi ressemblant assez à un mort. Voilà le cabinet du général Reynier ; le feu à la maison voisine, pas un meuble dans celle-ci ; pas un morceau de pain. Que mangerons-nous ? Cette idée me trouble. Ma foi, écrive qui voudra, je vais aider à Stroltz. Adieu.

La guerre en Italie

À Madame…

À Reggio, en Calabre, le 15 avril 1806.

Pour peu qu’il vous souvienne, madame, du moindre de vos serviteurs, vous ne serez pas fâchée, j’imagine, d’apprendre que je suis vivant à Reggio, en Calabre, au bout de l’Italie, plus loin que je ne fus jamais de Paris et de vous, madame. Pour vous écrire, depuis six mois que je roule ce projet dans ma tête, je n’ai pas faute de matière, mais de temps et de repos. Car nous triomphons en courant, et ne nous sommes encore arrêtés qu’ici, où la terre nous a manqué. Voilà, ce me semble, un royaume assez lestement conquis, et vous devez être contente de nous. Mais moi, je ne suis pas satisfait. Toute l’Italie n’est rien pour moi, si je n’y joins la Sicile. Ce que j’en dis, c’est pour soutenir mon caractère de conquérant ; car entre nous, je me soucie peu que la Sicile paye ses taxes à Joseph706 ou à Ferdinand. Là-dessus j’entrerais facilement en composition, pourvu qu’il me fût permis de la parcourir à mon aise ; mais en être venu si près, et n’y pouvoir mettre le pied, n’est-ce pas pour enrager ? Nous la voyons en vérité, comme des Tuileries vous voyez le faubourg Saint-Germain ; le canal n’est ma foi guère plus large ; et pour le passer, cependant, nous sommes en peine. Croiriez-vous ? s’il ne nous fallait que du vent, nous ferions comme Agamemnon : nous sacrifierions une fille. Mais pas une barque, et voilà l’embarras. Il nous en vient, dit-on ; tant que j’aurai cet espoir, ne croyez pas, madame, que je tourne jamais un regard en arrière, vers les lieux où vous habitez, quoiqu’ils me plaisent fort. Je veux voir la patrie de Proserpine, et savoir un peu pourquoi le diable a pris femme en ce pays-là. Je ne balance point, madame, entre Syracuse et Paris ; tout badaud que je suis, je préfère Aréthuse à la fontaine des Innocents.

Ce royaume que nous avons pris n’est pourtant pas à dédaigner : c’est bien, je vous assure, la plus jolie conquête qu’on puisse faire en se promenant. J’admire surtout la complaisance de ceux qui nous le cèdent. S’ils se fussent avisés de le vouloir défendre, nous l’eussions bonnement laissé là ; nous n’étions pas venus pous faire violence à personne. Voilà un commandant de Gaëte qui ne veut pas rendre sa place ; eh bien ! qu’il la garde ! Si Capoue en eût fait de même, nous serions encore à la porte, sans pain ni canons. Il faut convenir que l’Europe en use maintenant avec nous fort civilement. Les troupes en Allemagne nous apportaient leurs armes, et les gouverneurs leurs clefs, avec une bonté adorable. Voilà ce qui encourage dans le métier de conquérant ; sans cela on y renoncerait.

Tant y a que nous sommes au fin fond de la botte, dans le plus beau pays du monde, et assez tranquilles, n’était la fièvre et les insurrections. Car le peuple est impertinent ; des coquins de paysans s’attaquent aux vainqueurs de l’Europe. Quand ils nous prennent, ils nous brûlent le plus doucement qu’ils peuvent. On fait peu d’attention à cela : tant pis pour qui se laisse prendre. Chacun espère s’en tirer avec son fourgon plein, ou ses mulets chargés, et se moque de tout le reste.

Quant à la beauté du pays, les villes n’ont rien de remarquable, pour moi du moins ; mais la campagne, je ne sais comment vous en donner une idée : cela ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir. Ne parlons pas des bois d’orangers, ni des haies de citronniers ; mais tant d’autres arbres et de plantes étrangères que la vigueur du sol y fait naître en foule, ou bien les mêmes que chez nous, plus grandes, plus développées, donnent au paysage un tout autre aspect. En voyant ces rochers, partout couronnés de myrtes et d’aloès, et ces palmiers dans les vallées, vous vous croyez au bord du Gange ou sur le Nil, hors qu’il n’y a ni pyramides ni éléphants ; mais les buffles en tiennent lieu, et figurent fort bien, parmi les végétaux africains, avec le teint des habitants, qui n’est pas non plus de notre monde. À vrai dire, les habitants ne se voient plus guère hors des villes ; par là, ces beaux sites sont déserts, et l’on est réduit à imaginer ce que ce pouvait être, alors que les travaux et la gaieté des cultivateurs animaient tous ces tableaux.

Voulez-vous, Madame, une esquisse des scènes qui s’y passent à présent ? Figurez-vous, sur le penchant de quelque colline, le long de ces roches décorées comme je viens de vous le dire, un détachement d’une centaine de nos gens, en désordre. On marche à l’aventure, on n’a souci de rien. Prendre des précautions, se garder, à quoi bon ? Depuis plus de huit jours il n’y a point eu de troupes massacrées dans ce canton. Au pied de la hauteur coule un torrent rapide, qu’il faut passer pour arriver sur l’autre montée : partie de la file est déjà dans l’eau, partie en deçà, au-delà. Tout à coup se lèvent de différents côtés mille tant paysans que bandits, forçats déchaînés, déserteurs, commandés par un sous-diacre. Bien armés, bon tireurs, ils font feu sur les nôtres avant d’être vus ; les officiers tombent les premiers ; les plus heureux meurent sur la place : les autres, durant quelques jours, servent de jouet à leurs bourreaux.

Cependant le général, colonel ou chef, n’importe de quel grade, qui a fait partir ce détachement sans songer à rien, sans savoir la plupart du temps si les passages étaient libres, informé de la déconfiture, s’en prend aux villages voisins ; il y envoie un aide de camp avec cinq cents hommes. On pille, on égorge ; et ce qui échappe va grossir la bande du sous-diacre.

On ne songe guère, où vous êtes, si nous nous massacrons ici. Vous avez bien d’autres affaires : le cours de l’argent, la hausse et la baisse, les faillites, la bouillotte ; ma foi, votre Paris est un autre coupe-gorge, et vous ne valez guère mieux que nous. Il ne faut point trop détester le genre humain, quoique détestable ; mais si l’on pouvait faire une arche pour quelques personnes comme vous, madame, et noyer encore une fois tout le reste, ce serait une bonne opération. Je resterais sûrement dehors, mais vous me tendriez la main, ou bien un bout de votre châle (est-ce le mot ?), sachant que je suis et serai toute ma vie, madame…

Le « Bréviaire » de Courier

À M. de Sainte-Croix, à Paris

Mileto, le 12 septembre 1806.

……………………………………………………………………………………………

J’avais sauvé du pillage de mes pauvres nippes ce que j’appelais mon Bréviaire. C’était une Iliade de l’imprimerie royale, un tout petit volume que vous aurez pu voir dans les mains de l’abbé Barthélémy : cet exemplaire me venait de lui (quàm dispari domino !), et je sais qu’il avait coutume de le porter dans ses promenades. Pour moi, je le portais partout ; mais l’autre jour, je ne sais pourquoi, je le confiai à un soldat qui me conduisait un cheval en main. Ce soldat fut tué et dépouillé. Que vous dirai-je, monsieur ? J’ai perdu huit chevaux, mes habits, mon linge, mon manteau, mes pistolets, mon argent. Je ne regrette que mon Homère ; et pour le ravoir, je donnerais la seule chemise qui me reste707. C’était ma société, mon unique entretien dans les haltes et les veillées. Mes camarades en rient. Je voudrais bien qu’ils eussent perdu leur dernier jeu de cartes, pour voir la mine qu’ils feraient…

Un cadeau

À M. le général Mossel

Mileto, 10 septembre 1806.

J’ai reçu, mon général, la chemise dont vous me faites présent. Dieu vous la rende, mon général ! Jamais charité ne fut mieux placée que celle-là… Il n’y avait que vous, mon général, capable de cette bonne œuvre dans toute l’armée ; car, outre que mes camarades sont pour la plupart aussi mal équipés que moi, il passe aujourd’hui pour constant que je ne puis rien garder, l’expérience ayant confirmé que tout ce que l’on me donne va aux brigands en droiture. Quand j’échappai nu de Corigliano, Saint-Vincent me vêtit, et m’emplit une valise de beaux et bons effets, qui me furent pris huit jours après sur les hauteurs de Nicastro. Le général Verdier et son état-major me firent une autre pacotille, que je ne portai pas plus loin que la Mantea, ou Ajello, pour mieux dire, où je fus dépouillé pour la quatrième fois. On s’est donc lassé de m’habiller et de me faire l’aumône, et on croit généralement que mon destin est de mourir nu, comme je suis né. Avec tout cela, on me traite si bien, le général Reynier a pour moi tant de bonté, que je ne me repens point encore d’avoir demandé à faire cette campagne, où je n’ai perdu, après tout, que mes chevaux, mon argent, mon domestique, mes nippes et celles de mes amis.

Entre hellénistes

À M. de Sainte-Croix 708 , à Paris

Naples, le 27 novembre 1807.

Monsieur, vous me ravissez en m’apprenant que votre besogne avance et que vous êtes résolu de ne la point quitter que vous ne l’ayez mise à fin. Voilà parler comme il faut. Vous voulez qu’on vous encourage. J’y ferai mon devoir, soyez-en sûr, me promettant pour moi, de ce nouveau travail, autant de plaisir que m’en fit votre première édition. Il n’y avait que vous, monsieur, qui pussiez n’en être pas entièrement satisfait, et faire voir au public qu’il y manquait quelque chose.

Ma petite drôlerie 709, dont vous me demandez des nouvelles, est assez dégrossie. J’en suis à l’épiderme. C’est là le point justement où se voit la différence du sculpteur au tailleur de pierres. Ce texte a des délicatesses bien difficiles à rendre, et notre maudit patois me fait donner au diable.

Ne me vantez point votre héros ; il dut sa gloire au siècle dans lequel il parut. Sans cela, qu’avait-il de plus que les Gengis-Khan, les Tamerlan ? Bon soldat, bon capitaine ; mais ces vertus sont communes. Il y a toujours dans une armée cent officiers capables de la bien commander ; un prince même y réussit, et ce que fait bien un prince, tout le monde le peut faire. Quant à lui, il ne fit rien qui ne se fût fait sans lui. Bien avant qu’il fût né, il était décidé que la Grèce prendrait l’Asie. Surtout gardez-vous, je vous prie, de le comparer à César, qui était autre chose qu’un donneur de batailles. Le vôtre ne fonda rien. Il ravageait toujours ; et s’il n’était pas mort, il ravagerait encore. Fortune lui livra le monde, qu’en sut-il faire ? Ne me dites pas : S’il eût vécu ! car il devenait de jour en jour plus féroce et plus ivrogne710.

J’ai ici à ma disposition une bonne bibliothèque, et ce m’est un grand secours pour la petite bagatelle que je vous destine, monsieur. Cependant il me manque encore des outils pour enlever certains nœuds. Il faudrait être à Paris, et y être de loisir ; deux choses à moi difficiles.

Vous avez grande raison de me dire : quittez ce vil métier 711. Vous me parlez sagement, et je ne veux pas non plus faire comme Molière, à qui toute sa vie ses amis en dirent autant. Il était, lui, chef de sa troupe ; moi, je mouche les chandelles. Ne croyez pas pourtant, monsieur, que j’y aie perdu tout mon temps ; j’y ai fait de bonnes études, et je sais à présent des choses qu’on n’apprend point dans les livres.

Je me rapproche de vous de deux cents lieues. Je vais bientôt à Milan.

Protecteur et protégé

À M. et Madame Clavier 712 , à Paris

 

Strasbourg, le 2 juin 1809.

Monsieur et Madame, vous serez bien aises, je crois, de savoir que j’arrivai ici hier. (Voilà un affreux hiatus, dont je vous demande pardon). J’arrive sain, gaillard et dispos, et je repars demain avec un aide de camp du roi Joseph d’Espagne. C’est un jeune homme, à ce que je puis voir, dont les aïeux ont fait la guerre, et qui daigne être colonel. Il veut me protéger à toute force. J’y consens, pourvu qu’il m’emmène. Vous ririez trop si je vous contais sa surprise à la vue de mon bagage. Il faut dire la vérité, il n’y en eut jamais de plus mince. J’y trouve pourtant du superflu, et j’en veux faire la réforme.

Mille amitiés, mille respects. Je ne puis encore vous donner d’adresse.

Pamphlet des pamphlets
— 1824 —

Pendant que l’on m’interrogeait à la préfecture de police sur mes nom, prénoms, qualités713, comme vous avez pu voir dans les gazettes du temps, un homme se trouvant là sans fonctions apparentes, m’aborda familièrement, me demanda confidentiellement si je n’étais point auteur de certaines brochures ; je m’en défendis fort. « Ah ! monsieur, me dit-il, vous êtes inimitable. »

Quand ce bon monsieur, avec ses douces paroles, se mit à me louer si démesurément que j’en faillis perdre contenance, m’appelant homme sans égal, incomparable, inimitable il avait son dessein, comme m’ont dit depuis des gens qui le connaissent, et voulait de moi quelque chose, pensant me louer à mes dépens. Je ne sais s’il eut contentement. Après maints discours, maintes questions, auxquelles je répondis le moins mal que je pus : « Monsieur, me dit-il en me quittant, monsieur, écoutez, croyez-moi : employez votre grand génie à faire autre chose que des pamphlets. »

J’y ai réfléchi, et me souviens qu’avant lui M. de Broë714, homme éloquent, zélé pour la morale publique, me conseilla de même, en termes moins flatteurs, devant la cour d’assises : Vil pamphlétaire… Ce fut un mouvement oratoire des plus beaux, quand, se tournant vers moi qui, foi de paysan, ne songeais à rien moins, il m’apostropha de la sorte : Vil pamphlétaire, etc. ; coup de foudre, non, de massue, vu le style de l’orateur, dont il m’assomma sans remède. Ce mot, soulevant contre moi les juges, les témoins, les jurés, l’assemblée (mon avocat lui-même en parut ébranlé), ce mot décida tout. Je fus condamné dès l’heure dans l’esprit de Messieurs, dès que l’homme du roi m’eut appelé pamphlétaire, à quoi je ne sus que répondre. Car il me semblait bien en mon âme avoir fait ce qu’on nomme un pamphlet ; je ne l’eusse osé nier. J’étais donc pamphlétaire à mon propre jugement ; et, voyant l’horreur qu’un tel nom inspirait à tout l’auditoire, je demeurai confus.

Sorti de là, je me trouvai sur le grand degré avec M. Arthus Bertrand, libraire, un de mes jurés, qui s’en allait dîner, m’ayant déclaré coupable. Je le saluai ; il m’accueillit, car c’est le meilleur homme du monde ; et chemin faisant, je le priai de me vouloir dire ce qui lui semblait à reprendre dans le Simple Discours condamné. « Je ne l’ai point lu, me dit-il ; mais c’est un pamphlet, cela me suffit. » Alors je lui demandai ce que c’était qu’un pamphlet, et le sens de ce mot, qui, sans m’être nouveau, avait besoin pour moi de quelque explication. « C’est, répondit-il, un écrit de peu de pages comme le vôtre, d’une feuille715 ou deux seulement. — De trois feuilles, repris-je, serait-ce encore un pamphlet ? — Peut-être, me dit-il, dans l’acception commune ; mais, proprement parlant, le pamphlet n’a qu’une feuille seule ; deux ou plus font une brochure. — Et dix feuilles ? quinze feuilles ? vingt feuilles ? — Font un volume, un ouvrage. »

Moi, là-dessus : « Monsieur, je m’en rapporte à vous, qui devez savoir ces choses. Mais, hélas ! j’ai bien peur d’avoir fait en effet un pamphlet, comme dit le procureur du roi. Sur votre honneur et conscience, puisque vous êtes juré, M. Arthus Bertrand, mon écrit d’une feuille et demie, est-ce pamphlet ou brochure ? — Pamphlet, me dit-il, pamphlet, sans nulle difficulté. — Je suis donc pamphlétaire ? — Je ne vous l’eusse pas dit par égard, ménagement, compassion du malheur ; mais c’est la vérité. Allez, mon bon monsieur, et ne péchez plus ; allez à Sainte-Pélagie716. »

Voilà comme il me consolait. « Monsieur, lui dis-je, de grâce, encore une question. — Deux, me dit-il, et plus, et tant qu’il vous plaira, jusqu’à quatre heures et demie, qui, je crois, vont sonner. — Bien, voici ma question. Si, au lieu de ce pamphlet sur la souscription de Chambord, j’eusse fait un volume, un ouvrage, l’auriez-vous condamné ? — Selon. — J’entends : vous l’eussiez lu d’abord, pour voir s’il était condamnable. — Oui, je l’aurais examiné. — Mais le pamphlet, vous ne le lisez pas ? — Non, parce que le pamphlet ne saurait être bon. Qui dit pamphlet, dit un écrit tout plein de poison. — De poison ? — Oui, monsieur, et du plus détestable ; sans quoi, on ne le lirait pas. — S’il n’y avait du poison ? — Non, le monde est ainsi fait ; on aime le poison dans tout ce qui s’imprime. Votre pamphlet que nous venons de condamner, par exemple, je ne le connais point ; je ne sais en vérité, ni ne veux savoir ce que c’est : mais on le lit ; il y a du poison. M. le procureur du roi nous l’a dit, et je n’en doutais pas. C’est le poison, voyez-vous, que poursuit la justice dans ces sortes d’écrits. Car autrement la presse est libre ; imprimez, publiez tout ce que vous voudrez, mais non du poison. Vous avez beau dire, messieurs, on ne vous laissera pas distribuer le poison. Cela ne se peut en bonne police, et le gouvernement est là, qui vous en empêchera bien. »

Dieu, dis-je en moi-même tout bas, Dieu délivrez-nous du malin et du langage figuré ! Les médecins m’ont pensé tuer, voulant me rafraîchir le sang ; celui-ci m emprisonne, de peur que je n’écrive du poison ; d’autres laissent reposer leur champ, et nous manquons de blé au marché. Mon Dieu, sauvez-nous de la métaphore.

Après cette courte oraison mentale, je repris : « En effet, monsieur, le poison ne vaut rien du tout, et l’on fait à merveille d’en arrêter le débit. Mais je m’étonne comment le monde, à ce que vous dites, l’aime tant. C’est sans doute qu’avec ce poison il y a dans les pamphlets quelque chose… — Oui, des sottises, des calembours, de méchantes plaisanteries. Que voulez-vous, mon cher monsieur, que voulez-voue mettre de bon sens en une misérable feuille ? Quelles idées s’y peuvent développer ? Dans les ouvrages raisonnés, au sixième volume à peine entrevoit-on où l’auteur en veut venir. — Une feuille, dis-je, il est vrai, ne saurait contenir grand-chose. — Rien qui vaille, me dit-il ; et je n’en lis aucune. — Donc, à votre avis, quelquefois une brochure, une simple feuille… — Fi ! ne m’en parlez pas, opprobre de la littérature, honte du siècle et de la nation, qu’il se puisse trouver des auteurs, des imprimeurs et des lecteurs de semblables impertinences. — Monsieur, lui dis-je, les Lettres provinciales de Pascal… — Oh ! livre admirable, divin, le chef-d’œuvre de notre langue ! — Eh bien ! ce chef-d’œuvre divin, ce sont pourtant des pamphlets, des feuilles qui parurent. — Non, tenez, j’ai là-dessus mes principes, mes idées. Autant j’honore les grands ouvrages faits pour durer et vivre dans la postérité, autant je méprise et déteste ces petits écrits éphémères, ces papiers qui vont de main en main, et parlent aux gens d’à présent des faits, des choses d’aujourd’hui ; je ne puis souffrir les pamphlets. — Et vous aimez les Provinciales, petites lettres, comme alors on les appelait, quand elles allaient de main en main ? — Vrai, continua-t-il sans m’en-tendre, c’est un de mes étonnements, que vous, monsieur, qui, à voir, semblez homme bien né, homme éduqué, fait pour être quelque chose dans le monde ; car enfin qui vous empêchait de devenir baron comme un autre ? Honorablement employé dans la police, les douanes, geôlier ou gendarme, vous tiendriez un rang, feriez une figure. Non, je n’en reviens pas, un homme comme vous s’avilir, s’abaisser jusqu’à faire des pamphlets ! Ne rougissez-vous point ? — Blaise, lui répondis-je, Blaise Pascal n’était ni geôlier, ni gendarme. — Voilà quatre heures et demie ; votre humble serviteur. — Moi le vôtre. Il me quitte, et s’en alla courant.

Ceci, mes chers amis, mérite considération ; trois si honnêtes gens : M. Arthus Bertrand, ce monsieur de la police, et M. de Broë, personnage éminent en science, en dignité ; voilà trois hommes de bien ennemis des pamphlets. Vous en verrez d’autres assez, et de la meilleure compagnie, qui trompent un ami, mentent à tout venant, trahissent, manquent de foi, et tiendraient à grand déshonneur d’avoir dit vrai dans un écrit de quinze ou seize pages ; car tout est mal dans ce peu. Seize pages, vous êtes pamphlétaire, et gare Sainte-Pélagie. Faites-en seize cents, vous serez présenté au roi. Malheureusement je ne saurais.

Quand vint la souscription de Chambord, sagement il n’en fallait rien dire, ce n’était matière à traiter en une feuille ni en cent ; il n’y avait là ni pamphlet, ni brochure, ni volume à faire, étant malaisé d’ajouter aux flagorneries, et dangereux d’y contredire, comme je l’éprouvai. Pour avoir voulu dire là-dessus ma pensée en peu de mots, sans ambages ni circonvolutions, pamphlétaire encore, en prison deux mois à Sainte-Pélagie. Puis, à propos de la danse qu’on nous interdisait, j’opinai de mon chef717, gravement, entendez-vous, à cause de l’Église intéressée là-dedans, longuement je ne puis, et retombai dans le pamphlet. Accusé, poursuivi, mon innocent langage et mon parler timide trouvèrent grâce à peine ; je fus blâmé des juges. Dans tout ce qui s’imprime il y a du poison plus ou moins délayé, selon l’étendue de l’ouvrage, plus ou moins malfaisant, mortel. De l’acétate de morphine, un grain dans une cuve se perd, n’est point senti, dans une tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le pamphlet…

Lamennais (1782-1854)

Notice

Lamennais (l’abbé de), de Saint-Malo, avait déjà beaucoup écrit avant de recevoir, à trente-quatre ans, la prêtrise. C’est l’année suivante qu’il entra véritablement en scène. Nature âpre et passionnée, Lamennais ne s’est jamais arrêté à mi-chemin. Sa plume éloquente et audacieuse a fait avec le même feu du prosélytisme catholique d’abord, ensuite du prosélytisme républicain. La cour de Rome s’inquiéta de l’intolérance farouche de son Essai sur l’indifférence en matière de religion (4 vol., 1817-1823), puis des doctrines démocratiques qu’après 1830 il développa avec l’abbé Lacordaire dans le journal l’Avenir. Elle censura et condamna les prédications révolutionnaires de ses Paroles d’un croyant (1834) et de son Livre du peuple (1838), que continuèrent d’autres écrits. La rupture avec l’Église fut consommée. Nommé représentant à l’Assemblée constituante de 1848, il y fut aussi effacé que Lacordaire ; mais, publiciste et journaliste infatigable, il fut toujours sur la brèche.

Si la religion de Lamennais a eu, comme le royalisme de Chateaubriand, des révoltes amères, les ardeurs d’une foi nouvelle, qui a eu aussi ses violences chagrines et hautaines, l’ont sauvé de ce scepticisme désenchanté où a fini son compatriote et son ami.

De l’athéisme

L’athée même participe aux biens que la société conserve ; protégé quelque temps par l’ordre même qu’il viole, il vit de la foi sociale et des biens qui en sont le fruit, comme un étranger s’assied en passant à la table de la famille. Mais, au moment du départ, il n’emporte que ce qui est à lui : et qu’a-t-il en propre, que les ténèbres, avec je ne sais quelle faim dévorante d’un bonheur que rien de créé ne peut lui offrir ?..

Mais, disent les athées, on ne comprend pas l’Être infini : puissants génies qui comprennent tout le reste ! Autrement seraient-ils si choqués qu’on leur proposât de croire, sur des preuves certaines, un dogme incompréhensible ? S’élèveraient-ils si fièrement au-dessus de Dieu ? Ainsi, des choses qu’ils croient, il n’en est aucune qu’ils ne comprennent parfaitement. Que croient-ils donc ? Croient-ils à la matière ? Croient-ils à la pensée ? Croient-ils à la vie ? Il faut bien qu’ils y croient : la nature leur impose ces croyances et mille autres avec un souverain empire : il faut qu’ils y croient malgré l’impuissance la plus absolue de concevoir jamais ce que c’est que la matière, ce que c’est que la pensée, ce que c’est que la vie. Rien ne leur est plus incompréhensible que leur être, ils ne connaissent rien pleinement ; leur science ne se compose que de lambeaux. Non seulement le tout leur échappe, mais ses parties les plus voisines d’eux ne se laissent qu’à peine entrevoir. Leur conception n’est proportionnée à rien de ce qui est, elle se perd dans un atome : et ils veulent clairement comprendre celui qui a créé de rien et cet atome et l’univers ! Insensés ! qu’ils m’expliquent un grain de sable, et je leur expliquerai Dieu718.

Mais je veux étonner leur raison même de sa faiblesse ; je veux leur montrer dans cette vérité même qu’ils rejettent à cause des mystères qu’elle renferme l’idée la plus simple et la plus claire qui puisse entrer dans l’esprit humain ; de sorte qu’excepté un petit nombre d’aveugles il n’est pas un seul homme qui ne la saisisse aisément dès qu’on la lui présente. Et s’il n’en était pas ainsi, d’où viendrait cette croyance unanime, et ce nom même de Dieu entendu de tous les peuples ?…

Qu’on nous montre un peuple sans Dieu, sans foi, sans culte. On ne le tentera même pas. Depuis l’origine des sociétés, un pouvoir supérieur, qui n’est que la raison sociale, éclairée par une raison plus haute encore, prosterne le genre humain au pied des autels ; et de tous les points de la terre une voix puissante n’a cessé de monter Vers les cieux, pour y porter les prières et les adorations des mortels. Qu’importe, dans ce magnifique concert, le silence de quelques hommes ? Qu’importent leurs opinions et leurs doutes solitaires ? En accusant d’erreur toutes les nations et tous les siècles, ils se convainquent eux-mêmes de folie ; car quelle folie plus extrême que d’opposer à la raison générale sa propre raison, incapable dès lors de se prouver à elle-même qu’elle est ?

Enfin il se trouvera des intelligences rebelles qui en viendront jusque-là. Elles mettront leur gloire à se séparer de la société où elles puisent la vie, et on les entendra chanter en triomphe leur hymne de mort. Étrange dégradation ! Et qui peut donc inspirer à quelques insensés cette monstrueuse répugnance pour leur auteur ? Ils s’en vont cherchant ardemment de nouveaux rapports entre eux et les créatures, entre leurs organes et les substances brutes ; même ils en rêveront avec joie entre la matière et leur pensée, entre leurs destinées et le néant ; et les voilà qui s’indignent quand on leur parle de leurs rapports avec la divinité. Cela confond ; mais il est ainsi : Dieu les fatigue, Dieu leur déplaît ; ils l’ont pris en dégoût. Ils pourront supporter toutes les lois, hors les siennes. Ah ! j’en aperçois la raison. Pénétrez au fond de ce cœur, qu’y découvrez-vous ? des penchants que la religion réprouve ; il faut les vaincre, on ne le veut pas : un orgueil démesuré, qui aspire à une indépendance sans bornes, et refuse d’obéir même à Dieu ; il faut le soumettre, on ne le veut pas. C’est la volonté qui déprave l’entendement.

(Essai de l’indifférence en matière de religion, chap. XIV et XVI.)
La Providence719

Deux hommes étaient voisins, et chacun d’eux avait une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre.

Et l’un de ces deux hommes s’inquiétait en lui-même, disant : « Si je meurs ou que je tombe malade, que détiendront ma femme et mes enfants ? »

Et cette pensée ne le quittait point, et elle rongeait son cœur comme un ver ronge le fruit où il est caché.

Or, bien que la même pensée fût venue également à l’autre père, il ne s’y était point arrêté ; « car, disait-il, Dieu, qui connaît toutes ses créatures et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants. »

Et celui-ci vivait tranquille, tandis que le premier ne goûtait pas un instant de repos ni de joie intérieurement.

Un jour qu’il travaillait aux champs, triste et abattu à cause de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et, s’étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levait les yeux, et regardait ces oiseaux qui allaient et venaient portant la nourriture à leurs petits.

Or, voilà qu’au moment où l’une des mères rentrait avec sa becquée, un vautour la saisit, l’enlève, et la pauvre mère, se débattant vainement sous sa serre, jetait des cris perçants.

À cette vue, l’homme qui travaillait sentit son âme plus troublée qu’auparavant ; « car, pensait-il, la mort de la mère, c’est la mort des enfants. Les miens n’ont que moi non plus. Que deviendront-ils si je leur manque ? »

Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point.

Le lendemain, de retour aux champs, il se dit : « Je veux voir les petits de cette pauvre mère : plusieurs sans doute ont déjà péri. » Et il s’achemina vers le buisson.

Et, regardant, il vit les petits bien portants ; pas un ne semblait avoir pâti.

Et, ceci l’ayant étonné, il se cacha pour observer ce qui se passerait.

Et, après un peu de temps, il entendit un léger cri, et il aperçut la seconde mère rapportant en hâte la nourriture qu’elle avait recueillie, et elle la distribua à tous les petits indistinctement, et il y en eut pour tous, et les orphelins ne furent point délaissés dans leur misère.

Et le père qui s’était défié de la Providence raconta le soir à l’autre père ce qu’il avait vu.

Et celui-ci lui dit : « Pourquoi s’inquiéter ? Jamais Dieu n’abandonne les siens. Son amour a des secrets que nous ne connaissons point. Croyons, espérons, aimons, et poursuivons notre route en paix.

« Si je meurs avant vous, vous serez le père de mes enfants ; si vous mourez avant moi, je serai le père des vôtres.

« Et si l’un et l’autre nous mourons avant qu’ils soient en âge de pourvoir eux-mêmes à leurs nécessités, ils auront pour père le Père qui est dans les cieux. »

(Paroles d’un croyant, XVII.)
La prière

Quand vous avez prié, ne sentez-vous pas votre cœur plus léger et votre âme plus contente ?

La prière rend l’affliction moins douloureuse et la joie plus pure : elle mêle à l’une je ne sais quoi de fortifiant et de doux et à l’autre un parfum céleste.

Que faites-vous sur la terre, et n’avez-vous rien à demander à Celui qui vous y a mis ?

Vous êtes un voyageur qui cherche la patrie. Ne marchez point la tête baissée : il faut lever les yeux pour reconnaître sa route.

Votre patrie, c’est le ciel ; et quand vous regardez le ciel, est-ce qu’en vous il ne se remue rien ? est-ce que nul désir ne vous presse ? ou ce désir est-il muet ?

Il en est qui disent : « À quoi bon prier ? Dieu est trop au-dessus de nous pour écouter de si chétives créatures. »

Et qui donc a fait ces créatures chétives, qui leur a donné le sentiment, et la pensée, et la parole, si ce n’est Dieu ?

Et s’il a été si bon envers elles, était-ce pour les délaisser ensuite et les repousser loin de lui ?

En vérité, je vous le dis, quiconque dit dans son cœur que Dieu méprise ses œuvres blasphème Dieu.

Il en est d’autres qui disent : À quoi bon prier ? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont nous avons besoin ?

Dieu sait mieux que vous ce dont vous avez besoin, et c’est pour cela qu’il veut que vous le lui demandiez : car Dieu est lui-même votre premier besoin, et prier Dieu c’est commencer à posséder Dieu.

Le père connaît les besoins de son fils ; faut-il à cause de cela que le fils n’ait jamais une parole de demande et d’actions de grâces pour son père ?

Quand les animaux souffrent, quand ils craignent, ou quand ils ont faim, ils poussent des cris plaintifs. Ces cris sont la prière qu’ils adressent à Dieu, et Dieu l’écoute. L’homme serait-il donc dans la création le seul être dont la voix ne dût jamais monter à l’oreille du Créateur ?

Il passe quelquefois sur les campagnes un vent qui dessèche les plantes, et alors on voit les tiges flétries pencher vers la terre ; mais, humectées par la rosée, elles reprennent leur fraîcheur, et relèvent leur tête languissante.

Il y a toujours des vents brûlants, qui passent sur l’âme de l’homme et la dessèchent. La prière est la rosée qui la rafraîchit.

(Ibid., XVIII.)
L’exilé

Il s’en allait errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé !

J’ai passé à travers les peuples, et ils m’ont regardé, et je les ai regardés, et nous ne nous sommes point reconnus. L’exilé partout est seul.

Lorsque je voyais, au déclin du jour, s’élever du creux d’un vallon la fumée de quelque chaumière, je me disais : Heureux celui qui retrouve le soir le foyer domestique, et s’y assied au milieu des siens ! L’exilé partout est seul.

Où vont ces nuages que chasse la tempête ? Elle me chasse comme eux, et qu’importe où ? L’exilé partout est seul.

Ces arbres sont beaux, ces fleurs sont belles ; mais ce ne sont point les fleurs ni les arbres de mon pays ; ils ne me disent rien. L’exilé partout est seul.

Ce ruisseau coule mollement dans la plaine ; mais son murmure n’est pas celui qu’entendit mon enfance : il ne rappelle à mon âme aucun souvenir. L’exilé partout est seul.

Ces chants sont doux, mais les tristesses et les joies qu’ils réveillent ne sont ni mes tristesses ni mes joies. L’exilé partout est seul.

On m’a demandé : « Pourquoi pleurez-vous ? » Et quand je l’ai dit, nul n’a pleuré, parce qu’on ne me comprenait point. L’exilé partout est seul.

J’ai vu des vieillards entourés d’enfants, comme l’olivier de ses rejetons ; mais aucun de ces vieillards ne m’appelait son fils, aucun de ces enfants ne m’appelait son frère. L’exilé partout est seul.

J’ai vu des jeunes hommes, poitrine contre poitrine, s’étreindre comme s’ils avaient voulu de deux vies ne faire qu’une vie ; mais pas un ne m’a serré la main. L’exilé partout est seul.

Il n’y a d’amis, de pères et de frères que dans la patrie. L’exilé partout est seul.

Pauvre exilé ! cesse de gémir : tous sont bannis comme toi, tous voient passer et s’évanouir pères, frères, amis.

La patrie n’est point ici-bas ; l’homme vainement l’y cherche ; ce qu’il prend pour elle n’est qu’un gîte d’une nuit.

Il s’en va errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé720 !

(Ibid., XLI.)
Devoirs de charité

Est-ce que celui qui s’est simplement abstenu de mal, qui n’a fait au prochain aucun tort, aucun bien non plus, est quitte envers lui et parfait devant Dieu ? En déposant au fond de notre cœur le germe de l’amour et de la pitié, de tous les sentiments sympathiques, le Père céleste ne nous a-t-il pas commandé d’autres vertus et plus élevées et plus fécondes ?

Voyez cette pauvre créature humaine gisante au coin de la rue, dans la défaillance du besoin, ou qu’un accident vient d’atteindre. Un homme la regarde, la plaint, et passe. Suis-je cause, se dit-il, qu’elle soit en cet état, et qui m’a chargé d’elle ? C’est bien assez d’avoir à songer à soi. Un autre la regarde aussi, et son âme s’émeut. Il s’approche, la prend dans ses bras, la porte en sa maison, la couche sur son lit, et la veille et la soigne comme le frère soigne son frère et l’ami son ami.

De ces deux hommes, lequel a vraiment accompli le devoir ?

Repoussez l’injustice faite à autrui avec la même fermeté, la même constance que si elle l’était à vous-même, étendez votre main entre l’oppresseur et l’opprimé. Votre frère, c’est vous, et, quand on l’opprime, n’êtes-vous pas opprimé aussi ?

Que l’orphelin trouve en vous un père, la veuve et le vieillard un appui, l’étranger un hôte secourable ; soyez l’œil de l’aveugle et le pied du boiteux.

Ayez pour les affligés de ces paroles de l’âme qui tempèrent l’amertune des pleurs. Il n’est point de souffrances que la sympathie n’allège. Les tristesses de la vie se dissipent aux rayons de l’amour fraternel, comme les gelées d’automne fondent le matin quand le soleil se lève.

Qui donne à propos un bon conseil, un sage avertissement, une instruction utile, donne plus que s’il donnait de l’or ; et communiquer ce qu’on sait, répandre la science, c’est semer le grain qui nourrira les générations successives. Ne croyez jamais trop faire pour garder la paix : la paix, fondement de tout bien, en est aussi le couronnement. Supportez les autres pour qu’ils vous supportent. N’avons-nous pas tous nos faiblesses, nos défauts, nos moments fâcheux ? La patience émousse peu à peu les aspérités les plus rudes : que rien donc ne l’épuise en vous, ni les mots irritants, ni les vivacités provocantes. Soyez comme la vigne, dont le suc est d’autant plus doux qu’elle croît en une terre pierreuse.

(Le livre du peuple, XI.)

Lacordaire (1802-1861)

Notice

Né à Recey-sur-Ource (Côte-d’Or), Bourguignon comme saint Bernard et Bossuet, Jean-Baptiste-Henri Lacordaire, qui, en 1840, prit, avec la robe de dominicain, le nom de Dominique, et fut, de 1850 à 1854, le provincial de l’ordre dont il avait provoqué et obtenu le rétablissement, commença par être avocat à Paris ; puis, prêtre séculier (1827) il remplit les fonctions d’aumônier dans des communautés et des collèges. Dans le journalisme, où il entra avec la révolution de 1830, il défendit avec l’abbé de Lamennais et M. de Montalembert, au journal l’Avenir, des doctrines démocratiques, qui alarmèrent le Saint-Siège : censuré, il se soumit. Dans la chaire, ses Conférences de Paris (1834-1835, 1843-1851), de Toulouse (1855), de Lyon, Grenoble, Nancy, en firent le premier prédicateur de son temps. Il avait le tempérament et les dons de l’orateur, l’éclair du regard, le timbre chaud et vibrant de la voix, l’élévation, l’imagination, la passion. Toujours dans le prêtre et le moine respirait le citoyen : il fut l’apôtre ardent et aimé de l’union du catholicisme et de la liberté. Dans ses belles oraisons funèbres d’O’Connell et de Drouot, il ressuscita un genre d’éloquence oublié ou éteint. Sa robe de dominicain parut quelques jours à l’Assemblée Constituante de 1848, et un jour à l’Académie française, où le reçut, par une rencontre remarquée, et signalée comme un signe des temps par l’orateur qui lui répondit. M. Guizot, protestant. Il avait quitté, un an avant sa mort, pour cette solennité, couronnement laïque de sa carrière religieuse, la retraite du collège de Sorrèze qu’il dirigeait depuis 1855, et d’où il écrivait dans l’intimité des correspondances privées ces belles Lettres à des jeunes gens, publiées par son disciple l’abbé Perreyve.

Misère de l’homme dans les plaisirs

L’homme a-t-il trouvé dans cette voie [les plaisirs] la félicité qu’il y cherchait ? L’humanité abreuvée de passions est-elle contente d’elle-même, et le Dieu qui la regarde du haut d’une croix lui donne-t-il un spectacle de misère qui lui soit inconnu, ou bien est-ce la représentation fidèle de ses maux qu’il a prise sur lui-même pour l’instruire et la rappeler ?

Voyons donc le monde, et pesons son bonheur. Voilà des siècles qu’il y travaille. La nature, à la longue, n’a rien pu lui dérober de ses secrets ; ils les a tous pénétrés, expliqués tous à son profit, et quant aux passions, il est manifeste que, malgré la différence des temps et des mœurs, aucune ne lui a manqué jamais. Le monde est à l’âge d’homme ; on peut lui promettre des siècles plus fortunés que ceux dont il a joui, mais non pas une autre âme, un autre corps, une autre terre ni un autre ciel ; et par conséquent le sort que lui ont fait tous ces éléments de sa vie entre les mains de ses passions ne saurait différer essentiellement du sort qu’ils lui feront dans l’avenir. J’écoute donc le bruit du monde. Comme un pâtre errant dans une forêt profonde et silencieuse entend quelquefois, sous l’effort du vent qui se lève, un gémissement se produire, ainsi le monde a des voix qui sortent de ses générations, et chacun de nous, enfant perdu de la foule, peut écouter dans sa pensée le bruit de ses pères et de ses contemporains. Quel est-il ? Est-ce une plainte ? est-ce un cantique ? Dites-le-moi vous-mêmes, vous, partie de ce monde, dites-moi le son que rend la vie dans le secret de votre conscience. Mais peut-être en êtes-vous les heureux, et, si vaste que soit cette assemblée, peut-être à cause du rang et de la fortune, n’a-t-elle pas le sens des maux de l’humanité, parce qu’elle n’en a pas le poids. Sortons d’ici, non pour voir l’homme, mais pour le voir dans tout le naturel de sa destinée. Le voila ! ah ! oui, le voilà ! C’est bien celui que le proconsul romain montrait au peuple, il y a dix-huit siècles, les épaules couvertes de sang et de pourpre, les mains liées sur un sceptre de roseau, la tête ornée d’épines tressées en couronne : je le reconnais. Les siècles ne t’ont pas changé, mon fils ; tu portes le même manteau, le même sceptre, la même couronne, et si la croix ne t’attend plus, c’est que tu n’as pas cessé d’y être attaché.

(Conférences de Toulouse, IIe. — Poussielgue frères, éditeurs.)
Le jeu

Par-delà toute substance créée, dans la région idéale de l’abstrait, gît une puissance froide, impassible, inexorable, qui est pour les choses de l’ordre matériel ce qu’était pour les choses de l’ordre moral le Destin de l’antiquité : c’est la loi mathématique, loi du nombre, de l’étendue, de la force, qui préside à l’arrangement du monde inanimé, et soutient de son immuable sanction ce qui n’a ni sentiment, ni vouloir, ni liberté, ni vie. Qui eût dit que là même, au foyer glacé du calcul, l’homme trouverait, pour apaiser sa soif d’être heureux, un autre élément de joie et d’extase ? Il l’a fait pourtant. Il a découvert, au milieu de ces règles assurées du nombre et du mouvement, des combinaisons qui engendrent des chances sans engendrer des certitudes721, et le hasard lui est apparu comme le Dieu souverain d’une félicité ; car le hasard répondait à l’un de ses besoins les plus forts, au besoin dramatique de sa nature. Ce même homme, qui aime le repos, et qui le demande à l’ivresse, veut aussi, parce qu’il est vivant et libre, se créer une action, une action qui le remue par un grand intérêt, le tienne en suspens par un nœud indépendant de sa volonté, et enfin l’élève ou l’écrase dans une soudaine péripétie. Tout autre drame lui est étranger. S’il assiste aux scènes de Sophocle ou de Corneille, ce n’est pas lui qui est la victime ou le héros ; il pleure sur des infortunes lointaines que l’art lui ressuscite pour l’émouvoir : mais ici c’est lui-même, quand il veut, comme il veut, dans la mesure qu’il lui plaît. Le hasard et la cupidité mêlés ensemble lui font du jeu un drame personnel, effrayant et joyeux, où l’espérance, la crainte, la joie et la tristesse, se succèdent, ou plutôt se confondent presque au même moment, et le tiennent haletant sous une fièvre qui s’accroît jusqu’à la fureur ; car si nous disons la passion du vin, nous disons la fureur du jeu.

(Ibid.)
La science et la foi

Si vous sortez des sciences particulières pour considérer Tordre logique, qui est le fondement de toute connaissance, il vous faut remonter à des premiers principes, à des axiomes que vous avouez indémontrables, faisant de la sorte reposer les propositions qui se démontrent sur des propositions qui ne se démontrent pas, et bâtissant l’édifice de la raison sur des fondements qui n’en ont point eux-mêmes, et que vous appelez superbement du nom d’axiomes. Vous dites, il est vrai, que ces axiomes sont si évidents, qu’ils n’ont pas besoin de preuves, et qu’il est impossible de remonter au-delà. Messieurs, la vérité n’a pas de colonnes d’Hercule. Sur le cadran de la vérité, votre aiguille parcourt un certain espace ; elle va de midi à six heures, par exemple ; puis, voyant venir les ténèbres, vous dites : On ne passe plus. Vous vous trompez, la vérité passe au-delà. Ensuite votre aiguille revient sur ses pas, elle retourne à midi, et vous dites encore : Ici il y a trop de lumières pour qu’il soit besoin de passer outre. Vous vous trompez une seconde fois, la vérité passe toujours, car la vérité appelle la vérité ; et s’il nous était permis d’apercevoir la lumière infinie, nous verrions que la lumière va à la lumière, l’évidence à l’évidence, et que l’infini rencontre, salue, étreint l’infini. La science, arrivée à un point auquel son impuissance l’arrête, vous crie : Halte-là. Mais la vérité ne vous dit jamais d’arrêter nulle part. La vérité est comme un fleuve : il descend à l’océan, et les vapeurs venues de l’océan remontent à sa source pour l’alimenter ; en sorte que, soit à la source, soit à l’embouchure, c’est toujours l’Océan tout entier que je trouve. Et nous, placés sur notre petite nef intellectuelle, nous remontons le cours du fleuve et nous le descendons ; mais, d’un côté, nous rencontrons, comme des cataractes infranchissables, ces axiomes qui nous empêchent d’aller plus haut vers les origines de la vérité ; d’un autre côté, nous découvrons l’océan de l’infini, à travers lequel nous n’osons suivre les conséquences de la vérité. Partout et toujours, au commencement et à la fin, la lumière qui éclaire l’ombre, l’ombre qui obscurcit la lumière, le chemin et la borne, la science et la foi.

(Conférences de Paris, XIIe. — Poussielgue frères, éditeurs.)
Éloge funèbre du général Drouot722

Monseigneur723, Messieurs,

La France venait d’être visitée par les plus grands revers de son histoire. Tandis que les flots emportaient loin d’elle l’homme qui lui avait ouvert dix fois les capitales du monde, ses propres chemins lui ramenaient de tous cotés les débris vaincus de ses légions. On vit alors un jeune général, qui avait en vain défendu la patrie jusqu’au dernier quart d’heure, abdiquer le service militaire et rentrer volontairement sous le toit de sa famille où ne le conviaient ni les jouissances de la fortune ni les grandeurs du sang. Il rapportait aux siens vingt années de guerre, des grades obtenus lentement l’un après l’autre, des titres qui n’effaçaient point l’éclat de son mérite personnel, un nom connu de la France et respecté de l’armée. Mais si belle que fût cette part d’un soldat, elle ne l’avait point conduit au premier degré de l’illustration. Il n’avait pas, comme d’autres, présidé au sort des batailles, dirigé des sièges, conquis et gouverné des royaumes ; il avait toujours eu devant sa gloire une gloire plus haute que la sienne. Une fois rentré dans la vie domestique, il ne la quitta plus ; insensible aux occasions qui venaient tenter sa solitude, il laissa ses compagnons d’armes poursuivre dans des sentiers nouveaux une carrière qui n’était point achevée, et pour lui, plus modeste que fatigué, il se crut au terme de tout ce qui pouvait lui donner encore de l’empire et du renom. L’âge et les maux du corps semblèrent correspondre à ses pensées de retraite, et, sans lui ôter jamais la pieuse activité des devoirs obscurs, achevèrent de jeter sur son existence un voile de plus en plus profond, jusqu’à ce qu’enfin rassasié de jours, mais prêt encore à vivre, il entendît cette voix qui vient d’en haut, et qui appelle tout homme, quel qu’il soit, au tribunal de Dieu.

La France avait eu le temps d’oublier ce vieux serviteur. Trente-deux années pleines d’événements la séparaient de l’époque où il avait cessé de combattre pour elle, et le bruit de sa fin ne devait, ce semble, éveiller dans les nouvelles générations qu’un sonvenir affaibli et une louange sans caractère. Il n’en fut pas de la sorte. La mort le ressuscita tel que les premiers jours du siècle l’avaient vu aux champs de Wagram, de la Moskowa, de Lutzen et de Bautzen, de Dresde et de Hanau ; elle le montra tirant dans Waterloo724 le dernier coup de canon de la France ; elle fit revivre des mots fameux qui avaient été dits de lui ; elle amena la France tout entière visiter son jardin, sa maison, et regarder son visage encore une fois. La piété publique lui composa de royales funérailles, et l’opinion, voulant exprimer la pensée commune, rencontra pour parler de lui des expressions qui venaient du cœur de tous. Quel était donc cet homme ? Qu’avait-il fait ? Quelle avait été sa vie ? Pourquoi, parmi de plus illustres, était-il plus cher et plus admiré ? Je viens vous le dire, Messieurs, quoique vous le sachiez tous ; je viens, en vous entretenant de cette belle carrière, rendre au héros que nous avons perdu un honneur religieux, donner à votre âme une consolation qu’elle recherche, et peut-être aussi à nos contemporains des enseignemens qui les toucheront, puisqu’ils sortiront d’une vie honorée de tant d’amour et consacrée par tant de respects. C’est avec cette triple intention, et sous la garde de Dieu, que je commencerai l’éloge du très-bon, très-grand, très-mémorable soldat et citoyen725, Antoine Drouot, général d’artillerie, gouverneur de l’île d’Elbe726, commandant de la garde impériale, grand-croix de la Légion d’honneur, comte de l’Empire et pair de France727.

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Le jeune Drouot s’était senti poussé à l’étude des lettres par un très-précoce instinct. Agé de trois ans, il allait frapper à la porte des Frères des écoles chrétiennes et, comme on lui en refusait l’entrée parce qu’il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin. Ses parens, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l’âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l’école ou du collège, il lui fallait porter le pain chez les cliens, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses oreilles et son esprit les inconvéniens d’une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, et le pauvre écolier devenait ce qu’il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout ; c’était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d’une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien ; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau ; alors il s’approchait du four ouvert et enflammé, et continuait à ce rude soleil, la lecture de Tite-Live ou de César728.

Telle était cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries.

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La France avait besoin de soldats pour défendre son indépendance contre les conjurations de l’étranger729. Sans alliés au dehors, bouleversée au dedans par la ruine subite de toutes ses traditions sociales, privée de la plus grande partie de son ancienne noblesse militaire, elle avait besoin de trouver dans les générations plébéiennes le talent, le courage, la confiance et l’héroïque fortune qui pouvaient seuls la sauver. Elle les trouva ; elle les trouva, non pas une fois et dans une heure d’exaltation, mais pendant vingt-cinq ans. Soit qu’elle prévint ou qu’elle attendit les desseins de l’Europe, jamais, durant un quart de siècle, elle ne fut au-dessous de la tâche d’un peuple qui se défend contre tous. Il fallut que la nature s’armât contre elle en moissonnant d’un seul coup toutes ses vieilles bandes730, et encore n’eût-elle pas succombé, si les circonstances intérieures de sa vie lui eussent laissé la même foi et la même ardeur qu’au commencement de cette gigantesque lutte. Drouot fut un des hommes que la Providence lui donna pour en soutenir l’effort ; il parut au premier coup de canon, il tira le dernier.

C’était durant l’été de 1793. Une nombreuse et florissante jeunesse se pressait à Châlons-sur-Marne dans une des salles de l’école d’artillerie. Le célèbre La Place731 y faisait, au nom du gouvernement, l’examen de cent quatre-vingts candidats au grade d’élève sous-lieutenant. La porte s’ouvre. On voit entrer une sorte de paysan, petit de taille, l’air ingénu, de gros souliers aux pieds et un bâton à la main. Un rire universel accueille le nouveau-venu. L’examinateur lui fait remarquer ce qu’il croit être une méprise, et sur sa réponse qu’il vient pour subir l’examen, il lui permet de s’asseoir. On attendait avec impatience le tour du petit paysan. Il vient enfin. Dès les premières questions, La Place reconnaît une fermeté d’esprit qui le surprend. Il pousse l’examen au-delà de ses limites naturelles ; il va jusqu’à l’entrée du calcul infinitésimal : les réponses sont toujours claires, précises, marquées au coin d’une intelligence qui sait et qui sent. La Place est touché ; il embrasse le jeune homme et lui annonce qu’il est le premier de la promotion. L’école se lève tout entière, et accompagne en triomphe dans la ville le fils du boulanger de Nancy. Vingt ans après, La Place disait à l’Empereur : « Un des plus beaux examens que j’ai vu passer dans ma vie, est celui de votre aide de camp, le général Drouot. »

Vous ne m’eussiez point pardonné, Messieurs, si sous le prétexte d’une certaine dignité de la parole, j’avais tenu hors de vos regards ces premiers pas de votre concitoyen dans la vie publique. Vous l’allez voir paraître sur les champs de bataille ; mais, quelque gloire qu’il doive y acquérir, le triomphe de Châlons-sur-Marne est un péristyle où vous aurez aimé à le reconnaître et à le saluer.

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PÉRORAISON

Et maintenant, Messieurs, que nous avons achevé l’éloge du général Drouot en rendant grâce à Dieu qui nous l’avait donné, que reste-t-il, sinon de lui dire cette parole suprême, par où doivent se clore ici-bas toute vie, toute amitié, toute admiration ? Recevez-la, général ; recevez ce second adieu que nous avons voulu vous faire en présence des autels du Dieu véritable, devant les images et les réalités d’une foi qui vous lut commune avec nous. Il nous eût été facile d’appeler autour de votre tombeau les mânes chrétiens de vos anciens frères d’armes, et de mêler votre gloire avec la leur dans un spectacle solennel732. Même, nous eussions appelé le héros dont vous fûtes l’ami ; il n’eût pas dédaigné de venir à vos funérailles comme vous étiez venu à ses malheurs. Mais tant de pompe eût alarmé la chaste modestie de votre âme ; vous nous eussiez reproché de troubler pour vous la paix des morts et des grands souvenirs. Nous ne le ferons pas ; nous voulons obéir à vos vertus jusque dans la tombe qui les recouvre, et nous ne laisserons approcher de vous, dans cette heure sacrée, que les pauvres qui survivent à vos bienfaits, et que nous-mêmes qui survivons aux leçons de votre vie, Puissent ces leçons nous servir ! Puisse notre génération, incertaine encore dans ses voies, apprendre de vous la simplicité, là pauvreté, le désintéressement ! Puisse-t-elle, sur vos traces, demander très-peu au monde pour son bonheur, et beaucoup à Dieu ! Et vous qui avez nourri ce grand homme, vieille terre de France et de Lorraine, conserves-en avec respect tout ce que l’éternité n’a pu vous ravir encore, jusqu’au jour où votre poudre, sanctifiée par la sienne, entendra la voix de Dieu, et où le général Drouot nous apparaîtra tel que nous le connûmes, soldat sans tache, capitaine habile et intrépide, ami fidèle de son prince, serviteur ardent et désintéressé de la patrie, solitaire stoïque, chrétien sincère, humble, chaste, aimant les pauvres jusqu’à se faire pauvre lui-même ; l’homme enfin le plus rare, sinon le plus accompli, que le dix-neuvième siècle ait présenté au monde dans la première moitié de son âge et de sa vocation.

(Éloge funèbre du général Drouot — Poussielgue frères, éditeurs.)
Lettre a ***

Vivre dans l’avenir

Sorèze, 9 juin 1857.

Mon ami,

Vous êtes bon et aimable dans tout ce que vous me dites. Je voudrais vous voir tous les jours, et c’est à peine si je puis vous posséder un jour dans une année. Dieu, qui nous avait unis, nous a séparés, et je ne sais s’il nous rejoindra jamais d’une manière permanente.

L’épreuve où nous nous trouvons peut se prolonger longtemps, et si Ton n’en sort pas par un événement brusque, nul ne peut savoir quel en sera le résultat. La France et l’Europe sont trop éloignées de Jésus-Christ, qui est la pierre vivante, pour construire quelque chose de ferme. Là où l’on ne croit pas au Christ, la foi du reste est faible, vacillante et sans fondement. Or, nous ne pouvons pas espérer que cette foi divine reprenne subitement son empire. Les plus grandes catastrophes émeuvent un moment les hommes ; les peuples lèvent la tête, ils regardent et écoutent, puis retournent, dès la première lueur de paix, à leur affaissement de l’âme. Il faut donc faire notre sacrifice du temps et songer à l’avenir. L’avenir, si lointain qu’il soit, c’est encore l’humanité, et un champ plus beau, parce qu’il y faut plus de prévision et de foi. Quand je lis une belle page de l’antiquité, j’admire ce que peut l’homme si loin de lui. Jérusalem, Athènes, Platon, Cicéron nous meuvent733 encore, et, bien que tout le monde ne puisse pas prétendre à une pensée qui demeure toujours visible, on peut du moins laisser ses os du bon côté des choses. L’âme d’ailleurs voit et agit d’en haut ; elle laisse sa trace, si faible qu’elle soit, dans les événements qui se lèvent d’un siècle à l’autre, et, si elle s’est préparée à les aider dans le sens du vrai et du juste, elle en jouit comme d’un ouvrage où elle a une part éternelle.

Vivez donc dans l’avenir : c’est le grand asile et le grand levier. Combien Dieu n’y a-t-il pas vécu, et combien n’y vit-il pas ?

Je vous y donne rendez-vous pour le 11 août, et vous embrasse bien tendrement.

(Lettres à des jeunes gens, lxvii. — J. Gervais, éditeur.)

Villemain (1790-1870)

Notice

Villemain (Abel), né à Paris, a exercé une sorte de magistrature sur la littérature contemporaine par le rare concours et remploi supérieur et multiple de facultés qui, sans élever l’homme jusqu’au génie, le portent au plus haut degré du talent, et par l’autorité d’une critique large et savante, que traduisaient une parole et une plume riches de toutes les ressources d’un art consommé. C’est lui qu’il convient de mettre, comme le modèle le plus accompli de l’éloquence dans les chaires d’enseignement public, à la tête de ce groupe fameux complété par les noms de MM. Guizot et Cousin, qui jeta tant d’éclat sur la Sorbonne avant 1830. C’est lui qui représenta l’éloquence académique dans l’illustre compagnie dont il avait longtemps conquis les prix (Éloges de Montaigne, de Montesquieu, etc.), avant d’y trouver place à trente et un ans, et dont il fut pendant quarante ans le secrétaire perpétuel et l’orateur. Laissons l’homme public, député, pair de France ou ministre. Historien, il a donné des Histoires de Cromwell et de Grégoire VII, et diverses études d’histoire moderne ; critique (c’est sa meilleure part), il a professé et écrit des histoires de la Littérature au moyen âge en France, en Italie, en Espagne et en Angleterre, de la Littérature française au xviiie  siècle ; il a jugé en maître dans divers livres les anciens et les modernes. (Pindare, Chateaubriand, etc.). La parole publique dans les chaires d’enseignement fut heureuse à l’écrivain, dont elle assouplissait le style savant : quelque tension se remarque dans les écrits de la dernière partie de sa vie.

Les « Chroniques » de Froissart734

Les distractions de Froissard furent son travail, son étude ; c’est sur les grands chemins et dans les cours, dans les fêtes, qu’il a recueilli les documents de son ouvrage, histoire presque universelle des États de l’Europe depuis l’année 1322 jusqu’à la fin du quatorzième siècle. Je dis presque universelle ; car, dans la pensée de l’auteur, ce qui prédomine, c’est l’Angleterre et la France : l’Angleterre, avec ses victoires, son invasion ; la France, avec la défaite de son roi Jean, les victoires et la sagesse de Charles V, les malheurs et l’égarement de Charles VI. Autour de ce centre de récit, premier objet de l’historien, venaient se réunir des histoires tout entières, amenées là comme par épisode. Du Guesclin et le Prince Noir, après s’être heurtés en France, se rencontrent en Espagne. Froissard suit ses héros. L’Espagne le fait penser au Portugal. Nulle distribution savante et systématique, la préoccupation de l’historien devenant la règle de son récit. Quelquefois d’heureux contrastes, d’adroites transitions, l’historien mis en scène, ses aventures mêlées aux faits de l’histoire. Dans un voyage qu’il fit pour conduire quatre lévriers à Gaston de Foix, il rencontra sur la route un chevalier, nommé messire d’Espaing du Lion, homme habile dans les négociations et dans les guerres. Il l’accoste, et, tout en chevauchant de concert, il l’interroge. Il rencontre une ville fortifiée, un château-fort : il questionne le chevalier qui lui raconte que cette ville a été emportée d’assaut, que ce château-fort a été pris par ruse. Froissard met cela dans son récit, avec tout le dialogue. Quand on lit Hérodote, on aime qu’il vous parle de son voyage en Égypte, de ses questions aux prêtres des dieux et de leurs réponses. Froissard, qui n’avait pas lu Hérodote, fait comme lui.

Cette forme du dialogue est employée dans tout un demi-volume ; et, bien qu’elle soit accidentelle, l’art n’aurait pas mieux imaginé. Les pauvres historiens modernes sont accablés sous le nombre des faits et des circonstances ; ils sont obligés de les exposer dans un récit bien long, ou de les résumer en réflexions abstraites. Froissard ne suspend jamais le récit ; mais il change le narrateur : tantôt c’est lui, tantôt un personnage. Il se réserve les grands événements, les batailles, les fêtes ; il les raconte comme s’il en avait été spectateur. Puis cette foule de menus faits et d’anecdotes qui gêneraient sa marche, il en charge parfois un interlocuteur ; et la vivacité de l’entretien ajoute une nuance au récit et pique l’attention du lecteur. Conter est le génie de Froissard ; mais il conte admirablement.

Admirable aussi est la peinture des hommes. Édouard III, le Prince Noir, le roi Jean, Charles V, le connétable de Clisson, Bertrand du Guesclin, Gaston, toutes ces physionomies sont là : vous entendez leurs discours, soit que l’historien les répète littéralement, ou qu’il les invente, dans un parfait rapport avec leurs caractères et leur temps, qui est le sien. Le dirai-je ? à cet égard, il me paraît avoir un avantage sur les anciens. Dans les discours qui parsèment leur histoire, vous reconnaissez l’écrivain plus que le personnage. L’élégance de Tite-Live, la précision ornée et brillante de Tacite ont empreint d’un caractère à peu près semblable tous les discours qu’ils rapportent ; mais les paroles que Froissard met dans la bouche le Charles V, au lit de mort, ont dû être prononcées ; l’auteur n’y est pour rien. S’agit-il de personnages inférieurs, de bourgeois, pour lesquels Froissard n’a pas grand goût, l’historien conserve leur langage avec une parfaite simplicité, malgré sa préférence pour les tournois et le beau monde de la chevalerie.

Dans le dernier siècle on735 a voulu mettre en scène le dévouement des six bourgeois de Calais. On a fait une tragédie qui est la chose du monde la plus fausse, bien qu’elle ait eu grand succès. Tous ces bourgeois sont plus que des chevaliers ; ils paraissent uniformément guindés à un ton d’héroïsme. Lisez Froissard ; tous les personnages y sont vrais. Le gouverneur de Calais aura son courage et sa fierté à lui ; c’est un homme d’un autre ordre que les bourgeois ; il parlera autrement. Les bourgeois, qui ne sont pas des citoyens d’Athènes ou de Rome, n’auront pas cette rage de mourir que leur a donnée Debelloy : et c’est là le sublime de leur action ; avec un cœur d’homme, un cœur de bourgeois, si vous voulez, avec peu d’envie d’être tué, ils se sont offerts pour leur pays. Ils craignent d’être pendus ; et malgré la peine que cela leur fait, ils vont chercher le roi qui est bien capable de les faire pendre sur place. Quand ils arrivent devant le roi d’Angleterre qui est fort irrité et veut qu’ils meurent, rien ne les défend, que la pitié de la reine : elle est là, la vue de ces six hommes, la hart au col, lui fait mal ; elle pleure, et demande si bien leur grâce que le roi l’accorde, tout en grondant736.

(Cours de littérature française. Tableau de la littérature du moyen âge, XVIIe leçon, — Librairie académique Didier et Cie.)
Buffon

La peinture vraie ou conjecturale des mœurs des animaux, la description des lieux qu’ils habitent, et ce contraste, ce mélange de la nature vivante et de la nature inanimée, offraient de vives couleurs. Pline les a quelquefois saisies dans leurs plus grandes diversités. Qu’il décrive le lion ou le rossignol, il est tour à tour énergique et brillant. Avec le même éclat, Buffon est plus égal, plus élevé, plus pur. Pline appartenait à cette école d’imagination plutôt que de goût, qui produisit dans Tacite un peintre incomparable, mais qui partout ailleurs est empreinte de déclamation et de subtilité. Homme de lettres bien plus que de science, Pline jette souvent sur des fables ou des idées fausses un style recherché. Buffon, éclairé des lumières de la science moderne, est sévère et précis dans ses descriptions même les plus ornées. Sa diction, plus irréprochable que celle de Rousseau, n’a pas les affectations qui se mêlent parfois au style si français de Montesquieu. Par un autre privilège bien rare, pendant quarante années on n’aperçoit pas de déclin ni de fatigue dans son talent ; et si Ton excepte quelques c rconlocutions mutiles, quelques phrases pompeuses, tout dans ses écrits semble également jeune et mûr, vigoureux et poli. Souvent, avec une préoccupation savante, qui n’est pas moins expressive que la naïveté du fabuliste, il transporte à la peinture morale des animaux plus d’un trait emprunté à la nôtre ; et il décrit leurs forêts, leurs déserts par la force de l’imagination, comme s’il les avait parcourus. Quoi qu’en ait dit un illustre écrivain737, la bonté du cœur n’est pas étrangère à ses écrits. S’il a oublié le chien de l’aveugle, et avec lui l’image chrétienne du malheur et de la charité, il n’est aucun bon sentiment qu’il ne cultive et ne rappelle, l’amour de la paix, du travail, de la vertu, de la gloire.

Heureux de ses études, de sa grande renommée, s’accommodant doucement des mœurs de son temps, il n’a ni cette misanthropie, ni cette verve amère de quelques philosophes ; mais il n’en est pas moins ami de l’humanité, sans déclamation ; et quoiqu’il fût seigneur un peu fastueux dans sa terre de Montbard, il exprime souvent des idées touchantes et praticables pour le soulagement du pauvre, et l’amélioration du sort des peuples. Par là, Buffon, malgré sa réserve, figure dans cette mission philosophique du dix-huitième siècle, mission qui eut ses erreurs de zèle, ses imprudents apôtres et ses faux prosélytes, mais qui n’en fut pas moins grande dans l’intention comme dans ses effets, et dont l’influence a transformé la société française, et s’est étendue même sur les gouvernements absolus, qui la contestent, ou l’accusent. Au milieu du mouvement intellectuel de son siècle, le pouvoir de Buffon fut dans son éloquence ; et cette éloquence, exempte de passions et de querelles, tenait en grande partie à l’élévation même de ses études et au calme de sa vie.

(Cours de littérature française. Tableau de la littérature au dix-huitième siècle, XXIIe leçon. — Librairie académique Didier et Cie).
L’éloquence religieuse au XVIIe siècle

Dans l’antiquité, le plus grand intérêt, la plus puissante affection, c’était la liberté ; dans le dix-septième siècle, ce fut la religion. C’était en touchant cette partie sensible et féconde du cœur humain, que l’éloquence pouvait élever une tribune à côté de celle de Démosthènes. L’éloquence religieuse, voilà l’immortelle couronne du siècle de Louis XIV. La langue était assez épurée pour n’avoir plus besoin que de hautes pensées. Les poètes, ces devanciers ordinaires des orateurs, étaient venus ; Malherbe avait enseigné l’harmonie, et Corneille élevait les âmes, en leur montrant le sublime, qui semblait disparu du monde depuis qu’il n’y avait plus de Romains. Pour créer des orateurs, il ne fallait qu’un grand intérêt social, une grande passion : ce grand intérêt fut Dieu, la révélation et l’éternité, et comme il n’y avait jamais eu de pareilles questions agitées dans la tribune antique, jamais on n’avait entendu si haute éloquence. Les philosophes de la Grèce énoncèrent, dans l’enceinte de leurs écoles, quelques grandes vérités morales ; et Platon avait eu de sublimes pressentiments sur les destinées humaines. Mais ces idées, mêlées d’erreurs et enveloppées de ténèbres, divulguées à voix basse depuis la mort de Socrate, ne s’adressaient pas à la foule du peuple ; et, dans ces gouvernements si favorables en apparence à la dignité de l’homme, on ne faisait rien pour lui apprendre ses devoirs et ses immortelles espérances. Le christianisme élevait une tribune, où les plus sublimes vérités étaient annoncées hautement pour tout le monde, où les plus pures leçons de la morale étaient rendues familières à la multitude ignorante ; tribune formidable, devant laquelle s’étaient humiliés les empereurs souillés du sang des peuples ; tribune pacifique et tutélaire, qui plus d’une fois donna refuge à ses mortels ennemis ; tribune où furent longtemps défendus des intérêts partout abandonnés, et qui, seule, plaide éternellement la cause du pauvre contre le riche, du faible contre l’oppresseur, et de l’homme contre lui-même.

Là, tout s’ennoblit et se divinise ; l’orateur, maître des esprits qu’il élève et qu’il consterne tour à tour, peut leur montrer quelque chose de plus grand que la gloire, et de plus effrayant que la mort ; il peut faire descendre du haut des cieux une éternelle espérance sur ces tombeaux, où Périclès n’apportait que des regrets et des larmes. Si, comme l’orateur romain738, il célèbre les guerriers de la légion de Mars, tombés au champ de bataille, il donne à leurs âmes cette immortalité que Cicéron n’osait promettre qu’à leur souvenir ; il charge Dieu lui-même d’acquitter la reconnaissance de la patrie. Veut-il se renfermer dans la prédication évangélique : cette science de la morale, cette expérience de l’homme, ces secrets des passions, étude éternelle des philosophes et des orateurs anciens, doivent être dans sa main. C’est lui, plus encore que l’orateur de l’antiquité, qui doit connaître tous les détours du cœur humain, toutes les vicissitudes des émotions, toutes les parties sensibles de l’âme, non pour exciter ces affections violentes, ces animosités populaires, ces grands incendies des passions, ces feux de vengeance et de haine où triomphait l’antique éloquence, mais pour apaiser, pour adoucir, pour purifier les âmes. Armé contre toutes les passions, sans avoir le droit d’en appeler aucune à son secours, il est obligé de créer une passion nouvelle, s’il est permis de profaner par ce nom le sentiment profond et sublime qui, seul, peut tout vaincre et tout remplacer dans les cœurs, l’enthousiasme religieux qui doit donner à son accent, à ses pensées, à ses paroles, plutôt l’inspiration d’un prophète que le mouvement d’un orateur.

À cette image de l’éloquence apostolique n’avez-vous pas reconnu Bossuet ?

(Discours et mélanges littéraires ; Discours prononcé à l’ouverture du cours d’éloquence française (décembre 1822). — Librairie académique Didier et Cie.)
Pindare et Bossuet

Un seul homme, même dans le xviie  siècle, nous semblerait offrir l’idée de Pindare à l’homme de goût qui, n’ayant pas le temps de le chercher dans sa langue, et ne le retrouvant pas dans nos versions modernes, voudrait à tout prix le concevoir et se le figurer par quelque frappante analogie. Ce type héréditaire de Pindare, ce gardien de l’enthousiasme lyrique au xviie  siècle, n’était pas un poète ; c’était un prêtre, un orateur sacré, Bossuet. La ressemblance, l’affinité ne tient pas ici à quelques imitations littérales ou à quelques rencontres accidentelles de langage : elle est plus générale et plus intime. Elle est dans le mouvement inné des deux âmes et dans certaines dispositions d’esprit qui leur sont communes, en dépit de la prodigieuse différence des temps et de tous les renouvellements du monde.

Elle frappe dans l’ensemble, dans les détails, malgré tout ce qui sépare le majestueux évêque français, fils de magistrat, magistrat lui-même, reçu dans la cour et le conseil d’État d’un grand roi, le théologien profond, l’orateur incomparable, dont la voix illustrait les grandes funérailles, et l’harmonieux Trouvère de la Grèce idolâtre, le fils d’un musicien de Béotie, habitant une petite maison de Thèbes, poëte et chanteur, et, à ce titre, hôte bien venu dans les cités de la Grèce, dans les palais des rois de Syracuse, d’Agrigente, d’Enna, de Cyrène, et souvent aussi dans les maisons et à la table de riches citoyens, dont il célébrait, pour des présents ou par amitié, les triomphes dans les jeux sacrés de la Grèce. Eh bien ! malgré toutes ces oppositions de fortune et de pensée, un trait dominant, le style, cette physionomie de l’âme, rapproche tellement ces deux hommes qu’une page de l’évêque de Meaux est le plus fidèle crayon du poëte olympique, et que la prose française de Bossuet, quand il est sublime, est ce qui ressemble le plus à la poésie grecque de Pindare.

Plus d’une cause explique cette conformité singulière ; mais la première est dans ce fonds religieux et lyrique qui formait l’imagination du grand orateur et qu’avait nourri son ardente étude des livres saints, sa fréquentation solitaire du Liban et du Carmel. Dès l’enfance il est enthousiaste des psaumes de David, dont saint Jérôme avait dit : « C’est notre Simonide, notre Pindare, notre Alcée ; c’est aussi Horace et Catulle. Il sonne sur la lyre le nom du Christ ; et, aux accents de son luth à dix cordes il fait lever de l’enfer les ressuscités. » Interprète passionné des autres chants de victoires ou de deuils semés dans les livres saints, Bossuet semble plus épris encore de cette concise et poétique philosophie des Hébreux, de ces courts axiomes, de ces symboles parlants qui remplissent les livres de Salomon et ceux du fils de Sirach.

Par toutes ces préférences, Bossuet, le plus grand lettré, comme le plus grand inspiré des siècles nouveaux de l’Église, et le moderne le plus antique, touchait intimement, sans le vouloir, à cette poésie lyrique et gnomique739, dont Pindare fut l’Homère. Malgré le grand creux qu’il trouvait, dit-il quelque part, dans l’antiquité profane, il était en intelligence, en harmonie de l’âme avec cette poésie morale venue de Pythagore et déclarée sainte par Platon, toute pleine d’éclatantes peintures et de graves pensées, et souvent si chaste et si haute que les premiers pères de l’Église l’accusaient d’avoir dérobé la parole de Dieu, comme Israël les vases d’Égypte, et que Clément d’Alexandrie740 en particulier prétendait noter dans Pindare bien des traits empruntés aux chants de David et à la sagesse de Salomon.

Une autre disposition encore rapprochait naturellement le langage de l’évêque moderne et celui du chantre thébain. C’était un instinct de la grandeur sous toutes ses formes, un goût pour les choses éclatantes, depuis les phénomènes de la nature jusqu’aux pompes de la puissance et de la richesse humaines ; c’était aussi ce ferme jugement, en contraste avec l’imagination éblouie, ce retour sévère et triste qui abat ce qu’elle avait d’abord admiré et se donne le spectacle de deux grandeurs également senties, celle du monument et celle de la ruine. La splendeur du soleil, la magnificence des rois, les merveilles des arts, les palais, les fêtes, la solennité des sacrifices, la guerre avec ses terribles images et sa sanglante parure, les casques d’airain, les aigrettes flottantes plaisent également aux deux poëtes et leur reviennent d’un attrait si vif que ce qui semblerait parfois image vulgaire brille toujours nouveau sous leurs paroles de feu.

Pindare avait de plus pour lui les cieux éclatants de l’Europe orientale et le voisinage de l’Asie, les tremblements de l’Etna, ses flammes réfléchies dans la nuit sur la mer de Sicile, les peuples barbares inondant la Grèce héroïque et repoussés par elle. Mais ces grands spectacles de terreur et de bruit, que nos régions tempérées n’offraient pas à l’évêque de Meaux, il les voyait en souvenir ; et la Bible lui ouvrait tout l’Orient : « Où sont ces marteaux d’armes tant vantés et ces arcs qu’on ne vit jamais tendus en vain ? Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits, que pour fuir devant le vainqueur. » Est-ce Pindare, est-ce Bossuet, qui parle ainsi ? Est-ce le pontife, dans l’éloge de la princesse Palatine et dans le récit des guerres sauvages de Pologne, ou le poëte, dans sa joie triomphante de Marathon et de la fuite des Perses aux arcs recourbés ? Ce n’est pas seulement le même cri de guerre, je même accent d’une âme belliqueuse ; le vêtement et comme l’armure a passé d’un monde à l’autre.

Et, dans un autre ordre de pensées tout contemplatif, tout spirituel, est-ce Bossuet, est-ce Pindare qui a dit : « Êtres éphémères, qui existe ? qui n’existe pas ? l’homme, rêve d’une ombre741 ! » Puis dans un retour aux mouvements impétueux de la vie, est-ce Pindare, est-ce Bossuet, qui, frappé du sillon d’éclair de l’aigle, que sa pensée a tant de fois suivi dans les cieux, dit d’un guerrier qu’il admire : « Comme une aigle qu’on voit toujours, soit qu’elle vole au milieu des airs, soit qu’elle se pose sur quelque rocher, porter de tous côtés ses regards perçants et tomber si sûrement sur sa proie, qu’on ne peut éviter ses ongles non plus que ses yeux ; aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé. » Un seul mot vient ici littéralement de Pindare, et avant lui, d’Homère : Χεῖρας ἀφύκτους. Mais l’image entière appartient à l’ordre de leur génie ; et c’est leur voix qu’on entend dans les paroles de Bossuet.

(Essai sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique dans ses rapports avec l’élévation morale et religieuse des peuples, chap. Ier. — Librairie académique Didier et Cie.)
Le général Foy742

Ayant à peine dépassé le milieu de la vie, quoique d’apparence moins jeune que son âge, non pas fatigué ou refroidi, mais cicatrisé par la guerre, le général Foy, avec son front large et chauve, où retombaient de loin quelques mèches de cheveux blanchis, son profil ouvert et martial, et surtout le feu incessamment mobile de ses regards, portait en lui une sorte de fascination, de séduction impérieuse, donnée bien rarement à l’homme de tribune, et sous laquelle j’avais vu souvent ailleurs743 s’incliner l’esprit de parti, et se courber en frémissant l’intolérance politique. Par moments, sur ce visage sévère et fier, et aux deux coins de cette bouche expressive, passait un sourire à glacer l’improvisateur le plus confiant ou le plus modestement résigné aux vicissitudes de la parole. Promptitude d’esprit et hauteur d’âme, merveilleuse facilité à tout saisir, impatience naturelle de toute lenteur et de toute faiblesse dans autrui, c’était, au premier abord, la disposition imminente et comme l’irrésistible instinct du général Foy.

Déjà cependant la fatigue de cinq ans de tribune, succédant à plus de vingt ans de guerre continue, était fort sensible en lui, et mêlait par moments une impression de souffrance à cette parole vibrante et forte, à cette intonation toujours émue et rapide, où semblaient retentir les battements trop précipités de son noble cœur.

Depuis son entrée dans la vie sédentaire, ou, comme il disait, dans la rude milice de la Tribune, nul n’avait appliqué à l’examen approfondi des questions et à l’art de les exposer un travail plus ardent et plus opiniâtre. Malgré les heureux accidents de sa parole soudaine, ses discours le plus librement, le plus hardiment jetés, étaient le fruit d’une laborieuse préparation. Il disait parfois avec modestie qu’il était obligé de suppléer ainsi à ce qui lui manquait d’art et de science acquise ; mais en réalité il ne faisait là que ce que veut la perfection même de l’art en si haute matière. Seulement, par la vivacité de sa nature, le travail solitaire, la préparation le consumait, comme la lutte même. Fortement étudié dans tous les documents matériels, médité longtemps, dicté avec ardeur, déclamé à quelques oreilles amies, et souvent à sa noble et spirituelle femme, chacun de ses discours était aussi un rude et passionné labeur qui se reprenait et s’achevait enfin à la Tribune, où le général ne récitait pas de mémoire, mais retrouvait d’instinct et d’enthousiasme tout l’ordre de ses pensées, ses mouvements, ses images, suppléant de verve à ce qui pouvait manquer encore, ou paraître trop faible dans le feu de l’action même.

(Souvenirs contemporains, t. Ier : La Sorbonne en 1825 ; Démosthène et le général Foy. — Librairie académique Didier et Cie.)

Guizot (1787-1874)

M. Guizot (François), né à Nîmes, mort à Paris, a laissé des traces profondes partout où il a écrit ou parlé : dans la rénovation des études historiques, qui est un des caractères de notre siècle, par la nouveauté, la sûreté ou la profondeur de ses vues ; dans le haut enseignement public sous la Restauration, par sa parole à la fois élevée, ferme et abondante ; à la tribune, par son éloquencs ample et forte, parfois incisive et hautaine ; dans le gouvernement des affaires de son pays, par la durée et la fin tragique de son plus long ministère (1840-1848) ; dans l’administration de l’instruction publique, par l’organisation de l’enseignement primaire (1833) ; dans les lettres, par les écrits qui ont marqué les divers rôles qu’il a remplis, et par beaucoup d’autres qui ont accompagné ceux-là pendant sa vie active ou qui les ont suivis pendant sa retraite ; enfin dans la doctrine religieuse, par plusieurs livres de Méditations sur l’essence ou l’état actuel de la religion chrétienne : M. Guizot était protestant.

Pour signaler ici particulièrement les plus considérables de ses travaux historiques, dans ses Essais sur l’histoire de France, il a éclairé la vie civile et politique de la société gallo-romaine et franque ; dans ses cours publics, il a déroulé l’histoire philosophique de la Civilisation en Europe, de la Civilisation en France, et l’histoire du Gouvernement représentatif ; dans l’Histoire de la Révolution d’Angleterre et dans la Vie de Washington, il a montré comment le pouvoir se compromet dans une monarchie et s’exerce dans une république.

Dix années de sa vie (1858-1868) ont été consacrées à écrire ses Mémoires : « Voulant, dit-il, parler de mon temps et de ma propre vie, j’aime mieux le faire du bord que du fond de ma tombe. Pour moi-même, j’y trouve plus de dignité, et pour les autres j’en apporterai, dans mes jugements et dans mes paroles, plus de scrupule. Si des plaintes s’élèvent, ce que je ne me flatte guère d’éviter, on ne dira, pas du moins que je n’ai pas voulu les entendre, et que je me suis soustrait au fardeau de mes œuvres. »

Du rôle des Barbares dans la civilisation europeenne744

Il y a un sentiment, un fait, qu’il faut avant tout bien comprendre pour se représenter avec vérité ce qu’était un Barbare : c’est le plaisir de l’indépendance individuelle, le plaisir de se jouer, avec sa force et sa liberté, au milieu des chances du monde et de la vie ; les joies de l’activité sans travail ; le goût d’une destinée aventureuse, pleine d’imprévu, d’inégalité, de péril. Tel était le sentiment dominant de l’état barbare, le besoin moral qui mettait ces masses d’hommes en mouvement. Aujourd’hui, dans cette société si régulière où nous sommes enfermés, il est difficile de se représenter ce sentiment avec tout l’empire qu’il exerçait sur les Barbares des ive et ve siècles. Il y a un seul ouvrage, à mon avis, où le caractère de la barbarie se trouve empreint avec toute son énergie ; c’est l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, de M. Thierry, le seul livre où les motifs, les penchants, les impulsions qui font agir les hommes dans un état voisin de la barbarie, soient sentis et reproduits avec une vérité vraiment homérique. Nulle part on ne voit si bien ce que c’est qu’un Barbare et la vie d’un Barbare. Sans doute ces tableaux sont un peu idéalisés. Il y avait dans ce besoin passionné d’indépendance personnelle un degré de brutalité, d’ivresse, d’apathie, qui n’est pas toujours fidèlement reproduit dans les récits de M. Thierry. Mais, malgré cet alliage de matérialisme, d’égoïsme stupide, le goût de l’indépendance personnelle est un sentiment noble, qui tire sa puissance de la nature morale de l’homme ; c’est le plaisir de se sentir homme, c’est le sentiment de la personnalité, de la spontanéité humaine dans son libre développement.

C’est par les Barbares Germains qu’il a été introduit dans la civilisation européenne ; il était inconnu au monde romain, inconnu à l’Église chrétienne, inconnu à presque toutes les civilisations anciennes. Quand vous trouvez dans les civilisations anciennes la liberté, c’est la liberté politique, la liberté du citoyen : ce n’est pas de sa liberté personnelle que l’homme est préoccupé, c’est de sa liberté comme citoyen ; il appartient à une association, il est dévoué à une association, il est prêt à se sacrifier à une association. Il en était de même dans l’Église chrétienne ; il y régnait un sentiment de grand attachement à la corporation chrétienne, de dévoûment à ses lois, un vif besoin d’étendre son empire ; ou bien le sentiment religieux amenait une réaction de l’homme sur lui-même, sur son âme, un travail intérieur pour dompter sa propre liberté et se soumettre à ce que voulait sa foi. Mais le sentiment de l’indépendance personnelle, le goût de la liberté se déployant à tout hasard, sans autre but presque que de se satisfaire, c’est par les Barbares qu’il a été importé et déposé dans le berceau de la civilisation moderne. Il y a joué un si grand rôle, il y a produit de si beaux résultats, qu’il est impossible de ne pas le mettre en lumière comme un de ses éléments fondamentaux.

(Histoire générale de la Civilisation en Europe, IIe leçon. — Librairie académique Didier et Cie.)
Les lettres et le despotisme

Le Journal des Débats 745, cette association de judicieux restaurateurs des idées et des goûts littéraires du dix-septième siècle ; M. de Chateaubriand, ce brillant et sympathique interprète des perplexités intellectuelles et morales du dix-neuvième ; Mme de Staël, ce noble écho des généreux sentiments et des belles espérances du dix-huitième, ce sont là les trois influences, les trois puissances qui, sous l’Empire, ont vraiment agi sur notre littérature et marqué leur trace dans son histoire. Par une confiscation sans exemple, le Journal des Débats fut enlevé à ses propriétaires ; M. de Chateaubriand ne put être reçu dans746 l’Académie française ; Mme de Staël passa dix ans dans l’exil.

Le pouvoir absolu n’est pas l’ennemi nécessaire des lettres et ne les a pas nécessairement pour ennemies. Témoins Louis XIV et son siècle. Mais pour que les lettres brillent sous un tel régime et l’embellissent de leur éclat, il faut que le pouvoir absolu soit accueilli par les croyances morales du public, et non pas seulement accepté eomme un expédient de circonstance, au nom de la nécessité. Il faut aussi que le possesseur du pouvoir absolu sache respecter la dignité des grands esprits qui cultivent les lettres, et leur laisse assez de liberté pour qu’ils déploient avec confiance leurs ailes. La France et Bossuet croyaient sincèrement au droit souverain de Louis XIV ; Molière et La Fontaine frondaient librement ses courtisans aussi bien que ses sujets ; Racine, par la bouche de Joad, adressait au petit roi Joas des préceptes dont le grand roi n’était point choqué ; et lorsque Louis XIV, dans sa colère contre les Jansénistes, disait à Boileau : « Je fais chercher partout M. Arnauld », Boileau lui répondait : « Votre Majesté a toujours été heureuse ; elle ne le trouvera pas », et le roi souriait au spirituel courage du poète, au lieu de s’en offenser. À de telles conditions, le pouvoir absolu et les plus grands, les plus fiers esprits adonnés aux lettres peuvent bien vivre ensemble. Mais l’Empire n’offrait rien de semblable : l’Empereur Napoléon, qui avait sauvé la France de l’anarchie et qui la couvrait de gloire en Europe, n’était pourtant, dans la pensée des hommes clairvoyants, que le souverain maître d’un régime temporaire, peu en harmonie avec les tendances réelles et longues de la société, et commandé par la nécessité plutôt qu’établi dans la foi publique. Des esprits éminents et de nobles caractères le servaient, et ils avaient raison de le servir, car son gouvernement était nécessaire et grand ; mais en dehors du gouvernement, dans les régions de la pensée, il n’y avait, pour les grands esprits et les caractères fiers, point d’indépendance ni de dignité. Napoléon ne savait pas leur laisser leur part dans l’espace, et il les redoutait sans les respecter. Peut-être y avait-il là un vice de sa situation autant qu’un tort de son génie. Quoi qu’il en soit, nulle part, à aucun degré, sous aucune forme, l’Empire n’admettait l’opposition. En France et dans notre siècle, c’est là, tôt ou tard, pour les gouvernements les plus forts, un piège trompeur et un immense péril. Dieu l’a bien fait voir. Après quinze ans de pouvoir absolu glorieux, Napoléon tombait ; les propriétaires du Journal des Débats reprenaient possession de leur bien ; M. de Chateaubriand célébrait le retour des Bourbons ; Mme de Staël voyait les grands désirs de 1789 assurés par la charte de Louis XVIII. Et maintenant, après trente-quatre ans de ce régime auquel avaient tant aspiré nos pères… Dieu a des leçons sévères qu’il faut accepter sans désespérer de la bonne cause. Quand on a assisté à ces prodigieux retours des choses humaines, on est également guéri de la présomption et du découragement.

Juin 1852.

(Corneille et son temps, 1813. Préface nouvelle. — Librairie académique Didier et Cie.)
Le comte de Clarendon747

Nul homme, si ce n’est Cromwell, n’a tenu, de son temps, plus de place dans l’histoire d’Angleterre ; nul n’a pris tant de soin pour transmettre à la postérité sa propre histoire dans celle de son temps. La postérité lui en a tenu compte ; c’est toujours sous le nom de grand comte de Clarendon qu’Edouard Hyde est désigné dans son pays, et peut-être est-ce à ses écrits encore plus qu’à sa carrière politique qu’il doit cette haute renommée. Son influence n’a déterminé aucun de ces événements qui décident du sort des nations, et beaucoup d’hommes ont été, comme lui, habiles et puissants sous un maître ; mais il est peu d’hommes qui, après un long exercice du pouvoir, aient conservé des convictions assez profondes et assez d’estime des hommes pour sentir vivement le besoin de s’en faire connaître, et d’avoir raison, même après leur mort. Les longues grandeurs amènent l’indifférence ; peu de vieux ministres se soucient encore du public et de la vérité. Clarendon, proscrit, infirme, presque pauvre, sans espoir de revoir sa patrie, tenait fortement à ce qu’il avait fait ou pensé, et à ce que penserait de lui l’avenir. Il raconta sa vie, non seulement parce qu’elle avait été grande et pour se complaire dans les souvernirs de son éclat, mais pour prouver qu’il avait bien jugé, bien agi, pour défendre et légitimer, non seulement ses actions, mais ses idées. Rare persévérance où se révèlent plus de sincérité, un esprit plus énergique et un sentiment plus moral que n’en conservent d’ordinaire les vieillards brisés par la disgrâce et blasés par la possession du pouvoir. C’est que Clarendon avait en effet ce qui manque souvent ou ce qui se perd vite dans les situations élevées et actives, des opinions arrêtées et la foi du devoir. Il se trompa beaucoup, et commit ou permit beaucoup d’iniquités, mais le vrai et l’honnête n’étaient point à ses yeux des chimères. Au milieu d’une révolution et au sein d’une cour, il obéit plus d’une fois à ces convictions désintéressées et fermes qui déterminent la pensée du philosophe et la conduite de l’homme de bien…

Élevé, par la Restauration, au faîte du pouvoir, Clarendon y monta, en 1660, avec la haine de tout ce qui s’était passé depuis vingt ans et le dessein de remettre toutes choses, l’État et l’Église, à peu près au point où la révolution les avait trouvées ; mais son honnêteté et son bon sens ne lui permirent pas de conformer exclusivement sa pratique à sa théorie. Chaque jour il se heurtait contre un pays nouveau ; chaque jour la nécessité de ménager les hommes lui imposait de transiger avec les choses ; et le premier ministre de Charles II, rentré avec son maître après quinze ans d’absence, fut bientôt le protecteur des intérêts révolutionnaires, l’adversaire le plus détesté de la cour et des cavaliers748.

Cette situation, qui fit le tourment et la chute de Clarendon, a fait depuis sa gloire. Il la soutint avec habileté et courage. Il fut, contre son propre parti, éclairé, ferme, vertueux même. Censeur sévère des mœurs corrompues de Charles II, franchement protestant, malgré sa haine contre les Presbytériens, dans une cour impie ou secrètement catholique, grave et probe au milieu de courtisans avides et frivoles, attaché aux anciennes lois du pays, tout en détestant le nouvel esprit de liberté, modéré par raison, quoique son humeur fui âpre et peut-être même vindicative, il s’opposa constamment à ce débordement de désordres, à cette tyrannie insouciante et capricieuse, où le gouvernement de l’Angleterre à cette époque était sans cesse poussé par les vices du roi et les passions des cavaliers. Émigré, le grand chancelier ne dompta point le mauvais génie de la Restauration et n’en conçut pas même la pensée ; vieil Anglais, il dirigea, contre la mauvaise nature de son parti, tout ce qu’il avait de pouvoir, d’habileté et de vertu.

Au bout de sept ans sa vertu devint trop importune, son habileté ne fut plus de saison, ses mérites et ses torts se tournèrent également contre lui ; le pouvoir lui échappa. Tout le monde conspirait sa chute ; le parti national ne le soutint point, le roi fut charmé de s’en débarrasser. Lorsque Clarendon eut à grand’peine obtenu en France un asile contre l’ingratitude de son maître et la haine de ses ennemis, vivant tristement, mais en paix, à Montpellier, à Moulins, à Rouen, il ne s’inquiéta plus que de faire bien connaître, à d’autres générations, et son temps et lui-même. L’histoire de la grande Rébellion et les Mémoires sur sa vie privée et son ministère occupèrent les sept dernières années de sa vie…

Plus d’une fois, dans le cours de son exil, Clarendon sollicita la permission, toujours refusée, de rentrer et de vivre obscurément en Angleterre. Aux approches de la mort, le désir de revoir sa patrie devint une douloureuse passion dans le cœur de ce vieillard qui l’avait sincèrement aimée et laborieusement servie. Il vint s’établir à Rouen pour être plus près du sol de l’Angleterre ; et, de là, par une dernière tentative, il écrivit à Charles II : « Sept ans étaient jadis le terme assigné par Dieu même à ses jugements les plus rigoureux ; depuis plus de sept ans déjà, j’ai supporté avec une entière humilité le poids si lourd du déplaisir du roi ; pourra-t-on me blâmer d’employer le dernier souffle de vie qui me reste à supplier V. M. d’alléger enfin ce fardeau, insupportable pour moi… ? Puisqu’il n’est au pouvoir de personne d’écarter longtemps la mort de ma tête, ce n’est pas trop de présomption à moi, il me semble, que de désigner la place où je voudrais mourir, et me trouvera-t-on déraisonnable de souhaiter que ce soit dans mon pays et au milieu de mes enfants ? »

L’ingrate insensibilité de Charles II résista sèchement à ces paroles d’un homme qui lui avait dévoué sa vie. Clarendon mourut à Rouen, le 7 décembre 1674 ; et maintenant son plus bel honneur est d’avoir souvent résisté à ce méprisable roi que, dans ses derniers jours, il essaya si vainement de toucher749.

(Portraits politiques ; Le Comte de Clarendon. — Librairie académique Didier et Cie.)
Réponse au discours de réception académique du P. Lacordaire750

Que serait-il arrivé, Monsieur, si nous nous étions rencontrés, vous et moi, il y a six cents ans, et si nous avions été, l’un et l’autre, appelés à influer sur nos mutuelles destinées ? Je n’ai nul goût à réveiller des souvenirs de discorde et de violence ; mais je ne répondrais pas aux sentiments du généreux public qui nous écoute, et du grand public extérieur qui s’est vivement préoccupé de votre élection, si je n’étais pas, comme lui, ému et fier du beau constraste entre ce qui se passe aujourd’hui dans cette enceinte et ce qui se fût passé jadis en semblables circonstances. Il y a six cents ans, Monsieur, si mes pareils de ce temps vous avaient rencontré, ils vous auraient assailli avec colère comme un odieux persécuteur ; et les vôtres, ardents à enflammer les vainqueurs contre les hérétiques, se seraient écriés : « Frappez, frappez toujours ; Dieu saura bien reconnaître les siens751. »

Vous avez eu à cœur, Monsieur, et je n’ai garde de vous le contester, vous avez eu à cœur de laver de telles barbaries la mémoire de l’illustre fondateur de l’ordre religieux auquel vous appartenez752 ; ce n’est pas à lui, en effet, c’est à son siècle, et à tous les partis pendant bien des siècles, qu’il faut les reprocher. Je n’ai pas coutume, j’ose le dire, de parler de mon temps et à mes contemporains avec une admiration complaisante ; plus je désire ardemment leur bonheur et leur gloire, plus je me sens porté à leur signaler à eux-mêmes ce qui leur manque encore pour suffire à leurs grandes destinées. Mais je ne puis me refuser à la joie, et, le dirai-je ? à l’orgueil du spectacle que l’Académie offre en ce moment à tous les yeux. Nous sommes ici, vous et moi, Monsieur, les preuves vivantes et les heureux témoins du sublime progrès qui s’est accompli parmi nous dans l’intelligence et le respect de la justice, de la conscience, du droit, des lois divines, si longtemps méconnues, qui règlent les devoirs mutuels des hommes quand il s’agit de Dieu et de la foi en Dieu. Personne aujourd’hui ne frappe plus et n’est plus frappé au nom de Dieu ; personne ne prétend plus à usurper les droits et à devancer les arrêts du souverain juge. C’est maintenant l’Académie seule qui est appelée à reconnaître les siens.

(Discours académiques. — Librairie académique Didier et Cie.)

V. Cousin (1792-1867)

Victor Cousin commença à vingt-trois ans, en Sorbonne, une carrière d’enseignement public qui fit sa gloire et le porta, après 1830, au ministère et à la pairie. Au sein de la retraite où il se renferma en 1852, il passa des travaux philosophiques à des études littéraires circonscrites dans une période et dans les salons du xixe  siècle (La Jeunesse de madame de Longueville, Madame de Longueville pendant la Fronde, Madame de Sablé, etc.).

Nous n’avons pas à apprécier dans la première partie de la carrière de M. Cousin le fondateur de l’éclectisme spiritualiste et le théoricien de l’histoire de la philosophie, dans la seconde l’historien curieux et passionné des héroïnes de l’hôtel de Rambouillet. On a pu faire sur l’un de ces deux points de sérieuses réserves, sur l’autre des critiques un peu railleuses. Mais il reste que l’art de revêtir de clarté et d’éloquence l’expression des idées abstraites et de donner une belle et noble ordonnance à l’exposition des systèmes philosophiques, et le don d’élever les esprits aux vues hautes et larges dans le triple domaine du Vrai, du Beau et du Bien (c’est le titre de l’ouvrage qui résume sa doctrine) et de les charmer par la pureté, le nombre et l’éclat du style, ont fait de M. Cousin un écrivain éminent, que peut toujours goûter le lecteur qui n’a pu entendre sa brillante parole et sa conversation étincelante.

Esquisse d’un portrait de Platon

Platon est un élève direct de Socrate ; il est tout pénétré de son esprit et de sa méthode ; il s’est fait son historien, son interprète, et par une piété touchante il s’efface lui-même, il rapporte tous ses travaux, toutes ses découvertes à son maître chéri et vénéré : il a l’air de n’être que son secrétaire. Mais jamais homme peut-être n’a été plus original, en prenant toutes les précautions pour ne pas le paraître. Il unissait les qualités les plus dissemblables : il avait le génie de la métaphysique et le génie de la morale, l’étendue et la hauteur des conceptions avec le sentiment exquis de la vertu, la finesse à la fois et l’élévation, un talent de polémique que nul n’a surpassé, avec une aménité charmante, de profondes convictions sur les points essentiels avec un parfait bon sens, souvent même avec le doute ingénieux de Socrate se trahissant par un sourire. Ajoutez que c’est en même temps un artiste consommé, que ses grands et authentiques dialogues sont des œuvres profondément travaillées et de tout point accomplies, où l’esprit sarcastique d’Aristophane se mêle à la beauté pure et noblement animée de Sophocle. Le style de Platon est toujours d’une simplicité extrême, mais dans cette simplicité domine le sublime tempéré par la grâce.

(Histoire générale de la philosophie, IIIe leçon — Librairie académique Didier et Cie.)
Platon et Bossuet

Platon et Bossuet, à nos yeux, voilà les deux plus grands maîtres du langage humain qui aient paru parmi les hommes, avec des différences manifestes, comme aussi avec plus à un trait de ressemblance ; tous deux parlent d’ordinaire comme le peuple, avec la dernière naïveté, et par moments montent sans effort à une poésie aussi magnifique que celle d’Homère, ingénieux et polis jusqu’à la plus charmante délicatesse, et par instinct majestueux et sublimes. Platon, sans doute, a des grâces incomparables, la sérénité suprême, et comme le demi-sourire de la sagesse divine. Bossuet a pour lui le pathétique où il n’a de rival que le grand Corneille. Quand on possède de pareils écrivains, n’est ce point une religion de leur rendre l’honneur qui leur est dû, celui d’une étude régulière et approfondie ?

(Études sur Pascal, avant-propos. — Librairie académique Didier et Cie.)
Esquisse d’un portrait de Descartes

De la Méthode, tel est le titre si simple aujourd’hui, mais prodigieux alors, sous lequel Descartes présenta au monde ses pensées.

C’était un gentilhomme breton, ayant au plus haut degré nos défauts et nos qualités : net, ferme, résolu, assez téméraire, pensant dans son cabinet avec la même intrépidité qu’il se battait sous les murs de Prague et de la Rochelle. Il avait fait la guerre en amateur, il philosophait de même. Il était assez riche et fort bien né, fils d’un conseiller au parlement de Bretagne et lui-même seigneur du Perron. Avec sa fortune, ses talents et son audace naturelle, protégé par Richelieu et par le cardinal de Bérulle, il aurait très-bien pu faire son chemin en France. Il aima mieux courir le monde, errer en Allemagne et en Italie, causer avec des savants, puis s’ensevelir dans un village de la Hollande, et aller laisser ses os dans le Nord753, philosophant pour philosopher, réfléchissant pour réfléchir, uniquement préoccupé du besoin de s’entendre avec lui-même, de se rendre compte de ses connaissances, et de voir clair en toutes choses.

(Introduction à l’histoire de la philosophie, IIe leçon. — Librairie académique Didier et Cie.)
Justice et charité

De toutes parts on se demande où va l’humanité. Tâchons plutôt de reconnaître le but sacré qu’elle doit poursuivre. Ce qui sera peut nous être obscur ; grâce à Dieu, ce que nous devons faire ne l’est point. Il est des principes qui subsistent et suffisent à nous guider parmi toutes les épreuves de la vie et dans la perpétuelle mobilité des affaires humaines. Ces principes sont à la fois très-simples et d’une immense portée. Le plus pauvre d’esprit, s’il a en lui un cœur d’homme, peut les comprendre et les pratiquer, et ils contiennent toutes les obligations que peuvent rencontrer, dans leur développement le plus élevé, les individus et les États. C’est d’abord la justice, le respect inviolable que la liberté d’un homme doit avoir pour celle d’un autre homme ; c’est ensuite la charité, dont les inspirations vivifient les rigides enseignements de la justice, sans les altérer. La justice est le frein de l’humanité, la charité en est l’aiguillon. Otez l’une ou l’autre, l’homme s’arrête ou se précipite. Conduit par la charité, appuyé sur la justice, il marche à sa destinée d’un pas réglé et soutenu Voilà l’idéal qu’il s’agit de réaliser, dans les lois, dans les mœurs, et avant tout dans la pensée et dans la philosophie. L’antiquité, sans méconnaître la charité, recommandait surtout la justice, si nécessaire aux démocraties. La gloire du christianisme est d’avoir proclamé et répandu la charité, cette lumière du moyen âge, cette consolation de la servitude, et qui apprend à en sortir. Il appartient aux temps nouveaux de recueillir le double legs de l’antiquité et du moyen âge, et d’accroître ainsi le trésor de l’humanité. Fille de la Révolution française, la philosophie du dix-neuvième siècle se doit à elle-même d’exprimer enfin dans leurs caractères distinctifs, et de rappeler à leur harmonie nécessaire ces deux grands côtés de l’âme, ces deux principes différents, également vrais, également sacrés, de la morale éternelle.

(Philosophie sensualiste au xviiie  siècle, premier appendice. — Librairie académique Didier et Cie.)
Le spiritualisme754

Notre vraie doctrine, notre vrai drapeau est le spiritualisme, cette philosophie aussi solide que généreuse, qui commence avec Socrate et Platon, que l’Évangile a répandue dans le monde, que Descartes a mise sous les formes sévères du génie moderne, qui a été au xviie  siècle une des gloires et des forces de la patrie, qui a péri avec la grandeur nationale au xviiie , et qu’au commencement de celui-ci M. Royer-Collard755 est venu réhabiliter dans l’enseignement public, pendant que M. de Chateaubriand, Mme de Staël, M. Quatremère de Quincy756 la transportaient dans la littérature et les arts.

On lui donne à bon droit le nom de spiritualisme, parce que son caractère est de subordonner les sens à l’esprit, et de tendre, par tous les moyens que la raison avoue, à élever et à agrandir l’homme. Elle enseigne la spiritualité de l’âme, la liberté et la responsabilité des actions humaines, l’obligation morale, la vertu désintéressée, la dignité de la justice, la beauté de la charité ; et, par-delà les limites de ce monde, elle montre un Dieu auteur et type de l’humanité, qui, après l’avoir faite évidemment pour une fin excellente, ne l’abandonnera pas dans le développement mystérieux de sa destinée. Cette philosophie est l’alliée naturelle de toutes les bonnes causes. Elle soutient le sentiment religieux ; elle seconde l’art véritable, la poésie digne de ce nom, la grande littérature ; elle est l’appui du droit : elle repousse également la démagogie et la tyrannie ; elle apprend à tous les hommes à se respecter et à s’aimer.

Concourir selon nos forces à relever, à défendre, à propager cette noble philosophie, tel est l’objet que de bonne heure nous nous sommes proposé, et qui nous a soutenu dans le cours d’une carrière déjà longue, où les difficultés ne nous ont pas manqué. Grâce à Dieu, le temps a plutôt augmenté qu’affaibli nos convictions, et nous finissons comme nous avons commencé : cette nouvelle édition d’un de nos premiers ouvrages est un nouvel effort en faveur de la sainte cause pour laquelle nous combattons depuis près de quarante années.

Puisse notre voix être entendue des générations présentes comme autrefois elle le fut de la sérieuse jeunesse de la Restauration ! Oui, c’est à vous que nous adressons particulièrement cet écrit, jeunes gens qui ne nous connaissez plus, mais que nous portons dans notre cœur, parce que vous êtes la semence et l’espoir de l’avenir. Nous vous montrons ici le principe de vos maux et leur remède. Si vous aimez la liberté et la patrie, fuyez ce qui les a perdues. Loin de vous cette triste philosophie qui vous prêche le matérialisme et l’athéisme, comme des doctrines nouvelles destinées à régénérer le monde : elles tuent, il est vrai, mais elles ne régénèrent point. N’écoutez pas ces esprits superficiels qui se donnent comme de profonds penseurs, parce qu’après Voltaire ils ont découvert des difficultés dans le christianisme : vous mesurerez vos progrès en philosophie par ceux de la tendre vénération que vous ressentirez pour la religion de l’Évangile.

Ne fléchissez pas le genou devant la fortune, mais accoutumez-vous à vous incliner devant la loi. Entretenez en vous le noble sentiment du respect. Sachez admirer : ayez le culte des grands hommes et des grandes choses. Repoussez cette littérature énervante, tour à tour grossière et raffinée, qui se complaît dans la peinture des misères de la nature humaine, qui caresse toutes nos faiblesses, qui fait la cour aux sens et à l’imagination, au lieu de parler à l’âme et d’élever la pensée. Défendez-vous de la maladie de votre siècle, ce goût fatal de la vie commode, incompatible avec toute ambition généreuse. Quelque carrière que vous embrassiez757, proposez-vous un but élevé, et mettez à son service une constance inébranlable. Sursum corda, tenez en haut votre cœur, voilà toute la philosophie, celle que nous avons retenue de toutes nos études, que nous avons enseignée à vos devanciers, et que nous vous laissons comme notre dernier mot, notre suprême leçon.

15 juin 1853.

(Du Vrai, du Beau et du Bien, avant-propos. — Librairie académique Didier et Cie.)
Comment La Rochefoucauld est devenu écrivain

Je ne m’en défends pas, je n’aime pas La Rochefoucauld : je veux dire l’homme et le philosophe ; mais je mets très-haut l’écrivain. Sans doute La Rochefoucauld pâlit devant Pascal ; mais Pascal, c’est un grand esprit inspiré par un grand cœur et servi par un art consommé. Il a tour à tour la hauteur et le pathétique de Corneille, la plaisanterie profonde de Molière758, la magnificence et la sublimité de Bossuet : il occupe avec eux les sommets de l’art. Au-dessous de Pascal et de ces maîtres incomparables, La Rochefoucauld a encore une belle place ; son vrai rival, celui avec lequel il a des rapports de tout genre, c’est le cardinal de Retz. Peut-être la nature avait-elle plus fait pour Retz : elle lui avait donné autant d’esprit, plus d’imagination, de force, d’étendue. Retz a des moments admirables ; il démêle et expose avec une netteté supérieure les affaires les plus difficiles ; sa narration est pleine d’agrément ; il excelle dans les portraits, il y déploie les plus grandes qualités, et particulièrement une étonnante impartialité à l’égard même de ceux qui l’ont le plus combattu, Condé ou Molé, Mazarin seul excepté ; il est unique pour la profonde intelligence des partis et la peinture vivante de l’intérieur du Parlement ; il a de la finesse, de la vigueur, de l’éclat, et par-dessus tout cela, une parfaite simplicité, une, aisance du plus haut ton. Une seule chose lui a manqué : le soin et l’étude. L’art n’a point achevé son génie : il est négligé, et il se perd souvent dans des détails infinis. C’est que Retz voulait seulement amuser Mme de Caumartin759 et se divertir lui-même dans sa retraite de Commercy, et que, s’il regardait aussi le public et la postérité, c’était d’un regard détourné et lointain, tandis que La Rochefoucauld, après avoir commencé à écrire par occasion, par complaisance même, pour faire sa cour à Mademoiselle760 et à Mme de Sablé, peu à peu, enhardi par ses succès de société, s’en proposa de plus grands, et songea à paraître devant le public. Là est le trait particulier de La Rochefoucauld, qui le distingue entièrement de Retz, de ces grands seigneurs et de ces grandes dames dont Mme de Sévigné et Saint-Simon sont les représentants les plus illustres, qui avaient tant d’esprit et qui écrivaient si bien sans en faire profession et sans penser à se faire imprimer, au moins de leur vivant. Grâce à sa liaison avec Segrais et avec Mme de La Fayette761, qui elle-même était auteur, La Rochefoucauld a su qu’il y a un art d’écrire, et il s’est exercé dans cet art. À peu près vers 1660, il est devenu un homme de lettres, bien entendu en mettant tout son soin à ne le pas paraître.

Il avait infiniment d’esprit et d’agrément dans l’esprit, et il y joignait la délicatesse et le goût. Dans le monde où il vivait, entre Condé et sa sœur, entre Retz et la Palatine762, chez Mademoiselle et même chez Mme de Sablé, le ton du grand seigneur devait dominer. On lui savait gré de la malice, de la vivacité, de la grâce de ses pensées et de son style, pourvu que l’air aisé et une certaine négligence de grand goût y fussent toujours, sans quoi on eût trouvé qu’il dérogeait. Aussi M. le duc de La Rochefoucauld se donne-t-il l’air de produire tout ce qu’il fait sans nul effort et sans mettre enseigne, comme dit Pascal, en honnête homme et nullement en homme du métier, et pourtant il en est. Il porte le soin du bon style jusqu’au raffinement, et ce travail secret et qui ne se sent pas l’a conduit à une perfection que son rival a trop souvent manquée.

(Madame de Sablé, chap. III. — Librairie académique Didier et Cie)

Lacépède (1756-1825)

Notice

Lacépède était d’une riche famille d’Agen. Disciple de Buffon, il continua, sur son invitation même, la partie de son Histoire naturelle qui traite des animaux, et publia, en 1788, quelques mois avant la mort de celui qui lui avait ouvert la carrière, l’Histoire des Reptiles, suivie plus tard de celle des Poissons, le plus important de ses ouvrages, et des Cétacés. Sur son talent brillent quelques reflets du génie de son maître. Lacépède fut député à l’Assemblée législative sous Louis XVI ; membre et président du Sénat sous le Consulat et l’Empire, grand-chancelier de la Légion d’honneur et comte ; pair sous la Restauration. Cuvier a fait un éloge éloquent du savant, de l’écrivain et de l’homme de bien.

Le lézard gris

Le lézard gris paraît être le plus doux, le plus innocent, et l’un des plus utiles des lézards. Ce joli petit animal, si commun dans le pays où nous écrivons, et avec lequel tant de personnes ont joué dans leur enfance, n’a pas reçu de la nature un vêtement aussi éclatant que plusieurs autres quadrupèdes ovipares ; mais elle lui a donné une parure élégante : sa petite taille est svelte, son mouvement agile, sa course si prompte, qu’il échappe à l’œil aussi rapidement que l’oiseau qui vole. Il aime à recevoir la chaleur du soleil ; ayant besoin d’une température douce, il cherche les abris ; et lorsque, dans un beau jour de printemps, une lumière pure éclaire vivement un gazon en pente, ou une muraille qui augmente la chaleur en la réfléchissant, on le voit s’étendre sur ce mur, ou sur l’herbe nouvelle, avec une espèce de volupté. Il se pénètre avec délices de cette chaleur bienfaisante, il marque son plaisir par de molles ondulations de sa queue déliée ; il fait briller ses yeux vifs et animés ; il se précipite comme un trait pour saisir une petite proie, ou pour trouver un abri plus commode. Bien loin de s’enfuir à l’approche de l’homme, il paraît le regarder avec complaisance ; mais au moindre bruit qui l’effraye, à la chute seule d’une feuille, il se roule, tombe, et demeure pendant quelque temps comme étourdi par sa chute ; ou bien il s’élance, disparaît, se trouble, revient, se cache de nouveau, reparaît encore, et décrit en un instant plusieurs circuits tortueux que l’œil a de la peine à suivre, se replie plusieurs fois sur lui-même, et se retire enfin dans quelque asile, jusqu’à ce que sa crainte soit dissipée763.

(Histoire naturelle des Reptiles.)
La dorade

Plusieurs poissons présentent un vêtement plus magnifique que la dorade, aucun n’a reçu de parure plus élégante. Elle ne réfléchit pas l’éclat éblouissant de l’or et de la pourpre ; mais elle brille de la douce clarté de l’argent et de l’azur. Le bleu céleste de son dos se fond avec d’autant plus de grâce dans les reflets argentins qui se jouent sur presque toute sa surface, que ces deux belles nuances sont relevées par le noir de la nageoire du dos, par celui de la nageoire de la queue, par les teintes foncées ou grises des autres nageoires, et par des raies longitudinales brunes qui s’étendent comme autant d’ornements de bon goût sur le corps argenté du poisson. Un croissant d’or forme une sorte de sourcil marqué au-dessus de chaque œil ; une tache d’un noir luisant contraste, sur la queue et sur l’opercule764, avec l’argent des écailles ; et une troisième tache d’un beau rouge, se montrant de chaque côté au-dessus de la pectorale, et mêlant le ton et la vivacité du rubis à l’heureux mélange du bleu et du blanc éclatant, termine la réunion des couleurs les plus simples, et en même temps les mieux ménagées et les plus riches765.

(Histoire naturelle des Poissons.)

Cuvier (1769-1832)

Notice

Georges Cuvier, de Montbéliard, a été un créateur dans l’ordre des sciences naturelles, dans l’anatomie comparée et les classifications zoologiques. Comme Buffon, il a eu une idée du génie, dont il a, comme Buffon, résumé l’exposition dans une œuvre capitale, courte et pleine : le Discours sur les révolutions du globe (1821), fruit et substance de longs et nombreux travaux, sont ses Époques de la nature. Il semble que, chez Cuvier comme chez Buffon, cet ample et ferme langage, ce développement large et régulier de la pensée, où les expressions techniques de la science s’enchâssent sans disparate dans la contexture générale du style, reproduisent quelque chose de la majesté de la nature.

Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences depuis 1803, Cuvier, dans ses nombreux éloges, continua avec l’autorité du savant et le talent de l’écrivain un genre illustré par le xviiie  siècle. Il porta la même supériorité dans les nombreuses fonctions administratives qui dérobèrent à ses travaux de naturaliste une partie de son temps.

Des révolutions de la surface du globe

Si l’on met de l’intérêt à suivre dans l’enfance de notre espèce les traces presque effacées de tant de nations éteintes, comment n’en mettrait-on pas aussi à rechercher dans les ténèbres de l’enfance de la terre les traces de révolutions antérieures à l’existence de toutes les nations ? Nous admirons la force par laquelle l’esprit humain a mesuré les mouvements de globes que la nature semblait avoir soustraits pour jamais à notre vue ; le génie et la science ont franchi les limites de l’espace ; quelques observations développées par le raisonnement ont dévoilé le mécanisme du monde ; n’y aurait-il pas aussi quelque gloire pour l’homme à savoir franchir les limites du temps, et à retrouver, au moyen de quelques observations, l’histoire de ce monde et une succession d’événements qui ont précédé la naissance du genre humain ? Sans doute les astronomes ont marché plus vite que les naturalistes, et l’époque où se trouve aujourd’hui la théorie de la terre ressemble un peu à celle où quelques philosophes croyaient le ciel de pierres de taille et la lune grande comme le Péloponèse ; mais après les Anaxagoras il est venu des Copernic et des Kepler766, qui ont frayé la route à Newton ; et pourquoi l’histoire naturelle n’aurait-elle pas aussi un jour son Newton ?…

Lorsque le voyageur parcourt ces plaines fécondes où des eaux tranquilles entretiennent par leur concours régulier une végétation abondante, et dont le sol, foulé par un peuple nombreux, orné de villages florissants, de riches cités, de monuments superbes, n’est jamais troublé que par les ravages de la guerre ou par l’oppression de l’homme en pouvoir, il n’est pas tenté de croire que la nature ait eu aussi ses guerres intestines, et que la surface du globe ait été bouleversée par des révolutions et des catastrophes ; mais ses idées changent dès qu’il cherche à creuser ce sol aujourd’hui si paisible, ou qu’il s’élève aux collines qui bordent la plaine ; elles se développent pour ainsi dire avec sa vue, elles commencent à embrasser l’étendue et la grandeur de ces événements antiques dès qu’il gravit les chaînes plus élevées dont ces collines couvrent le pied, ou qu’en suivant les lits des torrents qui descendent de ces chaînes, il pénètre dans leur intérieur.

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Ces irruptions, ces retraites précipitées des eaux n’ont point toutes été lentes, ne se sont point toutes faites par degrés ; au contraire, la plupart des catastrophes qui les ont amenées ont été subites ; et cela est surtout facile à prouver par la dernière de ces catastrophes, pour celles qui par un double mouvement ont inondé et ensuite remis à sec nos continents actuels, ou du moins une grande partie du sol qui les forme aujourd’hui. Elle a laissé encore dans les pays du Nord les cadavres de grands quadrupèdes que la glace a saisis, et qui se sont conservés jusqu’à nos jours avec leur peau, leur poil et leur chair. S’ils n’eussent été gelés aussitôt que tués, la putréfaction les aurait décomposés. Et, d’un autre côté, cette gelée éternelle n’occupait pas auparavant les lieux où ils ont été saisis ; car ils n’auraient pas pu vivre sous une pareille température. C’est donc le même instant qui a fait périr les animaux et qui a rendu glacial le pays qu’ils habitaient. Cet événement a été subit, instantané, sans aucune gradation ; et ce qui est si clairement démontré pour cette dernière catastrophe ne l’est guère moins pour celles qui l’ont précédée. Les déchirements, les redressements, les renversements des couches plus anciennes ne laissent pas douter que des causes subites et violentes ne les aient mises en l’état où nous les voyons ; et même la force des mouvements qu’éprouva la masse des eaux est encore attestée par les amas de débris et de cailloux roulés qui s’interposent en beaucoup d’endroits entre les couches solides. La vie a donc été souvent troublée sur cette terre par des événements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de catastrophes : les uns, habitants de la terre sèche, se sont vus engloutis par des déluges ; les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé ; leurs races mêmes ont fini pour jamais, et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour le naturaliste. Telles sont les conséquences où conduisent nécessairement les objets que nous rencontrons à chaque pas, que nous pouvons vérifier à chaque instant, presque dans tous les pays. Ces grands et terribles événements sont clairement empreints partout pour l’œil qui sait en lire l’histoire dans leurs monuments.

(Discours sur les révolutions de la surface du globe ; Extrait des premières pages.)
Désintéressement, bienfaisance, vie privée et mort de Lacépède

… M. de Lacépède conduisait des affaires si multipliées avec une facilité qui étonnait les plus habiles. Une ou deux heures par jour lui suffisaient pour tout décider, et en pleine connaissance de cause. Cette rapidité surprenait le chef du gouvernement lui-même, cependant assez célèbre aussi dans ce genre767. Un jour il lui demanda son secret. M. de Lacépède répondit en riant : « C’est que j’emploie la méthode des naturalistes » : mot qui, sous l’apparence d’une plaisanterie, a plus de vérité qu’on ne le croirait. Des matières bien classées sont bien près d’être approfondies ; et la méthode des naturalistes n’est autre chose que l’habitude de distribuer dès le premier coup d’œil toutes les parties d’un sujet jusqu’aux plus petits détails, selon leurs rapports essentiels.

Une chose qui devait encore plus frapper un maître que l’on n’y avait pas accoutumé, c’était l’extrême désintéressement de M. de Lacépède. Il n’avait voulu d’abord accepter aucun salaire ; mais, comme sa bienfaisance allait de pair avec son désintéressement, il vit bientôt son patrimoine se fondre, et une massse de dettes se former, qui aurait pu excéder ses facultés768 ; et ce fut alors que le chef du gouvernement le contraignit de recevoir un traitement, et même l’arriéré. Le seul avantage qui en résulta pour lui fut de pouvoir étendre ses libéralités. Il se croyait comptable envers le public de tout ce qu’il en recevait, et dans ce compte c’était toujours contre lui-même que portaient les erreurs de calcul. Chaque jour il avait occasion de voir des légionnaires pauvres, des veuves laissées sans moyens d’existence. Son ingénieuse charité les devinait même avant toute demande. Souvent il leur laissait croire que ses bienfaits venaient de fonds publics qui avaient cette destination. Lorsque l’erreur n’eût pas été possible, il trouvait moyen de cacher la main qui donnait. Un fonctionnaire d’un ordre supérieur, placé à sa recommandation, ayant été ruiné par de fauses spéculations, et obligé d’abandonner sa famille, M. de Lacépède fit tenir régulièrement à sa femme 500 francs par mois, jusqu’à ce que son fils fût assez âgé pour obtenir une place, et cette dame a toujours cru qu’elle recevait cet argent de son mari. Ce n’est que par l’homme de confiance employé à cette bonne œuvre, que l’on en a appris le secret.

Un de ses employés dépérissait à vue d’œil ; il soupçonne que le mal vient de quelque chagrin, et il charge son médecin d’en découvrir le sujet : il apprend que ce jeune homme éprouve un embarras d’argent insurmontable, et aussitôt il lui envoie 10 000 francs. L’employé accourt, les larmes aux yeux, et le prie de lui fixer les termes du remboursement. « Mon ami, je ne prête jamais, » fut la seule réponse qu’il put obtenir.

Je n’ai pas besoin de dire qu’avec de tels sentiments il n’était accessible à rien d’étranger à ses devoirs. Le chef du gouvernement l’avait chargé, à Paris, d’une négociation importante, à laquelle le favori trop fameux d’un roi voisin769 prenait un grand intérêt. Cet homme, pour l’essayer en quelque sorte, lui envoya en présent de riches productions minérales, et entre autres une pépite770 d’or, venue récemment du Pérou, et de la plus grande beauté. M. de Lacépède s’empressa de le remercier, mais au nom du muséum d’histoire naturelle, où il avait pensé, disait-il, que s’adressaient ces marques de la générosité du donateur. On ne fit point de seconde tentative.

Ce qui rendait ce désintéressement conciliable avec sa grande libéralité, c’est qu’il n’avait pas de besoins personnels. Hors de ce que la représentation de ses places exigeait, il ne faisait aucune dépense. Il ne possédait qu’un habit à la fois, et on le taillait dans la même pièce de drap tant qu’elle durait771. Il mettait cet habit en se levant, et ne faisait jamais deux toilettes. Dans sa dernière maladie même il n’a pas eu d’autre vêtement. Sa nourriture n’était pas moins simple que sa mise. Depuis l’âge de dix-sept ans il n’avait pas bu de vin ; un seul repas et assez léger lui suffisait. Mais ce qu’il avait de plus surprenant, c’était son peu de sommeil : il ne dormait que deux ou trois heures : le reste de la nuit était employé à composer. Sa mémoire retenait fidèlement toutes les phrases, tous les mots ; ils étaient comme écrits dans son cerveau, et vers le matin il les dictait à un secrétaire. Il nous a assuré qu’il pouvait retenir ainsi des volumes entiers, y changer dans sa tête ce qu’il jugeait à propos, et se souvenir du texte ainsi corrigé, tout aussi exactement que du texte primitif. C’est ainsi que le jour il était libre pour les affaires et pour les devoirs de ses places ou de la société, et surtout pour se livrer à ses affections de famille, car une vie extérieure si éclatante n’était rien pour lui auprès du bonheur domestique. C’est dans son intérieur qu’il cherchait le dédommagement de ses fatigues ; mais c’est là aussi qu’il trouva les peines les plus cruelles. Sa femme, qu’il adorait, passa les dix-huit derniers mois de sa vie dans des souffrances non interrompues ; il ne quitta pas le côté de son lit, la consolant, la soignant jusqu’au dernier moment : il a écrit auprès d’elle une partie de son histoire des poissons, et sa douleur s’exhale en plusieurs endroits de cet ouvrage dans les termes les plus touchants.

Un fils qu’elle avait d’un premier mariage, et que M. de Lacépède avait adopté ; une belle fille, pleine de talents et de grâces, formaient encore pour lui une société douce : cette jeune femme périt d’une mort subite. Au milieu de ces nouvelles douleurs M. de Lacépède fut frappé de la petite vérole, dont une longue expérience lui avait fait croire qu’il était exempt. Dans cette dernière maladie, presque la seule qu’il ait eue pendant une vie de soixante-dix ans, il a montré mieux que jamais combien cette douceur, cette politesse inaltérable qui le caractérisaient, tenaient essentiellement à sa nature.

Rien ne changea dans ses habitudes ; ni ses vêtements, ni l’heure de son lever ou de son coucher ; pas un mot ne lui échappa qui pût laisser apercevoir à ceux qui l’entouraient un danger qu’il connut cependant dès le premier moment. « Je vais rejoindre Buffon, » dit-il ; mais il ne le dit qu’à son médecin. C’est à ses funérailles surtout, dans ce concours de malheureux qui venaient pleurer sur sa tombe, que l’on put apprendre à quel degré il portait sa bienfaisance ; on l’apprendra encore mieux, lorsqu’on saura qu’après avoir occupé des places si éminentes, après avoir joui pendant dix ans de la faveur de l’arbitre de l’Europe, il ne laissa pas à beaucoup près une fortune aussi considérable que celle qu’il avait héritée de ses pères772.

(Éloge historique de Lacépède, fin.)

Arago (1786-1853)

Membre de l’Académie des sciences à vingt-trois ans, par dérogation aux règlements, professeur à l’École polytechnique, directeur de l’Observatoire, François Arago, d’Estagel (Pyrénées-Orientales), compta parmi les premiers savants de ce siècle par ses travaux et ses découvertes astronomiques et physiques. Homme politique, il fut membre de la Chambre des députés avant 1848, membre du gouvernement provisoire en 1848, représentant du peuple à l’Assemblée Constituante de 1848. Orateur et écrivain, il se fit une renommée par la clarté, l’élégance et la vivacité spirituelle de sa parole et de sa plume dans les cours de l’Observatoire, qui popularisèrent la science astronomique, et dans les Éloges et les Notices qu’il lut à l’Académie des sciences, dont il était l’un des secrétaires perpétuels, ou qu’il publia dans les Annuaires du bureau des Longitudes.

Les sciences

« … Messieurs, je ne conçois pas comment, en présence des grandes découvertes qui ont honoré les sciences, on peut prétendre qu’elles dessèchent le cœur, qu’elles énervent l’esprit.

« Ainsi, vous voudriez m’astreindre à étudier avec zèle, avec plaisir, je dirai même avec enthousiasme, l’histoire de quelques nations inconnues qui ont joué sur la scène du monde un rôle assez insignifiant ; vous voudriez me faire suivre jusque dans les moindres actions le passage sur le globe de nations inconnues, dont d’Alembert, quoique géomètre, disait avec beaucoup d’esprit qu’elles nous avaient tout appris, excepté leurs noms et celui des lieux qu’elles habitaient ; vous voudriez que je m’occupasse de ces recherches avec intérêt, avec enthousiasme, et je resterais sec, sans émotion, à la vue de Cuvier indiquant toutes les révolutions que la terre a subies, exhumant des entrailles de la terre des générations qui ne ressemblaient en rien aux générations actuellement existantes ! Et vous croyez que, dans un cours de géologie, l’auditoire reste impassible lorsqu’on lui raconte comment les chaînes de montagnes ont surgi des entrailles de la terre, lorsqu’on lui apprend l’âge de ces différentes chaînes !

« Permettez-moi de vous rapporter un fait qui montrera quelle distance il y a entre le vrai et la fable. Je demande pardon à la Chambre de lui parler d’objets de cette nature.

« Euler773, le grand Euler, était très pieux. Un de ses amis, ministre dans une église de Berlin, vint lui dire un jour : La religion est perdue, la foi n’a plus de bases, le cœur ne se laisse plus émouvoir, même par le spectacle des beautés, des merveilles de la création. Le croirez-vous ? J’ai représenté cette création dans tout ce qu’elle a de plus beau, de plus poétique et de plus merveilleux ; j’ai cité les anciens philosophes et la Bible elle-même : la moitié de l’auditoire ne m’a pas écouté, l’autre moitié a dormi ou a quitté le temple. Faites l’expérience que je vais vous indiquer, repartit Euler : Au lieu de prendre la description du monde dans les philosophes grecs ou dans la Bible, prenez le monde des astronomes ; dévoilez le monde tel que les recherches astronomiques l’ont constitué. Dans ce sermon qui a été si peu écouté, vous avez probablement, en suivant Anaxagoras, fait du soleil une masse égale au Péloponèse. Eh bien ! dites à votre auditoire que, suivant des mesures exactes, incontestables, notre soleil est douze cent mille fois plus grand que la terre. Vous avez sans doute parlé de cieux de cristal emboîtés : dites qu’ils n’existent pas, que les comètes les briseraient. Les planètes dans vos explications ne se sont distinguées des étoiles que par le mouvement : avertissez que ce sont des mondes, que Jupiter est quatorze cent fois plus grand que la terre, et Saturne neuf cent fois ; décrivez les merveilles de l’anneau774 ; parlez des lunes multiples de ces mondes éloignés. En arrivant aux étoiles, à leur distance, ne citez pas des lieues : les nombres seraient trop grands, on ne les apprécierait pas. Prenez pour échelle la vitesse de la lumière ; dites qu’elle parcourt quatre-vingt mille lieues par seconde ; ajoutez ensuite qu’il n’existe aucune étoile dont la lumière nous vienne en moins de trois ans ; qu’il en est quelques-unes à l’égard desquelles on a pu employer un moyen d’observation particulier, et dont la lumière ne nous vient pas en moins de trente ans. En passant des résultats certains à ceux qui n’ont qu’une grande probabilité, montrez que, suivant toute apparence, certaines étoiles pourraient être visibles plusieurs millions d’années après avoir été anéanties ; car la lumière qui en émane emploie plusieurs millions d’années à franchir l’espace qui les sépare de la terre775.

« Tel fut, Messieurs, en raccourci et seulement avec quelques modifications dans les chiffres, le conseil que donnait Euler. Le conseil fut suivi : au lieu du monde de la fable, le ministre découvrit le monde de la science. Euler attendait son ami avec impatience. Il arrive enfin, l’œil terne, et dans une tenue qui paraissait annoncer le désespoir. Le géomètre, fort étonné, s’écrie : Qu’est-il donc arrivé ? Ah ! M. Euler, répondit le ministre, je suis bien malheureux ! Ils ont oublié le respect qu’ils devaient au saint temple : ils m’ont applaudi…

« Si l’astronomie, que j’ai tant citée, dont peut-être vous me permettez de parler par prédilection, n’avait pas fait d’immenses progrès, vous verriez dans trois mois toute la population de Paris, comme autrefois la population de Rome, s’en aller à la porte Catularia pour immoler un chien roux à la canicule, afin d’apaiser ses maléfices. N’ai-je pas vu, il y a deux ans, des personnes qui, malgré les progrès de la science, étaient fort préoccupées des effets que la comète de Halley776 ne pouvait manquer de produire ? Et cependant ces personnes (en France on ne trahit pas l’incognito par les paroles que je vais prononcer) avaient affronté les boulets et la mitraille.

« Au surplus, qu’on réduise, si l’on veut, l’utilité des sciences aux besoins matériels, et elles n’en seront pas moins cultivées avec zèle et avec persévérance. Les applaudissements, la reconnaissance du public sont acquis d’avance a ceux qui leur feront faire des progrès réels. Aussi, du haut de cette tribune, je conjure la jeunesse de marcher courageusement dans la route glorieuse où elle est entrée.

« Que la minéralogie, que la chimie, la physique, l’astronomie, la mécanique, que toutes les sciences se prêtant un mutuel appui, contribuent chacune pour sa part à rendre meilleure la vie matérielle de la société, puisque c’est à cela que l’on borne leur utilité ; et quand toutes ces améliorations seront réalisées, la science aura bien mérité du pays ; car, suivant la belle pensée de Bacon777, le savoir, c’est de la force, de la puissance, et elle aura augmenté le bien-être de la population, non pas en appauvrissant le riche, mais en enrichissant le pauvre ; et elle aura répandu ses bienfaits sur ceux-là même qui l’outrageaient. Et en contemplant ces beaux résultats, un poëte (car les études scientifiques n’empêcheront pas qu’il n’y ait toujours des poètes), un poète pourra s’écrier, sans être taxé d’exagération :

 

Le Dieu, poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses nombreux blasphémateurs778. »
(Discours prononcé à la Chambre des députés, mars 1837779.)
Rupture entre savants780

Des liens d’une tendre et douce intimité s’étaient établis entre le grand naturaliste Buffon et le célèbre astronome781. Une nomination académique les brisa. Vous le savez, Messieurs, au milieu de nous, une nomination, c’est la pomme de discorde : malgré les vues les plus divergentes, chacun croit alors agir dans le véritable intérêt des sciences ou des lettres ; chacun s’imagine être placé sur les voies de la stricte justice ; chacun cherche activement à faire des prosélytes. Jusque là, tout est légitime. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est d’oublier qu’un vote est un jugement, et qu’en ce sens, l’académicien, comme le magistrat, peut dire au solliciteur, Académicien ou autre, je rends des arrêts et non pas des services 782.

Malheureusement, des considérations de ce genre, malgré leur justesse, devaient faire peu d’impression sur l’esprit absolu et altier de Buffon. Ce grand naturaliste voulait faire nommer l’abbé Maury ; son confrère, Bailly, croyait devoir voter pour Sedaine. Plaçons-nous dans le cours ordinaire des choses, et il semblera difficile de voir dans ce désaccord une cause suffisante de rupture entre deux hommes supérieurs. La Gageure imprévue et le Philosophe sans le savoir 783, balançaient largement le bagage, alors très-léger, de Maury784. Le poëte comique atteignait déjà sa soixante-sixième année ; l’abbé était jeune. Le caractère élevé, la conduite irréprochable de Sedaine pouvaient, sans désavantage, être mis en parallèle avec ce que le public connaissait du caractère, de la vie publique et de la rie privée du futur cardinal. Où donc l’illustre naturaliste avait-il pris des inclinations si vives pour Maury, des antipathies si ardentes pour Sedaine ? Peut-être croira-t-on que ce fut dans des préjugés nobiliaires ? Il ne serait pas, en effet, impossible que M. le comte de Buffon eût entrevu instinctivement, avec quelque répugnance, sa prochaine confraternité avec un ancien tailleur de pierres ; mais Maury n’était-il pas le fils d’un cordonnier ? Ce très-petit incident de notre histoire littéraire semblait donc devoir rester dans l’obscurité ; le hasard m’en a, je crois, donné la clef.

Vous vous rappelez, Messieurs, cet aphorisme de Buffon, cité sans cesse : Le style, c’est l’homme 785.

J’ai découvert que Sedaine en avait fait la contre-partie. L’auteur de Richard Cœur-de-Lion et du Déserteur 786 disait, lui : — Le style, ce n’est rien ou c’est peu de chose !

Placez, par la pensée, cette hérésie sous les yeux de l’immortel écrivain dont les jours et les nuits se passaient à polir son style, et si vous me demandez ensuite pourquoi il détestait Sedaine, j’aurai le droit de répondre : Vous ne connaissez pas le cœur humain.

Bailly résista fermement aux sollicitations impérieuses de son ancien protecteur, et même à la demande de s’absenter de l’Académie le jour de la nomination. Il n’hésita pas à sacrifier les douceurs et les avantages d’une amitié illustre à l’accomplissement d’un devoir ; il répondit à celui qui voulait être maître, je veux être libre.

L’exemple de Bailly avertit les timides de ne jamais écouter de simples prières, quelle qu’en soit la source ; de ne céder qu’à de bons arguments. Ceux qui ont assez peu songé à leur propre tranquillité pour s’immiscer dans les élections académiques, un peu plus que par un vote silencieux et secret, verront, de leur côté, dans la noble et pénible résistance d’un homme honnête, combien ils se rendent coupables en essayant de substituer l’autorité à la persuasion, en voulant soumettre la conscience à la reconnaissance.

À l’occasion d’un désaccord de même nature, l’astronome Lemonnier, de l’Académie des Sciences, dit un jour à Lalande, son confrère et son ancien élève : Je vous enjoins de ne plus mettre les pieds chez moi, pendant une demi-révolution des nœuds de l’orbite lunaire. Tout calcul fait, c’était neuf ans. Lalande se soumit à la punition, avec une exactitude vraiment astronomique ; mais le public, malgré la forme scientifique de la sentence, la trouva d’une excessive sévérité. Que dira-t-on, alors, de celle qui fut prononcée par Buffon ? Nous ne nous verrons plus, Monsieur, sembleront des paroles à la fois bien dures et bien solennelles, car elles étaient amenées par un dissentiment sur le mérite comparatif de Sedaine et de l’abbé Maury. Notre confrère sut se résigner à cette séparation et ne laissa jamais rien deviner de son juste mécontentement. Je puis même remarquer que depuis cette rupture brutale il se montra plus attentif que jamais à saisir les occasions de rendre un légitime hommage aux lumières et à l’éloquence du Pline français.

(Notices scientifiques. — Biographie de Bailly, lue dans la séance publique de l’Académie des sciences, le 26 février 1844. — Publiée dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes, 1853.)
Mort de Bailly

C’est le 12 novembre 1793 que la sentence rendue contre Bailly par le tribunal révolutionnaire devait être exécutée.

Il demanda et prit, coup sur coup, deux tasses de café à l’eau. Ces précautions étaient de sinistre augure. « Calmez-vous, disait notre vertueux confrère à ceux qui, dans ce moment suprême, l’entouraient en sanglotant ; j’ai un voyage assez difficile à faire, et je me défie de mon tempérament. Le café excite et ranime ; j’espère maintenant que j’arriverai convenablement au bout. »

Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu à ses compagnons de captivité, leur souhaita un meilleur sort, suivit le bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette, les mains attachées derrière le dos. Notre confrère avait coutume de dire : « On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n’ont pas, en » mourant, un regard à jeter en arrière. » Le dernier regard de Bailly fut pour sa femme. Un gendarme de l’escorte recueillit avec sensibilité les paroles de la victime, et les reporta fidèlement à sa veuve. Le cortège arriva à l’entrée du Champ-de-Mars, du côté de la rivière, a une heure un quart. C’était la place où, conformément aux termes du jugement, on avait élevé l’échafaud. La foule aveuglée, qui s’y trouvait réunie, s’écria avec fureur que la terre sacrée du champ de la Fédération ne devait pas être souillée par la présence et par le sang de celui qu’elle appelait un grand criminel ; sur sa demande, j’ai presque dit sur ses ordres, l’instrument du supplice fut démonté, transporté pièce à pièce dans un des fossés, et remonté de nouveau. Bailly resta le témoin impassible de ces effroyables préparatifs, de ces infernales clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait depuis le matin ; elle était froide, elle inondait le corps et surtout la tête nue du vieillard. Un misérable s’aperçut qu’il frissonnait et lui cria : Tu trembles, Bailly. — Mon ami, j’ai froid, répondit avec douceur la victime. Ce furent ses dernières paroles.

Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla devant lui le drapeau rouge du 17 juillet, il monta ensuite d’un pas ferme sur l’échafaud.

(Ibid.)

Augustin Thierry (1795-1856)

Notice

La science a eu de tout temps ses martyrs. Augustin Thierry, né à Blois, mort à Paris, aveugle depuis vingt-cinq ans, a été celui de la science historique. Son premier levier a été une conception nouvelle de l’histoire, dont il attribue généreusement l’inspiration révélatrice à la lecture du VIe livre des Martyrs et des romans historiques de Walter Scott ; le second fut sa volonté. Il voulut déchiffrer ans l’écriture des chartes la Vérité des faits et retrouver sous leur poussière la couleur des temps. Il y a usé ses yeux, mais non épuisé sa volonté et son dévouement à la science, et c’est comme Milton qu’il a dicté son Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du tiers-état, publié en 1853. Dans ses Lettres sur l’histoire de France (1820 et 1827), dans ses Dix ans d’Études historiques (1834) et dans ses Récits des temps Mérovingiens (1840), il avait rendu à quelques épisodes choisis leur physionomie effacée sous l’uniformité banale de la convention historique ; dans l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825), son œuvre capitale, fruit de cinq années d’un labeur de bénédictin, il avait appliqué, en un sujet vaste, la théorie que ses Lettres exposaient et essayaient, et avait refait le drame ignoré de l’antagonisme persistant de deux races, superposées sans être fondues. Fond et forme, tout était nouveau : c’est le plus beau monument de science et de style historique de la première moitié de ce siècle.

Le dévouement à la science

Si, comme je me plais à le croire, l’intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j’ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l’espère, ne sera pas perdu. Je voudrais qu’il servît à combattre l’espèce d’affaissement moral, qui est la maladie de la génération nouvelle ; qu’il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu’une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec amertume que, dans le monde constitué comme il est, il n’y a pas d’air pour toutes les poitrines, pas d’emploi pour toutes les intelligences ? L’étude sérieuse et calme n’est-elle pas là ; et n’y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids ; on se fait à soi-même sa destinée ; on use noblement sa vie.

Voilà ce que j’ai fait et ce que je ferais encore si j’avais à recommencer ma route ; je prendrais celle qui m’a conduit où je suis. Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science.

Vesoul (Haute-Saône), le 10 novembre 1834.

(Dix ans d’études historiques, fin de la Préface.)
Construction, préparatifs et départ de la flotte normande (1066)

Guillaume787 fit publier son ban de guerre dans les contrées voisines : il offrit une forte solde et le pillage de l’Angleterre à tout homme robuste qui voudrait le servir de la lance, de l’épée ou de l’arbalète. Il en vint une multitude, par toutes les routes, de loin et de près, du nord et du midi. Il en vint du Maine et de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, de la France et de la Flandre, de l’Aquitaine et de la Bourgogne, des Alpes et des bords du Rhin. Tous les aventuriers de profession, tous les enfants perdus de l’Europe occidentale accoururent à grandes journées ; les uns étaient chevaliers et chefs de guerre, les autres simples piétons et sergents d’armes, comme on s’exprimait alors ; les uns offraient de servir pour une solde en argent, les autres ne demandaient que le passage et tout le butin qu’ils pourraient faire. Plusieurs voulaient de la terre chez les Anglais, un domaine, un château, une ville. Tous les vœux, toutes les prétentions de l’avarice humaine se présentèrent : Guillaume ne rebuta personne, dit la chronique normande, et fit plaisir à chacun selon son pouvoir. Il donna d’avance à un moine de Fécamp un évêché en Angleterre.

Durant le printemps et l’été, dans tous les ports de la Normandie, des ouvriers de toute espèce furent employés à construire et à équiper des vaisseaux ; les forgerons et les armuriers fabriquaient des lances, des épées et des cottes de mailles, et des portefaix allaient et venaient sans cesse pour transporter les armes des ateliers sur les navires.

……………………………………………………………………………………………………………

Le rendez-vous des navires et des gens de guerre était à l’embouchure de la Dive, rivière qui se jette dans l’Océan, entre la Seine et l’Orne. Durant un mois, les vents furent contraires et retinrent la flotte normande au port. Ensuite une brise du sud la poussa jusqu’à l’embouchure de la Somme au mouillage de Saint-Valery. Là, les mauvais temps recommencèrent, et il fallut attendre plusieurs jours. La flotte mit à l’ancre et les troupes campèrent sur Je rivage, fort incommodées par la pluie qui ne cessait de tomber à flots. Pendant ce retard, quelques-uns des vaisseaux, fracassés par une tempête violente, périrent avec leurs équipages ; cet accident causa une grande rumeur parmi les troupes, fatiguées d’un long campement.

Dans l’oisiveté de leurs journées, les soldats passaient des heures à converser sous la tente, à se communiquer leurs réflexions sur les périls du voyage et les difficultés de l’entreprise. Il n’y avait point encore eu de combat, disait-on, et déjà beaucoup d’hommes étaient morts ; l’on calculait et l’on exagérait le nombre des cadavres que la mer avait rejetés sur le sable. Ces bruits abattaient l’ardeur des aventuriers d’abord si pleins de zèle ; quelques-uns même rompirent leur engagement et se retirèrent. Pour arrêter cette disposition funeste à ses projets, le duc Guillaume faisait enterrer secrètement les morts, et augmentait les rations de vivres et de liqueurs fortes. Mais le défaut d’activité ramenait toujours les mêmes pensées de tristesse et de découragement. « Bien fou, disaient les soldats en murmurant, bien fou est l’homme qui prétend s’emparer de la terre d’autrui ; Dieu s’offense de pareils desseins, et il le montre en nous refusant le bon vent. »

Guillaume, en dépit de sa force d’âme et de sa présence d’esprit habituelle, était en proie à de vives inquiétudes qu’il avait peine à dissimuler. On le voyait fréquemment se rendre à l’église de Saint-Valery, patron du lieu, y rester longtemps en prières, et chaque fois qu’il en sortait, regarder au coq qui surmontait le clocher quelle était la direction du vent. S’il paraissait tourner au sud, le duc se montrait joyeux ; mais s’il soufflait du nord ou de l’ouest, son visage et sa contenance redevenaient tristes. Soit par un acte de foi sincère, soit pour fournir quelque distraction aux esprits abattus et découragés, il envoya prendre processionnellement, dans l’église, la châsse qui contenait les reliques du saint, et la fit porter en grande pompe à travers le camp. Toute l’armée se mit en oraison ; les chefs firent de riches offrandes ; chaque soldat, jusqu’au dernier, donna sa pièce de monnaie, et la nuit suivante, comme si le ciel eût fait un miracle, les vents changèrent et le temps redevint calme et serein. Au point du jour, c’était le 27 septembre, le soleil, jusque-là obscurci de nuages, parut dans tout son éclat. Aussitôt le camp fut levé, tous les apprêts de l’embarquement s’exécutèrent avec beaucoup d’ardeur et non moins de promptitude, et, quelques heures avant le coucher du soleil, la flotte entière appareilla. Sept cents navires à grande voilure et plus d’un millier de bateaux de transport se mirent en mouvement pour gagner le large, au bruit des trompettes et d’un immense cri de joie poussé par soixante mille bouches.

(Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, livre III. — Édition Garnier frères.)
Histoire véritable de Jacques Bonhomme788.
D’après les documents authentiques

Jacques était encore bien jeune lorsque des étrangers789 venus du Midi envahirent la terre de ses ancêtres : c’était un beau domaine baigné par deux grands lacs, et capable de produire abondamment du blé, du vin et de l’huile. Jacques avait l’esprit vif, mais peu constant ; en grandissant sur sa terre usurpée, il oublia ses aïeux, et les usurpateurs lui plurent. Il apprit leur langue, il épousa leurs querelles, il s’enchaîna à leur fortune. Cette fortune d’envahissement et de conquête fut pendant quelque temps heureuse ; mais un jour la chance devint contraire, et le flot de la guerre amena l’invasion sur la terre des envahisseurs790. Le domaine de Jacques, sur lequel flottaient leurs enseignes, fut un des premiers menacés. Des troupes d’hommes émigrés du Nord l’assiégèrent de toutes parts. Jacques était trop déshabitué de l’indépendance pour songer à affranchir sa demeure : se livrer à de nouveaux maîtres, ou tenir ferme pour les anciens fut la seule alternative que se proposa son esprit. Incertain entre ces deux résolutions, il alla confier ses doutes à un grave personnage de sa famille, docteur d’une religion que Jacques avait récemment embrassée791, et qu’il pratiquait avec ferveur.

« Mon Père, lui-dit-il, que ferai-je ? Mon état présent me fatigue. Nos vainqueurs, qui nous appellent leurs alliés792, nous traitent proprement en esclaves. Ils nous épuisent pour remplir leur trésor, que dans leur langue ils nomment la corbeille793 ; cette corbeille est un abîme sans fond. Je suis las de subir leur joug ; mais le joug de leurs ennemis m’effraie ; ces gens du Nord sont, dit-on, bien avides, et leurs haches d’armes sont bien tranchantes. Dites-moi, de grâce, pour qui je dois être. » — « Mon fils, répondit le saint homme, il faut être pour Dieu : or, Dieu aujourd’hui est pour le Nord idolâtre, contre le Midi hérétique794. Les hommes du Nord seront vos maîtres, je puis vous le prédire ; car moi-même, de ma propre main, je viens de leur ouvrir les portes. » Jacques fut étourdi de ces paroles ; son étourdissement durait encore, quand un grand bruit d’armes et de chevaux, mêlé de clameurs étrangères, lui apprit que tout était consommé. Il vit des hommes de haute taille, et parlant de la gorge795, se précipiter dans sa demeure, faire plusieurs lots du mobilier, et mesurer le sol pour un partage. Jacques fut triste ; mais, sentant qu’il n’y avait plus de remède, il tâcha de prendre cœur de796 sa fortune. Il regarda patiemment les voleurs ; et, quand leur chef vint à passer, il le salua du cri de vivat rex ! À quoi le chef ne comprit rien. Les étrangers se distribuaient le butin, s’établissaient dans leurs parts de terre, faisaient la revue de leurs forces, s’exerçaient aux armes, s’assemblaient en conseil, se décrétaient les lois de police et de guerre, sans plus songer à Jacques que si Jacques n’eût pas existé. Pour lui, il se tenait à l’écart, attendant qu’on lui notifiât officiellement sa destinée, et s’exerçant avec beaucoup de peine à prononcer les noms barbares des hommes en dignité parmi ses nouveaux maîtres. Plusieurs de ces noms, défigurés par euphonie, peuvent être rétablis de la manière suivante : Mérowig, Chlodowig, Hildérick, Hildebert, Karl, etc.

Jacques reçut enfin son arrêt : c’était un acte formel, rédigé dans sa propre langue par cet ami et compatriote qui s’était fait l’introducteur des conquérants, et qui, pour prix d’un tel service, avait reçu de leur munificence la plus belle pièce de terre cultivée, et le titre grec d’episcopus, que les conquérants travestissaient dans celui de biscop, et qu’ils octroyaient sans le comprendre. Jacques, que jusqu’à ce jour on avait appelé Romanus, le Romain, du nom de ses premiers maîtres, se vit qualifié, dans ce nouveau diplôme, du titre de litus seu villanus noster, et sommé, sous peine du fouet et de la corde, de labourer lui-même sa terre au profit des étrangers. Le nom de litus était nouveau pour ses oreilles ; il se le fit expliquer, et on lui apprit que ce mot, dérivé du verbe germanique let ou lât, permettre ou laisser, signifiait proprement qu’on lui faisait la grâce de le laisser vivre. Cette grâce lui parut un peu mince, et il lui prit envie d’en aller solliciter d’autres auprès de rassemblée des possesseurs de son domaine, laquelle se tenait, à jour fixe, en plein air, dans un vaste champ797. Les chefs étaient debout au milieu, et la multitude les entourait ; les décisions étaient prises en commun, et chaque homme donnait son avis, depuis le premier jusqu’au dernier, à maximo usque ad minimum. Jacques se rendit à cet auguste conseil ; mais, à son approche, un murmure de mépris s’éleva, et les gardes lui défendirent d’avancer, en le menaçant du bois de leurs lances. Un des étrangers, plus poli que les autres, et qui savait parler bon latin, lui apprit la cause de ce traitement ; l’assemblée des maîtres de cette terre, lui dit-il, dominorum territorii, est interdite aux gens de votre espèce, à ceux que nous appelons liti vel litones, et istius modi viles inopesque personæ.

Jacques se mit tristement au travail ; il lui fallait nourrir, vêtir, chauffer, loger ses maîtres ; il travailla bien des années, pendant lesquelles son sort ne changea guère, mais pendant lesquelles, en revanche, il vit s’accroître prodigieusement le vocabulaire par lequel on désignait sa condition misérable. Dans plusieurs inventaires qui furent dressés en différents temps, il se vit ignominieusement confondu avec les arbres et les troupeaux du domaine, sous le nom commun de vêtement du fonds de terre, terræ vestitus ; on l’appela monnaie vivante, pecunia viva ; serf de corps, homme de fatigue, homme de possession, homme lié à la terre, addictus glebæ, bond-man dans l’idiome des vainqueurs. Dans les temps de clémence et de grâce, on n’exigeait de lui que six jours de travail sur sept. Jacques était sobre ; il vivait de peu et tâchait de se faire des épargnes ; mais, plus d’une fois, ses minces épargnes lui furent ravies en vertu de cet axiome incontestable : quæ servi sunt, ea sunt domini, ce que possède le serf est le bien du maître.

Pendant que Jacques travaillait et souffrait, ses maîtres se querellaient entre eux, par vanité ou par intérêt. Plus d’une fois ils déposèrent leurs chefs ; plus d’une fois les chefs les opprimèrent ; plus d’une fois des factions opposées se livrèrent une guerre intestine. Jacques porta toujours le poids de ces disputes ; aucun parti ne le ménageait ; c’était lui qui devait essuyer les accès de colère des vaincus et les accès d’orgueil des vainqueurs. Il arriva que le chef de la communauté des conquérants prétendit avoir seul des droits véritables sur la terre, sur le travail, sur le corps et l’âme du pauvre Jacques798. Jacques, crédule et confiant à l’excès, parce que ses maux étaient sans mesure, se laissa persuader de donner son aveu à ces prétentions, et d’accepter le titre de subjugué du chef, subjectus regis, dans le jargon moderne, subject du roy. En vertu de ce titre, Jacques ne payait au roi que des impôts fixes, tallias rationabiles, ce qui était loin de signifier des impôts raisonnables. Mais, quoique devenu nominalement la propriété du chef, il ne fut point soustrait pour cela aux exactions des subalternes. Jacques payait d’un côté et payait de l’autre, la fatigue le consumait. Il demanda du repos ; on lui répondit en riant : Bonhomme crie, mais Bonhomme paiera. Jacques supportait l’infortune ; il ne put tolérer l’outrage. Il oublia sa faiblesse ; il oublia sa nudité, et se précipita contre ses oppresseurs armés jusqu’aux dents ou retranchés dans des forteresses. Alors, chefs ou subalternes, amis ou ennemis, tout se réunit pour l’écraser799. Il fut percé à coups de lances, taillé à coups d’épées, meurtri sous les pieds des chevaux ; on ne lui laissa de souffle que ce qu’il lui en fallait pour ne pas expirer sur la place, attendu qu’on avait besoin de lui.

Jacques, qui, depuis cette guerre, porta le surnom de Jacques Bonhomme, se rétablit de ses blessures, et paya comme ci-devant, Il paya la taille, les aides, la gabelle, les droits de marché, de péage, de douanes, la capitation, les vingtièmes, etc., etc. À ce prix exorbitant, il fut un peu protégé par le roi contre l’avidité des autres seigneurs ; cet état plus fixe et plus paisible lui plut ; il s’attacha au nouveau joug qui le lui procurait ; il se persuada même que ce joug lui était nécessaire, qu’il avait besoin de fatigue pour ne pas crever de santé, et que sa bourse ressemblait aux arbres, qui grandissent quand on les émonde. On se garda bien d’éclater de rire à ces saillies de son imagination ; on les encouragea au contraire ; et c’est quand il s’y livrait pleinement qu’on lui donnait les noms d’homme loyal et d’homme très avisé, recte legalis et sapiens.

De ce que c’est pour mon bien que je paie, dit un jour Jacques en lui-même, il suit de là que ceux a qui je paie ont pour premier devoir de faire mon bien, et qu’ils ne sont, à proprement parler, que les intendants de mes affaires. De ce qu’ils sont les intendants de mes affaires, il s’ensuit que j’ai droit de régler leurs comptes et de leur donner mes avis. Cette suite d’inductions lui parut lumineuse ; il ne douta pas qu’elle ne fît le plus grand honneur à sa sagacité ; il en fit le sujet d’un gros livre qu’il imprima en beaux caractères800. Ce livre fut saisi, lacéré et brûlé ; au lieu des louanges que l’auteur espérait, on lui proposa les galères. On s’empara de ses presses ; on institua un lazaret801 où ses pensées devaient séjourner en quarantaine avant de passer à l’impression. Jacques n’imprima plus, mais n’en pensa pas moins.

La lutte de sa pensée contre la force fut longtemps sourde et silencieuse ; longtemps son esprit médita cette grande idée, qu’en droit naturel il était libre et maître chez lui, avant qu’il fit aucune tentative pour la réaliser. Un jour enfin802, qu’un grand embarras d’argent contraignit le pouvoir que Jacques nourrissait de ses deniers à l’appeler au conseil pour obtenir de lui un subside qu’il n’osait exiger, Jacques se leva, prit un ton fier, et déclara nettement son droit absolu et imprescriptible de propriété et de liberté.

Le pouvoir capitula, puis il se rétracta ; il y eut guerre, et Jacques fut vainqueur, parce que plusieurs amis de ses ci-devant maîtres désertèrent pour embrasser sa cause. Il fut cruel dans sa victoire, parce qu’une longue misère l’avait aigri. Il ne sut pas se conduire étant libre, parce qu’il avait encore les mœurs de la servitude. Ceux qu’il prit pour intendants l’asservirent de nouveau en proclamant sa souveraineté absolue803. Hélas ! disait Jacques, j’ai subi deux conquêtes, on m’a appelé serf, tributaire, roturier, sujet ; jamais on ne m’a fait l’affront de me dire que c’était en vertu de mes droits que j’étais esclave et dépouillé.

Un de ses officiers, grand homme de guerre804, l’entendit se plaindre et murmurer. « Je vois ce qu’il vous faut, lui dit-il, et je prends sur moi de vous le donner. Je mélangerai les traditions des deux conquêtes que vous regrettez à si juste titre ; je vous rendrai les guerriers francs dans la personne de mes soldats ; ils seront, comme eux, barons et nobles. Quant à moi, je vous reproduirai le grand César, votre premier maître ; je m’appellerai imperator ; vous aurez place dans mes légions ; je vous y promets de l’avancement. » Jacques ouvrait la bouche pour répondre, quand tout à coup les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, les aigles furent déployées. Jacques s’était battu autrefois sous les aigles ; sa première jeunesse s’était passée à les suivre machinalement ; dès qu’il les revit il ne pensa plus, il marcha…

Il est temps que la plaisanterie se termine. Nous demandons pardon de l’avoir introduite dans un sujet aussi grave ; nous demandons pardon d’avoir abusé d’un nom d’outrage qui fut autrefois appliqué à nos pères, afin de retracer plus rapidement la triste suite de nos malheurs et de nos fautes. Il semble que le jour où, pour la première fois, la servitude, fille de l’invasion armée, a mis le pied sur la terre qui porte aujourd’hui le nom de France, il ait été écrit là-haut que cette servitude n’en devait pas sortir ; que, bannie sous une forme, elle devait reparaître sous une autre, et, changeant d’aspect, sans changer de nature, se tenir debout à son ancien poste, en dépit du temps et des hommes. Après la domination des Romains vainqueurs est venue la domination des vainqueurs Francs, puis monarchie absolue, puis l’autorité absolue des lois républicaines, puis la puissance absolue de l’empire français ; puis cinq années de lois d’exception sous la charte constitutionnelle. Il y a vingt siècles que les pas de la conquête se sont empreints sur notre sol ; les traces n’en ont pas disparu ; les générations les ont foulées sans les détruire, le sang des hommes les a layées sans les effacer jamais. Est-ce donc pour un destin semblable que la nature forma ce beau pays que tant de verdure colore, que tant de moissons enrichissent et qu’enveloppe un ciel si doux ?

(Écrit en 1820. Dix ans d’études historiques.)

Thiers (1797-1877)

Notice

Thiers (Adolphe), né à Marseille, après des succès d’académie à Aix, vint à Paris chercher le théâtre qui lui convenait. Journaliste, publiciste, historien, orateur, homme d’État, il a occupé partout le premier rang par la puissance de la plume et de la parole mises au service des plus hautes et des plus complètes facultés de l’intelligence.

L’histoire fut l’honneur de la première partie de sa carrière (Histoire de la Révolution française, 10 vol., 1823-1827) ; elle fut la distraction féconde de sa vie d’homme public, l’occupation et la consolation de sa retraite jusqu’au jour où il reparut sur la scène politique pour y grandir (Histoire du Consulat et de l’Empire, 20 vol., 1845-1862).

Il déploie avec éclat dans l’œuvre historique de sa maturité précoce, avec autorité dans celle de sa pleine maturité, les connaissances et la compétence du politique, du diplomate, de l’administrateur, du financier, du stratégiste. Son style manque souvent de relief et de couleur, mais non de netteté et de lumière ; il est toujours uni, coulant, souple, lucide. Si son courant large et limpide déborde parfois, cette redondance n’est pas de la diffusion ; et, porté par la grandeur des événements du quart de siècle qu’il raconte, il s’élève sans effort de la simplicité à la gravité, de la gravité à l’éloquence. Le patriotisme de M. Thiers a des accents émus et pénétrants : personne ne lui a contesté le titre d’« historien national ».

Mirabeau805

Il était né sous le soleil de la Provence et issu d’une famille noble. De bonne heure, il s’était fait connaître par ses désordres, ses querelles et une éloquence emportée. Ses voyages, ses observations, ses immenses lectures lui avaient tout appris, et il avait tout retenu. Mais outré, bizarre, sophiste même quand il n’était pas soutenu par la passion, il devenait tout autre par elle. Promptement excité par la tribune et la présence de ses contradicteurs, son esprit s’enflammait : d’abord ses premières vues étaient confuses, ses paroles entrecoupées, ses chairs palpitantes ; mais bientôt venait la lumière : alors son esprit faisait en un instant le travail des années ; et, à la tribune même, tout était pour lui découverte, expression vive et soudaine. Contrarié de nouveau, il revenait plus pressant et plus clair, et présentait la vérité en images frappantes ou terribles. Les circonstances étaient-elles difficiles, les esprits fatigués d’une longue discussion ou intimidés parle danger, un cri, un mot décisif s’échappait de sa bouche, sa tête se montrait effrayante de laideur et de génie, et l’assemblée, éclairée ou raffermie, rendait des lois, ou prenait des résolutions magnanimes806.

Fier de ses hautes qualités, s’égayant de ses vices, tour à tour altier ou souple, il séduisait les uns par ses flatteries, intimidait les autres par ses sarcasmes, et les conduisait tous à sa suite par une singulière puissance d’entraînement. Son parti était partout, dans le peuple, dans l’assemblée, dans la cour même, dans tous ceux enfin auxquels il s’adressait dans le moment. Se mêlant familièrement avec les hommes, juste quand il fallait l’être, il avait applaudi au talent naissant de Barnave, quoiqu’il n’aimât pas ses jeunes amis807 ; il appréciait l’esprit profond de Sieyès808, et caressait son humeur sauvage ; il redoutait dans Lafayette une vie trop pure ; il détestait dans Necker un rigorisme extrême une raison orgueilleuse, et la prétention de gouverner une révolution qu’il savait lui appartenir. Il aimait peu le duc d’Orléans et son ambition incertaine, et il n’eut jamais avec lui aucun intérêt commun. Seul ainsi avec son génie, il attaquait le despotisme qu’il avait juré de détruire. Cependant, s’il ne voulait pas les vanités de la monarchie, il voulait encore moins de l’ostracisme des républiques ; mais n’étant pas assez vengé des grands et du pouvoir, il continuait de détruire. D’ailleurs dévoré de besoins, mécontent du présent, il s’avançait vers un avenir inconnu, faisant tout supposer de ses talents, de son ambition, de ses vices, du mauvais état de sa fortune, et autorisant, par le cynisme de ses propos, tous les soupçons et toutes les calomnies.

(Histoire de la Révolution française, livre II. — Édition Furne, Jouvet et Cie.)
Hoche809

Un mal inconnu consumait ce jeune homme, naguère plein de santé, et qui joignait à ses talents l’avantage de ta beauté et de la vigueur la plus mâle. Malgré son état, il s’occupait d’organiser en une seule les deux armées810 dont il venait de recevoir le commandement, et il songeait toujours à son expédition d’Irlande, dont le Directoire811 voulait faire un moyen d’épouvante contre l’Angleterre. Mais, vers les derniers jours de fructidor, il commença à souffrir des douleurs insupportables. On souhaitait qu’il suspendit ses travaux, mais il ne le voulut pas. Il appela son médecin et lui dit : Donnez-moi un remède pour la fatigue, mais que ce remède ne soit pas le repos. Vaincu par le mal, il se mit au lit le premier jour complémentaire de l’an V (17 septembre), et expira le lendemain, au milieu des douleurs les plus vives. L’armée fut dans la consternation, car elle adorait son jeune général… Le Directoire fit préparer des obsèques magnifiques ; elles eurent lieu au Champ-de-Mars, en présence d’un concours immense de peuple. Une armée considérable suivait le convoi ; le vieux père du général conduisait le deuil. Cette pompe fit une impression profonde et fut une des plus belles de nos temps héroïques.

Ainsi finit l’une des plus belles et des plus intéressantes vies de la Révolution. Cette fois, du moins, ce ne fut pas par l’échafaud. Hoche avait vingt-neuf ans. Soldat aux gardes-françaises, il avait fait son éducation en quelques mois. Au courage physique du soldat il joignait un caractère énergique, une intelligence supérieure, une grande connaissance des hommes, l’entente des événements politiques, et enfin le mobile tout-puissant des passions. Les siennes étaient ardentes, et furent peut-être la seule cause de sa mort. Une circonstance particulière ajoutait à l’intérêt qu’inspiraient ses qualités : toujours il avait vu sa fortune interrompue par des accidents imprévus ; vainqueur à Wissembourg, et prêt à entrer dans la plus belle carrière, il fut tout à coup jeté dans les cachots ; sorti des cachots pour aller se consumer en Vendée, il y avait rempli le plus beau rôle politique, et, à l’instant où il allait exécuter un grand projet sur l’Irlande, une tempête et des mésintelligences l’arrêtèrent encore ; transporté à l’armée de Sambre-et-Meuse, il y remporta une belle victoire, et vit sa marche suspendue par les préliminaires de Léoben812 : enfin, tandis qu’à la tête de l’armée d’Allemagne et avec les dispositions de l’Europe, il avait encore un avenir immense, il fut frappé tout à coup au milieu de sa carrière, et enlevé par une maladie de quarante-huit heures. Du reste, si un beau souvenir dédommage de la perte de la vie, il ne pouvait être mieux dédommagé de perdre si tôt la sienne. Des victoires, une grande pacification, l’universalité des talents, une probité sans tache, l’idée répandue chez tous les républicains qu’il aurait lutté seul contre le vainqueur de Rivoli et des Pyramides813, que son ambition serait restée républicaine et eût été un obstacle invincible pour la grande ambition qui prétendait au trône ; en un mot, des hauts faits, de nobles conjectures, et vingt-neuf ans, voilà de quoi se compose sa mémoire. Certes, elle est assez belle ! ne le plaignons pas d’être mort jeune : il vaudra toujours mieux pour la gloire de Hoche, Kléber, Desaix, de n’être pas devenus des maréchaux. Ils ont eu l’honneur de mourir citoyens et libres, sans être réduits, comme Moreau814, à chercher un asile dans les armées étrangères.

(Ibid., livre xxxviie )
Kléber et Desaix815

Avec Kléber, l’armée avait perdu un général, et la colonie un fondateur, qu’aucun des officiers restés en Égypte ne pouvait remplacer. Avec Kléber, l’Égypte était perdue pour la France ! Un seul homme pouvait l’égaler, le surpasser même dans le gouvernement de l’Égypte, c’était celui qui, trois mois auparavant, s’était embarqué dans le port d’Alexandrie pour se rendre en Italie, et qui tombait à Marengo, le même jour, presque au même instant où Kléber succombait au Caire : c’était Desaix ! Tous deux étaient morts le 14 juin 1800, pour l’accomplissement des vastes desseins du général Bonaparte. Singulière destinée de ces deux hommes, toujours placés à côte l’un de l’autre pendant la vie, rapprochés encore au jour de leur mort, et pourtant si différents par tous les traits de l’âme et du corps !

Kléber était le plus bel homme de l’armée. Sa grande taille, sa noble figure où respirait toute la fierté de son âme, sa bravoure à la fois audacieuse et calme, son intelligence prompte et sûre, en faisaient sur les champs de bataille le plus imposant des capitaines. Son esprit était brillant, original, mais inculte. Il lisait sans cesse, et exclusivement, Plutarque et Quinte-Curce : il y cherchait l’aliment des grandes âmes, l’histoire des héros de l’antiquité, Il était capricieux, indocile et frondeur. On avait dit de lui qu’il ne voulait ni commander ni obéir, et c’était vrai. Il obéit sous le général Bonaparte, mais en murmurant ; il commanda quelquefois, mais sous le nom d’autrui, le général Jourdan, par exemple, prenant par une sorte d’inspiration le commandement au milieu du feu, l’exerçant en homme de guerre supérieur, et, après la victoire, rentrant dans son rôle de lieutenant, qu’il préférait à tout autre. Kléber était licencieux dans ses mœurs et son langage, mais intègre, désintéressé, comme on l’était alors ; car la conquête du monde n’avait pas encore corrompu les caractères.

Desaix était presque en tout le contraire. Simple, timide, même un peu gauche, la figure toujours cachée sous une ample chevelure, il n’avait point l’extérieur militaire. Mais, héroïque au feu, bon avec les soldats, modeste avec ses camarades, généreux avec les vaincus, il était adoré de l’armée et des peuples conquis par nos armes. Son esprit solide et profondément cultivé, son intelligence de la guerre, son application à ses devoirs, son désintéressement, en faisaient un modèle accompli de toutes les vertus guerrières ; et tandis que Kléber, indocile, insoumis, ne pouvait supporter aucun commandement, Desaix était obéissant comme s’il n’avait pas su commander. Sous des dehors sauvages, il cachait une âme vive et très susceptible d’exaltation. Quoique élevé à la sévère école de l’armée du Rhin, il s’était enthousiasmé pour les campagnes d’Italie, et avait voulu voir de ses yeux les champs de bataille de Castiglione, d’Arcole et de Rivoli. Il parcourait ces champs, théâtres d’une immortelle gloire, lorsqu’il rencontra, sans le chercher, le général en chef de l’armée d’Italie, et se prit pour lui d’un attachement passionné. Quel plus bel hommage que l’amitié d’un tel homme ? Le général Bonaparte en fut vivement touché. Il estimait Kléber pour 6cs grandes qualités militaires, mais ne plaçait personne, ni pour les talents, ni pour le caractère, à côté de Desaix. Il l’aimait d’ailleurs : entouré de compagnons d’armes qui ne lui avaient point encore pardonné son élévation, tout en affectant pour lui une soumission empressée, il chérissait dans Desaix un dévouement pur, désintéressé, fondé sur une admiration profonde. Toutefois, gardant pour lui seul le secret de ses préférences, feignant d’ignorer les fautes de Kléber, il traita pareillement Kléber et Desaix, et voulut confondre dans les mêmes honneurs deux hommes que la fortune avait confondus dans une même destinée816.

(Histoire du Consulat, liv. Ve. — Édition Furne, Jouvet et Cie.)
Solitude de Napoléon à Fontainebleau817
(Avril 1814)

Chaque jour il voyait la solitude s’accroître autour de lui. Il trouvait tout simple qu’on le quittât, car ces militaires qui l’avaient suivi partout, le dernier jour excepté, devaient être pressés de se rallier aux Bourbons, pour conserver des positions qui étaient le juste prix des travaux de leur vie. Il aurait voulu seulement qu’ils y missent un peu plus de franchise, et, pour les y encourager, il leur adressait le plus noble langage. — Servez les Bourbons, leur disait-il, servez-les bien, il ne vous reste pas d’autre conduite à tenir. S’ils se comportent avec sagesse, la France sous leur autorité peut être heureuse et respectée. J’ai résisté à M. de Caulaincourt dans ses vives instances pour me faire accepter la paix de Châtillon. J’avais raison. Pour moi ces conditions étaient humiliantes ; elles ne le sont pas pour les Bourbons. Ils retrouvent la France qu’ils avaient laissée, et peuvent l’accepter avec dignité. Telle quelle la France sera encore bien puissante, et quoique géographiquement un peu moindre, elle demeurera moralement aussi grande par son courage, son génie, ses arts, l’influence de son esprit sur le monde. Si son territoire est amoindri, sa gloire ne l’est pas. Le souvenir de nos victoires lui restera comme une grandeur impérissable, et qui pèsera d’un poids immense dans les conseils de l’Europe. Servez-la donc sous les princes que ramène en ce moment la fortune variable des révolutions. Servez-la sous eux comme vous avez fait sous moi. Ne leur rendez pas la tâche trop difficile, et quittez-moi, en me gardant seulement un souvenir.

Tel est le résumé du langage qu’il tenait toujours dans la solitude croissante de Fontainebleau. Ney, Macdonald, Oudinot, Lefebvre, Moncey l’avaient quitté, chacun à sa manière. Berthier s’était retiré aussi, mais en quelque sorte par un ordre de son maître. Napoléon lui avait confié le commandement de l’armée pour qu’il le transmît au gouvernement provisoire, et que pendant cette transmission il pût confirmer les grades qui étaient le prix du sang versé dans la dernière campagne. Berthier avait promis de revenir ; Napoléon l’attendait, et en voyant les heures, les jours s’écouler sans qu’il reparût, désespérait de le voir, et en souffrait sans se plaindre. Au lieu de l’arrivée de Berthier, c’était chaque jour un nouveau départ de quelque officier de haut grade. L’un quittait Fontainebleau pour raison de santé, l’autre pour raison de famille ou d’affaires ; tous promettaient de reparaître bientôt, aucun n’y songeait. Napoléon feignait d’entrer dans les motifs de chacun, serrait affectueusement la main des partants, car il savait que c’étaient des adieux définitifs qu’il recevait, et leur laissait dire, sans le croire, qu’ils allaient revenir. Peu à peu le palais de Fontainebleau était devenu désert. Dans ses cours silencieuses on avait quelquefois encore l’oreille frappée par des bruits de voitures, on écoutait, et c’étaient des voitures qui s’en allaient. Napoléon assistait ainsi tout vivante sa propre fin. Qui n’a vu souvent, à l’entrée de l’hiver, au milieu des campagnes déjà ravagées, un chêne puissant, étalant au loin ses rameaux sans verdure, et ayant à ses pieds les débris desséchés de sa riche végétation ? Tout autour règnent le froid et le silence, et par intervalles on entend à peine le bruit léger d’une feuille qui tombe. L’arbre immobile et fier n’a plus que quelques feuilles jaunies prêtes à se détacher comme les autres, mais il n’en domine pas moins la plaine de sa tête sublime et dépouillée. Ainsi Napoléon voyait disparaître une à une les fidélités qui l’avaient suivi à travers les innombrables vicissitudes de sa vie. Il y en avait qui tenaient un jour, deux jours de plus, et qui expiraient au troisième. Toutes finissaient par arriver au terme. Il en était quelques-unes pourtant que rien n’avait pu ébranler. Drouot, l’improbation dans le cœur, la tristesse sur le front, le respect à la bouche, était demeuré auprès de son maître malheureux. Le maréchal Bertrand avait suivi ce généreux exemple. Les ducs de Vicence et de Bassano étaient restés aussi. Le duc de Vicence n’était pas plus flatteur qu’autrefois, le duc de Bassano l’était presque davantage, et donnait ainsi de sa longue soumission une honorable excuse, en prouvant qu’elle tenait à une admiration de Napoléon, sincère, absolue, indépendante du temps et des événements. Napoléon, touché de son dévouement, lui adressa plus d’une fois ces paroles consolatrices : Bassano, ils prétendent que c’est vous qui m’avez empêché de faire la paix !… qu’en dites-vous ?… Cette accusation doit vous faire sourire, comme toutes celles qu’on me prodigue aujourd’hui… Et Napoléon lui avait autant de fois serré la main, avouant ainsi de la manière la plus noble qu’il était le seul coupable.

Cette longue agonie devait finir. Le 20 au matin, Napoléon se décida à quitter Fontainebleau.

(Histoire de l’Empire, livre XXXVe. — Édition Furne, Jouvet et Cie.)

Mignet (né en 1796)

Uni à M. Thiers d’une amitié inaltérable par la communauté d’origine, d’âge, de séjour à Aix, de premiers triomphes académiques, M. Mignet, d’Aix débuta comme lui et avec lui, à Paris, par le journalisme ; puis il se consacra entièrement aux travaux historiques qui, avec les devoirs de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1837, furent toute sa vie. Ses Éloges en font un des maîtres de l’éloquence. Une sûreté et une étendue d’informations irréfutable, l’art accompli du détail et l’élévation des jugements d’ensemble qui résument et condensent, un style pur, ferme, serré et brillant assurent à ses ouvrages historiques une autorité incontestée. Les sujets en sont variés, mais le champ restreint de chacun d’eux lui a permis de le parcourir tout entier. Les principaux sont : une Histoire de la Révolution française de 1789 à 1814 (1824), résumé substantiel et tableau animé ; les Négociations relatives à la succession d’Espagne (1842) dont l’introduction est un raccourci magistral du siècle de Louis XIV ; Antonio Pérez et Philippe II (1845), Charles-Quint au monastère de Yuste (1854).

Charles-Quint818

Charles-Quint a été le souverain le plus puissant et le plus grand du seizième siècle. Issu des quatre maisons d’Aragon, de Castille, d’Autriche, de Bourgogne, il en a représenté les qualités variées et, à plusieurs égards, contraires, comme il en a possédé les divers et vastes États. L’esprit toujours politique et souvent astucieux de son grand’père, Ferdinand le Catholique ; la noble élévation de son aïeule, Isabelle de Castille, à laquelle s’était mêlée la mélancolique tristesse de Jeanne la Folle, sa mère ; la valeur chevaleresque et entreprenante de son bisaïeul, Charles le Téméraire, auquel il ressemblait de visage ; l’ambition industrieuse, le goût des beaux-arts, le talent pour les sciences mécaniques de son aïeul l’empereur Maximilien, lui avaient été transmis avec l’héritage de leur domination et de leurs desseins.

L’homme n’avait pas fléchi sous la charge du souverain. Les grandeurs et les félicités que le hasard de nombreuses successions et la prévoyance de plusieurs princes avaient accumulées sur lui, il les porta à leur comble. Pendant longtemps ses qualités si différentes et si fortes lui permirent de suffire, non sans succès, à la diversité de ses rôles et à la multiplicité de ses entreprises. Toutefois la tâche était trop immense pour un seul homme.

Aidé de grands capitaines et d’hommes d’État habiles, qu’il sut choisir avec art, employer avec discernement, il dirigea d’une manière supérieure et persévérante une politique toujours compliquée, des guerres sans cesse renaissantes. On le vit à plusieurs reprises se transporter dans tous les pays, faire face à tous ses adversaires, conclure lui-même toutes ses affaires, conduire en personne la plupart de ses expéditions. Il n’évitait aucune des obligations que lui imposaient sa grandeur et sa croyance. Mais, sans cesse détourné de la poursuite d’un dessein par la nécessité d’en reprendre un autre, il ne put pas toujours commencer assez vite pour réussir ni persister assez longtemps pour achever.

Il parvint toutefois à réaliser quelques-unes de ses entreprises. Ayant à s’étendre en Italie, à garder une partie de ce beau pays disputé, et à constituer l’autre dans ses intérêts, il y réussit, malgré François Ier et Henri II, au prix de trente-quatre ans d’efforts, de cinq longues guerres, dans lesquelles, presque toujours victorieux, il fit un roi de France et un pape prisonniers. Il parvint aussi non seulement à préserver les Pays-Bas, mais à accroître : au nord, du duché de Gueldre, de l’évêché d’Utrecht, du comté de Zutphen, au sud, de l’archevêché de Cologne ; il les dégagea en même temps de la suzeraineté de la France sur la Flandre et sur l’Artois. Mais comment empêcher la Hongrie d’être envahie par les Turcs, les côtes de l’Espagne, les îles de la Méditerranée, le littoral de l’Italie d’être ravagés par les Barbaresques ? Il le tenta cependant. Lui-même repoussa le formidable Soliman II de Vienne en 1552 ; enleva la Goulette et Tunis à l’intrépide dévastateur Barberousse en 1535, voulut en 1541 se rendre maître d’Alger, d’où le repoussa la tempête. Il aurait complété sur terre et sur mer cette défense des pays chrétiens, et aurait devancé dans le protectorat de la Méditerranée son fils immortel, l’héroïque vainqueur de Lépante819, s’il n’avait pas été constamment réduit à se tourner vers d’autres desseins par d’autres dangers. Quant au projet de ramener l’Allemagne à la vieille croyance catholique, il dut être impuissant parce qu’il fut tardif. Charles-Quint, obligé de souffrir le protestantisme lorsqu’il était encore faible, l’attaqua lorsqu’il était devenu trop fort pour être, je ne dirai pas détruit, mais contenu. Durant trente années, l’arbre de la nouvelle croyance avait poussé de profondes racines sous le sol de toute l’Allemagne, qu’il couvrait alors de ses impénétrables rameaux. Comment l’abattre et le déraciner ? Le catholique espagnol, le dominateur italien, le chef couronné du Saint-Empire romain, auquel l’ardeur religieuse de sa foi comme l’entraînement politique de son rôle interdisaient d’admettre le protestantisme, qu’il n’avait jamais que temporairement toléré, crut en 1540 pouvoir le dompter par les armes et le convertir par le concile. Après avoir affermi ses établissements en Italie, renouvelé ses victoires en France, étendu ses conquêtes en Afrique, il marcha en Allemagne. Dans deux campagnes il triompha des troupes protestantes ; mais après avoir désarmé les bras, il ne put soumettre les consciences. Son triomphe religieux et militaire sur l’Allemagne protestante et libre, qui n’entendait être ni convertie ni opprimée, fut le signal d’un irrésistible soulèvement de l’Elbe au Danube, et ranima toutes les vieilles inimitiés contre Charles-Quint dans le reste de l’Europe, où tout ce qui paraissait décidé en sa faveur se trouva remis en question. Il fit encore face à la fortune ; mais il était au bout de ses forces, de sa félicité, de sa vie. Accablé de maladies, surpris par ce grand et inévitable revers de son dernier dessein, hors d état d’entreprendre, à peine capable de résister, ne pouvant plus diriger et accroître cette vaste domination, dont la charge devait être divisée après lui, n’entendant pas composer avec l’hérésie victorieuse en Allemagne, trouvant à agrandir son fils en Angleterre, ayant soutenu une lutte et fait une trêve sans désavantage avec la France, il réalisa le projet d’abdiquer qu’il avait médité depuis tant d’années, et que lui rendaient nécessaire les maladies de l’homme, les fatigues du souverain, les sentiments du chrétien.

La retraite ne le changea point ; le profond politique se montra toujours dans le pieux solitaire, et l’habitude du commandement survécut chez lui à la renonciation. S’il devint désintéressé pour lui-même, il demeura ambitieux pour son fils. Se prononçant du fond de son monastère en 1557 contre Paul IV, comme il l’avait fait en 1527 du haut de son trône contre Clément VII ; conseillant à Philippe II de poursuivre Henri II avec la même vigueur qu’il avait mise à poursuivre dans son temps François Ier ; songeant sans cesse à garantir les pays chrétiens des dévastations des Turcs, qu’il avait autrefois repoussés de l’Allemagne et vaincus en Afrique ; défendant les doctrines catholiques des atteintes protestantes, sinon avec plus de conviction, du moins avec plus d’ardeur, parce qu’il n’avait point alors à agir, mais simplement a croire, et que, si la conduite est souvent obligée d’être accommodante, la pensée peut toujours être inflexible ; arbitre consulté et chef obéi de la famille, dont les tendres respects et les invariables soumissions se tournaient incessamment vers lui : on peut dire qu’il ne fut pas autre dans le couvent que sur le trône. Espagnol intraitable par la croyance, ferme politique par le jugement, toujours égal en des situations diverses, s’il a terminé sa vie dans l’humble dévotion du chrétien, il a pensé jusqu’au bout avec la persévérante hauteur du grand homme.

(Charles-Quint ; son abdication, son séjour, sa mort au monastère de Yuste, fin. — Librairie académique Didier et Cie.)
État de la France au commencement de la guerre de la Succession d’espagne

Le grand siècle venait de finir. Il n’était pas seulement fini dans le temps, il l’était dans son esprit, dans sa fortune, dans ses grands hommes. Ceux-ci étaient lentement passés, emportant avec eux le génie et la force des générations remuées par le besoin d’indépendance et par l’action des guerres civiles. Pascal, Molière, Corneille, La Fontaine, Racine, ces brillantes, lumières avaient successivement disparu. Bossuet, Bourdaloue, Boileau, Malebranche, Fénelon, avaient cessé leurs travaux, bien que la mort n’eût pas encore mis fin à leur existence. Un boulet perdu avait enlevé dans Tu renne la plus belle intelligence qui eût paru sur les champs de bataille. Le grand Condé, infidèle à la mort qui paraissait lui être réservée dans les combats, était venu apporter à Bossuet les derniers moments d’une vie commencée à Rocroy. Des deux disciples de ces fameux capitaines, le maréchal de Luxembourg avait cessé de vivre, et le sage Catinat allait cesser de plaire. Duquenne et Tourville, qui avaient balancé sur mer la puissance jusque-là sans rivale de l’Angleterre et de la Hollande, et qui avaient illustré la France par leurs victoires, n’étaient plus. Lionne, l’héritier de la pensée de Mazarin, avait enlevé de bonne heure aux conseils de Louis XIV les enseignements de son expérience. Le restaurateur des finances, le fondateur des manufactures, le protecteur de l’esprit, Colbert, avait vu sa pacifique influence anéantie par le fougueux ascendant de Louvois, et avait expiré dans l’amertume des regrets et de la défaveur. Louvois, à son tour, avait succombé devant le patient, l’étroit et astucieux génie de cette conseillère désastreuse dont Louis XIV, finissant comme il avait voulu commencer820, avait fait sa femme.

Louis XIV restait seul de son siècle. Vieillard isolé au milieu des générations nouvelles, privé de ses grands contemporains, réduit à remplacer Colbert et Louvois par Chamillart821, Turenne, Condé, Luxembourg par Marsin, Tallard et Villeroy ; croyant que son choix donnait du génie, que ses ordres forçaient la victoire, et laissant diriger ses choix et inspirer ses ordres par Mme de Maintenon, il était arrivé au déclin de sa fortune et au commencement de ses revers. Déjà la révocation de l’édit de Nantes avait détruit l’industrie naissante du pays ; la perte de Golbert, altéré ses finances ; celle de Louvois, affaibli l’administration de l’armée ; et de trop longues guerres avaient enlevé à l’agriculture ses bras et ses ressources. L’action mécanique des armées, qui durait encore, allait finir ; car les soldats manquent lorsque l’ardeur publique s’éteint, les générations ne se forment plus lorsque arrive l’épuisement de l’esprit, et les victoires cessent avec les soldats, les généraux et l’argent. Les sources nourricières de la puis-sauce de l’État étaient taries. La terre de France ne produisait plus822, Louis XIV pesait sur elle ; il étouffait ses germes, qui n’ont jamais besoin que d’un peu de mouvement pour lever, et de l’air de la liberté pour grandir.

C’est dans ces circonstances que la guerre de la succession s’ouvrit.

(Notices et Mémoires historiques ; Introduction à l’histoire de la succession d’Espagne. — Librairie académique Didier et Cie)
Sieyès823

En 1830 l’octogénaire M. Sieyès vint jouir, dans sa patrie recouvrée, de la liberté dont il avait été l’un des principaux fondateurs, et finir dans le repos et l’obscurité une vie qui s’est éteinte à 88 ans, désirant être jugé sur ce qu’il avait fait, et ne croyant pas avoir besoin de laisser des explications à la postérité pour être grand devant elle.

C’est ici le moment d’apprécier cet esprit puissant et singulier, et de le faire avec le respect dû à un confrère illustre, mais avec l’impartialité qu’exige l’histoire à laquelle il appartient. M. Sieyès était plus un métaphysicien politique qu’un homme d’État. Ses vues se tournaient continuellement en dogmes. Il avait prodigieusement d’esprit et même de causticité ; mais il manquait de talent oratoire, et quoiqu’il fût très fin et connût bien les hommes au milieu desquels il avait vécu, il n’aimait pas à les mener, et peut-être n’avait-il pas ce qu’il fallait pour le faire. Il savait prendre de l’ascendant, mais il ne travaillait pas à le conserver. Il cherchait peu à le produire. Hardi d’esprit, et dans l’occasion courageux de caractère, il était circonspect et timide par orgueil. Il ne se livrait aux événements comme aux hommes que lorsqu’ils le recherchaient et pour ainsi dire le gâtaient. Sinon, il se retirait en lui-même, avec un dédain superbe, et voyait passer le monde devant lui en observateur et presque en indifférent. À chaque époque il fallait qu’on acceptât sa pensée ou sa démission. Appartenant à une génération qui avait plus vécu jusque-là dans les abstractions que dans les réalités, il croyait que tout ce qui se pensait se pouvait. Il s’exagérait, comme la plupart de ses contemporains, la puissance de l’esprit, il tenait plus compte des droits que des intérêts, des idées que des habitudes. Il avait quelque chose de trop géométrique dans ses déductions, et il ne se souvenait pas assez, en alignant les hommes sous son équerre politique, qu’ils sont les pierres animées d’un édifice mouvant. Cependant il a laissé la forte empreinte de son intelligence dans les événements. Il a été l’ami ou le maître des hommes les plus considérables de notre temps. Beaucoup de ses pensées sont devenues des institutions. Il a vu, avec un coup d’œil sûr, arriver une révolution qui devait se faire par la parole, se terminer par l’épée, et il a donné la main, en 1789, à Mirabeau pour la commencer, au 18 brumaire à Napoléon pour la finir : associant ainsi le plus grand penseur de cette Révolution à son plus éclatant orateur et à son plus puissant capitaine.

(Ibid., Notice historique sur la vie et les travaux de M. le comte Sieyès, fin. Librairie académique Didier et Cie.)

Ph. de Ségur (1780-1873)

Notice

Fils du général Louis-Philippe de Ségur, qui fut général, diplomate sous Louis XVI, grand maître des cérémonies, en 1803, de la cour de Napoléon, et qui dut à ses écrits historiques (Histoire romaine, Histoire ancienne, Histoire de France) un fauteuil académique, le général Philippe Paul de Ségur en reçut un l’année même de la mort de son père (1830), et mourut un des doyens de l’Académie française. Dans sa retraite de 1815 à 1824, il avait écrit d’un style pur, élégant, brillant, quelquefois pompeux, mais que de grands événements et de grandes catastrophes élèvent souvent jusqu’à l’éloquence, l’Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812. Il écrivit ses Mémoires, imprimés pendant sa vie (chez Didot), publiés, selon sa volonté, six mois après sa mort. — Voir Le Général Ph. de Ségur, sa vie et son temps, par M. Saint-René Taillandier (Didier, 1875).

Le champ de bataille de la Moskowa824

Après la Kologha, on marchait absorbé, quand plusieurs de nous, levant les yeux, jetèrent un cri de saisissement. Soudain, chacun regarda autour de soi ; on vit une terre toute piétinée, nue, dévastée, tous les arbres coupés à quelques pieds du sol, et plus loin des mamelons écrêtés ; le plus élevé paraissait le plus difforme. Il semblait que ce fût un volcan éteint et détruit. Tout autour la terre était couverte de débris de casques et de cuirasses, de tambours brisés, de tronçons d’armes, de lambeaux d’uniformes et d’étendards tachés de sang825.

Sur ce sol désolé gisaient trente milliers de cadavres à demi dévorés. Quelques squelettes, restés sur l’éboulement de l’une de ces collines, dominaient tout. Il semblait que la mort eût établi là son empire : c’était une terrible redoute, conquête et tombeau de Caulincourt826. Alors le cri : « C’est le champ de la grande bataille ! » forma un long et triste murmure. L’empereur passa vite ; personne ne s’arrêta. Le froid, la faim, l’ennemi pressaient ; seulement, on détournait la tête en marchant, pour jeter un triste et dernier regard sur ce vaste tombeau de tant de compagnons d’armes sacrifiés inutilement et qu’il fallait abandonner.

C’était là que nous avions tracé avec le fer et le sang l’une des plus grandes pages de notre histoire ; quelques débris le disaient encore, et bientôt ils allaient être effacés. Un jour le voyageur passera avec indifférence sur ce champ semblable à tous les autres ; cependant, quand il apprendra que ce fut celui de la grande bataille, il reviendra sur ses pas, il le fixera longtemps, de ses regards curieux, il en gravera les moindres accidents dans sa mémoire avide, et sans doute qu’alors il s’écriera : « Quels hommes ! quel chef ! quelle destinée ! » Ce sont eux qui, treize ans plus tôt, dans le midi, sont venus tenter l’Orient par l’Égypte, et se briser contre ses portes. Depuis, ils ont conquis l’Europe, et les voilà qui reviennent, par le nord, se présenter de nouveau devant cette Asie, pour s’y briser encore ! Qui donc les a poussés dans cette vie errante et aventureuse ? Ce n’étaient point des Barbares cherchant de meilleurs climats, des habitations plus commodes, des spectacles plus enivrants, de plus grandes richesses ; au contraire, ils possédaient tous ces biens, ils jouissaient de tant de délices, et ils les ont abandonnées pour vivre sans abris, sans pain, pour tomber chaque jour et successivement, ou morts, ou mutilés. Quelle nécessité les a poussés ? Eh ! quoi donc ? si ce n’est la confiance dans un chef jusque-là infaillible, l’ambition d’achever un grand ouvrage glorieusement commencé, l’enivrement de la victoire, et surtout cette insatiable passion de la gloire, cet instinct puissant qui pousse l’homme à la mort pour chercher l’immortalité.

(Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812, liv. IX, chap. 7.)

Michelet (1798-1874)

Notice

Un enseignement historique de dix années au collége de France, où il succéda à Daunou en 1838 ; des ouvrages historiques considérables (Histoire romaine, Histoire de France, Histoire de la Révolution française, Précis de l’histoire moderne, un chef-d’œuvre, etc.) ; des livres empreints d’un double caractère, la passion de la nature (l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, la Montagne, etc.), et la passion démocratique (Le Peuple, etc.), ont fait à Jules Michelet, fils d’un modeste imprimeur de Paris, une triple et éclatante renommée de professeur, d’historien et d’écrivain. Dans sa chaire une parole ardente, dans ses derniers livres une âme tendre, un style plein d’éclat, de sensibilité, de souplesse et de grâce, et souvent d’une sorte de lyrisme mystique, ont passionné ou charmé ses auditeurs et ses lecteurs. Historien, il a le regard pénétrant pour découvrir la vérité ; il la fait jaillir comme un éclair qui illumine chaque chose et chaque homme. Il a le don de ressusciter la vie, et de la faire sortir, et des monuments de l’antiquité, et des archives de tous les siècles de notre histoire, dont ses fonctions à la Section historique des Archives nationales lui ouvraient les trésors. Il rend une voix et un écho aux générations muettes et endormies ; dans les siècles plus rapprochés de nous, il compte chaque jour et a chaque heure les pulsations de l’opinion publique ; il fait palpiter le cœur de l’histoire. « Il semble, dit M. Despois de son Histoire de France, qu’il l’avait vécue avant de l’écrire. » Il est le contemporain des grands et des petits, dont il combat ou épouse les intérêts et les passions : il entre avec Louis XI dans la prison de Péronne, avec le P. Joseph dans le cabinet de Richelieu, avec Mme de Motteville dans la « chambre grise » et la « chambre bleue » d’Anne d’Autriche ; il est au petit lever de Louis XIV avec les plus qualifiés de la cour, au conseil à côté de Colbert ; il chante la Marseillaise avec Barbaroux, il pleure d’attendrissement avec le peuple au pied de l’autel de la Fédération.

Dans sa manière d’écrire l’histoire, des qualités de premier ordre compensent chez lui des défauts incontestables. Son style coloré, vivant, ardent, souvent heurté et exalté, est tour à tour d’un historien, d’un tribun, d’un apôtre, parfois, faut-il le dire ? d’un illuminé.

Jeanne d’Arc

J’entrais un jour chez un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup fait et beaucoup souffert. Il tenait à la main un livre qu’il venait de fermer, et semblait plongé dans un rêve ; je vis, non sans surprise, que ses yeux étaient pleins de larmes. Enfin, revenant à lui même : « Elle est donc morte ! dit-il. — Qui ? — La pauvre Jeanne d’Arc. »

Telle est la force de cette histoire, telle sa tyrannie sur le cœur, sa puissance pour arracher les larmes. Bien dite ou mal contée, que le lecteur soit jeune ou vieux, qu’il soit, tant qu’il voudra, affermi par l’expérience, endurci par la vie, elle le fera pleurer. Hommes, n’en rougissez pas, et ne vous cachez pas d’être hommes. Ici la cause est belle. Nul deuil récent, nul événement personnel n’a droit d’émouvoir davantage un bon et digne cœur.

La vérité, la foi et la patrie ont eu leurs martyrs, et en foule. Les héros eurent leurs dévouements, les saints leur Passion. Le monde a admiré, et l’Église a prié. Ici c’est autre chose. Nulle canonisation, ni culte, ni autel. On n’a pas prié, mais on pleure.

L’histoire est telle :

Une enfant de douze ans, une toute jeune fille, confondant la voix de son cœur avec la voix du ciel, conçoit l’idée étrange, improbable, absurde, si l’on veut, d’exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver son pays. Elle couve cette idée pendant six ans sans la confier à personne ; elle n’en dit rien, même à sa mère, rien à nul confesseur. Sans nul appui de prêtre ou de parents, elle marche tout ce temps avec Dieu dans la solitude de son grand dessein. Elle attend qu’elle ait dix-huit ans, et alors immuable, elle l’exécute malgré les siens et malgré tout le monde. Elle traverse la France ravagée et déserte, les routes infestées de brigands ; elle s’impose à la cour de Charles VII, se jette dans la guerre ; et dans les camps qu’elle n’a jamais vus, dans les combats, rien ne l’étonne ; elle plonge intrépide au milieu des épées. Blessée toujours, découragée jamais, elle rassure les vieux soldats, entraîne tout le peuple, qui devient soldat avec elle, et personne n’ose plus avoir peur de rien. Tout est sauvé ! La pauvre fille, de sa chair pure et sainte, de ce corps délicat et tendre, a émoussé le fer, brisé l’épée ennemie, couvert de son sein le sein de la France.

La récompense, la voici. Livrée en trahison, outragée des barbares, tentée des pharisiens qui essayent en vain de la prendre par ses paroles, elle résiste à tout en ce dernier combat, elle monte au-dessus d’elle-même, éclate en paroles sublimes, qui feront pleurer éternellement… Abandonnée de son roi et du peuple qu’elle a sauvés, par le cruel chemin des flammes, elle revient dans le sein de Dieu. Elle n’en fonde pas moins sur l’échafaud le droit de la conscience, l’autorité de la voix intérieure.

Nul idéal qu’avait pu se faire l’homme n’a approché de cette très-certaine réalité.

Ce n’est pas ici un docteur, un sage éprouvé par la vie, un martyr fort de ses doctrines, qui pour elles accepte la mort. C’est une fille, une enfant, qui n’a de force que son cœur.

Le sacrifice n’est pas accepté et subi ; la mort n’est point passive. C’est un dévouement voulu, prémédité, couvé longues années ; une mort active, héroïque et persévérante, de blessure en blessure, sans que le fer décourage jamais, jusqu’à l’affreux bûcher.

Sa sublime ignorance enfin, qui fit taire toute science en sa dernière épreuve, et rendit muets les docteurs, c’est là un trait unique devant qui tout s’efface. Les vrais sages ici et les savants du cœur ne diront pas comme Moïse : « Dieu a passé… Je l’ai vu par derrière. » Ils diront : « Le voici… Cette lueur est le regard de Dieu. »

Quand on lui demanda, à cette fille jeune et simple qui n’avait rien fait que coudre et filer pour sa mère, comment elle avait pris sur elle de se faire homme, malgré les commandements de l’Église, comment elle avait fait l’effort (elle si timide et rougissante) de s’en aller parler aux soldats, de les mener, les commander, les réprimander, les forcer de combattre…

Elle ne dit qu’un mot :

« La pitié qu’il y avoit au royaume de France. » Souvenons-nous toujours, Français, que la Patrie, chez nous, est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous.

(Jeanne d’Arc. — Fragment de l’Introduction. — Hachette et Cie, éditeurs.)
La bataille de Rocroy

Le nouveau règne827 fut inauguré par des victoires. L’infanterie française prit pour la première fois sa place dans le monde par la bataille de Rocroy (1643828). Cet événement est bien autre chose qu’une bataille, c’est un grand fait social. La cavalerie est larme aristocratique, l’infanterie l’arme plébéienne. L’apparition de l’infanterie est celle du peuple. Chaque fois qu’une nationalité surgit, l’infanterie apparait. Tel peuple, telle infanterie. Depuis un siècle et demi que l’Espagne était une nation, le fantassin espagnol régnait sur les champs de bataille, brave sous le feu, se respectant lui-même, quelque déguenillé qu’il fût, et faisant partout respecter le Senor Soldado 829 ; du reste, sombre, avare et avide, mal payé, mais sujet à patienter en attendant le pillage de quelque bonne ville d’Allemagne ou de Flandre. Ils avaient juré au temps de Charles-Quint « par le sac de Florence » ; ils avaient pillé Rome, puis Anvers, puis je ne sais combien de villes des Pays-Bas. Parmi les Espagnols, il y avait des hommes de toutes nations, surtout des Italiens. Le caractère national disparaissait. L’esprit de corps, et le vieil honneur de l’armée les soutenaient encore, lorsqu’ils furent portés par terre à la bataille de Rocroy. Le soldat qui prit leur place, fut le soldat français, l’idéal du soldat, la fougue disciplinée. Celui-ci, loin encore à cette époque de comprendre la patrie, avait du moins un vif sentiment du pays. C’était une gaillarde population de fils de laboureurs, dont les grands-pères avaient fait les dernières guerres de religion, Ces guerres de partisans, ces escarmouches a coups de pistolet, firent toute une nation de soldats ; il y eut dans les familles des traditions d’honneur et de bravoure. Les petits-fils, enrôlés, conduits par un jeune homme de vingt ans, le grand Condé, forcèrent à Rocroi les lignes espagnoles, enfoncèrent les vieilles bandes, aussi gaîment que leurs descendants franchirent, sous la conduite d’un autre jeune homme, les ponts d’Arcole et de Lodi830.

Depuis Gustave-Adolphe, la guerre s’était inspirée d’un plus libre génie. On croyait moins à la force matérielle, davantage à la force morale. La tactique était, si je puis dire, devenue spiritualiste. Dès qu’on sentait le dieu en soi, on marchait, sans compter l’ennemi. Il fallait en tôle un homme audacieux, un jeune homme qui crût au succès. Condé à Fribourg jeta son bâton dans les rangs ennemis ; tous les Français coururent le ramasser.

La victoire engendre la victoire. Les lignes de Rocroi forcées,’ la barrière de l’honneur espagnol et allemand fut forcé pour jamais. L’année suivante (1644), l’habile et vieux Mercy laisse emporter les lignes de Thionville, Condé prend Philipsbourg et Mayence, la position centrale du Rhin. Mercy est de nouveau battu, et complètement, à Nordlingen (1645). En 1646, Condé prend Dunkerque, la clef de la Flandre et du détroit. Enfin, le 20 août 1648, il gagne dans l’Artois la bataille de Lens. Le 24 octobre fut signée la paix de Westphalie. Condé avait simplifié les négociations.

(Précis d’histoire moderne, chap. XVIII. — Calmann Lévy, éditeur.)
L’aile et le vol

L’oiseau a une puissance unique, inouïe, de respiration. L’homme qui recevrait autant d’air à la fois serait tout d’abord étouffé. Le poumon de l’oiseau, élastique et puissant, s’en empreint, s’en emplit, s’en enivre avec force et délice, le verse à flots aux os, aux cellules aériennes. Le sang vivifié sans cesse d’un air nouveau fournit à chaque muscle cette inépuisable vigueur qui n’est à nul autre être et n’appartient qu’aux éléments.

La lourde image d’Antée touchant la terre et y puisant des forces rend faiblement, grossièrement, quelque idée de cette réalité. L’oiseau n’a pas à chercher l’air pour le toucher et s’y renouveler ; l’air le cherche et afflue en lui ; il lui rallume incessamment le brûlant foyer de la vie.

Voilà qui est prodigieux, et non pas l’aile. Ayez l’aile du condor et suivez-le, quand du sommet des Andes et de leurs glaciers sibériques il fond, il tombe au rivage brûlant du Pérou, traversant en une minute toutes les températures, tous-les climats du globe, aspirant d’une haleine l’effrayante masse d’air, brûlée, glacée, n’importe ! Vous arriveriez foudroyé.

Le plus petit oiseau fait honte ici au plus fort quadrupède. Prenez-moi un lion enchaîné dans un ballon, dit Toussenel831, son sourd rugissement se perdra dans l’espace. Bien autrement puissante de voix et de respiration, la petite alouette monte en filant son chant, et on l’entend encore quand on ne la voit plus. Sa chanson gaie, légère, sans fatigue, qui n’a rien coûté, semble la joie d’un invisible esprit qui voudrait consoler la terre.

La force fait la joie. Le plus joyeux des êtres, c’est l’oiseau, parce que bercé, soulevé de l’haleine du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en rêve. La force illimitée, la faculté-sublime, obscure chez les êtres inférieurs, chez l’oiseau claire et vive, de prendre à volonté sa force au foyer maternel, d’aspirer la vie à torrent, est un enivrement divin.

(L’oiseau, 1re partie. — Hachette et Cie, éditeurs.)

Sainte-Beuve (1804-1869)

Notice

Sainte-Beuve (Charles-Augustin), de Boulogne-sur-Mer, commença par jouer son rôle dans l’école romantique, d’abord par son Tableau historique et critique de la poésie française au xvie  siècle (1828), qui était un coup droit porte à la routine classique, et, ce qui vaut mieux, un bon argument contre elle, et une leçon littéraire pour le public ; puis, par différents recueils de poésie (les Poésies de Joseph Delorme, les Consolations, plus tard les Pensées d’août). Son premier ouvrage était déjà un premier pas dans la carrière de la critique ; le second, des Portraits isolés, publiés dans différents journaux ou revues, l’engagea définitivement dans la voie où il devait pousser si loin, en pleine originalité. Ces essais espacés, qui étaient déjà d’un maître, furent pour lui un apprentissage pour arriver à ce rôle de critique hebdomadaire et universel qu’il a rempli pendant vingt ans, avec une autorité souveraine, à partir de 1850, soit au Constitutionnel, soit au Moniteur, dans ses différentes séries des Causeries du Lundi. Écrivains anciens, modernes, contemporains, poètes ou prosateurs, français ou étrangers, femmes de lettres, hommes de lettres, hommes d’État, hommes de guerre, savants, voyageurs, etc., tous s’y suivent, et y passent sous nos yeux, dans le plus intéressant, le plus instructif et le plus piquant mélange, éveillant et satisfaisant la curiosité, sans la lasser jamais, par le contraste des noms, des nationalités, des physionomies, des caractères, des talents, des renommées.

Il a une langue à lui, facile, familière, coulante, flexible, tantôt menue, tantôt ample et ondoyante. Elle a du laisser aller, et point de négligence, de l’abondance, et point de prolixité. Elle a mille finesses de ton et de touche pour traduire ses délicatesses d’analyse. Rien ne lui échappe. Il devine les sous-entendus. Il scrute, il fouille, il pénètre fonds, replis et recoins ; il suit des « veines » ; il fait le tour d’un esprit, le définit, le circonscrit ; il met en lumière ses « côtés », ses « parties », comme on disait au xviie  siècle ; il y découvre des nuances, il en fait chatoyer les reflets. Il finit par trouver sa « marque » ; il la fixe, et elle reste.

Tout en dépensant au jour le jour ces trésors d’érudition, il écrivit des ouvrages de longue haleine, comme : Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire (1860), cours professé à Liège en 1848 ; Étude sur Virgile, fruit des travaux destinés à un cours, non professé, au Collège de France ; et surtout une Histoire de Port-Royal, monument d’érudition qui l’occupa de longues années.

Sainte-Beuve fut académicien, et sénateur sous l’Empire.

Ducis832

Il y a pour nous, à la distance où nous sommes déjà de lui, deux hommes et comme deux écrivains en Ducis. Il y a l’auteur tragique qu’on ne lit plus et qu’on peut difficilement relire, celui qui eut l’idée d’introduire sur notre théâtre des imitations de Shakspeare sans savoir l’anglais, et qui, dans l’avertissement qui précède son Hamlet (1770), disait naïvement : « Je n’entends point l’anglais, et j’ai osé faire paraître Hamlet sur la scène française. Tout le monde connaît le mérite du Théâtre anglais de M. de La Place833. C’est d’après cet ouvrage précieux à la littérature que j’ai entrepris de rendre une des plus singulières tragédies de Shakspeare. » Plus tard, Ducis continua la même expérience d’après la traduction de Le Tourneur ; il donna Roméo et Juliette, le Roi Léar, Macbeth, Jean-sans-Terre, Othello. Au milieu de ces imitations de l’anglais, il eut l’idée de combiner une double imitation de Sophocle et d’Euripide, et il fit Œdipe chez Admète. Enfin, il couronna sa carrière dramatique par une tragédie de son invention, Abufar (1795). Ce Ducis, auteur dramatique, qui fut très-contesté en son temps, mais qui réussit, somme toute, en dépit des résistances de Le Kain834, des impatiences de Voltaire, des rudesses de Geoffroy835 ; ce Ducis, qui fit couler bien des larmes sous Louis XVI, et que Talma836, dans notre jeunesse, nous a ressuscité parfois avec génie, est aujourd’hui mort, ou à peu près mort ; et, s’il n’y avait que ce côté-là en lui, nous ne viendrions pas le tirer de ses limbes. Mais il y a le Ducis homme et caractère, poëte au cœur chaud, d’autant plus poëte qu’il parle en prose et non en vers, et qu’il a le langage plus naturel, écrivant à ses amis des lettres charmantes, toutes semées de mots simples et grandioses, de pensées qui sentent la Bible, le livre de la Sagesse, et où résonne pourtant comme un lointain grondement du tonnerre tragique. C’est ce dernier Ducis qui nous intéresse avant tout, qui reste pour nous présent et vivant, et qui peut servir aujourd’hui à nous faire apprécier quelque chose de l’autre.

Ducis n’était pas Français d’origine. Né à Versailles le 23 août 1733, d’une mère française et d’un père savoisien, il avait beaucoup de ce dernier. Il était lion par son père, disait-il, et berger par sa mère. Ses parents, d’ailleurs, tenaient un modeste commerce de lingerie et de poterie. Tout en s’accommodant avec bonheur de cette condition bourgeoise, il y faisait entrer sans trop d’effort de hautes pensées, et sa modestie domestique prenait un caractère de grandeur morale : « Mon père, dit-il quelque part, à propos de je ne sais quel détail de conduite, mon père, qui était un homme rare et digne du temps des Patriarches, le pratiquait ainsi ; et c’est lui qui, par son sang et ses exemples, a transmis à mon âme ses principaux traits et ses maîtresses formes. Aussi je remercie Dieu de m’avoir donné un tel père. Il n’y a pas de jour où je ne pense à lui ; et quand je ne suis pas trop mécontent de moi-même, il m’arrive quelquefois de lui dire : Es-tu content, mon père ? Il semble alors qu’un signe de sa tête vénérable me réponde et me serve de prix. » Il écrivait cela à l’âge de quatre-vingts ans, et il se le dit toute sa vie. À Versailles, à deux pas de la Cour, Ducis resta de tout temps un homme de la Savoie, au cœur d’or, aux vertus de famille, sans un jour de désordre ni d’oubli dans les mœurs, chrétien, catholique, pratiquant, aimant à faire des tournées de campagne dans les presbytères des bons curés des environs, et passant de là sans discordance au théâtre, se souvenant de son pays originaire, du village de Haute-Luce (Alta lux) voisin du ciel, et, les jours de fête, s’inspirant, dans sa pieuse vision, du désert de la Grande-Chartreuse et des abeilles de la montagne. Lui-même vieux, à la haute stature, de complexion robuste et rustique, il ressemblait assez à un vieux chêne à demi dépouillé et rugueux, où l’abeille a déposé en un creux son miel. Dès sa jeunesse, au milieu de ses travaux dramatiques, il avait un livre secret dans lequel il écrivait tout son examen de conscience, ses sujets de confession et de scrupule devant Dieu ; ce registre avait pour titre : Ma grande Affaire, c’est-à-dire l’affaire du salut. On souviendra qu’il y a bien peu d’auteurs de théâtre qui soient habitués à tenir de la sorte leur vie en partie double ; et, chez celui dont nous parlons, il y avait harmonie et simplicité.

De là l’originalité de Ducis, originalité sincère, généreuse, dont les contemporains ne tardèrent pas à s’apercevoir en écoutant ses tragédies, et qui aujourd’hui ne nous échappe qu’à cause du mauvais goût générai, du style banal et convenu où elle est noyée.

[L’auteur suit Ducis dans sa carrière dramatique, et apprécie ses tragédies. La dernière fut Abufar (1795).]

Ducis, à partir de cette date, peut être considéré comme rentré sous la tente et ayant accompli son cercle tragique ; il devient patriarche et solitaire de plus en plus. Au printemps de 1800, je le trouve allant à Essonne chez un voisin de Bernardin de Saint-Pierre (M. Robin) pour y assister à une petite fête homérique. On inaugure, au milieu de la verdure, des ruisseaux et des fleurs, les bustes d’Homère et de Jean-Jacques Rousseau ; Bernardin de Saint-Pierre et Ducis portent les couronnes que de jeunes enfants déposent ensuite sur les deux marbres : « Votre fête était simple, écrit Ducis à son hôte d’Essonne, comme les beautés de l’Iliade et d’Héloïse 837. » Cet Homère, que Ducis fêtait ce jour-là, et qui était aussi simple que l’Héloïse, tenait un peu, je le crains, de celui de Bitaubé838. Le malheur de Ducis est de n’avoir jamais bien fait ces distinctions.

C’était le temps où Bonaparte, qui avait fort goûté Ducis, et qui lui avait fait beaucoup d’avances pendant son séjour à Paris après la première campagne d’Italie, jusqu’à vouloir l’emmener avec lui dans l’expédition d’Égypte, fondait un Gouvernement nouveau et cherchait à y rattacher tout ce qui avait nom et gloire. On a souvent raconté comment il échoua auprès de Ducis, qui refusa tout, le Sénat, la Légion d’Honneur839 : « Je suis, disait-il, catholique, poëte, républicain et solitaire : voilà lès éléments qui me composent, et qui ne peuvent s’arranger avec les hommes en société et avec les places… Il y a dans mon âme naturellement douce quelque chose d’indompté, qui brise avec fureur, et à leur seule idée, les chaînes misérables de nos institutions humaines. » Et encore : « Ma fierté naturelle est assez satisfaite de quelques non bien fermes que j’ai prononcés dans ma vie. Mais j’entends qu’on se plaint, qu’on gémit, qu’on m’accuse ; on me voudrait autre que je ne suis. Qu’on s’en prenne au potier qui a façonné ainsi mon argile ! »

Ducis était de cette race de philosophes, d’amis de la retraite et de la Muse, qui n’entendent rien à la politique ni à la pratique des affaires, et qui ont droit de résumer toute leur Charte en ces mots : « Quand un homme libre pourrait démêler dans les querelles des rois (rois ou chefs politiques de tout genre) le parti le plus juste, croyez-vous que ce serait à le suivre que consiste la plus grande gloire ? »

Malgré ces coins d’humeur et ces instants irrités, Ducis était assez habituellement calme pour que sa figure de vieillard, en ces années, ait bien de l’expression antique, et que nous la trouvions de plus en plus noble et belle. Voici quelques pensées que j’extrais des lettres écrites par lui dans sa vieillesse :

 

« Je suis auprès de mes consolateurs, de vieux livres, une belle vue et de douces promenades. J’ai soin de mes deux santés : je tâche de les faire marcher ensemble, et de n’avoir mal ni à l’âme ni au corps. »

« Je ne puis vous dire combien je me trouve heureux depuis que j’ai secoué le monde. Je suis devenu avare ; mon trésor est la solitude. Je couche dessus avec un bâton ferré, dont je donnerais un grand coup à quiconque voudrait m’en arracher. Mon cher ami, le monde ira comme il plaira à Dieu : je me suis fait ermite. »

« Oui, mon ami, j’ai épousé le désert, comme le Doge de Venise épousait la mer Adriatique : j’ai jeté mon anneau dans les forêts. »

 

Mais ne sentez-vous pas aussitôt comme Ducis, dans cette prose naturelle et sortie du cœur, a le mot large et pittoresque ? tout cela se noyait et se masquait plus ou moins dans sa poésie.

Dans sa cellule de Versailles, à côté de son Horace, de son Virgile et de son La Fontaine, il lisait les Vies des Pères des Déserts, traduites par Arnauld d’Andilly840 :

 

« Je continue auprès de mon feu des lectures douces et des heures paisibles qui vont a petits pas, comme mon pouls et mes affections innocentes et pastorales. Mon cher ami, je lis la vie des Pères du Désert : j’habite avec saint Pacôme841, fondateur du monastère de Tabenne. En vérité, c’est un charme que de se transporter sur cette terre des anges : on ne voudrait plus en sortir. »

 

Dans ces pages de Ducis, on sent comme la saveur de la solitude ; il y avait un idéal de chartreux au fond de l’âme de ce tragique ; il y avait même quelque chose de plus doux :

 

« Vous êtes, écrivait-il à Talma en 1809, vous êtes dans la force de votre âge, de votre talent et de votre gloire. Je ne suis plus qu’une ruine couverte d’un peu de mousse et de quelques petites fleurs qui me consolent et me déguisent les outrages du temps. Je vous assure que mon âme, autrefois si avide d’impressions, actuellement s’y dérobe par faiblesse, et ne peut supporter ce qui l’émeut trop et ce qui l’agite. Il faut que je me mette en mesure avec mes moyens, et que je n’éloigne pas de moi la douce Muse qui s’y proportionne. Je conserve, loin du vent, cette petite lampe de religieuse qui m’éclaire encore. »

 

Et à Bernardin de Saint-Pierre, il exprime la même idée par une autre image :

 

« Je ne sais plus trop quand je reviendrai à Paris. Je dois me tenir comme une petite fleur timide sous une cloche de verre que je suis toujours prêt à casser. »

 

Un sentiment de famille se mêlait sans cesse à cette joie chrétienne du solitaire, et venait la tempérer par quelques regrets : il se reportait à son enfance, aux années meilleures, à ses jouissances de fils, de père et d’époux :

 

« Les mœurs ne s’apprennent pas, c’est la famille qui les inspire. Je suis, mon cher ami, comme un pauvre hibou, tout seul, sicut nycticorax in domicilio. Je songe douloureusement au passé, au présent, et doucement à l’avenir. »

 

Quel vif et pur sentiment de foi à l’immortalité dans ce mot : doucement à l’avenir !

 

« Au moment où je vous écris, disait-il à Bernardin de Saint-Pierre, à qui la plupart de ces jolies lettres de la fin sont adressées, je suis seul dans ma chambre : la pluie tombe, les vents sifflent, le ciel est sombre, mais je suis calme dans mon gîte comme un ours qui philosophe dans le creux de sa montagne. Et vous, mon ami, vous regardez le berceau de votre petit enfant, et sa mère et sa grand’mère, et vos deux aînés Paul et Virginie : votre cœur s’attendrit et jouit. La Providence est visiblement sur les berceaux… »

« Le bonheur d’une famille vertueuse est un chef-d’œuvre de la Providence. Tout y attache et rien n’y brille. »

 

Et ressongeant à son passé, à tout ce qu’il avait perdu, cela le menait à dire :

 

« Que voulez-vous, mon ami ? il n’y a point de fruit qui n’ait son ver, point de fleur qui n’ait sa chenille, point de plaisir qui n’ait sa douleur : notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé. »

 

Ducis, dans ses dernières années, a fait beaucoup de poésies diverses où il exprime ses prédilections, ses goûts ; il chante le ménage des deux Corneille, il célèbre et paraphrase La Fontaine en des vers qui se sentent de la lecture habituelle et de l’esprit du grand Fabuliste. On en pourrait citer quelques-uns ; mais, en général, ces pièces de vers pèchent par le tissu et par le style qui ne se soutient pas. Au milieu d’accents très naturels, il y paraît tout à coup de faux oripeaux ou des trivialités bourgeoises. N’ayant pas eu la force et l’art de se créer une langue poétique à son usage, il n’y a qu’en prose, et dans ce qui saute du cœur sur le papier, que le poëte s’est montré tout à lait lui-même.

Ducis ne se doutait pas de tout ce qui manquait à son expression en vers. Parlant des petites pièces familières qu’il adressait à son Caveau et à ses dieux Pénates, à sa Musette : « Il y a dans mon clavecin poétique, disait-il, des jeux de flûte et de tonnerre : comment cela va-t-il ensemble ? je n’en sais trop rien, mais cela est ainsi. » Eh bien ! dans tous ses vers, il n’y a rien qui soit mieux que ces deux lignes de prose qu’on vient de lire. Et quand il a voulu peindre les champs dans ses limes, qu’a-t-il trouvé qui approche, pour la grâce et la fraîcheur, de ce qu’il écrivait un jour à Lemercier842 du milieu des landes de la Sologne : « J’ai fait une lieue ce matin dans des plaines de bruyères, et quelquefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs, et qui chantent. Pourquoi ne sommes-nous pas ensemble ? C’est ce que je me dis toutes les fois que j’ai douceur et surabondance de mélancolie. »

Notez qu’il n’écrivait ainsi en prose, que parce qu’il était foncièrement poëte par l’imagination et par le cœur.

M. Campenon843, dans ses Lettres sur Ducis, a raconté une anecdote qui peint bien la bonhomie pieuse de cet adorateur et de ce profanateur innocent de Shakspeare. Ducis avait placé le buste du grand William dans sa chambre à coucher, non loin du portrait de son père et de sa mère :

 

« Je n’oublierai jamais, dit M. Campenon, qu’étant allé le voir à Versailles par une assez froide journée de janvier, je le trouvai dans sa chambre à coucher, monté sur une chaise, et tout occupé à disposer avec une certaine pompe, autour de la tête de l’Eschyle anglais, une énorme touffe de buis qu’on venait de lui apporter. “Je suis à vous tout à l’heure”, me dit-il comme j’entrais, et sans se déranger ; et, remarquant que j’étais un peu surpris de l’attitude où je l’avais trouvé : “Vous ne voyez donc pas que c’est demain la Saint-Guillaume, fête patronale de mon Shakspeare ?” Puis, s’appuyant sur mon épaule pour descendre, et m’ayant consulté sur l’effet de son bouquet, le seul sans doute que la saison eût pu lui offrir : “Mon ami, ajouta-t-il avec une figure dont l’expression m’est encore présente, les anciens couronnaient les sources où ils avaient puisé.” »

 

Cette anecdote, si bien racontée par M. Campenon, m’est toujours restée dans l’esprit à l’état d’image charmante ; et, comme un peu de malice n’est pas défendu, ce qui ajoute, pour moi, à la grâce de cette petite scène, c’est de voir M. Campenon consulté sur le couronnement de William Shakspeare et, peu s’en faut, obligé d’y aider.

Ducis ne mourut que le 30 mars 1816, à l’âge de près de quatre-vingt-trois ans. Il vécut assez pour voir la première et la seconde Restauration, pour être reçu de Louis XVIII, qui l’accueillait coquettement chaque fois avec des citations de son Œdipe chez Admète. Il put même, sur le passage du roi, se parer, avec une joie un peu enfantine, de cette croix de la Légion d’honneur qu’il avait refusée dix ans plus tôt. Il y a un moment ou les plus vertes vieillesses ont peine à ne pas tourner à l’attendrissement. J’ai essayé de faire entrevoir ce qu’il y eut longtemps de mâle, de généreux et d’élevé dans celle de Ducis. Son âme forte et riche, un peu rude de surface, n’acquit toute sa saveur et sa maturité qu’à un âge très avancé. Les lettres qu’on a de lui mériteraient d être recueillies à part dans un volume ; elles disposent à être moins sévère pour ses tragédies, elles y révèlent la trace de talent qui s’y noie trop dans le mauvais goût du siècle, et on en vient à reconnaître qu’avec tous ses défauts, et en usant d’une moins bonne langue, Ducis, dans la série de nos tragiques, va tendre la main à Rotrou par-delà Corneille.

Mais Rotrou poëte reste incomparablement au-dessus : c’est le Corneille de Ducis.

(Causeries du Lundi, t. VI. — Garnier frères, éditeurs.)
L’« honnête homme » au XVIIIe siècle

Honnête homme, au dix-septième siècle, ne signifiait pas la chose toute simple et toute grave que le mot exprime aujourd’hui. Ce mot a eu bien des sens en français, un peu comme celui de sage en grec. Aux époques de loisir, on y mêlait beaucoup de superflu ; nous l’avons réduit au strict nécessaire. L’honnête homme, en son large sens, c’était l’homme comme il faut, et le comme il faut, le quod decet, varie avec les goûts et les opinions de la société elle-même. L’abbé Prévost est peut-être le dernier écrivain qui, dans ses romans, ait employé le mot honnête homme précisément dans le beau sens où l’employaient, au dix-septième siècle, M. de la Rochefoucauld et le chevalier de Méré844. Lorsque Voltaire disait en plaisantant :

 

Nos voleurs sont de très honnêtes gens
Gens du beau monde…………………845

 

il détournait déjà un peu le sens et le parodiait, en lui ôtant l’acception solide qui, au dix-septième siècle, n’était pas séparable de l’acceptation légère. C’est ainsi que Bautru846, dès longtemps, avait dit en jouant sur le mot, qu’honnête homme et bonnes mœurs ne s’accordoient guère ensemble ; franche saillie de libertin ! L’honnête homme alors n’était pas seulement, en effet, celui qui savait les agréments et les bienséances, mais il y entrait aussi un fonds de mérite sérieux, d’honnêteté réelle qui, sans être la grosse probité bourgeoise toute pure, avait pourtant sa part essentielle jusque sous l’agrément ; le tout était de bien prendre ses mesures et de combiner les doses ; les vrais honnêtes gens n’y manquaient pas.

(Portraits littéraires, t. III : Le chevalier de Méré ou de l’honnête homme au dix-septième siècle. — Garnier frères, éditeurs.)
De l’urbanité847

Qu’est-ce que l’urbanité, et en quoi proprement consiste-t-elle ? Est-elle tout entière dans la justesse et la brièveté d’un bon mot ? est-elle surtout dans l’ironie, dans la plaisanterie et l’enjouement, ou faut-il la chercher encore ailleurs ? Un abbé, homme savant et homme d’esprit, l’abbé Gédoyn, le même qui a traduit Quintilien848, a traité cette question de l’urbanité, et il a terminé son agréable et docte Mémoire par y joindre un Éloge de Mme de Caylus849, en remarquant que, de toutes les personnes qu’il avait connues, il n’en était aucune qui rendît d’une manière si vive ce qu’il concevait par ce mot d’urbanité.

Selon l’abbé Gédoyn, l’urbanité, ce mot tout romain, qui dans l’origine ne signifiait que la douceur et la pureté du langage de la ville par excellence (Urbs), par opposition au langage des provinces850, et qui était proprement pour Rome ce que l’atticisme était pour Athènes, ce mot-là en vint à exprimer bientôt un caractère de politesse qui n’était pas seulement dans le parler et dans l’accent, mais dans l’esprit, dans la manière et dans tout l’air des personnes. Puis, avec l’usage et le temps, il en vint à exprimer plus encore, et à ne pas signifier seulement une qualité du langage et de l’esprit, mais aussi une sorte de vertu et de qualité sociale et morale qui rend un homme aimable aux autres, qui embellit et assure le commerce de la vie. En ce sens complet et charmant, l’urbanité demande un caractère de bonté ou de douceur, même dans la malice. L’ironie lui sied, mais une ironie qui n’a rien que d’aimable, celle qu’on a si bien définie le sel de l’urbanité. Avoir de l’urbanité, comme Gédoyn l’entend, c’est avoir des mœurs, non pas des mœurs dans le sens austère, mais dans le sens antique : Horace et César en avaient. Avoir des mœurs en ce sens délicat, qui est celui des honnêtes gens, c’est ne pas s’en croire plus qu’à personne, c’est ne prêcher, n’injurier personne au nom des mœurs. Les esprits durs, rustiques, sauvages et fanatiques, sont exclus de l’urbanité ; le critique acariâtre, fût-il exact, n’y saurait prétendre. Les esprits tristes eux-mêmes n’y sont pas admis, car il y a un fond de joie et d’enjouement dans toute urbanité, il y a du sourire.

À la fin du dix-septième siècle, c’est-à-dire au plus beau moment de notre passé, l’âge d’or de l’urbanité, les femmes réussirent mieux encore que les hommes à en offrir de parfaits modèles : les semences en étaient comme répandues dans l’air qu’on respirait. C’est chez elles, parmi celles qui ont écrit, qu’on trouverait le plus sûrement des témoignages de cette familiarité décente, de cette moquerie fine, et de cette aisance à tout dire, qui remplit d’autant plus les conditions des anciens, qu’elles-mêmes n’y songeaient pas. « Tout ce qui est excessif messied nécessairement, et tout ce qui est peiné ne saurait avoir de grâce. » Voilà ce que disaient les Quinti-lien et les Gédoyn, et voilà ce qu’on vérifie en lisant les simples pages de Mme de Caylus,

(Causeries du Lundi, t. III : Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. — Garnier frères, éditeurs.)

Saint-Marc Girardin (1801-1873)

Notice

Saint-Marc Girardin, de l’Académie française, député dans plusieurs de nos Assemblées politiques, professeur, critique, publiciste, a fait goûter dans sa chaire de la Sorbonne, dans ses livres, dans sa polémique journalière, un langage net et vif, d’une familiarité souvent originale, relevée par des saillies d’éloquence chaleureuse, un bon sens finement assaisonné, et des aperçus nouveaux et pénétrants. Son Cours de littérature dramatique ou de l’usage des passions dans le drame, en cinq volumes, est une galerie d’études de caractères, de portraits, de parallèles, où les littératures anciennes et modernes fournissent les rapprochements les plus instructifs, les plus intéressants, et souvent les plus piquants. Comme cet ouvrage, ses livres sur la vie et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, sur La Fontaine et les fabulistes, sont sortis de ses leçons publiques.

De la clémence paternelle

Parabole de l’Enfant prodigue

La parabole de l’Enfant prodigue est la plus belle et la plus touchante leçon de clémence paternelle que l’homme ait jamais reçue. Mais, même pour le peuple de Dieu, cette leçon était toute nouvelle. Les pères, dans l’Ancien Testament, n’ont pas la tendresse du père de l’Enfant prodigue ; et, de ce côté, l’antiquité juive ressemble à l’antiquité grecque et romaine. Abraham va chercher dans le désert le lieu marqué de Dieu où il doit immoler son fils ; il marche pendant trois jours, ayant près de lui son fils, qui demande innocemment où est la victime ; et pendant ces trois jours, il ne se trouble et ne s’attendrit pas. Jephté sacrifie sa fille au vœu qu’il a fait au Seigneur. Dans ces sacrifices accomplis sans murmurer par les chefs du peuple de Dieu, comme dans ceux d’Agamemnon et d’Idoménée, la foi domine la tendresse paternelle, et le père disparaît dans le croyant ; de même qu’avec les Brutus et les Manlius de l’ancienne Rome, il disparaît dans le citoyen. On dirait qu’au commencement des sociétés les institutions, soit religieuses, soit politiques, maîtrisent l’homme jusqu’à étouffer ses affections naturelles ; mais, à mesure que les institutions s’adoucissent ou se relâchent, les affections naturelles deviennent plus puissantes. Le beau et le vrai moment de la civilisation est celui où la loi, à la fois compatissante et sage, impose au cœur de l’homme une règle qui s’accorde avec ses affections et les dirige sans les contraindre. Telle est la règle que la parabole de l’Enfant prodigue semble imposer à l’amour paternel : là, en effet, l’amour paternel est infini dans sa miséricorde ; mais le repentir du fils, pressenti et deviné par le père, ôte à cet amour ce qu’il aurait de faible et de blâmable, et le père est à la fois juste et clément : juste, puisque son fils pleure sur ses fautes ; clément, puisque, pour pardonner, il n’a pas besoin de l’aveu du péché.

Je crains qu’il y n’ait quelque chose de profane à oser comparer le père de l’Enfant prodigue, dans l’Évangile, avec le Ménédème de Térence, dans l’Heautontimorumenos 851. Mais, cherchant le type le plus parfait de l’amour paternel, il est naturel que je le prenne dans le livre divin qui a donné à tous les sentiments de l’homme leur règle et leur modèle ; et si l’amour paternel, dans la parabole de l’Enfant prodigue, est plus juste et plus élevé que dans le Ménédème de Térence, sans être moins touchant et moins tendre ; si la beauté littéraire s’allie ici à la beauté morale, je n’en suis point étonné : en littérature, le beau et le bon s’accordent plus souvent qu’on ne l’a cru de nos jours. Citons donc quelques traits de cette parabole de l’Enfant prodigue, tant de fois répétée dans les chaires, et qui fait toujours son effet.

« Comme l’enfant prodigue était encore loin, son père le vit, et fut touché de compassion ; et, courant à lui, il se jeta à son cou et le baisa. Et son fils lui dit : « Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, et je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. — Mais le père dit à ses serviteurs : « Apportez la plus belle robe et l’en revêtez, et mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds ; et amenez un veau gras et le tuez. Mangeons, et réjouissons-nous, parce que mon fils, que voici, était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, mais il est retrouvé. » — Et ils commencèrent à se réjouir852. »

Dans ce récit, où rien ne sent le mouvement tant soit peu factice des passions que le théâtre est disposé à substituer aux émotions véritables du cœur humain, tout est dit, ou plutôt tout se devine, et combien le père a souffert de l’absence de son fils, et quels vœux il a faits pour son retour, car il n’a pas moins gémi que Ménédème, et il n’est pas moins empressé que lui à accueillir son fils. Mais c’est ici qu’éclate la supériorité morale de la clémence paternelle qu’enseigne l’Évangile : le pardon n’est accordé à l’Enfant prodigue que parce qu’il est de retour à la vertu : Il était mort, et il est revenu à la vie. Ménédème reprendra son fils avec ses vices, s’il est revenu avec ses vices. Il veut seulement le voir et l’embrasser. Son instinct paternel le pousse, et il aime son fils, quel qu’il soit, bon ou mauvais. Dans l’Évangile, au contraire, l’amour du père de famille a pressenti la régénération morale de son enfant ; quoiqu’il n’ait pas entendu la résolution touchante que le fils a prise, dans la misère et dans la solitude, « d’aller trouver son père et de s’humilier devant lui », cependant, dès qu’il le voit de loin, il sait son repentir, il court à lui et l’embrasse. Et ce qu’il y a de beau dans ce pardon si soudain à la fois et si juste, c’est que la clémence paternelle est, dans l’Évangile, le symbole de la clémence divine. Pour faire comprendre la miséricorde infinie de Dieu à notre égard, l’Évangile n’a pas cru pouvoir la comparer mieux qu’à la clémence d’un père ; et, en même temps, il explique, par cette belle histoire, comment il entend le cœur d’un père à qui le repentir suffit sans l’aveu, et qui, comme Dieu même, entend le pénitent avant qu’il ait parlé. Aussi, point de dialogue entre le père et le fils, point d’explication : tout s’accomplit dans un muet et profond embrassement.

Dans la parabole de l’Enfant prodigue, les deux sentiments du cœur humain qui ont entre eux une secrète et divine sympathie, la clémence et le repentir, sont élevés au plus haut degré de perfection qu’ils peuvent atteindre, et ils s’y élèvent en s’aidant l’un l’autre : admirable exemple d’une clémence infinie, qui ne coûte rien à la justice, et d’un repentir infini aussi qui n’ôte rien au bonheur de la réconciliation.

Ce récit de l’Enfant prodigue, qui, dans l’Évangile, n’est qu’une parabole, a de tout temps charmé l’imagination populaire. Dans le moyen âge, les vitraux des églises et, de nos jours, les images grossières qui se vendent dans les campagnes, ont représenté l’envi les aventures de l’Enfant prodigue.

Les sermons des prédicateurs et les complaintes populaires ont traité ce sujet avec une sorte de prédilection. Voltaire en a fait une comédie, ou plutôt un drame, car toutes les comédies de Voltaire tournent au drame, quand elles ne tournent pas à l’ennui. C’est ce drame que je veux examiner rapidement.

(Cours de Littérature dramatique, XI. — Charpentier, éditeur.)
Divorce entre la littérature et la société

Il y a, dans la littérature, deux sortes de sentiments, et ces deux sortes de sentiments répondent à deux phases différentes de l’histoire littéraire des nations : il y a les sentiments que l’homme trouve dans son cœur et qui sont le fond de toutes les sociétés ; il y a les sentiments que l’homme trouve dans son imagination, et qui ne sont que l’ombre et le reflet altéré des premiers. La littérature commence par les uns et finit par les autres.

Quand la littérature arrive à ces derniers sentiments, quand l’imagination, qui se contentait autrefois de peindre les affections naturelles, essaye de les remplacer par d’autres affections, alors les livres ne représentent plus la société : ils représentent l’état de l’imagination. Or, l’imagination aime et cherche surtout ce qui n’est pas. Quand la guerre civile agite et ensanglante la société, l’imagination fait volontiers des idylles et prêche la paix et la vertu853. Quand, au contraire, la société s’apaise et se repose, l’imagination se reprend de goût pour les crimes. Elle est comme le marchand d’Horace : elle vante le repos du rivage quand gronde la tempête ; elle aime les flots et les orages, quand le vaisseau est dans le port. Ajoutez chez nous, à cette contradiction naturelle de l’esprit humain, les souvenirs encore ardents de la guerre et de la Révolution, le goût des aventures, le regret du repos, l’espérance de la gloire et de la fortune, le dédain de vivre petitement, dédain plus vif au cœur des fils de ceux qui ont fait de grandes choses. Ce sont ces désirs inquiets et ces émotions confuses que recueille l’imagination et qu’elle met en œuvre dans la littérature. De là l’énergie des romans, la terreur des drames ; de là enfin cette littérature qui plaît d’autant mieux à la société qu’elle lui ressemble moins. La société autrefois aimait à trouver, dans la littérature, l’image embellie de ses sentiments, et cette image lui servait de leçon et d’encouragement ; elle n’y cherche plus aujourd’hui qu’une distraction. Elle disait naguère à la littérature : Étudiez-moi afin de m’instruire et de m’élever ; — elle lui dit aujourd’hui : Amusez-moi. Alors l’imagination se met à l’œuvre, et elle fait seule tous les frais de la littérature. Elle ne réussit pas toujours à amuser le public ; mais elle consomme le divorce de la littérature d’avec la société, chacune allant de plus en plus où la poussent ses besoins et ses penchants : la société à ses affaires et à ses labeurs chaque jour plus tristes, parce que, chaque jour, l’art y trouve moins de place ; la littérature, à ses œuvres chaque jour plus frivoles et plus vaines, parce que, chaque jour, l’étude et l’observation du monde y ont moins de part.

(Ibid., XIX.)
Les Mémoires du XVIe siècle

Ce qui fait le mérite de cette sorte d’ouvrages, c’est qu’ils sont en même temps l’histoire d’un homme et l’histoire des événements854. Point de bons Mémoires, si l’auteur n’en est pas lui-même le premier héros, s’il n’a point un caractère et un rôle à part, et si en même temps il n’a pas été mêlé aux événements de son siècle. Pour écrire des Mémoires, il faut deux choses : être soi, c’est-à-dire garder sa physionomie particulière dans l’histoire générale de son temps, et être quelque chose, c’est-à-dire avoir joué un rôle important dans le monde.

Être soi ! c’est là ce qui donne la vie. Car il y a deux sortes de vies dans ce monde : celle que nous tenons de la nature, vie commune et vulgaire ; l’autre que nous tenons de nous-mêmes et de notre caractère : c’est la seule qui vaille, la seule qui nous donne quelque relief. Sans elle, nous ne sommes autre chose qu’une sorte de monnaie courante qui porte la figure du siècle ; avec elle, nous nous refrappons à notre empreinte, nous nous gravons notre signe sur le front, et la postérité daigne alors s’occuper de nous comme d’une médaille qui fait époque.

Il n’y a donc que l’originalité du caractère qui donne aux hommes du relief et aux Mémoires de l’intérêt. Dans les Mémoires du xvie  siècle, ce sont toujours les hommes qui sont en scène. De là leur intérêt. Prenez Brantôme, insouciant du bien et du mal ; l’Étoile855, espèce d’écrivain badaud qui consigne chaque soir ce qu’il a vu dans sa journée ; Montluc, Sully, Mornay ; prenez qui vous voudrez, enfin : partout les hommes ont du relief et du mouvement, et les idées semblent s’effacer pour laisser paraître les passions. Ce sont, je le sais, des opinions qui font mouvoir tous ces caractères : c’est là le ressort et le fil qui mettent en jeu tous ces hommes ; mais les fils sont cachés. De notre temps, il semble que c’est tout le contraire : nous avons retourné la tapisserie, nous ne voyons plus que les fils ; les personnages sont derrière et à peine visibles.

Qu’est-ce qui fait que, dans les Mémoires du xvie  siècle, dans des récits de guerres de religion, les idées et les opinions tiennent moins de place que les hommes et leurs passions ? C’est qu’au xvie  siècle l’imprimerie, qui était toute récente, n’avait pas encore eu le temps de diminuer l’importance des hommes en augmentant l’importance des idées. N’ayant d’effet qu’à l’aide des actions et des discours, qui sont eux-mêmes une sorte d’action, les idées ne semblaient point avoir d’efficacité et de puissance qui leur fussent propres ; l’homme était tout ; l’idée n’était presque rien, car, laissée à elle seule, elle était stérile et impuissante. C’était donc de l’homme, de ses passions, de son rang, de son caractère, que les idées paraissaient emprunter la vie et le mouvement, quoique au fond ce fussent elles qui le donnassent.

Aujourd’hui, c’est tout autre chose. Grâce à l’imprimerie, il est arrivé que la manière d’exprimer ses idées, c’est-à-dire de les écrire, est devenue la plus efficace et la plus puissante. L’idée, à l’aide de la presse, court, se répand, circule de tous côtés ; elle fait seule son chemin ; elle n’a besoin ni d’assemblées nombreuses ni d’actions éclatantes ; elle se passe de tous ces appuis étrangers. On disait autrefois : C’est un homme qui a fait une révolution. Aujourd’hui on dit : C’est un livre. De là l’importance qu’ont prise les idées, et celle qu’en retour ont perdue les hommes.

Au xvie  siècle, cette révolution n’est pas consommée, et les hommes ont encore le relief des anciens temps. L’imprimerie n’a pas encore achevé de mettre les idées hors de page856 ; les hommes ont le pas sur les idées, surtout quand ces hommes s’appellent Coligny, Guise, Condé, et qu’entourés d’une élite de gentilshommes, ils ont une grandeur que, comme aux temps de la féodalité, ils ne paraissent tenir que d’eux-mêmes.

(Essais de littérature et de morale, t. IIe. — Les Mémoires de la Révolution et du xvie  siècle, 1829. — Charpentier, éditeur.)

Nisard (né en 1806)

Si la critique littéraire est un tableau historique chez Villemain, une analyse psychologique chez Sainte-Beuve, elle est chez M. Désiré Nisard un contrôle exercé en vertu d’un principe. La devise de M. Nisard serait le mot d’Horace :

                                  Sunt certi denique fines
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

Il juge rapidement ceux qui restent en deçà, et passe ; quelquefois même il laisse dans l’oubli ceux qui n’approchent que de trop loin ; il nous arrête avec lui complaisamment sur le petit nombre de ceux qui touchent le but : ce sont eux d’ailleurs qui l’ont marqué et fixé eux-mêmes, et ont mis dans la main du critique la règle inflexible qu’il applique aux autres.

M. Nisard a de bonne heure fait l’essai de son criterium sur l’école romantique dans une sorte de contre-manifeste (1833) contre la littérature « facile » (voir ses Mélanges, 1838) ; sur la littérature latine dans ses Poètes latins de la décadence (1834). L’unité de doctrine a fait sa force et son autorité, à laquelle a contribué un style net et ferme, aisé sans mollesse, élégant sans apprêt, précis sans aridité, fin sans recherche, qui ne se dément jamais dans ses Études d’histoire et de littérature, et dont sa grande Histoire de la littérature française est le plus parfait modèle.

De la Renaissance et de la Réforme

L’époque dite de la Renaissance se caractérise assez par son nom. Ce nom est plus qu’une définition ; il exprime un sentiment. N’y substituons pas une dénomination nouvelle. Nous sommes trop heureux que la postérité ait pris soin elle-même de distinguer par un mot si expressif cette époque des précédentes.

La Renaissance a paru à nos pères une sorte de résurrection de l’esprit français. La reconnaissance a imaginé ce mot ; c’est pour cela qu’il est à la fois si respectable et quelque peu exagéré. En effet, il n’y a pas eu proprement résurrection. L’esprit français n’était pas resté inactif ; il prenait tous les jours de l’étendue et de la vigueur ; il avait déja des pensées égales à celles que contiennent les monuments du passé, une langue assez formée pour exprimer celles qui étaient le plus à sa portée. Mais ses progrès avaient été si contrariés et si lents, sa marche si incertaine, que le jour où il lui vint comme un guide pour le prendre par la main et le pousser en avant, telle fut sa gratitude, qu’il ne songea plus à distinguer sa part dans l’immense progrès qui se fit tout à coup. Il en rapporta tout l’honneur à son guide, et déclara qu’il n’avait pas vécu jusque-là ; qu’il renaissait à la véritable vie. L’esprit français s’attachant ainsi à l’esprit ancien, c’est Dante conduit par Virgile, son doux maître, dans les cercles mystérieux de la Divine Comédie.

Pendant un certain temps, toute l’ardeur propre à l’esprit français se tourna vers l’étude des langues anciennes. Toute sa force créatrice fut employée à apprendre. Les hommes supérieurs de ce temps-là sont des grammairiens et des érudits. Ils étaient si enfoncés dans l’étude dû passé, qu’ils pensaient, sentaient, aimaient, haïssaient dans les langues mortes. Des hommes qui s’étaient fait une célébrité dans le cercle des idées et des connaissances propres à leur époque, recommençaient leurs études sur la fin de leur vie, et allaient en cheveux blancs aux écoles où l’on enseignait la langue d’Homère et celle de Cicéron. Les vieillards faisaient mentir l’admirable portrait du vieillard d’Horace, qui ne trouve chose à louer que dans le temps où il a été jeune857. Ceux-là préféraient le temps qui allait leur échapper à celui qui les avait vus pleins d’espérance, ou en possession de tous les avantages de la vie ; et tandis que d’ordinaire, les plus attachés au présent sont les jeunes gens, c’étaient alors les vieillards qui donnaient l’exemple de l’ardeur pour les nouveautés. Quelques esprits supérieurs, pour rendre plus prompte et plus générale la possession des chefs-d’œuvre du passé, dirigeaient eux-mêmes les imprimeries qui en multipliaient les exemplaires. Erasme et notre Guillaume Budé858 écrivaient d’une main et imprimaient de l’autre.

Dans la société civile et politique, le même enthousiasme se manifestait par l’imitation des choses antiques. François Ier songeait à faire renaître la légion romaine. Déjà les piques formidables de la phalange macédonienne avaient joué un rôle dans les batailles. On s’habillait à la mode des Grecs et des Romains, on leur empruntait les usages de la vie ; et, chose plus étonnante, on les imitait jusque dans l’acte le plus naturel et le plus involontaire, jusque dans la mort. Des érudits de trente ans, comme la Boétie859, mouraient à la façon des héros de Plutarque, en prononçant de graves discours qu’ils semblaient réciter de mémoire, comme une leçon apprise aux écoles.

L’impulsion première vint de l’Italie. Nos guerres dans ce pays nous apportaient, avec le mal de l’imitation, les livres grecs et latins qui devaient nous en guérir. Les Italiens nous méprisaient et ne songeaient guère à nous faire participer à ces biens de l’esprit dont ils jouissaient seuls, ni à nous passer ce flambeau de la vie, dont parle Lucrèce860. Il fallut aller dans leur pays le leur arracher des mains. C’est ce que firent nos rois en ne croyant que conquérir des héritages douteux et reculer les frontières de la France. Toutes ces brillantes chevauchées de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier ne nous valurent pas un pouce de terre ; mais elles nous mirent à notre tour en possession de ce trésor des lettres antiques, au partage duquel nous allions bientôt appeler toute l’Europe occidentale dans la langue la plus communicative du monde moderne.

La Réforme vint ensuite ; et, de même que la Renaissance nous rendait l’antiquité païenne, les luttes de la Réforme allaient nous rendre l’intelligence de l’antiquité chrétienne. Deux causes ne nous en dérobaient plus depuis longtemps la vue : l’ignorance qui avait perdu le sens de ses monuments, et la scolastique861, qui obstruait de sa fausse science la source même de la vraie science, c’est-à-dire les livres où elle est consignée. La Réforme dissipa l’ignorance, dégagea la religion de la philosophie, chassa la scolastique née de leur confusion, et l’antiquité chrétienne apparut dans toute sa beauté.

La Réforme a donc eu, avant la philosophie, l’honneur de ruiner la scolastique ; Calvin l’avait bannie de la théologie avant que Descartes la fit disparaître de la philosophie. Outre ce double résultat de ramener aux sources de la religion et d’émanciper la théologie, elle rendit le catholicisme capable de vaincre le protestantisme, et de demeurer en France la religion du plus grand nombre. En attaquant le clergé catholique par la science, elle le força de devenir savant ; en attaquant ses mœurs, elle les épura. Ce fut même une preuve glorieuse de l’excellence de l’esprit catholique, de sa conformité avec l’esprit français, que ce généreux effort du clergé pour redevenir digne de sa croyance, et ce triomphe qu’il remporta sur sa paresse et sur ses vices. Pareils à ces Juifs dont parle Pascal, qui gardaient d’autant plus fidèlement le dépôt des divines promesses, qu’ils en comprenaient moins le sens, les catholiques, du fond de leur ignorance, avaient défendu la tradition sans la comprendre, par les vaines arguties de la scolastique et par la violence. La Réforme, en leur prouvant qu’elle savait mieux lire qu’eux-mêmes dans leurs propres livres, les força d’y regarder ; et la science s’ajoutant l’autorité de la possession et à l’habitude, ils furent désormais invincibles.

Cette union des deux antiquités a donné l’impulsion à tout le xvie  siècle, et a formé au xviie la perfection de l’esprit français. La Renaissance et la Réforme ne furent d’abord qu’une seule et même cause ayant pour ennemis tous ceux qu’offusquait cette double lumière. Sous cette influence féconde des deux antiquités, les idées générales entrent à flots dans l’esprit français, et en étendent tout à coup les limites. Toute la matière de la pensée est renouvelée. Les hommes de génie naissent à propos, pour exploiter toutes les parties de ce domaine conquis sur la barbarie. Même les hommes secondaires ont leur part dans cette création universelle. Et de même que, dans un voyage de découvertes, parmi les premiers qui frayent le chemin, le plus obscur a son prix ; de même, dans ce grand travail de défrichement du xvie  siècle, le moindre écrivain ajoute aux conquêtes de l’esprit et de la langue. Les traducteurs y sont des hommes de génie, parce qu’ils égalent la langue française aux conceptions exprimées dans les langues anciennes. C’est l’ère de la littérature française, parce que c’est l’époque où un grand nombre de vérités générales sont exprimées dans un langage définitif.

(Histoire de la littérature française, livre II, ch. I, § 1. — Librairie Firmin Didot.)
Madame de Sévigné

Rien n’est plus charmant dans les lettres de madame de Sévigné que celle qui les écrit. Sensibilité vive, mais passagère et sans vapeurs ; raison nourrie sans être profonde, n’enfonçant guère dans les choses, mais parfois, et de la première vue, en allant toucher le fond ; gaîté, sans rien d’éventé ; une douce mélancolie, qui se forme et se dissipe dans le moment qu’elle s’exprime ; pas de vieillesse, sans la prétention de ne pas vieillir ; beaucoup de mobilité, avec un fond et comme un lest de bon sens qui écarte de la conduite l’imagination et les caprices ; du goût pour les gens en disgrâce862, mais sans rancune contre les puissants ; faisant de l’opposition, quand elle en fait, comme tous les frondeurs pardonnés, qui n’osaient ni se plaindre, ni regretter, et qui, dans un fond de disgrâce irréparable, se ménageaient toujours pour un retour de fortune ; le cœur de la meilleure mère qui fut jamais, quoi qu’on en ait dit ; capable d’amitiés persévérantes, et qui craignait l’amour plutôt qu’elle ne l’ignora ; tels sont les principaux traits de ce caractère, où le solide se fait sentir sous l’aimable, et où l’aimable ne déguise jamais un mauvais fonds.

C’est tour à tour chacun de ces traits qui se peint dans ses lettres, où plutôt il n’en est pas une qui ne soit toute cette aimable femme un moment. Je ne sache pas d’écrits où se voient plus à nu une âme plus égale, et un esprit plus vrai avec lui-même. Je ne contredirai pas pourtant ceux qui ont noté des traces de précieux dans ce naturel : on ne respirait pas impunément l’air de l’hôtel de Rambouillet. Bossuet lui-même n’en avait-il pas emporté quelques fleurs, qu’on retrouverait fanées dans ses premiers sermons ? Madame de Sévigné

y avait pris, avec le goût pour le relevé, qui en était le beau côté, la recherche du rare, qui en était le travers. Mais, tandis que les autres se fatiguaient à la poursuite de ce rare, elle le trouvait sans le chercher, par quelque habitude de jeunesse, comme son amour pour les romans de mademoiselle de Scudéry. Elle ne se défiait pas du précieux, parce que sa mémoire le lui glissait à son insu, et que, tout en écrivant de ce style qui veut donner aux choses plus de prix qu’elles n’en ont, aucun effort ne l’avertissait qu’elle n’était plus dans son naturel.

(Ibid., livre III, ch. III, § 3.)
Visite à augustin thierry aveugle (1832).

On était venu nous dire qu’il nous recevrait sous la charmille ; j’y allai. J’entendis une voix douce qui me demandait pardon de m’avoir fait attendre. Je ne le voyais pas encore. Cette voix me pénétra. J’entrai ; je le vis qui étendait la main du côté où il pensait que j’allais m’asseoir ; je la serrai avec affection et respect. Il demanda s’il faisait du soleil, — je pouvais à peine en soutenir le reflet sur les feuilles brillantes de la charmille, — et si je n’en serais pas incommodé. Je le rassurai, et m’assis près de lui. Les paroles venaient lente- ment ; il s’était promis de m’en tant dire ! Je le regardai et l’écoutai avidement, des yeux, des oreilles et du cœur.

Imaginez-vous une belle figure douce et souriante, un front élevé, harmonieux, d’une grande blancheur, qui m’a rappelé celui de Benjamin Constant, d’illustre mémoire863, de beaux yeux noirs qui ne voient plus, mais qui parlent encore ; qui se lèvent lentement, et quelquefois inégalement, l’un un peu plus que l’autre ; qui ont de l’expression et n’ont pas de regard ; qui ne sont que ournés vers vous, et qui pourtant vous pénètrent ; et, au-dessus de ces yeux, des sourcils noirs, épais, dessinés gracieusement, et, sur ce front, des cheveux de même couleur, abondants, soyeux, qui se bouclent naturellement ; une tête de beau jeune homme mûri par la pensée, avec un mélange de grâce et de gravité ; une voix vibrante, maladive, mais assez animée ; avec un nez fin, une bouche d’une belle forme, quoique légèrement contractée par l’habitude de la souffrance ; et, sur cette figure, dans tous ces traits que la maladie n’a pas déformés, un bon sens bienveillant, de l’élévation et de la naïveté, les qualités de ses livres, intelligence, sagacité critique, sentiment de la vie. Je lui trouvai le visage calme, reposé, comme s’il avait le pouvoir d’empêcher ses souffrances intérieures d’altérer ce pur miroir où se réfléchit tout ce qu’il y a de bon, d’élevé, d’intelligent, hélas ! et le peu qu’il y a de bonheur en lui. J’en fus d’autant plus surpris, que je venais d’apprendre par les siens qu’il avait tous les jours quelques moments de douleur aiguë ; c’est là le prix que la nature impitoyable lui fait payer ce peu de belles pages qu’il écrit dans les courtes trêves de ses souffrances. C’est un dur marché que celui-là, une page pour une heure d’angoisses ! Mais la crise passe et la page reste ; il sait cela ; il y a foi, et il ne se plaint pas du marché.

(Mélanges, Excursion à Luxeuil.)
Alfred de Musset

… Vos ouvrages en prose ont cette grâce particulière que, sans être jamais de la prose poétique, on y sent toujours le poète. Quelle est cette poésie qui surnage ainsi parmi tout ce que vous avez écrit, jeunesse de sentiment et de pensée, frais coloris, musique intérieure que vous seul savez noter ? Je l’ignore, mais je la sens, et l’impression en est charmante. On ne dira pas de vous, Monsieur, ce qu’Ovide a dit de lui, Que tout ce que vous voulez écrire est un vers864 ; on dira : Que tout ce que vous écrivez est d’un poète. Là est votre gloire. Vous êtes un poète en un temps qui lit plus de vers par respect humain que par goût ; et ce temps est étonné de vous lire avec plaisir, et il vous applaudit de la douce violence que vous lui faites. Il est plus aisé de dire à quel rang vous appartenez, qu’à quel genre. Poèmes dramatiques, élégies, contes, satires inclinant vers l’épître, chansons, stances, tous ces genres vous doivent ou des modèles agréables ou quelques beautés nouvelles. Il y a des gens qui cherchent encore un sonnet sans défaut ; je pourrais leur en montrer plus d’un dans votre Recueil. Enfin, quand il vous plaît de traduire un poète ancien, vous écrivez d’original. L’ode d’Horace à Lydie865, dans vos vers si aisés, si vifs et si fidèles, est-elle plus d’Horace que de vous ?

Que vous dirais-je encore, monsieur ? Vous êtes poète, et vous n’avez jamais songé à être autre chose. La politique ne vous a point tenté… Le même bonheur qui vous a gardé de la politique vous a gardé de l’esprit de parti en littérature. Quoiqu’il ait plu à votre modestie de parler de vos maîtres, vous n’avez été le disciple d’aucune école ; c’est par cela sans doute que vous n’avez pas eu, comme il arrive, à travailler de vos propres mains à votre gloire, sous prétexte de travailler à la fortune d’une école. Vous n’avez pas eu de camarades866, mais vous avez eu beaucoup d’amis. Vos ouvrages ont fait tout seuls leurs affaires.

Il est un côté surtout par où ils devaient plaire à l’Académie française : c’est que leurs qualités sont du meilleur temps de l’esprit français. Notre siècle a connu et admiré deux sortes de beautés littéraires : j’oserais comparer l’une à un visage dont la beauté serait légèrement altérée par la maladie ; l’autre à un visage où la santé ajouterait son coloris aux grâces de la beauté. Si la première paraît plus touchante, elle est plus fragile, et elle risque de n’être pas du goût de tout le monde ; l’autre est l’habitude et le naturel même de l’esprit français, et elle plaît à tous. Tel est le caractère des beautés de vos ouvrages. On peut différer d’avis, même à l’Académie, sur leur nombre ; mais celles dont on est d’accord ont, aux yeux de tous, la fraîcheur d’empreinte de monnaies qu’on aurait retrouvées du grand siècle.

(Réponse à M. A. de Musset, séance de réception académique, du 27 mai 1852.)

Vitet (1802-1873)

Notice

Louis Vitet, de Paris, fut de cette génération ardente et brillante qui, sous la Restauration, se groupant dans le Globe, étudia, écrivit sur les arts, les lettres, l’histoire, et prépara des hommes politiques aux années qui suivirent 1830. M. Vitet, député en 1834, mourut député. Il montra son talent d’écrivain dans des scènes dramatiques et historiques (Les Barricades, les États de Blois, etc.), dont la publication commença en 1826 ; mais sa supériorité et son originalité sont dans ses nombreux ouvrages de critique artistique, modèles de goût sûr et élevé, de style sobre et fin. Son étude sur Lesueur (1843), qui contient un tableau critique de l’histoire de la peinture jusqu’au milieu du xviie  siècle, est d un maître.

Le Poussin867

Quelque temps ayant que Simon Vouet868 quittât l’Italie et vînt fonder en France sa grande fortune, on avait vu s’établir silencieusement à Rome un Français qu’à son air grave et recueilli on aurait pris pour un docteur de Sorbonne, mais dont l’œil noir lançait, sous un épais sourcil, un regard plein de poésie et de jeunesse. Sa façon de vivre n’était pas moins surprenante que sa personne. On le voyait marcher dans les rues de Rome, ses tablettes à la main, dessinant, en deux coups de crayon, tantôt les fragments antiques qu’il rencontrait, tantôt les gestes, les attitudes, les physionomies des personnes qui se présentaient sur son chemin. Toujours seul, on ne lui connaissait pas même un domestique ; seulement il s’asseyait parfois le matin sur la terrasse de la Trinité-du-Mont869, à côté d’un autre Français moins âgé de cinq ou six ans870, mais déjà connu pour faire des paysages d’une telle vérité, d’une beauté si neuve et si merveilleuse, que tous les maîtres italiens lui rendaient les armes, et que, depuis deux siècles, il n’a pas rencontré son égal.

De ces deux artistes, le plus âgé avait évidemment sur l’autre la supériorité du génie et du talent. Les conseils de Poussin, ses moindres paroles étaient recueillies par Claude, son ami, avec déférence et respect ; et cependant, à ne consulter que le prix qu’ils vendaient l’un et l’autre leurs tableaux, le paysagiste avait pour le moment une incontestable supériorité.

Qu’on se figure l’effet qu’avait dû produire dans Rome, à cette époque, l’impassible austérité, l’audacieuse indépendance dont l’artiste français faisait profession. En présence de l’orgueil délirant des ateliers, au milieu de leurs triomphes et de leurs colères, proclamer tout haut qu’il regardait comme non avenues toutes les écoles, toutes les traditions académiques et autres, se faire à soi-même sa méthode, son style, sa poétique, sans vouloir ressembler à personne, c’était évidemment s’exposer à passer pour fou, pour visionnaire, et, qui pis est, à mourir de faim. Toutefois, lorsqu’après avoir bien ri de pitié les gens de bonne foi s’aperçurent que l’artiste n’en était pas ébranlé, qu’il ne transigeait pas, qu’il persévérait comme Galilée, ils furent saisis de vénération pour sa constance, et bientôt il fallut reconnaître que cette constance ne provenait que du génie. Chose vraiment singulière, les opinions régnantes n’en furent pas modifiées ; on continua à se livrer à tous les caprices, à toutes les aberrations des idées à la mode, et cependant on fit une place parmi les peintres, et même une place d’honneur, pour cet homme qui protestait contre ces caprices, et qui était la condamnation vivante de ces idées. On l’admit d’abord à titre de penseur et non de peintre ; on lui reconnut le droit de parler à l’esprit, sinon de charmer les yeux : c’était un philosophe dont on admirait la morale sans se croire obligé à la pratiquer, un stoïcien à la cour de Néron. Mais, à quelque titre qu’il se fût fait accepter, le grand homme avait accompli son œuvre, et, après quinze ans d’efforts et de patience (c’est-à-dire vers 1639), il avait acquis dans Rome une célébrité presque populaire.

(Études sur l’histoire de l’art, IIIe série ; Eustache Lesueur. — Librairie nouvelle, Calmann Lévy, éditeur.)
La salle des prix à l’école des Beaux-Arts871
Peinture murale par P. Delaroche

Le critique décrit d’abord le long portique à deux colonnes, demi circulaire, qui occupe le fond de la scène. Au centre, dans une sorte d’enfoncement auquel on monte par des degrés, sont assis sur un banc de marbre deux vieillards, Ictinus et Phidias, et entre eux un homme dans la force de l’âge, Apelles ; tous trois Athéniens, l’un architecte du Parthénon, l’autre sculpteur de la Minerve et des frises du Parthénon, et du Jupiter Olympien, contemporains de Périclés, le troisième, peintre, contemporain d’Alexandre. À leurs pieds sont assises deux jeunes femmes, images de l’art grec et de l’art romain ; debout sur le devant des degrés, deux autres femmes représentent l’art du moyen âge et l’art moderne. — À droite et à gauche de ce « muet aréopage », debout, ou assis sur un long banc de marbre, les uns conversant, les autres écoutant, chacun dans le costume de son temps, les grands artistes des siècles modernes, architectes, sculpteurs, peintres, sont groupés selon leurs affinités. Parmi les peintres, les grands dessinateurs sont d’un côté, les coloristes de l’autre.

Les Dessinateurs872

Quand vos yeux se tournent du côté des grands dessinateurs ils sont frappés d’abord d’une noble figure de vieillard dont la longue barbe blanche laisse tomber ses reflets argentés sur une riche pelisse de velours cramoisi. C’est Léonard, le pa-triarche du dessin ; il expose de la voix et du geste ces fécondes et savantes idées dont son esprit ne cessa d’être assailli durant sa vie. Autour de lui tous gardent le silence ; Raphaël lui-même l’écoute avec respect, sinon avec une entière soumission. Fra Bartoloméo le contemple dans un pieux recueillement ; le Dominiquin s’attache à ses paroles avec une ardente curiosité ; Albrecht Dürer admire la justesse de ses démonstrations, et Fra Beato Angelico lui-même, s’arrachant à ses prières et à ses saintes visions, s’avance pour l’écouter. Mais tout le monde ne lui prête pas ainsi l’oreille. Seul, assis sur un chapiteau renversé, Michel-Ange semble faire bande à part ; absorbé dans ses propres idées, il ne cache pas son dédain pour celles des autres, et veut rester étranger à tout ce qui se passe autour de lui. Plus loin le Giotto, Cimabué, Masaccio, sont aussi dans une sorte d’isolement ; ils écoutent à peine Léonard, et leur regard étonné semble dire qu’ils ne peuvent s’accoutumer aux étranges déviations dans lesquelles l’art est tombé depuis ces jours où ils essayèrent de lui frayer son chemin. Enfin, à l’extrémité du tableau, cette grande figure vêtue de noir, au front large, à l’œil vif, vous la connaissez, c’est notre Poussin, penseur sublime, esprit solitaire ; lui aussi il s’écarte de la foule, mais ses yeux se tournent avec amour sur cet auditoire où se trouveront désormais réunies toutes les espérances de la peinture française : ce regard du Poussin sur notre école, regard paternel, mais sévère, est en quelque sorte le résumé et la pensée morale de tout le tableau.

Les Coloristes873

Parvenus à l’autre extrémité de l’hémicycle, nous voici de nouveau en présence des peintres ; mais ici c’est le rendez-vous de ces génies lumineux qui ont cherché la poésie de leur art moins dans la beauté des lignes et dans l’expression de la pensée que dans les mystérieuses harmonies de la couleur.

Ce groupe renferme, comme les autres, plusieurs scènes distinctes. Et d’abord nous rencontrons les quatre plus grands artistes qui aient jamais exprimé les beautés du paysage, Claude le Lorrain, Guaspre Poussin, Ruisdaël et Paul Potter. Ils sont là se racontant en confidence par quels artifices ils ont pu lutter Victorieusement, les uns contre toutes les pompes de la nature, les autres contre toutes ses naïvetés. Plus loin le théâtre s’agrandit : c’est Rubens, Van Dyck, Rembrandt, Murillo, Vélasquez, l’honneur de la Flandre et de l’Espagne, qui écoutent la savante parole de Titien. Van Eyck lui-même prend plaisir à l’entendre, lui le précurseur et le père de tous les grands coloristes. Vêtu d’une de ces robes de brocart d’or dont son pinceau vigoureux rendait si bien les éblouissants reflets, il préside avec la majesté d’un doge cette brillante assemblée de famille. Debout à ses côtés, Antonio de Messine semble faire l’office d’un page soumis et docile ; on voit que depuis longtemps le vieux Flamand a pardonné au jeune aventurier de lui avoir dérobé son secret et de l’avoir colporté sous un ciel où il devait enfanter de tels chefs-d’œuvre. Pour écouter Titien, le sombre Caravage lui-même semble imposer silence à sa mauvaise humeur ; Jean Bellini, malgré son imperturbable gravité, se complaît intérieurement aux paroles de son illustre élève ; et quant à Giorgione, son admiration a quelque chose de guerroyant ; il se pose en spadassin tout prêt à tirer la dague pour l’honneur du lion de Saint-Marc, et pour la suprématie de son école. Paul Veronèse, au contraire, a l’air plus modeste et plus tolérant : à la manière dont il se retourne vers le Corrége, ne semble-t-il pas lui dire : « Avancez donc et venez aussi nous raconter vos secrets, vous qui êtes lumineux comme nous, qui faites aussi de la couleur une éclatante satisfaction pour les yeux, et qui, de plus, avez trouvé moyen de la faire parler à l’âme. »

(Ibid. ; La Salle des Prix à l’École des Beaux-Arts.)

Th. Gautier (1808-1872)

Notice

Théophile Gautier, de Tarbes, a marqué, après les grands maîtres de l’école romantique, dans la poésie et le roman ; il a écrit pour le théâtre, particulièrement l’opéra ; il a exercé longtemps la critique dramatique ; mais chez lui c’est surtout le narrateur et le peintre de voyages, et le critique d’art, qui se sont fait une originalité propre. Jeune, il avait passé par l’atelier d’un peintre ; écrivain, il a gardé le pinceau qu’il y avait manié et le vocabulaire qu’il y avait parlé, et il a porté l’un et l’autre dans ses descriptions de la nature et des œuvres d’art. Sa plume peint et grave sur le papier. Son œil voit tout, sa main rend tout. Il a les traits du burin et les couleurs de la palette : pas une ligne qu’il ne dessine, pas un ton, une nuance, un reflet qu’il ne peigne. Il excelle à la fois a découper à l’emporte-pièce les profils, arêtes et dentelures des montagnes et des édifices gothiques, mauresques, byzantins ou grecs, sur l’azur d’un ciel d’Espagne ou de Grèce, ou sur la neige d’un ciel de Russie, et à faire ruisseler, étinceler ou chatoyer la couleur et la lumière sur les toiles de Véronèse et de Rembrandt, sur les dômes dorés de Moscou, sur les eaux bleues du Bosphore, sur le fourmillement d’un bazar de Constantinople, sur les soies et les brocarts, les marbres et les pierreries.

Nous rappellerons particulièrement : Voyage en Espagne, Voyage en Italie, Voyage en Russie, l’Orient, Constantinople, les Beaux-Arts en Europe (1855), etc.

En Espagne. — Entrée en Andalousie874

Les ondulations du terrain commençaient à devenir plus fortes et plus fréquentes. Nous approchions de la Sierra-Morena875, qui forme la limite du royaume d’Andalousie. Derrière cette ligne de montagnes violettes se cachait le paradis de nos rêves. La route s’élevait en faisant de nombreux zigzags. Nous allions passer le Puerto de los perros (passage des chiens, ainsi nommé parce que c’est par là que les Maures vaincus sortirent de l’Andalousie) ; c’est une gorge étroite, une brèche faite dans le mur de la montagne par un torrent qui laisse tout juste la place de la route qui le côtoie. On ne saurait rien imaginer de plus pittoresque et de plus grandiose que cette porte de l’Andalousie. La gorge est taillée dans d’immenses roches de marbre rouge dont les assises gigantesques se superposent avec une sorte de régularité architecturale ; ces blocs énormes aux larges fissures transversales, veines de marbre de la montagne, sorte d’écorché terrestre où l’on peut étudier à nu l’anatomie du globe, ont des proportions qui réduisent à l’état microscopique les plus vastes granits égyptiens. Dans les interstices se cramponnent des chênes verts, des lièges énormes, qui ne semblent pas plus grands que des touffes d’herbe à un mur ordinaire. En gagnant le fond de la gorge, la végétation va s’épaississant et forme un fourré impénétrable à travers lequel on voit par places luire l’eau diamantée du torrent…

La Sierra-Morena franchie, l’aspect du pays change totalement ; c’est comme si l’on passait tout à coup de l’Europe à l’Afrique : les vipères, regagnant leur trou, raient de traînées obliques le sable fin de la route ; les aloès commencent à brandir leurs grands sabres épineux au bord des fossés. Ces larges éventails de feuilles charnues, épaisses, d’un gris azuré, donnent tout de suite une physionomie différente au paysage. On se sent véritablement ailleurs ; l’on comprend que l’on a quitté Paris tout de bon ; la différence du climat, de l’architecture, des costumes, ne vous dépayse pas autant que la présence de ces grands végétaux des régions torrides que nous n’avons l’habitude de voir qu’en serre chaude. Les lauriers, les chênes verts, les lièges, les figuiers au feuillage verni et métallique, ont quelque chose de libre, de robuste et de sauvage, qui indique un climat où la nature est plus puissante que l’homme et peut se passer de lui.

Devant nous se déployait comme dans un immense panorama le beau royaume d’Andalousie. Cette vue avait la grandeur et l’aspect de la mer ; des chaînes de montagnes, sur lesquelles l’éloignement passait son niveau, se déroulaient avee des ondulations d’une douceur infinie, comme de longues houles d’azur. De larges traînées de vapeurs blondes baignaient les intervalles ; çà et là de vifs rayons de soleil glaçaient d’or quelque mamelon plus rapproché et chatoyant de mille couleurs comme une gorge de pigeon. D’autres croupes bizarrement chiffonnées ressemblaient à ces étoffes des anciens tableaux, jaunes d’un côté et bleues de l’autre. Tout cela était inondé d’un jour étincelant, splendide, comme devait être celui qui éclairait le Paradis terrestre. La lumière ruisselait dans cet océan de montagnes comme de l’or et de l’argent liquides, jetant une écume phosphorescente de paillettes à chaque obstacle. C’était plus grand que les plus vastes perspectives de l’Anglais Martynn876, et mille fois plus beau. L’infini dans le clair est bien autrement sublime et prodigieux que l’infini dans l’obscur.

(Tra los Montes, ou Voyage en Espagne, XI. — Charpentier, éditeur).
En Russie. — Effet de neige sous le soleil877

Le ciel devient clair et d’un bleu qui n’a aucun rapport avec l’azur méridional, d’un bleu d’acier, d’un bleu de glace au ton rare et charmant qu’aucune palette n’a reproduit encore. La lumière étincelle sans chaleur, et le soleil glacé fait rougir les joues de quelques petits nuages roses. La neige diamantée scintille, prend des micas878 de marbre de Paros, et redouble de blancheur sous la gelée qui l’a durcie ; les arbres cristallisés de givre ressemblent à d’immenses ramifications de vif-argent ou aux floraisons métalliques d’un jardin de fée.

(Voyage en Russie, t. I, ch. 8. — Charpentier, éditeur.)
En Russie. — Effet de neige sous la lune879

La nuit d’hiver est longue et profonde sous ces latitudes, -mais aucune obscurité ne peut éteindre tout à fait la blancheur de la neige. Sous le ciel le plus sombre on distingue sa pâleur livide étalée comme un drap mortuaire sous une voûte de caveau. Il s’en dégage de vagues lueurs, de bleuâtres phosphorescences.

Ce paysage blafard, dont les lignes changeaient d’axe et se repliaient rapidement derrière le train, avait l’aspect le plus étrange. Un moment la lune, perçant la couche épaisse des nuages, allongea son froid rayon sur la plaine glacée dont les parties éclairées prirent l’éclat de l’argent, tandis que les autres s’azurèrent d’ombres bleues. On ne saurait imaginer la mélancolie de cet immense horizon pâle qui paraissait refléter la lune et lui renvoyer la lumière qu’il en recevait.

Il se reformait autour du wagon, toujours le même, comme la mer, et cependant la locomotive fuyait à toute vitesse, lançant par son tuyau de crépitantes gerbes d’étincelles rouges ; mais il semblait à la vue découragée qu’on ne dût jamais sortir de ce cercle blanc.

(Ibid., t. II, ch. I).
À Venise. — Les tableaux880 de la salle du Grand Conseil
(Palais Ducal)

On ne saurait imaginer un coup d’œil plus merveilleux que cette salle immense entièrement recouverte de ces pompeuses peintures où excelle le génie vénitien, le plus habile dans l’agencement des grandes machines. De toutes parts le velours miroite, la soie ruisselle, le taffetas papillote, le brocart d’or étale ses orfrois881 grenus, les pierreries font bosse, les dalmatiques882 rugueuses s’enroulent, les cuirasses et les morions aux ciselures fantasques se damasquinent883 d’ombre et de lumière et lancent des éclairs comme des miroirs ; le ciel ouate de ce bleu particulier à Venise l’interstice des colonnes blanches, et sur les marches des escaliers de marbre s’étagent ces groupes fastueux de sénateurs, d’hommes d’armes, de patriciens et de pages, personnel ordinaire des tableaux vénitiens.

Dans les batailles, c’est un chaos inextricable de galères, aux châteaux à trois étages, de trinquets de gabie884, de huniers, de triples évantails de rames, de tours, de machines de guerre et d’échelles renversées entraînant leurs grappes d’hommes ; un mélange étonnant de comités885, de gardes-chiourme, de forçats, de matelots et d’hommes d’armes s’assommant avec des masses, des coutelas et des engins barbares, les uns nus jusqu’à la ceinture, les autres vêtus de harnois singuliers ou de costumes orientaux d’un goût capricieux et baroque, comme ceux des Turcs de Rembrandt ; tout cela fourmille et se débat sur des fonds de fumée et d’incendie ou sur des vagues faisant jaillir entre les galères qui se choquent leurs longues lanières vertes, que termine un flocon d’écume.

(Italia ou Voyage en Italie, X. — Charpentier, éditeur).
À Paris. — L’Apothéose d’Homère 886 (Musée du Louvre)

Devant le péristyle d’un temple dont l’ordre ionique rappelle symboliquement la patrie du Mélésigène887, Homère déifié est assis avec le calme et la majesté d’un Jupiter aveugle ; sa pose immobile indique la cécité, quand même ses yeux blancs comme ceux d’une statue ne diraient pas que le divin poète ne voit plus qu’avec le regard de l’âme les merveilles de la création qu’il a retracées si splendidement. Un cercle d’or ceint ses larges tempes, pleines de pensées ; son corps, modelé par robustes méplats888, n’a rien des misères de la caducité ; il est antique et non vieux : l’âge n’a plus de prise sur lui, et sa chair s’est durcie pour l’éternité dans le marbre éthéré de l’apothéose. D’un ciel d’azur que découpe le fronton du temple, et que dorent, comme des rayons de gloire, quelques zones de lumière orangée, descend dans le nuage d’une draperie rose une belle vierge tenant la palme et la couronne. Aux pieds d’Homère, sont campées dans des attitudes héroïques et superbes ses deux immortelles filles, l’Iliade et l’Odyssée : l’Iliade, altière, regardant en face, vêtue de rouge et tenant l’épée de bronze d’Achille ; l’Odyssée, rêvant, drapée d’un manteau vert de mer, ne se montrant que de profil, sondant de son regard l’infini des horizons et s’appuyant sur la rame d’Ulysse : l’action et le voyage. Ces deux figures, d’une incomparable beauté, sont dignes des poèmes qu’elles symbolisent ; quel éloge en faire après celui-là ?

Autour du poète suprême se presse respectueusement une foule illustre : Hérodote, le père de l’histoire, jette l’encens sur les charbons du trépied, rendant hommage au chantre des temps héroïques ; Eschyle montre la liste de ses tragédies ; Apelles conduit Raphael par la main ; Virgile amène Dante ; puis viennent Tasse, Corneille, Poussin, coupés à mi-corps par la toile ; de l’autre côté, Pindare s’avance, touchant sa grande lyre d’ivoire ; Platon cause avec Socrate ; Phidias offre le maillet et le ciseau qui ont tant de fois taillé les dieux d’Homère889 ; Alexandre présente la cassette d’or où il renfermait les œuvres du poète. Plus bas s’étagent en descendant vers l’âge moderne Camoëns, Racine, Molière, Fénelon, rattaché au chantre de l’Odyssée par son Télémaque.

Il règne dans la portion supérieure du tableau une sérénité lumineuse, une atmosphère élyséenne argentée et bleue, d’une douceur infinie ; les tons réels s’y éteignent comme trop grossiers, et s’y fondent en nuances tendres, idéales.

Ce n’est pas le soleil des vivants qui éclaire les objets dans cette région sublime, mais l’aurore de l’immortalité ; les premiers plans, plus rapprochés de notre époque, sont d’une couleur plus robuste et plus chaude. Si Alexandre, avec son casque, sa cuirasse et ses cnémides890 d’or, semble l’ombre d’une statue de Lysippe891, Molière est vrai comme un portrait d’Hyacinthe Rigaud892.

Quel style noble et pur ! quelle ordonnance majestueuse ! quel goût véritablement antique ! Dans ce tableau sans rival, l’art de Phidias et d’Apelles est retrouvé.

(Les Beaux-Arts en Europe (1855893), chap. XIII).

E. Fromentin (1820-1880)

Notice

Eugène Fromentin, de la Rochelle, a rapporté de son séjour en Algérie (1842-1846), des toiles qui ont lait la réputation du peintre et deux récits de voyages (Un Été dans le Sahara, Une Année dans le Sahel ; qui, avec un roman (Dominique), ont fait celle de l’écrivain. Sa plume a rendu avec la même finesse que son pinceau toutes les nuances, et, avec une incomparable puissance de relief, tous les contrastes de tons vifs et crus dont le ciel, de jour ou de nuit, de soir ou de matin, les terrains, la verdure, les costumes et les armes avaient frappé ses yeux, et particulièrement les réverbérations aveuglantes des sables embrasés et les mornes stupeurs du Sahara.

Cavaliers arabes

El-Aghouat894, juin 1853.

L’autre jour, j’ai vu passer ici même, venant de la place et filant vers Bab-el-Gharbi, une cinquantaine de cavaliers du Goum895. C’était le matin ; on les avait convoqués à la hâte, sur la nouvelle qu’un convoi de marchands du sud, allant dans le Tell896, prenait par l’ouest pour éviter El-Aghouat. Chacun montait à cheval à sa porte, ils arrivaient au rendezvous un par un. Je les voyais accourir du fond de la rue, coupée à vingt pas de moi par une voûte, se courber une seconde pour passer dessous, puis reparaître tout droits, non plus en selle, mais debout sur l’étrier, lancés au galop de charge, et venant sur moi comme une tempête. La rue était si étroite, qu’à chaque fois je sentais le vent du cheval ; et, comme elle est à peu près en escalier, c’étaient des écarts et des efforts de jarrets effrayants. Le pavé retentissait ; on entendait cliqueter contre le flanc des bêtes les étriers de fer et les longs éperons ; le torse humain du centaure ne bronchait pas. Chaque cavalier passait, riant à des amis qui étaient sur leurs portes, les yeux en flammes et agitant son long fusil, comme s’il allait avoir à s’en servir. Cette chose si simple et qu’on voit si communément, un cavalier au galop dans une rue, je ne saurais dire pourquoi, à cet endroit-là particulièrement, elle m’a frappé. Mais je l’ai notée comme une des belles scènes équestres que j’ai vues, et j’ai compris ce que peuvent devenir ces fainéants, à l’air endormi, quand on les met à cheval.

(Un été dans le Sahara ; II, El-Aghouat. — Plon et Cie, éditeurs, 4e édition.)
Matin et midi

El-Aghouat, juin 1863.

C’est sur les hauteurs, le plus souvent au pied de la tour de l’Est, en face de cet énorme horizon libre de toutes parts, sans obstacles pour la vue, dominant tout, de l’est à l’ouest, du sud au nord, montagnes, ville, oasis et désert, que je passe mes meilleures heures ; j’y suis le matin, j’y suis à midi, j’y retourne le soir ; j’y suis seul et n’y vois personne, hormis de rares visiteurs qui s’approchent, attirés par le signal blanc de mon ombrelle, et sans doute étonnés du goût que j’ai pour ces lieux élevés. C’est une sorte de plate-forme entourée de murs à hauteur d’appui, où l’on parvient, du côté de la ville, par une pente assez roide, encombrée de rochers, mais sans issue du côté sud, et d’où l’on tomberait presque à pic dans les jardins. À l’heure où j’arrive, un peu après le lever du soleil, j’y trouve une sentinelle indigène, encore endormie et couchée contre le pied de la tour. Presque aussitôt on vient la relever, car ce poste n’est gardé que la nuit. À cette heure-là, le pays tout entier est rose, d’un rose vif, avec des fonds fleur de pêcher ; la ville est criblée de points d’ombre, et quelques petits marabouts897 blancs, répandus sur la lisière des palmiers, brillent assez gaiement dans cette morne campagne qui semble, pendant un court moment de fraîcheur, sourire au soleil levant. Il y a dans l’air de vagues bruits et je ne sais quoi de presque chantant qui fait comprendre que tous les pays du monde ont le réveil joyeux…

[À huit heures] on peut dire que la matinée est finie. Le paysage, de rose qu’il était, est déjà devenu fauve ; la ville a beaucoup moins de petites ombres ; elle devient grise à mesure que le soleil s’élève ; à mesure qu’il s’éclaire davantage, le désert parait s’assombrir ; les collines seules restent rougeâtres. S’il y avait du vent, il tombe ; des exhalaisons chaudes commencent à se répandre dans l’air, comme si elles montaient des sables. Deux heures après, on entend sonner la retraite ; tout mouvement cesse à la fois, et, au dernier coup du clairon, c’est le midi qui commence.

À cette heure-là, je n’ai plus à craindre aucune visite, car personne autre que moi n’aurait l’idée de s’aventurer là-haut. Le soleil monte, abrégeant l’ombre de la tour, et finit par être directement sur ma tête. Je n’ai plus que l’ombre étroite de mon parasol, et je m’y rassemble ; mes pieds posent dans le sable ou sur des grès étincelants ; mon carton se tord à côté de moi sous le soleil ; ma boîte à couleurs craque, comme du bois qui brûle. On n’entend plus rien. Il y a là quatre heures d’un calme et d’une stupeur incroyables. La ville dort au dessous de moi, muette, et comme une masse alors toute violette, avec ses terrains vides, où le soleil éclaire une multitude de claies pleines de petits abricots roses, exposés là pour sécher ; — çà et là, quelques trous noirs marquent des fenêtres, des portes intérieures, et de minces lignes d’un violet foncé indiquent qu’il n’y a plus qu’une ou deux raies d’ombre dans toutes les rues de la ville. Un filet de lumière plus vive, qui borde le contour des terrasses, aide à distinguer les unes des autres toutes ces constructions de boue, amoncelées plutôt que bâties sur leurs trois collines898.

(Un été dans le Sahara ; II, El-Aghouat. Plon et Cie, éditeurs, 4e édition.)
Une tribu en voyage dans le Sahara899

Ain-Mahdy, vendredi, juillet 1853.

Les cavaliers étaient armés en guerre et costumés, parés, équipés comme pour un carrousel ; tous avec leurs longs fusils à capucines d’argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou posés horizontalement sur la selle, ou tenus de la main droite, la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau de paille conique empanaché de plûmes noires : d’autres avaient leur burnous rabattu jusqu’aux yeux, le haïk900 relevé jusqu’au nez ; et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à des femmes maigres et basanées ; d’autres, plus étrangement coiffés de hauts kolbaks sans bord en toison d’autruche mâle, nus jusqu’à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe, le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutaché901 d’or ou d’argent, paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils, ou caparaçons rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là de fort beaux chevaux ; mais ce qui me frappa plus que leur beauté ; ce fut la franchise inattendue de tant de couleurs étranges. Je retrouvais ces nuances bizarres si bien observées par les Arabes, si hardiment exprimées par les comparaisons de leurs poètes. — Je reconnus ces chevaux noirs à reflets bleus, qu’ils comparent au pigeon dans l’ombre ; ces chevaux couleur de roseau, ces chevaux écarlates comme le premier sang d’une blessure. D’autres, d’un gris foncé, sous le lustre de la couleur, devenaient exactement violets ; d’autres encore, d’un gris très clair, et dont la peau se laissait voir à travers leur poil humide et rasé, se veinaient de tons humains et auraient pu audacieusement s’appeler des chevaux roses902.

Au centre de ce brillant état-major, à quelques pas en avant de l’étendard, chevauchaient l’un près de l’autre et dans la tenue la plus simple, un vieillard à barbe grisonnante, un tout jeune homme sans barbe. Le vieillard était vêtu de grosse laine et n’avait rien qui le distinguât que la modestie même et l’irréprochable propreté de ses vêtements, sa grande taille, l’épaisseur de sa tournure, l’ampleur extraordinaire de ses burnous, surtout le volume de sa tête coiffée de trois ou quatre capuchons superposés. Enfoui plutôt qu’assis dans la vaste selle en velours cramoisi brodé d’or, ses larges pieds chaussés de babouches903, enfoncés dans des étriers damasquinés904 d’or, et les deux mains posées sur le pommeau étincelant de la selle, il menait à petits pas une jument grise à queue sombre, avec les naseaux ardents et un bel œil doux encadré de poils noirs. Un cavalier nègre, en livrée verte ; conduisait en main son cheval de bataille, superbe animal à la robe de satin blanc, vêtu de brocart et tout harnaché d’or, qui dansait au son de la musique et faisait résonner fièrement les grelots de son chelil, les amulettes de son poitrail et l’orfèvrerie splendide de sa bride. Un autre écuyer portait son sabre et son fusil de luxe.

Le jeune homme était habillé de blanc et montait un cheval tout noir, énorme d’encolure, à queue traînante, la tête à moitié cachée dans sa crinière. Il était fluet, assez blanc, très pâle, et c’était étrange de voir une si robuste bête entre les mains d’un adolescent si délicat. Il avait l’air efféminé, rusé, impérieux et insolent. Il clignotait en nous regardant de loin. Il ne portait aucun insigne, pas la moindre broderie sur ses vêtements ; et de toute sa personne, soigneusement enveloppée dans un burnous blanc de fine laine, on ne voyait que l’extrémité de ses bottes sans éperons et la main qui tenait la bride, une petite main maigre ornée d’un gros diamant Il arrivait renversé sur le dossier de sa selle en velours violet brodé d’argent, escorté de deux lévriers magnifiques, aux jarrets marqués de feu, qui bondissaient gaiement entre les jambes de son cheval.

Aussitôt qu’il aperçut ce vieux grand seigneur et son fils, le petit Ali fit un mouvement pour se jeter à terre et courir se prosterner devant eux ; mais le lieutenant lui posa la main sur l’épaule ; l’enfant étonné comprit et ne bougea pas.

Pendant ce temps je regardai ce jeune cavalier à mine impériale, au milieu de son cortège barbare, avec des guerriers pour valets et des vieillards à barbe grise pour pages ; puis je considérai assez tristement la tenue du lieutenant ; j’imaginai ce que devait être la mienne pour un œil difficile en fait d’élégance, et je ne pus m’empêcher de dire au lieutenant :

— Comment trouvez-vous que nous représentons la France ?

Le vieillard passa et nous salua froidement de la main ; nous y répondîmes avec autant de supériorité que nous le pûmes. Quant au jeune homme, arrivé à deux pas de nous, il fit cabrer sa bête ; l’animal, enlevé des quatre pieds par ce saut prodigieux où excellent les cavaliers arabes, nous frôla presque de sa crinière et alla retomber deux pas plus loin ; le petit prince s’était habilement dispensé du salut, et son escorte acheva de défiler sans même jeter les yeux sur nous.

(Un Été dam le Sahara ; III, Tadjemont-ain-Madhy. — Plon et Cie, éditeurs, 4e édition.)
Journée, soirée et nuit de décembre

Mustapha d’Alger905, décembre 1852.

Pas un nuage, pas un souffle, c’est-à-dire que la paix est dans le ciel. Le corps se baigne dans une atmosphère que rien n’agite, et dont la température devient insensible à force d’être égale. De six heures du matin à six heures du soir, le soleil traverse imperturbablement une étendue sans tache, dont la vraie couleur est l’azur. Il descend dans un ciel clair et disparait, ne laissant après lui, pour indiquer la porte du couchant, qu’un point vermeil pareil à une feuille de rose. Puis une faible lumière se forme au pied des coteaux, et répand une brume légère sur les plans éloignés de l’horizon, comme afin de ménager un passage harmonieux entre la lumière et l’ombre et d’accoutumer les yeux à la nuit par la douceur des couleurs grises. Alors les étoiles s’allument au dessus de la campagne blêmissante et de ce grand pays devenu vague. D’abord on les compte ; bientôt le ciel en est illuminé. La nuit s’éclaire à mesure que toute trace du soleil disparait, et le jour tout à fait clos est remplacé seulement par des demi-ténèbres. Cependant la mer dort, comme jamais je ne l’avais vue dormir, d’un sommeil que depuis un mois rien n’a troublé, toujours limpide et plate, assoupie, à peine rayée par le rare passage des navires, avec la transparence, l’éclat et l’immobilité d’un miroir.

(Une année dam le Sahel, I ; Mustapha d’Alger. — Plon et Cie, éditeurs, 4e édition.)

Lamartine (1790-1869)

Notice

Alphonse de Lamartine était enfant de Mâcon ; il en a été le député pendant une partie de sa vie politique ; il en reste la gloire. Poète des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn ; orateur de nos assemblées ; improvisateur célèbre dans quelques journées historiques de 1848 ; romancier ; historien des Girondins, de la Restauration, de la Turquie ; à plusieurs reprises confident public de sa propre vie ; voyageur en Orient, narrateur et peintre de son voyage ; éducateur populaire dans son Conseiller du peuple et son Cours familier de littérature, etc. ; Lamartine a toujours et partout ce langage enchanteur qui, coulant de sa plume ou de ses lèvres, s’épand sur tous les sujets et y laisse des sillons de lumière et des ondes d’harmonie. Sa poésie est de l’éloquence, son éloquence est de la poésie ; trop souvent son style historique tient de l’une et de l’autre. Nul ne sait mieux s’élever à la hauteur des grandes choses ; et, pour relever les petites, il n’a pas recours aux artifices du synonyme ou de la périphrase ; chez lui le mot familier s’enveloppe sans disparate des nobles et larges plis de ce style qui a comme la physionomie de celui qui le parlait. On a signalé avec justesse, quelquefois avec ironie ou amertume, des entraînements d’imagination et des erreurs de fait ou d’appréciation dans ses récits et ses jugements d’historien, des mirages dans ses descriptions de voyageur ; mais la magie du style a ébloui : même dans ses défauts il est inimitable.

Paysage d’Orient

À une demi-lieue environ de la ville906, du côté du Levant, l’émir Fakardin a planté une forêt de pins parasols sur un plateau sablonneux qui s’étend entre la mer et la plaine de Bagdhad, beau village arabe au pied du Liban : l’émir planta, dit-on, cette magnifique forêt pour opposer un rempart à l’invasion des immenses collines de sable rouge qui s’élèvent un peu plus loin, et qui menaçaient d’engloutir Bayruth et ses riches plantations. La forêt est devenue superbe : les troncs des arbres ont soixante et quatre-vingts pieds de haut d’un seul jet, et ils étendent de l’un à l’autre leurs larges têtes immobiles, qui couvrent d’ombre un espace immense ; les sentiers de sable glissent sous les troncs des pins et présentent le sol le plus doux aux pieds des chevaux. Le reste du terrain est couvert d’un léger duvet de gazon, semé de fleurs du rouge le plus éclatant ; les oignons de jacinthes sauvages sont si gros qu’ils ne s’écrasent point sous le fer des chevaux. À travers les colonnades de ces troncs de sapin, on voit d’un côté les dunes blanches et rougeâtres de sable qui cachent la mer ; de l’autre, la plaine de Bagdhad et le cours du fleuve dans cette plaine, et un coin de golfe semblable à un petit lac, tant il est encadré par l’horizon des terres et les douze ou quinze villages arabes jetés sur les dernières pentes du Liban, et enfin les groupes du Liban même, qui font le rideau de cette scène. La lumière est si nette et l’air si pur, qu’on distingue, à plusieurs lieues d’élévation, les formes des cèdres ou des caroubiers sur les montagnes, ou les grands aigles qui nagent sans remuer leurs ailes, dans l’océan de l’éther. Ce bois de pins est certainement le plus magnifique de tous les sites que j’ai vus dans ma vie. Le ciel, les montagnes, les neiges, l’horizon bleu de la mer, l’horizon rouge et funèbre du désert de sable ; les lignes serpentantes du fleuve ; les têtes isolées des cyprès ; les grappes des palmiers épars dans les campagnes ; l’aspect gracieux des chaumières couvertes d’orangers et de vignes retombant sur les toits ; l’aspect sévère des hauts monastères maronites, faisant de larges taches d’ombre ou de larges jets de lumière sur les flancs ciselés du Liban ; les caravanes de chameaux chargés des marchandises de Damas, qui passent silencieusement entre les troncs d’arbres ; les bandes de pauvres Juifs montés sur des ânes, tenant deux enfants sur chaque bras ; des femmes enveloppées de voiles blancs, à cheval, marchant au son du fifre et du tambourin, environnées d’une foule d’enfants vêtus d’étoffes rouges brodées d’or, et qui dansent devant leurs chevaux ; quelques cavaliers arabes courant le dgérid autour de nous sur des chevaux dont la crinière balaie littéralement le sable ; quelques groupes de Turcs assis devant un café bâti en feuillage, et fumant la pipe ou faisant la prière ; un peu plus loin, les collines désertes de sable sans fin qui se teignent d’or aux rayons du soleil du soir, et où le vent soulève des nuages de poussière enflammée ; enfin, le sourd mugissement de la mer qui se mêle au bruit musical du vent dans les têtes des sapins, et au chant de milliers d’oiseaux inconnus ; tout cela offre à l’œil et à la pensée du promeneur le mélange le plus sublime, le plus doux, et à la fois le plus mélancolique, qui ait jamais enivré mon âme ; c’est le site de mes rêves, j’y reviendrais tous les jours.

(Voyage en Orient, Bayruth ; 12 septembre 1832. — Hachette et Cie, éditeurs.)
Portrait de Vergniaud907

Vergniaud, né à Limoges et avocat à Bordeaux, n’avait alors que trente-trois ans. Le mouvement l’avait saisi et emporté tout jeune. Ses traits majestueux et calmes annonçaient le sentiment de sa puissance. Aucune tension ne les contractait. La facilité, cette grâce du génie, assouplissait tout en lui, talent, caractère, attitude. Une certaine nonchalance annonçait qu’il s’oubliait aisément lui-même, sûr de se retrouver avec toute sa force au moment où il aurait besoin de se recueillir. Son front était serein, son regard assuré, sa bouche grave et un peu triste ; les pensées sévères de l’antiquité se fondaient dans sa physionomie avec les sourires et l’insouciance de la première jeunesse. On l’aimait familièrement au pied de la tribune. On s’étonnait de l’admirer et de le respecter dès qu’il y montait. Son premier regard, son premier mot mettait une distance immense entre l’homme et l’orateur. C’était un instrument d’enthousiasme qui ne prenait sa valeur et sa place que dans l’inspiration. Cette inspiration, servie par une voix grave et par une élocution intarissable, s’était nourrie des plus purs souvenirs de la tribune antique. Sa phrase avait les images et l’harmonie des plus beaux vers. S’il n’avait pas été l’orateur d’une démocratie, il en eût été le philosophe et le poëte. Son génie tout populaire lui défendait de descendre au langage du peuple, même en le flattant. Il n’avait que des passions nobles comme son langage. Il adorait la Révolution comme une philosophie sublime qui devait ennoblir la nation tout entière sans faire d’autres victimes que les préjugés et les tyrannies. Il avait des doctrines et point de haine, des soifs de gloire et point d’ambition. Le pouvoir même lui semblait quelque chose de trop réel, de trop vulgaire pour y prétendre. Il le dédaignait pour lui-même, et ne le briguait que pour ses idées. La gloire et la postérité étaient les deux seuls buts de sa pensée. Il ne montait à la tribune que pour les voir de plus haut ; plus tard il ne vit qu’elles du haut de l’échafaud, et il s’élança dans l’avenir, jeune, beau, immortel dans la mémoire de la France, avec tout son enthousiasme et quelques taches déjà lavées dans son généreux sang. Tel était l’homme que la nature avait donné aux Girondins pour chef. Il ne daigna pas l’être, bien qu’il eût l’âme et les vues d’un homme d’État ; trop insouciant pour un chef de parti, trop grand pour être le second de personne. Il fut Vergniaud. Plus glorieux qu’utile à ses amis, il ne voulut pas les conduire ; il les immortalisa.

(Histoire des Girondins, VI, 15. — Hachette et Cie, éditeurs.)
Bataille de Valmy908

Les Prussiens couronnaient les crêtes des hauteurs de la Lune909 et commençaient à en descendre en ordre de bataille. Les vieux soldats du grand Frédéric, lents et mesurés dans leurs mouvements, ne montraient aucune impétuosité et ne donnaient rien au hasard. Leurs bataillons marchaient d’une seule pièce et se profilaient en lignes géométriques et à angles droits comme des bastions. Ils semblaient hésiter à aborder de près un ennemi qu’ils dépassaient deux fois en nombre et en tactique, mais dont ils redoutaient la témérité ou le désespoir.

De leur côté, les Français ne contemplaient pas sans un certain ébranlement d’imagination cette armée immense, jusque-là invincible, avançant silencieusement sa première ligne en colonnes et déployant ses deux ailes pour foudroyer leur centre et leur couper toute retraite soit sur Châlons, soit sur Dumouriez. Les soldats restaient immobiles sur leurs positions, craignant de dégarnir par un faux mouvement le champ de bataille étroit où ils pouvaient se défendre, mais où ils n’osaient manœuvrer. Descendus à mi-côte de la colline de la Lune, les Prussiens s’arrêtèrent. Leurs compagnies de sapeurs aplanirent le terrain en larges plates-formes, et l’artillerie, débouchant à travers les bataillons qui s’ouvrirent, porta au galop sur le front des colonnes quarante-huit bouches & feu divisées en quatre batteries, trois de canons et une d’obusiers. Une autre batterie, de même force, qui prenait en flanc les lignes françaises, restait encore cachée sous un flocon de brouillard, sur la droite des Prussiens, et ne tarda pas à déchirer de la commotion de ses salves la brume qui l’enveloppait. Le feu commença à la fois de front et de flanc.

À ce feu, l’artillerie de Kellermann s’ébranle et s’établit en avant de l’infanterie. Plus de vingt mille boulets, échangés pendant deux heures par cent vingt pièces de canon, labourent le sol des deux collines opposées, comme si les deux artilleries eussent voulu faire brèche aux deux montagnes. L’épaisse fumée de la poudre, la poussière élevée par le choc des boulets qui émiettaient la terre, rampant sur le flanc des deux coteaux et rabattues par le vent dans la gorge, empêchaient les artilleurs de viser juste et trompaient souvent les coups. On se combattait du fond de deux nuages, et l’on tirait au bruit plus qu’à la vue. Les Prussiens, plus découverts que les Français, tombaient en plus grand nombre autour des pièces. Leur feu se ralentissait. Kellermann, qui épiait le moindre symptôme d’ébranlement de l’ennemi, croit reconnaître quelque confusion dans ses mouvements. Il s’élance à cheval à la tête d’une colonne pour s’emparer de ces pièces. Une nouvelle batterie, masquée par un pli du terrain, éclate sur le front de sa colonne. Son cheval, le poitrail ouvert par un éclat d’obus, se renverse sur lui et expire. Le lieutenant-colonel Lormier, son aide de camp, est frappé à mort. La tête de la colonne, foudroyée de trois côtés à la fois, tombe, hésite, recule en désordre. Kellermann, dégagé et emporté par ses soldats, revient chercher un autre cheval. Les Prussiens, qui ont vu la chute d’un général et la retraite de sa troupe, redoublent leur feu. Une pluie d’obus mieux dirigés écrase le parc d’artillerie des Français. Deux caissons éclatent au milieu des rangs. Les projectiles, les essieux, les membres de chevaux, lancés en tous sens, emportent des files entières de nos soldats ; les conducteurs de chariots, en s’écartant au galop du foyer de l’explosion, avec leurs caissons, jettent la confusion et communiquent leur instinct de fuite aux bataillons de la première ligne. L’artillerie, privée ainsi de ses munitions, ralentit et éteint son feu.

Le duc de Chartres910, qui supporte lui-même depuis près de trois heures, l’arme au bras, la grêle de boulets et de mitraille de l’artillerie prussienne, au poste décisif du moulin de Valmy, s’aperçoit du danger de son général. Il court à toute bride à la seconde ligne, entraîne la réserve d’artillerie à cheval, la porte au galop sur le plateau du moulin, couvre le désordre du centre, rallie les caissons, les ramène aux canonniers, nourrit le feu, étonne et suspend l’élan de l’ennemi.

Le duc de Brunswick ne veut pas donner aux Français le temps de se raffermir. Il forme trois colonnes d’attaque soutenues par deux ailes de cavalerie. Ces colonnes s’avancent malgré le feu des batteries françaises et vont engloutir sous leur masse le moulin de Valmy, où le duc de Chartres les attend sans s’ébranler. Kellermann, qui vient de rétablir sa ligne, forme son armée en colonnes par bataillons, descend de son cheval, en jette la bride à une ordonnance, fait conduire l’animal derrière les rangs, indiquant par cet acte désespéré qu’il ne se réserve que la victoire ou la mort. L’armée le comprend. « Camarades, s’écrie Kellermann d’une voix palpitante d’enthousiasme et dont il prolonge les syllabes pour qu’elles frappent plus loin l’oreille de ses soldats, voici le moment de la victoire. Laissons avancer l’ennemi sans tirer un seul coup, et chargeons à la baïonnette ! » En disant ces mots, il élève et agite son chapeau, orné du panache tricolore sur la pointe de son épée. « Vive la nation ! s’écrie-t-il d’une voix plus tonnante encore, allons vaincre pour elle ! »

Ce cri du général, porté de bouche en bouche par les bataillons les plus rapprochés, court sur toute la ligne ; répété par ceux qui l’avaient proféré les premiers, grossi par ceux qui le répètent pour la première fois, il forme une clameur immense, semblable à la voix de la patrie animant elle-même ses premiers défenseurs. Ce cri de toute une armée, prolongé pendant plus d’un quart d’heure et roulant d’une colline à l’autre, dans les intervalles du bruit du canon, rassure l’armée avec sa propre voix et fait réfléchir le duc de Brunswick. De pareils cœurs promettent des bras terribles. Les soldats français, imitant spontanément le geste sublime de leur général, élèvent leurs chapeaux et leurs casques au bout de leurs baïonnettes et les agitent en l’air comme pour saluer la victoire. « Elle est à nous ! » dit Kellermann, et il s’élance au pas de course au-devant des colonnes prussiennes, en faisant redoubler les décharges de son artillerie. À l’aspect de cette armée qui s’ébranle comme d’elle-même en avant, sous la mitraille de quatre-vingts pièces de canon, les colonnes prussiennes hésitent, s’arrêtent, flottent un moment en désordre. Kellermann avance toujours. Le duc de Chartres, un drapeau tricolore à la main, lance sa cavalerie à la suite de l’artillerie à cheval.

Le duc de Brunswick, avec le coup d’œil d’un vieux soldat et cette économie de sang qui caractérise les généraux consommés, juge à l’instant que son attaque s’amortira contre un pareil enthousiasme. Il réforme avec sang-froid ses têtes de colonnes, fait sonner la retraite et reprend lentement, et sans être poursuivi, ses positions.

Les batteries se turent des deux côtés. Le vide se rétablit entre les deux armées. La bataille resta comme tacitement suspendue jusqu’à quatre heures du soir. À cette heure, le roi de Prusse, indigné de l’hésitation et de l’impuissance de son armée, reforma lui-même avec l’élite de son infanterie et de sa cavalerie, trois formidables colonnes d’attaque, et, parcourant à cheval le front de ses lignes, leur reprocha amèrement d’humilier le drapeau de la monarchie. Les colonnes s’ébranlent à la voix de leur souverain. Le roi, entouré du duc de Brunswick et de ses principaux généraux, marche aux premiers rangs et à découvert sous le feu des Français qui décimait autour de lui son état-major. Intrépide comme le sang de Frédéric, il commanda en roi jaloux de l’honneur de sa nation, et s’exposa en soldat qui compte sa vie pour rien devant la victoire. Tout fut inutile. Les colonnes prussiennes, écrasées avant de pouvoir aborder les hauteurs de Valmy par vingt-quatre pièces de canon en batterie au pic du moulin, se replièrent, à la nuit tombante, ne laissant sur leur route que des sillons de nos boulets, une traînée de sang et huit cents cadavres. Kellermann coucha sur le plateau de Valmy, au milieu des blessés et des morts, mais comptant avec raison cette canonnade de dix heures pour une victoire. Il avait fait entendre pour la première fois à l’armée le bruit de la guerre et éprouvé le patriotisme français au feu de cent vingt pièces de canon. Le nombre et la situation des troupes ne permettaient pas davantage. Ne pas être vaincu, pour l’armée française, c’était vaincre. Kellermann le sentit avec une telle ivresse qu’il voulut confondre plus tard son nom dans le nom de Valmy911, et qu’après une longue vie et d’éclatantes victoires il légua, dans son testament, son cœur au village de ce nom, pour que la plus noble part de lui-même reposât sur le théâtre de sa plus chère gloire, à côté des compagnons de son premier combat.

(Ibid., XXVII, § 14, 15.)
Mort d’un homme de bien

Je pris le rouleau, je le cachai sous mon habit, et je sortis en me promettant de revenir le lendemain et tous les jours, pour adoucir la fin de Raphaël par les soins et les entretiens d’un ami. Je rencontrai, en descendant, le long de l’escalier, une vingtaine de petits enfants qui montaient, leurs sabots à la main, pour venir prendre les leçons qu’il leur donnait jusque sur son lit de mort ; un peu plus loin, le curé du village, qui venait passer le soir avec lui. Je saluai le prêtre avec respect. Il vit mes yeux rouges et me rendit un salut de triste intelligence.

Le lendemain je revins à la tour. Raphaël s’était éteint dans la nuit. La cloche du village voisin commençait à sonner le glas de la sépulture. Les femmes et les petits enfants sortaient des portes de leur maison et pleuraient en regardant du côté de la tour. On voyait dans un petit champ vert auprès de l’église deux hommes qui piochaient la terre et qui creusaient un fossé au pied d’une croix !

J’approchai de la porte : une nuée d’hirondelles voltigeaient et criaient autour des fenêtres ouvertes, entrant et sortant sans cesse comme si on eût ravagé leurs nids.

(Raphaël, fin de la préface. — Hachette et Cie, éditeurs.)

V. Hugo (né en 1802)

Notice

Poète à quinze ans, déjà célèbre à vingt ans par ses Odes et Ballades, à vingt et un ans par son premier roman (Han d’Islande), héraut, à vingt-cinq ans, de l’école romantique par la préface de son drame de Cromwell, poète dramatique et poète lyrique applaudi d’année en année, Victor Hugo a conduit simultanément dans toutes les voies la réforme littéraire qu’il a fait triompher par l’éclat et l’autorité de ses œuvres. L’homme, ses sentiments et ses idées, ses joies, ses douleurs et ses rêves, la société, ses misères et ses grandeurs, ses phases et ses légendes, la philosophie et la religion, l’art et la nature, tout est entré dans ses poèmes et dans ses romans, et à la pointe des vigoureux rameaux que pousse en tous sens son génie s’épanouit la fleur d’imagination. L’imagination est la marque propre de son style. Rien ne manque aux grands romans où nous cherchons particulièrement le prosateur, puissance de conception, fécondité d’invention, originalité des caractères, variété et coloris des tableaux, inépuisable richesse de la langue. On a relevé l’abus des contrastes qui souvent donnent une saillie exagérée aux figures, et des antithèses qui donnent un relief factice aux idées et au style, la surabondance des développements et les surcharges. Mais la magie du pinceau charme et éblouit : Notre-Dame de Paris (1831) est une résurrection du moyen âge ; certaines pages des Misérables, pour ne citer que ces deux romans, ont la grandeur de l’épopée.

Paris à vol d’oiseau en 1482

La Cité et l’Université 912

Pour le spectateur qui arrivait essoufflé sur le faîte de Notre-Dame, c’était d’abord un éblouissement de toits, de cheminées, de rues, de ponts, de places, de flèches, de clochers. Tout vous prenait aux yeux à la fois, le pignon taillé, la toiture aiguë, la tourelle suspendue aux angles des murs, la pyramide de pierre du onzième siècle, l’obélisque d’ardoise du quinzième, la tour ronde et nue du donjon, la tour carrée et brodée de l’église, le grand, le petit, le massif, l’aérien. Le regard se perdait longtemps à toute profondeur dans ce labyrinthe, où il n’y avait rien qui n’eût son originalité, sa raison, son génie, sa beauté, rien qui ne vînt de l’art, depuis la moindre maison à devanture peinte et sculptée, à charpente extérieure, à porte surbaissée, à étages en surplomb, jusqu’au royal Louvre, qui avait alors une colonnade de tours. Mais voici les principales masses qu’on distinguait lorsque l’œil commençait à se faire à ce tumulte d’édifices.

D’abord la Cité. L’île de la Cité, comme dit Sauval913, qui, à travers son fatras, a quelquefois de ces bonnes fortunes de style, l’île de la Cité est faite comme un grand navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l’eau vers le milieu de la Seine. Au quinzième siècle ce navire était amarré aux deux rives du fleuve par cinq ponts914. Cette forme de vaisseau avait aussi frappé les scribes héraldiques, car c’est de là, et non du siège des Normands, que vient, selon Pasquier915, le navire qui blasonne le vieil écusson de Paris. Pour qui sait le déchiffrer, le blason est une algèbre, le blason est une langue. L’histoire entière de la seconde moitié du moyen âge est écrite dans le blason, comme l’histoire de la première moitié dans le symbolisme des églises romanes. Ce sont les hiéroglyphes de la féodalité après ceux de la théocratie.

La Cité donc s’offrait d’abord aux yeux avec sa poupe au levant et sa proue au couchant. Tourné vers la proue, on avait devant soi un innombrable troupeau de vieux toits, sur lesquels s’arrondissait largement le chevet plombé de la Sainte-Chapelle, pareil à une croupe d’éléphant chargée de sa tour. Seulement ici cette tour était la flèche la plus hardie, la plus ouvrée, la plus menuisée, la plus déchiquetée, qui ait jamais laissé voir le ciel à travers son cône de dentelle. Devant Notre-Dame, au plus près, trois rues se dégorgeaient dans le parvis, belle place à vieilles maisons. Sur le côté sud de cette place se penchait la façade ridée et rechignée de l’Hôtel-Dieu, et son toit qui semble couvert de pustules et de verrues. Puis, à droite, à gauche, à l’orient, à l’occident, dans cette enceinte si étroite pourtant de la Cité, se dressaient les clochers de ses vingt et une églises de toute date, de toute forme, de toute grandeur, depuis la basse et vermoulue campanille916 romane de Saint-Denis-du-Pas (carcer Glaucini) jusqu’aux fines aiguilles de Saint-Pierre-aux-Bœufs et de Saint-Landry. Derrière Notre-Dame se déroulaient, au nord, le cloître917 avec ses galeries gothiques ; au sud, le palais demi-roman de l’évêque ; au levant, la pointe déserte du Terrain. Dans cet entassement de maisons, l’œil distinguait encore, à ses hautes mitres de pierre percées à jour qui couronnaient alors sur le toit même les fenêtres les plus élevées des palais, l’hôtel donné par la ville, sous Charles VI, à Juvénal des Ursins918 ; un peu plus loin, les baraques goudronnées du marché Palus919 ; ailleurs encore, l’apside920 neuve de Saint-Germain-le-Vieux, rallongée en 1458 avec un bout de la rue aux Febves ; et puis, par places, un carrefour encombré de peuple ; un pilori dressé à un coin de rue ; un beau morceau du pavé de Philippe-Auguste, magnifique dallage rayé par les pieds des chevaux au milieu de la voie, et si mal remplacé au seizième siècle par le misérable cailloutage dit pavé de la ligue ; une arrière-cour déserte avec une de ces diaphanes tourelles de l’escalier comme on en faisait au quinzième siècle, comme on en voit encore une rue des Bourdonnais. Enfin, à droite de la Sainte-Chapelle, vers le couchant, le Palais de Justice921 asseyait au bord de l’eau son groupe de tours. Les futaies des jardins du roi qui couvraient la pointe occidentale de la Cité masquaient l’îlot du Passeur922. Quant à l’eau, du haut des Tours Notre-Dame, on ne la voyait guère des deux côtés de la Cité : la Seine disparaissait sous les ponts, les ponts sous les maisons.

Et, quand le regard passait ces ponts, dont les toits verdissaient à l’œil, moisis avant l’âge par les vapeurs de l’eau, s’il se dirigeait à gauche vers l’Université, le premier édifice qui le frappait, c’était une grosse et basse gerbe de tours, le Petit-Châtelet, dont le porche béant dévorait le bout du Petit-Pont ; puis, si votre vue parcourait la rive du levant au couchant, de la Tournelle à la Tour de Nesle923, c’était un long cordon de maisons à solives sculptées, à vitres de couleur, surplombant d’étage en étage sur le pavé, un interminable zigzag de pignons bourgeois, coupé fréquemment par la bouche d’une rue, et de temps en temps par la face ou par le coude d’un grand hôtel de pierre, se carrant à son aise, cours et jardins, ailes et corps de logis, parmi cette populace de maisons serrées et étriquées, comme un grand seigneur dans un tas de manants. Il y avait cinq ou six de ces hôtels sur le quai, depuis le logis de Lorraine, qui partageait avec les Bernardins le grand enclos voisin de la Tournelle, jusqu’à l’hôtel de Nesle, dont la tour principale bornait Paris, et dont les toits pointus étaient en possession pendant trois mois de l’année d’échancrer de leurs triangles noirs le disque écarlate du soleil couchant.

Ce côté de la Seine, du reste, était le moins marchand des deux ; les écoliers y faisaient plus de bruit et de foule que les artisans, et il n’y avait, à proprement parler, de quai que du pont Saint-Michel à la tour de Nesle. Le reste du bord de la Seine était tantôt une grève nue, comme au-delà des Bernardins924, tantôt un entassement de maisons qui avaient le pied dans l’eau, comme entre les deux ponts.

Il y avait grand vacarme de blanchisseuses ; elles criaient, parlaient, chantaient du matin au soir le long du bord, et y battaient fort le linge, comme de nos jours. Ce n’est pas la moindre gaieté de Paris. L’Université925 faisait un bloc à l’œil. D’un bout à l’autre c’était un tout homogène et compacte. Ces mille toits, drus, anguleux, adhérents, composés presque tous du même élément géométrique, offraient, vus de haut, l’aspect d’une cristallisation de la même substance. Le capricieux ravin des rues ne coupait pas ce pâté de maisons en tranches trop disproportionnées. Les quarante-deux collèges926 y étaient disséminés d’une manière assez égale, et il y en avait partout. Les faites variés et amusants de ces beaux édifices étaient le produit du même art que les simples toits qu’ils dépassaient, et n’étaient en définitive qu’une multiplication au carré ou au cube de la même figure géométrique. Ils compliquaient donc l’ensemble sans le troubler, le complétaient sans le charger. La géométrie est une harmonie. Quelques beaux hôtels faisaient aussi ça et là de magnifiques saillies sur les greniers pittoresques de la rive gauche ; le logis de Nevers, le logis de Rome, le logis de Reims, qui ont disparu ; l’hôtel de Cluny927 qui subsiste encore pour la consolation de l’artiste, et dont on a si bêtement découronné la tour il y a quelques années. Près de Cluny, ce palais romain, à belles arches cintrées, c’étaient les Thermes de Julien928. Il y avait aussi force abbayes d’une beauté plus dévote, d’une grandeur plus grave que les hôtels, mais non moins belles, non moins grandes. Celles qui éveillaient d’abord l’œil, c’étaient les Bernardins avec leurs trois clochers ; Sainte-Geneviève, dont la tour carrée, qui existe encore, fait tant regretter le reste ; la Sorbonne, moitié collège, moitié monastère, dont il survit une si admirable nef ; le beau cloître quadrilatéral des Mathurins ; son voisin le cloître de Saint-Benoît, dans les murs duquel on a eu le temps de bâcler un théâtre929 entre la septième et huitieme édition de ce livre ; les Cordeliers930 avec leurs trois énormes pignons juxtaposés ; les Augustins931, dont la gracieuse aiguille faisait, après la tour de Nesle, la deuxième dentelure de ce côté de Paris, à partir de l’occident. Les églises (et elles étaient nombreuses et splendides dans l’Université ; et elles s’échelonnaient là aussi dans tous les âges de l’architecture, depuis les pleins-cintres de Saint-Julien jusqu’aux ogives de Saint-Severin), les églises dominaient le tout ; et, comme une harmonie de plus dans cette masse d’harmonies, elles perçaient à chaque instant la découpure multiple des pignons de flèches tailladées, de clochers à jour, d’aiguilles déliées dont la ligne n’était aussi qu’une magnifique exagération de l’angle aigu des toits.

Le sol de l’Université était montueux. La montagne Sainte-Geneviève y faisait au sud-est une ampoule énorme ; et c’était une chose à voir du haut de Notre-Dame que cette foule de rues étroites et tortues (aujourd’hui le pays latin), ces grappes de maisons qui, répandues en tout sens du sommet de cette éminence, se précipitaient en désordre et presque à pic sur ses flancs jusqu’au bord de l’eau, ayant l’air, les unes de tomber, les autres de regrimper, toutes de se retenir les unes aux autres. Un flux continuel de mille points noirs qui s’entrecroisaient sur le pavé faisait tout remuer aux yeux : c’était le peuple vu ainsi de haut et de loin.

Enfui, dans les intervalles de ces toits, de ces flèches, de ces accidents d’édifices sans nombre qui pliaient, tordaient et dentelaient d’une manière si bizarre la ligne extrême de l’Université, on entrevoyait, d’espace en espace, un gros pan de mur moussu, une épaisse tour ronde, une porte de ville crénelée, figurant la forteresse ; c’était la clôture de Philippe-Auguste. Au-delà verdoyaient les prés, au-delà s’enfuyaient les routes, le long desquelles traînaient encore quelques maisons de faubourg, d’autant plus rares qu’elles s’éloignaient plus. Quelques-uns de ces faubourgs avaient de l’importance ; c’était d’abord, à partir de la Tournelle, le bourg Saint-Victor, avec son pont d’une arche sur la Bièvre, son abbaye où on lisait l’épitaphe de Louis-le-Gros, epitaphium Ludovici Grossi, et son église à flèche octogone flanquée de quatre clochetons du onzième siècle (on en peut voir une pareille à Étampes ; elle n’est pas encore abattue) ; puis le bourg Saint-Marceau, qui avait déjà trois églises et un couvent ; puis, en laissant à gauche le moulin des Gobelins et ses quatre murs blancs, c’était le faubourg Saint-Jacques avec la belle croix sculptée de son carrefour ; l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, qui était alors gothique, pointue et charmante ; Saint-Magloire, belle nef du quatorzième siècle, dont Napoléon fit un grenier à foin ; Notre-Dame-des-Champs, où il y avait des mosaïques byzantines. Enfin, après avoir laissé en plein champ le monastère des Chartreux, riche édifice contemporain du Palais-de-Justice, avec ses petits jardins à compartiments et les ruines mal hantées de Vauvert932, l’œil tombait, à l’occident, sur les trois aiguilles romanes de Saint-Germain-des-Prés. Le bourg Saint-Germain, déjà une grosse commune, faisait quinze ou vingt rues derrière ; le clocher aigu de Saint-Sulpice marquait un des coins du bourg. Tout à côté on distinguait l’enceinte quadrilatérale de la foire Saint-Germain, où est aujourd’hui le marché ; puis le pilori de l’abbé, jolie petite tour ronde, bien coiffée d’un cône de plomb ; la tuilerie était plus loin, et la rue du Four, qui menait au four banal933, et le moulin sur sa butte, et la maladrerie934, maisonnette isolée et mal vue. Mais ce qui attirait surtout le regard, et le fixait longtemps sur ce point, c’était l’Abbaye elle-même. Il est certain que ce monastère, qui avait une grande mine et comme église et comme seigneurie, ce palais abbatial, où les évêques de Paris s’estimaient heureux de coucher une nuit, ce réfectoire, auquel l’architecte avait donné l’air, la beauté et la splendide rosace d’une cathédrale ; cette élégante chapelle de la Vierge, ce dortoir monumental, ces vastes jardins, cette herse, ce pont-levis, cette enveloppe de créneaux, qui entaillait aux yeux la verdure des prés d’alentour, ces cours où reluisaient des hommes d’armes mêlés à des chapes d’or, le tout groupé et rallié autour des trois hautes flèches à pleins-cintres, bien assises sur une apside gothique, faisaient une magnifique figure à l’horizon.

(Notre-Dame de Paris, liv. III, chap. III)
Le sonneur de Notre-Dame

On ne saurait se faire une idée de sa joie, les jours de grande volée. Au moment où l’archidiacre l’avait lâché et lui avait dit : Allez ! il montait la vis du clocher plus vite qu’un autre ne l’eût descendue. Il entrait tout essoufflé dans la chambre aérienne de la grosse cloche ; il la considérait un moment avec recueillement et amour, puis il lui adressait doucement la parole ; il la flattait de la main, comme un bon cheval qui va faire une longue course. Il la plaignait de la peine qu’elle allait avoir. Après ces premières caresses, il criait à ses aides, placés à l’étage inférieur de la tour, de commencer. Ceux-ci se pendaient aux câbles, le cabestan criait, et l’énorme capsule de métal s’ébranlait lentement. Quasi modo, palpitant, la suivait du regard. Le premier choc du battant et de la paroi d’airain faisait frissonner la charpente sur laquelle il était monté. Quasimodo vibrait avec la cloche. « Va ! » criait-il avec un éclat de rire insensé. Cependant le mouvement du bourdon s’accélérait, et, à mesure qu’il parcourait un angle plus ouvert, l’œil de Quasimodo s’ouvrait aussi de plus en plus, phosphorique et flamboyant. Enfin la grande volée commençait : toute la tour tremblait : charpentes, plombs, pierres de taille, tout grondait à la fois, depuis les pilotis de la fondation jusqu’aux trèfles du couronnement. Quasimodo alors bouillait à grosse écume ; il allait, venait ; il tremblait avec la tour de la tête aux pieds. La cloche déchaînée et furieuse présentait alternativement aux deux parois de la tour sa gueule de bronze, d’où s’échappait ce souffle de tempête qu’on entend à quatre lieues. Quasimodo se plaçait devant cette gueule ouverte ; il s’accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait tour à tour la place profonde qui fourmillait à deux cents pieds au-dessous de lui, et l’énorme langue de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l’oreille. C’était la seule parole qu’il entendît, le seul son qui troublât pour lui le silence universel. Il s’y dilatait comme un oiseau au soleil. Tout à coup la frénésie de la cloche le gagnait ; son regard devenait extraordinaire ; il attendait le bourdon au passage, comme l’araignée attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui à corps perdu. Alors, suspendu sur l’abîme, lancé dans le balancement formidable de la cloche, il saisissait le monstre d’airain aux oreillettes, l’étreignait de ses deux genoux, l’éperonnait de ses deux talons, et redoublait de tout le choc et de tout le poids de son corps la furie de la volée. Cependant la tour vacillait ; lui, criait et grinçait des dents, ses cheveux roux se hérissaient, sa poitrine faisait le bruit d’un soufflet de forge, son œil jetait des flammes, la cloche monstrueuse hennissait toute haletante sous lui ; et alors ce n’était plus ni le bourdon de Notre-Dame, ni Quasimodo : c’était un rêve, un tourbillon, une tempête ; le vertige à cheval sur le bruit ; un esprit cramponné à une croupe volante ; un étrange centaure moitié homme, moitié cloche ; une espèce d’Astolphe935 horrible, emporté sur un prodigieux hippogriffe de bronze vivant.

(Ibid., liv. IV, chap. III.)
Charge de cuirassiers936

Napoléon donna l’ordre aux cuirassiers de Milhaud d’enlever le plateau de Mont-Saint-Jean937.

Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d’un quart de lieue. C’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec des pistolets d’arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l’armée les avait admirés, quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant : Veillons au salut de l’Empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l’autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer.

L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre de l’empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s’ébranlèrent.

Alors on vit un spectacle formidable.

Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacté et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delort avait la gauche. On croyait voir de loin s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

Rien de semblable ne s’était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa938 par la grosse cavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s’y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible ; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l’hydre.

Derrière la crête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant : Vive l’Empereur ! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre…

Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les baïonnettes ; le second rang les fusillait ; derrière le second rang, les cannoniers chargeaient les pièces, le front du carré s’ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par dessus les baïonnettes et tombaient gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans les carrés. Des files d’hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. Les baïonnettes s’enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure de ce combat était monstrueuse. Ces carrés n’étaient plus des bataillons, c’étaient des cratères ; ces cuirassiers n’étaient plus une cavalerie, c’était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait la foudre939

(Les Misérables, partie II, livre I, § ix et x.)
Jardin abandonné

Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler. Plus d’un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l’antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus.

Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décolorés par le temps pourrissant sur le mur, du reste plus d’allées ni de gazon ; du chiendent partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide. Les arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi ; ce qui rampe sur la terre était allé trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui se traîne dans la mousse ; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s’étaient mêlés, traversés, mariés, confondus… Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale ; c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

En floréal940 cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l’âme. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et l’enveloppait ; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme le couvraient ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages…

La mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l’écroulement des antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduité avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les ciguës, les achillées941, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées942 aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides, pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche.

(Ibid., partie IV, livre III, § III.)

X. de Maistre (1764-1852)

Notice

Xavier de Maistre, de Chambéry, d’abord officier sarde, prit du service dans l’armée russe. Comme son frère aîné, il écrivit, mais quelques pages. Fines et délicates, avec une pointe de sel, de fantaisie et de mélancolie, elles passeront à la postérité à travers les rangs épais de gros romans oubliés. Il a voyagé de jour et de nuit autour de sa chambre (Voyage autour de ma chambre, 1794 ; Expédition nocturne autour de ma chambre, 1825), causant avec le lecteur, ou rêvant tout haut. Son Lépreux de la Cité d’Aoste (1811) est le frère du paria de la Chaumière indienne, mais un frère solitaire et attristé, dont les confidences douloureuses trouvent le chemin de tous les cœurs. On a de lui encore deux romans touchants, les Prisonniers du Caucase et la Jeune Sibérienne.

La mort d’un ami

Heureux celui qui possède un ami ! J’en avais un : la mort me l’a ôté ; elle l’a saisi au commencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenue un besoin pressant pour mon cœur. Nous nous soutenions mutuellement dans les travaux pénibles de la guerre ; nous buvions dans la même coupe ; nous couchions sous la même toile ; et, dans les circonstances malheureuses où nous sommes, l’endroit où nous vivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie. Je l’ai vu en butte à tous les périls de la guerre, et d’une guerre désastreuse. — La mort semblait épargner l’un pour l’autre ; elle épuisa mille fois ses traits autour de lui sans l’atteindre ; mais c’était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte des armes, l’enthousiasme qui s’empare de l’âme à l’aspect du danger, auraient peut-être empêché ses cris d’aller jusqu’à mon cœur. — Sa mort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis, — je l’aurais moins regretté. — Mais le perdre au milieu des délices d’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé, au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité ! — Ah ! je ne m’en consolerai jamais ! Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur ; elle n’existe plus que parmi ceux qui l’environnaient et qui l’ont remplacé ; cette idée me rend plus pénible le sentiment de sa perte. La nature, indifférente de même au sort des individus, remet sa robe brillante du printemps, et se pare de toute sa beauté auprès du cimetière où il repose. Les arbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs branches, les oiseaux chantent sous le feuillage, les mouches bourdonnent parmi les fleurs ; tout respire la joie et la vie dans le séjour de la mort ; — et le soir, tandis que la lune brille dans le ciel et que je médite près de ce triste lieu, j’entends le grillon poursuivre gaiement son chant infatigable,, caché sous l’herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destruction insensible des êtres et tous les malheurs de l’humanité sont comptés pour rien dans le grand tout. — La mort d’un homme sensible qui expire au milieu de ses amis désolés, et celle d’un papillon que l’air froid fait périr dans le calice d’une fleur, sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L’homme n’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs.

Mais l’aube matinale commence à blanchir le ciel ; les noires dées qui m’agitaient s’évanouissent avec la nuit, et l’espérance renaît dans mon cœur. — Non, celui qui inonde ainsi l’Orient de lumière ne l’a point fait briller à mes regards pour me plonger bientôt dans la nuit du néant ; celui qui étendit cet horizon incommensurable, celui qui éleva ces masses énormes dont le soleil dore les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné à mon cœur de battre et à mon esprit de penser.

Non, mon ami n’est point entré dans le néant ; quelle que soit la barrière qui nous sépare, je le reverrai. — Ce n’est point sur un syllogisme que je fonde mon espérance. — Le vol d’un insecte qui traverse les airs suffit pour me persuader ; et souvent l’aspect de la campagne, le parfum des airs, et je ne sais quel charme répandu autour de moi, élèvent tellement mes pensées, qu’une preuve invincible de l’immortalité entre avec violence dans mon âme et l’occupe tout entière.

(Voyage autour de ma chambre, chap. XXI.)
Minuit

L’horloge du clocher de Saint-Philippe943 sonna lentement minuit. Je comptai l’un après l’autre chaque tintement de la cloche, et le dernier m’arracha un soupir. « Voilà donc, me dis-je, un jour qui vient de se détacher de ma vie ; et quoique les vibrations décroissantes du son de l’airain frémissent encore à mon oreille, la partie de mon voyage qui a précédé minuit est déjà tout aussi loin de moi que le voyage d’Ulysse ou celui de Jason. Dans cet abîme du passé, les instants et les siècles ont la même longueur ; et l’avenir a-t-il plus de réalité ? Ce sont deux néants entre lesquels je me trouve en équilibre comme sur le tranchant d’une lame. En vérité, le temps me paraît quelque chose de si inconcevable, que je serais tenté de croire qu’il n’existe réellement pas, et que ce qu’on nomme ainsi n’est autre chose qu’une punition de la pensée. »

Je me réjouissais d’avoir trouvé cette définition du temps, aussi ténébreuse que le temps lui-même, lorsqu’une autre horloge sonna minuit, ce qui me donna un sentiment désagréable. Il me reste toujours un fond d’humeur lorsque je me suis inutilement occupé d’un problème insoluble, et je trouvai fort déplacé ce second avertissement de la cloche à un philosophe comme moi. Mais j’éprouvai décidément un véritable dépit quelques secondes après, lorsque j’entendis de loin une troisième cloche, celle du couvent des Capucins, situé sur l’autre rive du Pô, sonner encore minuit, comme par malice.

Lorsque ma tante appelait une ancienne femme de chambre, un peu revêche, qu’elle affectionnait cependant beaucoup, elle ne se contentait pas, dans son impatience, de sonner une fois, mais elle tirait sans relâche le cordon de la sonnette jusqu’à ce que la suivante parût. « Arrivez donc, mademoiselle Branchet ! » Et celle-ci, fâchée de se voir presser ainsi, venait tout doucement, et répondait avec beaucoup d’aigreur, avant d’entrer au salon : « On y va, madame, on y va. » Tel fut aussi le sentiment d’humeur que j’éprouvai lorsque j’entendis la cloche indiscrète des Capucins sonner minuit pour la troisième fois. « Je le sais, m’écriai-je en étendant les mains du côté de l’horloge ; oui, je le sais, je sais qu’il est minuit ; je ne le sais que trop. »

C’est, il n’en faut pas douter, par un conseil insidieux de l’esprit malin, que les hommes ont chargé cette heure de diviser leurs jours. Renfermés dans leurs habitations, ils dorment ou s’amusent, tandis qu’elle coupe un des fils de leur existence ; le lendemain, ils se lèvent gaiement, sans se douter le moins du monde qu’ils ont un jour de plus.

En vain la voix prophétique de l’airain leur annonce l’approche de l’éternité, en vain elle leur répète tristement chaque heure qui vient de s’écouler ; ils n’entendent rien, ou, s’ils entendent, ils ne comprennent pas. Ô minuit… heure terrible !… Je ne suis pas superstitieux, mais cette heure m’inspira toujours une espèce de crainte, et j’ai le pressentiment que, si jamais je venais à mourir, ce serait à minuit. Je mourrai donc un jour ? Comment ! je mourrai ? moi qui parle, moi qui me sens, et qui me touche, je pourrai mourir ? J’ai quelque peine à le croire ; car enfin, que les autres meurent, rien n’est plus naturel : on voit cela tous les jours ; on les voit passer, on s’y habitue ; mais mourir soi-même ! mourir en personne ! c’est un peu fort. Et vous, messieurs, qui prenez ces réflexions pour du galimatias, apprenez que telle est la manière de penser de tout le monde, et la vôtre à vous-mêmes. Personne ne songe à mourir. S’il existait une race d’hommes immortels, l’idée de la mort les effrayerait plus que nous.

Il y a là-dedans quelque chose que je ne m’explique pas. Comment se fait-il que les hommes, sans cesse agités par l’espérance et par les chimères de l’avenir, s’inquiètent si peu de ce que cet avenir leur offre de certain et d’inévitable ? Ne serait-ce point la nature bienfaisante elle-même qui nous aurait donné cette heureuse insouciance, afin que nous puissions remplir en paix notre destinée ? Je crois en effet que l’on peut être fort honnête homme sans ajouter aux maux réels de la vie cette tournure d’esprit qui porte aux réflexions lugubres, et sans se troubler l’imagination par de noirs fantômes. Enfin, je pense qu’il faut se permettre de rire, ou du moins de sourire, toutes les fois que l’occasion innocente s’en présente944.

Ainsi finit la méditation que m’avait inspirée l’horloge de Saint-Philippe. Je l’aurais poussée plus loin, s’il ne m’était survenu quelque scrupule sur la sévérité de la morale que je venais d’établir. Mais, ne voulant pas approfondir ce doute, je sifflai l’air des Folies d’Espagne, qui a la propriété de changer le cours de mes idées lorsqu’elles s’acheminent mal. L’effet en fut si prompt, que je terminai sur le champ ma promenade.

(Expédition nocturne autour de ma chambre.)
Les tristesses et les consolations du Lépreux945

Le Lépreux. — … Les maux et les chagrins font paraître les heures longues ; mais les années s’envolent toujours avec la même rapidité. Il est d’ailleurs encore, au dernier terme de l’infortune, une jouissance que le commun des hommes ne peut connaître, et qui vous paraîtra bien singulière, c’est celle d’exister et de respirer ; je passe des journées entières de la belle saison, immobile sur ce rempart, à jouir de l’air et de la beauté de la nature : toutes mes idées alors sont vagues, indécises ; la tristesse repose dans mon cœur sans l’accabler ; mes regards errent sur cette campagne et sur les rochers qui nous environnent : ces différents aspects sont tellement empreints dans ma mémoire, qu’ils font, pour ainsi dire, partie de moi-même, et chaque site est un ami que je vois avec plaisir tous les jours.

Le Militaire. — J’ai souvent éprouvé quelque chose de semblable. Lorsque le chagrin s’appesantit sur moi, et que je ne trouve pas dans le cœur des hommes ce que le mien désire, l’aspect de la nature et des choses inanimées me console ; je m’affectionne aux rochers et aux arbres, et il me semble que tous les êtres de la création sont des amis que Dieu m’a donnés.

Le Lépreux. — Vous m’encouragez à vous expliquer à mon tour ce qui se passe en moi. J’aime véritablement les objets qui sont, pour ainsi dire, mes compagnons de vie, et que je vois chaque jour : aussi, tous les soirs, avant de me retirer dans la tour, je viens saluer les glaciers de Ruitorts, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée du Rhône. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d’une fourmi que dans celle de l’univers entier, le grand spectacle des montagnes en impose cependant davantage à mes sens ; je ne puis voir ces masses énormes, recouvertes de glaces éternelles, sans éprouver un étonnement religieux ; mais, dans ce vaste tableau qui m’entoure, j’ai des sites favoris et que j’aime de préférence ; de ce nombre est l’ermitage que vous voyez là-haut, sur le sommet de la montagne de Charvensod. Isolé au milieu des bois, auprès d’un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant. Quoique je n’y aie jamais été, j’éprouve un singulier plaisir à le voir. Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur cet ermitage solitaire, et mon imagination s’y repose. Il est devenu pour moi une espèce de propriété ; il me semble qu’une réminiscence confuse m’apprend que j’ai vécu là jadis dans des temps plus heureux et dont la mémoire s’est effacée en moi. J’aime surtout à contempler les montagnes éloignées qui se confondent avec le ciel dans l’horizon. Ainsi que l’avenir, l’éloignement fait naître eh moi le sentiment de l’espérance ; mon cœur opprimé croit qu’il existe peut-être une terre bien éloignée où, à une époque de l’avenir, je pourrai goûter enfin ce bonheur pour lequel je soupire et qu’un instinct secret me présente sans cesse comme possible.

Le Militaire. — Avec une âme ardente comme la vôtre, il vous a fallu sans doute bien des efforts pour vous résigner à votre destinée et pour ne pas vous abandonner au désespoir.

Le Lépreux. — Je vous tromperais en vous laissant croire que je suis toujours résigné à mon sort ; je n’ai point atteint cette abnégation de soi-même où quelques anachorètes sont parvenus. Ce sacrifice complet de toutes les affections humaines n’est point encore accompli ; ma vie se passe en combats continuels, et les secours puissants de la religion elle-même ne sont pas toujours capables de réprimer les élans de mon imagination. Elle m’entraîne souvent malgré moi dans un océan de désirs chimériques, qui tous me ramènent vers ce monde dont je n’ai aucune idée, et dont l’image fantastique est toujours présente pour me tourmenter.

Le Militaire. — Si je pouvais vous faire lire dans mon âme et vous donner du monde l’idée que j’en ai, tous vos désirs et vos regrets s’évanouiraient à l’instant.

Le Lépreux. — En vain quelques livres m’ont instruit de la perversité des hommes et des malheurs inséparables de l’humanité ; mon cœur se refuse à les croire. Je me représente toujours des sociétés d’amis sincères et vertueux ; je crois les voir errant ensemble dans des bocages plus verts et plus frais que ceux qui me prêtent leur ombre, éclairés par un soleil plus brillant que celui qui m’éclaire, et leur sort me semble plus digne d’envie, à mesure que le mien est plus misérable. Au commencement du printemps, lorsque le vent du Piémont souffle dans notre vallée, je me sens pénétré par sa chaleur vivifiante, et je tressaille malgré moi. J’éprouve un désir inexplicable et le sentiment confus d’une félicité immense, dont je pourrais jouir et qui m’est refusée. Alors je fuis de ma cellule, j’erre dans la campagne pour respirer plus librement. J’évite d’être vu par ces mêmes hommes que mon cœur brûle de rencontrer ; et du haut de la colline, caché entre les broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville d’Aoste. Je vois de loin, avec des yeux d’envie, ses heureux habitants qui me connaissent à peine ; je leur tends les mains en gémissant, et je leur demande ma portion de bonheur. Dans mon transport, vous l’avouerai-je ? j’ai quelquefois serré dans mes bras les arbres de la forêt, en priant Dieu de les animer pour moi, et de me donner un ami ! Mais les arbres sont muets, leur froide écorce me repousse ; elle n’a rien de commun avec mon cœur, qui palpite et qui brûle. Accablé de fatigue, las de la vie, je me traîne de nouveau dans ma retraite, j’expose à Dieu mes tourments, et la prière ramène un peu de calme dans mon âme.

(Le Lépreux de la Cité d’Aoste.)

Ch. Nodier (1780-1844)

Notice

Charles Nodier, né à Besançon, après les hasards d’une vie active et remuée, de philologue, d’entomologiste, de poète, de romancier, où la politique eut même sa petite part, sous le Consulat, mourut à Paris, bibliothécaire de l’Arsenal et académicien.

Des Romans, des Nouvelles, des Souvenirs de jeunesse, pleins de charme et de fraîcheur, voilés parfois d’une douce et discrète mélancolie, comme les récits de Topffer ; des Contes d’une fantaisie brillante, écrits d’une plume vive, piquante et légère ; une conversation de bonne humeur et de saillies ; les goûts et les aptitudes variés d’un esprit fin et curieux, ont fait à Charles Nodier une originalité de bon aloi et une réputation que défendent contre l’oubli, pour choisir entre ses œuvres, Trilby et la Fée aux miettes, les plus populaires de ses Nouvelles et ses Contes.

Les souvenirs de la vieillesse

Le plus doux privilége que la nature ait accordé à l’homme qui vieillit, c’est celui de se ressaisir avec une extrême facilité des impressions de l’enfance. À cet âge de repos, le cours de la vie ressemble à celui d’un ruisseau que sa pente rapproche, à travers mille détours, des environs de sa source, et qui, libre enfin de tous les obstacles qui ont embarrassé son voyage inutile, vainqueur des rochers qui l’ont brisé à son passage, pur de l’écume des torrents qui a troublé ses eaux, se déroule et s’aplanit tout à coup pour répéter, une fois encore avant de disparaître, les premiers ombrages qui se soient mirés à ses bords. À le voir ainsi, calme et transparent, réfléchir à sa surface immobile les mêmes arbres et les mêmes rivages, on se demanderait volontiers de quel côté il commence et de quel côté il finit. Il faut qu’un rameau de saule, dont l’orage de la veille lui a confié les débris, flotte un moment sous vos yeux pour vous faire reconnaître l’endroit vers lequel son penchant l’entraîne.

Demain, le fleuve qui l’attend à quelques pas l’aura emporté avec lui, et ce sera pour jamais.

Tous les intermédiaires s’effacent ainsi dans les souvenirs de la vieillesse, reposée des passions orageuses et des espérances déçues, quand les longs voyages de la pensée ramènent l’homme, de circuits en circuits, parmi la verdure et les fleurs de son riant berceau. Cette volupté est une des plus vives de l’âme, mais elle dure peu ; et c’est la seule d’ailleurs que puissent envier à ceux qui ont le malheur de vivre longtemps ceux qui ont le bonheur de mourir jeunes946.

(Souvenirs de jeunesse ; Séraphine. — Charpentier, éditeur.)

A. de Vigny (1797-1863)

Notice

Alfred de Vigny, né à Loches, porta d’abord l’épée, comme Chénier, Chateaubriand et Lamartine, mais plus longtemps qu’eux. Dès 1816, il écrivait, et, quand il déposa, en 1827, ses épaulettes de capitaine, il avait déjà publié les poèmes qui commencèrent sa réputation. Ces poèmes, d’un style poli, lucide et brillant, d’une sonorité douce et grave, où le poète, a-t-on dit, plane comme un cygne blanc dans l’azur et rêve sur les hautes cimes ou dans les cieux, — sont sortis de quelque garnison. « Je les avais dans ma tête, a-t-il écrit, je les portais avec moi » ; ils ont ainsi traversé la France des Vosges aux Pyrénées, avant d’éclore. En 1826, il donna un roman historique de l’école de Walter Scott, Cinq-Mars, dont le style a plus d’éclat et les scènes plus de mouvement que les caractères n’ont de vérité. De 1829 à 1835, il marqua dans la nouvelle école dramatique par trois œuvres applaudies. Peut-être son œuvre la plus originale, à part le fragment épique de Moïse, est-elle le livre qu’il intitula Servitude et grandeur militaires (1835), inspiré par les souvenirs, les impressions et les méditations de sa vie de soldat. Ce sont des récits émus, encadrés dans des réflexions qu’elles confirment. Il y règne un sentiment délicat et élevé de l’honneur et du devoir, mélangé de tristesses un peu âpres.

L’amour du danger

Le silence était profond, et l’ombre épaisse sur les tours du vieux Vincennes947. Je me levai de mon fauteuil. J’ouvris la fenêtre, et je me mis à respirer l’air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi, par-dessus les murs, un peu mélangée d’une faible odeur de poudre ; cela me rappela ce volcan sur lequel vivaient et dormaient trois mille hommes dans une sécurité parfaite. J’aperçus sur la grande baraque du fort, séparé du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur projetée par la lampe de mon jeune voisin ; son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu’il n’avait pas même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j’entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir, et dit que s’il était encore debout, c’était pour finir une lecture de Xénophon qui l’intéressait fort. Nous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d’approcher mes idées des siennes :

— Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d’aimant qu’il y a pour nous dans l’acier d’une épée. C’est une attraction irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un événement ou une guerre. Je ne sais (et je venais vous en parler) s’il ne serait pas vrai de dire et d’écrire qu’il y a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie ; une passion qui ne tient ni de l’amour de la gloire, ni de l’ambition ; c’est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence ; enfin c’est l’amour du danger. — C’est vrai, me dit Timoléon. Je poursuivis : — Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer ? qui le consolerait dans cet ennui d’un homme qui ne voit que des hommes ? Il part, et dit adieu à la terre ; adieu aux amitiés choisies et aux habitudes de la vie ; adieu à la belle nature des campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d’animaux silencieux et sauvages ; adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l’agitation sublime de toutes les pensées dans l’oisiveté de la vie, aux relations élégantes du monde ; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis, l’eau, l’air et l’homme ; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l’ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire ; c’en est une que de passer seulement sur l’Océan et de ne pas s’engloutir en sombrant ; c’en est une que d’aller où il veut et de s’enfoncer dans les bras du vent contraire ; c’en est une que de courir devant l’orage et de s’en faire suivre comme d’un valet ; c’en est une que d’y dormir et d’y établir son cabinet d’étude948.

(Servitude et grandeur militaire, livre II ; chap. III. — Calmann Lévy, éditeur.)

Balzac (1799-1850)

Notice

Honoré de Balzac naquit à Tours et mourut à Paris. L’œuvre de Balzac est une autre « comédie à cent actes divers, » comme le disait La Fontaine de ses fables. Il l’a lui-même intitulée la Comédie humaine ; ce nom rassemble tous ses romans dans une unité intentionnelle, qui est aussi une unité de fait. Nous retrouvons dans tous le même monde de personnages qui y ont leur nom, leur filiation, leurs alliances, leur caractère, leur physionomie. Ils y occupent tour à tour la première place, acteurs principaux ici, comparses là. Nous les voyons ainsi, de roman en roman, naître, grandir, agir et mourir.

Sur le théâtre que s’est dressé le romancier, et dont il change avec chaque roman le lieu et le décor, passent successivement, avec ses acteurs attitrés, les scènes les plus diverses et les drames toujours renouvelés de la vie privée, publique, parisienne et provinciale. À voir ainsi se retrouver, se rencontrer, se mêler, se démêler, dans les complications raisonnées et ordonnées de ses romans congénères, des personnages dont chacun d’entre eux ramène sous nos yeux le visage et nous affirme l’existence, l’illusion que l’auteur s’est faite gagne le lecteur ; il semble croire, et nous croyons après lui à leur réalité.

Les courts extraits qui suivent donneront à peine une ombre de cette vaste et vivante comédie humaine : on ne découpe pas un coin dans les immenses toiles où tout se tient. Surtout ils ne suffiront pas à montrer que le ressort qui pousse le génie du romancier, l’âme qui le meut, c’est, à travers ces âpres peintures des misères humaines, la recherche et la poursuite du bien sous le mal, et des grandes et héroïques vertus qui s’ignorent ou qu’on ignore. Il y a un idéal latent sous le manteau sombre des vices qu’il peint pour les flétrir. Pour le style, aucun, sous son apparence travaillée, n’est plus sincère. Il est trop souvent d’un tissu enchevêtré, sans être serré, allongé, tourmenté : mais quand l’action marche, s’anime et se dégage, avec elle se dégage le style ; il s’accentue, se fortifie et se précise ; le romancier, s identifiant avec ses héros, s’émeut lui-même de ce qui leur arrive, de leurs douleurs ou de leurs joies, et son style avec lui : le style, c’est l’homme : et l’homme ici, ce sont ses personnages eux-mêmes : il vit tout entier en eux. Ce style, factice en apparence au début, est alors toute vérité.

Guérande949

Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoir traversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une vive émotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve. Le pittoresque de sa position et les grâces naïves doses environs quand on y arrive par Saint-Nazaire ne séduisent pas moins. À l’entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs, de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes. Vous diriez d’un jardin anglais dessiné par un grand artiste. Cette riche nature, qui offre la grâce d’un bouquet de violettes, de muguet, dans un fourré de forêt, a pour cadre un désert d’Afrique bordé par l’Océan, mais un désert sans un arbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil, les paludiers vêtus de blanc et clair-semés dans les tristes marécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couverts de leurs burnous. Aussi Guérande, avec son joli paysage en terre ferme, avec son désert, borné à droite par le Croisic, à gauche par le bourg de Batz, ne resremble-t-elle à rien de ce que les voyageurs voient en France. Elle est silencieuse autant que Venise. Il n’y a pas d’autre voiture publique que celle d’un messager qui conduit dans une patache les voyageurs, les marchandises, et peut-être les lettres de Saint-Nazaire à Guérande, et réciproquement. Bernus le voiturier était, en 1829, le factotum de cette grande communauté. Il va comme il veut, tout le pays le connaît, il fait les commissions de chacun. L’arrivée d’une voiture, soit quelque femme qui passe à Guérande par la voie de terre pour gagner le Croisic, soit quelques vieux malades qui vont prendre les bains de mer, lesquels dans les roches de cette presqu’île ont des vertus supérieures à ceux de Boulogne, de Dieppe et des Sables, est un immense événement. Les paysans y viennent à cheval, la plupart apportent des denrées dans des sacs. Ils y sont conduits surtout, de même que les paludiers, par la nécessité d’y acheter les bijoux particuliers à leur caste, et qui se donnent à toutes les fiancées bretonnes, ainsi que la toile blanche ou le drap de leurs costumes. À dix lieues à la ronde, Guérande est toujours Guérande, la ville illustre où se signa le traité fameux dans l’histoire, la clef de la côte, et qui accuse, non moins que le bourg de Batz, une splendeur aujourd’hui perdue dans la nuit des temps. Les bijoux, le drap, la toile, les rubans, les chapeaux se font ailleurs ; mais ils sont de Guérande pour tous les consommateurs. Tout artiste, tout bourgeois même qui passent à Guérande, y éprouvent, comme ceux qui séjournent à Venise, un désir bientôt oublié d’y finir leurs jours dans la paix, dans le silence, en se promenant par les beaux temps sur le mail qui enveloppe la ville du côté de la mer, d’une porte à l’autre. Parfois l’image de cette ville revient frapper au temple du souvenir ; elle entre coiffée de ses tours, parée de sa ceinture ; elle déploie sa robe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d’or de ses dunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineux et pleins de bouquets noués au hasard.

(Béatrix, 1re partie. — Calmann Lévy, éditeur.)
Une grâce950

Monsieur de Chargebœuf arrêta sa voiture derrière une misérable chaumière bâtie en bois et en terre, entourée de quelques arbres fruitiers, et gardée par des piquets d’infanterie et de cavalerie.

On peut dire que la majesté de la guerre éclatait là dans toute sa splendeur. De ce sommet, les lignes des deux armées se voyaient éclairées par la lune. Après une heure d’attente, remplie par le mouvement perpétuel d’aides de camp partant et revenant, Duroc951, qui vint chercher mademoiselle de Cinq-Cygne et le marquis de Chargebœuf, les fit entrer dans la chaumière, dont le plancher était en terre battue comme celui de nos aires de grange. Devant une table desservie et devant un feu de bois vert qui fumait, Napoléon était assis sur une chaise grossière. Ses bottes pleines de boue, attestaient ses courses à travers champs. Il avait ôté sa fameuse redingote, et alors son uniforme vert, traversé par son grand cordon rouge, rehaussé par le dessous blanc de sa culotte de casimir et de son gilet, faisait admirablement bien valoir sa pâle et terrible figure césarienne. Il avait la main sur une carte dépliée, placée sur ses genoux. Berthier se tenait debout dans son brillant costume de vice-connétable de l’Empire.

Constant, le valet de chambre, présentait à l’Empereur son café sur un plateau.

— Que voulez-vous ? dit-il avec une feinte brusquerie en traversant par le rayon de son regard la tête de Laurence. Vous ne craignez donc pas de me parler avant la bataille ? De quoi s’agit-il ? — Sire, dit-elle en le regardant d’un œil non moins fixe, je suis mademoiselle de Cinq-Cygne. — Eh bien ? répondit-il d’une voix colère en se croyant bravé par ce regard. — Ne comprenez-vous donc pas ? je suis la comtesse de Cinq-Cygne, et je vous demande grâce, dit-elle en tombant à genoux et lui tendant le placet rédigé par Talleyrand, apostillé par l’Impératrice, par Cambacérès et par Malin.

L’empereur releva gracieusement la suppliante en lui jetant un regard fin et lui dit : — Serez-vous sage enfin ? Comprenez-vous ce que doit être l’Empire français ?… — Ah ! je ne comprends en ce moment que l’Empereur, dit-elle, vaincue par la bonhomie avec laquelle l’homme du destin avait dit ces paroles qui faisaient pressentir la grâce. — Sont-ils innocents ? demanda l’Empereur. — Tous, dit-elle, avec enthousiasme. — Tous ? Non ; le garde-chasse est un homme dangereux qui tuerait mon sénateur sans prendre votre avis. — Oh ! sire, dit-elle, si vous aviez un ami qui se fût dévoué pour vous, l’abandonneriez-vous ? ne vous… — Vous êtes une femme, dit-il avec une teinte de raillerie. — Et vous un homme de fer ! lui dit-elle avec une dureté passionnée qui lui plut. — Cet homme a été condamné par la justice du pays, reprit-il. — Mais il est innocent. — Enfant !… dit-il.

Il sortit, prit mademoiselle de Cinq-Cygne par la main et l’emmena sur le plateau.

Voici, dit-il avec son éloquence à lui qui changeait les lâches en braves, voici trois cent mille hommes ; ils sont innocents, eux aussi ! Eh bien ! demain, trente mille hommes seront morts morts pour leur pays ! Il y a chez les Prussiens, peut-être, un grand mécanicien, un idéologue952, un génie qui sera moissonné. De notre côté, nous perdrons certainement des grands hommes inconnus. Enfin, peut-être verrai-je mourir mon meilleur ami. Accuserai-je Dieu ? Non. Je me tairai. Sachez, mademoiselle, qu’on doit mourir pour les lois de son pays, comme on meurt ici pour sa gloire, ajouta-t-il en la ramenant dans la cabane. — Allez, retournez en France, dit-il en regardant le marquis, mes ordres vous y suivront.

(Une ténébreuse Affaire, III. — Calmann Lévy, éditeur.)

P. Mérimée (1803-1870)

Notice

Prosper Mérimée, né à Paris, mort à Cannes, membre de l’Académie française. Inspecteur des monuments historiques de France, il a écrit des études d’art et d’archéologie. L’histoire romaine et l’histoire de Russie lui ont fourni le sujet d’études épisodiques à la fois fines et savantes. Mais c’est surtout dans ses romans, contes et nouvelles qu’il a donné des modèles achevés d’un style précis, net, lucide, à la fois pittoresque et dramatique : quelquefois sec par horreur de la déclamation, il justifie le mot d’Horace : in vitium ducit culpæ fuga. La vérité des mœurs, la justesse et l’éclat du coloris font de Colomba et de la Chronique de Charles IX des œuvres parfaites et durables.

La Ballata953

Mon frère, dit Colomba, vous savez peut-être que Charles-Baptiste Pietri est mort la nuit passée ? Oui, il est mort de la fièvre des marais.

— Qui est ce Pietri ?

— C’est un homme de ce bourg, mari de Madeleine, qui a reçu le portefeuille de notre père mourant. Sa veuve est venue me prier de paraître à sa veillée et d’y chanter quelque chose. Il convient que vous veniez aussi. Ce sont nos voisins, et c’est une politesse dont on ne peut se dispenser dans un petit endroit comme le nôtre.

— Colomba, je n’aime point à voir ma sœur se donner ainsi en spectacle au public.

— Orso, répondit Colomba, chacun honore ses morts à sa manière. La ballata nous vient de nos aïeux, et nous devons la respecter comme un usage antique954. Madeleine n’a pas le don 955, et la vieille Fiordispina956, qui est te meilleure vocératrice957 du pays, est malade. Il faut bien quelqu’un pour la ballata.

— Crois-tu que Charles-Baptiste ne trouvera pas son chemin dans l’autre monde si l’on ne chante de mauvais vers sur sa bière ? Va à la veillée si tu veux, Colomba ; j’irai avec toi, si tu crois que je le doive, mais n’improvise pas ; cela est inconvenant à ton âge, et… je t’en prie, ma sœur.

Mon frère, j’ai promis. C’est la coutume, ici, vous le savez, et, je vous le repète, il n’y a que moi pour improviser.

— Sotte coutume !

— Je souffre beaucoup de chanter ainsi. Cela me rappelle tous nos malheurs. Demain j’en serai malade ; mais il le faut. Permettez-le-moi, mon frère. Souvenez-vous qu’à Ajaccio vous m’avez dit d’improviser pour amuser cette demoiselle anglaise qui se moque de nos vieux usages. Ne pourrai-je donc improviser aujourd’hui pour de pauvres gens qui m’en sauront gré, et que cela aidera à supporter leur chagrin ?

— Allons, fais comme tu voudras. Je gage que tu as déjà composé ta ballata, et tu ne veux pas la perdre.

— Non, je ne pourrais pas composer cela d’avance, mon frère. Je me mets devant le mort, et je pense à ceux qui restent. Les larmes me viennent aux yeux. Et alors je chante ce qui me vient à l’esprit.

Tout cela était dit avec une simplicité telle qu’il était impossible de supposer le moindre amour-propre poétique chez la signora Colomba. Orso se laissa fléchir et se rendit avec sa sœur à la maison de Pietri. Le mort était couché sur une table, la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison. Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges brûlaient autour de la table. À la tête du mort se tenait sa veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout un côté de la chambre ; de l’autre, étaient rangés les hommes, debout, tête nue, l’œil fixé sur le cadavre, observant un profond silence. Chaque nouveau visiteur s’approchait de la table, embrassait le mort958, faisait un signe de tête à sa veuve et à son fils, puis prenait place dans le cercle sans proférer une parole. De temps en temps, néanmoins, un des assistants rompait le silence solennel pour adresser quelques mots au défunt : « Pourquoi as-tu quitté ta bonne femme ? disait une commère. N’avait-elle pas bien soin de toi ? »

Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrant la main froide de son père, s’écria : « Oh ! pourquoi n’es-tu pas mort de la malemort959 ? Nous t’aurions vengé ! »

Ce furent les premières paroles qu’Orso entendit en entrant. À sa vue le cercle s’ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça la présence de la vocératrice. Colomba embrassa la veuve, prit une de ses mains et demeura quelques minutes recueillie et les yeux baissés. Puis elle rejeta son mezzaro960 en arrière, regarda fixement le mort, et, penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui, elle commença de la sorte :

 

« Charles-Baptiste ! le Christ reçoive ton âme ! — Vivre, c’est souffrir. — Tu vas dans un lieu — où il n’y a ni soleil ni froidure. — Tu n’as plus besoin de ta serpe, — ni de ta lourde pioche. — Plus de travail pour toi. — Désormais tous tes jours sont des dimanches. — Jean-Baptiste ! le Christ ait ton âme ! — Ton fils gouverne ta maison. — J’ai vu tomber le chêne — desséché par le Libeccio. — J’ai cru qu’il était mort. — Je suis repassée — et sa racine avait poussé un rejeton : — Le rejeton est devenu un chêne, — au vaste ombrage. — Sous ses fortes branches, Maddelé961, repose-toi, et pense au chêne qui n’est plus.

 

Ici Madeleine commença à sangloter tout haut, et deux ou trois hommes qui, dans l’occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de grosses larmes sur leurs joues basanées.

Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s’adressant tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une prosopopée fréquente dans les ballate, faisant parler le mort lui-même pour consoler ses amis en leur donnant des conseils. À mesure qu’elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime ; son teint se colorait d’un rose transparent qui faisait ressortir davantage l’éclat de ses dents et le feu de ses prunelles dilatées. C’était la pythonisse sur son trépied. Sauf quelques soupirs, quelques sanglots étouffés, on n’eût pas entendu le plus léger murmure dans la foul qui se pressait autour d’elle. Bien que moins accessible qu’un autre à cette poésie sauvage, Orso se sentit bientôt atteint par l’émotion générale. Retiré dans un coin obcur de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri.

(Colomba, XII. — Charpentier, éditeur.)
Un capitaine de reîtres962

Devant une table de chêne, noircie par la graisse et la fumée, était assis le capitaine des reîtres. C’était un grand et gros homme de cinquante ans environ, avec un nez aquilin, le teint fort enflammé, les cheveux grisonnants et rares, couvrant mal une large cicatrice qui commençait à l’oreille gauche et qui venait se perdre dans son épaisse moustache. Il avait ôté sa cuirasse et son casque, et n’avait conservé qu’un pourpoint963 de cuir de Hongrie noirci par le frottement de ses armes, et soigneusement rapiécé en plusieurs endroits. Son sabre et ses pistolets étaient déposés sur un banc à sa portée ; seulement il conservait sur lui un large poignard, arme qu’un homme prudent ne quittait jamais que pour se mettre au lit.

(Chronique du règne de Charles IX, chap. Ier — Charpentier, éditeur.)
L’amiral de Coligny964

Mergy se rendit à l’hôtel de Châtillon pour présenter à l’Amiral la lettre dont son père l’avait chargé. Il trouva la cour de l’hôtel encombrée de valets et de chevaux, parmi lesquels il eut de la peine à se frayer un passage jusqu’à une vaste antichambre remplie d’écuyers et de pages, qui, bien qu’ils n’eussent d’autres armes que leurs épées, ne laissaient pas de former une garde importante autour de l’Amiral. Un huissier en habit noir, jetant les yeux sur le collet de dentelle de Mergy et sur une chaîne d’or que son frère lui avait prêtée, ne fit aucune difficulté de l’introduire sur-le-champ dans la galerie où se trouvait son maître.

Des seigneurs, des gentilshommes, des ministres de l’Évangile, au nombre de plus de quarante personnes, tous debout, la tête découverte et dans une attitude respectueuse, entouraient l’Amiral. Il était très simplement vêtu et tout en noir. Sa taille était haute, mais un peu voûtée, et les fatigues de la guerre avaient imprimé sur son front chauve plus de rides que les années. Une longue barbe blanche tombait sur sa poitrine. Ses joues, naturellement creuses, le paraissaient encore davantage, à cause d’une blessure dont la cicatrice enfoncée était à peine cachée par sa longue moustache ; à la bataille de Moncontour965, un coup de pistolet lui avait percé la joue et cassé plusieurs dents. L’expression de sa physionomie était plutôt triste que sévère, et l’on disait que depuis la mort du brave Dandelot966 personne ne l’avait vu sourire.

Il était debout, la main appuyée sur une table couverte de cartes et de plans, au milieu desquels s’élevait une énorme Bible in-4°. Des cure-dents épars au milieu des cartes et des papiers rappelaient une habitude dont on le raillait souvent. Assis au bout de la table, un secrétaire paraissait fort occupé à écrire des lettres qu’il donnait ensuite à l’Amiral pour les signer.

(Ibid., chap. VI.)

George Sand (baronne Du Devant) (1804-1876)

Notice

L’écrivain qui a illustré le pseudonyme de George Sand a introduit dans le roman du xixe  siècle le goût exquis et le sentimeut passionné de la nature qui étaient entrés dans la prose française avec J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, et dans la poésie avec Lamartine. C’est là le charme impérissable de ses œuvres. Ce charme fera vivre les romans de passion où il a souvent revêtu d’un style ample, pur, harmonieux, éloquent, des rêves et des théories sociales hasardées ou erronées ; il a fait de ses romans rustiques (La Mare au Diable, la Petite Fadette, François le Champi) de purs chefs-d’œuvre : ils ont pour cadre soit le Berry, soit le pays (La Marche) où l’auteur, né à Paris, avait été élevé, et où il alla retrouver plus tard, au milieu de ses enfants, les souvenirs et les tableaux qui avaient laissé des traces ineffaçables dans ses yeux et dans son cœur. La description détaillée de bien des sites et des coins de son pays de prédilection, est aussi un des plus vifs attraits des Lettres d’un voyageur que G. Sand publia à diverses reprises dans la Revue des Mondes967.

Les laboureurs

Je marchais sur la lisière d’un champ que des paysans étaient en train de préparer pour la semaille prochaine. Le paysage était vaste et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de l’automne, ce large terrain d’un brun vigoureux, où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d’eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d’argent. La journée était claire et tiède, et la terre, fraîchement ouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur légère. Dans le haut du champ un vieillard poussait gravement son areau 968 de forme antique, traîné par deux bœufs tranquilles, à la robe d’un jaune pâle, véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs qu’une longue habitude a rendus frères, comme on les appelle dans nos campagnes. Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui ; mais, grâce à la continuité d’un labeur sans distraction et d’une dépense de forces éprouvées et soutenues, son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui menait à quelque distance quatre bœufs moins robustes dans une veine de terres plus fortes et plus pierreuses.

À l’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé, qui s’irrite encore du joug et de l’aiguillon, et n’obéit qu’en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des bœufs fraîchement liés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travail d’athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indomptés.

Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parrallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et legère, armée d’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la petite main de l’enfant et faisaient grincer les jougs et les courroies liées à leur front, en imprimant au timon de violentes secousses. Lorsqu’une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d’une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter ; car les bœufs, irrités par cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l’areau à travers champs, si, de la voix et de l’aiguillon, le jeune homme n’eût maintenu les quatre premiers, tandis que l’enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d’une voix qu’il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce : le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le joug ; et, malgré cette lutte puissante, où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l’obstacle était surmonté et que l’attelage reprenait sa marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n’était qu’un exercice de vigueur et une dépense d’activité, reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire.

(La Mare au Diable, II. — Calmann Lévy, éditeur.)
Les « traînes » du Berry

Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s’en vont serpentant capricieusement sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil de midi embrase, jusqu’à la tige, l’herbe profonde et serrée des prairies, quand les insectes bruissent avec force et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d’autre bruit que le vol d’un merle effarouché à votre approche, ou le saut d’une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d’habitants, toute une forêt de végétations ; son eau limpide court sans bruit en s’épurant sur la glaise, et caresse mollement les bordures de cresson, de baume et d’hépatiques969 ; les fontinales970, les longues herbes appelées rubans d’eau, les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ses petits remous silencieux ; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d’un air à la fois espiègle et peureux ; la clématite et le chèvrefeuille l’ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps, ce ne sont que fleurs et parfums ; à l’automne, les prunelles violettes couvrent ces rameaux qui, en avril, blanchiront les premiers ; la senelle rouge, dont les grives sont friandes, remplace la fleur d’aubépine, et les ronces, toutes chargées de flocons de laine qu’y ont laissés les brebis en passant, s’empourprent de petites mûres sauvages d’une agréable saveur.

(Valentine, III. — Calmann Lévy, éditeur.)
Soirée d’automne

Nous revenions de la promenade, R… et moi, au clair de la lune, qui argentait faiblement les sentiers dans la campagne assombrie. C’était une soirée d’automne tiède et doucement voilée ; nous remarquions la sonorité de l’air dans cette saison et je ne sais quoi de mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu’à l’approche du lourd sommeil de l’hiver chaque être et chaque chose s’arrangent furtivement pour jouir d’un reste de vie et d’animation avant l’engourdissement, fatal de la gelée, comme s’ils voulaient tromper la marche du temps, comme s’ils craignaient d’être surpris et interrompus dans les derniers ébats de leur fête. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses fanfares de l’été. L’insecte des sillons laisse échapper parfois une exclamation indiscrète ; mais tout aussitôt il s’interrompt, et va rapidement porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes se hâtent d’exhaler un dernier parfum, d’autant plus suave qu’il est plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n’osent frémir au souffle de l’air, et les troupeaux paissent en silence.

(François le Champi, Avant-propos. — Calmann Lévy, éditeur.)
La vallée du Rhône

J’entrai dans la vallée du Rhône, que je dominais encore d’une hauteur vertigineuse, et qui s’ouvrait sous mes pieds comme un abîme de verdure traversé de mille serpents d’or et de pourpre. Le fleuve et les nombreux torrents qui se précipitent dans son lit s’embrasaient de la rougeur du matin. Une brume rosée qui s’évanouissait rapidement me faisait paraître encore plus lointaines les dentelures minces de l’horizon et les profondeurs magiques de l’amphithéâtre. À chaque pas je voyais surgir de ces profondeurs des crêtes abruptes couronnées de rochers pittoresques ou de verdure dorée par le soleil levant, et, entre ces cimes qui s’abaissaient graduellement, il y avait d’autres abîmes de prairies et de forêts. Chacun de ces recoins formait un magnifique paysage, quand le regard et la pensée s’y arrêtaient un instant ; mais, si l’on regardait à l’entour, au-delà et au dessous, le paysage sublime n’était plus qu’un petit accident perdu dans l’immensité du silence, un détail, un repoussoir, et pour ainsi dire une facette du diamant.

(Valvèdre, IV. — Calmann Lévy, éditeur.)
Les gardes-côtes971

Je pensais à l’existence de ces gardes-côtes, humble providence des navigateurs… Et j’allais, m’identifiant par la rêverie à cette rêverie continuelle de la sentinelle de mer, seule dans un endroit terrible, écoutant les arbres se briser autour d’elle dans les nuits sinistres, et cherchant à distinguer l’appel suprême de la voix humaine au milieu des sifflements de la bourrasque et des rugissements du flot. Je rêvais aussi aux délices des belles nuits d’été, aux harmonies de la brise marine, à la succession des spectacles enchanteurs que la lune prodigue aux montagnes désertes et aux noirs écueils plongés dans la vague phosphorescente. Être sans besoins, sans appréhensions sous ce toit de branches, sans souvenirs et sans projets, et posséder à soi tout seul, pendant des saisons entières, le tableau grandiose de la nature à tous les moments de sa vie mystérieuse, compter ses pulsations, respirer ses parfums sauvages, étudier ses moindres habitudes, connaître les moindres phases de tous ses modes d’existence et de manifestation depuis le sommeil du brin d’herbe jusqu’à la marche du nuage, et depuis le réveil bruyant de l’oiseau de proie jusqu’au muet travail de décomposition du rocher !

(Tamaris 972, II — Calmann Lévy, éditeur.)